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TÈTB FOLLB. 726
— Si fait. Ne le saviez-vous pas? M. d'Erquy ne peut vivre long-
temps hors de Paris. Vous comprenez... le théâtre, ses habitudes...
il s'ennuie vite loin de tout cela. Le monde lui est à charge, les
beautés de la nature le laissent assez froid, son embonpoint l'em-
pêche de faire grand cas des ascensions, et depuis un grand mois
Yoyage I Nous avons dû renoncer à le retenir plus longtemps. Il
nous quitte après demain.
Tzérényi ne prononça pas un seul mot, mais se mit à errer dans
la chaiçbre d'un pas quelque peu a^té, que Laure, émue de son
côté, entendait du dehors.
— Ne touchez pas si rudement ce verre de Venise, s'écria
M"*' Aubin, vous aUez le mettre en pièces. Que vous a-t-il fait? J'y
tiens beaucoup.
— Il est d'une forme rare et d'une jolie couleur, en effet, répli-
qua Tzérényi avec un calme affecté.
— Vous jugez en aveugle, car vraiment ici, avec les volets fer-
,més, on marche à tâtons. Pour éviter la chaleur, nous nous con-
damnons aux ténèbres, c'est encore pis. Puisque vous êtes près de
la fenêtre, ayez donc l'obligeance de pousser cette persienne.
Évidemment la malicieuse femme voulait s'amuser de son air
déconfit, voir sur ses traits ce que pouvait cacher ce silence qui
avait accueilli la mauvaise nouvelle lancée sans ménagement. Il
obéit aussitôt. Les persiennes, rapprochées seulement, s'ouvrirent si
vite que Laure, surprise, eut peine à étouffer le cri qui lui monta
aux lèvres. Troublée comme une criminelle, les joues en feu, elle
disparaissait au moment même par la porte-fenêtre du vestibule,
qui, contigu au salon, donnait aussi sur la véranda; mais, quelque
précipitée que fût cette fuite, l'œil perçant de Mathias eut le temps
d'apercevoir un bout de jupe révélateur (ju'il reconnut. Attentif, il
regarda le banc que venait de quitter Laure, les coussins froissés
légèrement, et parut, avec son flair supérieur, humer \odor di
femina mêlée aux arômes du chèvrefeuille. Mais il garda pour lui
ses observations et rentra, le sourire aux lèvres, en disant :
— Quel temps superbe I Un temps de sommets par excellence.
Pourvu que nous l'ayons encore demain pour notre pique-nique à la
Dent du Gbat! Vous savez que je fournis un panier de Champagne?..
Hais à la condition que vous invitiez lady Walford. Je ne peux être
complètement heureux sans lady Walford, sa perruque rousse et
les précautions pudiques qu'elle prend pour ne pas montrer ses
jambes !.. Nous serons une douzaine, n'est-ce pas?
— Au moins. Tout notre monde viendra. Lady Walford a envoyé
un pâté digne de Gargantua, répondit M°^® Aubin, momentanément
dépistée. Moi, je me charge des volailles froides; chacun s'est fait
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REVUE
DES
DEUX MONDES
LUI* ANNÉE. - TROISIÈME PÉRIODE
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l** MAI 1188»
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— Typw A. QUAKTIN, me Saink-Benolt. 7,
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REVUE
DES
DEUX MONDES
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LUI* ANNÉE. — TROISIÈME PÉRIODE
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TE^SEPTIEME
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PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
BOB BOMAPABTK, 4 7
1883
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LA
PEEIIÉRE CAMPAGNE DE CONDE
(164S).
THIONVILLE.
XII. — SUITES DB LA BATAILLE DE ROCROT. — LE «DESSEIN DU
GHENEST. »
Le 18 mai, on était, à la cour, fort inquiet de ce qui se passait
devant Rocroy; au moment même où l'armée de Picardie se déployait
devant celle de D. Francisco Melo , Turenne écrivait de Paris au
duc d'Ânguien : « En mon particulier je suis en peine de ce qu'il
arrivera du siège de Rocroy, que l'on croit ici asseuré. Quand on
est éloigné d'un lieu et qu'on ne sçait pas le détail de toutes choses,
il est fort malaisé d'en dire son advis. J'eusse extrêmement désiré
de tascher de contribuer à ce que les choses peussent réussir à
vostre contantepaent. » Turenne attendait alors à Paris une patente
de général en chef promise depuis longtemps et non délivrée (2);
peut-être, en prenant la plume, ne se rendait-il pas bien compte de
(1) Voyex la Rivue dn l** et da 15 atriU
(3) Sa nominatioD aa commandement de l'année dltaUe fat signée le 18 mai, le
Joor même où il écrlyait aa duc d'Anguien.
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6 BEVUE DBS DEUX MONDES.
Tétat de son esprit; il est permis de croire qu'à l'anxiété patriotique
se mêlait un peu de curiosité maligne et comme une pointe de riva-
lité. Toutefois cette lettre exprime assez bien le sentiment général.
Nos armes avaient été si souvent malheureuses sur cette frontière,
et les circonstances étaient si graves, que l'inquiétude était pro-
fonde. Aussi lorsque, dans la journée du 20, La Moussaye descen-
dit à rbôtel de Gondé et, de là, courut au Louvre, répandant « la
nouvelle du gain de la bataille, » ce fut dans les rues de la capi-
tale un véritable transport de joie. La considération de ce qu'au-
raient pu être les conséquences de la défaite faisait ressortir Téclat
et la grandeur du succès. La Moussaye était de haut lignage, popu-
laire, beau et bien disant; il s'était déjà fait remarquer à la guerre;
c'était l'ami intime du duc d'Anguien : on juge comme il fut fêté,
n avait fait grande diligence; ayant quitté le champ de bataille au
moment même où les terdos venaient de succomber, il n'apportait
que des messages verbaux et quelques lignes adressées par le géné-
nd en chef au premier ministre. Avec la fière simplicité d'un homme
assez sûr de sa gloire pour ne pas craindre de la diminuer en rele-
vant le mérite d'autrui, Anguien fidsait la part large à Gassion :
« Le principal honneur de ce combat lui reste deu (1). » Gassion
aussi avait écrit à Hazarin; dans sa lettre, courte d'ailleurs, il avait
trouvé moyen de ne parler que de luir-mème (2).
Tourvilie, premier gentilhomme de H. le Duc, arriva le 21 avec
le bras en écharpe, car il avait été blessé dans la bataille; il appor-
tait des renseignemens plus précis, des détails plus complets, un
premier rapport écrit, quelques propositions. La nouvelle coïnci-
dait avec certain remaniement du ministère et du conseil, une des
étapes de Hazarin vers le pouvoir absolu; c'était un grand coup de
fortune pour le cardinal : aussi a les importans et HM. de Yen-
dosme » restèrent-ils à l'écart; ils étaient seuls; la cour, la ville, se
précipitèrent chez M. le Prince, chez M"" la Princesse, chez M^ de
Longueville. Pendant quinze jours, ce fut au quartier-général de
l'armée de Picardie une pluie de féUcitations, beaucoup de banales,
quelques-unes piquantes, comme celle du vieux Bassompierre,
qui sortait de la Bastille, on celle de La Meilleraye : a Vous êtes le
seul qui ayez remporté une grande victoire pour on roi de quatre
ans, le quatrième jour de son règne. » Il y en avait aussi de char-
mantes, celle, par exemple, où la mère et la sœur de M. le Duc,
passant la plume aux « aimables personnes qui les optourent, d
réunissaient 1^ signatures de celles qui seront les héroïnes de la
(i) M. le Dac à Maitrio, i9 mai.
(^ GftMion à Maiaria, 21 mai.
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LA PREMIÈRE GAMPAÔNE DE GONDÉ.
Fronde ou Tororaient de la cour du jeune Louis XIV : H^ de Bou-
teville, déjà hardie et plus belle que le jour (1), Julie d'Angennes,
Louise de Grussoli Marie de Loménie et, confondue parmi d'autres,
la plus modeste, mais non la moins tendre, M"^ du Yigean. Nous
donnerons ailleurs la clé de quelques-uns des mystères que cou-
vrent ces noms* Nous le ferons sobrement, car toute cette histoire
anecdotique de notre héros a déjà été racontée par le plus aimable
des philosophes, qui était aussi un de nos plus purs écrivains (2),
et qui a laissé peu à glaner derrière lui.
De la part des hommes considérables, les lettres de félicitation
ne suffisaient pas; il fallait envoyer un courrier, un gentilhomme;
on chercha querelle à Turenne de ce qu'il s'était borné à écrire; il
est vrai que sa lettre était un peu sèche et du même ton que celle
du 18 (3). Ghevers (A), arrivé le troisième, présenta les trophées.
« Vos drapeaux ont réjoui tout Paris, » écrivait le duc de Longue-
ville (5). Tout Paris, en effet, était sur pied pour les voir, la cour
dans le Louvre, le peuple sur les quais et à Notre-Dame; cinquante
cavaliers de la maiscm du roi et cent hommes choisis parmi les plus
beaux du régiment des gardes étaient à peine en nombre pour por-
ter tant de bannières et d'étendards. Ce concert de louanges, l'écho
de cette joie populaire n'était pas encore arrivé jusqu'au jeune
vainqueur, que déjà sa pensée était concentrée sur un but unique :
recueillir les fruits de la victoire. Dès les premières heures qu'il
passa entre les étroites murailles de la petite place délivrée, il expé-
diait à l'intendant de l'armée l'ordre de faire immédiatement pré-
parer à Guise et à Yervins le pain et les voitures nécessaires pour
une opération de vingt jours, et il demandait que, de Paris, on mit
le marquis de Gesvres en état et en demeure de le soutenir dans
l'exécution d'un dessein considérable. Puis il ramenait ses troupes
à Guise, où il arrivait le 2i mai. Le même jour, Ghoisy et La Val-
liëre le quittaient pour porter à Paris les détails de son plan et
toutes les propositions qui s'y rattachaient.
« Nous voicy à cet heure maistre de la campagne et il n'y a quasy
rien que nous ne puissions entreprendre, » écrivait-il le 28 mai à
son père. Trois desseins s'étaient oiferts à son esprit : une tenta-
tive contre les villes maritimes de Flandre, la conquête de quel-
ques places de l'Escaut, celle des forteresses de la Moselle» Les deux
(1) Loigneville à M. le Due. •
(2) M. ConsiD, dans maint Tolnme. Le sujet arait déjà été traité par MM. Rœderer
et Walckenaer.
(3) Tureone à Angnien, 21 mai, !«' Jain.
(4) Expédié le 23 mai.
(5) 26 mai.
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8 BETUE DES DEUX MONDES.
premières entreprises semblaient plus à sa portée ; mais on ne pon-
vait essayer d'attaquer les ports de mer, Gravelines ou Dunkerque,
sans forces navales ; or, celles de France n'étaient pas organisées, et
pour avoir celles des I^ovinces-Dnies, il aurait fallu entamer une
négociation dont l'issue était fort douteuse; les Hollandais mon-
traient peu d'entrain. La satisfaction que leur causait la victoire de
leurs alliés à Rocroy n'était pas sans mélange ; ils commençaient à
s'efirayer de la puissance du roi très chrétien, et, voyant en lui le
futur possesseur de la Flandre, redoutaient plus ce voisinage que
celui des vice-rois espagnols (1). L'Escaut était proche de l'armée,
mais loin des magasins et des réserves qui se trouvaient alors en
Bourgogne et en Lorraine. Avec la sûreté précoce de son jugement,
H. le Duc avait compris qu'en maîtrisant le cours de la Moselle, on
frappait les ennemis à la fois en Allemagne et aux Pays-Bas. Ce qui
avait longtemps fait la force des Austro-Espagnols, c'était la faci-
lité des communications entre Anvers et Vienne ; autant les Français
s'attachaient à couper cette ligne, autant les généraux de l'empe-
reur et du roi catholique tenaient à la conserver ou à la rétablir.
S'emparer de Thionville et donner à l'occupation de Metz sa véri-
table valeur, c'était protéger notre armée d'Alsace contre une atta-
que sur ses derrières, c'était préparer la conquête de la Flandre,
enlever, tout au moins diminuer les chances de secours que nos
ennemis de Flandre pouvaient attendre d'Allemagne. L'entreprise
était considérable. Nous y avions déjà échoué avec éclat. Les plus
hardis voyaient dans ce grand siège la conclusion, le couronne-
ment d'un vaste ensemble d'opérations dont le Rhin aurait été le
théâtre; mais le ducd'Anguien se croyait sûr de ses calculs. Le
jeune et hardi capitaine envoya vers la cour son intendant et son
chef d'état-major pour proposer le « dessein du Ghenest » (ce fut
la formule adoptée pour désigner le siège de Thionville), en expo-
ser les détails, en demander les moyens. M. le Duc avisait en même
temps qu'il allait pénétrer en Hainaut et y opérer pendant vingt
jours (2), pour détourner l'attention des ennemis, les attirer de
divers cûtte, les forcer à garnir leurs places, masquer enfin les
prôparatiÊ du siège.
Il commença sa marche le 26, passa par Landrecies, suivit le
cours de la Sambre, enlevant sur sa route Barlaimont, Aymeries,
Maubeuge, qui ouvrirent leurs portes aux premières volées de canon,
puis, tournant au nord et menaçant toutes les places, il se saisit de
(i) Les négocUtenrt franc^t, pasaant par La Haye en se rendant à Monster, eoreni
grand*pelne à renonveler le traité d*alUance.
(S) C'est là rexpUcaUon des vingt Jours de pain ordonnés à Goise dés le 20 mai.
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JA PREMIÈBE CAMPAGNE DE CONDE. 9
Binchei qui résista un peu plus et où il augmenta son artillerie de
cinq pièces de campagne. U s'arrêta quelques jours dans cette yille
déjà industrielle et commerçante, et plus importante alors qu'au-
jourd'hui; ses partis parcouraient le pays, allaient jusqu'aux portes
de Bruxelles, levant des contributions, semant l'alarme partout. Melo
rassembla les débris de ses troupes, prit position à Hons et à Nivelles,
rappela Fuensaldana, qu'il avait laissé en observation sur la lisière
du Boulonnais, et fit encore une fois revenir Beck du Luxembourg.
C'était bien ce que le duc d' Anguien espérait et, dès qu'il eut obtenu
ce résultat, il reprit la route de France. Le 8 juin, en passant à Hau-
beuge, il trouva des nouvelles qui lui causèrent un assez vif désap-
pointement.
Il n'avait rien demandé, rien fait demander pour lui après sa vic-
toire; mais il avait espéré qu'on lui accorderait sans délai des
récompenses, dont quelques-unes insignes, il est vrai, pour ses offi-
ciers, pour son armée. Â ses instances très vives en faveur de Gas-
sion on répondait par des promesses. Certainement le mestre de
camp général de la cavalerie légère serait nommé maréchal de
France avant la fin de la campagne ; mais il y avait des engagemens
pris avec M. de Turenne, et le nouveau règne ne pouvait être inau-
guré par cette promotion de deux huguenots, d'autant plus qu'il y
avait un troisième concurrent, considérable par sa famille, M. de
La Force, qui était aussi protestant. Certains ménagemens sont im-
posés à une régence, et la reine, sans oublier que M. de Gassion
(( s'était engagé à demeurer dans l'entière fidélité quand même ceux
de sa religion manqueraient à leur devoir (1), » ne pouvait envoyer
encore le bâton si bien gagné. Aucune réponse au sujet de Sirot
et de Quincé, désignés par M. le Duc comme devant être promus
au grade de maréchal de camp et attachés à son armée. Rien sur
le rétablissement des enseignes dans les vieux régimens, ni sur
les compagnies qu'il avait demandées pour divers ofiSciers; rien non
plus sur le gouvernement de Rocroy, dont il désirait voir gratifier
d'Aubeterre, un des bons mestres de camp de la bataille, en rem-
placement de Geoffi*eviUe, « qui a si mal défendu sa place (2). » On
se bornait à remplir quelques-uns des vides qu'une bataille sanglante
laisse toujours dans les rangs, même d'une armée victorieuse. Quel-
ques renforts lui étaient annoncés (3) et on lui envoyait, avec deux
maréchaux de camp qu'il n'avait pas indiqués, Grancey et Palluau,
un nouveau lieutenant-général en remplacement de l'Hôpital, à qui
sa blessure avait donné un honorable prétexte de retraite.
H. le Prince avait proposé dans le conseil de donner cet emploi à
(1) La Régente à M. le Dac, 30 mai.
(3) M. le Duc à M. le Prince, 23 ma'.
(3) Le Roi à M. le Dac, 22 mai.
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10 BEVUE DES DEUX MONDES.
Torenne, et, à son défaut, soit au maréchal de Gbàtillon, si rarmée
devait coutinuer à tâiir la campagne, soit à La Meilleraye^ si on ae
décidait pour un grand siège. La Reine leur préféra le duc d'Ângou*
léme. Ce fils de Charles IX et de Marie Touchet, allié à la pins dan-
gereuse des maltresses de Henri IV, compromis dans mainte intrigue
et même dans quelques complots, hôte intermittent de la Bastille,
parfois menacé de Téchafaud, avait beaucoup de services et passait
pour un vigoureux reltre. Assez populaire, avec ce prestige qui
s'attache au dernier rejeton d'une race éteinte, il avait alors soixante
et dix ans, et la goutte ne lui laissait guère de repos. « Je doutte
fort, écrivait le duc de Longueville à son beau-irère, je doutte fort
qu'à cause de son aage et de ses incommodités, il vous puisse fort
soulager, mais vous le trouverez fort complaisant et presque tou-
jours de l'avis du dernier qui parle (1)» » C'est sans doute pour
cette raison qu'il fut désigné. M. le Duc se garda bien de confier
aucune fonction active à son nouveau lieutenant-général. 11 lui laissa
quelques troupes fatiguées et quelques détachemens tirés des gar-
nisons pour faire une sorte de police des frontières.
Voici d'ailleurs ce qui avait surtout ému et mécontei^é le duc
d'Anguien. Comptant sur le concours des troupes de Champagne qui
déjà étaient à sa disposition avant la bataille, informé par dépêches
des 18 et 20 que son armée allait être renforcée, pressé par lettre
royale de faire connaître ses vues, il avait indiqué le siège de ThioiH
ville et prié le ministère de donner immédiatement au marquis de
Gesvres l'ordre de préparer cette opération pendant la pointe de
Farmée en Hainaut. Or, Gesvres s'étant arrêté à tous les prétextes
pour ne pas s'éloigner de la princesse Marie de Gonzague, dont il
était passionnément épris, malgré ses dédains, ressentait quelque
chagrin d'avoir trop compté sur un début de campagne moins
vivement mené et d'avoir laissé à d'autres l'honneur de conduire
ses troupes sur le champ de bataille de Rocroy. Aujourd'hui,
à peine de retour à Reims (2), tout en affirmant son désir de
a donner à M. le Duc le moyen de profiter de sa victoire, i» il parais-
sait tenir beaucoup à conserver l'indépendance qu'on lui avait à
peu près assurée, et se trouvait « en état de faire des choses très
considérables du côté du Luxembourg, si on lui permettait d'agir.
Surtout je supplie Votre Excellence d'empêcher qu'on ne m'ôte pas
une des troupes qu'on m'a données (&). »
Le gouvernement semblait avoir prêté l'oreille à ces d)serYa-
(2) L6 22 mal, de Reims, il envoyait à M. le Dac tes félicitaUoiiB tur la Tictoire de
Rocroy, qu'il Tenait d*appreDdre en arrÎTant de. Paria. Geafrei m'aiaiiiait donc pas à
«bataille du 19, où le font flgorer la plupart ,dea hiitoridAf*
(3) Geavrei à Mazariny Reima, 24 mai.
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"^^^SBmm^^^mmmmmsf^m^^
LA PREMIJaiE CAMPAGNE DE GONDÉ. 11
tioos (1). Mazaria, qui depuis s'est proclamé l'auteur du siège de
Thionville (2), se moQtrait incertain et semblait même ignorer que
l'importance de cette conquête venait d'être signalée par le com-
mandant de l'année du roi en Allemagne (3). Les premiers ordres
envoyés à Gesvres (A) sont suspendus (3 juin); tous les donneurs
d'ayis sont écoutés ; a on a représenté beaucoup de choses qui ren-
dent l'exécution du dessein du €henest fort difficile (5); » celui-là
trouve le corps de Champagne trop faible; le maréchal de La Meille*
raye, particulièrement expert dws les sièges, ne croit pas au suc-
cès ; d'autres plans sont suggérés. Un officier général qui rentre
des prisons de l'ennemi, Rantzau, aussi un courtisan que vaillant
soldat , homme d'esprit , superficiel , non moins connu pour ses
habitudes d'intempérance que pour les glorieuses mutilations de
son corps (6), « indique une conquête importante qui couromierait
la victoire de Rocroy, » et le premier ministre envoie ce mémoire k
M. le Duc, en demandant une prompte réponse. Il s'agissait de sub-
stituer à l'entreprise qu'avaient indiquée les deux généraux en chef
des armées de Picardie et d'Allemagne une de ces opérations mes-
quines qui venaient d'être déjà examinées et repoussées, le siège
de Bouchain (7). Sans ouvrir de discussion, Anguîen déclara que
« Texécution des propositions de M. de Rantzau était impossible, n
et il répondit sur l'ensemble avec une vivacité qui trahissait Vem-
portemenl de son caractère (8) ; si bien que M. le Prince prit sur
(1) Le TéUier à M. le Duc, 5 juin.
(2) Le mémoire où fflazarin expose let raisons qui ont fait décider le siège de Thion-
Tille^ la lettre de ce ministre an cardinal Bidii énr le mémo sujet, «Mt ^s éotmamu
poflbérfieurs à révéaemeoL
(3) Voir plus loin le fJftn deiaiôbnienU
(4) Instructions du 28 mai.
(5) Le TeUler à M. le Duc, 5 juin.
(6) Rantzau (Jos^as, comte de), né en 1<$09, d^me très «neiemie famflle du Hole*
tein, avait servi d*abord ^ea HoUaBâe, «Muito sons GoBtave Adolphe, fsito daas l*ar-
mée de rem^ereur, ttpi^ -quitta pomt Tetouraer vrec les Snédeis ; «usai ôtait4l «onsi-
déré par les Impâriaux comme coupable de trahison, et nous verrons qu'il faillit lui
en coûter cher. Entré au service de France en 1635, il perd un œil devant Dôle en
1636, une main et une jambe devant Arras en 1640, reçoit en 1641 trois blessuros
demnt Aire, quatre en 1643 à Honnecourt, où il fut fiiit prisonnier i
Bt JâMXê ne loi laissa rien d'entier goe le cûbuc
Il avait «omwrvé une tournure martiale et un très beau visage. Blaréchal de France
en Juin 1645, Il meurat ea 1650*
(7) Propositioa préeentée k la Reine par la comte de Rantzau, maréchal de camp«
transmise à M. le Duc par Le Teltier. Cest bien cette proposition que vise^la lettre de
Mazann da 3 juin.
(8) M. le Duc à M. le Prince. — M. le Duc à la Régente, 8 Juin.
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12 BEYUE DES DEUX MONDES.
lui de supprimer la lettre de son ûls à la Régente : « elle était
capable de gaster vos affaires ; vous allez un peu bien vite et prenes
les choses trop à cœur (1). » Cette lettre d'ailleurs n'avait plus
d'objet lorsqu'elle parvint à Paris; une dépêche expédiée en chiffres
de Binche avait mis fin à l'hésitation du conseil de régence :
a Yostre dessein est bien haut. — Enfin la Reyne a déféré à vos
advis touchant le siège du Chenest(2). » La veille, des ordres, posi-
tifs cette fois, avaient été expédiés à Reims ; « H. le duc d' Anguien
8*étant arresté au dessein du Chenest, Leurs Majestés entendent que
le sieur marquis de Gesvres marche droit vers la place, qu'il Tin-
vestise et la bloque incontinent. »
Le 8 juin, le secrétaire d'état de la guerre et le premier commis
de l'artillerie envoyaient à M. le Duc, avec les dernières instruc-
tions du roi, tous les renseignemens sur les ressources qu'il trouve-
rait à Hetz, et sur les approches de la place qu'il allait attaquer (3).
XIII. — l'investissement de thionville et le secours.
Une fois la décision prise, Gesvres fit diligence.
Il avait reçu les troupes du Boulonnois et de la Bourgogne et il
venait d'être rejoint par d'Aumontavec mille chevaux que M. le Duc
lui avait envoyés sans se laisser troubler par « les appréhensions
de la cour (A). » Devançant son infanterie, il occupait, le 16 au soir,
les avenues de Thionville. Le 18, le général en chef ayant marché
presque aussi rapidement, arrivait devant la place avec la plus
grande partie de ses troupes. Il avait tenu la route extérieure par
Hézières, Sedan, Yirton, et reconnu les abords de Longwy, cou-
vrant ainsi la marche de ses convois et prêt à faire îace aux tenta-
tives de l'ennemi. Une autre colonne, conduite par Sirot, qui avait
enfin reçu son brevet de maréchal de camp, devait escorter le maté-
riel dont les armées de Picardie et de Champagne étaient déjàpour^
vues et prendre celui que pouvait fournir la place de Verdun.
Antique domaine des ducs de Bourgogne, échue, comme tant
d'autres, aux Habsbourg, Thionville (6) est bâtie sur la rive gauche
(1) M. le Prince à M. le Dac, 16 Juin.
(2) M. le Prince à M. le Duc, 6 juin. — Le Roi à M. le Dac, 7 Juin. — Le Tellier
à M. le Dac, 8 Juin.
(3) Le Tellier à M. le Duc. — Saint-Aoust à M. le Dac
(4) D*Aumont à M. le Duc, 11 Juin. Arec ses mille chevaux, d*Aamont alla de la
Gapello à ThionTiUe en cinq Joars (du 12 au 16; faisant environ 40 kilomètres par
Jour; Gesvres, de Reims à Thionville, par Verdun, en quatre jours (du 13 au 16),
38 kilomètres par Jour; Anguien, avec toutes ses troupes, de Sedan à Thionville,
par Virton et Longwy, en quatre Jours, 30 kilomètres par jour.
(5) Theodonis Villa, une des résidences favorites de Gharlemagae. Les Allemanda
lui ont donné le nom de Diedenhofen.
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LA PBEHIÈBB CAMPAGNE DE GONDÉ. 13
de la Moselle, à sept lieueô au nord de Metz, arsenal de l'assié-
geant, et à même distance au sud de Luxembourg, d'où l'assiégé t
pouvait attendre des secours, au centre d'une plaine fertile, semée
de quelques villages, encadrée au sud par un petit affluent de la
Moselle, la Fensche, au nord par des marais, bordée à l'est par le
fleuve et enveloppée à l'ouest par une ceinture de hauteurs, qui
décrivent un arc de cercle d'environ 3,000 mètres de rayon. Ces
collines , où la vigne se mêle aux bouquets de bois , sont elles-
mêmes dominées par d'épaisses forêts, aux pentes escarpées; dans
une gorge étroite qui coupe ce massif, la Fensche roule ses eaux et
déjà alors mettait en mouvement quelques forges, premiers jalons
des grandes usines modernes d'Hayange et de Moyeuvre. Hors des
deux larges voies qui conduisaient à Luxembourg et à Metz, la plaine
de Thionville n'était accessible que par ce défilé où passe le chemin
de Longwy; c'est celui qu'avait pris le duc d'Anguien. Nul pont
pour traverser le fleuve, rarement et difiicilement guéable. La route
de Sierck suit la rive droite, qui présente un terrain ondulé, çemé de
bosquets et de villages, facile à parcourir.
La ville avait à peu près l'aspect qu'elle présente aujourd'hui ; le
périmètre de l'enceinte était le même. — Un solide rempart se déve-
loppant le long du fleuve (rive gauche)*; jetée sur la rive droite, une
lunette assurant les communications entre les deux bords; vers
la plaine, cinq grands bastions et autant de demi-lunes devant les
courtines, avec escarpes et contrescarpes bien revêtues; un grand
ouvrage à corne au nord ; des fossés larges, profonds et pleins d'eau;
un chemin couvert spacieui, trois portes bien défilées et protégées
contre toute tentative d'insulte; partout d'épaisses maçonneries et
une profusion de palissades ; tout ce que l'art de l'ingénieur pou-
vait donner alors avait été mis en œuvre pour rendre cette place
formidable (1). La difficulté dea approches, qui ne pouvaient se faire
qu'à découvert, augmentait encore sa force; le souvenir de la résis-
tance qu'elle avait opposée au duc François de Guise en 155Ô, et
l'échec éclatant que nos armes venaient tout récemment (1639) d'es-
suyer sous ses murs, lui donnaient un grand prestige. Au moment
où les chevau-légers français en occupèrent les avenues, elle était
admirablement pourvue, sauf en hommes; matériel de guerre, bou-
ches à feu, poudre, tout l'outillage, y compris de grands amas de
bois et même de terre, était au complet. Peu de farines, mais
(1) Ces défenses, remaniées Jadis par Vanban et Cormontaigne, ont dans ces der-
nières années subi nne nouvelle transformation. L'ouTrage de la rive droite a pris un
grand développement; il renferme a^jo^^'^^î la gare du chemin de fer; les ponts ont
été multipliés, les dehors sur la rive gauche en partie rasés; Tenceinte a été pourvue
de traverses et de casemates ; les tenassemens ont été relevés et renforcés.
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lA BfiYDE DE8 DEUX HOIOW.
rq[>proyisioimeineût en blés oonsidéraUe; un moolia retranché
, établi près du fossé du front sud et desservi par on bras de k
Fensche assurait le service de la mouture ; tout le fourrage des envi*
roQS ayant été rentré, les chevaux purent â^e maintenits asses long*
temps en bonne condition.
Si Thionville avait été mis en état avec une prévoyance qui était
dans les habitudes des autorités o^fMtgnoles, la garmson était insuf*
fisante. £lle avait été réduite à huit cents hommes, résidu de divers
corps, Melo ayant, dans son désarroi, appelé à lui presque tons les
combattans valides dont il pouvait disposer* La faiblesse du chiffre
ne pouvait ôtre exactement appréciée de Tétat-major français ; mais
le fait était connu. C'est ce qui avait décidé le duc d'Anguien à se
hâter, c'est ce qui lui avait fait si vivemmt regretter les retards
apportés aux premiers mouvemens du marquis de Gesvres. Puis-
qu'il avait eu l'habileté et la bonne fortune d'amener son adversaire
à laire refluer sur le Brabant et le Hainaut toutes les forces espa-
gnoles, il ne fallait pas laisser le temps à Beck de ramener à Luxenn
bourg ses troupes, qu'il avait conduites vers Mons et Bruxelles, et
de jeter un secours important dans Thionville.
Aucun ennemi exMrieur n'avait paru lorsque dans raprès-midi
du 18 juin, le général en chef rejoignit son lieutenant sous les murs
de la place; nul mouvement dans la ville ; rim n'y Mait entré;
tout était tranquille dedans et dehors. C'était un grand point gagné;
il était urg^t d'assurer te premier avantage ; car M. le Duc se dou-
tait bipn que maintenant sa marche avait dû être évestée, son des-
sein pénéâ*é, et que l'ennemi s'avançait à tire-û'aile ain d'y pour-
voir. Dans le dispositif donné à l'avant-^iarde, Gesvres n'avait pu
s'occuper de la rive droite, où aboutissait le chemin de Sierck, et où
les communications avec la place étaient, nous l'avons vu, assurées
par un ouvrage. Dn gué fut reconnu, quelques bateaux rassemblés,
et le scnr même du 18, IL de Grancey était poussé par-delà l'eau
aved un gros détachement d'inianterie et de cavalerie. Anguien
avait désigné ce maréchal de camp parce qu'il connaissait les Ueux,
ayant servi au dernier siège de Thionville; il lui recommanda la
plus stricte vigilance. Lui-môme resta à cheval et tint ses troupes
sous les armes toute la nuit, faisant face à Luxembourg, au côté le
plus menacé; son instinct militaire lui disait que l'ennemi était
proche. La nuit fut cakne sur la rive gauche, et le jour étant survenu,
H. le Duc allait séparer ses quartiers et donner quelque repos à
son armée, lorsqu'il apprit que le malheureux Grancey, joué par
deux paysans ou prétendus paysans, s'était porté au-devant d'un
corps imaginaire, tandis que le secours, cheminant à travers bois et
collines, entrait sans pertes daps la place. Décidément le lieu ne
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LA PBEUmiE GAMPAGNI BB GONDÉ* 15
portait pas bonheur à GraBcey : bbataiUe de 163^ lui avait dé)à
tais VKk séjour à la Battille, te roi ayant tKMnré a qu'ii n'avait paa
M maîBâeair ees cavaliers dans la devoir^ » et ai, en ldA3, il avait
e«i affaire à m chef mmm généreivr, sa maladresse on sa mal*
chance aurait pm enoare cette fois lui eeâtw cher; mais M. le Duc
ne le diargea pas« dette iooganimité ne plot pas à Tesprît positif de
H. le Prince : « Si par les lettres de quelques ^^s je n'avais pas
appris qu'il est entré dnq cents hommes par le quartier de IL de
Graooef, je ne sçaurois qae les mels graves de la vostre contenant
seceiirsde quelque infanterie. Mon fils Revoit l'avoir escrit et mettre
la ia«te sur quy die est (l). »
C'est encore a« comte d'isembourg, à celui qui nous avilit si long*
temps dispnté la plaine de Rocroy, que le roi d'Esp^ne devait ce
nouveau service* Aux premiers indices d'une marche des Français
vers k Moselle, ce vaillant officier avait quitté Cbari^nont et, encore
presque mourant de ses blessures, s'était fait transporter à Namur,
dont il était gouverneur, et d'où il tt partir aussitôt pour Luxem*
bourg quelques compagnies d'infaaterie wallonne échaf^iées an
désastre du 10 maL Beok, renvoyé un peu plus tant en peste par
Melo^ put joindre à ce groupe un peu d'infanterie allemande, quel*
ques cfaevau-léigeas et des Croates ; le 18, le détachement passa la
Moselle sur un pont 4e bateaux, «'arrêta un moment à Sierck, et se
dérobant aux patrouilles françaises, entra le 19 an matin dans l'avan-
cée deThionviUe sur la rive droite* La garnison atteignait le chifire
de deux mille cinq cents honunes environ, en comptant les habitans
aptes à portw les iurmes, et recevait un contingent important de
cavalerie, iesdéfenses de la place reprenaient ainsi toute leur valeur;
les conditions du siège étaient dutngées; il Mait renoncer aux pré-
cédés expéditifs, se rester à une attaque méthodicpie, rassembler
de grands moyens, s'attendre à une résistance longuement prolon-
gée. Le siège de Tbionvîlle qui, dans la pensée du duc d'ÂnguieUt
aurait été le point de départ d'une série d'opérations, devait main*
tenant occuper toute la belle saison. Le récit d'un espion, des postes
mal placés, quelques patrouilles égarées suffirent pour modifier
profondément les résultats quTon pouvait attendre de la campagne
de 16&8.
XIV. — L BTAT-MAJOE, LES TROUPES ET LES LIGNES.
Ce qui est digne de remarque, c'est que le duc d'Ânguien, si çia>-
porté devant les résistances de la cour, les retards, les contradictions
(i) M. le Prince à M. Girard, 24 juin.
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16 BBTUE DES DEUX MONDES.
des hommesi sut maîtriser le chagrin qu'il éprouvait, accepta ayec
bonne humeur la situation nouvelle qu'un accident avait créée et
s'occupa d'y pourvoir avec le même entrain qu'il avait apporté le
19 mai à réparer le désastre de La Ferté. Il se mit à tracer ses lignes,
à établir ses quartiers, à rassembler ses moyens, à régler la marche
de ses convois, et le 22, il écrivait à son père : a Nous sommes icy, à
mon advis, en meilleur estât que vous ne pouvez vous l'imaginer. »
Son état-major, qu'il avait eu tant de peine à constituer à Amiens,
était devenu non-seulement suffisant, mais excessif. Deux mois plus
tôt, ceux qui croyaient le plus à son étoile, comme d'Aumont et
d'Andelot, n'avaient guère montré d'empressement à le rejoindre.
Aujourd'hui, c'est à qui sera de l'armée de M. le Duc. Il avait quatre
officiers-généraux à sa disposition sur le champ de bataille de Rocroy;
il en eut jusqu'à onze pendant le siège de Thionville : le duc d'An-
gouléme, lieutenant-général détaché sur les frontières de Picardie;
les maréchaux de camp Gassion, Espenan, Gesvres, Sirot, que nous
connaissons, Grancey (1) et Palluau (2), qui deviendront tous les
deux maréchaux de France, Quincé, détaché auprès du duc d'An-
gouléme; d'Andelot (3), destiné à disparaître dans une des escar-
mouches de la Fronde, brave jusqu'à la témérité, fier de son grand
nom de Ghâtillon, rêvant de sortir du rôle effacé qu'avait accepté
son père, mais ayant moins de génie que d'ambition, en ce moment
admirateur passionné de la belle Bouteville, qu'il épousera avec
l'appui plus ou moins désintéressé de son jeune général ; d'Aumont,
aussi brillant, plus complet, homme d'esprit, très entendu au mé-
tier, aimé et apprécié du duc d'Aoguien, destiné à dépasser tous
ceux que nous venons de nommer si la guerre ne l'avait prématuré-
ment dévoré {à)\ Amauld, solide et tenace, de cette forte race de
jansénistes dont nous avons déjà parlé (5) ; la plupart, on le voit, offi-
(1) Jacques Rouxel, comte de Grancey et de Médavy, né en 1603, d*abord destiné à
réglise et tonsuré à neuf ans, capitaine de chevan-lé^ers à seixe ans, blessé au siège
de Saveme en 1636 et fait maréchal de camp la môme année, maréchal de France en
1651, mort en 1680.
(i) Philippe de Clérembaolt, comte de Palluau, né en 1606, maréchal de camp en
1642, maréchal de France en 1653, mort en 1665.
(3) Gaspard IV de Goligny, arrière-petit-flls de l'amiral, né en 1620, Tenait d*ôtre
nommé maréchal de camp. Il se fit catholique, épousa en 1645 Isabelle-Angélique de
Montmorency-Bouteville, quitta le nom de marquis d*AndeIot pour prendre celui de
duc de ChAtillon à la mort de son père le maréchal (1646), et fut tué au pont de Gha-
renton en 1640.
(4) Charles, marquis d'Aumont, né en 1606, tué en 1644, petit-iils et frère de maré-
chaux de France.
(5) Pierre Amauld de Gorbeville, dit Amauld le Carabin^ était mestre de camp
général des carabina sur la démisaion do ton onde Pierre Amauld « du fort. » 11
neurat en 1651.
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LA PREMIÈRE CAMPAGNE DE GONDÉ. 17
ciers de valeur; mais leur mérite même ne faisait que rendre ce
grand nombre plus gênant. Gomme ils arrivaient les uns après les
autres, M. le Duc demanda avec quelque impatience qu'on arrêtât ce
déluge de maréchaux de camp : « Ne nous en envoyez plus; nous en
sommes embarrassés, et je vous ferai retourner ce que nous avons de
trop ; )) d'autant plus que» M. de Gesvres ayant un commandement
séparé et l'exerçant avec hauteur, aucun de ses camarades ne voulait
servir sous lui. « Il serait bon de régler cela, car cela faict enrager
tous les aultres et le service ne se faict pas (1;. »
La Yallière avait conservé ses fonctions de maréchal de bataille
(chef d'état-major) et M. de Ghoisy celles a d'intendant de justice et
finances, )> avec M. de Tyran sous lui comme « général des vivres; »
M. le Duc avait désigné Saint-Martin, un des lieutenans du grand-
maltre, pour remplacer La Barre et conmiander l'artillerie ; il n'eut
qu'à s'applaudir de ce choix. On mit à sa disposition un ingénieur
appelé Perceval, qui avait dirigé plusieurs des sièges de Hollande et
qui passait pour le premier de son temps. Perceval dut chercher
dans les régimens quelques officiers de fortune pour s'en faire assis-
ter. Il avait amené un homme spécial pour la conduite des travaux
dans l'eau, Ciourteille, dont la nature de la place rendait le concours
fort utile.
Nous ne discuterons pas le mérite des lignes continues, en usage
au xvu® siècle et bien souvent]employées depuis, pour protéger l'as-
siégeant contre les attaques intérieures et extérieures. M. le Duc
se dispensa de la contrevallation, ma s il construisit une circonval-
lation dont le développement était d'environ 18 kilomètres. Sur la
rive gauche, en aval de la place, les lignes touchaient à la Moselle
près de Massom, et en amont, vers le lieu dit aujourd'hui Maison-
neuve; sur la rive droite, elles enfermaient les deux Yutz; le point
culminant était au nord-ouest, vers Guentrange (cote 330). Épousant
les formes d'un terrain varié, présentant un relief inégal, fraisées
et palissadées sur certains points, elles étaient ici disposées en cré-
maillère, là brisées par des flèches ou flanquées par des redoutes,
appuyées enfin par quelques ouvrages plus considérables et décorés
du nom de forts. Dès le 20 juin, un pont de bateaux amené de Metz,
établi en amont, assurait la communication entre les deux rives, les
gués devenant impraticables à la moindre crue; un second pont sur
pilotis fut plus tard construit en aval. Pour remuer une semblable
masse de terre, il fallut le concours d'un grand nombre de paysans
enrôlés comme travailleurs, payés et nourris. Gomme le général en
chef n'épargnait pas l'argent, ce fut mené vivement. Dès le 26 juin,
(1) 26 juin.
TOM lYU. —
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It BSTUB DES DEUX MOHBBB*
M. le Doc écmaît à son père : « Notre circonvallatiûii est bientôt
Ismiée, eSe n'est pas en état de seoteoir un poissant ^brt» mais
les petits secours ne peavent pins entrer* Beck est près de Uixem--
beûg; s'il tient hasaiider quelque effort^ il faut que ce soit à forœ
ovi^rte* » Beck ne fit pas d'efTort, et la circonvallatîon fut achevée
en TÎngt jours sans autre incident que des engagemens de cavale^
rie peu în^ortans^ mais qui doBaërent au général en chef i'oecasioa
de charger deux ou trois fois pour d^ager des amis imprudens.
Tavannes, lieutenant de ses guides, fut blessé dans vue de ces
escMmoaches; il en coûta plus cber à l'écuyer Fraocine* Comme
c^ ancien et fidèle serviteur revenait et Paris avec des dépêches,
il tomba dans on poste de Croates et &t pris après tine vigonreuse
résistance. Iftenvoyé par Beck, tt svccoBoèa à la gravité de ses bles-
sures et iu fort regretté de M. le Duc«
Au « quartier du roi, » établi à TherviUe, au sud*«8t et à environ
200 mètres de la place, le duc d*Anguien avait gardé auprès de lui
la fleur de son infanterie, nos cotHiaissaoces de Rocroy, — Picardie,
Pî^nont, La Marine, Raubure, Uobndin, — et na régiment de for^
mation récente, déjà fort beau, que Campi commandait pour le
cardinal Mazarin et que le mestre de camp titulaire voulait voir
traiter sur le même pied que les gardes (1). — Que le lecteur veuille
Inen accorder un moment d'attention à ce régiment : « fioyal ita-
lien n est devenu la ûtmeuse 17® légère de Oô, le 17* léger des
guerres d'Afnque, enfin le d2®de ligaequi, dans notre agonie milir
tûre de 1871, a tiré les derniers coiups de fusil k Viilersexel et à la
Cluse de Ponlnrlier. — Les gendarmes et compagnies d'ordonnance
étaient aussi à TberviUe, aux ordres directs de M. le Duc Passion
étak^ut près «vec sa cavalerie légère; la ferme où il logeait a «on-
serve son noou M. de Gesvres aivait son qmrtier au nord, près de
Massom; dans les corps qu'il avaitamenés ei qui T^itouraieot, nous
reaaarquons « Navarre, m un des « Tieux, « iqui eut pour noyau les
gardes hugmenols du roi ^ori. Le reste des tpcrupes à pM et à
cheval était réparti dans quatre autres quartiers, dont deux sur la
rif e droite ; là commandaient Palluau et Sirot en remplacement de
Grancejf , qui, étant tombé malade, soit du diagrin de sa mésaven-
ture du 10^ soit du déplaisir d'être sous les ordres du marquis de
Gesvres, «visitdû demander un congé. fo<iiles les distances étaient
o<w»idéni)fes, lesorice -était très lourd, très compliqué : vedettes,
patttniilles, avancées, escortes ponr la cavalerie ; grand' gardes, ter-
rassemens et eonrées de tout genre pour l'inlanterie, en attendant
les travaux bien aatrement fatigansetles périls du siège proprement
(1) Le Roi à M. le Duc, 25 Juin.
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LA PREMliaE CAMPAGNE DE GONDÉ. 19
dit. Les troupes avaient grand'peine à y sufiire. a Nous sommes icy
effectÎTement quatorze mille honumes de pied et sept imlle chevaux,
sans compter les officiers, sergens et valets (i), » et M. le Duc, récla-
mant de Finfantme avec sa vivacité ordinaire, indiquait celle qu'on
retenait inutilement devant La Motte; mais M. le Prince ayant été
pris de la gravelle le jour où cette demande fut rapportée devant
le conseil de régence, on différa de prendre une résolution (%)•
Cependant on finit par se décidera lever pour quelque temps Tèter^
nel blocus de la petite forteresse lorraine, et Amauld fut envoyé
devant Thionville avec six régimens d'infanterie et deux de cavale
rie (3). On recourut aussi à l'expédient ordinaire de faire des em-
prunts aux « vieilles garnisons, n Enfin, huit comptâmes de gardes
firançaises et suisses reçurent Tordre de rejoindre le corps de siège.
Tous ces renforts arrivèrent assez tardivement, fort diminués en
route et furent loin de donner en réalité ce qu'ils représentaient sur
le papier. C'est à peine s'ils égalèrent les pertes que le feu, la
fatigue et les maladies firent essuyer à l'armée. Le ministre n'en
demandait pas moins qu'en échange de ces contingens, M. le Duc
envoyât une bonne partie de sa cavalme au duc d'Angouléme, qui
criait misère diaque fois qu'une patrouille espagnole paraissait en
Boulonnois ou aux frontières du Hainaut. M. le Duc expédiait une
copie de son tableau de service, représentait qu'il n'avait pas trop
de chevaux pour surveiller le vaste périmètre de ses lignes, repous-
ser les sorties, observer Beck, défaire les partis qui venaient atta*-
quer nos convois et qu'il fallait psofois reconduire jusqu'aux portes
de Luxembourg; tout ce qu'il put faire fut de mettre mille che-
vaux à la disposition de son lieutenantrgénéral.
XV. —LE SIBQB DE THIONVILLE.
Le temps employé à la construction de la circonvallation avsdt à
peine suffi à la formation des approvisionnemens de siège. Après le
premier convoi amené de Verdun par Sirot, d'autres s'étaient suc-
cédé par eau ou par terre, venant de Toul, Nancy (4), et surtout de
Metz. Trente pièces de batterie, des munitions de guerre, des
bateaux, etc., avaient été reçus de cette dernière place. De grands
dépôts de vivres, des amas de madriers, gabions, sacs à terre,
avaient été formés, le plan du siège arrêté et le tour de service
(1) M. le Duc à M. le Prince.
(2) M. le Prince à M. le DaC; 29 Juin.
(3) Le Roi à H. le Doc, 4 jaillet.
. (4) La caj>ttel« de la Lorraine était alors occnpéa par lea Français.
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20 REVUE DES DEUX MONDES.
réglô. Gassion, malgré ses fonctions spéciales, roulait pour la tran-
chée avec les autres maréchaux de camp, ce gui ne l'empêcha pas
de passer souvent à cheval les nuits où il n'était pas de garde,
ripostant par de vigoureux coups de main aux entreprises de la
cavalerie de Béck.
Il y eut deux attaques, dirigées toutes deux sur le front sud-
ouest, c'est-à-dire sur les bastions de La Cloche et de Saint-Michel,
la courtine qui les réunit et la demi-lune qui couvre cette courtine.
Là aussi se trouvait le moulin fortifié, transformé en défense avan-
cée et enveloppé par un bras de la Fensche. Le marquis de Gesvres
eut l'attaque de gauche, le duc d'Anguien celle de droite, la plus
rapprochée du fleuve. Dans la nuit du 8 au 9 juillet, Picardie et
Navarre montant la première garde, la tranchée fut ouverte <c sans
perte d'aucun homme, » écrivait M. le Duc, le 9, au matin. « Si l'on
envoie l'argent et les honmies que l'on a promis, j'espère que dans
six semaines je rendray bon compte de cette place (1). m On n'en-
voya ni tout l'argent, ni tous les hommes qu'on avait promis, mais
M. le Duc tint parole.
Le 11, une communication fut ouverte entre les deux attaques,
flanquée de redoutes et armée de vingt-quatre pièces qui battirent
le moulin retranché. Bois-Guérin, adjoint de l'artillerie, fut tué
pendant cette opération. On était à deux cents pas de Ja contres-
carpe. — Le 13, « au jour de M. d'Aumont, Picardie ' v La Marine
estant de garde enlevèrent le moulin fortifié. Trois cents honunes
sortirent pour le reprendre, mais furent vigoureusement repous-
sés (2). » — Le lA, le moulin fut armé d'une batterie de six pièces
et réuni par un boyau de tranchée au système des attaques. De ce
jour, la garnison commença à souffrir du manque de farine. — Le
15, dans la soirée, à l'attaque de M. le Duc, Gassion étant de tran-
chée, « le régiment de Mazarin enleva un petit travail bien palis-
sade » et se logea sur la crête du glacis, tandis qu'à « l'attaque de
M. de Gesvres, d'Andelot, avec les régimens de Grancey et d'Har-
court )> obtenait le même avantage. A cette occasion, les ingénieurs
Le Rasle et Perceval furent blessés, tous deux très utiles, le second
surtout : « C'est l'homme qui a le plus contribué à l'avancement de
ce siège; j'en suis afiligé au dernier point. » Aussi M. le Duc
demande-^il pour lui une récompense considérable alors : une com-
pagnie dans un vieux régiment (3).
[. le Dac à M. le Prince, 9 jaillet.
L le Duc à M. le Prince, 15 Juillet.
i. le Duc à M. le Prince, 15 Juillet. — Le 18^ M. le Duc proposa Perceval pour
cer Montreail, capiuine dans Piémont, taé. De la plupart des lettres que nom
ou les yep^ il semble réaolter qae Percefal ne surrécut pas à ses bleasures.
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LA PREMIÈRE CAMPAGNE DE CONDÉ. 21
Le 16 juillet, une sortie de trois centxinquante hommes et deux
cents chevaux fut repoussée par les régimens de Grancey et d'Har-
court. Huit cents coups de canon furent tirés dans cette journée.
On était arrivé à cinquante pas de la contrescarpe ; la grande batte-
rie était fractionnée et la batterie du moulin renforcée. Dans la nuit
du 17 au 18» on fit le logement sur la contrescarpe aux deux atta-
ques. « Lescot vous porte les nouvelles du logement que nous avons
faict sur la contrescarpe avec toutes les particularités (1). » M. le
Duc ne disait pas dans sa lettre que, sans sa présence d'esprit, son
courage, son savoir et son entente du métier d'ingénieur, cette opé-
ration capitale et hardie aurait échoué.
Elle avait été entreprise « d'insulte » aux deux attaques. A celle
du marquis de Gesvres, Gassion et d'Aumont marchaient à la tête de
la colonne, Champagne et Vidaille, ingénieurs, dirigeaient les tra-
vailleurs. Le succès fut complet, sans autre incident que la perte de
plusieurs volontaires, presque tous officiers, de « La Marine » et autres
régimens. A l'attaque du duc d'Anguien, Espenan commande, et
bien que M. le Duc l'ait cité comme c un des meilleurs hommes de
siège que je connaisse, » le général en chef dut encore le suppléer
comme à Rocroy. Voici dans quel ordre s'étaient avancés les assail-
lans : trois sergensde Picardie, suivis de douze mousquetaires; trois
lieutenans avec trente soldats et les volontaires, la fleur des amis de
M. le Duc, L^oussaye, Bois-Dauphin, Qiabot et autres ; puis le reste
du régimentrLa Plante, capitaine de Picardie, faisait fonctions d'in-
génieur, remplaçant Perceval et Le fiasle. Il tomba, la cuisse traver-
sée, comme il commençait à tracer; les trois sergens étaient tués;
presque toute la tête de colonne était frappée ; faute de directioUi
la confusion se met parmi les combattans et les travailleurs ; la plu-
part des porteurs de fascines et de sacs à terre jettent leur fardeau.
Le duc d'Anguien accourt, fait apporter gabions, barriques et sacs
à terre par la queue de la ti*anchée, trace l'ouvrage et le fait exécu-
ter sous un feu des plus vifâ. Cinquante hommes étaient à couvert
avant la pointe du jour. Les logemens ébauchés sur la contrescarpe
furent assurés la nuit suivante et on en fit deux autres sur le che-
min couvert. Puis vint l'opération la plus délicate, la descente et
le passage de ce grand foi^ plein d'eau ; cela prit dix jours. — Le
28 au soir, Espenan étant en garde avec Picardie et La Marine, attaque
la demi-lune, s'en empare malgré l'explosion de plusieurs mines et
y fait un logement si solide que, le 29, il y donne à dîner au duc
d'Anguien. La demi-lune ayant été immédiatement réunie par un
CepoDdant nous trouvons un ingénieur de ce nom auprès du prince d*Orange en 1645
{Mémoiret du prince de Tarente, p. 27); est-ce le môme homme ou un de ses parens?
(1) M. le Duc li M. le Prince, 30 JuiUet.
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22 REVUE DES DEUX MONINBS.
pont à ia oontrescaq» et armée d'une batterie, les deux bastions
sont écrasés de feu, et « le baron de Guencyi capitaine dans Persan,
oomnandé avec quarante hommes, ftivorise les mineurs, qui scmt
attadiês le s(xr et mis à couvert ayant l'aurore* » (30 juillet.) Le fea
continue les deux jouiB siuvans. Le 1^ août, deux mines jouent,
une seule avec effiei ; fe lendemain, la seconde est mise au même
état que ta première, et le logement est fait au pied de la brèche.
La grande crise de l'assaut approchait; l'^memi était41 préparé k
subir cette suprême épreuve? Voici ce qui en fit doiter: c'était
une lettre que le général Beck adressait au gouverneur de Thion-
ville et qui fut prise sur un espion, pendu le 2d juillet au quartier
du roi (1) ; nous en citerons quelques passages, où les devoirs d'un
commandant de place assiégée sont tracés dans des termes qui sont
de tous les temps.
a Je ne puis comprendre le sujet de la foiblesse que vous
témoignez, estant tout asseuré que vous pouvez tenir beaucoup
au-delà des huict jours dans lesquels vous dites que vous serez
contraint de vous rendre. Les demi*lunes de la place sont toutes
entières, son rempart dont je sçay la largeur et la bonté, n'est point
encore endommagé ; pouvez-vous parler de vous rendre ayant tant de
pièces à disputer, la moindre d squelles est capable de se deffendre
plus longtemps que le terme que vous voulez prradre? Souvenez-
vous qu'il y va de vosAre honneur, que la réputation de vos oflSciers
est attachée à cetle action. Si vos canoimiers ne font leur devoir,
vous aurez moyen de les y contraindre ; si les kabitans ont d'autres
sentimens que les vostres, vous avez la force à la main pour les
maintenir au devoir, et si vos officiers sont prévenus de quelques
frayeurs, vous les pouvez raniener en leur remonstrant que la foi-
blesse porte toujours beaucoup d'infamie, et conduit souvent iau
supplice; surtout prenez garde qu'il ne se parle d'aucune reddition
dans vostre conseil de guerre ; et conservez-y vostre authorité. Yous
sereÈ peut-être importuné des prostrés et des femmes; oiais il ne
les faut point écouter; l'honneur vous défend d'avoir des oreilles
poiff eux, et quand vous considérerez que toute l'Europe a l'œil sur
vous, vous ferez l'impossible pour acquérir une gloire qui ne mourra
point avec vous. J'attends cette vigueur de vostre courage et sur
cette bonne opinion je suis, monsieur, votre humble serviteur.
u I. Begk. »
(1) Cette lettre fat déchiffrée par le secréUire Girard, arec le chiffre envoyé par
Rotti^ol, le «tpécialiste» que RicheUeu employait 4 tnMlt^re les «orretpMdaooef les
phis secrètes; Maiarin ea avait liérité. M. le Dac exf ôdia la pièce à Paris le SQ. fiUa
a été imprimée dans le Mfrcurê, xzv, 39.
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LfL PREMIÈRE CAïrPAGlfB DE GONDE. 28
Se fiant à cet indice, M. le Duc crut pouvoir sommer la place (1^ août),
et pour souteoir cette sommation, Û s'avança sur le pont de fascines
qui conduisait à la bi*èche (1^ août). La réponse du gouverneur ne
se fait pas attendre ; elle est négative et aussitôt appuyée d'une
salve de mousqueterie et d'artillerie qui décime la suite en prince:
un capitaine de Lesdigaiëres est tué, Bspemn et Chevers sont bles-
sés. On arrivait au corps à corps et les pertes devenaient senâbles^;
le dernier des officiers qu'on avait pu, tant bien que mal, employer
comme ingénieurs, Champagne, avait été mis hors de combat. Le
marquis de Lenoncourt (1) gouverneur de Nancy, venu en curieux,
avait été tué, ainsi que Saltonn, capitaine des gardes écosimises,
Gorsini, gentilhomme florentin, capitaine dans RoyaMtalien, bien
d'antres encore. Au rapport de tous les prisonniers, la garnison atten-
dait un prompt secours d'Allemagne. Elle multipliait ses efforts pour
ralentir les progrès des Français; le feu de la place se soutenait très
vif; les sorties étaient fréquentes et très vigoureuses ; celle de la nuit
du 2 au â août parut une « action extraordinaire. » Pendant qu'une
colonne attaque de front la garde de tranchée, quelques hooHiies
montés sur dies bateaux traversent le fossé, gagnent la contrescarpe,
entrent par les embrasures dans la batterie de gauche, tuent ou
chassent la garde, enclouent les pièces, rentrent dans leurs bateaux
et regagnent ta ville.
Le â août, un Messin, prisonni^ dans Thion ville, se jette du haut
du bastion au pied de la brèche et vient annoncer au duc d'Anguien
que le gouverneur et le major de la place ont été tués dans la
nuit. — Cette nouvelle est saluée d'une double salve, et aussitôt le
soleil couché, M. le Duc fait mettre le feu à un nouveau fourneau
préparé en tête de son attaque. L'eSk est plutôt nuisible et renverse
les ponts de fascines. Néanmoins en donne l'assaut et vingt hommes
de Picardie atteignent te sommet de la brèche; mais ils ne sont pas
soutenus ; le mestre de camp Maupertuis tombe blessé ; l'assaxit
est repoussé.
XVI. — LA WUIT nu 4 AOUT BT LA a£DOITION DB TEIONVILIE.
La journée du h août fut néfaste pour les Français ; les assiégés
montrèrent partout une vigueur exti*aordinaire, qui fut couronnée
par le succès. M. le Duc ayant fait jouer im nouveau fourneau,
Gassion, qui entrait en garde, s'élance à l'assaut; il tombe presque
aussitôt atteint d'une mousquetade à la tète; le chevalin de Chabot
(1) Claude de Lenoncoart, dit le marqais de LeBoncourt, marécM deeamp'eii 1639.
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ih BEYDE DES DEUX MONDES.
a la cuisse traversée. Lescot, lieutenant des gardes du duC| est
tué (1); les enfans perdus qu'il conduisait se dispersent; la colonne
s'arrête et le logement ne peut être poussé qu'à la moitié de la
montée. — A l'attaque du marquis de Gesvres. le feu est mis aux
deux mines creusées sous le bastion; tout était préparé pour que
l'inflammation fût simultanée. Au premier bruit, Gesyres part;
mais, la seconde explosion étant de plusieurs minutes en retard
sur la première, assiégés et assaillant sont ensevelis sous les décom-
bres; les Français ne peuvent atteindre le sommet de la brèche;
Gesvres avait disparu. L'issue de ces deux attaques répandit dans
l'armée une grande tristesse, qui rapidement gagna Paris. Était-ce
un échec définitif? Quelques-uns le croyaient, peut-être même,
hélas I l'espéraient. On tenait Gassion pour mort; au siège, il pour-
rait être remplacé; mais si l'armée extérieure paraissait et s'il
arrivait malheur à M. le Duc, jouant sa vie comme il faisait, qui
mènerait la cavalerie? La perte de Gesvres fut vivement ressentie;
il était de taille à mener une armée; impérieux, peu aimé de ses
camarades, en assez mauvais termes avec son général en chef, mais
avide de gloire, sachant commander, résolu à mériter le bâton de
maréchal, a Vous entendrez parler de moi malgré vous, écrivait-il
à la princesse Marie en arrivant devant Thionville, et quelle que
soit votre indifférence, je saurai faire une action que vous serez
forcée d'approuver. » Il n'obtint que les regrets de celle qu'il
aimait, et ce fut son parent, l'évêque de Beauvais, qui en recueillit
le témoignage.
Le duc d'Anguien jugea qu'avant de tenter de nouveaux assauts,
il fallait laisser reprendre haleine aux troupes et compléter les brè-
ches. Tandis que le mineur était attaché à la courtine, de nouvelles
galeries étaient percées sous les bastions; mais le sol était déjà tel-
lement bouleversé que, malgré les efforts de La Pomme, capitaine
de mineurs « et le premier homme de son temps dans cet art, » ces
tentatives auraient été insuffisantes sans la construction d'une nou-
velle batterie. Au bout de quatre jours, la ruine des deux bastions
était achevée, et la courtine qui les unissait, battue par les boulets,
soulevée par la poudre, n'était plus qu'une masse de décombres;
l'accès était ouvert à trois^ colonnes d'attaque. Le 7, un trompette
français sonna l'appel; le feu fut suspendu; deux oflSciers sortirent
de la place et vinrent conférer avec le maréchal de camp de tran-
chée, Palluau, assisté de Tourville, premier gentilhomme du géné-
ral en chef. Le 8, les articles de la capitulation furent signés par
Louis de Bourbon et le sergent-major Dorio, celui-là même qui, le
(1) n arrivait de Paris aTe« les dépôches.
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LA PBEMlèBB CAMPAGNE DE GONDÉ. 26
19 juin, avait conduit le secours et qui avait pris le commandement
après la mort du gouverneur et du major de la place. Le 10 août,
à quatre heures du matin, cinquante-six jours après l'investisse-
ment et trente-deux après l'ouverture de la tranchée, les gardes
françaises et suisses occupèrent les brèches, tandis que l'armée sous
les armes voyait défiler la garnison, tambours battant, enseignes
déployées, mèches allumées et balles en bouche. Douze cents
hommes valides sortirent de Thionville, suivis de deux chariots ^por^
tant malades ou blessés. Une escorte française les accompagna jnch
qu'à Luxembourg. Ils laissaient huit cents des leurs dans le cime-
tière de la place.
Dès que la dernière voiture eut passé la porte, M. le Duc fit son
entrée dans sa conquête. Il fut harangué en latin par le maire, et
improvisa une réponse dans la même langue à l'ébahissement de
l'auditoire; puis, visitant le front d'attaque, il admira le relief et
l'épaisseur des retranchemens élevés à la gorge des bastions éven-
tréis (1) et s'étonna d'abord que l'assiégé n'eût pas tiré meilleur
parti de pièces aussi fortes; mais l'état de la courtine effondrée,
laissant une large ouverture béante, lui parut justifier la reddition.
Et, en efiet, la défense avait été très honorable : les dehors disputés
pied à pied, successivement enlevés de vive force; deux assauts
repoussés et trois brèches praticables au corps de place, la moitié
de la garnisoa sous terre ou hors de combat, le gouverneur, le
major et onze capitaines tués, les vivres complètement épuisés, sauf
le blé, qu'on ne pouvait plus moudre depuis la perte du moulin,
la garnison se retirant avec ses armes, emmenant ses malades et
ses blessés; jamais capitulation n'a été signée dans des conditions
plus régulières.
XVII. — ANGUIEN A THIONVILLE.
Les détracteurs et les envieux ne manquèrent pas de mettre en
lumière ces assauts repoussés, attribuant la fin du siège moins à
l'habileté de l'assaillant qu'à la mort du gouverneur et à l'épuise-
ment des vivres. Mais ces propos trouvèrent peu de crédit. Le duc
d'Anguien sortait glorieusement de l'entreprise qu'il avait conçue,
dont il avait accepté la responsabilité, qu'il avait dirigée dans le
(!) Ces retranchemens intérienn étaient en forme de demi-lone, a?ec nne pilissade
formidable et an bon fossé an fond duquel se troayait on canal de bois plein de pou-
dre et de grenades recocyertes d*un demi-pied de terre, pour faire sauter ceux qal
essaieraient de trayerser le fossé.
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26 REVUE DES DEUX MONDES.
moindre détail et qu'il avait accomplie dans le délai par lui fixé
tout d'abord. Pendant toute la durée du siège il montra non-seule*
ment une intrépidité toujours égale, une persistance dans le mépris
du danger qui causait de réelles alarmes, mais aussi une vigilance,
uu savoir et un esprit de ressources qui furent admirés des hommes
du métier. Voici d'abord ce que lui écrivait Hazarin le 15 juillet :
« J'apprends avec frayeur que vous n'êtes pas seulement jour et
nuit après les travaux, mais que vous hasardez votre personne jus-
qu'aux plus petites occasions avec la même prostitution que si vous
n'estiés qu'un simple soldat... Il est temps que vous mettiés de la
différence entre les fonctions d'un volontaire et le devoir d'un géné-
ral... Considérez qu'une partie du salut et de la gloire de cet estât
repose sur voetre teste... Je vous conjure donc, Monsieur, d'estre
meilleur ménager d'une vie qui n'est point à vous. » Et pour €»ffa-
cer tout soupçon de flatterie déguisée sous ce conseil, le cardinal
ajoutait quelques jours plus tard : « Ne prenez pas ce que je vous
dis pour de la cajolerie. »
11 serait superflu de citer d'autres témoins et d'insister sur un
point aussi bien établi que la vaillance de Gondé; mais il est un
côté presque scientifique de cette grande figure qui est moins connu,
et c'est cependant un des aspects sous lesquels il tenait le plus à
paraître devant la postérité. Nous avons dit combien avaient été
fortes ses études, et nous verrons plus tard Bossuet lui demander
des leçons de physique. Fruits de son travail ou dons de la nature,
il réunissait les conditions essentielles qui font les mattres dans ce
grand art de l'ingénieur militaire : la précision du calcul et l'esprit
d'invention dans la conception, l'habileté et la hardiesse dans l'exé-
cution.
La Moussaye a donné du siège de Thionville un récit où, sans
négliger les épisodes dramatiques, il expose dans le menu les pro-
cédés employés à chaque phase du siège, entrant dans des détails
d'exécution qui ne pouvaient être connus du brillant aide-de-camp.
Le journal d'un officier du génie ne saurait être plus complet et
plus lucide ; nous lui avons lait quelques emprunts. Entre autres
épisodes, nous avons raconté celui où le général en cher reprend et
achève un travail interrompu par la mort de celui qui le dirigeait;
nous ne saurions multiplia ces explications techniques. Que le
lecteur curieux cherche dans le petit volume quia pour titre Rorroy
et Fribourgy si mutilé qu'y soit le texte original, l'exposé du perce-
ment des galeries si difficiles à étançonner dans (c cette terre mou-
vante, toute détachée et qui se réduisait en poussière par l'ébranle-
ment des mines, » ou bien encore a le passage du fossé » plein
d'eau et des plus profonds, exécuté par la combinaison de la mé-
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LA PREMIÈRE GA3fPA6NE DE CONDÉ. 27
Ihode bollaofidaise avec le procédé que Gourteilles avait ^aployé au
siège de Hesdin. Est-ee un des ingéoieim SHbalternes qui a pu
donner des renseignemens à la fois si précis ei si pittoresques à
fauteur de ce comptenrendu? Ils avaient tous disparu. Très supé-
lietir aux autres, Perceval avait été frappé le premier; Le Rasle, la
Ptante, Champagne, tous ceux qui le remplacèrent imparfaitement
furent tués. Le seul qui survécut était le prenûer de tous,odiii qui
avait été Fâme et la pensée du siège, le duc d'Anguien. C'est sous
ses yeux ou sous sa direction, on peut le dire, que La Moussaye a
écrit; nous en avons la preuve matérielle. On reconnaît le véritable
auteur du récit, d'abord dans la sidmété des éloges donnés au
général en chef, mais aussi dans cette recherche à peindre la dif&-
cuhé vaincue et dans cette coquetterie de métier qui rajqpeUe César
comptant les doas et les poutres du pont qu'il avait jeté sur le Rhin,
ou décrivant les quinconces de chevaux de frise et de trous de loup
qu'il avait semés devant les lignes d'Alesia. La main qui avait tenu
te tire-ligne pour dessiner les attaques a pris la plume pour raconter
le siège, et c'est la même aussi qui, restant ferme sous une grtie
de balles, biscaïens et grenades, avait plus d'une fois tracé sur le
terrain les ouvrages qu'elle avait esquissés sur le papier. C'est bien
le grand Condè qui a pris Thionville, comme c'e^ lui qui a gagi^
la bataille de Rocroy. Ces deux actions si difiërenles étaient, de
toutes celles qu'il a accomi^ies, les plus chères à son souvenir. La
victoire du 19 mai était la première ilenr de sa gloire ; il la consi-
dérait comme son chef-d'œuvre, et dans les dernières années de sa
vie il se plaisait à en retracer le plan et i en raconter les ^isodes.
Peutrétre cependant était-il encore plus fier d'avoir par sa ténacité
et sa science forcé sur la Moselle le boulevard de la puissance dont
il avait détruit les légions sur la bruyère des Ardennes.
XVIII. — SUITES DE LA REDDITION ET PRISE DB SIBRCE,
S SEPTEMBRE.
Harolles (1), mestre de camp de grande valeur, fut installé gou-
verneur de Thionville; sa commission avait été signée d'avance sur
la demande instante du général en chef, qui, cette fois, n'avait pas
été appuyée par son père. M. le Prince aurait désiré que cet emploi
Un réservé à son protégé Espenan ; M. le Duc admettait que
c M. d' Espenan servait miraculeusement bien ; c'est le meilleur
homme de siège que je connaisse ; » il demanda pour lui le cordon
(1) Joachim de Lenonconrt, dit le marquis de MaroUei.
1 ^^|B|^|-|^ Digitized by VjOOQIC
28 RETUE DES DEUX MONDES.
bleu, mais il ne voulut pas de lui pour Thionville. M. le Prince
admira que son fils préférât ainsi un homme nouveau à un vieil
ami et renvoya la^lemande du cordon bleu. « J'ai iait cette affaire
sans remettre vos lettres, » écrivit-il sèchement. L'emploi de lieute-
nant de roi fut donné à La Plaine, capitaine dans Picardie; cette
fois le déboire fut pour M. le Duc, qui avait déjà mis en fonctions
un ofiScier de sa confiance, M. de Gampels. Il ne put obtenir qu'on
revint sur cette décision et ne fut pas plus heureux dans la distri-
bution des charges laissées vacantes par la mort du marquis de
Lenoncourt : d'Aumont et d'Andelot, qu'il avait présentés et qu'il
espérait voir ainsi récompenser de leurs excellons services, échouè-
rent dans leurs prétentions; Glermont, Nancy et la Lorraine furent
données à La Ferté-Senneterre. Yamberg, colonel d'un régiment
étranger, ayant été tué en duel, M. le Duc demanda sa succession
pour La Moussaye, son ami intime : nouveau refus du cardinal (1).
Le duc d'Ânguien ressentit vivement l'opposition de son père, le
désappointement de ses amis, le mauvais vouloir latent du premier
ministre : « Je croy que je n'ay plus affaire à l'armée, » écriviMl à
son père (2) dans un moment d'irritation.
Coïncidence singulière : au moment où le vainqueur de Rocroy
exprimait ainsi son dépit, Turenne, découragé, s'adressait aussi à
H. le Prince pour être tiré de l'Italie, où il n'avait rien à faire et
« si peu de troupes qu'il n'est pas du service de Sa Majesté que je
demeure plus longtemps comme cela (3). » Il sentait qu'on le met-
tait quasi à l'index, et, en effet, il était alors soupçonné « de vou-
loir se faire considérer par le parti protestant comme un soleil nais-
sant. » Mazarin n'avait pas les haines violentes ni les sévérités de
Richelieu ; mais, moins sûr de lui-même et de son autorité, il était
plus méfiant. Il voulait tenir les généraux en bride, surtout ceux
qui étaient par eux-mêmes des personnes considérables, et il avait
raison; l'erreur était de chercher i restreindre l'influence des com-
mandans d'armée en leur marchandant les moyens d'action. C'était
ainsi qu'il était disposé à agir alors vis-à-vis de Turenne et, avec
plus de mesure, moins ouvertement, vis-à-vis du duc d'Anguien.
Ces procédés inspiraient au premier un ressentiment plus profond
que les mouvemens de colère du second.
H. le Duc avait toujours payé largement pour les travaux, pour
Tartillerie, enrôlant des ouvriers, accordant des hautes paies, n'épar-
gnant rien pour soulager ses troupes et assurer le succès. Son père
(1) Htsariii à M. le Duc (4 septembre).
(S) S9 et 30 JuiUet.
(3) Trin, 11 août.
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LA PREIOÈRB CAMPAGNE DE GONDÉ. 29
loi reprochait de dépenser « sans compte ni mesure, de dissiper l'ar-
gent sans règle, comme si c'était de la terre; » il insinuait qu'en s'y
jn>enant mieux, a on pourrait faire des deniers reyenans-bons (1). » De
leur côté, le cardinal, les ministres s'effrayaient de cette prodiga-
lité, trouvaient ces exigences un peu lourdes, car si Anguien ne
demandait rien pour lui, il entendait que ses troupes fussent bien
traitées, ses ofiSciers récompensés; il commençait à devenir gênant,
grief impardonnable aux yeux de maint gouvernement. M. le Prince
l'éclairait sur ce changement d'humeur. « Vos affaires vont mal,
écrivait-il (2), vos services sont peu reconnus, vos alliés et amis,
comme MM. de Brézé et de Ghaulnes maltraités, et vos ennemis
avancés. »
Le chevalier de Bois- Dauphin ëtait allé à Paris présenter les
« articles de Thionville » et demander des ordres. « Tous les avis
sont que Melo va se réunir à Beck, que Hatzfeld leur amène cinq à
six mille henunes et que tout ce corps considérable va venir icy;
c'est à vous à voir ce que je pourrai faire en ce rencontre (3). )>
La réponse fut portée par Bantzau, désigné pour remplacer le
marquis de Gesvres : la marche offensive des ennemis semblait
moins probable; le prince d'Orange ayant pris position près de
Gand avec seize mille honunes, Melo était immobilisé; Gantelmi,
sur la Meuse, Fuensaldana, vers Béthune, n'avaient que des déta-
chemens insignifians; Hatzfeld était retenu vers Cologne, le duc
Charles dans le Palatinat; l'armée française était donc libre d'agir.
On indiquait Sierck et Longwy comme des entreprises utiles dès
que Thionville serait en état (A). M. le Duc n'avait pas attendu ces
instructions pour fahre o diligenter le rasement des lignes et la
réparation des brèches, » pour veiller lui-même au remplacement
des munitions de guerre et de bouche consommées par la place.
Il profita du voisinage pour aller visiter Metz; Rantzau l'accompar
gnait; il avait donné rendez-vous au duc d'Angoulême, dont les
troupes avaient été rapprochées de la Meuse quand on avait redouté
une attaque de l'ennemi. Mais le vieux Charles de Valois, empêché
par la goutte, se fit remplacer par Quincé. Voici ce qui fut décidé :
« Dans six ou sept jours, nous pourrons partir pour aller visiter
Beck auprès de Luxembourg, l'obliger à s'en tirer ou à s'enfermer
dans la place, et cependant prendre Sierck, puis voir si on pour-
rait establir des troupes en quartier sur la Sarre et prendre Longwy
(1) f 0 JnUlet et antres.
(S) 35 août.
(3) M. le Due à Maiarin, 9 août.
(4) Le Plessis-Besançon à M. le Due, 9 août. Maiario à M. le Due, 12, 19 août, etc.
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30 BEVUB DES DÉOJL MONDES.
au r^our» le tout au cas qu'il n'arrive point aux ennemis d'ratres
troupes que celles qu'ils ont (1)* »
. Un peu au-dessous de Tbîonville, la Moselle, quittant la bdle et
large yallée qu'elle retrouvera un pai plus loin, serpente au fond
d'une gorge assez étroite. Là, sur la rive droite, un cb&leau,aujoup-
d'hui ruiné, est accroché au flanc d'un mamelon que, dans un de
leurs méandres, les eaux du fleuve battent avant de changer de
direction. Une file de maisons trouve à peine place sur une berge
étroite au-dessous du château; c'est Sier^, alors terre de Lorraine.
L'infanterie de M. le Duc enleva la ville le soir même de son arri-
vée ; le gouverneur fit mine de défendre le château, reçut quelques
coups de canon et capitula au bout de vingt-quatre heures (3 sep-
tembre). Cette facile conquête (5oûta la vie à un vigoureux officier,
MaupertuiSt mestre de camp de Picardie, tué à l'attaque delà ville,
et au maréchal-général des logis Ghevers, une des espérances de
noire cavalerie (2), qui fut surpris dans un fourrage. Très affligé
de cet accident» M. le Duc chemina toute une nuit avec Rantzau,
d'Âumont et un gros parti, autant pour venger son uni que pour
tidysc d'en venir aux mains avec la cavalerie de Beck; mais il ne
rencontra pas les Croates et ne put décida le g&iéral ennemi à sor-
tir de Luxembourg.
A pane entré dans Sierck^ il avait écrit à son père : « Cest une
place absolument mauvaise et qui ne se peut quasy deSendre; je
croy qu'il seroil bien à propos de la raser (3). » Toutefois, comme
le point avait son importance dans ht situation des belligérans, il y
laissa une garnison. L'occupation de ce poste élût l'épilogue du
siège de Thionville; la prise même de cette grande place, si glo-
rieuse qu'elle fût, n'était pas le seul but qu'Ânguien avait en sous
les yeux en proposantt dès le 23 mai, le « dessein du Chenest. »
Lorsqu'il demandait à conduire vers l'est l'armée victorieuse à
Rocroy, sa pensée allait jusqu'au Rhin. 11 faut revenir sur nos pas,
jeter un coup d'œil sur la situation militaire en Allemagne, parier
un peu du grand homnoe dont les dernières actions se crafondent
avec les premiers pas du duc d'Anguien, esquisser la vie du maré-
dial de Guébriaot*
Henri d^Obléars.
(1) M. le Due à Maiarin,18 août.
(2) Voir le récit de la bataille de Roerey
(3) iMpbuàbn^
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LE
JUIF DE SOFIEVKA
PRBMièRB PARTIS.
L
Une nége épaisse recouvrait le sol ; Tatmosphëre était si calme
que les gros flocons tombaieat tout droit ^i se balançant molle*-
ment, sans se heurter dans les airs. Une énorme ]ii4>pe de yeloars
immaculé semblait tendue sur la steppe unie, vierge de toute végé-
tation ; on n'entendait pas un son, pas même le vol des oiseaux : il
n'y en avait point dans cette solitude*
Tout au loin, à droite, se détachant à peine sur Thorizoïi d'un
gris si pâle qu'il se fondait avec la blancheur de la terre, on aper-
cevait des taches foncées : étaient-ce des kourganes, des habitations
humaines? Il était impossible de savoir ce que représentaient ces
masses informes, qui ressemblaient à des excroissances de terrain
et qui étaient, elles aussi, 4 demi ensevelies sous la neige. Seul, un
homme traversait ce blanc désert. C'était presque un adolescent;
ses membres grêles fléchissaient sous le poids d'un lourd paquet
enveloppé de toile cirée, attaché sur ses épaules. Ses traits hâves,
émaciés, trahissaient des jeûnes persîstans et de longues fatigues;
un éclat fiévreux brillait dans ses yeux, qui avaient l'e^pressioA
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32 BEYDE DES DEUX MONDES»
effarouchée d'un fauve aux abois. Ses cheveux, noirs et longs, d*où
dégouttait la neige fondue, se collaient autour de son cou; deux
mèches pendaient de chaque côté de ses joues, dont elles faisaient
ressortir la maigreur. Il serrait frileusement autour de lui son long
caftan noir râpé luisant sur les coutures, d'où découlaient de minces
filets d'eau formant comme une frange au bas du vêtement. L'homme
s'affaissa tout à coup, ses forces étaient épuisées. Il resta ainsi
ramassé sur lui-même pendant quelques instans; sa tête s'appuyait
sur ses genoux entourés de ses bras. La neige continuait à toniber
et le recouvrait peu à peu. Bientôt il ne forma plus qu'un petit
monticule blanc. Le froid l'engourdissait; il était si las et il avait
tant besoin de sommeil I Cependant il était jeune; il voulait vivre;
la vie lui était chère. Il jette un regard désespéré autour de lui. Ne
découvrira-t-il donc pas un abri dans cette solitude? Là-bas, tout au
loin, il aperçut les taches noirâtres.
— Je suis sauvé 1 cria-t-il.
Ses lèvres minces, bleuies par le fi^id, ébauchèrent un sourire ;
par un effort suprême^ il se leva, secoua les flocons, qui s'éparpillè-
rent autour de lui, et se dirigea dans la direction où il devinait un
village. Il marcha longtemps, trébuchant souvent, tombant «quel-
quefois, enfonçant jusqu'à mi-jambe dans cette plaine blanche où
aucune trace n'indiquait même un sentier; mais il se relevait tou-
jours, et, les yeux fixés sur les taches noires qu'il reconnaissait
pour des izbas à mesure qu'il s'en rapprochait, l'espoir du repos
lui donnait la force de continuer sa voûte.
Quand il atteignit Sofievka, il faisait déjà nuit. Â l'entrée du vil-
lage, il aperçut à travers l'obscurité une grande maison à deux
étages entourée d'un jardin; la porte de la grille qui en faisait le
tour était ouverte. U hésita un moment ; mais la vue des traî-
nées de lumière perçant à travers les vitres couvertes de givre l'at-
tirait.
— Le château est évidemment habité; un seigneur m'accordera
l'hospitalité plus volontiers qu'un paysan, se diMl.
Et il s'engagea dans le sentier qui menait à la maison. A quelques
pas de l'habitation, deux gros chiens se précipitèrent sur lui en
aboyant. Il essaya vainement de les cahner; ils s'acharnaient après
lui avec violence.
— Maudits chiens de chrétien I grommela le jeune homme.
Les aboiemens avaient été entendus de l'intérieur; un domes-
tique entre-bâilla la porte d'entrée et passa curieusement la tète au
dehors.
— Qu'y a-t-il donc, Chamoussia, Kachtane? fit-il en s'adressant
aux chiens, qui remuèrent la queue et jappèrent plus fort. — Que
i^
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LE JUIF DE SOFIEVKA* 33
fais-tu ici? que veux-tu? ajouta-t-il en apercevant la cause de ce
vacarme.
— Je suis un pauvre colporteur mourant de fatigue et de froid,
et je viens vous supplier de m'accorder l'hospitalité pour cette nuit,
répondit faiblement le jeune homme, qui avait gravi les marches
du perron.
Le domestique, tenant toujours la porte entr* ouverte, le toisa d'un
coup d'œil rapide.
— Va ailleurs, juif; nous n'avons que faire de vagabonds comme
toi, fit-il brutalement.
Les longs cheveux et le caftan dénonçaient la nationalité du jeune
homme, qui poussa une exclamation désolée.
— Laissez-moi entrer, ne fût-ce que pour une heure ; je ne vous
ferai aucun mal, cria-t-il d'un accent déchirant.
Il ne se sentait plus la force d'aller jusqu'au village.
Le domestique, marmottant une imprécation, allait refermer la
porte lorsqu'une main l'écarta brusquement, une voix sévère
demanda ce qui se passait, et un homme de haute taille, jeune
encore, un peu gros, parut sur le seuil. Sans écouter la réponse du
domestique, il examina attentivement le malheureux colporteur,
affaissé sur les marches du perron. Une lueur d'espoir ranima le
juif, qui réitéra sa prière.
— Entre et sois le bienvenu, dit gravement Kortchenko.
Il se pencha vers le jeune homme et l'aida à se relever.
— Tu devrais avoir honte, Nikita, de renvoyer ce malheureux,
dit-il à son domestique d'un ton de reproche.
Nikita se gratta derrière l'oreille.
— C'est que, voyez-vous, Boris Pavlovitch, on ne sait jamais ce
dont ces mécréans sont capables, riposta-t-il.
— Tais-toi et va vite lui préparer un souper et un lit. U est^à
demi mort d'inanition, interrompit Kortchenko.
Le juif entra dans la maison soutenu par le bras du pro-
priétaire.
U grelottait, ses dents s'entre-choquaient.
— Merci 1 merci 1 balbutiait-il.
Kortchenko le conduisit dans une chambre bien chaude, le
déshabilla, aidé de Nikita, qui ne s'acquittait de cette fonction qu'à
contre-cœur, et, après l'avoir soigneusement couvert et lui avoir
fait prendre une tasse de thé chaud, — le pauvre être ne put avaler
autre chose, — il lui souhaita le bonsoir.
Rentré dans son cabinet de travail, il rapprocha son grand fau-
teuil de cuir du poêle où pétillaient joyeusement de grosses bûches
de hêtre, tisonna le feu, puis renversa sa tête sur le dossier du
TOMB L7II. — 1883. 3
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■W"
3& BEVUE HÉg ibtOlL MÔNDBSr
fatiteiïil et ste mit if tëfïétibk, toiit en suivant des yeux léss petites*
étincelles qui s'engouffraient dans le tuyau de la cheminée.
Bdris Kort^béhk^A'avait jftmais quitté la petite Russie^ son pays
nataf; il âécondai^tiit^ Ai'?étèrsbott)*gfni Moscouyet lorsqu'il s^était
ali^nté de Sofietka^il n'avait jamais été au^ddà^de Kiev. QuaiMià
un voyage à l'étranger, il ne se rappelait même pas y avoir songé.
Il éé trouvait bien au milieu de ses steppes auit boriaoBs infinis, ne
croyait pas que d'autres pays pussent être plus beaux;, il ne coi»*
prenait pas (Jti'il' y eût une jduîsSanee comparable à- celle de s'oc-
cuper du bien-être de ses paysans, qu'il aimait comme s'ils eussent
été* stes enfans, et (fui Tàttoraietit. Sotl père tf â?vâit jamais quitté
le pays non plus; il s'était marié à' te Allé d'un pï»(^riétaire voisin v
ils avaient été heureul duf bonhietit qtf ils répandadeût- autour d'eux.
Le fils né de cette union àVàif été \e\A j^t constante en complétant
leur vie; ils se partageaient ônti'é M et leurs paysans, envers les-
quels ûs se croyaient autaût de devoirs^ (|it^mvers Fenfamt qui leilr
teti)âdt pai* les liens du sa»^. Boris F^lovitcb, élevée dans cette
afitib^hèi'e de pttix et d'amoui', tf atttit prouvé aucun des tnnh
blels malsains qui commençaient déjà aioi»s à tourmenter la jevne
Russie. Son bon sens, ses sentimens d'humanité et de justice puisés
en hiî-méme lui avaient fait comprendre et sentir que ces êtres
qui lui appartenaient de par la loi, dont il pouvait disposer à sa*
fantaisie, étaient des hommes comme lui, et qu'étant ses pafreils,
ils méritaient une* part égale de liberté dans la vie. de n'est pas
qtlô ses parens où lui abusassent jamais de leurs droits seigneu-
riaux; ils s'efforçaient, air contraire, de relever l'initiative, la vcâonté
chez ces serfs sur lesquels ils avaient droit de vie et de mort> mais
la délicatesse des sentiments ék Koffefhenko se révoltait de posséder
ce droit, qui outrageait la dignîlé humaine.
Quand les vieux Kortchenko moururent, Boris Pattovilchi affran-
chit ses serfs bien avant Témantipation du reste de hé Russie. Les
pfty^nis ne lui en surent pre^e pasj de gcé. Son jetf{g a/vttit été
si doux que la liberté ne leur apportait aucun bienfait. Mals^ flffls
se réjouirent peu du bonheur qui leur était acccnf'dé, éëhii qui' le
leur procurait se sentit soulagé d'un gtiBd poids. 14 avait rempli
tfn deftôir que lui imposait sa conscience, son amour de t^bumaâité :
6Gfi hommes n'étaient^ pas ses frères et n'avaient^b p«» te
mémei^ droits que Fui, pùrisque le Tout-Puissant forme tewtes «s
(iféatures à son imagef Kortchenko était convameu qrfarec te chiK
rite on serait parvenu à résotidrcJ les problèmes lesphis <îomplexé8,
& donciUer les^ airiagonismes les phiaf acharnés; «n de ^s thèmes
fàtoris était de prêcher lesi réformes qui detraient être «pportôes
dâcnâ Ift sttuitidtf dm isi^élftes etf Russie.
-^ Qu'on leur accorde les mêmes droits ^Ifif'aux chréliens.
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LE JUtF DE SOFIEYRA* 25
^ Vaus m eoDAaissQz p^a le« juif«, b«i répondait-^ ^ nv)t.
Vwa M l90 jugc;^ 4tt^ 4'«prës le^ Utapieçi d& ¥ptr6 io^tgia^tion; il
ii*y w ft P9i« m 3eu) dUos vos villig^» Yoil^ pi^r^W %>i&eYkA est
Bt ou lui dtoit ^wmil», un bame^u sity^ ^ m^ (jiUtWQç de
viAgt ver^tea, oih les juifs s'éUiiept ^mpiiréç (te )Wt te çQ»m^ce,
avaient ruiné et démoralisé les paysans^ qui jauisa^iei^ (jlan^ le
pays de la plus mauvaise réputation. Eortchpj)kQ r^pliqmât à cela
que r^ampld d^ K^n^nka j^ d^eotoit auci^neme^t 9es théories.
l)e propriétaire »vait «UTraDcJU j^s siorfs, il e$t vr^i» mm il Yxe
s'était jamais occupé de ses terres, ne les connaissait iiçiéniç p^s,
puisqu'il vivait toujoms à l'étranger. L'inte^da^t av^t trouvé plus
QQmnM>d9 de se dédiarger des ^om de l'administration sur les juifs
de la ville voisine, qui étai^t venus lui propose? d'^lTenner les
champs* Les paysans, m trouvant plus 4'pccupfitjpn là, où ils
Auraient dû en trouver» allaient an chercher hors d^ paya; çe^x
qui restaient étaient les indigens et les piM^'^^çui^; los juifs les lis-
saient travailler quelquefois, sans doutet W^is le^ pj^yaient m^K et
d'aijtteurs, en peu de temps, h pQpula1ji(>n juivQ i^'éi;^U tellement
«cerne à ^«menka qu'elle se suflii^ i ellerniêmef
Le Petit-Russien est adroit, JxîiteAUgfWrti mws il ^st paressçuj^ et
ne se réveille qiji'à l'appât d'u,n prçfit imw^diftt QU aou? l'em-
pure d'une passion; quoique fort tenace lorsqu'il a un {j^ut^ il se
laisse aisément décQurager par l'iufortune. Ia P9ir^ss0 pr^d le
dessus; il courba la tête i^ous la iatalit^i qu'il n'essaie plus de con-
jurer, et s'enivre pour noyer son chagrin. On s'enivrait terrible-
ment dans les cabarets de Eamenka, qui étaient également entre
les mains des juifs. La prospérité de ces derniers irritait les indi-
•.. Si te oomte A,«., wwl^t s'occuper de ses terres, s'il procurait
ilu trav^l h aes pasrsansj U» ne seriô^nt pas désespérés, ils ne boi-
raient piu3 autMt, M foraient poînt 4e dettes, P^ içela même l«ur
animosité contre les israélites n'awrait plus d^ m^W d'être, réppn-
diiî( X9rtch«k9^ Ceuïra sont îndusfrifiux, ils ont ds VvrmA qu'ils
pi^ètent k des in^jg^ns q^ m peuvent pas le l^ur lençhris <# qp se
mettent à les détester. Je n^ dis fm que lea julfiS p'^^ut pas^u^i
qnc^qvep torts de teur #té, fôQUtoitf^ lAm, s'ils swtr^pii/ses, c'est
qu'ito awt fm^és par 1a poaitf on qui Imr «st fedj^ d^ rw>urir A des
moyens illicitea. îla mims^U^ lewi ifiçfeyE^ses sou f^ sou f^yec l^s
idw girandes piivKdoi»»^ 4» 14 Ifm iiine contra û^ cbr^^HM^t Met-
tez-les sur un pied d'égalité et la concorde i» p^ua j^fwM /sêgA^nt
mn^ fie» enAtod qui s'isuèor^^,
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36 AEYUE DES DEUX MONDES.
L'hospitalité qu'il avait accordée au juif cette nuit le ramenait à
ces réflexions. Le feu s'était depuis longtemps éteint qu'il restait
encore enfoncé dans son fauteuil et ne songeait pas à aller se coucher.
— Que ce serait beau, pourtant, si les hommes consentaient à
oublier les dissensions, les haines, si la charité unissait toutes les
races, toutes les religions I fit-il enfin à mi-voix avec un soupir.
La pendule, accrochée à la muraille, marquait minuit ; il y jeta les
yeux, se leva lentement, s'étira et ouvrant la porte qui communi-
quait avec l'antichambre :
— Nikital appela-t-il.
Le serviteur parut, la figure endormie, les yeux clignotans ; peu
accoutumé à ce que son maître veillât si tard, il avait sommeillé en
attendant :
— Gomment va le juif?
— Il est agité, il parle en dormant, puis il se réveille en deman-
dant à boire. Je le crois malade, répondit Nikita.
— Je vais le voir avant de me déshabiller ; peut-être faudrait-il
envoyer chercher le médecin, dit Kortchenko avec sollicitude en se
dirigeant vers la chambre de son hôte.
Nikita le suivit en grommelant :
— Vous auriez bien mieux fait de ne pas recueillir ce mécréant...
Vous allez voir qu'il nous portera malheur... A-t-on jamais vu un
misérable juif déranger ainsi un seigneur?
— Tais-toi, interrompit sévèrement Kortchenko.
Mkita avait été élevé avec lui, et se permettait souvent des libertés
de langage, mais cette fois le ton du maître était si péremptoire qu'il
courba la tète et dut se borner à l'accompagner en silence.
II.
Foma le juif fit une longue maladie ; Kortchenko le soigna comme
il eût fait un fils. Il avait mandé le médecin de la ville voisine, et
passait des nuits entières à veiller au chevet du malade, qui fut en
danger de mort pendant plusieurs jours.
Nikita ne cessait de déplorer la conduite de son maître, et, comme
il n'osait plus lui en parler, il se dédommageait de ce silence forcé
avec ses camarades de l'antichambre :
— Vous verrez que tout cela tournera mal, disait-il. Il n'y a rien
d'assez bon pour ce va-nu-pieds, on lui donne du bouillon de pou-
let, du vin rouge... Â-t-on jamais vu chose pareille?
Les autres domestiques hochaient gravement la tète, et trouvaient
que Nikita avait raison.
Quand Foma, bien faible encore, fut en état de quitter le lit, Kort-
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LE JUIF DE SOFIEVKÂ. 37
chenko jugea le moment opportan pour rentretenird'uD projet qu'il
nourrissait en secret depuis quelque temps déjà. Il entra un matin
dans la chambre de son protégé. Celui-ci, les pieds enroulés dans
une couverture, était assis dans un fauteuil moelleux, près d'un grand
feu auquel il chauffait ses longs doigts devenus presque diaphanes^
Il voulut se lever à l'entrée du seigneur, mais sa faiblesse était
encore telle qu'il dut s'appuyer aux bras du fauteuil pour ne pas
tomber :
— Ne te dérange donc pas , dit Kortchenko en le forçant à se
rasseoir. — Gomment vas-tu ce matin?
— Mieux !.. bien mieux I répondit le juif d'un ton dolent. D'ici à
peu de jours je pourrai enfin vous débarrasser de ma présence.
Kortchenko s'assit sur une chaise de paille, qu'il approcha de son
interlocuteur :
— C'est justement au sujet de ton départ que je veux causer avec
toi, Foma, dit-il. Que comptes- tu faire?.. Où iras-tu?
— Je n'en sais rien encore.. • Je recommencerai ma vie errante,
j'irai d'un village à l'autre vendre ma marchandise...
— Combien gagnes-tu à ce métier-là?
Le juif le regarda d'un air à la fois surpris et méfiant :
— Pourquoi m'adressez-vous cette questi
— Parce que je m'intéresse à toi et que j
liorer ta situation.
Un éclair passa dans les petits yeux enfon
à un calcul mental, compta sur ses doigts
porter une journée.
— De vingt à trente kopecks par jour qua
bien, mais quelquefois je ne gagne rien du
Kortchenko réfléchit un instant ; Foma le
taine inquiétude :
— Connais- tu un métier quelconque?
— Dans mon enfance, on m'a appris cel
qua le juif, mais je l'ai vite abandonné ; il y
rence dans la ville où j'habitais ; c'est alors <
porteur.
Kortchenko poussa une exclamation joyei
— Ta fortune ne dépend plus que de tabc
gagnes bon an mal an une douzaine de rou
offre vingt si tu consens à rester chez moi
habillé, tu feras des bottes pour toute ma
temps de reste, tu peux l'employer à travaill
village. Cela te va-t-ilî
Foma, les mains crispées sur les bras du
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88 REVUE DES DEUX MONDES.
cbé en ayant, la bouche ouverte, regardait le propriétaire. La sur*
prise, rincertitude, la méfiance, se lisaient sur ses traits p&les,q«e
Féiiiotion marbrait de taches rouges. Eortcheuko attendait patiem-
ment sa réponse; son visage souriait, dans ses yeux lumnêtes brillait
la satisfaction :
— Ce n'est pas bien de se moquer ainsi d'un pauvre homme, baU
butia enfin Fomaen se laissant retomber dans le fauteuil avec décou-
rag^nent.
— }e ne me moque pas du tout de toi; ce que Je te prq[>ose est
très sérieux, reprit Eortchenko, — et il voulut expliquer au juif ce
qui lui paraissait si inconcevable. Il lui parla longtemps des droits
égaux des hommes, de son admh*ation pour les qualités de la raoe
Israélite, des moyens qu'il croyait nécessaires pour développer
ces qualités au profit de la Russie. S'écbauffant à ses propres
paroles, il oubliait qu'il avait affaire à un être sans éducation,
tout à fait incapable de le comprendre; ses théories favorites Yem*
portaient au galop, et il se laissait entraîner. Foma entendait bien
sa voix, mais elle paraissait venir de loin ; il n'essayait même pas
de saisir le sens de ses paroles, il n'avait plus qu'une pensée, il
ne voyait plus qu'une chose : on lui proposait un asile, le repos;
plus que le pain quotidien, presque le luxel Vingt roubles par
moisi Jamais, dans ses rêves les plus extravagans, il n'avait espéré
somme pareille. Vingt roubles! ce chiffre miroitait devant ses yeux;
il le voyût partout, sur les murs de la chambre, dans l'air et sur-
tout sur la figure de son bienfaiteur. Et puis qui l'empêcherait de
gagner davantage? Les domestiques de Kortchenko étaient nom-
breux, 3 est vrai, mais Us n'useraient pas autant de bottes qu'il
pourrait en faire; il en ferait pour les paysans de Sofievka, puis pour
ceux des environs... Ce n'était pas vingt roubles qu'il voyait alors,
mais une série de chiffres insensés qu'il ne parvenait plus à compter.
Eortchenko parlait toujours :
— J'acceptel s'écria tout à ooup Foma ; puis, comme efiBrayé de
sa Tëhémence, il se leva pâiiblement, se prosterna aux pieds du
seigneur et les baisa :
— Je tâcherai de mériter votre bienveillance, ajouta-t-il d'un ton
mielleux.
Eortchenko ie releva wtc sollicitude.
— C'est moi qui suis ton obligé. Je sors «Ûr que tu te rendrai
utile... et puis, grâce à toi, fédère enfin être [à même de prouver
que mes convictions ne «ont pas de vaines utopies.
Foma fut logé dans une des dépendances du château; citait une
petite maison basse, à toit rouge ; à droite, se trouvaient une cui-
sine et une grande ^bce servant de saRe à manger aux serviteurs;
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LE JOIF DE SOFlEYiU. 89
à gftuche étaient deux cbaoabresque Ton dmiDa au juif et dont Tune
devait lui servir d'atelier ; un couloir les séparait de la salle à man-
ger et de la cuisine.
Cette installation fit grand bruit au village. On se racontait en
ricanant que le seigneur avait recueilli un mendiant juif, que, non
content de l'avoir hébergé et soigné pendant sa maladie, il Tavait
prié de se fixer à Sofievka et lui avait flut un pont d'or.
^ C'est plus qu'il n'a jamais fait pour un chrétien^ disaient les
paysans.
C'était la première fois qu'ils critiquaient le propriétaire.
Cependant la curiosité était éveillée ; on se demandait ce qu'était
ce juif merveilleux; il devait évidemment avoir quelque grand mé-
rite pour être traité avec tant d*égards. Boris Pavlovitcb, tout bon
qu'il était, ne l'aurait pas gardé s'il n'eût espéré en tirer profit. On
apprit bientôt qu'il était cordonnier.
Un dimanche, au sortir de la messe, Nikita, contemplant ses bottes
neuves, avoua qu'elles n'étaient pas trop mal faites. On l'entoura avec
intérêt; le juif travaillait-il seulement pour le seigneur, ne consen-
tirait-il pas aussi à chausser les paysans? Il n'y avait pas de cordon-
nier à Sofiekva, et il fallait aller acheter des bottes à la ville, située
à soixante kilomètres de distance.
"^ Le maître lui a permis d'accepta: toutes les commandes, répon-
dit Nikita avec dignité.
Dès le lendemain, trois ou quatre cliens se présentèrent^cfaez
Foma :
— C'est drôle tout de même, se disaient-ils en s'acheminant vers
sa demeure, de voir ce juif installé dans la cour du château !
Bientôt Foma fut surchargé de commandes ; il travaillait vite et
bien, vendait sa ourchandise à des prix raisonnables :
— Il est vraiment honnête I disaient les paysans non sans un cer-
tain étonnement«
Kortchenko jouissait de son œuvre; il s'était pris d'une affection
réelle pour son protégé et ne passait pas de jour sans l'aller vcnr.
Su apprenant que les paysans se fournissaient chez lui, il se frotta
les mains de joie«
Foma passa des semaines sans sortir de la cour du château ; il
ne quittait presque jamais son établi, sauf aux heures de repas, qui
le réunissaient au reste des domestiques. U avait tant pâti du firoid
dans sa vie qu'il s'habituait difficilement à croire que désonnais il
n'en souffrirait plus. Chaque Ibia qu'il s'arrachait à sa chambre close,
U craignait de ne plus la retrouver. Il jouissait profondément de son
bien-être matériel, et le soir, en s*alIongeant sur le canapé qui lui
servait de Ut, il restait éveâlii de longues heures, réfléchissant aux
p^éties extraordinaires de son existence.
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âO RETUE DES DEUX MONDES.
— Si Ton m'eût prédit, il y a quelques mois, que je dormirais
dans des draps avec un coussin moelleux sous ma tête et chaude-
ment couvert, j'aurais cru à une mauvaise plaisanterie, pensait-il.
La sensation lui en était si douce qu'il remarquait à peine les
plaisanteries que les domestiques et les paysans lui décochaient à
l'occasion. Il est vrai qu'elles n'étaient pas bien blessantes, car le
plus souvent on se contentait de rire un peu de ce qu'il refusait de
manger du porc et de ce qu'il s'enfermait le samedi pour réciter
des prières. Il se montrait si humble, si conciliant, si serviable,
que l'antipathie naturelle provoquée par son origine disparaissait
peu à peu. Seul Nikita continuait à le voir de mauvais œil.
III.
Il tombait une pluie mêlée de neige ; la journée était terne, grise.
Au dehors, les arbres du jardin se repliaient frileusement sur eux-
mêmes comme pour se garantir des rafales de vent qui menaçaient
de les déraciner.
Foma s'était rapproché de la fenêtre afin de profiter du peu de
lumière de cette sombre matinée, mais il ne travaillait pas. Des
morceavx de cuir, des outils gisaient pêle-mêle autour de lui;
renversé sur sa chaise, il laissait pendre ses mains inertes et sui-
vait machinalement des yeux les gouttes d'eau trouble qui tom-
baient du ciel. Pour la première fois de sa vie, il s'ennuyait. Que
lui manquait-il donc? Bien et tout. Depuis qu'il se souvenait de
lui-même, il avait lutté contre la misère ; le plus souvent il ignorait
ce que lui apporterait le lendemain; son existence jusque-là avait
été une série non interrompue de calculs subtils pour se procurer
le pain quotidien. Et maintenant, il n'avait plus à s'en préoccuper,
et cependant jamais il n'avait été aussi triste. Jadis, lors même
qu'il envisageait l'avenir avec crainte, cet avenir offrait du moins
un vaste champ au développement de son intelligence et de son
habileté; alors il avait un but, et aujourd'hui il n'en avait pas. Il
vivait seul, presque comme un paria, car, quelle que fût la bonté
de Kortchenko et l'indifférence de son entourage, il se sentait toléré
et non aimé. Jamais on ne le traiterait conmie un égal, la déférence
même qu'on lui témoignait lui paraissait ironique. Il gagnait de
l'argent, il est vrai, mais à quoi cela lui servait-il? Il sentait en lui
un besoin d'activité dévorante; ses instincts d'industrie se réveil-
laient; ce qu'il recevait ne lui suffisait plus, il rêvait l'indépendance,
le pouvoir. Il trouvait que Kortchenko ne l'appréciait pas à sa juste
valeur; ne croyait-il pas avoir fait preuve d'une générosité écla-
tante en le condamnant à fabriquer des bottes du matin au soir?
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LE JUIF DE SOnEVKA. il
Hais il se sentait de force à remplir un emploi bien autrement
important. Il étouffait dans sa petite chambre si chaude; ouvrant la
fenêtre, il se pencha au dehors, laissant la pluie lui fouetter le
visage et le vent soulever sa longue chevelure. A droite, le châ-
teau se détachait sur un fond d'arbres dégarnis; il lui parut
énorme dans ce jour gris.
— Gomme j'aurais su utiliser cette baraque si elle m'appartenait!
pensa-t-il.
Son cœur se gonfla d'orgueil et d'amertume. Pourquoi y avait-il
là, à sa portée, un homme riche, tandis qu'il était pauvre? Il est vrai
que cet homme riche l'avait recueilli, mais ce n'était que l'aumône
d'un caprice, et combien le caprice durerait-il?
— Moi aussi, je ne veux dépendre de personne, se dit-il. Et
quand je serai riche, quand je serai puissant, j'écraserai sous mon
talon ceux qui me méprisent aujourd'hui.
n referma violemment la fenêtre ; une foule de pensées se heur-
taient dans sa tête. Il n'avait aucun plan et ne savait encore ce qu'il
ferait de son argent, mais il résolut d'en amasser le plus possible.
Par quels moyens? Il l'ignorait. Mais, à dater de ce moment, il
passa ses journées courbé sur son ouvrage, tandis que son esprit
cherchait à découvrir les voies qui le conduiraient à cette fortune
ardenmient convoitée. Il ne dépensa plus un kopeck et renonça
même à fumer.
— Qu'est-ce qui te prend de ne plus sucrer ton thé? lui demanda
Nikita, un soir que les domestiques étaient réunis à souper et que
chacun d'eux avait un verre de ce breuvage placé devant lui.
Foma , depuis quelque temps , glissait dans sa poche les deux
morceaux de sucre qui étaient déposés sur sa soucoupe.
— Je le préfère ainsi, répondit-il en portant le verre à ses lèvres.
— Mais alors pourquoi prends-tu le sucre? Il coûte cher, tu n'as
qu'à le laisser, il servirait à un autre.
— 11 en fait provision pour le revendre; on n'est pas juif pour
rien, dit un autre domestique.
Un éclat de rire général accueillit cette phrase, et tous regardè-
rent Foma, qui avait pâli. U ne répliqua point, mais un éclair hai-
neux jaillit de ses prunelles; néanmoins U s'empara tranquillement
de ses deux morceaux et quitta la pièce. Quand il eut refermé la
porte, il entendit les rires et les quolibets qui saluaient son départ;
serrant le poing, il fit un geste menaçant dans la direction de ceux
qui s'amusaient à ses dépens :
— Moquez-vous de moi, je vous le revaudrai un jour.
Le lendemain, Kortchenko l'envoya faire quelques emplettes à
Kamenka. C'était un grand hameau, presque une petite ville, où il
7 avait bon nombre de boutiques , toutes tenues par des juifs«
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LE JUIF DE SOFIETKA. iS
nmte et son père est riche«.. Il kû donnera sans doule «Mfeelfe
dot... Ahl mais il est trop ricbe pour pennettre àsa fille d'épower
«m pauvre gueux comme moL
£c sa doit de richesse s'accrut à cette pens&e, ii se promk d'être
plus âpre au gain, de déci^ler son activité peur 6tre en éÉat d'ob-
tenir Rebecca. Désormais son ambttioii se doublait d'amour; mais,
à mesure qu'elle de? ensit plus impatiente, sa haine des chréti^is
augmentait. Il les haïssait de ce qu'il ne pouvait s'enrichir «qm'en
Ifavaillant pour eux, et en même temps il les flétrissait d'un mépris
écrasant de ce qu'ils ne comprenaient pas la vraie cause de son
humilité apparente. Lorsqu'il saluait un paysan, sa tèle effleurai le
aol« mais, pendant qu'il affichait ainn son infériorité, son cosnr était
lacéré de honte et de rage; il aurait voulu étrangler celui qu'il pré-
tnndait honorer et qui ne lui servait que de marchepied.
On jour, un moujik lui rapporta une paire de bottes qu'il avait
livrée à la hâte et qui s'était immédiatement déchirée.
•— liens, juif, s'écria-t-il, reprends ces bottes qui ne valent rien,
rends-moi mon argent ou tais-m'en une nouvelle paire.
Foma essaya de protester, mais le paysan tenait bon, il ne voukdt
pas jeter son argent par la fenêtre. Foma grinça des dents, devint
blême; pour faire plus de besogne à la fois, il commençait à se
négUger, espérant que sa négligence passerait inaperçue. Mais si
tous ses clîens étaient aussi clairvoyans que oehit-d, ils l'abandon-
neoûent bien vite; il fallait donc se résigner à refaire l'ouvrage. Il
arracha brusquement la dumssure des mains du paysan; cet imbé-
cile lui faisait perdre plus qu'une jouniée de travail, il lui erievaît
l'espoir d'écouler de la mauvaise marchandise.
— * Tâche au moins d'être poli, Foma; on dirait vraiment que
c'est ma faute si tu as mal cousu le cuir, fil le paysan d'nn ton
plaintif.
Foma, les dents serrées, lui jeta un regard venimeux; puis, ^iii-
dinant très-bas :
— Je te demande pardon ; je voulais r^r^ mon erreur au plus
vite, dit-il d'une voix tremblante.
Le paysan ricana.
— AiH*ès tout, tu es un bon diable; seulement, lâche de bien
faire cettç fois^ répondit-il en s'^i allant.
Ce jour-là, Foma aurait voulu posséder dix maim, pouvoir se pas-
ser de nourriture, de sommeil, afin de travailler, travailler toujoms.
Cette scène se passait le matin; à dîner, il avala son chtchy à la Mie
et courut s'enfermer dans sa chambre pour continuer son ouvrage
sans se laisser émouvoir par les plaisanteries (fo ses camarades. Il
piquait fiévreusement un point après l'autre; sa main, armée de
l'alêne, se levait et s'abaissait régulièrement; de grosses gouttes.
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hh REYUE DBS DEUX MONDES.
de sueur perlaient sur son front sans qu'il y prit garde; il avait
une courbature à force de rester des heures Téchine ployée dans
la même attitude. Mais que lui importaient ces misères ? Chaque
point le rapprochait du but, et Timage de Bebecca se dressait son-
nante devant lui. Il avait tant de commandes qu'il ne pouvait y suf-
fire; cependant il voulait* les exécuter toutes, de crainte que, s'il
les refusait, on ne s'adressât à un autre cordonnier. Et tandis qu'il
travaillait avec un acharnement qui tenait presque du délire, il
sentait au dedans de lui une implacable soif de vengeance contre ces
chrétiens dont il ne pouvait se passer. Vers le soir, ses artères bat-
taient follement, son cerveau était prêt à éclater, le sang affluait à
sa tète, qu'il avait tenue baissée pendant tant d'heures, ses doigts
écorchés saignaient :
— Je ne ferai plus rien qui vaille, pensa-t-il avec découragement,
en jetant à l'autre bout de la pièce le morceau de cuir qu'il était
en train de découper.
L'atmosphère de son atelier le suiToquait, il prit sa casquette,
sortit et aspira largement l'air frais du dehors.
U ne faisait pas encore tout à fait nuit, un crêpe gris semblait
envelopper la terre ; de légères vapeurs s'élevaient du sol humide et
le recouvraient d'un voile, comme pour le dérober aux rayons indis-
crets de la lune qui montait à rhorizon. Des effluves printaniers s'échap-
paient des arbres bourgeonnans, où les oiseaux faisaient déjà leurs
nids. La nature entière était doucement assoupie ; mais ce calme,
contrastant avec son agitation intérieure, ne fit qu'exaspérer Foma; il
aurait voulu voir se déchaîner autour de lui une de ces bourrasques
terribles qui arrachent et brisent tout sur leur passage ; impassible
au milieu de la tourmente, les bras croisés, le front haut, il aurait
aimé crier à Touragan : « Détruis, anéantis tout ce qui n'est pas à
moi et tout ce que j'abhorre I » et il aurait applaudi à la chute des
arbres, à l'elTondrement des maisons, à la destruction générale de
b terre.
Ces réflexions l'absorbaient au point qu'il traversa sans s'en aper-
cevoir la longue rue du village, dont les maisons commençaient à
s'éclairer. Les jeunes filles et les femmes couraient de Tune à l'autre
avec des torches allumées, se prêtant ou empruntant du feu, car à
cette époque-là les allumettes étaient encore chose rare dans le
peuple. Les figures jeunes ou vieilles illuminées par les fagots rési-
neux d'où s'échappait une fumée noirâtre prenaient une apparence
fantastique. Hais Foma ne voyait rien. Il dépassa la maison du
prêtre, l'église blanche au toit vert, entourée d'un mur bas peint à
la chaux par-dessus lequel on distinguait le bout des croix de quel-
ques tombes privilégiées. On n'enterrait là que les dvorovyi^ les
p-opriétaires pauvres qui n'avaient pas d'église à eux, ou bien les
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^Aisjt^^j.n^.ixm.. .Mil ^^
LE JUIF DE SOFIETKA. hb
paysans qui s'étaient illustrés d'une manière quelconque. Le com-
mun des mortels reposait au cimetière, situé à peu près à un kilo-
mètre du village. Foma se dirigeait inconsciemment de ce côté. A
mi-chemin dans la route déserte, son attention fut attirée par une
ombre noire qui venait à lui ; cette ombre avançait lentement, et
il ne put se défendre d'un petit frisscm ; ce pouvait être quelque
moujik attardé et ivre qui, s'il le reconnaissait, ne manquerait pas de
lui faire des taquineries; le lieu était solitaire, le paysan pouvait
avoir le vin mauvais. Foma eut peur; il chercha un refuge, mais il
n'aperçut autour de lui que la steppe unie s'étendant àperte de vue.
L'ombre se rapprochait et prenait la forme d'un homme de haute
taille qui semblait trébucher.
— Fomal Foma! où vas-tu donc? cria une voix dans l'obscurité*
Est-ce moi que tu fuis ainsi 7
Le juif s'arrêta ; il avait reconnu la voix de père Afanasiy, le prêtre
de Sofievka. Revenant sur ses pas et saluant jusqu'à la ceinture :
— Je ne vous avais pas reconnu, très révérend,,, je croyais,., je
pensais,., balbutia-t-il d'une voix mal assurée.
— Tu m'as pris pour un ivrogne, riposta le prêtre en riant dou-
cement. C'est la fatigue et non le vin qui me fait chanceler. J'ai
été voir des malades à quinze verstes d'ici et comme mon cheval boi-
tait, j'ai dû faire la route à pied, si bien que j'y ai à peu près laissé
mes chaussures, ajouta-t-il en montrant ses pieds couverts de boue.
 propos, Foma, on te dit excellent cordonnier ; fais-moi donc une
paire débottés, je n'ai plus rien à mettre et il fait encore trop froid
pour marcher nu-pieds. Je te serai reconnaissant de me les livrer
au plus vite.
Foma hésita avant de répondre. Travailler pour un prêtre ortho-
doxe I Ses scrupules religieux se révoltèrent à cette idée; son travail
n'alderait-il pas pour ainsi dire à la propagande de cette religion
qu'il exécrait? Si père Afanasiy était obligé de faire son achat en
ville, il devrait se déranger, s'absenter deux ou trois jours, et
pendant ce temps les paysans mourraient dans l'impénitence finale,
on murmurerait peut-être contre le prêtre, on lui reprocherait
d'avoir déserté sa paroisse à cette saison, où le printemps amenait
une recrudescence de maladies. C'était bien tentant; mais, d'un
autre côté, comment laisser échapper cette occasion de gagner quel-
ques roubles?
— Eh bieni Foma, puis-je compter sur toi? demanda père Afa-
nasiy d'une voix fatiguée.
— Après-demain vous aurez ce que vous désirez, répliqua le juif
en s'inclinant encore une fois.
Le prêtre le remercia, lui souhaita une bonne promenade et reprit
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A6 REVUfi bsS DÊUt HONÏ)£S«
sa Marche. Ifoihk attendit qti'9 fûft lohl pùttt mouiHéf hii AKtôtti à Mi
màisÔD.
-^ J*eiDt)loiei^àî m gl ttfâMVàis Cï*^ qu'l! Uô lu! senîw p^ dMi
jôttft, et je suîé bien 8Û1- qu'il tte se j^feîûdrti pm, Itil, muilïitltti4-a
aVec tlû sôtirire diaboKqtië.
De cette Taçott, il tfaùquillisaît sa eon^emcô et la mettait d'ac-
cofd àtec sa tapaôité.
î?ar uSe brtlâùte ôoll^éô d'août, Pôaist aVàitpoaôSé sa p«)!iïeÉade
jusqu'à la rivière afin d'y jouir d'un peu de fraîcheur. La rivière tf^^
tait pas éloignée du village, et au coucher du soleil les ehûins s'y
rendaient habituellement pour pécher à la ligne. La rive fleurie
était tout émaillée de petite boUshommes en chemises rôuged ou
blanches, aux jambes nues, brunies par le soleil, qui se tenaient im-
mobiles les uns assis, les autres debout, de grandes gaules à là main.
Ils suivaient anxieusement les oscillations du fil sur l'eau, et si un
mouvement un peu violent indiquait la morsure d'un poissoû,il fal-
lait voir avec quel geste énergique ils rejetaient leurs petits bras "eu
arrière en se reculant pour soulever le butin ! Chaque petit pêcheur
avait autour de lui une demi-douzaine de camarades plus jeunes
qui n'étaient pas encore admis à l'honneur de se servir d'tme
ligne, mais qui entouraient leur aîné avec une déférence craintive
et se tenaient prêts à obéir à ses moindres volontés. C'étaient eux
qui portaient le grand seau rempli d'eau destiné à recevoir le pfô^
duit de la pêche; ils déterraient les vers servant d'appât, 1^
piquaient sur l'hameçon, et quand ils avaient été bien obéisâaUs,
pour les récompenser le petit pêcheur leur permettait de décrocher
le poisson pendu au bout de sa ligne. Lorsqu'on voyait la proie sur-
gir de l'eau et se tordre dans les airs, c'étaient des cris de jdie
à n'en plus finir ; puis, quand après leur avoir suffisamment fait
admirer son adresse, l'heureux pêcheur se décidait à baisser sou
butin vers la terre, toutes les petites figures se tournaient anxieuse-
ment vers lui, on ne riait plus, on attendait le nom de celui à qui
serait accordée l'insigne faveur de débarrasser la ligne de son flâr-
deau. Foma s'arrêta un moment à contempler ce joli spectacle. Une
douzaine de gaules se levaient presque simultanément, le soleil
couchant rougissait les écailles nacrées des poissons palpitant dans
l'atmosphère bleue, les cris joyeux des enfans se mêlaient aux bruis-
semens assourdissans des grillons dans l'herbe haute, d'où men-
ant des émanations capiteuses. Un des marmots s'étant retourné
rçut Foma :
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1^ jqiF <DE :SOTOVKÀ» hl
^ Le juif!! M^ 4^ «cette voix ;bftBse.qui xésA^n^J^ Imut et gui
semble être le ^pdvllège^es eof^ps \Wm hçfm» d'une (t^rr^ur quel-
conque.
Aussitôt tous se retouru^ut et ^ seiTMU k^ .uq3 contre les
««très, ils regaidèrent rintmis^Qçde j^m(}3 y^uî^ moitié .ei]^$s,
moitié .souriftos. Qn voi^t p^uile juif,AU .village.; jitmai3 jU m iÇWes-
^t un enfant ou lun dûen; auam <âtait-il pouf .eu^L quelque .(;bpse
d'^anger qui faisait fuir les un$ et .aboyer les.ftjiitres. ÇepeR^fuit
ce jour-là, il paraissait d'aifonble bum^uc, ^c^r .il s'iy)proQb^ 4e8
pelhs paysan0, learitepeto les jjojy^Ket te^r 4it ave.C;b(^wiie :
.^.^ Continuez, continuer
Les petits le voyant sourite 4aoiirifent awsi; U s'assit sur, rjiQçbe
lau milieu d'eu?^, leur permit de grim^p^^r sur ses.genqui;,,dp jAner
avec ses longs cheveux ; il ne^eiâcba mÔKoe j[^s ^^^ .g^'i)$.^!en
bétonnaient avectia franabifteângénue deileur 4gQ.
— Veux-tu ce îpâbson? demandu le pôche.ur Je plus r^pi:ç!çhé
deilui, en letirant oip steriet ^9. l'eau* J^omii.iiQQepta Jle ^, et
coDMne prouve cde^saitiofionnflMeiftAC^ jil «idft. à .gratter .j^ t^irre jtftur
y dénidier los «ers.
C'était un samedi;. les {Miy^ana ^'ultiarckiwt ftw cbamps .^ de
rentver Ja moisson 4pour se repois^r il^ iendemw). J)e girAuds cha-
riots remplis dejnfiîs et traînés pur des^bœufsserSUivaient lenteipQnt
sur la route qui longe la rivière. Ils étaient remplis de maïs. Quelques
femmes'perobéessur les tas s'y, tenaient, Iqs unes enlacées, les autres
ta demi couchées ;. leurs jupes multipoloroe, leurs chemises blanches
brodées de rougeet leurs nattes tentremélfSies de rubans foon^ient
un mélange de tons éblouisaans qui couronnait les, millions de^^ns
janoes; leurs silhouettes se détachaient .fiuemjent sur le ciel, pu le
soleil couchant laissait des traînées d'un jrouge «feu. J^e3 Jioimnes
fdiominaient à côté des chariots et ranimaient ]^ ibœufs j)aresseux
d'un tour de fouet ou d'une parole vive,; Âi/d temps en twfps
lilS'Se baissaient pour ramasser quelque tige tombée ^ teipr^. Les
femmes chantaient h mi-vnixet les vibrations-deil'iMr gardaient long-
temps l'écho mélancolique de leurs chansQU^.
^^ Tiens I le juif qui i^'amuse avec nps enlîms, .cria gaHnent un
payaan. Huel buel «youtartril en enveloppant son Attelage d'un
^coup de fouet.
Foma |(e suivit des yeux jusqu'à ce qu'il tdUt di^pai^u d^us le vil-
lage.
— Voilà la richesse! la prospérité I pensait-il. Que n'eût-il pas
donné pour posséder un champ lui aussi, pour j9u, revenir avec son
chariot pliant sous le poids de la récolte I
Quelques enfans avaient couru sur la route, et s'^tant emparés des
grains de mais que les paysau3 a,vaiwt n^ljgé .de rAVa^ser, ils
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hS REVUE DES DEUX MONDES.
revinrent tout contens les montrer à leurs camarades ; Tun d'eux
en avait plein sa petite chemise, qu'il relevait des deux mains. Â
cette vue, une idée étrange traversa l'esprit du juif. Ce maïs si
doré, si beau, constituait la nourriture préférée des paysans. Mais
il leur faisait généralement défaut à la fin de l'hiver; alors c'étaient
des plaintes, des doléances interminables. Si quelqu'un s'avisait d'en
faire une bonne provision, il pourrait la revendre au prix qu'il vou-
drait vers le printemps. Pourquoi Foma ne serait-il pas ce quel-
qu'un? Mais comment se procurer cette précieuse réserve?
— Tiens, tu te promènes avec du sucre dans tes poches? fit une
petite fille qui, nichée sur les genoux du juif, s'était livrée à des per-
quisitions dans ses vêtemens sans qu'il s'en aperçût, tant il était
préoccupé de ses plans. Elle tenait entre ses doigts les deux mor-
ceaux qu'il avait rapportés du souper.
— C'est bon, çal continua la gourmande en faisant claquer sa
langue, et en les regardant d'un œil de convoitise.
Les autres enfans avaient aussi leurs regards rivés sur ces petits
morceaux blancs qui pour eux représentaient une régal extraordi-
naire, car le sucre est un grand luxe chez les paysans. Foma
tressaillit; il venait de trouver une combinaison.
— Voulez- vous en manger souvent? demanda-t-il en prenant la
friandise des mains de la fillette, dont les yeux s'emplirent de
larmes.
— Oui! ouil répondirent en chœur toutes les petites voix.
— Eh bien I d'abord donnez-moi ce que vous avez là ; ensuite,
chaque fois que vous m'apporterez dix tiges de maïs, je vous pro-
mets en échange un morceau de sucre.
Les enfans écarquillërent les yeux et ouvrirent de grandes bou-
ches, ils ne comprenaient pas.
— Mais comment ferons^ous pour f apporter ce que tu de-
mandes? fit le plus avisé.
Foma hésita un moment; il ne pouvait leur dire ouvertement de
voler ; s'ils le trahissaient, il serait perdu ; comment, sans se com-
promettre, leur faire comprendre ce qu'il voulait?
— Tenez, regardez sur la route, il y a encore bien des grains qui
roulent dans la poussière, recueillez-les soigneusement chaque fois
que vous verrez passer des chariots,., et puis je pense qu'il en est
resté pas mal aux champs... par mégarde,.. ajouta-t-il à mi-voix.
Les interlocuteurs s*entre-regardërent, ils avaient bien envie de
la friandise.
— Ce sera très difficile, et nous ne t'apporterons que peu de
chose, car d'ordinaire on a soin de perdre le moins possible de mais,
répliqua le plus âgé d'uû air pensif.
— Cest votre affaire, dit Foma en se levant. Il jeta lea morceaux
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LE JUIF DE SOFIETKA. ^9
de sucre en l'air. — Goûtez-en, fit-il, et n'oubliez pas que je vous
en donnerai chaque fois que vous l'aurez mérité.
Les enfans se jetèrent à plat ventre dans Therbe, se disputant la
friandise; le juif les considéra un instant, tandis qu'un sourire iro-
nique passait sur ses lèvres minces.
— Je les tiens, pensa-t-il, en reprenant lentement le chemin de
sa hâta.
Dès le lendemain, une demi-douzaine de gamins lui apportaient
ce qu'il désirait. Gomme il s'étonnait de la grande quantité :
— Nous avons été dans les champs du seigneur, répondirent-ils
en rougissant un peu. Il a tant de miâs que quelques tiges de plus
ou de moins ne sont pour lui d'aucune conséquence.
Foma alors prit un air grave et blâma ce procédé, qu'il s'était bien
gardé de leur recommander; le peu qu'ils seraient parvenus à gla-
ner sur les chemins après la rentrée des récoltes lui aurait suffi. Les
enfans se pressaient dans un coin de l'atelier tout effarouchés de
ces paroles sévères, auxquelles ils ne s'attendaient pas.
— Tu n'en veux donc plus ? se décida enfin à demander l'un
d'eux.
— Si fait; apportez-m'en tant que vous pourrez, répliqua ^ve-
ment Foma, mais ne me dites plus jamais que vous les avez enle-
vés aux champs, et surtout faites bien attention de n'être point
surpris en venant ici, car alors adieu la récompense I
Néanmoins il leur distribua le sucre promis, qui mit bientôt fin à
leur embarras, et ils se promirent d'en mériter encore dans le plus
bref délai, quitte à ne pas dévoiler à Foma la provenance de leur
butin. Bientôt presque tous les enfans du village furent du secret
et ils s'ingéoièrent par mille moyens à escamoter autant de maïs
que possible. Avec la ruse innée de l'enfance, ils enveloppaient les
tiges compromettantes soit dans des mouchoirs, soit dans des gerbes
de fougères et s'arrangeaient de façon à les porter à Foma à l'heure
de la sieste, quand ils étaient à peu près sûrs de ne rencontrer per-
sonne. Gependant un jour Kortchenko, regardant par la fenêtre,
aperçut un gamin qui traversait la cour un gros paquet sous le
bras.
— Où vas-tu et que portes tu? cria-t-il.
Le garçon, interdit un moment, se remit aussitôt et, entr'ouvrant
le mouchoir, il en sortit un beau champignon tout frais. Il s'était
avisé d'en couvrir le maïs en cas de surprise.
— G'est Foma qui m'a ordonné de lui apporter cela, répondit-il.
Kortchenko sourit avec bonhomie, mais comme il était un peu
intrigué de savoir ce que son cordonnier faisait de ses champignons,
il le questionna à ce sujet dans la soirée.
Ton LTU. ~ 18S3. 4
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50 RETUB BBB i)10K «MDBB.
—Je possède une i^ecette spéciale pour les conservier «n hi?ir,
répliqua celui-ci saiHi se déeoncerter, ^et je^voidais <?ou6ifaire them-
•mage tie' toute ma provision*
En effet, au plafond de 'sen «atelier étaient -«uspendus d-innom-
brables champignons enfilés sur un minée cordon. Tous ceux'qoi
entraient pouraient les ¥oir, on les lui apportait arec le tnals; seu-
lement ce dernier était pré^^ieusement caché dans sa chanriMre^eù
personne ne pénétrait jamais, ^tandis ^e la tprovision de champi-
gnons exfrticpiaît suffisammemt ie «m^t^ent ^ee^enCaos. Kortchenke,
endnnté de découvrir une nouvelle 'capacHé dans een «protégé, ne
'put s'empêcher d^n feâre part à Wikita.
— Tu vois combien ce mécréant, comme t« l'appelles, se rend
tttile; il se tient tranquille, il travaille 'et n'a 'qu'un aeul désir, celui
'de me témoigner sa reconnaissance, dit-il <en se irettaoft les mains.
Nikita ne répondit que par un grognement, indistînot ; il o'^laitpas
«confaincu*
Foma attendît patiemment tout Thvver avant de se dè&ire des
précieuses tiges, qu^il oonservait avecim sein jaloux. Tous les soirs,
il s'endormait après les avoir tegardées et, le matki, à son téral,
eHes étaient les premières à T^ouir >8a «vue ; dl leur souriait avec
(Satisfaction en supputant d'avance oe «qu'elles pourraient lui nq^-
porter. En «ttendttit, il travaillait sans fd&che, vondait.à Kameaka
Jes habits neufs que Kortcheidio lui domait, «et-se contentait 'd'cun
mmjjL caftan très usé qui le tgarantkwait à peine du ifroid. Au
graindes «occasions, quand il allait Mre visite «u père tle iBebecoa,, il
'wvdlait des habits moins fripés réservés pour oette 'circonstance*
ârftce à eon activité et à son éconearie, il était déjà parvenu à
amasser un petit capital qu'il portait toujours eur lui, envelqqpé
dans un mouchoir à carreaoK. (De temps len temps, quand il était
ibiensùr de ne pas être dérangé, il le dénouait et comptait eon 4ié-
sor. Maintenant il allait tous les mois à Kamenka, sous un préleflte
ou sous un autre. Kortohenko, qui avait eu ventre son amour
pour Rebecca, le pla»anteît souvent à oe sujet.
— Pourquoi ne répouses4u pa*f lui demandait-il.
— Je suis encore trop pauvre pour prétendre à sa main, répon-
dait Poma avec un gros soupir.
Kortohenko alors souriait dai» sa barbe et lui prôchak la
pali^ioe.
— Tu ne l'en apprécient t[ue davantage pour Favoir désirée plus
longtemps, disait-il.
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LB JUIF DE SOnEY&A. 5i
Le jttif ne répondait rien à ce raiBoonement, maïs il tM«ivaU la
patience bien difficile à pratiquer.
De 8011 côtài Rebecca €' était éprise du cordonnier. Elle avait
oommMcé par s'amuaer de eea i^garda et de ses soupirs langoo*
reux, mais bientôt elle le trouva fort beau garçon et regretta qu'il
ne fût pas plus fortiuié. Les deux jeunes gens avaient échangé des
aveuX) et comme Foma insistait pour parler au père <le la jeune fiUe:
*^ Garde^t'en bien» avak^elle r^ndu, tu ne fenôs que glter
nos affaires. Mon père te refusera certainement, et comme ÏÏ eet
ettièté, il ne voudra phis revenir sur son refosi tuidie que* si pour
solliciter ma main, tu attends d'être arrivé à une certaine aisance,
peut-être se laissera-t-il fléckir, quoique je sache qu'il rêva pour
moi un parti brillant.
Foma avait dû se résigner à attendre, tout en se consolant par la
certitude de ne pas être indifférent i ceUe qu'il aimait.
Yers le printeiaps, ses prévisions se réalisèrent ; les paysans man-
quèrent de Buû». C'est alors qu'il jugea le moment opportun pour
mettre en vente celui qu'il tenait en réserve, mais il contenait
fort bien qu'il lui fallait agir avec la plus grande prudence; aussi
ne fut-ce qu'avec une hésitation si habilement jouée qu'elle eût
tron^ les plus clairvoyans, qpi'il proposa à un de ses diens d'es-
sayer de s'en procurer chez un «de ses ccmfrères qui, disaitHil, habi-
tait Kamenka%
^ Je sais qu'il en a, dit-il. le dois aller le voir demain^ ^ vo«s
veniez, je puis faû demander de vous en vendre.
•*« Ahl petit |>èrel ce serait un véritable bienfait, irépondit le
paysan tout content, car, potr combie 4e malheur, ma femme est
malade depuis quinze jours et ae peut manger que de la ^obi-
mata (1); elle m'en demande continuellement et je ne sais com-
ment lui en procurer à moins d'aller en ville; or le voyage est une
perte tie t^nps considérable et coûte de l'argent... Mais, ajouta-
l-il, après une courte réflexion, si tu me donnais l'adiwsse de ton
ami, je pourrais m'entendre directement avec lui. Pourquoi abje
besoin de ton intermédiaire ?
— Mon ami ne trafique pas «en général, et si j'obtiens oe que tu
désires, ce sera une laveur toute spéciale de sa part. Si tu 4'«dres-
sais à lui, il refvserait certainement^.. Du reste, isi tu ne veux (>as
que je m'en occupe.»^ tu «ûs? répliqua Foma en haussant les épaiàes
avec indifférence.
— Non, non, petit père,>«% rends^md ce service, je t'en prie,
insista le paysan inquiet. Tu oomprends, si ce n'était ma pauvre
femme, je m'en serais passé, mais aujourd'hui c'est autre chose*..
01) Sorte de gmam fldiatvc un aal».
; Google
52 REVUE DES DEUX MONDES.
Seulement tftche de ne pas le payer trop cher, ajouta*t-il pru-
demment.
Foma le rassura de son mieux; les deux hommes s'entendirent
pour se retrouver le surlendemain, et lorsque le paysan reçut ce
qu'il avait demandé, quoiqu'il dût le payer un prix exorbitant, il
se confondit en remerciemens. Bientôt on apprit au village que
Foma avait un ami qui lui vendait du mus, et plusieurs amateurs
se présentèrent chez le complaisant commissionnaire, qui ne refu-
sait jamais ses services.
— Mais comment se fait-il que ton ami en ait amassé une si grande
provision? demanderont enfin les paysans étonnés.
Foma leur confia alors, sous le sceau du plus grand secret, que
son ami avait un peu glané sur les champs du propriétaire.
— Vous comprenez, ajouta-t-il en forme d'explication, c'est une
des raisons qui lui font désirer de ne point divulguer son nom,
quoiqu'on somme il n'ait commis aucun mal. Le comte Â... ne s'oc-
cupe de rien, c'est l'intendant qui empoche les revenus, et il est
déjà bien assez riche ; de cette façon, mon ami peut vous venu* en
aide...
Les paysans approuvèrent; l'idée ne leur vint pas de condam-
ner l'homme qui s'appropriait le bien d'autrui; ils ne considé-
raient même pas son procédé comme un vol, car en somme, tout
ce qui provient de la terre n'appartient-il pas à Dieu? et le bon Dieu
étant également un bon père pour tous ses enfans, chacun n'a-t-il pas le
droit de prendre la part qui lui est nécessaire? Ce sont les seigneurs
qui ont inventé que les bois et les blés leur appartenaient en propre,
mais jamais les paysans n'admettront la justesse de cette assertion.
Cependant, malgré ce raisonnement, Foma insista sur la nécessité
du silence.
— Mon ami ne fait rien de répréhensible, dit-il, mais il ne faut
pas que Boris Pavlovitch apprenne que je me suis constitué votre
conmûssionnaire, peut-être le prendrait-il en mauvaise part; les
seigneurs ont souvent de si étranges lubies I
Les paysans comprirent parfaitement et aucun des dvorovyi n'eut
vent du trafic auquel se livrait le cordonnier.
Le samedi de Pâques, Foma n'avait plus une tige de maïs ; il
regardait sa diambre dégarnie, mais en revanche il possédait de
nombreux billets de dix roubles, qu'il caressait d'un doigt trem-
blant.
— Fomal cria la voix de Kortchenko de l'atelier.
Le juif serra précipitamment les billets dans son seia et courut
dans la pièce voisine.
— Pourquoi t'enfermes-tu ainsi ? demanda Boris Pavlovitch et sans
attendre la réponse. Tiens, dit-il, je veux que toi aussi tu aies ta
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LE JUIF DE SOFIETKA. 53
part de la joie gui règne dans tous les cœurs à l'occasion de la
grande fête de demain. Tu n'es pas chrétien, mais le bonheur t'unira
à nous. — Et il lui glissait un billet de 500 roubles. — Maint^ant te
voilà assez riche pour demander la main de celle que tu aimes.
Foma restait bouche béante, le bras tendu, la main ouverte,
n'osant la refermer sur le papier qui y était déposé. Ses regards
effarés erraient du visage du propriétaire au billet qui lui assurait
le bonheur. Tout d'un coup deslarmies abondantes jaillirent de ses
yeux.
— Petit père,., seigneur,., je suis indigne de tout ce que vous
faites pour moi, cria-t-il enfin d'une voix étranglée en se précipi-
tant aux pieds de Eortchenko.
— Relève-toi... Je me suis promis de te rendre heureux et je vois
bien qu'il te manquera quelque chose tant que tu n'auras pas
Bebecca.
Foma restait toujours prosterné. Son corps était secoué par de
violons sanglots.
— Pourquoi pleures-tu? N'es-tu pas satisfait? demanda le pro-
priétaire inquiet.
— - Je suis indigne,., indigne,., murmura Foma en frappant de
la tête contre le plancher poudreux.
Quand il se releva, il était très pâle; saisissant la main de son
bienfaiteur, il y colla longuement ses lèvres. Kortchenko se dégagea
doucement, l'exubérance de cette émotion le gênait. Comme tous
les gens véritablement bons, il était d'une grande timidité en pré-
sence des bienfaits qu'il répandait.
— Va bien vite à Eamenka et décide le père de ta bien-aimée à
te la donner le plus tôt possible. Vous aurez assez de place pour
deux ici... et plus tard nous verrons à augmenter le logement, dit-il
avec un sourire en quittant l'atelier.
Foma courut revêtir son caftan de cérémonie. Gonmie il l'enlevait
de son clou, il aperçut le long de la muraille un des ccH^ons qui
avaient servi à enfiler les tiges de maïs et qui y était encore accro-
ché. Il l'arracha brusquement.
— J'ai agi d'une façon ignoble envers cet homme à qui je dois
tout, pensa-t-il; et un remords serra son cœur, tout gangrené qu'il
fût. — Bah I reprit-il, en réalité, je ne lui ai fait aucun tort ; ces quel-
ques grains qui lui appartenaient et que je me suis appropriés ne
sont d'aucune importance pour lui... D'ailleurs, si je n'en avais pas
profité, d'autres l'auraient fait à ma place.
Le père de Bebecca, le vieux Zachar, opposa d'abord quelque
résistance au mariage de sa fille , mais l'avenir que Foma faisait
miroiter à ses yeux Téblouit tellement qu'il finit par céder aux
instances des jeunes gens. La vue des 500 roubles donnés par Kcït-
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6& RE7D£ HES aSQK HOHDBB.
di6Bko prodsisit Buiieut un gmnd e&t ; que se pouv«iA-oa attendue
d'un lionme capable d'une sembkble générosiiél Le soir, locsqu'îl
ent ^icconlé ^(m consentement, le père et les fiancés se trouvàrent
assis ions trois à une petite taÛe du cabaret de Kamenka.
— Ta n'oublieras pas ta nouvelle £uniUe, j'espèpe, dit ie vieillard,
tandis qne les jeimes gens échangeaient des regards amoureux et
ne tenaient par la main sous la table. — Tu sais, j'ai des neveux,
les fib de ma pauvre sœur morte l'année dernière; ce soirt des gar-
çons habiles et intelligens ; tu pourras leur trouver des places avan-
tageuses à Sofievka; kt le^ paysans sont si pauvres qu'il n'y a plus
rien à en tirer.
Foma promit tout ce que Zachar voulut; les yeux noirs de Rebecca
et le contact de sa main le grisaient bien plus que la vodka qu'on
Ini faisait boire. La jenne fille le regardait tendrement par-dessous
ses longs cils et soulignait les paroles de son père par une pression
de ses doigts effilés.
Le mariage eut lieu quelque temps après à Kam^ka, qui possé-
dait une synagogue. Ce fut Kortcbenko lui-môme qui oiÛt le pain
et le sel à la mariée, quand elle entra dans sa nouvelle demeure,
où il avait iait ajouter quelques meubles.
— Sois la bienvenue comme l'a été ton mari lorsqu'il est venu à
Sofievka, dit-il d'un ton ému.
La juive lui glissa un long regard qui semblait déborder de recon-
naissance, mais qui, en réalité, n'avait d'autre but que celui de bien
^udier le visage de l'homme dont on lui avait conté tant de choses
étonnantes. En la quittant, son père lui avait surtout recommandé
de ne négliger aucun moyen de continuer la fortune si bien com-
mencée.
— Ce Kortchenko doit être une mine d'or. Tu es une fille intelli-
gente, Foma est amoureux, tu en feras ce que tu voudras, ta for-
tune est entre tes mains.
La jeune fille se le tint pour dit.
Elle commença par étudier l'entourage, par combler de {nréve-
nances les femmes des dvorovyi ; elle les invitait à prendre le thé
chez elle, les faisait causer, essayait de découvrir les faiblesses du
mattre, de ses serviteurs, des paysans. Mais ses questions étaient
invariablement suivies de la même réponse; tout le monde était
heureux à Sofievka, et personne ne se plaignait de rien. Elle se dit
qu'il serait difficile de tirer parti de gens aussi satisfaits de leur
sort ; cependant, tenace comme toutes les filles de sa race, elle ne se
découragea point.
— liais que veux-tu de plus que tu n'as? demanda Foma un jour
qu'elle se lamentait de voir son activité limitée à un champ aussi
restreint.
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— 'fie cpeJe<veHK? Yiens ici, hd dilneBe «d'Hoe i\roîx .ardente, on
rBBtnftnantisiir le persan >et (étendastisen ibnis ^ers la demeuve eei-
gnemide : — Voift-la ce tchfttean, ce Jardin, ces asbrea, je ^v^eis
tant 06la..,«et jeies aum, ajouta4-^le plus Iwb avec une êêÊaaiB
dans les yeux.
Foma hainsa imperceptibteHienI les épinles.
— G^ett ifl^iossible I dit-il.; mais il soupira, «t son aregard resèa
'longtemps adtaché sir cette grande nnson qui Payait racueîHi
pauvre petit colporteur à demi mort de froid et de faim.
Hebecca avait eu desdifficultés à vaincre pem* se.fiûre bien venir
des paysannes, mais elle afvait fini par y réii6sir,etiilne sepassaitipaBide
jour que Tune ou l'autre n'entrât causer quelques instans-avec élleet
n'taeceptât laiiasee de âiéoudecafé qu'elle ne nianquait jamais d'ofinr.
^- i^eus allons neus rainer ii héberger tout ce mQnde,idi8ait ^oma.
Hais il était trop amoureux pour vésister «ux ^caparioes de sa £omme,
^ 'lorsque odkM» un jour eappoitta ide Kamenka am petk Jbaril de
vodka qu'elle avait dissimiilé lan fend de :sa tèlègua, lil ne ;siit pro-
tester que &iblemeiâ. Cette prodigalité lui paraissaittoutàfaitAuper-
fiuo^lebeoca écouta ses rtorinniiations amc un sourinoômgmatiqiie.
<— Laisse^moi «agir I fut lout ce qu'elle «dit, et désonnais chaque
lois qu'un moujik «vieiiaiticommander une paire de bottes à son mari,
elle >hii ofiroit gracieusement un petit verre. Lesidiens, enchantés de
cette aubaine inattendae, se présentèrent en tplus grand inombre
qu^autrdbis, on saisissait avec joie le moindre prétexte poinr se
rendre chez Foma; tantôt c'était un pieiût à recoudre, tantôt une
semelle neuve ii (remettre; maïs il était mre qu'on s'en allât sans
stétie kdssé persuader par Bebecca de ih nécessité de se commander
ime nouvelle paire de chaussures.
— ietne suffis plus à tout ceilravail, il.m'est impossible de m'en
acquitter à moi tout sml, ^oiqpiraàt Foma.
Bebecca souriait «tonjomrs de son «onrire de isphinx ât népétait
'SDuplenicnt :
— Travaille I
Elle l'aidait d'ailleurs autant qu'elle tle pourvah et n'^^gnak ni
ses doigts ni ses yeux.
— Que ne m'envoyeï-vous vos enfans? demanda-*t-elle, quriques
semaines après son arrivée, à un gros paysan qui en était déjà à
son second petit ^eire. fils traînent dans k rue du matin au soir iet
s'habituent ainsi à la paresse.
— 'Et qu'en feras-^tu? demandai paysan en riant.
— Je leur apprendrai à lire, ce me sera ime distraction.
La mine du paysan devint perplexe, il se gratta longtemps der-
rière l'oreille,
— ^G'est bien aimable à toi, petite mère, dit-il enfin; mais c'est
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66 BEVUE DES DEUX MONDES.
que, vois-tu, apprendre coûte cher et je n'ai pas de quoi payer les
leçons. Il y a bien l'école que Boris Pavlovitch a instituée au village.
L'on y va gratis, mais il faut pourtant donner un cadeau de temps
en temps au professeur, et pour ce qu'il enseigne cela n'en vaut pas
la peine. Je te remercie quand même.
— J'instruirai vos en&ns pour rien, répondit Rebecca avec son
plus charmant sourire. Je vous dis que c'est pour me distraire, je
m'ennuie; chez mon père j'étais entourée de marmots, et ils me
manquent ici.
Foma écoutait cette conversation avec un indicible étonnement;
quelque rusé qu'il fût, il ne comprenait pas où sa femme voulait en
venir avec cette proposition étrange.
— Gomment 1 tu consentirais à perdre ton temps ainsi? demanda
le paysan ébahi ; et, comme Rebecca faisait un signe affirmatif, il
se leva, s'inclinant jusqu'à la ceinture :
— Je te croyais bonne, mais je vois que tu es encore meilleure
que je ne pensais, dit-il avec attendrissement.
Dès le lendemain, quatre gamins de sept à douze ans faisaient
leur apparition dans Tizba de Foma. Rebecca leur apprit d'abord
quelques lettres de l'alphabet, puis elle leur enseigna à se servir
des outils du cordonnier. Au bout d'une semaine, une dizaine d'en-
fans se réunissaient chez elle; on lui en proposa d'autres, car toutes
les mères étaient désireuses de faire l'éducation de leur pr(^éni-
ture à si peu de frais; mais elle refusa sous prétexte qu'elle ne
saurait s'occuper convenablement d'un plus grand nombre d'élèves.
Les petits, eux aussi, étaient enchantés ; car, au lieu de l'immobilité
forcée de l'école, on leur offrait nombre d'occupations variées ; les
uns découpaient le cuir, les autres le cousaient; l'izba prenait l'as-
pect d'un véritable atelier ; pendant qu'ils aidaient ainsi Foma à
accélérer sa besogne, Rebecca leur enseignait quelques lettres par^d
par-là. Les parens ne pouvaient assez se louer de la chance ines-
pérée qui leur tombait en partage; non-seulement les en&ns apprep-
naient à lire, mais aussi à travailler; ils sauraient un métier qui ne
manquerait pas de leur être utile dans l'avenir, et tout cela sans
dépenser un kopeck. Quant à Kortchenko, il était au comble de la
satisfaction. Jamais il n'avait espéré un semblable succès. Aussi,
ne se lassait-il pas de s'en vanter à ses voisins, auxquels il citait
Foma et sa femme conune le modèle des ménages.
Les choses marchèrent ainsi pendant quelque temps; puis tout à
coup Rebecca cessa d'offrir à ses diens le petit verre auquel elle les
avait si agréablement habitués.
— Pourquoi es-tu devenue si avare? lui demanda im moujik
moins délicat que les autres. Jadis tu nous régalais toujours, et main»
tenant tu nous laisses partir le gosier sec.
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LE JUIF DE SOFIETKA. 57
— C'est bien contre mon gré, croyez-le , répondit la jeune
femme ; ce que je vous offrais était un cadeau de mon père, mais il
ne Teut plus le renouveleri et nous ne sommes pas assez riches pour
acheter de cette vodka.
— Le fiadt est qu'elle était excellente, répliqua le paysan en pas-
sant sa langue sur ses lèvres comme pour y retrouver le goût de la
boisson ; c'était un des habitués les plus assidus du cabaret du
village. N'y aurait-il pas moyen d'en obtenir encore?
— Pourquoi pas? fit Rebecca; seulement il faudrait la payer.
— Qu'à cela ne tienne I Procure- t'en, et tu me diras ce que cela
coûte. ••
— Eh bien I avais-je tort de leur offrir à boire? dit Rebecca d'un
air triomphant dès que le paysan eut tourné le dos.
— Comptes-tu par hasard établir ici un débit de boissons? demanda
Foma effrayé. C'est horriblement dangereux ; si nous sommes décou-
verts, nous serons chassés.
— Laisse-moi faire et n'aie pas peur, interrompit la jeune femme.
A partir de ce jour, elle eut toujours en réserve un petit tonneau
de vodka dbsimulé dans sa chambre, là même où Foma avait précé-
demment caché le maïs. Elle se la procurait à Kamenka chez son
père, l'apportait dans sa télègue quand elle allait lui faire visite, et
prenait bien soin de ne rentrer que tard dans la nuit. Tout le monde
étant endormi, personne ne voyait transporter le tonneau de la char-
rette à l'izba. Comme elle faisait payer les consommations moins
cher qu'au cabaret, les amateurs devinrent nombreux, et chose
étrange, personne d'entre eux ne trahit le secret de ce commerce,
qui, en peu de mois, porta un préjudice réel aux intérêts de Kor-
tchenko. La cabaret de Sofievka était tenu par un homme à ses gages,
qui y vendait la vodka fabriquée à la distillerie du propriétaire,
située à peu de distance du village. Pour mettre, autant que pos-
sible, un frein à l'ivrognerie, Kortchenko faisait débiter la boisson
à un taux assez élevé ; aussi jusque-là ce fléau, si conunun en Rus-
sie, avait-il été presque épargné à Sofievka, mais depuis l'innovation
du commerce clandestin du ménage juif, les amateurs étaient afirian-
dés par le bon marché ; tout en désertant le cabaret, ils n'en buvaient
pas moins; au contraire 1 Foma, d'abord efirayé de la hardiesse de
sa femme, ne tarda pas à s'en féliciter.
— Boris Pavlovitch finira par apprendre ce qui se passe ici, lui
disait-il cependant quand la terreur le reprenait.
— Eh bieni qu'importe? S'il nous renvoie, nous nous établirons
au village, répondait-elle tranquillement.
La catastrophe redoutée éclata plutôt qu'ils ne l'avaient prévu.
Nikita, dont le juif n'était pas parvenu à vaincre l'animosité, s'était
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58 BEVUE. BE8 DBDX HONIIES^
jmxBptaneiit aperçu du nond^retaujona cnûsant de ^isiéeiirs qai
9ê rendaieiit chea le cordonniec.
— Il est impossible que ce soit smiemenH pour des; ebattssin«a^
avait judicieusement pensé le domestique, et il s'étaît mis h sm^
vdiler la marâon, dont les alliures lui paraissaient suspectes.
D^abord il ne surprit rien ; étant entré «ne fois à rkaipffcmste, il
trouva trois ou quatre paysans attablés devant une bouteille et. des
verres; mais, aussitAI qu'elle l'aperçut, Rebeeca lui proposa de g9&-
ter dtt cadeau que venait de hi envoyer son. père. Nikita déclina
cette office et sortit môconteal. Quoi de plus naturel que Zachar
^voyât de temps en temps une bouteille à sa fille? Cependratle
serntenr hochait la tële d'un air de doute profond.
— On n'est pas juif pour rien, répétait41,et je suis sur qu'ils m»-
mganeent là qiulque chose de peu proinre.
Il était convaincu que tout cela cachait «n mystère, et U se jura
de le découvrir. L'occasion s'en présenta tout à &it inopinément. Un
sdioTr ^ l'heure du souper, Nikita se dirigeant v^cs la hâta de Fcuna,
dont une partie servait, comme l'on sait, de salle à mang^ à la
dwiesticité du ehâteaa, rencontra près du seuil un gamin d'un»
dizaine d'années, qui pleurait à chaules larmes et pandssait si mal*
heureux qu'il l'arrôta pour lui demanda ce qui le rendait si char
grin. D'abord il ne reçut aucune réponse satisfaisante.
-^ Je serai roué de coups si l'on apprend que j'ai parlé, batt>u*
tiait l'enfant à travers ses sanglots. — Cependant, comme le doBaea^
tique insistait et l'assurait de sa discrétion : — Yoilà six semsrâes
que Foma me fait travailler du matin au soir... C'est moi qui
aiq^réte le cuir, qui suis chargé de tout le gros ouvrage. Dimanche
j'ai voulu aller jouer, mais il a refusé de me donner congé... Il avait
un travail pressé.
^ Mais je croyais, Fedia, que Rebeeca t'apprenait à lire 7 demanda
Nikita, voyant f enfant hésiter de nouveau et promener un regard
effirayé autour de lui.
«^ Apprendre à lire!.» Allons doDcl Je ne sais flkème pas l'alpha*
bot depuis que j'y vais.*. Nous «le sommes là que pour aida: le
juif.
— Et pourquoi ne le dis»tu pas à ton père?
— Âhl voilai Je me suis plaint à luâ; ak)rs il m'a traité 4e pares-
seux, d'imbécilor.. C'est qu'il aime «ce maudit juif;., il y m tous
les jours pour y boire de T'eau-de-'vieu.. Et Èdotz^ maintenaat il y est
enoore, et comme je ne pouvais ;^s lenir l'aîgttûUe, — Fedia mon-
tra ses doigts éraiUés, — il im'a jeté à fa porte ^uirec un gros oDup de
poing. ••
Nikiu 0— letii avec iui le gaiiçec^cpii, dans la soUtade de sa
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LF JmW DE SOnETKil. M
cbambre, hii raoontft la faços dooft Foma s'âaît procuré du mâB^
— il e» «rait apporté bjôrmème, — )» trafic de< rodka, et le reste
— J^eii étais sèrl s^écria le domestiqpie d^m air tiîeinphaiilr
Sassorant VtuâmoM de son wimXy îi te renveya^ à moitié' coiiesMr,
et eouixrt cbei soit mdlre;.
Gft: jow-lày Kortcheako avait wàe^ rèunidn de vdflins. Qb vem^
di'aofaeYear le souper,, mais les coAwres ètaieat eeoûro à tablei
sa^fseurant leurs, cigaree et leuit thé. Boris^ sewesaé sue la dossier
desft chaiae^ regardait compliiflMafunenl le gcaïkL samovar eo cuûvse
rouge briUaot placé devant kuL De. temps» ea tempsv il approchait
da rohîfiel la théière de poreelaÎDe et la remplissait d'eaii jusqu/ans
bords, puis- il avançait la maia peur prendre lesi verres vide& de
ses invités et les rençlissait de thé bouillant. Quiconque n'a pas
habîté laprerâice eni Russie ne peut, s'imagina la quantité ^tsaoïH
dinaire de liquide que peuvent contenir les estomac» Mastiques des
heaves indigènes. Tout en s'acquittant consciencieusement de ses
devoirs de maître de maison, Kortch^Uia n'avait paa manqué d'ok-
fonrcherson dadai favori.. Il était juatanent.entaain des^'étendrelon*
guemcaitsur leS)mérites.du.couple juif qu'il> avait établi à Sofievka,
lorsque la tôte ébouriffée dei Nikita se montra pan la pcurte enÉWr
baillée. Quelque événement grave devait a'ètre passé pour, qu^'il se
permit de déranger sont maître en pareille conjoncture^ On* cenp
d'mil sufiSt Kortehenka pcMir.voir les tmits beuleveara&s desonâdttâ
senvitenr.
— Qu'y a-t4U demanda-t-il, non sans une vague ^>]^heneioih
— Il y a, petit père, que ce que j'ai prédit dès le premier jour
est arrivé., Le juif vend deTeaurde-^. en eachelle dcma ta propre
cour; il démomlise bapaysana, il maltraite' les etAoB^»
— Qae venxrtOi dire? explique^i ;.« il faut que ta soia ivoe peur
débiter di3 panoilles seUîsea,... interrompit Kootchenko, très pAle,
en se^ levant ^ en se rapprochant de* Nikita, qui,. toMt remjpîi de
rimpertance' de sa oomanmication,. s'était avancé jusqulau milieu
de ÎBf pièœ sans se sonder. dsA regaoda ètannés> des itoisîns qui
l'écaiitaient bouche: béante^
Nikita.était Sont ému. k TexaspératioQ qu'il ressentait conti»Qehtt
qui abusait si indignement de la confiance de son bienfaiieun se
mêlait aussîr un oertaim sentiment. d^orgueiL causé: pan lài réalisation
de ses pr^ostics. C'était la vitaeitéde cesisentimeDSicemplezea qui
Tavait. entraîné à onbUer. momentanémeot la respect. (pi'M. devait
à aon maître et à faire une irruption si insolite dans h saUof ii maob-
9»:. IL taoasa. penr bJen édaiock an mia^ paaea le nuren de) sa
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00 REVUE DES DEUX MONDES.
manche sur sa bouche, et, les deux bras collés aux coutures de son
pantalon, il répéta textuellement les révélations de Fedia. Kort-
chenko pâlissait à mesure que le domestique parlait et ressentait
contre lui une espèce de colère irraisonnée. D'abord il ne voulut
pas le croire, mais lorsque l'accent de vérité de Nikita l'eut con-
vaincu pour ainsi dire malgré lui, il éprouva un désir violent de le
prendre par les épaules et de le mettre à la porte. Cependant il se
contint, et, comme il était essentiellement juste, il se reprocha ce
mouvement d'humeur ; mais pourquoi Nikita n'avait-il pas attendu
le départ des yoisins pour parler? Kortchenko voyait autour de lui
des regards et des sourires moqueurs; personne ne soufflait mot;
seule, la voix sonore de Nikita résonnait dans la salle; il n'en enten-
dait pas moins les réflexions mentales auxquelles se livrait tout ce
monde, heureux de l'effondrement de ses illusions. Un moment, il
baissa la tète et rougit de sa bonté comme s'il eût été pris en faute.
Cependant sa fierté naturelle l'éleva bientôt au-dessus de cette fai-
blesse ; il promena un œil franc et ouvert sur les visages ironiques,
qui se baissèrent à leur tour.
— Il paraît que je me suis trompé, messieurs; on commet sou-
vent des erreurs avec les meilleures intentions, dit-il d'un accent
qu'il s'efforçait de rendre calme. Je m'y suis probablement mal
pris et n'ai pas su pourvoir à tous les besoins de mes protégés ; la
responsabilité de ce qui arrive retombe sur moi seul.
Les voisins, qui s'attendaient, d'après le début de sa phrase, à le
voir renier ses théories pour adopter les leurs, le regardaient avec
un indicible étonnement; ils se réjouissaient déjà de lui prouver
combien il avait été dupé et combien leur clairvoyance était supé-
rieure à la sienne. En s'accusant, il coupait court à toute <Ûs-
cussion.
— Tu peux t'en aller, Nikita, continua-t-il en reprenant sa place
auprès du samovar; je verrai plus tard ce qu'il y a à faire.
La stupéfaction du sei*dteur égala celle des convives; la placidité
de son maître le déroutait absolument. Sans escompter les consé-
quences immédiates de sa révélation, il s'était cependant vaguement
bercé de l'espoir que Kortchenko, exaspéré, renverrait les coupa-
bles séance tenante et que Sofievka serait purgée de ce couple détesté.
Et voilà qu'au lieu de les confondre, il reprenait tranquillement
sa place à la table, comme si ce qu'il venait d'apprendre ne le tou-
chait en rien.
— Ce mécréant lui aura jeté un sort, pensa Nikita en adressant
à son maître un regard de commisération mêlé de terreur.
U sortit lentement et alla méditer au fond du jardin sur les moyens
de conjurer le mal.
Cependant, malgré son calme apparent, Kortchenko était profon-
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LE JUIF DE SOnEVKA. 61
dément troublé ; ce fut donc avec un véritable soulagement qu'il
entendit les clochettes et les grelots des attelages de ses hôtes
résonner dans la cour, et annoncer leur départ prochain. Il les
reconduisit néanmoins jusqu'au perron, selon son habitude, et les
vit installés chacun dans son drochky ou son tarantass, souriant,
mais les mains crispées d'impatience, et le dos intentionnellement
tourné à la maison de Foma.
— Le voilà, le mécréant! s'écria en riant un des visiteurs en
désignant du doigt une ombre qui venait d'apparaître sur le perron
du juif.
Kortchenko ne dit rien, salua encore ; les voitures s'ébranlèrent
enfin : il était seul. *
Quand le dernier drochky eut disparu au tournant de la loute, il
se tourna vers la demeure de son protégé. Les deux petites fenê-
tres de l'atelier étaient éclairées; un grand silence régnait dans
la cour du château; un vent d'automne sifflait dans les arbres,
qui craquaient avec un bruit sinistre. Une indicible tristesse serra
son cœur. Jusqu'ici il avait ignoré l'amertume de l'ingratitude;
il avait toujours pratiqué le bien, et ce bien lui avait toujours
réussi; peut-être est-ce pour cette raison qu'il y croyait si ardem-
ment. Ce n'est pas qu'il s'attendît à de la reconnaissance; en fai-
sant une bonne action, il ne songeait jamais à ce qu'elle lui rap-
porterait, il suivait simplement le penchant naturel de son cœur et
se trouvait amplement récompensé en voyant des heureux autom*
de lui. Il n'avait recueilli que des bénédictions dans sa vie, ce qui
l'avait rendu confiant; il ne croyait pas au mal, parce qu'il ne l'avait
jamais vu ; aussi le déchirement causé par la conduite de Foma
fut-il peut-être plus grand que ne le comportait réellement la cir-
constance. 11 demeura longtemps dans l'obscurité croissante, le
visage tourné vers l'habitation de celui qui le trompait; une larme
roula sur sa joue; c'était la première qu'il versait depuis la mort
de ses parens ; puis, le front courbé, il rentra à pas lents dans sa
demeure. Cette nuit-là, il dormit mal, lui qui d'ordinaire jouissait du
meilleur des sommeils. Qu'allait-il faire? 'Comment agfa* avec Foma?
Il n'éprouvait aucun ressentiment contre lui, mais seulement une
immense tristesse.
— J'ai pourtant fait mon possible pour le rendre heureux, se
répétait-il.
Et sa conscience ne lui reprochait aucune négligence. Il sentait
qu'il devait se décider, et prendre une résolution vigoureuse, non-
seulement pour mettre un terme au trafic frauduleux de Foma,
mais pour le renvoyer de la cour du château. Les domestiques
avaient sans doute connaissance des révélations de Nikita,sans par-
ler des paysans, qui étaient du complot.
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66 REVUS MS KUX MOMDfiB*
Gayrilo, il en avait affermé une pour son ooia|ite «t s'était décidé à
ouvrir un cabaret. A partir du Jour oà il planta an-dessm de son
perron le sapin qui «wliquait son «omœeroe, il se sentit véritable*
ment mattre de la situation. Son fceau-père était mort et Ici avMt
laissé un joH héritage ; Fonm capitaltsait -ses revenus et aHak de
temps en temps les déposer à la viMie. Mais, «migré saibrUooe crois-
sante, il ne dédaignait aucun mof&a pour Taugmenter; il prêtait à
la semaine, au mois, dix kopecks par d, vingt par ià,ct lorsque 4Be8
débiteurs n'étaient pas en étal de le rembourser, il se montrait bon
enfant, consentait à attendre; mais à chaque dàbd qu'il accondait,
il réclamait comme prix de sa oondesœodanoe soit jxae po(ffl&, soit
une brebis, etc. En peu de temps il s'était de nette façon composé
un poulailler fort convenable et avait très bien garni son étaMe« Se
souvenant des reconunanâations de son beau-père, il s'était adjoint
deuK des cousins de ea fw— icj. D'abond, ils raiéèt«nt au cabaiet,
mais bientôt ils fi'étai)1iient chaeua séparément avec femoEie et
enfans ; l'un devint boudier et l'autre «ouvrit une boutique de mer-
cerie, choses qui n'avaient jansais existé à)Sof]evka« Les paysans s'en
accommodèrent fort bien ; les articles s'f veisdaîent un peu plus
cher qu'en v9(e, mais ils étaient à portée de la waîa, il ne fallait
pas se déranger pour les aller cbercber; on ^pouvait bien sacrifier
quelques kopecks i^n d'éviter un voyage de sdiante versftes.
Foma avaH un fils, Savka, et uae fiMe, Hanoiiissîa. Les juifs
formaient une espèce de petite colonie qui vrndt très unie, évitant
soigneusement toute intimité avec les paysans. À mesure qu'il 8*en-
rîchissait, Foma devenait «mos comptatsant, ii n'admettait plus les
familiarités de ceux qu'il techerdiait jadis; il se faisait appeler Fuma
AbramovTtch;et lorsqu'il traversait le village, les mains eniimoées
dans ses poches, il ne répondant que par un signe de tête dédaigneux
aux saints pleins de déférence que lui adressaient les paysans. Le
commerce d'eau-de-vie ne lui suffisant plus, il avait affermé un ter-
rain, et c'est surtout alors qu'il devint redoutable, car tous ses débi-
teurs (et ils étaient nombreux 1) se transfonoèrent en aatant d'ou-
vriers dont il disposait sans aucune misérioorde. Cependant son
cabaret prospérait si bien (pie, la oonourrenoe devenant impos-
sMe, Kortdhenko avait dû se résigner & fermer le sien; et chaque
fois que Foma passait devant l'établissement, réduit à l'état de
ruine, un sourire méchant ridait son visage. Il savait cpie trotte
mesure avait imposé un gros déficit au propriétaire, qui y écoulait
les produits de sa distillerie; maintenant il devait les envoyer à la
ville ou attendre les acheteurs en gros. Foma aussi se fournissait
cbee Ini depnis la mort *de Zachar, «nais, fait bisarre^ quoique son
cabaret fait plus fréquenté que ne l'avait jaTnads été celui de Kort-
chenko, il employait bien moins d'eau-de-vie que ce dernier. Il est
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LE JCIF DE SOFIEYKA,, 67
vcai qu'il ne se gôaait p«3 pour la couper largement avec de Teau.
Les paysans s'étonnaient souvent du goût fade de la boisson et de
la. quantité qu'il foilait. en. absorber pour alteiodr^ cet état de gatté
qui a'est pas tout à fait L'ivresse.
— Que voulez-vous? répondait Foma. Depuis que ce u'est plus mou
beau-père qui me la fournit et que jie me sers à la distillerie de Boris
Pavlovitch, ce a'est plua la même qualités
Les- paysans murmuraigot, en ajoutant cependant qu'autrefois,
quand l'autre cabaret existait encore^ la vodka cpi'on y trouvait et
qui provenait de la même* source était excellente*
-*** C'est tout naturel, répliquais Foma. U veillait à ses intérêts^
alors, taudU qu'à présent il lui est indiilèirent de nous fournir de la
drogue^
Par una matinée tropicale de la fin de juUlet, Foma sortît sur le
perron, de son izba^ abrita de la^ main ses yeuz éblouis par la lumière
ioteose du debors, et. considéra attentivement le ciel en humant
l'air chaud de ses narines dilatées*. Le village était désert, trois
eu quatres. ehieos gisaient sur l'berbe roussie par le soleil ; ils étaient
étalés sua: le côté, les pattes, écartées^ la, langue sortant de la gueule^
et haletaient péniblemeot.. Les feuilles des arbres pendaient acca-
blées sans qu'une brise vint les rafraîchir*. Le ciel d'un bleu écla-
tant, profond, estompé de tsintes claires à l'horizon, n'avait pas un
nuage; l'atmosphère était si pure, si transparente, qu'on croyait en
distinguer les vibrations comme les oscillations de l'eau dans un vase
de cristaL Des milliers de paillettes dorées se jouaient sur les hâtas
de terre battue , sur les toits de chaume,, sur les petits carreaux
verdâtres des fenêtres à guillotine hermétiquement closes pour ne
pas laisser péuétrer la chaleur. M bout du village, on apercevait à
travers les arbres touffus le toit de tuiles rouges du château.
Les années avaient laissé leur empreinte sur Foma; ses cheveux
étaient encore d'un noir de corbeau, mais ses traits s'étaient accen-
taés; son nez^ devenu plus pointu, se rapprochait du menton, ses
lèvres s'étaient pour ajn^ dke amit¥:ies par l'habitude qu'il avait
contractée de les serrer l'une contre l'autre; elles ne faisaient plus
qu'une miace ligne rouge;, ses yeux p«rçans„ entourés d'un réseau
^ petites rides, avaient une e^kpressioa encore plus inquiète que
par le passé. Après être resté pendant quelques instans sur le per-
roa» il rentra dans l'intérieur de la maison. Rebecca, qui était deve-
nue une grosse femme àpeaukdsattte, reprisait des bas près d'une
feAètre. Un jisune hemme, portrait vivant de Foma k l'époque de sa
jeunesse, était nonchalamment étendu sur ua des bancs les bras
croisés sees sa tête, les paupières fermées^
— U y aura de l'ovage cette nuit, diè Foma en entrant. IL iaut
rentrer le blé, Savka, ajoutart-U plus haut
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68 RETUE DES DEUX MONKS.
Le jeune homme ouvrit les yeux, bâilla et tourna paresseuse-
ment la tête du côté de son père.
— Lève-toi, attelle les tèlègues et vaviteanx champs, ordonna Foma.
— Mais que puis-je faire tout seul ? repartit Savka en se levant
d'assez mauvaise grâce. Il nous faudrait au moins cinq hommes
pour achever la besogne avant le soir.
— Je vais les chercher; en attendant, dépéche-toi.
Foma sortit et se dirigea presque en courant le long de la rivière
du côté où il savait trouver les paysans occupés de leur moisson.
Tout en marchant sur la berge, ses pensées se reportaient à ce jour
éloigné de vingt années, où il était venu s'asseoir à cette même
rivière au milieu des petits pêcheurs de poissons; il aurait pu en
indiquer la place exacte. Que d'événemens depuis I Ces enfans, qu'il,
attirait jadis par l'appât d'un morceau de sucre, avaient grandi,
étaient devenus des hommes : c'étaient ces hommes qui maintenant
affluaient à son cabaret, lui empruntaient de l'argent; le système était
à peu près le même, seulement les moyens s'étaient modifiés avec
l'âge. Maintenant il allait les retrouver aux champs, les sommer
d'abandonner leurs récoltes pour s'occuper de la sienne. Pouvaient-
ils seulement refuser? Une expression diabolique traversa le visage
du juif. Non certes, car tous ces enfans qui l'avaient pour ainsi
dire aidé à faire fortune, il les avait ruinés ou à peu près; en tous
cas, il les tenait en son pouvoir ; ne lui devaient-ils pas tous de
l'argent et quelques-uns depuis tant d'années qu'il leur aurait fallu
se défaire de tout leur avoir pour être à même de payer leur dette?
Mais Foma ne voulait pas qu'ils payassent; il savait bien qu'un
jour ou l'autre il rentrerait dans son argent, et en attendant il pré-
férait avoir des débiteurs dont il disposait à son gré par le seul fait
de la menace.
II atteignit bientôt le champ. Quelques gerbes étaient empilées
sur les chariots, mais la majeure partie de la récolte déjà cou-
pée gisait à terre; une douzaine d'hommes et de femmes, plies
en deux, avançaient lentement presque en ligne régulière dans les
épis encore debout, qu'ils coupaient avec la faucille tenue dans la
main droite et ramassaient dans la main gauche. Les femmes, qui
avaient enlevé leurs sarafanes, ne se distinguaient des hommes que
par leurs chemises plus longues, aux manches bouffantes, et leurs
têtes recouvertes d'un mouchoir blanc noué sous le menton pour
les garantir des rayons trop ardens du soleil. De petits enfans som-
meillaient tranquillement, leurs petits poings près de la figure, dans
des espèces de paniers en forme de gondoles, recouverts de toile
grossière. Foma s'approcha doucement, — quand il marchait, il
avait l'air de glisser, — d'un grand gars élancé qui travaillait avec
plus d'acharnement que ses compagnons.
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LE JUIF DE SOFIEYKÂ. 69
— Fedia, dit-il, en lui appuyant la main sur l'épaule, va immé-
diatement rentrer mon blé.
 cette interpellation, le jeune paysan, — c'était lui qui jadis
avait dénoncé Foma, — se retourna brusquement ; sa figure éner-
gique pâlit un peu ; il fixa sur son interlocuteur un œil suppliant.
— Foma Abramovitch, laissez-moi d'abord achever mon lot;.,
ensuite je courrai à votre champ.
— Vas-y sans retard, répéta le juif d'un ton plus péremptoire, et
toi aussi, dit-il au vieillard qui travaillait à côté du jeune homme et
qui n'était autre quô Gavrilo, son père. En entendant la voix de
Foma, il avait levé la tête et prétait attention au colloque sans pour
cela abandonner sa faucille et^la gerbe qu'il tenait de l'autre main.
— Vous avez donc juré notre ruine? continua Fedia; vous vous
êtes emparé de nos poules, de notre bétail, de tout ce que vous
pouviez prendre; il ne nous reste plus que ce champ et maintenant,
lorsque vous savez qu'une pluie peut détruire notre unique revenu,
vous voulez que j'aille travailler pour vous?
— Je te l'ordonne, riposta Foma. Est-ce ma faute si ton vieil
ivrogne de père a bu tout son bien? est-ce qu'il ne me doit pas plus
d'argent qu'il ne pourra jamais me payer?
— Ah I Foma ! interrompit le vieillard, je sais bien que je suis
un grand pécheur devant le Seigneur, mais tu sais aussi qui m'a
tenté, qui m'a poussé à boire, qui m'a proposé de me faire crédit
quand je n'avais plus de quoi payer ma consommation.
— Silence 1 siffla Foma. Ne vas-tu pas prétendre que je suis cause
de ta misère ?
Le vieillard hocha tristement la tète, mais avant qu'il pût répondre:
— AUoQs, trêve de bavardages inutiles, conclut le juif. Vous
allez tous deux aider mon fils à rentrer mon blé, ou bien j'adresse
une plainte contre vous à qui de droit ; nous verrons alors qui rira
le dernier.
Les deux hommes s'entre-regardèrent ; ils avaient appris trop tard,
hélas 1 à connaître celui qui les menaçait et le savaient capable d'exé-
cuter sa menace. Fedia lui lança un sombre regard ; la haine qu'il
avait vouée dès son enfance au juif n'avairtàit que croître à mesure
qu'il lui voyait prendre un ascendant toujours plus grand sur Ga-
vrilo, dont il exploitait le vice. Le jeune homme, avec ce respect pro-
fond qu'ont les paysans russes pour leurs aînés, n'avait jamais osé
émettre un avis, jusqu'au jour où son père, s'étant jeté dans ses
bras, lui avait avoué qu'il ne possédait plus rien ; qu'il venait d'en-
voyer à Foma la dernière douzaine d'œufs que sa femme gardait
encore en réserve et que le juif, auquel il devait une forte somme,
le menaçait de le chasser de sa hâta s'il ne consentait pas à se con-
stituer son ouvrier. Fedia n'avait pas adressé un reproche à son père;
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76 REVUE BCft DEUX MdNDBft*
oralement, à dat^ de eel aveu^ il avait travailla^ loi ausai^ dans les
champs du juif exécré afio d'alléger la iâch« dtt viMX Gavrilo^
Fema s'èiait vile aperça de Tintelfigente àcUtilé do Jtetiae teoittte,
qui lut abattait pitts de besogne eu deus heures que soii père na
£usait eu uoe jouroée; aussi s'adrassait-ii à lui da plus ea plus aanh
veoi, jusqu'à ce qu'euiifi ce fut lui qu'il demandait toujours» fiavrilo
avait bien essayé de protester : — G'eat moi qui voua doia d6 l'ar-
gmty c'est à mai de travailler, disail^il ; -^ mais Ponia lui fermait
la bmcbe d^uo geste péremploire : *^ C'est toa fltef n'est^^e pas?
Donc, si j'ordeniie une saisie, il f perd litttatfl qM toî^ ~ et puis
je le veux ainsi.
€e (feruier argonent était indtecutdote^ Voilà» pourqvfOif chaïque
fais que Fedia apercevait le juif» so«i cœtu^ battait plus fort ; il le
ssEvait asns pitié. Gepeadaut, ce jour4à, le caa était d'une si grande
traportaoce^ qu'il essaya d'adoucir sou persiftccrteor.
— Foœa Abramovitch, prene2 mou père, mais aecordea^moi deux
heures, deux heures seutemetitt je vooa promets de travailler
ensuite pour vous sans même m' interrompre pour la sieste.
— Tu consens à me céder ton père qui est à peu près vsdàmut
ricuia le juif. C'est très généreux de ta part, mais eelanemecei^
vient pas. Allons, venestoua deux, sinon.r#
Un échm* sinistre passa dam les yeux grîa d^ Fedia; ses deMK
bUmehes mordirent sa lèvre inférieure, maïs H ne fil plua d'objec^
tiens, et, pas^nt sa faucille sur son bras, il se baissa peur prendre
son dîner : un morceau de pain sec et un cruebou de terre conte-
nant de l'eau.
— Mère, cria-t^ à la vieille Ganna, qui coupait, eBe ans», le blé
à quelque distant» de Tendroit eu se trouvait son fils, d*pÔcbe-toi
de rentrer le plus possaWe ; tout ce qui restera dehors cette nuit
sera perdu, car il y aura un orage, et tu saie si noti^ provWon de
blé est petite-
La vieille se redressa.
— Tisr es bon, toi, de me recommander de fiiiw vite, comme si
je le pouvais I Mais où vas-tu donc? demanda-^^lle étonnée, voyant
Fedia abandonner Fouvrage; puis, apercevant le juif, elle se court»
plus bas qu'auparavant, se mh fr couper les^ tiges- avec nue aciivilé
fébrile; deux grosses larmes roulaient sur see jouea tannée», taadis
que, i>récédésr de Foma, smi mari et sm iil» quiltaient le champ.
VUL
Le cabaret était rempli de monde; deux torebes résineuses fich^
xlaits le plancher mal joint éclairaient mystérieuBement les figuras
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LE JUIF DE SOFKYKA. 71
erimomées des consommateurs; la fumée des torches, jointe à <;die
des pipes, montait au plafond et enveloppait la pièce d'une buée
grise dans laquelle se mouvaient les £iu*mes de Fob» et de Rebecca,
Tous deux, on carafon de vodka à la main, glissaieat d'une table à
l'autre avec une souptessefétine et reo^^lissaient les verres vides.
— Sais-tu, Foma Abramovitcb, que cette boisson ne vaut rien?
s'écria un paysan d'une voix avinée; elle a mauvais goût, on s'en
remplit le ventre sans parvenir à s'égayer.
— Ce n'est pas ma faute, petit père, répliqua le juif de sa voix
doucereuse. Je viens d'ouvrir le tonneau, et même c'est le premier
essai de la nouvelle invention de Boris Pavlovitch.
— Quelle invention ?
— Mais vous savez bien qu'il s'est avisé maintenant d'employer
des pommes de terre au lieu de seigle pour faire la vodka*
Un murmure de mécontentement s'éleva dans la pièce. Les
récoltes de seigle avaient été si mauvaises pendant ces dernières
années que Koitchenko, pour continuer à faire marcher sa distillerie,
s'était décidé à le remplacer par des pommes de terre. Les paysans
désapprouvaient cette imiovatîon avant même d'en avoir pu apprécier
les produits. La nouvelle eau-de-vie valait l'ancienne; seulement
Foma y avait ajouté tant d'eau qu'elle avait effectivement perdu tout
arcMne. U s'était dit qu'il fallait profiter du nouveau système ; les
paysans attribueraient sans doute la saveur de la boisson à son ori-
gine, et ses calculs ne l'avaient pas trompé.
— Et savez-vous ce qu'il y a de plus drôle, petits frères, conti-
nua-t-il, c'est que ces pommes de terre poussent dans des champs
^igraissés avec des os!
— Comment I avec des os? s'écrièrent plusieurs voix.
— Vous n'avez donc pas remarquées grands chariots recouverts
de nattes qui encombrent la cour du château?
— Oui,., mais quel ri^port?..
— £h bien ! ces chariots sont remplis d'os. Kortchenko les dissi-
nmle, les fait brûler avant de s'en servir, afin que vous igooriez ce
qu'il met sur sa terre, mais j'ai découvert la vérité.
Un brouhaha g^éral suivit cette révélation. Quelle infamie I fal-
lait-il être musulman pour se décider à employer un pareil engrais!
Et dans quel dessein?
— Est-ce que ce sont des ossemens humains? demuida pourtant
un moujik plus avisé que les autres.
— Et que veux-tu donc que ce soit? répliqua tranquillement
Foma, quoiqu'il sikt que Kortchenko achetait ses os aux boudiers de
la ville, où ils subissiûent la préparation nécessaire avant d'être
transportés à Sofievka.
— C'est indigne; il veut nous empoisonner,., il nous force à boire
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72 BEYUE DES DEUX MONDES.
de Teau-de-yie provenant des os de nos pères et de nos mères,
murmuraient hautement les paysans. — Le lendemain, tout le village
était en émoi; les commères assemblées à leurs portes s'indignaient
de ce que le seigneur voulait empoisonner leurs maris et leurs
enfans. Kortchenko, traversant en drochky la rue du village, fut
surpris de voir qu'on se détournait sur son passage et que ceux-là
même qui le saluaient soulevaient leurs bonnets de mauvaise grâce.
Le temps n'avait pas épargné le propriétaire, et on avait peine à
reconnaître dans l'homme voûté, aux yeux éteints, aux cheveux
presque blancs, le vigoureux gentilhomme campagnard d'autrefois.
Ce qui se passait au village sans qu'il y pût mettre un frein l'at-
tristait profondément. Lorsque, revenant un dimanche de la messe
peu de temps après l'ouverture du cabaret de Foma, il avait ren-
contré deux ou trois paysans, déjà titubans à cette heure mati-
nale, il avait presque maudit le juif, mais se ravisant aussitôt : —
C'est ma faute, s'était-il dit. — Et, à partir de ce moment, il
s'était reproché d'avoir involontairement contribué à la ruine de ces
paysans qu'il aimait tant. A mesure que la propriété et la puissance
de Foma augmentaient, Kortchenko évitait de se montrer, sortait de
moins en moins de l'enceinte du château v la vue des boutiques
tenues par les juifs lui faisait mal, et chaque fois qu'il rencontrait
Foma et que celui-ci le saluait avec une obséquiosité ironique, son
cœur se serrait douloureusement. Une mélancolie profonde s'était
emparée de cet homme naguère si content; il recherchait la soli-
tude, lui qui jadis ne connaissait pas de plus grand plaisir que celui
d'aller le soir, d'une cabane à l'autre, s'enquérir des besoins de cha-
cun; des semaines entières s'écoulaient quelquefois sans qu'il allât
au-delà du jardin, et quand il en sortait, il dirigeait de préférence
ses promenades du côté du cimetière : il lui semblait retrouver là
au milieu des reliques du passé ses illusions perdues.
11 était à peu près dix heures du soir. Kortchenko, fatigué d'une
longue et chaude journée passée dans son cabinet de travail, avait
éprouvé le besoin de humer quelques bouffées de fraîcheur. Accom-
pagné d'un de ses chiens favoris, il quitta sa maison et se dirigea
vers le cimetière situé au-delà du village. C'était une espèce de petit
bois isolé, où les tombes étaient dispersées à l'aventure parmi les
arbres qui se disputaient le terrain et empiétaient sur les morts dont
de simples croix en bois indiquaient la dernière demeure. Quelques-
unes de ces croix étaient brisées ; d'autres n'avaient plus qu'une
branche, d'autres encore gisaient à terre entortUlées dans les lianes
qui grimpaient à travers. Personne ne songeait à les relever. Tout
en leur portant une vénération profonde, le paysan n'a aucun soin
des morts. Du reste, comment trouverait-il le temps de s'en occuper
quand il a à peine celui de pourvoir à sa propre existence? Les
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LE JUIF DE SOFIEVKA. 73
hautes fougères croissaient en liberté sur les petits tertres de ter-
rain à moitié éboulés, les herbes folles s'enchevêtraient partout,
recouvrant les tombes de jeunesse et de verdure; les tiges de
menthe exhalaient un parfum délicieux ; qui sait d'ailleurs si les
morts ne revivaient pas dans cette végétation exubérante?
Une petite chapelle en bois avait été construite près de la route
qui longeait le cimetière ; mais elle aussi était bien délabrée et ne
servait que rarement lorsque quelque parent voulait faire dire une
messe dans le cimetière même. Le sentier qui y menait était à peine
indiqué, puis il se perdait sous le gazon.
Kortchenko s'enfonça dans la feuillée odoriférante qui frissonnait
de temps en temps sous une brise légère, passant dans les branches
avec un doux bruit de baiser. Le ciel était couvert; la lune appa-
raissait quelquefois entre les nuages. Eoxtchenko s'assit près d'une
croix vermoulue, penchée de côté, et, la tête appuyée dans ses
mains, s'absorba dans une profonde méditation. A quoi pensait-il
ainsi? Il songeait à ses illusions envolées, à sa vie solitaire. Sa jeu-
nesse avait été si remplie par les devoirs qu'il s'était créés autour
de lui que l'idée du mariage ne s'était jamais présentée à son
esprit. Kntouré de ses paysans qui Taimaient, il ne s'était jamais
senti seul tant qu'il avait eu confiance en eux et en lui-même;
aujourd'hui la solitude lui pesait. 11 comprenait trop tard qu'il
avait sacrifié sa vie... A qui? A quoi? Peut-être à des chimères;
peut-être à son propre orgueil. 11 s'était cru de force à répandre
assez de bonheur autour de lui pour que ce bonheur d'autrui
dont il serait l'auteur suûit à combler toute son âme, et il reconnais-
sait avoir trop présumé de lui-même. Un goût de fiel lui monta aux
lèvres. Ses artères battaient avec violence. Il releva la tête; une
oppression atroce pesait sur lui. Il se leva brusquementtout à coup,
il lui parut que le cimetière se peuplait de fantômes, les croix s'agi-
taient, les branches prenaient les formes de bras gigantesques,
s'avançaient vers lui comme pour l'étreindre. Il voulut regagner la
route; des boulets de plomb semblaient s'attacher à ses pieds; dans
l'obscurité il trébucha contre un arbre et tomba sur une croix qui
se brisa sous lui avec un bruit formidable qui retentit dans le silence
de la nuit. Il se releva, et, précédé de son chien, se mit à courir.
Gomme il atteignait la chapelle et s'y appuyait défaillant, il entendit
un cri et vit des ombres qui s'enfuyaient dans la direction de
Sofievka. Il voulut les appeler, les rassurer, mais aucun son ne sor-
tait de son gosier desséché. Il se remit cependant; honteux de sa
terreur, il reprit, lui aussi, le chemin de son château.
Deux paysannes attardées revenaient à Sofievka; en passant à côté
du cimetière, elles baissèrent involontairement la voix, faisant un
grand signe de croix et pressèrent le pas. Tout à coup un mouve^
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7k REVUE SES DEUX MONDES.
laeot dans les arbres attira leur Mteotion; elles enteadifent un coup
sec comme du bois qu'on casse; affolées de terreur, elles s'étaient
arrêtées^ les yeux fixés sur les massifs sombres; en ce moment» la
lune dégagée de miages éclaira de son reflet métallique le yisai^
blême d'un hommie surgissant du fend noirâtre» Cne grosse béie
rôdait autour de cet homme, qu'elles reconnurent pour être le pro-
priètaire» mais si chan^ si diffèrent de ce qu'il était d'ordinaire»
qu'elles poussèrent un cri perçant et s'enfuirent de toute la vkesae
de leurs jambes sans os^ se retourner en nriëre. Arrivée» à
Sofîevka, elles entrèrent droit au cabaret, où elles savaient trouver
leurs maris.
— Noas avons vu le diable en personne,., le diable et Boris Par-
lovitch, crièrent-elles sJmuUanëmeiit en se jetant à demi mortes sur
unbaoc.
Les bommes les entourèrent avec des exclamations de surprise;
Foma, repoussant tout le monde^ s'était avanoé le premier et ques-
tionnait les femmes, qui d'abord ne purent fournir aucune expli-
cation ; mais, s'étant cabnées peu à peu, elles racontèreni; ce qu'elles
avaient vu.
— Boris Pavlovitch est là avec ses serviteurs occupé à déterrer
les worts, disaient-elles; nous avons entendu les coupe de bacbOiMi.
et eet animal qui rôdait autour était Lucifer en personne caché sous
la ferme d'un cochon«
Dans leur terreur, elles ament pris le cUen pour un gros pour-
ceau. Or, dans la Petite-Russie, le peuple est convaincu que l'eqiril
malin se cacbe sous la forme de cet aoimaL
fies imprécations, des menaces, des cris forieox suivirent cette
révélation, que personne des assistans ne songea à révoqua en
doute. ILortdiaaào voulait leur mort, il profanait les tombes, il
commettait des sacrilèges abominables; ils oe supporteruent phis
de pareilles choses. Dans leur colère, que Foma attisait encore par
des propos insidieux, ils oubliaient que celui qu'ils accusaient leur
avait consacré son existence. On ne se sépara que bien avant dans
la nuit; les esprits étaient surexcités au poiot que le juif dut déployer
toute son habileté pour enpècber les paysans d'aller réveiller le pro*
priétaire et lui demander compte de sa conduite. Miûs ceci ne len-
trait pas dans ses combinaisons; aus» réiffîsitnl à les cidmer en leur
promettant solennellement de l'aller trouver lui-même le lendemain, .
de lui exposer la situation et de lui déclarer que désormais luit
F(»na, n'achèterait plus la vodka faite de pommes de terre eagraîS'-
sées au moyeu d'ossemeos littmainB« I^ leodemaîa, en eflet, Fonm
se présenta au château. Il ne pni se déieodre d'uae certaine émo-
tion en p^étraat au*delà de ceUe grille, qa*iL n'avait pns icanehîe
depuis vingt ans» A sa vue» k stupéfection de Ittkita^ qA% trouva
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U MXW W «DMfiYKA. 75
dant r—lichambre. Ait si graBde, qu'U Be put balbutier que quel-
ques mots inintelligibles, mais son geste me«açaat esi disait plus
long qujB ks parttefi..
^ Je dois p«rier à. Bivta PtrionHcdi, dix Fama, qui s'était pni-
ikyoïDMt eaH>fooM de b popte d*aatr^ dans» lai cmote qi^e le viau
serviteur, emporté par son ressentiment, ne se livrât à des voie8.de
faîÉsursapefsonMc .
-^ Yft^t'^a ou ja ta jûite dehMrstI gc«gM celuir^ m guise de
répaasaw
^ H b fam ahiaUwuQfiÉ» ealendâ-tii? iaaÎBtak Foma. tt s'agit
driMi^ aff&ite (fe la plas hanèa ia^portauM; si ta refasesi ck m'aar
MDoer, }*attaaàrai da«a la caw jitsqti'à c^ qua. ki maltret sarta.- et
)e hii dijNd «pie l« m'aarenvayé.
Nildta hénta eBoara» Capandaut^ caoïiiM » mamae a'aiRait pas
oûa le JMÎS ea (uièa, il se dit qû'tt veaak peisl^èlre effeetiAremost
pour queàfuat duiaa dei sarMux ad se dirigea, à «»abHit«(sujt veca le
eabinat de Kavtcheako. Celui-ci lisait.
— Boris Pairla«ftali% fit très daaœBiant le aaiviteuir, il y a là le
^'qui damanda à» voua parler*
— Quel juif?
^ Fofloa, lépandil NâûtR a» baisaaat la tète.
Il savait que ce nom causait awittpraesiaupémbla à saa mattnaw
Kortoheaka^ Ussa échapper xm gaate da atu^riae douloureuse;
mais se maîtrisant aussitôt :
«^ Qu'il eatrat dia*il d'une voîn oalme*.
hikkM» letottma à Vantichaoïbrcw
— Vas-y, fit-il brutalemaat esh iodâquanti dm dcÂgti le caliinat de
tmmiU -^ Puia ilajautaà part sofc: ~ S'il cooit qua je m'assisterai
pas à cette entrevue, il se tronapa; je na vaia paa laiaaer BorMhPaTr
lowitok tout seul avec lui;, qui sait s^'il ne Waat paa. paur l'assassi-
MvT Jadis ili lui a^jalé «a* sort» aMJoordtiwi peutr^HTOs veiMbeili A'aa
débarrasser»
Tout plein de soupçons, le vieux, servitaair, dont lasi okei/^eitz
étaiefit aussi Uaocs: qae* eaux da, sMk maUre,.sural? la juif da^^ son
pasc lovrd at sa- mit «bu» L'ambrasare da la porta ealv^auyejrta^,pD6t
à fondra* sur bikaoïi^oiiidra mouiKanant suapeaU
Fama fit dem paa éaas bu pièce, pnts- se prastama lafflu)e/C(uitae
tarm.
— Seigneur, oa—mença-t-il i&SÊUoisf naaillacdei pardonna àitaa
humble serviteur d'oser te déranger... Je suis un grand coupaUaii
tesyau»«.«.
-^ Asses, interraiiifit Eonlehenbo avec sévérité;. le. panse* quertu
uTes paa iei pour ta> Dapantîr^». Ca samtt «m peut tacd ui bont.da
TÎbgf années... Que taiatttôl et cpielleaffiairatf amenai
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76 BETOE DES DEUX MONDES.
— Tu me défends donc de soulager mon âme de tous les regrets
qui s'y sont amassés?
— Foma, dit Kortchenko d'un accent triste, mais ferme, si c'est
pour me parler du passé que tu viens ici, tu feras mieux de t'en
aller; c'est un sujet qui m'est pénible, et sur lequel je ne veux pas
revenir.
Le juif, resté à genoux jusqu'alors dans une attitude suppliante,
se leva; ses yeux . pétillaient d'un feu diabolique; il plongea ses
mains dans ses poches, se campa insolemment sur ses jambes :
— Si c'est ainsi, Boris Pavlovitch, dit-il, je vais droit au but et je
vous déclare que je n'achèterai plus votre vodka; les paysans refu-
sent d'en boire. Depuis que vous avez remplacé le seigle par des
pommes de terre et que vous fumez vos terres avec des os, ils sont
persuadés que vous voulez les empoisonner et que vous avez fait un
pacte avec le diable... Tenez, pas plus tard qu'hier, on vous a sur-
pris errant dans le cimetière, on a entendu des coups de hache...
Que pouviez-vous faire là dedans au milieu de la nuit si ce n'est
défoncer les cercueils et vous emparer des squelettes?
— Misérable I cria Nikita, s'élançant sur le juif, un poing levé,
prêt à l'écraser comme un reptile.
Foma s'accula au mur en garantissant sa tète de ses deux bras,
qu'il éleva entre lui et le domestique.
— Aîel alel gémit-il, comme s'il eût déjà ressenti le coup
redouté.
— Laisse-le, dit faiblement Kortchenko. Renversé sur le dossier
du fauteuil, il avait fermé les paupières et une pâleur cadavéreuse
s'était tout à coup répandue sur ses traits.
— Boris Pavlovitch, qu'avez- vous? Vous sentez- vous mal?
demanda Nikita, se précipitant vers lui.
— Ce n'est rien,., un éblouissement passager, fit Kortchenko en
l'écartant doucement de la main. — Puis, se tournant vers Foma,
qui le contemplait avec des yeux eifarés : — C'est bien, ajouta-t-il,
tu* peux t'en aller maintenant.
Son accent était si péremptoire, malgré sa douceur, que le juif,
rentrant sa tête dans ses épaules, se faufila le long du mur et se
glissa dehors par la porte. Craignant d'être poursuivi par Nikita,
dont la colère ne serait plus maîtrisée par la présence de son mattre,
il courut jusqu'à ce qu'il eut atteint sa maison. Là, il respira libre-
ment et un large sourire épanouit son visage inquiet, tout ruisse-
lant de sueur.
Après le départ de Foma, Kortchenko, posant ses coudes sur la
table placée à côté de son fauteuil , avait caché sa tête dans ses
mains. C'était donc là le couronnement de sa vie I Les paysans, ses
enfans chéris, l'accusaient de les empoisonner, de profaner les
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wmgmm^pi^smsmssss
LE JUIF DE SOnSYKA. 77
tombes de leurs ancêtres! Ils le croyaient protégé des puissances
infernales t
— Àhl c'est trop d'injustice! murmura-t-il d'un accent déses-
péré.
Et il pleura longuement. Il ne songea pas un instant au préjudice
matériel que lui porteraient ces horribles accusations, il n'éprouvait
qu'une angoisse poignante d*ètre ainsi jugé par ceux auxquels il
n'avait fait que du bien, et il sentait que désormais la vie ne serait
plus pour lui qu'une longue douleur. Il ne voyait que désolation et
ruine autour de ses illusions perdues, de ses affections anéanties...
Les ressorts de son énergie étaient brisés, il ne croyait plus à rien
et n'espérait plus rien. Ne voulant pas continuer un commerce qui
lui avait coûté tant de chagrins, il ordonna de fermer la distillerie:
à partir de ce jour, il s'enferma dans son cabinet de travail et
s'obstina à ne plus sortir. Foma profita de cette séquestration volon-
taire pour insinuer aux paysans que, se sentant coupable, Kort-
chenko redoutait de se montrer au village ; mais cette assertion ne
fut pas accueillie avec la crédulité qu'il aurait souhaitée. Les paysans
se repentaient déjà un peu de leurs accusations trop promptes. La
distillerie du maître étant fermée, la vodka fournie par Foma pro-
venait d'une autre source et cependant elle n'en était pas meilleure.
On commençait à se demander si ce n'était pas le juif lui-même
qui la frelatait pour en retirer plus de protit. Dn sourd mécon-
tentement se propageait. Les juifs devenaient de plus en plus
intraitables ; l'insolence de Foma en particulier ne connaissait
plus de limites ; à la moindre protestation, il avait la menace à la
bouche. On se taisait, car il avait malheureusement le pouvoir de
réduire les trois quarts des habitans de Sofievka à une ruine com-
plète, mais la haine s'amassait dans les cœurs ulcérés.
Sur ces entrefaites, un dimanche après la messe, le prêtre annonça
que Konchenko était gravement malade depuis la veille et qu'il allait
prier pour lui. Les paysans qui se disposaient à quitter l'église,
s'arrêtèrent avec une douloureuse surprise. Depuis longtemps ils
ignoraient ce qui se passait au château, personne n'avait eu con-
naissance de la maladie du propriétaire. Un murmure de pitié par-
courut l'assemblée ; tous restèrent d'un commun accord, et un paysan
alla prévenir de ce qui arrivait ceux qui étaient déjà dehors. Us
revinrent aussitôt, et c'est au milieu d'un silence solennel que le
père Afanasiy supplia le Tout-Puissant de rendre la santé à celui qui
souffrait. Lorsque le prêtre s'agenouilla, toute l'assistance se pro-
sterna à terre avec de grands signes de croix; quelques-uns joigni-
rent les mains dans une prière fervente ; les autres, les bras croisés
SVLV la poitrine, contemplaient les saintes images de l'iconostase d'un
<Bil humide et murmuraient à mi-voix :
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78 REVDE DES DEUX BONDES.
— Seîgnetir Ken, saftnre aotre maîtreî
Sous le coup de Témotion générale, Kortchenko était redevenu
le maître aimé des années d'autrefois. %teSqties femmes sanglo-
taient.
îhwifltnt ce temps, tortcbenko agonîsait. Le clM^n, îa déception
«Vaietft éfbranî* sa rdbmste nature ; pen à pen «es forces avaient
dimînwé^, il avait pordu le sommeil, Tiippètît, «it passait de longues
heures 'sans bouger de son fauteufl -, un jour sa faiblesse fut -si
grande qu'A ûtn renoncer à quitter le Kt.
— C'est le commencement de la fin, dît-B en souriamà Nîfcîta,
qui ïe veillait nuit et jour et dormait sur un matelas posé en tra-
vers de la porte de sa tihambre*
le vieux serviteur voulut envoyer tptérir le médecin.
— A quoi bon ? répondit Kwtchenko et, malgré les pitères réité-
rées du domestique, îl maintint son refus.
Le samedi, il fit venir le prêtée.
— ïe sens qu'il ne me reste pflos que peu d'beures à vivre, dit-il,
et je ne voudrais pras mourir «aos que vous m'ayez aîbsous do mes
péAés, mon père.
•es laTmes moufflèrent les yeux du vieux prêtre. Il s'tiôsît*«u bord
du ttt du mourant, lui prit les^eux mains et les serra longuement
dMPS les -siennes, sans parler.
— Je suis tournaenté par Fidfte que je srais caiise "de tout te "mal
qui est arrivé ces dernières années à SofieVka, «continua Koftcfttento.
y ai péché par orgueîl, mon père,., feu ai *cé cruellement puni,
mais d'autres om pâli par ma fatrte, c'-est îà <:e qui me fait le plus
soiïfffir... Croyez-vous que Dieu me pardonne le mal que fWi
commis?
Ses yeux fiévreux, enfoncés ^daos les wWtes , se fixaient OTr le
prêtre avec une -aiwiété poignmnte. <îe*ttH3i relenaît diflficHement ses
sanglots* n connaissait Kmtchenko depuis q^'il 9e txmnaissait lui-
même; natif de "Sofievka, '06 son pbre«f«it ^té prêtre avem hn, il
avait véom flans une intifuité constonle tavec le maître, dont il com-
prenait et admirak tes bHles quaKfés. 11 avait -souffert presqte
autant que lui tie la •démoralisation qui €éltàit emparée peu à peu
de ses paroissiens ratés jusepi'à l'arrivée de ïonaft -comme dw modèles
de sobriété n -d'honnèteié, et, en dépfcrrant la générosité de Kort-
chenko et sa trop «grande €onfi«iioe, il s'était absteaa tles reproches
fX des réctimteflAions 49iseiise8, Bâchant fort bien <fue, lors même
qu'il comitNttait une 'erreur, elte neprovenoît que de la trop^jgrsnde
eiêwuixon ^fte fioii ftiBe»
Le prêtt^e ft le pwpttttaife s*«itr««i«r€«ft longuement ; ije "ftit
phrtôt une explication suprême qu*utte tfMk/smm. i/orsqu'entm le
père Afanasiy se leva et posa «es maiftsmr 9a tel» du mouittnt tm
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LE JUIF DE SOFIEVKA.. 7d
invoquant la bénédiction du cieli Kortclienko pouasa un soupir de
soulagement.
— Je quitterai la terre sans crainte, Biupmura^t-il, puisque vous
m'assurezi ({ue le Dieu de mUéricorde ne me refusera pas l'entrée
du séjour des bienheureux...
Le dijuaiKhe» pendant qu'on priait pour lui^i Kortchanka se mou-
rait.
Le soleil entrait en flots radieux dans sa chambre aux murs tendus
de papier grîs. Une grosse touffe de lilas étalait ses grappes fleuries
sur le rebord de la fenêtre ouverte^ par laquelle pénétraient les sen-
teurs enivrantes du printemps. De son petit lit de camp placé au
fond de k chambre il apercevait les arbres au feuillage vert tendre
se détacher sur Tazur du ciel, où moutonnaient de petits nuages
blancs. Un essaim d'abeilles voltigeait autour des fleurs et baignait
dans un large rayon de soleil. Une espèce de vapeur rose dorée
enveloppait les insectes, dont les 'ailes diaphanes prenaient des teintes
éblouissantes et scinUUaient comme autant de diamans multicolores.
Leurs bourdonnemens se mêlaient au gazouillis plaintif des petits
oiseaux d'un nid enfoui dans la feuillée.
La mort avait déjà posé son empreinte mystérieuse sur les traits
amaigris du propriétaire. Il ne parlait pas, et sa poitrine haletait. Sa
nutin droite tenait une croix pressée contre son sein et l'autre pen-
dait en dehors du lit au pied duquel était agenouillé Nikita, la tête
enfoncée dans les couvertures. Tout à coup une vdée de cloches
résonna dans l'air pur«
— La messe est finie I murmura faiblement Kortchenko.
Quelques ioistans plus tard, des pas nooabreux retentirent sur le
g^vier du jardin» des voîx étouffées se firent entendre, on aurait dit
qu'une multitude cernait la maison*
— Qu'est-ce que ce bruit? demanda Kortchenko. — Nikitas'ap-
{urocha de la fenêtre et aperçut une foule depa^'sansquise tenaient
pressés les uns contre les autres sur la pelouse devant la iagade^
En le voyant» ils lui firent signa qu'Ua voulsûent lui parler. Il se pQn-
cha ôQ avant.
~ Nous veooos d'apprendre que le maître est malade, dit un
vieillard, se détachant du groupe et prenant la parole au nom de
ses compagnons; nous avons prié pour lui, et maintenant nous dési-
rons savoir de ses nouvelles.
— Il se meurt, répondit Nikita.
Un gémissement sortit de la poitrine de ces hommes.
— Ne pourrions-nous le voir une dernière fois? demanda le
moujik, dont la voix tremblait.
Nikiia, appelé par Kortchenko, était retourné auprès du Ut.
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80 REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'est-ce? demanda le mourant ; une inquiétude vague se lisait
dans ses yeux éteints.
Nikita hésita im peu, puis :
— Ce sont les paysans qui viennent s'enquérir de votre santé,
dit-il. lis demandent à vous voir.
Un éclair de joie indicible illumina les traits de Kortchenko ; un
sourire d'une douceur presque surhumaine entr'ouvrit ses lèvres
décolorées...
— Ils veulent me voir! murmura-t-il. Je savais bien qu'ils étaient
bons, qu'ils m'aimaient encore. •• Mes enfansl.. mes enfans bien-
aimés I
11 voulut se soulever, mais il ne le put et retomba sur ses cous-
sins.
— Porte-moi à la fenêtre pour que je leur dise adieu, reprit-il.
Nikita essaya de protester.
— Fais ce que je te dis,., je t'en prie,., insista Kortchenko.
Le vieux serviteur n'osa plus contrarier son désir; il fit un grand
signe de croix et souleva dans ses bras le corps émacié de son
maître en murmurant :
— A la grâce de Dieu I
11 l'apporta ainsi jusqu'à la fenêtre et pénétra avec lui dans le
large rayon de soleil qui l'inondait. A sa vue, toutes les têtes se
découvrirent, un seul cri jaillit des poitrines oppressées :
— Petit père! — et tous se jetèrent à genoux dans l'herbe verte.
Le rayon lumineux se jouait autour du mourant, l'enveloppait,
resserrait pour ainsi dire autour de lui son étreinte de feu. Il baisait
ses cheveux, qui resplendissaient comme autant de fils d'argent,
caressant la pâleur transparente de ses joues toutes sillonnées de
teintes bleues. Kortchenko, souriant toujours, étendit son bras au-
dessus des têtes inclinées :
— Je vous bénis, dit-il d'une voix faible comme un souille, mais
que tous entendirent pourtant.
Épuisé par l'eiTort, ses paupières battirent un instant, sa respi-
ration devint plus rapide, une convulsion tordit ses membres, sa
tête retomba sur l'épaule de Nikita. Il était mort. Nikita poussa un
cri déchirant, auquel répondirent les voix du dehors.
V, ROUSLANE.
( La dernière partie au prochain n«.)
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mmmmmmmmmmmmmÊmmimmmimJtm ui^rJw»» ^ *jL'4i.*??«a«*=
UN ESSAI
DE
SYNTHÈSE PALÉOETHNIQUE
I. Le Préhistoriquef antiquité de Phomme» par M. Gabriel de MortiUet. Paris, 1883,
Reinwald. — II. Musée préhistorique, par MM. Gabriel et Adrien de MortiUet, pho-
togravurea Micholet. Paris, 1881, Reinwald. — III. L'Amérique préhistorique, par
M. le marquis de Nadaillac, avec 219 figures dans le texte. Paris, 1883, Masson.
Pour la première fois, un auteur a voulu condenser en un seul
volume de petit format les notions relatives à l'homme préhistori-
que. Ces notions, et les enseignemens aussi bien que les problèmes
qui en résultent, il les a exposées dans un langage concis et clair,
avec une parfaite bonne foi, ne déguisant rien de ses opinions per-
sonnelles, mais ne s'en servant pas non plus pour établir ce qui est
encore discutable, rejetant le faux et démasquant Terreur, même
alors qu'elle favoriserait ses propres idées. C'est là assurément
une tentative des plus honorables, et, quaad elle est le corollaire
d'une vie consacrée aux recherches, on ne saurait qu'applaudir,
sans s'arrêter à quelques dissonances partielles. — Pourquoi d'ail-
leurs cette poursuite de l'homme préhistorique exciterait-elle des
passions acharnées? Pourquoi troublerait-elle les âmes timorées?
Non-seulement elle ne vise, chez les vrais savans, qu'à constater une
réalité objective, digne par conséquent du respect de tous ; mais
elle a eu l'heureuse fortune de réunir dans un dessein commun des
esprits assurément très divers, n'ayant ni les mêmes mobiles ni
les mêmes tendances, animés seulement du désir d'accroître le
domaine du savoir. C'est ainsi que des libres penseurs et des prê-
TOMB LYU. — 1883. 6
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82 REVUE DES DEUX MONDES.
très, des hommes du monde et des hommes de cabioet, des collec-
tionneurs, des pionniers, des philosophes, des praticiens, les ims
spiritualistes et chrétiens, les autres positivistes, ceux-ci partisans
résolus de la doctrine de l'évolution, ceux-là enclins à l'attaquer,
ont également travaillé à « faire du préhistorique, » c'est-à-dire à
réunir tous les indices, toutes les observations, tous les objets qui
se rapportent à l'existence de l'homme dans les temps antérieurs à
l'histoiro, — alors que notre espèce n'était en possession ni des arts
ni des procédés dont la civilisation est sortie, ou ne les exerçait que
d'une façon rudimentaire et sans pouvoir transmettre le souvenir
de ses actes. .
Le préhistorique est nécessairement antérieur à toute chrono-
logie fondée sur une supputation des événemens qui intéressent
l'homme ; mais, en dehors de la chronologie positive, existe-t-il des
moyens qui permettent de remonter au-delà de la tradition histo-
rique et d'établir la durée au moins relative des événemens, alors que
l'homme, déjà vivant et conscient comme individu, était inconscient
en tant que corps social et incapable de mesurer la durée, de même
qu'il ignorait les bornes de l'espace 7 C'est là une des questions que
M« de Mortillet a dû traiter, et bien qu'il ne l'ait abordée qu'à la
fin de son ouvrage, nous en toucherons quelques mots au début
même de ceite étude, afm de mieux faire saisir, avec les diflicultés
du sujet, les termes précis sur lesquels il repose.
I.
Aussi loin qu'on peut remonter en s'appuyant sur des textes, des
inscriptions, des monumens, enfin sur des traditions qu'il n'est guère
permis de suspecter absolument d'erreur, l'Egypte ancienne nous
amène à cinq mille ans avant Jésus-Christ. C'est la date probable du
règne de Mènes, le fondateur de la première dynastie ; mais, avant
Menés, dit un récent historien, résumant les travaux antérieurs (1),
c( il existait, dans la vallée du Nil nouveau, une organisation égyp-
tienne, une civilisation spéciale. Il y avait sur les bords du fleuve
de vastes cités, des constructions importantes* » Mènes sortait
de Thinis ou Théni, ville d'Osiris, située un peu au nord de
Thèbes et non loin d'Abydos. Il bâtit Memphis, dont il fit sa capitale,
Quds pour arriver jusqu'à lui en partant des premiers essais de
colonisation dans la vallée du Nif, ce n'est pas trop assurément que
d'ajouter au chiffre d^années que nous venons de mentionner un
chiflre égal, et d'admettre ce passé de dix mille ans attesté par Pla-
(1) Bittoire univenetle : les Êgyptes, par M. Marioi FonUne, ch. v, p. 75. Paris,
1882, Lemerre.
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l'BOHMS PBÉHSTOniQUE. SS
ton comme représentaiu la durée du peuple égyptien avant l'époque
où TmH le philosophe athénien. Il y atirait doue en ixMxt un inter-
valle de douze mtHe ans entre notre teaipe et celui auquel il •est
raisommble de reporta (es dé3)utB de la eiviUeatioa égyptie&ne,
— xroedes phis sufàennes, sinoQ la fhm ancienne de tout^ ceUas
qui se «ont développées depuis Tappamion de riioinaie«
A cette limiite seulement •commence le prébistonque, et c'est dans
un passé bien p/lus reculé qu'il faut majintenant s'enfoncer, fians don-
nées écrites, isans date même ooi^edinrale, wms est-il possible d'en
évaluer la dufèe?}ci, Tem«rquonB4e,pltts de «iMnimens susceptibles
d'interprétation directe, pkis même de souvenirs traditionnels; en fiât
d'indices, il ne nous reste à îmierroger qoe 'les seuls vestiges du
passage de Ftiomme, et Tappréciation du rapport à définir entre ces
vestiges et les «uvres de la nature. Celle-ci, il est vrai, peut être
toujours consultée, parce que son activité ne s'«rréte jamais. Igno-
rant le repos, elle dépose ses couches de «aMe, de limon, de cail-
loux ou de graviers, aocnmnlées ou ^«[ilremèlées, dans un ordre
invariable et qm nne fœs inauguré ne saurait être «nlenierti. C'est
ce que Von nomme une chronologie reiattve, dofftdl ûtut bien se con-
tenter à défaut d'un ^ronométre par ïHinées et par «ièdea, qui ait
ici entièrement défaut. Il est maintenant acquis à la «dence <|iie
fhomme a traversé Tâge quaternaire ^èowt entier ; établir la durée
de cet âge, c'est fixer par cela même l'antiquité de notre nu» ; i
cette durée, sth^meirt très longue, peut^ttcètre évaluée e
au moins approximatifement, et par quetqae procédé inspirant i
certaine confiance? C'est ce que ae demande M. de Mortillet en fop-
mulam les t^ondusions de 'son lifre.
A ce point de vue, Inen des cessais «ont ^èlé tentés, et M. de JUor-
tillet discute la valeur et la portée 'de <^hacuH d'^eax. U a raison de
repousser la théorie de la pêriedrcité des phéoem^ms glaotaïires«
considérés comme conséquence de la préeessîon des éqmioKes tel
des variations d^excentricfté de fortHte terrestre, puisqu'ancone
përiodiché ne marque 9e retour, 'Cm |*éologie, des cbangomans
qu'om subis le dimat ^t la oonr»garatien retatvfe des camineua,
à travers ies antSennes périodes. Ce «ont, aa «oowtiaipe, des pfcéma-
mënes successiis, dépendant d^nne cause toujvars acKm à, partir
d'un ftge des ptos renulés et n'ayant jaiMis cesBé d'exeroer «on
influence dans nn «ens détenniné, celrn de fdMttasCToast xaûtiBOBi
de h tenrpératufe, d^rès Hiae échelle gradaéedansojin^oidre iafenae
de celui des latitudes, — le pMe ae 6'*éc«iit,44Be qu'il aemble, jamsB
dé]flacè.
les cerdes tTacercHasenientde 'Oenalins aitres qai Mi^uasé aor
des ruines en Amérique, les deltas d'^enïbrachure q«i «vanoont
graduellement, la superposition deslim d'aBiiviona,0iitdonBé4iaa à
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8& BEVUE DES DEUX MONDES,
des calculs partiels, insuffisans sans doute, mais qui aboutissent
pourtant à des séries d'années atteignant cinq à six milliers pour le
seul âge de la pierre polie (Robenhausien), treize mille ans pour le
dépôt d'une couche de limon du Nil, inférieure à une statue de
Rhamsës et à la base de laquelle on a rencontré un fragment de
brique. Enfin, les stalagmites de la caverne de Kent, en Angleterre,
qui recouvrent à la fois des objets romains et des instrumens de
silex éclaté de Tâge magdalénien, ont permis à M. Vivian, en invo-
quant l'épaisseur proportionnelle des deux couches, de reporter
au-delà de trois cent mille ans l'ancienneté des seconds. Il est vrai
qu'il faudrait être certain que, dans tout cet intervalle, les eaux
incrustantes n'ont été ni plus puissantes ni plus chargées de cal-
caire qu'elles ne le sont de nos jours, ce qui est loin d'être prouvé.
D'autres calculs ont plus de portée : ce sont des calculs géné-
raux qui, sans avoir la prétention de fournir des dates rigoureuses,
sont cependant de nature à faire imaginer la durée des temps qua-
ternaires. — Les oscillations du sol européen sont à noter. Le
Danemark, le nord de l'Allemagne et de la Russie ont été submergés
pendant le quaternaire. La Scandinavie, après s'être affaissée, s'est
ensuite relevée lentement. L'oscillation à laquelle l'Angleterre a été
soumise a eu, dit-on, jusqu'à iOO mètres d'amplitude; l'union de
ce pays et du nôtre a certainement persisté pendant toute la période
des éléphans « méridional, antique et primitif. » Ce sont là des
mouvemens qui n'avaient rien de brusque, et si on les compare à
ceux qui de nos jours agissent pour relever la péninsule Scandinave,
et que l'on applique le chiffre le plus fort que l'on ait observé, celui
de 1°^,50 par siècle, à l'oscillation la plus faible qu'il soit possible
de concevoir, on obtiendrait plus de soixante-dix mille ans. Mais, à
un autre égard, quel temps n'a pas exigé l'apparition, la diffusion et
finalement l'extinction des trois races d'éléphans et de rhinocéros qui
ont successivement dominé et se sont mutuellement remplacées sur
notre soll — Enfin, un autre phénomène plus, grandiose et plus
surprenant, l'extension des glaciers alpins, transportant des blocs
erratiques sur une longueur qui varie de 110 à 280 kilomètres, a
exigé une durée énorme. On sait que la vitesse maximum de ces
blocs ne dépasse pas en moyenne 60 mètres par an, sur les pentes
rapides; mais les glaciers quaternaires, qui avaient envahi les
dépressions inférieures, étaient loin de pouvoir accuser une pareille
vitesse. Cette vitesse devait être cinq fois moindre, selon M. de
Mortillet, et chaque bloc erratique aurait mis dès lors plus de vingt
mille ans pour arriver du Mont-Blanc jusque dans la vallée du Rhône
moyen. Ajoutons que le nombre des blocs ainsi charriés successive-
ment, de manière à venir atteindre la moraine terminale, est énorme;
joignons encore à la période d'extension celle du retrait de ces
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l'homme préhistorique. 85
mêmes glaciers, qui a dû être presque aussi longue que l'autre, et
nous ne trouverons pas exagéré le chiffre de cent mille ans proposé
par H. de Mortillet comme exprimant la durée de l'époque glaciaire.
Mais Tépoque de l'extension, puis du retrait des glaciers, a été pré-
cédée elle-même d'une ^période « chelléenne » ou « préglaciaire, »
et tous ces calculs approximatifs réunis conduisent M. de Mortillet à
adopter un total de plus de deux cent mille ans, qui représenteraient
la durée entière des temps quaternaires, pendant lesquels nous
sommes assurés de la présence de l'homme sur le sol européen.
L'homme est donc prodigieusement ancien, — du moins selon
notre façon d'apprécier et de comprendre le temps; car ces deux
cent mille ans, si effrayans qu'ils semblent au premier abord, sont
peu de chose en regard des myriades de siècles qu'il faudrait invo-
quer s'il s'agissait d'énumérer la série des périodes géologiques
antérieures à celle où l'on commence à découvrir des traces de
l'homme, série immense d*âges successifs que termine le quater-
naire, la plus récente et sans doute aussi la plus courte de ces
périodes. — Mais, si l'homme se montre en Europe à une date qui
nous semble reculée, d'où venait-il et comment a-t-il pu s'étendre
non-seulement sur le sol de notre continent, mais à la surface du
globe entier? — Les races humaines répondent-elles à des unités
distinctes ou bien peut-on concevoir un point de départ originaire,
une « région mère, » d'où l'humanité serait sortie un jour pour occu-
per les diverses parties de son domaine? La science, — je ne parle
pas ici, bien entendu, des solutions religieuses, — a-t-elle du moins
des conjectures à mettre en avant à ce sujet, et peut-elle les appuyer
de quelques indices?
La polygénie, ou autrement dit la pluralité d'origine des races
humaines, a été admise de nos jours par bien des esprits. Le plus
éminent a été Agassiz, qui, dominé peut-être par les préjugés de
son pays d'adoption, concevait les principales races humaines
comme autant de produits géographiques d'un certain nombre de
régions déterminées, chacune de ces régions ayant servi de centre à
une création partielle, ayant ses plantes aussi bien que ses animaux,
marqués dès le commencement de caractères inaltérables. Cette com-
préhension dogmatique, autant que mystique par certains côtés, de
la nature vivante, qui élevait l'espèce à la hauteur d'un archétype,
du concept d'un être divin réalisé à l'aide d'une sorte de révéla-
tion, ne s'accordait guère avec les faits; elle blessait à la fois les
idées religieuses en divisant la souche humaine, et les tendances
philosophiques vers la fraternité et la solidarité des races. Elle tran-
chait d'une façon assez peu heiu-euse le problème qui subsistera
toujours, soit qu'on efface outre mesure, soit qu'on exagère à des-
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S6 rëvxjb des deux mondes.
sein les différences qui séparent les dii^erses tribus btunaîoes i
toit que Vca néglige les passages et les nnafifw^ iotennédiaires.
Ea France, M. de Qiuutrefiages, dans oemcueil d'alKsrd, et plus tard
éans nn lirre justement estimé tmr a l'espèce bnmaine, » 6'att
fait le tiéC^nseur éloquent de la doctrine monogéniste. Adversaire
résolu du transforaiifiiiae, il s'est efiorcé die déÉruire la plupsufC
des argueiens par lesquels Darwin et «es disciples ont souteun
que l'homme n'arait pas éebappé à la loi universeUe et qu'il avait
dû fioitir de «qpielqsie foriue antértevire gqradue&lemeitt modifiée*
Bien que les 'CORséquenoes tirées des idées ^arwimstes, considé-
rées à Sort ou À raison cotume entachées de «atériaiisme, aient été
jusqufîci conrbattines avec adm-nemœt par k plupart des spiri^
tnalistes, «lies étaient foin pourtant, sur le poiot priacipail, celui àe
r«BSté ée rbomflse, d'exprimer un désaoeord soit avec les données de
M. de Quatrefages, parlaivt au vnom de ceux qui croient à l'eKisteoce
oiajactive de l'espëoe, scHt «vee les traditions bibliques qui font des^
cendre rbemme d'un seul couple primitir. Pour^dmetlre la poiyg6-
une, il faut aflini»er, à l'exemi^le d'Agaesiz, que, par l'effist d'un
reneuvellemest de la 'vîe^akblenent détruite, un certain nombre
4e régions mènes «nt produit cbacune des espèces particnlièpes
d'animaux €t de ^ntes, ou bien sewtenir, «(nei que cela ressorte
fivre de Cari Vegt (1), que, eor plusieurs peints i la fo4s, divers
pllbëoiens auraient donné naiosaiice à des 'formesanthropofdes, d'où
les pnncipates races tMHnaifiee «eraient finateoftent dérivées. Mafe
l'une eu fairtre de -ces bypotbèees conservent bien peu d'adhéreue
ooovatncus. Les races bnmaifftes evt trop d'iiffinités rédiH'oques,
puisqu'elles sont incontestablement fécondes entre «elles, pour •quVm
u'uMlioe paei préférer une formule ecientlfiqiie de «ature à con-
ciier les deux tendances «en réaUsauft t^'scoend de la variété dans
f«nît6« ^«utre part, celle unité du p«fint de départ originaire,
aboutissant aux si pnolmdes diiftrencia^ns physiques, intellec-
tiieHee «t morales que nous avoM eous les yeuK, coimoeivt la eeu^
oe^iaîrf L%am»e, et le «léme bonme, et fon fak abstraction du
ooBlottr, de la tirille, de la coirteur^ c'esrl-lt^re de ce qui, <hez Uâ
ùÊmum daes >lee «mnauXfeet accessoire et aoeldentel, si Ton Mt
abalraetioa égalenent des aptitudes dépendant 4e f exercice des
facultés qui relèveut 4e la pensée, eu un Baot de ce qui tient à
l^ftuM, l'«sfèee iMimaitte «inei «emprise tfest avancée JttsqU'auK
«utrémités du «sonde baUtable, «et, remarquons-le, elle ne «^est
pas «vuttcée réoenneat, ai dé^ fourvœ des Toseources *fae l'expé-
(t) leçons iur Vhommet $a flacê dans Ta création et dans rhistoire de la terre,
par Garl Vogt, teUième ieçoD*
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L*BOMME PSÉHISTQBIQUE. 87
rieace et l'esprit d'inTention ont mises plus tard à sa dispositîtm,
mais encore jeune et inconsciente. C'est alors cependant» faible et
presque nue» ayant à peine le feu et des armes grossières pour se
dèfisodre et se procurer une proie, qu'elle a conquis le raondOi
s'étendant de l'intérieur du cercle polaire arctique à la Terre-de*
Feu, du pays des Samoyëdes à Tlle de Van-Diemen, du cap Nord
au cap Africain. C'est cet exode primitif» aussi certain qu'inconce*
vable, aussi avoué par la science que par le dogme, qu'il s'agit
d'expliquer, ou du moins de rendre vraisemblable, et cela dans
un siècle où ce n'est qu'après les plus merveilleuses découvertes,
à l'aide des plus puissantes macbines de navigation, moyennant
les entreprises les plus hardies et les plus aventureuses, que l'homme
civilisé a pu se flatter enfin d'être allé aussi loin que l'homme
enfant l'avait fait dans un âge que son éloignemeut dérobe à tous
les calculs.
IL
Insistons sur cette pensée, qui servira de base à notre étude, et
sur laquelle nous devons d'autant plus appuyer qu'elle met en
lunuère un obstacle insurmontable jusqu'ici pour ceux qui se sont
efforcés de retrouver le lien des races disjointes» et de déterminer
le trajet suivi, lors de leur diffusion» par des tribus que séparent
n^ainteoant des mers» des étendues glacées ou des déserts infran-
chissables; car enfin si rhonmie est un, — et nous sommes pœrtés i
le croire, — il faut nécessairement lui assigner un point de départ
unique d'où il ait pu émigrer pour se répandre ensuite à la surface
du globe.
L'humanité, dans sa marche à travers le temps et à partir du
jour où elle a quitté son premier berceau, a certainemenr obéi à
une double impulsion, et de cette double impulsion proviennent à
la (bis toutes les différences qui la divisent et les supériorités rela-
tives qui distinguent certaines collectivités. Ces traits de supério-
rilé, lorsqu'ils se trouvent condensés sur un point et chez une
race» à un haut degré de force et d'intensité» prennent le nom de
tt dvilisatioa » et conduisent l'homme vers un état de bien-^tie
matériel» de sélection morale» de puissance inventive et artistique,
qui peut bien avoir des inconvéniens» mais qui atteste pourtant de
quoi l'organisation humaine est capable. L'avenir seul dira si c^ie
direction» ane ùm ouverte, a des limites ou bien si» malgré des
retours en arrière et par des routes très divenes» l'hoomie n'est
pas destiné k s'engager dans une voie de privés et da décourartes
indéfinis.
En rôsnmèt rhoBune enfant n'a cessé de s'étendre ; il a pénétré
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88 RBVUE DES DEDX MONDES^
partout où il rencontrait un passage; mais, à mesure qu'il occupait
l'espace ouvert devant lui, il s'est cantonné, et, à mesure qu'un de
ses rameaux prenait racine dans l'une des stations qui se multi-
pliaient à raison même de cette marche, à chaque point d'arrôt,
l'homme subissait l'influence de cette localisation ; il revêtait par
cela même les caractères particuliers d'où provient la race. C'est
par suite de ce double mouvement d'expansion et de localisation
que l'humanité est à la fin devenue telle que nous la connaissons ;
il est impossible d'en douter. Grâce à une longue série de localisa-
tions successives ou simultanées, non-seulement les races se sont
constituées, mais, par une alliance féconde du milieu et de la race
une fois formée, par une culture progressive dont les âges anciens
gardent le secret, les foyers civilisateurs se sont à la fin montrés
inégaux en valeur, plus ou moins lumineux selon les cas. Il serait
facile de marquer su? la carte l'emplacement de ceux qui jetèrent
un jour une clarté assez vive pour la refléter sur d'autres peuples
demeurés en arrière, mais attentifs au signal de leurs devanciers.
Le nombre de ces centres de civilisation est, en réalité, fort res-
treint, et ils se trouvent justement répartis de la façon la plus signi-
ficative.
Pour saisir ce qui suit et apprécier les conséquences des pré-
misses que nous allons poser, il ne faut pas perdre de vue la dis-
tribution des masses continentales. Il en existe trois, ou plutôt on
observe trois groupemens principaux de l'étendue émergée. L'os-
sature fondamentale de ces masses remonte à une date des plus
reculées et leur ensemble affecte une configuration de nature à
frapper toute personne qui examinera attentivement une mappe-
monde. On voit alors qu'elles s'avancent et s'élargissent au nord de
manière à se toucher dans cette direction ou à ne laisser entre elles
que d'étroites passes, aux approches du cercle polaire arctique, et
de manière aussi à circonscrire à l'intérieur de ce cercle une mer
polaire centrale, formant un bassin entouré d'une ceinture discon-
tinue de terres ou d'archipels dont l'exploration est à peine achevée,
mais dont l'existence et la disposition ne sauraient être contestées.
Descendons maintenant vers le sud, et nous verrons ces masses,
rapprochées ou même soudées entre elles dans la direction boréale,
l'Amérique du Nord, l'Europe, et l'Asie septentrionale, donner lieu
à trois appendices, l'Amérique du Sud, l'Afrique et l'Australie, et
ces appendices à leur tour s'atténuer graduellement et se termi-
ner en pointe au sein d'une mer sans limite, l'Océan austral, bien
avant d'atteindre le cercle polaire antarctique. A l'intérieur de ce
dernier, remarquons-le, la disposition des terres est exactement l'in-
verse de celle qui caractérise le pôle boréal, et, au lieu d'une mer
centrale» cernée d'une ceinture continentale, on rencontre tme calotte
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y
l'homme PBEUISTOBIQUë. 89
solide baignée par un immense océan, au point même où l'axe vient
aboutir.
Si nous observons chacune de ces masses, nous n'aurons pas
de peine à constater que c'est dans des conditions géographique-
ment semblables, toujours auprès d'une petite mèr intérieure, aux
approches, mais plutôt au nord du tropique du Cancer, entre le 35®
et le 20® degré de latitude nord, que la civilisation est née, en Amé-
rique et en Afrique comme en Asie. Le plus oriental de ces foyers
civilisateurs doit être placé dans l'extrême Asie, en Chine, à portée
de la mer du Japon. 11 a pu, grâce à l'isolement, conserver jusqu'à
nous son originalité native. Le plus occidental, mais aussi le plus
récent, à ce qu'il semble, était situé le long des plages intérieures
du golfe du Mexique, vers la région intermédiaire au Mexique et à
l'Amérique centrale qu'on a nommée a Anahuac. n II était en voie
de rayonnement et de transformation au moinent de l'arrivée des
Européens en Amérique. Quoi qu'on ait pu dire, — et nous revien-
drons sur ce point, — il était bien indépendant et purement auto-
nome; mais, trop faible et relativement nouveau, il ne résista pas
au choc imprévu d'une civilisation plus avancée et d'une race plus
forte.
Vers le centre de l'espace dont nous venons de jalonner les points
extrêmes, toujours à la même latitude, plus anciennement qu'en
Amérique et peut-être qu'en Chine, il faut placer encore deux cen-
tres civilisateurs dont nous relevons nous-mêmes incontestable-
ment par plus d'un intermédiaire, il est vrai. D'une part, c'est
rÉgypte, dans la vallée du Nil et tout près du Golfe-Arabique ; de
l'autre, c'est la Mésopotamie, au fond du Golfe-Persique, c'est-à-
dire la vallée de TEuphrate allant rejoindre le Tigre pour se réunir
à celui-ci en une seule embouchure. Ainsi, en revenant à la répar-
tition continentale que nous admettions plus haut, chaque masse
aurait eu son foyer civilisateur spécial, sauf l'Asie, qui en aurait eu
deux, l'un en. Chine, à l'extrême Orient, l'autre à l'ouest, entre la
mer Caspienne, le Caucase et le Golfe-Persique. Mais il faut juste-
ment observer, — et cette observation n'est pas, selon nous, sans
importance, — que ce second foyer est placé sur la ligne de suture
qui joint les continens asiatique et européen, l'Océan indien, au
lieu de se prolonger, comme les deux autres, jusqu'aux plus hautes
latitudes, s'arrêtant au Golfe-Persique pour s'y terminer en cul-de-
sac. Peut-être qu'autrefois la mer séparatrice s'avançait plus haut,
de manière à rejoindre par la Caspienne et l'Aral une méditerranée
asiatique aujourd'hui presque entièrement disparue. Quoi qu'il en
soit, il est bien certain que ce groupement des principales races ini-
tiatrices, ce rapprochement de deux centres lumineux situés à por-
tée l'un de l'autre, destinés à se pénétrer et à se confondre, consti-
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90 REVUE DES DEUX MONDES.
tuait le fait paléoethnique le plus coDsidérable que l'on soit en
droit d'enregistrer. Le Nil et la mer de Syrie à l'occident, la Haute-
Arménie et la Caspienne au nord, l'Indokouch et l'Indits à l'est, au
sud la mer d'Arabie, circonscrivent la régicm où Kouschites, Sémites
et Aryens, ceux-là agriculteurs, industriels, fondateurs de villes,
les seconds pasteurs, les derniers montagnards, puis éroîgfans et
envahisseurs, se sont beurtés, coudoyés, n>é]angés, tour à tour domi-
nateurs ou dominés, inventant les arts et l'usage des métaux, appre-
nant à s'armer, à s'organiser hiérarchiquement, atteignant l'idéal
par la religion, possédant avec l'écriture, d'abord hiéroglyphique,
puis idéographique, l'instrument le plus puissant dont l'intelligence
humaine puisse disposer. Dès lors, l'histoire se trouve inaugurée,
et par elle, une chaîne désornuais continue relie les générations socia-
lement organisées, habitant des villes et obéissant à des lois, à celles
qui leur succéderont jusqu'à nos jours.
En constatant ces origines de Thistoire pour rentrer aussitôt dans
notre sujet, n'oublions pas ce que nous avons établi plus haut, que
c'est en se localisant, et par une harmonie préalable de la race et
du milieu, celui-ci favorisant la première et l'excitant à développer
les aptitudes dont elle portait en elle les germes féconds, que les
tribus humaines sont parvenues à affirmer leur supériorité. Mais ce
mouvement, ou plutôt ce travail localisateur, a été nécessairement
précédé d un mouvement expansif, d'une marche entraînant l'hu-
manité à la surface du globe et lui en faisant occuper tous les
})oints. Cette migration originaire, jusqu'à présent inexpliquée
plutôt qu'inexplicable, réclame d'autant plus notre examen qu'en
cherchant à tourner la question, au lieu de l'aborder de front, on
est venu se heurter à des barrières en apparence infranchissables.
IIL
Deux des trois masses continentales se trouvent donc soudées
ensemble à l'intérieur de la zone boréale. Par suite de cette soudure
qui correspond à la direction de l'Oural , l'Europe n'est qu'une
dépendance de l'Asie, et la diffusion primitive de l'homme à travers ces
deux continens a soulevé d'autant moins d'objections que les traditions
religieuses plaçaient en Asie le berceau du genre humain, d'où il
se serait répandu sur toute la terre, immédiatement après le déluge.
Les difficultés s'accumulent au contraire lorsqu'au lieu de l'ancien
continent, on considère l'Amérique, où d'un bout à l'autre l'homme
appé les meilleurs
ivait inauguré sur
lie et relativement
3 nord, des traces
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l'H01IM£ PBEHI6T0BIQUE. 91
irrécusables de sa présence dans un âge des plus reculés. M* de
Mortillet nooiMe « cbelléenoe » l'époque où rhamme européen laîW
lait le m\ex àgrands éclatSf associé à des pachydermes géans, aujour-
d'hui perdus^ et antérieuremem à la plus grande extension des
glaciers. Ces natales instrumess se retnnnrent en Aniérique, dans
la vallée du Delaware à Trenton (New-^Jersey), plus knn au Mexique»
près de Guaoajoatû, si netteioent caractérisés qu'on ne saurai! les
méconnaître* Leur situation à la base des aUavions quaternaires
et leur coexistence avec les èléphans et les mastodontes indi-
quent la présence d'une race contemporaine de celle des graviers
de la Somme, ayant la même industrie^ et sans doute les mômes
morarset les mêmes traits pfayâques. Cette race américaine primitive,
soeur de celle qui habitait l'Europe à la même date, d'où serait^elle
venue» si Ton n'admet pas de commumcatîon directe entre les deux
contineos? Mais la difficohé de fsiire voyager de pareils hommes
d'un bouc à l'autre de FAtbmtique» la certitude qu'ont donnée les
sondages de l'aBCienneté de l'Océan interposé^ enlèvent toute pos-
sibilité de croire, soit à une jonction matérielle des deux continens,
soit à une découverte de l'un de ceux-ci par voie de navigationi
découverte qui serait due à quelque Colomb mconnu, né plus de
cent mille ans avant l'autre» •
Nous sommes ainsi en présence de ce problème, toujours renais-
sant et toujours éhidé, de l'origine de l'homme américain, 11 est
évident qu'on ne saurait le résoudre en invoquant^ soit une coloni*
sation accidentelle, réalisée à l'aide de certaines peuplades asiati-
ques, errant dlle en Ue, soit une barque entraînant de malheureux
naufragés ; il s'agit, au ctmtraire, de populations primitives s'écou-
hmt, comme en Europe, par flots successifs et attestant la présence
continue de l'honune dont le développement et l'extension gradués
ont suivi en Amérique la même nsarcfae que sur l'ancien continent.
Cette question pressante, M« de NadaiUac l'examine souis toutes
ses faces, mais il inscrit en tête de son livre ces mots qu'il répète
en le terminant et qui attestent la difficulté de trouver une solu^
tion : « The Ntvo-Wortd U a gréai mysiery : Le Nouveau-Monde est
un grand mystère. »
L'iaunigration des Anotiques ou des Européens^ surtout des pre^
miers, qui auraient suivi la route jalonnée par les lies Aléoutiennes
et pénétré ensuite dans F Alaska, aurait pour elle la vraisemblance;
cette hypothèse devrait môme prévaloir si la certitude de la présence,
dès l'âge quaternaire, d'une population améncaîne autochtone ne ht
réduisait aux proportions d'un fait secondaire» U ai est de mènie
des rapports contradictoires, il est vrai, et, par conséquent, suspects,
qu'on s'est efforcé d'établir entre les monumens, les statues, les
signes graphiques de l'Amérique centrale et ceux de l'antique Egypte
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92 REVUE DES DEUX MONDES.
OU de TAsie bouddhiste. Ou dit que l'un des bas-reliefs de Palenqué
offre l'image typique de Bouddha; il en est qui trahissent par des
traits évidens rinfluence du bouddhisme. D'autre part, le calendrier
thébain et celui de Mexico sont identiques. La céramique, la sculp-
ture, l'affectation aux monumens de la forme pyramidale, l'usage
des hiéroglyphes, certains détails caractéristiques dans la pose ou
la coiffure des statues révèlent l'Egypte ou la Phénicie. Mais qui
ne voit que ces visées, ingénieuses, si l'on veut, ne reposent sur
rien de sérieux, et qu'il en est de même des assimilations tirées de
la linguistique comparée des peuples de l'ancien et du nouveau
continent? Ces rapprochemens s'expliquent par la conformité de
l'esprit humain, à la fois variable et possédant un fonds commun
d'idées, d'instincts et de procédés. Ces similitudes prouvent, si
l'on veut, l'unité de l'homme; mais parce que l'homme d'Amé-
rique, en inventant des méthodes, en créant des arts, en supputant
la durée chronologique, aura rencontré des formules équivalentes,
ou même identiques, à celles dont l'homme d'Asie ou d'Europe
s'était servi, il ne s'ensuit pas que celui-ci ait dû les importer. Si
quelques couples isolés ont pénétré en Amérique, ils s'y seront
éteints presque sans influence sur l'art ou sur les races du pays où
ils auraient un jour abordé. Mais si des tribus entières, avec leurs
arts, leur idiome, leurs traditions et leur industrie s'étaient intro-
duites sur le sol du nouveau continent, si des relations suivies de
commerce, ou des colonies, y avaient été établies par des peuples
déjà civilisés, ce ne seraient plus alors d'obscurs indices qu'on
aurait rencontrés, mais des monumens entiers, des inscriptions
exemptes d'incertitude. Il eût certainement été moins difficile à
ces colons et à leurs descendans d'écrire en phénicien ou en
égyptien, en chinois ou en sanscrit réel, que de couvrir les murs
d'énigmes indéchiffrables qui ont dii demander des siècles pour
être conçues et combinées, avant que l'idée vint aux artistes amé-
ricains de les graver sur la pierre des édifices. Les races immi-
grées dont on croit reconnaître l'empreinte, en élevant de pareils
monumens, auraient adopté pour les décorer les méthodes et le
style de leur pays d'origine. Le bon sens dit qu'en initiant les Amé-
ricains natirs aux pratiques de l'architecture, elles n'auraient pas eu
ridée d'inventer de toutes pièces un art nouveau, n'ayant avec celui
de la mère patrie que de lointaines et faibles analogies. Et puis
tout ce qu'on a voulu supposer tombe devant deux considérations
qui priment toutes les autres : l'une est la certitude de l'extrême
ancienneté de l'homme sur le sol américain, où il a été, comme en
Europe, le compagnon des grands animaux de l'âge quaternaire;
l'autre est l'uniformité relative de la race cuivrée, si semblable à
elle-même dans toute l'étendue de l'immense continent, dès que
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l'houme préhistorique. 93
Ton excepte le rameau hyperboréen, représenté par les Esquimaax.
Agassiz, Morton, F. Maller et bien d'autres font ressortir ce lien
général de toutes les tribus américaines qui répondent à la race
rouge ou cuivrée, une en dépit de ses innombrables variétés.
M. Simonin a résumé très nettement l'impression qui se dégage de
cette unité, en disant : « L'homme américain est un produit du sol
américain. »
La difficulté vient de ce que les monogénistes, ayant en vue un
seul berceau et un point de départ unique de tout le genre humain
et ne plaçant en Amérique ni ce berceau ni ce point de départ,
sont forcément conduits à coloniser le nouveau monde à l'aide d'im-
migrations asiatiques ou européennes, toujours dirigées dans le sens
des parallèles. Cette direction présumée trouve immédiatement un
obstacle dans les océans interposés, d'autant plus larges, comme
nous l'avons remarqué, que l'on redescend davantage vers le sud.
Au contraire, l'obstacle disparaîtrait si l'on pouvait consentir à négli-
ger ces immigrations a latérales, » pom* ne tenir compte que de la
seule extension réalisée dans le sens des méridiens, du nord au sud,
des plages boréales jusqu'à l'extrémité australe des trois masses
continentales dont nous avons reconnu l'existence. En effet, aucune
barrière ne s'oppose, et ne s'est probablement jamais opposée, dans
le passé, à la marche des hommes allant du nord au sud, et l'uni-
formité relative des Américains, d'un bout à l'autre du continent
habité par eux, n'aurait jamais excité l'étonnement si l'on n'avait
pas dû se préoccuper de leur introduction à un moment donné au
sein d'une région que l'on se figurait n'avoir reçu la visite de
l'homme que longtemps après l'extension de celui-ci à l'intérieur
de l'Asie.
La première remarque à faire, — remarque qui vient à l'appui de
cette facilité de Thomme à franchir autrefois les distances, pourvu
que la terre n'ait pas manqué sous ses pieds, — c'est que la pointe
extrême des trois continens principaux, dans la direction australe,
se trouve partout occupée par des races, venues sans doute origi-
nairement d'ailleurs et rangées, dans la Terre de Feu, au Cap et dans
la Tasmanie, au nombre des plus inférieures de toutes, sans en
excepter aucune. Ces races, s'avançant les premières, auront pré-
cédé les autres; elles ont gardé l'empreinte visible de l'infériorité
relative de la souche dont elles se sont prématurément détachées.
Il faut croire, en effet, que ces trois rameaux, Fuégiens, Boschi-
mans, Tasmaniens, si peu élevés par leurs caractères physiques,
intellectuels et moraux, ne sont allés s'implanter si loin que parce
que l'espace s'ouvrait inoccupé devant eux. Éclaireurs du reste de
l'humanité, ils ont gagné de proche en proche les dernières limites
de la terre habitable. Ils ont dû remplir, à un moment donné, une
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9& RETUE MS DEUX MONDES.
partie au moins de l'espace intermédiaire ; mais comment auraient-
Us résisté ait eboc des races plus fortes 7 Promptement suthmergës»
ils n'auront sarvécu et ne se seroot perpétués jusqu'à nous qu'à la
condition de se restreiD(k*e à un faible périmètre^ à la fraction la
plus reculée de leur ancien domaine. Aussi se faut-il pas. s* étonner
si MM. de Quatrefages et Hamy, après avoir décrit la plus ancienne
race européenne dont on possède les crânes, celle de Canstadt» ne
lui trouvent d'analogie un peu étroite que parmi ces mêmes indi-
gènes des régions les plus avancées vers le sud, les Boschimans et
les Australiens. Le contraire aurait lieu de surprendre : non-seule-
ment la situation actuelle de ces races n'implique nullement qu'elles
soient originaires des lieux où on les rencontrev encore moins
qu'elles y aient été toujours conGnées, mais on peut croire qu'elles
am*fMDt fait partie des premières émigjrations» par la raison bien
simple que le passage devait être libre, lorsqu'elles se sont avan-
cées» comme une avant-garde des flots humains s' épanchant du nord
au sud. Si ces race» inférieures, lors de leur e&ode^ avaient trouvé
la zone tempérée déjà en possession d'hommes plus intelligens et
plus forts, elles auraient inévitablement succombé» impuissantes
qu'elles auraient été à percer un pareil i:ideatt pour gagner les caur
tons qu'elles ont fini par conserver.
On voit qne nous sommes enclin à reculer au nord, jusque dans
les régions circumipolaires, le berceau probable de l'humanité pri-
mitive. De là seulement elfe aura pu rayonner, comme d'un centre,
pour s'étendre dans plusieurs continens à la fois et donner lieu,
après s'être différenciée sur place , le long des plages de la mer
polaire à des èorigrations successives, véritables essaima destinés à
se propager, à se pousser et à se remplacer tour à tour, jusqu'au
moment où chacun d'eux se sera cantonné dans une région à part,
plus ou moins avancée vers le sud,, et s'y sera arrêté pour y revê-
tir des caracrères et des aptitudes définitives. Telle est la théorie
qui s'accavde le mieux avec la marche présumée des races hunaaines.
Il s'agit de démontrer qu'elle est également conforme aux données
géolc^iques les plus autorisées et en même temps les plus récentes,
enfin qu'elle s'applique, en dehors do l'homme, aux plantes et aux
animaux qui ont accompagné ses premiers pas et qui lui sont resr
tés le plus étfoitenoent associés au sein des régions tempérées dever
nues plus tard le siège de sa puissance dvilisatriod.
lY.
Les lois générales de la géogéme fiavoriseat d'une façon remar-
quable Thypothèse dont nous venons d'ébaucher les traits* Pour
^en coBfvaincre, il snfit d'interroger les int^prètes de cette science
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l'homme PRÉtilSTOfilQDE. 05
et, parmi eux, le plus sage, le plus complet, comme le plus récent,
l'auteur du dernier Traité de géologiey M. A. de Lapparent. Nous
trouvons dans son livre l'exposé méthodique de tous les élémeos
de nature à rendre cette hypc^àse vraisemblable. Que faut-il pour
c^7 — Établir deux points essentiels qui ne seront sérieusement
contestés par aucun g^logue«
L'un est le refroidissemeat tardif et progressif des régions polaires,
encore peuplées de grands végétaux, jouissant d'un climat plus
tempéré que celui de l'Europe centrale actuelle, habitables et fer-
tiles jusqu'au 80" degré, même au milieu des temps tertiaires. A
partir de cette époque seulement, le refroidissement aurait fait de
rapides progrès et les glaces, d'abord confinées sur le haut des mon-
tagnes, seraient venues prendre possession d'un sol destiné à devenir
leur domaine exclusif. C'est ainsi que les contrées arctiques, sans
être absolument fermées à la vie, ne lui auraient plus oifert désor-
mais que des conditions pénibles et exceptionnelles* Tel est le pre-
mier des faits que nous ayons à signaler. Dans de pareilles cir-
constances, l'homme aussi bien que les animaux et les plantes
durent s'éloigner ou périr, émigrer de proche en proche ou se
trouver réduits à une existence de jour en jour plus précaire. Il
existe encore des hommes hyperboréens attachés à certaines parties
de ces contrées glacées, misérables, errans, mais tenant à cette terre
qu'ils se l'èfusent à abandcmner absolument, et sur laquelle ils ont
réussi i persister. Ils obéissent ainsi à cet instinct du pays natal et
desbabitudes acquises plus fortes en eux que tout le reste; mais
ils diminuent graduellement et finiront sans doute par disparaître
comme ils ie font entendre eux-mêmes dans leur chant expcesstf et
méiancoliqi:^
Le second point à établir est la stabilité « relative » des masses
continentales actuelles et de leur distribution autour du p6le ero-
tique, occapé par unemer^ tandis que l'aiaire pôle correspcmd & une
calotte de tene ferme peu étendue entourée par un immense océao.
L'importance du pôle arctique au point de vue de la production des
plantes et des animaux et de leurs migrations, aussi bien que ta
nullité de l'autre hémisphère à ces mêmes points de vue, ressortent
de ce groupea^ent. L'essentiel es4 qu'il n'y ait rien de capricieux
dans cette distributîoa des terr^ et des mers, qu'il y ait eu, sinon
toujours, du moins très anciennement des terr» émergées occu-
pant une partie notable de Thémisphèfe boréal, s'avançant très loin
Ters le nord et décrivant autour de la mer arctique une ceinture
d'Iles et de contrées plus ou moins attenantes.
C'est effectivemeol ce qfu'enseigne la géologie. Les diangemens,
les immersions et émersions, n*ont jamais été qoe partiels et suc-
cessifs. L'ossature de nos eontmens i^^nonte i des âges très recalés.
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96 REVCE DES DEUX MOf^DES.
Il y a eu toujours une Europe, une Asie, une Amérique et aussi des
terres polaires arctiques. Seulement, à travers bien des modifica-
tions que le temps a réalisées, on observe cette loi que c'est à l'aide
d'agrégations, par des ceintures de plages soulevées, disposées autour
des masses cristallines et des terrains primitifs émergés les premiers
que les continens se sont formés. Pour ce qui est des alentours mêmes
du pôle arctique, nous savons, à n'en pas douter, qu'il y a toujours
eu dans cette direction, sinon des continens, du moins de grandes
terres, longtemps peuplées des mêmes végétaux que le reste du globe,
et qu'à partir d'une époque qui coïncide avec la fin du jurassique,
le climat, d'abord aussi chaud là qu'ailleurs, a tendu à s'abaisser
graduellement. L'abaissement s'est manifesté originairement dans
une proportion des plus lentes ; lors du tertiaire, il était encore loin
d'avoir atteint les limites actuelles, puisque plusieurs des arbres
qui peuplaient le Groenland à ce moment : — séquoias, magnolias,
platanes, etc., — n'acquièrent tout leur développement aujourd'hui
que dans le midi de l'Europe et s'accommodent moins bien du cli-
mat de l'Europe centrale.
Nous sommes donc assurés de l'ancienne existence d'une bordure
ou zone circulaire de terres voisines du pôle arctique et couvertes
d'une riche végétation. La permanence d'une mer polaire n'est pas
moins attestée par les fossiles recueillis de toutes parts. On sait à
quel point les explorateurs de toutes les nations, et, récemment,
l'intrépide Nordenskiôld, ont fouillé sous la glace de l'extrême Nord
pour en retirer des documensde toute nature, surtout des empreintes
végétales qui ont permis à M. Heer de reconstituer la flore arctique
des divers âges aussi sûrement que s'il s'était agi d'un véritable her-
bier. Les alentours du pôle ont été longtemps habitables, et habi-
tables par l'homme, dans un temps rapproché de celui où les vestiges
de son industrie commencent à se montrer en Europe comme en Amé-
rique. En passant ainsi des régions arctiques dans celles qui touchent
au cercle polaire et, par l'intermédiaire de celles-ci en Asie, en Europe
et en Amérique, l'homme n'aura fait que prendre la route qu'une
foule de plantes et d'animaux avaient suivie, soit avant lui, soit en
même temps, et sous l'empire des mêmes circonstances.
Effectivement, c'est à l'aide de migrations venues des environs
du pôle que l'on explique généralement le phénomène des espèces
disjointes, phénomène identique à celui que présente l'homme de
l'ancien et celui du Nouveau-Monde comparés;entre eux. En combi-
nant les notions actuelles avec les indices fournis par les fossiles, —
que l'on considère les plantes ou que l'on s'attache aux animaux, —
on constate de nombreux exemples de cette disjonction qui fait voir
des formes congénères, souvent même à peine distinctes, distribuées
à la fois dans des régions discontinues et sur des points très éloi-
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L*H01IME PBimSTCMKIQUE. 97
gnés de rhémisphère boréal, sans qu'aucune connexion apparente»
dans le sens des parallèles, explique une pareille communauté.
L'Europe témoigne par des fossiles irrécusables avoir possédé
autrefois une foule de types et de formes végétales demeurés amé-
ricains, qu'elle ne peut avoir reçus que de l'extrême Nord. Elle a eu
certainement, par exemple, des magnolias, des tulipiers, des sas-
safras, des énà>les et des peupliers, assimilables de tous points à
ceux que renferme l'Union américaine. Les deux platanes, celid d'Oo-
cident et celui de F Asie-Mineure, auxquels il faut ajouter un platane
fossile jadis européen, réalisent le même phénomène de dispersion.
Notre continent, lors du tertiaire, a vu croître un ginkgo pareil à celui
du nord de la Chine ; il a eu des séquoias et un cyprès chauve corres-
pondant aux végétaux de ce nom, indigènes de la Californie et de la
Louisiane. Le hêtre paraît avoir habité la zone circumpolaire arctique
avant de s'introduire et de s'étendre dans l'hémisphère boréal tout
entier. II en est de même sans doute du sapin à feuilles d'if, dont
M. Heer a signalé des vestiges reconnaissables provenant de la terre
de Grinnel, au-delà du 82* degré de latitude, à une époque bien anté-
rieure à celle où eut lieu l'introduction en Europe de cette espèce.
C'est à des émigrations venues, sinon du pôle, du moins des
contrées attenantes au cercle polaire, qu'il faut attribuer la présence
constatée dans les deux mondes de beaucoup d'animaux propres à
l'hémisphère boréal. Cela saute aux yeux lorsqu'on parle du renne,
du bison, du cerf; mais cela doit être également vrai pour les ani-
maux de temps plus anciens, et, bien qu'il n'y ait à cet égard d'au-
tres preuves directes que l'abondance des restes de mammouths
dans la haute Sibérie, la même loi concerne sans doute les éléphans
et les mastodontes. Nous voulons parler ici des espèces de ces deux
genres qui se propagèrent du nord au sud et furent, en Amérique
comme en Europe, les compagnons de l'homme primitif. La con-
nexion des masses continentales, étalant par-delà le cercle polaire
tme ceinture de terres à peine discontinues, donne la clé de tous
ces phénomènes. La cause dont ils dépendent entraîne toujours des
irradiations et, par suite, des disjonctions d'espèces et de races,
quel que soit le règne que l'on considère.
Non-seulement le géologue que nous avons cité insiste en termes
formels sur la régularité de a l'accroissement, par des adjonctions
successives de couches sédimentaires, des noyaux primitifs » et, par
une conséquence de ce procesms^ « sur la très ancienne date du
plan sur lequel les masses continentales ont été constituées et dont
les grandes lignes ont dû se dessiner dès Torigine (1) ; » mais il a
(1) Traité de géologie, par A. de Lapparent, p. 1245 à i24S. Paris, i8S3, F. Saty.
Tom Lvii. — iSSS. 7
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96 REVUE
énooM exposé «wc beaucoup de talent les raisons qui pbideat«B
faveur du système géogénique déneioppé par M. Lowthiaa Green (1^
iN>us le nom de « ajuMme «frtniédrique. • D'ides ce système^ la
^permanence des masses contiaentaleB «t leur disposition du» un
4orchre déterminé autour du pôle arctique tiendrait à une loi primor^
diaie dépendant de la structure même et des résultats de U con-
traction du globe terrestre à travers les périodes géologiques, Mom
planète, d'abord iuide, puis solidifiée 4 la surfaot et obéissant, i
mesure qu'elle se consolidait, i un mouvemont de retrait, aurait
pris au moins «n gros une forme tétraédrique, en partie masquée
par ta m(Mlité de la masse liquide des océans, appréciai>le pour*
tant, si Ton fait abstraction de cette masse, pour ne considérer que la
charpente et surtout les parties otondées et saillantes dans leurs n^
ports avec les parties déprimées eit immei^gées qui répondent aux
principales mers.
Pour faire admettre la possibilité de cette sorte d'écrasement du
sphéroïde terrestre, M. Oreen eft d'autres savans se sont appuyés sur
des expériences fort délicates et concluantes qui justifient pleine-
ment la supposition que Fécorcedu globe aurait affecté en s'affaissant
la figure tétraédrique, destinée, ajoute le géologue finançais qui nous
sert de guide, « à lui assurer le plus longtemps possible laconser*»
vatîon de sa superficie, » — Mais, ces prémisses une fois concédées,
il suffit de placer le tétraèdre terrestre de manière à ce que l'una
de ses faces corresponde au pôle arctique et la pointe opposée à
ci^tte face au pôle antarctique pour obtenir aussitôt la dépression
représentée par une mer occupant le premier de ces pôles , de
même que la calotte saillante qui se montre à l'autre. Dès lors aussU
les trois pointes restantes du tétraèdre coïncideront avec les trois
sailKes continentales groupées dans rhémtspbère boréal autour de
la dépression arctique et les arêtes de ces pointes marqueront las
appendices , atténués vers rbémisplhère austral , des trois masses
continentales. Au contraire, les trois faces allant aboutir à la saillie
qui perce au pôle antarctique formeront le vaste océan austral, dont
le prolongement dans la direction du nord donne lieu à trois mers:
Pacifique, Âtiantique et Indienne, terminées en sens inverse des con*
linens qu'elles séparent. Il n'est pas jusqu'à la dépression méditer-
ranéenne qui coupe les continens par le liiilieu et à la déviation
vers Test que présente leur pointe méridionale qui ne soient expli-
^ées par le système de M. Green, qui a le mérite, selon M. de
^apparent, « de faire rentrer ces anomalies apparentes dans le cadre
même de la symétrie tétraédrique. » En insistant sur une hypo-
thèse encore nouvelle, mais que ses applications déjà variées, autant
(i) VetHget ofihê molUn Globe, LondoD, 1875.
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WSTjr.'iu: ^rti'timim
l'HOMUÈ PRÉHISTOBIQTIE. M
que la conception en est ingénieuse» semblent appeler à un gnxid
avenir, nous avons Youtu montrer que llioaime lui-même, ce dei^
nier-né d^une création dont il résume en lui tous les traits, loin
d'échappa* aux lois générales que la science tend à établir, s'y cod-
fomiait par ce qu'il laisse soupçonner de son origine et que,l^ inviiK
ciblement aux plantes et aux animaux qu'il a su détourner à son
avantage, soumettre à son service, ou combattre et finalement exter-
miner, il avait pourtant partagé leur destinée, dès qu'il s'agit de
rechercher les traces de ses premiers pas, au sortir de la région
mère reculée et encore indéterminée qui le vit naître et qui présida
à son développement initial.
Avant de laisser ce qui touche aux origines présumées de l'homme,
il est impossible de ne pas dire un mot des rapports que Ton a sou-
vent cb^chà à établir entre lui et les pithéciens. L'homme primitif»
d'après plusieurs savans de Técole transformiste, ne serait autre
qu'un anthropomorphe perfectionné , physiquement en vue de la
marche et de la station bipède^ intellectuellement pmr le développer-
aient de la capacité crânienne, jusqu'au moment où le raisonnement
qui consiste dans la faculté d'abstraire, en se servant du langage arti-
culé, aurait pris chez hii la place de l'instinct. Les innombrables
et indéniables connexités anatomîques ou physiologiques qui rattar
chent le corps humain à celui des singes, surtout des singes éle-
vés en organisation, qui n'ont ni appendice caudal ni callosités aux
fesses, et dont la face même, si Ton veut, et les allures ont quelque
chose de singulièrement humain, favorisent ce système au moins en
apparence. Il faut observer cependant que ces similitudes tiennent,
en grande partie, au plan général sur lequel les vertébrés, et en pan-
ticulier les mammifères, ont été tracés. L'homme, en dépit de son
immense supériorité mentale, est un mammifère au même titre que
les autres êtres compris dans cette division du monde animal. Son
classement au point de vue physique est hors de contestation ; mais
l'origine génétique ou, en un seul mot, la descendance, est une tout
autre question, plus obscure et plus difficile à résoudre, môme en
acceptant les données purement darwiniennes. D'après celles-ci,
l'homme serait certainement sorti d'une forme inférieure, dont il
représenterait la culmination. Il serait le terme auquel aurait
abouti une série, mais cette série, si Fou veut, cette tige dont Té-
panouissement aurait eu l'homme pour couronnement, il n'est pas
cBt que nous la connaissions, ni qu'elle n'ait pu se dérober à nouar
dans le passé, encore moins que ce soît celle des pithéciens.
Les pithéciens, en effet, ont au fond d'autres attenances que des'
attenances purement humaines. Leurs allures sont plutôt analogues
qtie directement asî»inrilables à celles de l'homme; autrement adap-
tés, ife parafesent avoir suivi une marche évolutive toute différente.
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100 REVUE DES DEUX MONDES.
Ils sont essentiellement grimpeurs, tandis que Thomme est exclusi-
vement marcheur et a dû être toujours prédisposé pour la station
bipède. Les plus élevés des pithéciens, ceux que Ton nomme anthro-
pomorphes, marchent mal et difficilement. Lorsqu'ils quittent les
arbres où ils demeurent plus habituellement, leur station est oblique,
et dans la course ils replient les orteils pour ne pas toucher le sol de
la plante des pieds. 11 y a donc là un ensemble d'indices révélateurs
qui autorisent à ne pas admettre sans examen et en dehors de preuves
décisives, l'hypothèse de l'origine simienne de l'homme. Il y a plus,
et les pithéciens paraissent avoir évolué en sens inverse de l'homme.
Amis exclusifs de la chaleur, ils dépérissent rapidement quand on
les sort des environs de la ligne pour les amener dans notre zone
tempérée. Leur siège principal, la région qu'ils préfèrent, est com-
pris entre les tropiques, qu'ils ne dépassent au nord, comme au
sud, que par quelques-unes de leurs espèces et à la faveur de cer-
taines circonstances. La zone tropicale est donc la zone de prédi-
lection des singes et celle surtout qui convient exclusivement aux
anthropoïdes. Ces derniers, à Java, dans le sud de l'Inde et au centre
de l'Afrique, représentent les plus élevés des pithéciens, ceux qui
physiquement tiennent à l'homme de plus près. — Ainsi, tandis
que l'homme venu du Nord et probablement de l'extrême Nord, ne
s'avance au sud qu'au moment où l'abaissement de la température
favorise sa diffusion, les singes, dont une forte chaleur est l'élément
vital, se développent dans un âge où l'Europe se trouve en posses-
sion d'un climat au moins subtropical, et ils s'éloignent de notre
continent dès que ce même climat devient tempéré, de telle sorte
que leur départ coïncide justement avec l'arrivée de l'homme. En
un mot, les singes fuient pour retrouver plus au sud la chaleur qui
leur est nécessaire, alors que précisément la diminution de cette
chaleur semble ouvrir à l'homme l'accès des régions d'où ses devan-
ciers sont définitivement exclus.
La nécessité de placer le berceau des pithéciens dans un pays
chaud, contrairement à ce qui a dû se passer pour l'homme, donne
la clé d'une particularité de la distribution géographique actuelle
de ce groupe d'animaux. Nous voulons parler de la séparation des
singes de l'ancien et du nouveau continent en deux groupes distincts,
n'ayant pas la même formule dentaire, puisque ceux de l'ancien
monde ont trente-deux dents, comme l'homme, et ceux de l'Amé-
rique trente-six. L'importance de ce caractère, qui est grande en
anatomie, oblige d'admettre une très ancienne séparation des deux
groupes, sortis l'un et l'autre d'une transformation des lémuriens,
tribu de grimpeurs à caractères ambigus, actuellement confinée à
Madagascar, mais dont on a rencontré des vestiges certains à l'état
fossile dans le tertiaire ancien, sur divers points de TEuropet princi-
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l'homme préhistorique. 101
paiement dans les phosphorites du Lot. Ces lémuriens primitifs ont
reçu de M. Delfortrie les noms significatifs de paléolémur et de
nicrolémur. Pour expliquer, selon la doctrine transformiste, la des-
cendance de l'ensemble des singes de l'ancien et du nouveau conti-
nent du rameau lémurien^il suffit de supposer qu'à une époque assez
reculée pour que le refroidissement polaire fût encore peu sensible,
les lémuriens se soient répandus dans l'hémisphère boréal tout entier,
le climat chaud jusque dans le nord n'opposant pas d'obstacle à cette
diffusion. Mais cette transformation des lémuriens en singes a dû
demander un temps considérable, pendant lequel le groupe en voie
de différeociation aura dû reculer de plus en plus vers le sud, d<e
telle sorte qu'au moment où les pithéciens auront acquis respecti-
vement les caractères spéciaux qui les distinguent dans l'ancien et
le Nouveau-Monde, ils étaient déjà trop avancés dans la direction
du Midi pour avoir encore la possibilité de se mêler; les voies de
communication, en un mot, étaient fermées derrière eux.
Appuyés sur cette base, interrogeons mainteîiant les documens
paléontologiques. Qu'allons-nous voir en invoquant le témoignage
de M. Gaudry, consigné dans son beau livre sur les Enchaine"
mens du monde animal (1)? Les lérpuriens, ces précurseurs des
singes, se montrent seuls jusqu'à la fin de l'éocène. C'est plus tard,
lors du miocène et non pas même du plus inférieur, à Sansan (Gers),
à Saint-Gaudens (Haute-Garonne), à Monte-Bamboli en Toscane,
plus loin à Pikermi (Attique), que l'on rencontre des pithéciens assi-
milables à ceux de la zone équatoriale « de l'ancien continent. »
A cette époque qui est à peu près celle d'OEningen et de la mer
mollassique qui partageait l'Europe de l'est à l'ouest, de la val-
lée du Rhône en Grimée, à travers la vallée actuelle du Danube, un
climat subtropical régnait encore dans le centre de l'Europe, et les
palmiers s'avançaient jusqu'en Bohème, le long des rives septen-
trionales de cette mer intérieure. C'est à la faveur de cette tempé-
rature que les singes occupaient alors l'Europe jusqu'aux approches
du Â5® degré, mais sans aller au-delà, remarquons-le, et dans un
âge encore voisin du terme de leur évolution, soit que la région
mère où ils achevèrent de se constituer ait été plus méridionale que
l'Europe, soit qu'ils aient arrêté leurs traits défmitifssurle sol même
de notre continent. Dans tous les cas, c'est bien à la chaleur seule
que leur présence était due, puisqu'à partir du pliocène et, à mesure
que les éléphans et l'homme lui-même commencent à se montrer,
par une conséquence visible de l'abaissement du climat, alors cepen-
(1J Lèt Enohainemêns du monde animal^ par A. Gaudry, memlnre de riniUtnt.
Paris, 1878, T. Savy.
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i02 REVUE DES DEUX MONDES*
dant que les arbres des forêts canariennes couvraient encore la France
centrale, les singes s'effacent pour ne plus jamais reparaître.
Le mesopithecus Pmtelici^ dont IL Gaudry a reconnu à Pikenni
jusqu'à vingt-cinq individus, était assez petit; il avait des meiafares
de macaque avec une tête de s«nnopithëque. Il marchait à quatre
pattes et se nourrissait de bourgeons et de feuillage; mais le dryo^
[Âthèque {dryopithecus fontani) de Saint-Gaudens, découvert par
IL £. Lartet, avait la taUle et présentait les caractères des singes
anthropomorphes les plus élevés. U existait cependant chei lui une
différence sensible dtms la dimension relative des prémolwes, qui
empêche de l'assimiler à Thcmime, l'importance de ce caractère étasit
très marquée en anatomie comparée. M. Gaudry reconnaît la super-
riorité de cet anthropomorphe fossile qui, dit*il, se rapprochait de
l'bMnme par plusieurs particularités, comme le gorille, dont il retra-
çait certainement l'apparence. La saillie de ses canines, dépassant
beaucoup les autres dents, imprimait sans doute à sa face une pliy**
sîonomie féroce et bestiale, éloignée de celle qui distingue la figure
humaine. C'est pourtant à ce même singe que M. Gaudry est tenté
d'attribuer les silex, intentionnellement éclatés selon l'abbé Bour-
geois, trouvés dans le calcaire de Beauce, à Thenay (Loir-et-Gbcr),
sur l'horizon géognostique de Saint-Gaudens, et que nous apiuré-
cierons bientôt. — Le pliopithèque de Sansan (G«*s), dont il existe
une mâchoire, ressemblait plutôt à un gibbon. Pour retrouver main-
tenant les analogues du pÛopithèque et du dryopithèque de l'Eu*
rope mioctoe, il fautilépasser le tropique du Cancer et atteindre les
environs du 12* degré de latitude nord soit en Afrique, soit en Asie.
Le retrait est significatif; il équivaut à plus de 80 degrés et, par
conséquent, dans le cas fort probable où le même intervalle aurait
autrefois existé entre le périmètre hanté par les anthropomoi^phes
européens et la région natale dans laquelle l'homme aurait été oii*
ginairement confiné, nous serions reportés à la latitude du Groen-
land actuel, par 70 ou 75 degrés. C'est là certainement un calcul
hypothétique; il est fondé pourtant sur ce double argument diffir
eue & réfuter, tellement il s'enchaîne, que la séparation des pithé-*
cicDs en deux groupes, à l'époque où leurs genres ont conunencé
à se difiîérencier, s'est efiGsctuée dans des régions trop m^dionales
pour leur permettre de communiquer entre eux, tandis que l'homme
a dû avcHr son berceau piacè lûeii plus au nord pour avoir la pos*
sibilité de diriger siwuhanéaeBt ses premières émigrations dang
les deux mondes»
Raisonnons un peu différemment et nous arriverons à une con-
clusion presque semblable: l'abondance des instrumens taillés à
larges éclats, dans les vallées contiguês de la Somme et de la Seine,.
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10& REY0B DES DEUX MONDEg«
d'une région tempérée, c'est encore dans les régions tempérées
qu'une fois localisée, elle a pu exercer et perrectionner à la longue
ses plus nobles facultés. Ailleurs l'homme a vécu et il a réussi à se
maintenir; là seulement, toujours vers les mêmes latitudes, — que
ce soit en Chine, en Ghaldée, en Egypte ou sur les plages mexicaines,
— l'homme a accompli ses destinées en se civilisant; il a donné l'es-
sor aux germes de supériorité qu'il gardait en lui, mais ces germes,
déposés au fond de son âme par la volonté incompréhensible de celui
dont il est Timage, sont demeurés faibles et inactifs dans une foule
de races. Chez quelques-unes seulement ils se sont développés à
des degrés inégaux, et finalement épanouis jusqu'à produire des
fleurs merveilleuses.
V.
11 ressort de l'exposé précédent que l'homme, au sortir d'une
région mère encore indéterminée, mais qu'un ensemble de consi-
dérations engage à reporter au nord, a dû rayonner dans plus d'une
direction ; que ces émigrations se sont coustamment dirigées du
nord au sud ; et qu'enfin, elles ont donné lieu à des races dont les
plus anciennes, celles qui, dans leur exode, s'avancèrent le plus loin,
auraient été aussi les plus inférieures. Les supérieures seraient
celles qui, venues plus tard et localisées dans des conditions de cli-
mat particulièrement favorables, se seraient élevées graduellement
jusqu'à atteindre, par le perfectionnement des facultés mentales et
du bien-être matériel, cet état complexe qu'on désigne du nom de
civilisation.
M. de Mortillet s'est préoccupé de cette marche et, persuadé que
l'homme proprement dit, celui qui est sous nos yeux, l'humanité en
un mot dont nous faisons partie intégrante, n'est qu'une résultante
et, pour ainsi dire, le terme dernier d'une série de transformations
successives, il distingue plusieurs hommes: l'homme tertiaire,
Fhomme quaternaire, l'homme actuel. L'homme du quaternaire
ancien, celui du Néanderthal, de Denise et de Canstadt lui parait
déjà si différent du type humain historique que non-seulement il le
sépare de celui-ci, mais qu'il crée pour les temps antérieurs au
quaternaire une catégorie humaine ou pseudo-humaine d'un ordre
particulier. Ce sont pour lui des « précurseurs de l'homme » aux-
quels il applique le nom significatif d'anthropopiihèques {anthropo-
pithecus)^ c'est-à-dire a hommes simiens, i parce qu'il les considère
comme ayant précédé l'homme dans l'échelle des êtres, et consti-
tuant un type intermédiaire entre les anthropomorphes actuels et
l'homme. Il s'agirait donc d'une créature assez élevée au-dessus
du gorille et du chimpanzé pour avoir su tailler des cailloux et se
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L'UOlfME PREHISTORIQUE. 105
servir du fea, assez inférieure pour n'ayoir pu s'élever au des-
sus de cette industrie ni atteindre jusqu'à Thomme proprement
dit. En d*autres termes, c'est concevoir des races qui seraient aux
Boschimans et aux Tasmaniens ce que ceux-ci sont ou paraissent
être par rapport à nous, et retourner en définitive à la polygénie
par un autre chemin, en la considérant comme successive et non
plus comme simultanée et la repoussant au fond du passé, au Heu
de l'établir comme une barrière séparatrice des diverses races actuel-
lement existantes. C'est ce que la théologie ne repoussait pas d'une
iaçon absolue, lorsqu'elle discutait l'existence possible des a préa-
damites. » La religion même semble désintéressée dans la question,
puisque l'abbé Bourgeois, dont les découvertes ont donné lieu aux
anthropopithëques de M. de Mortillet et qui n'en repoussait pas
ridée, a toujours passé pour un prêtre parfaitement orthodoxe, en
même temps qu'il avait acquis le renom mérité d'un très habile
observateur. Rien ne s'oppose donc à l'examen impartial de la ques-
tion. On peut cependant formuler, à rencontre des vues de M. de
Mortillet, deux objections, l'une de fait, c'est que personne n'a
jamais vu ces anthropopithëques dont la structure et les instincts
ne sauraient être définis que par le <c seul raisonnement ; » l'autre
théorique, qui ne manque ni de justesse ni de portée, c'est que la
distance qui aurait séparé le précurseur humain de l'homme lui-
même n'est calculée que sur celle que l'on présume avoir existé
entre l'homme quaternaire et celui de nos jours; mais la seconde
de ces distances qui devrait servir à mesurer la première est elle-
même des plus incertaines et des plus difficiles à apprécier.
De l'aveu de M. de Mortillet, aveu naturel de la part d'un trans-
formiste, la race a chelléenne, n celle dans laquelle se résume pour
lui l'homme quaternaire , s'est elle-même modifiée peu à peu :
« Son sang, dit-il, se trouve infusé dans la race nouvelle et pour-
rait même de nos jours reparaître par atavisme. » Il ne s'agit donc
pas d'une barrière infranchissable, ni d'un homme entièrement spé-
cial au quaternaire, ni à plus forte raison d'un homme exclusive-
ment tertiaire, mais plutôt d'une transformation graduelle des traits
physiques et des instincts du type de l'homme dans un âge trop
reculé pour ne pas voir les indices perdre de leur sûreté et dispa-
raître au fond du passé. La question se réduit en réalité à savoir s'il a
existé en Europe, côte àcôte avec les anthropomorphesdont la présence
dans le miocène moyen de Saint-Gaudens est certaine, une race
humaine, quelque primitive et rudimentaire qu'on la suppose, demeu-
rée physiquement inconnue, mais possédant un instinct industriel
assez développé pour tailler le silex, afin de l'utiliser comme instru-
ment. Tout se résume donc, en ce qui concerne l'homme tertiaire,
à rechercher si les instrumens recueillis à Thénay par l'abbé Bour-
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108 RETUB DBS DEUX MIHfDEB.
geois, et cenx découverts ensmite en Portagal dans un terrain plus
récent, mais incontestablement tertiaire, sont authentiques, oa
si ïon n'aurait pas confondu avec des objets intentionnellement
façcmnés de simples éclats et des fragmens naturels.
Les notions relatiTes aux vestiges présumés de la présence et de
rindustriede l'homme, à l'époque tertiaire, ont été exposées avec une
parfaite lucidité et une rare bonne foi par M. de Mortillet, à qui il
est juste de rendre ce témoignage; mais a4-il réussi à apporter des
preuves décisives à l'appui de sa conviction? C'est là tout autre
chose et, en dehors de la théorie abstndte,une fois que les os rayés,
incisés ou impressionnés ont été mis de côté, comme dus plutôt à la
dent des animaux qu'à l'action de Thomme, une fois que les sépul-
tures et les ossemens prétendus tertiaires ont été rejetés comme dou-
teux ou introduits postérieurement à la formation du terrain qui les
renferme, il ne reste comme dernier élément de la question à résoudre
que les silex eux-mêmes, recueillis par l'abbé Bourgeois et considé*
rés par lui comme taillés intentionnellement. Or Tbénay est placé
fort bas dans la série géologique des étages, telle que la donne
M. de Mortillet. Il appartient au calcaire de Beauce, raogé lui-même
dans Taquitanien, c'est-à-dire dans le miocène inférieur, sous les
sables de l'Orléanais et sur un niveau antérieur à celui de Sansan,
dont la faune comprend les anthropomorphes dont nous avons parlé.
A ce moment, l'existence des rhinocéros est encore douteuse; les
mastodontes ne se montrent pas, les éléphans sont très éloignés;
les ruminans inaugurent à peine leur évolution ; les hipparions,ces
prédécesseurs des chevaux, ne feront leur apparition que longtemps
après; les marsupiaux achèvent de disparaître et les carnassiers ne
sont représentés que par des types ambigus. Aucune des formes ani-
males qui devront accompagner les premiers pas de l'homme, aucune
de celles qu'il aura à combattre ou qu'il lui faudra asservir, ne se laisse
apercevoir. C'est pourtant au milieu de cette nature à l'état d'ébauche
que l'homme serait venu se placer, déjà en possession du feu I C'est
an moins peu probable a priori. Il faudrait, pour en acquérir la
conviction, pouvoir invoquer d'autres séries de documens que ceux
qu'on nous présente et qui consistent, il faut le dire, bien qu'ils
aimt été choisis entre plusiecffs milliers, en quelques nucléus irré-
guliers, craquelés à la surface et entourés le long des bords d'une
ceinture de petits éclats supposés intentionnels. C'est évidemment
quelque chose, mais ce n'est pas suffisant en regard des invraisem-
blances accumulées qui semblent se réunir pour conseiller de ne
pas ajouter foi à de pareils indices. — L'être assez intelligent pour
présenter au feu, qu'il aurait allumé et entretenu, des silex pareils,
et à les façonner à l'aide de retouches ne se serait pas certainement
arrêté à ce premier pas. Il ra aurait franchi plusieurs rajttdement,
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p.ff.jgL. jigiJjUL^iiij^iii4#»^''iAitMr?^^ ■ .1 ■■■—ag
l'homme pbéhistorique. 107
et, au lieu de rencontrer lesinstrumens chelléens à la base du qua-
ternaire et dans l'âge de Yelephas antiquus^ nous les trouverions
plus d'un étage auparavant, et dès le niveau de Sansan, au plus
tarà vers celui d'Eppelsheim, sur l'horizon des hipparions, là où les
riches dépôts de Pikermi et du Mont-Léberon ont peimis à M. Gau-
dry de reconnaître et de reconstituer presque tous les êtres d'un
Blême ensemble contemporain.
Les sitex tertiaires du Portugal ne sont pas faits pour entraîner
davantage la conviction. Ils ont été recueillis par M.Ribeiro et après
lai par M. Bellucci. Us proviennent d'une formation d'eau douce
incontestablement tertiaire dont Tftge miocène récent a pu être
déterminé avec certitude, d'après les animaux par M. Gaudry, d'après
les plantes par M.Heer. La flore portugaise d'alors diffère peu de celle
d'OEningen, en Suisse, qui se rapporte au môme horizon géogno-
stîque. Elle présente une association d'ormes, de peupliers, de can-
n^ers, de savonniers, de tamariniers qui témoignent de la douceur
et de l'égalité du climat d'alors, d'un bout à l'autre de l'Europe.
Placé dans un pareil milieu, Thomme y aurait assurément rencontré
les coBditions les plus favorables à son développement. Mais exis-
tait-il, était-il prêt à inaugurer ses voies, à &ire « sa trouée à travers
le monde? » Cest ce qu'il faudrait pouvoir constater, et malheureuse-
ment il s'agit d'un dépdt de grès, mêlés de cailloux siliceux, en partie
désagrégés, soumis à des érosions postérieures et à des influences
atmosphériques qui expliquent les innombrables éclats épars sur le
sol, et parmi lesquels ceux qu'on a crus taillés intentionnellement
ont été triés après une longue exploration. M. Gazalis de Fon-
douce, qui faisait partie du congrès préhistorique de Lisbonne en
1880, a visité les couches miocènes de Honte-Redondo; sa compé-
tence en pareille matière ne saurait être récusée ; il insiste particu-
lièrement sur les dénudations et les remaniemens postérieurs au
dépèt des couches pour exprimer des réserves au sujet des éclats
en très petit nombre qui paraissent assimilables à ceux de l'époque
dite du Moustier. Il n'y aurait pas impossibilité qu'ils eussent
été taillés par l'homme. L'un d'eux parait avoir été retiré d'un lit
miocène non remanié ; mais si le fait est admissible, ne vaut-il pas
mieux attendre que de trancher déjà et sans preuve directe un aussi
grand problème? M. de Mortillet lui-même a la sagesse de ne rien
affirmer au-delà de l'authenticité des instrumens eux-mêmes. H
ajoute que leur petitesse le porte à croire que les êtres qui les auraient
&briqués, proportionnés à cette fiiible dimension, n'étaient et ne
pouvaient être de véritables hommes. Le doute que M. de Mortillet
laisse planer sur les créatures dont il évoque l'intervention, nous
l'étradoQs aux instrumens, nous reposant sur les découvertes Aiturea
du soin de déterminer une solution.
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108 BEVUE DES DEUX MONDES.
VI.
Ce qui rend la persuasion plus difficile vis-à-vis du côté problé-
matique que présente la question de l'homme tertiaire, c'est juste-
ment l'éclatante lumière de la période suivante , celle que H. de
Mortillet appelle a chellèenne, » de la station de Chelles, près Paris,
qu'il considère comme typique. L'homme s'y montre avec une
industrie évidente, primitive, puisqu'elle comprend une seule caté-
gorie d'instrumens, mais si nettement caractérisés par leur forme,
leur procédé de fabrication à larges éclats, leur contour amygda-
loîde ou deltoïde, et jusqu'à leur dimension, qu'il serait impossible
à l'esprit le plus prévenu de ne pas les reconnaître au premier
abord comme étant le produit d'une seule et même race. M. de
Mortillet s'est attaché à en définir l'usage plus exactement que
n* avaient fait ses devanciers. On les a souvent appelés des haches,
et les découvertes promptement célèbres de M. Boucher de Perthes
leur valurent le nom de « haches de Saint-Acheul, » lieu où elles
abondent plus que partout ailleurs, à la base des graviers quater-
naires de la vallée de la Somme. Mais le gisement de Ghelles, dans
la vallée de la Marne, est encore plus caractéristique. VElep/ias
antf'quus de Faiconer, l'ancêtre probable de l'éléphaut des Indes, le
prédécesseur en Europe du mammouth, s'y trouve seul associé aux
instrumens humains; à Saint-Acheul, on rencontre plus fréquem-
iQent le mammouth, bien que la première espèce ne soit pas absente
pour cela. Ainsi, l'homme chelléen aurait vu deux races d'éléphans
se succéder, ou plutôt se mêler sous ses yeux. Probablement aussi le
climat s'altéra insensiblement et devint plus froid, sans que ses
mœurs ni son industrie en fussent troublées. A la longue cependant,
le contre-coup des évéoemens physiques et biologiques dont l'Europe
devint le théâtre aurait influé sur l'homme quaternaire, et la race
cbelléenne, devenue celle du Houstier, aurait transformé peu à peu
ses habitudes, en même temps qu'elle façonnait d'autres instrumens.
Il n'y aurait rien eu de brusque ni de tranché dans cette évolu-
tion, née des exigences d'un climat qui augmentait peu à peu de
ruflesse, et contre lequel il fallait bien se précautionner. Il avait été
d'abord remarquablement doux, favorable par conséquent à la pro-
pagation de l'homme et des grands animaux auxquels il était alors
associé. L'époque chelléenne précède ce que Ton a nommé « le gla-
ciaire , » c'est-à-dire la période correspondant à la plus grande
extension des glaciers et aux phénomènes qui résultèrent de cette
extension. La Krande Mer du Nord, produit d'un affaissement des
massifs britannique et Scandinave, n'existait pas encore. Le midi
de l'Angleterre était soudé au continent. Le figuier et le laurier
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" i1%i" ili >~ u^jiail^: -v^
l'hOIÛIË PRiniSTOBiQCE. 109
croissaient dans la vallée de la Marne. Tout un ensemble de grands
animaux se groupaient autour de VElephas antiquus; le prigcus
n'était autre que l'éléphant d'Afrique; il s'avançait moins au nord
que le premier, mais on observe entre eux des intermédiaires. Le
rhinocéros de Merck est le compagnon habituel de l'éléphant antique.
Les hippopotames se joignaient à eux et fréquentaient les eaux de
tous les fleuves, dont les éléphans et les rhinocéros suivaient les
bords. Un carnassier formidable, le a machœrodus, » achevait alors
de disparaître ; le grand ours des cavernes se multipliait au con-
traire. Les chevreuiU, les cerfis, les chevaux vivaient en troupes
nombreuses. La température, dit avec raison M. de Mortillet, était
douce, sans chaleurs trop vives. L'étude des végétaux autorise à
admettre une humidité également répandue des environs de Paris
à ceux de TIemcen en Algérie, circonstance évidemment favorable
à l'extension de l'homme, qui rencontrait partout à peu près les
mêmes conditions d'existence. L'homme chtlléen vivait en plein air,
peut-être sous des abris légers, dans des cabanes de feuillage; mais
il ne fréquentait pas les cavernes et ignorait, à ce qu'il semble,
l'usage d'ensevelir les morts, particularités qui expliquent à la fois
l'abondance des instrumens de cet âge dans les alluvions et à la sur-
face du solde certains pays, leur absence des grottes qui servirent de
lieu de refuge aux âges suivans, enfin l'extrême rareté des ossemens*
Il faut supposer que la race de Ghelles avait trouvé dans la région
correspondant aux vallées actuelles de la Seine, de la Marne et de
la Somme des conditions spécialement favorables. Le nombre des
instrumens recueillis sur les points restreints de cette région où l'on
a pratiqué des fouilles le prouve suiSsamment. Les silex de la craie
fournissaient à la fabrication desmatériaux abondansqui constituaient
peut-être une source de richesse pour ces peuplades. M. de Mortil-
let estime à plus de vingt mille les échantillons retirés depuis vingt*
cinq ans du plateau de Sain^AcheuI, près d'Amiens, et le gisement
-est loin d'avoir été épuisé. Ce chiffre, en y joignant celui des pièces
recueillies sur une foule de points de l'Oise, de Seine-et-MarnOi
de TYonne, de l'Aube, du bassin de la Loire, de la Normandie, etc.,
donne Tidèe d*une population active, ayant atteint une certaine
densité relative et dont aucun événement fâcheux n'aurait inter-
rompu durant de longs siècles la paisible extension. On snit du
reste la race de Ghelles bien au-delà des limites que nous venons
d'indiquer et qui marquent le périmètre des premières découvertes/
Partout les instrumens restent les mêmes, mais la matière change,
et là où les rognons de silex font défaut, d'autres substances dures
et compactes, comme le quarzite, le jaspe, les grès fins, etc., ont
été utilisées. C'est ce que l'on remarque principalement dans le bas-
sin de la Gironde , où les cailloux roulés des roches pyrénéennes,.
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110 REVUE DES DEUX MONDES,
qui sont répandus le long des affluens de gauche, ont servi à la
fabrication des instrumens chelléens recueillis par IL Noulet d'abord
et plus tard par M. d'Adhémar. Plus loin, vers l'ouest et le sud, le^
environs de Dax, le centre de TEspagne autour de Madrid, le Por-
tugal; en Italie, la vallée du Pô, les environs de Pérouse, enfin le
centre de l'Algérie, l'Egypte et même le Cap, témoignent, selon l'opi-
nion raisonnée de M. de Mortillet, de l'extension de la race chel-
léenne, qui, toujours semblable à elle-même par les produits de son
industrie, pourrait bien résumer les traita de cette première expanr
sion à travers les continens qui nous a paru avoir dû caractériser la
marche de l'humanité à son origine. Ce qui lujtoriserait cette croyance,
c'est la présence non douteuse, tellement elle résulte d'une frappante
similitude, de ces mêmes instrumens chelléens dans l'Amérique du
Nord. Nous en avons déjà parié d'après M, de Nadaillac; M. de Mor-
tillet n'est pas moins affirmatif à leur égard. Il les signale dans les
alluvions glaciaires de la vallée du Delaware (New-Jersey), par
75 degrés de longitude ouest, d'une part, et, d'autre part, dans le
bassin du Bridger (Wyoming), à la même latitude, entre le 40* et le
44** degré de latitude nord, mais à 4,000 kilomètres de distance
des premiers, par 110 degrés de longitude ouest. L'Amérique aurait
donc été peuplée aussi par la race chelléenne venue du nord en
même temps qu'en Europe, pénétrant à la fois dans les deux conti-
nens, atteignant de part et d'autre la ménoe latitude et arn^ des
mêmes instrumens.
Ces instrumens si caractéristiques , leur uniformité même em-
pêche de les méconnaître. Parmi eux, presque aucune diversité,
comme dans les âges subséquens. La division du travail, cet indice
certain de la supériorité industrielle, est ici réduite à son plus bas
degré. La hache chelléenne, toujours la môme, a cependant dû ser-
vir à plus d'un usage. C'était là son mérite aux yeux des hommes qui
rébauchèrent, parfois avec une rare régularité; c'est aussi le signe
de l'évidente infériorité de la race qui sut la tailler et se boraa *
durant des milliers d'années à son emploi exclusif, l'appliquant sans
doute à une foule d'emplois. Mais, d'abord, est<ebîen là une hache
au sens naturel du mot? M. de Mortillet démontre victorieusement
qu'il n'en est rien et, examinant de près l'instrument chelléen, il en
précise les traits et en détermine la vraie nature. Impropre à tout
emmanchement, uniquement destiné à être tenu en main, il mérite
le nom de « coup de poing; » en lui tout est calculé, la dimension, la
forme du contour, dans le seul dessein de faciliter le mouvement de
la main qui retenait et serrait ce disque en amande, pointu par une
de ses extrémités, plus ou moins tranchant sur les bords, souvent
échancrè ou un peu tordu, fréquemment aussi demeuré brut par
un bout^ émoussé en manière de talon et lait pour être saisi et em-
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n^^^^—"
l'hOMUS PBQÉHISTMIQUE. lU
poigné. L'iiODiiii0 cheUéen devait attaquer ou se déf^dre avec un
UUoa, une maflaue en boia plus ou moins lourde et dangereuse ;
maïs, aree l'arme d'attaque ou de défenee, qui % nécessairement
péri sans laisser de trace» il possédait l'outiU l'outil indispensable^
s'appKquant à toutes les fins, remplaçant à lui seul la baobe» le cou-
teau, le ciseau» la gouge; perçant» sciant ou taillaot aelon le cas,
aussi simple que rintelligenee qui Fa:vait créé et s'adaptant i tous
les métiers, qui n'avaient ak>rs ni nom ni but bien précis et se réduir
saient à aider l'homme 'enfant dans ce qu'il voulait entrepr^Klre.
Quand on compare l'un à l'autre ces « coups de poing » cbeîléena, si
peu variés en apparence, figurés dans le « musée préhistorique, »
on discerne pourtant comme un germe encore faible de différenciai-
tioQ qui se laisse entrevoir. L'extrémité demeure brute et Usse,
parfois arrondie et cylindrique, comme pour donner lieu k un
manche, tandis que la sommité se rétrécit et s'allonge en une vraie
pointe. II semble qu'on reccMmaisse les rudimens d'un poinçon ou
bien qu'on aperçoive un coin. D'autres fois le disque, réguUèrôment
amygdaloîde d'ordinaire, affecte un contour deUoide, ou bien, au
contraire, il offre l'aspect d'un fer de lance. Ge sont là pourtant des
varialimis secondaires qui disparaissent généralement dans l'uni-
formité de la masse des objets réunis.
La division croissante, mais lentement effectuée du travail indus-
trie, semble avoir été la tâche réservée à l'ftge suivant, celui
du Houstier, qui se soude an précédent et« avec une moindre
perfection dans les détails, montre, en revanche, plus d'habi-
leté et de rapidité dans le procédé, un sœtiment plus utilitaire
dans l'emploi du silex taillé. Les instrumens obt^otus par p^cus-
sion, et fiais à 'aide de retouches, sont déjà biead plus variés et
leur forme mieux appropriée aux usages auxquels ils étaient desti-*
nés. C'est donc une spécialisation plus avancée et qui tend à se
perfecUonner graduellement. Le climat européen est devenu plus
rude; les glaciers marchent vers leur plus grande extension;
l'homme « moustiérien » est oUigé de s'abriter dans les cavernes,
où les vestiges de son industrie deviennrat aussi fréquens que
ceux qu'il a laiaBés épars sur le sd. Du raste, selon H. de MortiU^
et selon la vraisemblance, la race et l'époque du Moustier ne sont
qu'un prolongement de celles de Ghelles. Seulement l'homme, pressé
par le climat, se réfugie dans des cavernes. Sous l'empire de néces-
sités qu*il ignorait, il éprouve des besoins auparavant inconnus. Il
devient forcément pins industrieux; il s'arme en vue du combat;
pour la vie, désormais plus rude. La nature vivante change autour
de lui; les grands animaux s'éclaircissent : le mammouth a décidé-
ment supplanté l'éléphant antique; au rhinocéros de Merck a suc-
cédé le rhinocéros aux narines cloisonnées; le cheval, le « méga--;
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112 REVUE DES DEUX MONDES.
Geros, » ou cerf des tourbiërest au bois gigantesque, les ours, le
glouton, le résine, le cerf du Canada, le bœuf musqué, raurochs
entourent l'homme de leur foule et Tobligent à repousser leurs
attaques, ou l'engagent à les poursuivre. La chasse devient pour
lui une nécessité de premier ordre; mais, en définitive, c'est tou-
jours la race chelléenne et ses rares débris qu'il faut interroger
pour se faire une idée des traits physique de l'homme européen
dans la partie ancienne des temps quaternaires.
Tant que le soin de donner aux morts un'e sépulture durable n'a
pas été une préoccupation chez les plus anciennes races, les chances
de recueillir leurs restes authentiques et de reconstituer leurs carac-
tères physiques, à l'aide de leurs ossemens, sont demeurées très
faibles. Les fauves qui hantaient les cavernes y traînaient leurs vic-
times et elles-mêmes y restaient souvent à l'état de cadavres*
L'homme qui, à partir du moustiérien, séjournait aussi dans les
excavations, y a laissé les ossemens des animaux qu'il ^vait mangés,
des débris de foyers et des instrumens mêlés aux cendres ; mais,
s'il n'avait pas encore l'idée d'honorer ses morts en les déposant
dans un lieu particulier, destiné à protéger leurs dépouilles, il ne
gardait pas non plus ces dépouilles auprès de lui. D'ailleurs, il
existe bien des usages relatifs à l'ensevelissement, et maintenant
encore, les tribus de l'Amérique du Nord placent leurs morts sur
des arbres ou les exposent dans des cabanes dressées sur des pieux.
Ce sont là des rites qui peuvent et doivent avoir précédé ceux de
la sépulture dans des grottes, puis sous des pierres disposées de
manière à rappeler les grottes en les imitant artificiellement. L'homme
qui choisit ce mode de sépulture obéissait visiblement à la pensée
de procurer au mort une demeure semblable ou même supérieure
en beauté à celle qu'il avait possédée de son vivant. Cette idée, déjà
complexe, a dû venir tard. Il ne faudrait pas en conclure cependant
que l'homme chelléen abandonnât ses morts sans aucun souci de
leur donner une tombe ; mais si son arme principale, la massue, n'a
pu laisser de vestiges, une sépulture à l'air libre n'en aurait pas
laissé davantage, et, de plus, elle expliquerait la perte à peu près
absolue des ossemens humains de l'époque. Les quelques débris
venus jusqu'à nous seraient ceux d'individus morts par accidens, et
cette circonstance permettrait de comprendre pourquoi la même
pénurie n'a pas lieu pour les ossemens des autres animaux con-
temporains, qui n'auraient pas été, comme l'homme, systématique-
ment soustraits à l'enfouissement après leur mort.
. Les pièces iausses ou douteuses, rapportées sans preuves à l'épo-
que chelléenne, une fois écartées, M. de Mortillet ne retient pour
légitimes qu'uu bien petit nombre d'ossemens. ils constituent la
race qui, étudiée au point de vue purement anatomique, a reçu de
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^mmmmmmmËm
l'homhb phéhistorique. ils
MM. de Qaatrefages et Hamy le nom de race de Ganstadt, à cattse
d'un crâne extrait du lehm de cette localité, où il était associé à des
os d'éléphant, en 1700, par le duc Eberhard de Wurtemberg. Ce
crâne, celui d'Éguisheim prés de Colmar, les blocs de Denise prés
du Puy, par-dessus tout le crâne de Néandertbal, enfin la mâchoire
dite de la Noulette, c'est là tout et c'est, il faut l'avouer, peu de
chose. Pourtant, c'est |ssez pour laisser reconnaître le front et le
menton fuyant en arriére, les muscles fortement accusés, l'épais-
seur des os, enfin la voussure surbaissée et remarquablement
allongée, dans le sens antéro-postérieur, de la calotte crânienne.
Voilà l'homme de Néanderthal de M. King, qui n'est guère compa-
rable qu'au Boschiman et à l'Australien de nos jours, mais qui en
diffère autant et plus, selon M. de Mortillet, que ceux-ci ne diffèrent
de l'Européen. La saillie des arcades sourciliéres, le développement
de la partie occipitale du crâne, certaines empreintes de cicatrices
remarquées sur l'individu retiré de la grotte de Néanderthal ont
porté M. de Mortillet à le croire violent et batailleur; il va même
jusqu'à lui refuser le langage articulé, en se fondant sur l'absence
de l'apophyse a géni ; » mais c'est aller bien loin sans doute dans
la voie des conjectures à propos d'un si petit nombre de documens
et si incomplets.
Nous ne savons rien de plus sur l'homme primitif européen. Se
serait-il ensuite éteint au contact de races plus nobles et plus récentes,
après avoir longtemps persisté aux mêmes lieux sans éprouver de
changement? Son extension simultanée sur un grand nombre de
points donne lieu de penser qu'à l'origine au moins il représente, non
pas une race particulière, mais un fonds commun destiné à se modi*
fier peu à peu, après s'être localisé et particularisé, à la faveur des
conditions de milieu très variées rencontrées çà et là. L'homme de
Néanderthal serait alors la souche de ce qui a suivi. C'est lui qui,
s'avançant vers le sud, aurait peuplé la terre et se serait ensuite
divisé en races locales et en tribus. L'époque du Moustier montre-
rait, en Europe, la suite de ce premier état, et le phénomène de U
localisation des races, dont nous avons parlé au commencement de
cette étude, aurait poursuivi sa marche en amenant des résultats
très divers selon les circonstances et les conditions. Les périodes
qui suivirent celles du Moustier et qui sont nommées, l'une « solu-
tréenne, » l'autre a magdalénienne, » par M. de Mortillet, à raison des
stations typiques de Solutré (Saône-et-Loire) et de la Madeleine
(arrondissement de Sarlat, Dordogne), correspondraient ainsi aux
temps où l'homme localisé se transforme peu à peu, revêtant sur
divers points les caractères spéciaux qui distinguent les races,
développant des aptitudes aussi diverses que les lieux mêmes où
TOMK L?U. ~ 1883* g
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ÎIA REVUE DBS nWïX MOUDES.
il s'est fixé, s'arrâtant à des degrés inégsux et successifs de cette
écbeile qu'il a été destiné à gravir, mais qui ne conduit au plein
exerdoede ses facultés les plus nobles qu'à la condition d'atteindre
lâB ploB hauts échelons.
TH.
Le c solutréen » n'est qu'une transition, et une transition assez
rapide, même d'après les évaluations de durée relative adoptées par
M. de Mortitlet. li semble que le solutréen réponde plutôt à un can-
tminemeot régionsd qu'à une époque. En tout cas, cet âge conduit
an suivant, celui de la Madeleine, ou a magdalénien. » Tous deux
sont l'expression ethnique du glaciaire proprement dit, c'est-à-dire
de cette période d'abaissement calorique qui coïncida en Europe
avec le retrait graduel des glaciers, tandis que le climat tendait à
devenir à la fois plus sec et plus extrême et que les grands pachy-
dermes, i^écialement le mammouth, disparaissaient peu à peu,
éliminés par la rigueur croissante des saisons et l'appauvrissement
de la végétation. Au contraire, le renne et le dieval se multiplient*
Le premier surtout, d'abord rare et sans doute confiné plus au
nord ou dans le voisinage des montagne^, descend vers les plaines
et occupe tout le centre de l'Europe, sans* pénétrer cependant ni en
Espagne, ni en Provence, ni en Italie. Malgré les innombrables
variétés qu'il présente et qui n'ont pas été encore méthodiquement
déterminées, ce renne est bien celui des Lapons actuels, qui s'est
avancé au cœur de l'Europe, à la faveur du froid et de l'extension
énorme des glaciers. Il abonde dans la plupart des stations solu-
tréennes ou magdaléniennes. Mus tard, il remontera vers le cercle
polaire, dont il ne quitte pas actuellement les alentours. Au miliea
d'une foule de fauves énumérés par M. de Mortillet et que l'homme
devenu chasseur poursuit pour se nourrir de leur chair, se vêtir de
leur peau, et dont il utilise les parties dures en vue de son indus-
trie, le renne et le cheval tiennent le premier rang. A Solutré, le
cheval domine ; on a compté les squelettes de vingt mille au moins,
peut-être de quarante mille individus. C'est bien le cheval actuel,
avec une tête plus grosse relativement au corps, qui est petit ou de
taille moyenne, avec des membres forts, des muscles vigoureux. Il
se rapproche par certains détails anatomiques de l'hipparion son
ancêtre. Ni le cheval ni le renne n'étaient alors domestiqués, et le
chien était encore inconnu. Cest à la course ou par des pièges que
l'homme de cette époque s'emparait des animaux; il les tuait sur
place ou les garrottait pour les apporter sur les points où il habi-
tait et s'en nourrir. Le mammouth était alors une sorte d'animal
légendaire, retiré au fond de certaines forêts, excitant la curiosité,
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l'hoiimi préhistobique. 115
assez répandu pourtant pour fournir de l'ivoire et aussi pour que
rhomme de cet âge» frappé de son aspect, ait songé à graver ses
traits, que son burin nous a mavement transmis. EfiectiveiDent,
rhomme de Solutré et de la Madeleine est devenu artiste à sa mani^ ;
matériellement et psychologiquement, son état s'est modifié et les *
progrès accomplis sont immenses. La division du travail industriel,
longtemps obscure ^ à peine marquée, est maintenant effective. Si
le silex, la pierre pour mieux dire, est encore la seule matière
employée au début, à Solutré, la taille atteint son apogée; les
pointes en feuilles de laurier étonnent par leur extrême régularité
et la finesse de leurs retouches. Les pointes a à cran, » disposées
pour être emmanchées, sont très habilement exécutées. Cependant,
durant le cours du magdalénien, un nouvel élément industriel vient
s'ajouter au premier ; l'os est travaillé à son tour, ainsi que l'ivoiie
et la corne des cervidés. C'est là une transformation et un progrès
véritable. La substance employée se spécialise aussi bien que Tins-
truukent lui-oième. Nous avons vu les pointes de javelots et de dards,
très artistement retouchés sur les deux fiaces, destinées à être emman-
chées; les grattoirs ne sont pas moins bien appropriés à l'usage
auquel ils étaient exclusivement appliqués. Dans le magdalénien,
les instrumens conservent ce caractère d'utilité immédiate; ils four*
nissent la lame, le perçoir, le burin, la scie. Avec l'os travaillé
paraissent les aiguilles, les harpons, enfin les objets de pur omo-
ment, les sculptures et ciselures.
Certaines représentations donnent de curieux détails sur l'homme
et les animaux de l'époque. Le renne. Tours, le mammouth ont été
figurés. L'homme est toujours nu ou parait l'être. On connaît l'image
d'une femme enceinte dont le corps semble couvert de poils abon-
dans ; mais ce sont peut-être des rides ou eDcore l'indice de vête-
mens de peaux. Un homme marche avec un bâton appuyé sur son
épaule. D'après JL de Mortillet, les mains ouvertes ne montreraient
jamais le cinquième dmgt, toujours replié sous les autres, ^ cette
allure aurait caractâisé l'homme magdalénien* Nous disons l'homme,
mais il ne faut plus ici, croyons-nous, le prendre d'une façon géné-
rale. De même que, par la division du travail, les produits de l'in-
dustrie s^ sont spéicialisés, de même, après une première exten-
sion, les races humaines se sont différenciées en se localisant. Ce
sont les plus anciens résultats de cette localisation en Europe que
nous découvre le magdalénien. La race de Solutré, dont les poiotes
en feuille de laurier sont si achevées, celle plus récente et plus
artiste des grottes du Périgord, dont nous admirons les dessins
naïfs et les essais de sculpture, nous traduisent les premiers efforts
de cet esprit d'initiative et de proi^rès relatifs qui, après la locali-
sation des races humaines, conduisirent qualqu^-unes d'entre elles
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110 EEYCB DES DEOX MONDES.
à des inventions matérielles et à des conceptions idéales et par elles
jusqu'aux limites de cette culture suprême de Tensemble de nos
facultés qui mérite le nom de civiiiîuition. Nous sommes encore
bien loin certainement de ce niveau élevé qu'un très petit nombre
* de races réussirent seules à atteindre. Les tribus dont nous nous
préoccupons ici, et qui peuplaient la France avant la fin du qua-
ternaire, avaient bien en elles quelques éclairs avant-coureurs de
cet esprit intuitif, quelques germes latens de sens créateur et ini-
tiateur; mais, en regardant les choses de plus près, on comprend
que ces germes, étouffes à leur naissance, n'ont rien de fécond ni
de définitif; il s'agit plutôt d'une éclosion hâtive, d'un signal qui
ne sera répercuté par aucun écho.
Comme le démontre avec raison M. de Hortîllet, dans cette
Europe du quaternaire récent, l'homme de la Madeleine est chas-
seur, actif, ingénieux, frappé du spectacle que déploie autour de
lui la nature vivante. Il possède un foyer; il a ses joies et ses tris-
tesses, il célèbre ses chasses, il sait se procurer certaines jouis-
sances à l'aide des arts d'imitation et d'ornementation. Enfin il
reconnaît des rangs et une hiérarchie, puisqu'il possède des insi-
gnes d'honneur et des marques de commandement; mais c'est là
tout : point d'agriculture, aucune domesticité; hi ces honunes pren-
nent soin de leur sépulture, elle est placée en plein air; et aucun
indice légitime n'a encore permis de signaler des tombes de cet
ftge, construites avec la pensée de protéger les restes des morts en
leur élevant un abri durable, imiié de leur demeure pendant la
vie, selon des rites et dans des lieux déterminés. Tout cela est
réservé à l'âge suivant. On voit que nous ne touchons pas encore,
surtout en Europe, à l'aurore des plus anciennes sociétés régu-
lières. L'âge magdalénien répond à un état particulier qui nous
montre les résultats des plus anciennes localisations des races
humaines, désormais parquées dans des régions où elles se déve-
loppent à part, mais bientôt aussi se toucliant, se pénétrant et se
mêlant à l'aide d'émigrations qui leur ont très rarement permis
d'accomplir entièrement à l'écart leur perfectionnement dénnitif.
Quelle était cette race magdalénienne? Peut-on se prononcer à
l'égard de ses traits physiques et de sa structure ostéologique?
Une découverte demeurée célèbre, celle des sépultures de Cros-
Magnon, due à M. Louis Lartet, qui avait extrait plusieurs corps
d'une grotte renfermant des débris de l'âge de la Madeleine, avait
porté la plupart des savans à considérer ces restes comme ceux de
la race artistique du Périgord. Mais cette opinion, adoptée par les
auteurs du grand ouvrage Crama ethnica^ est repoussée par M. de
Mortillet, qui découvre à Cros-Magnon, ainsi qu'à Furfoox, à Auri-
gnac, et à Menton des indices de remamemens postérieurs, opérés à
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l'homme PRÉHISTaRIQUB. 117
l'âge de la pierre polie ou « robenhausien. » On aurait alors uti-
lisé comme lieux de sépulture les réduits et les grottes habitées
antérieurement par l'homme de la Madeleme, qui, lui, ne pratiquait
pas ce mode d'ensevelissement. Cette circonstance, d'ailleurs ,
explique naturellement, comme nous l'avons déjà dit, la rareté
des ossemens de cet âge, rareté singulière au premier abord, si Ton
s'attache à la multitude des produits de l'industrie. L'auteur que
nous suivons ne supplée que bien imparfaitement à cette lacune
par des inductions tirées de l'étude des diverses représentations
humaines dues aux dessinateurs magdaléniens. Les traits que l'au-
teur prend pour des poils et qui témoigneraient de la villosité des
hommes de ce temps, ne seraient-ils pas plutôt des indications gros-
sières de vètemens appliqués sur le corps et provenant de la
dépouille des animaux? Il est certain que de pareilles œuvrçs, en
leur attribuant une certaine naïveté dans le rendu, ne sauraient
reproduire que des contours approximatifs, analogues à ceux que
trace sur nos murs la main furtive des enfans ou celle des per-
sonnes dont le dessin n'a pour guide que le seul instinct. Pour
M. de Mortillet, la race européenne magdalénienne n'aurait été
qu'un prolongement modi6é de celle de Cfaelles et du Moustier.
Les mélanges par migration, la coexistence de plusieurs races dif-
férant par le crâne, brachycépales et dolichocéphales juxtaposés,
seraient postérieurs au quaternaire récent, postérieurs à l'extinc-
tion du mammouth et au retrait du renne se repliant vers le nord.
Alors serait venu un âge pendant lequel le climat s'adoucissant de
nouveau, les glaciers s'étant retirés jusqu'au pied des montagnes,
la mer ayant abandonné le nord de T Europe pour se renfermer dans
ses limites actuelles, une ère nouvelle aurait été inaugurée. C'est
cette ère de développement et d'activité continus, dont les progrès
nous conduiraient enfin de terme en terme jusqu'à l'invention des
métaux et ensuite jusqu'à l'histoire proprement dite. Mais cette
période dernière comprend elle-même plusieurs sous-périodes. Les
métaux sont d'abord inconnus, et en admettant même, ce qui est
fort possible, que leur usage ait été découvert plus tôt sur un point
que sur un autre, en Asie qu'en Europe, par exemple, sur les
lieux mêmes où ils auraient été trouvés et mis en œuvre avant de
l'être ailleurs, il a existé forcément une période pendant laquelle la
pierre était encore la seule matière employée pour la confection
des in^trumens de travail. Certains arts, point de départ nécessaire
de toute société, avaient pourtant commencé à être exercés : ainsi,
la domestication des animaux utiles, à commencer par le chien,
l'agriculture et, par suite, l'adoption de certaines plantes alimen-
taires, l'usage de la poterie, enfin un groupement des hommes et
de leurs habitations en vue d'uae défense commune, en vue aussi
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118 REVUS DBS DEUX MONDES.
de la pratique des rites religieux et des honneurs rendus aux
morts, tels sont les points principaux qui marquent les linéamens
des plus anciennes sociétés et qui se rattachent à un ordre de
choses antérieur, non-seulem^it à toute civilisation naissante, mais
à l'invention môme des métaux.
C'est à une semblable époque, ayant laissé, sur une foule de
points de l'Europe, de la Scandinavie à la Suisse, du cœur de la
France au sud de l'Italie et ailleurs, des milliers de vestiges de
toute sorte que AL de Mortillet a appliqué le nom de robenhau-
sienne. Pour le suivre sur ce nouveau terrain et s'avancer jusqu'à
l'âge du bronze, il faudrait entrer dans des détails qui nous entraî-
neraient trop loin. Le robenhausien est l'époque des dolmens et
aussi celle des cités lacustres. L'homme commence alors à sortir
de l'enfance. S'il ne connaît pas l'usage des métaux, du moins en
Europe; s'il ne possède qu'une agriculture et une industrie rudi-
mentaires ; si, à certains égards, son existence est misérable, obligé
qu'il est pour éviter la famine de ne négliger aucune ressource ali-
mentaire en ayant recours dans sa détresse aux mûres, aux cor-
nouilles, à la châtaigne d'eau, aux pommes sauvages, pourtant il
sème déjà le blé et l'orge , il tisse de grossières étoffes de lin, il
façonne des vases en poterie et les fait durcir au feu, enfin, il élève
à ses morts de véritables moniunens, qui ne sont que des grottes
artificiellement reproduites à l'aide de pierres brutes régulièrement
disposées. Les rites et l'invocation religieuse, les procédés de méde-
cine et de chirurgie, une sorte de luxe dans le mobilier, des pra-
tiques : les unes superstitieuses ou singulières^ comme la trépana-
tion ; les autres rationnelles et relatives aux réductions des fractures,
commencent alors à se répandre. On sent que l'on touche au moment
des grandes idven tiens, des efforts gigantesques tendant à élargir le
cercle d'abord si étroit des connaissances et des procédés.
Ces élans de l'homme primitif, arra^chant à la nature ses secrets,
auront par eux-mêmes quelque chose de plus spontané que nos
évolutions sociales si complexes, si étroitement enchaînées à un pn>-
grès antérieur. Le rôle des initiateurs qui, s'instituant chef^de
tribus, surent les grouper, les réunir dans des villes et leur don-
ner des lois marquées de l'empreinte de leur génie, nous a été trans^
mis comme un des plus lointains souvenirs de l'histoire, llénès,
Nemrod, Âssur personnifient sans doute des peuples entiers; mais
ces peuples qui naquirent un jour à la vie politique, c'est le plus
souvent à l'aide d'une action réellement individuelle, par l'inQuence
des héros, des êtres inspirés et supérieurs, qu'ils percèrent la nuit
qui avait enveloppé leur berceau. Lorsque les circonstances et la
race combinées amenèrent ces sortes d'élans, l'homme encore jeune
et demeuré plastique n'eut qu*à se précipiter dans la voie nouvelle
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L*UOMME PREHISTORIQUE. 119
qui s'offrait à lui. L'espace qa'onlui montrait s'étalait à perte de vue
etj dans ses visions, il entrevoyait confusément d'immenses desti-
nées. Il se levait alors et suivait les chefs en qui s'incarnaient ses
instincts et qui formulaient ses aspirations. Si loin que remonte l'his-
toire, elle ne va pas jusqu'à ces scènes primitives, qu'elle laisse pour-
tant deviner. S'il nous était donné de les reconstituer, nous verrions
les peuples, au sortir de l'inconscient, s'éveiller à la vie sous l'em-
pire d'idées qui, devenues ensuite traditionnelles» les gouverneront
durant des siècles*
L'idéal ne s'est révélé à l'homme que lorsque celui-ci a su le
ravir avec une violence instinctive; mais alors aussi une sorte
d'enivrement est venue saisir les esprits, devant qui s'ouvrait pour
la première fois l'accès de ce monde des idées, sans lequel notre
race, limitée à un horizon borné à quelques inventions matérielles, y
serait restée à jamais confinée. Elle n'aurait ainsi pas même atteint
le positif et le réel, en renonçant à poursuivre le spirituel et le divin.
C'est là ce qui explique l'extrême inégalité des races humaines.
Elles ont toutes possédé originairement la faculté innée de se per-
fectionner, mais cette voie du perfectionnement, avec ses mille
degrés successifs, beaucoup ont cessé de bonne heure de la gra-
vir ; d'autres s'y sont engagées résolument, et, arrivées à une cer-
taine hauteur, elles ont senti palpiter en elles comme un germe
mystérieux; une vibration inconnue leur a révélé une sorte d'har-
monie dont rien jusque-là ne leur avait fait soupçonner l'existence.
C'est l'écho de cet enchantement de l'intelligence qui naît à la
lumière, dont les premiers Yédas ont gardé le retentissement à
peine affaibli. — Quand les Aryens, nos. lointains ancêtres, s'éveil-
lèrent à la vie sociale, dans les hautes vallées de l'Asie, entre le
Caucase et l'Indus; quand ils marchèrent insoucians et enthoumastes
dans plusieurs directions, hors de leur paradis terrestre, invoquant
la divinité protectrice et l'apercevant dans les nuages, dans la
lumière du soleil, dans la foudre, se croyant aux prises avec des
forces mystérieuses et leur prêtant l'idéal qu'ils portaient en eux;
quand ils joignaient à des mœurs simples, à l'instinct des arts, aux
pratiques de l'agriculture, le sentiment de ce qui élève l'âme,
l'amour de la famille, l'impresmon de cette beauté souveraine qui
rayonne dans la nature, ils représentaient bien alors le type de ce
que Thomme a de plus pur, (te ce qui lui a donné l'empire, enfin
de ce qui seul peut maint^iir cet empire aux races demeurées
fidèles à leur plus haute destinée, en éloignant d'elles les risques de
la déchéance.
6. DE Saporta.
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LES
NOUVEAUX ROMANCIERS
AMÉRICAINS
11^
HENRY JAMES.
Au moment môme où dous constations ici le grand et légitime
succès obtenu en Angleterre par les nouveaux romanciers améiî-
cains» la Quarterly Beview, attaquant ce succès avec une certaine
âpreté» le qualifiait d'engouement et allait jusqu'à prétendre qu'il
suffisait désormais, pour qu'un roman rèusstt auprès des lecteurs
anglais, que son auteur fût de Boston ou de New-York. Ce critifue
sévère qui évoque les noms de Cooper, d'Irving et de Hawthorne
pour diminuer le mérite de leurs successeurs, MM. William llowells
et Henry James, s'indigne assez justement des comparaisons oiseuses
établies entre ces jeunes réalistes et un maître tel que Dickens, il
déclare très haut sa préférence pour Balzac, et sans doute il n'a
pas tort, mais est-il bien fondé, d'ailleurs, à leur reprocher le goût
invétéré de l'analyse psychologique, le dédain des péripéties saisis*
santés et de la catastrophe imprévue? On pourrait lui répundre que,
dans de plus hautes sphères, George £iiot avait ce go&t et ce dédain «
(1) Vojres U Rwuê du !•' février.
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LES NOUYBAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 121
en commun avec eux. Il parait s'étonner aussi de l'incroyable liberté
avec laquelle certains Américains dénoncent les travers de leurs com-
patriotes. Est-ce vraiment à la critique étrangère de s'en scandaliser?
Peut-être, après tout, se montrerait-elle moins susceptible si M. James,
pour ne parler que de lui, était seulement coupable d'avoir pris quel-
quefois l'Amérique à partie. Ce que sans doute on lui pardonne avec
plus de peine, c'est de n'avoir pas ménagé davantage les Anglais,
ni du reste aucun des types européens qui lui sont, grftce à la vie
errante qu'il mène, aussi familiers que ceux de son propre pays.
Nous en convenons, cette plume élégante et acérée ne pèche ni
par l'excès d'indulgence ni par l'optimisme, mais il est difficile de
lui refuser d'avoir poussé très loin l'observation de la nature humaine
modinée selon les différons milieux, l'art des portraits, l'horreur de la
banalité, une distinction de forme enfin qui semblerait devoir appar-
tenir à quelque artiste consommé du vieux monde plutôt qu'à un
pionnier dans le champ si nouvellement défriché de la littérature
américaine? Les lecteurs de la Revue ont déjà pu juger par deux
échantillons bien choisis, Eugène Pickering et la Madone de t avenir ^
des qualités profondes et subtiles à la fois qui, chez M. James, sont
le résultat de l'éducation autant que de l'hérédité.
Né à New-York, fils d'un écrivain bien connu, il eut, contraire-
ment à la tradition qui veut que les débuts littéraires soient durs
dans le Nouveau-Monde, toutes les facilités possibles pour se déve-
lopper dans une atmosphère d* étude et d'intelligens loisirs; la des-
tinée maligne ne le condamna pas, comme Howells et tant d'autres, /
à imprimer la prose d'autrui pour vivre avant de pouvoir produire!
lui-môme. 11 voyagea dès son enfance en Angleterre, en France et i
en Suisse, revint étudier le droit à Harvard, habita enfin New-Cam-
bridge, cette Athènes des États-Unis, où presque tous les talons
de l'époque ont fait leur nid. Là il publia ses premiers ouvrages,
mais les meilleurs ont été écrits en Europe; Henry James y réside*
le plus souvent, passant d'Angleterre en Italie, avec quelques
haltes à Genève ou à Paris. Sa patrie, qui le voit si peu, lui a long-
temps gardé rancune de cet exil volontaire et aussi d'un ouvrage
charmant qui a établi, en revanche, sa réputation à l'étranger. Les
jeunes lilles américaines se sont révoltées contre Daisy Millery l'au-
dacieuse évaporée qui transporte une flirtation à outrance sur les
bords du Léman et sous les ombrages du Pincio, toujours suivie
d'une nuée d'adorateurs quand elle ne va pas avec un seul admirer le
Golisée au clair de la lune. La porte des maisons respectables finit
par se fermer devant elle et ses excès d'indépendance la séparent,
pour son châtiment, du seul homme qu'elle se souciât d'aimer. La
pauvre folle s'était flattée pourtant de l'amener au contraire, à la
jalousie et à la passion en se montrant provocante avec d'autres ;
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122 RETCE DES DEUX MONDES.
elle nesonrit pas à sa méprise. Winterbourne, celui qu'elle aimait eo
secret, celui qui n'a pas su la comprendre, tout Américain qu'il
soit lui-même, est foroé bien tard de lui rendre justice : — Je me sui$
trompé, ditril; j'ai vécu trop longtemps à réiranger«
Qui ne se tromperait comme lui 7 On ne s'étonne que d'une chose,
c'est que Daisy Miller, au milieu de ses extravagances, n'ait pas
rencontré un brutal ou un lib^lin qui Tait forcée à se repentir
d'avoir joué ainsi avec le feu. Par bonheur pour elle , la pauvre
enfant n'est pas venue en France abuser de sa liberté, mais les
excentricités relatives de plus d'une Américaine à Paris nous per^
mettent de juger que le portrait de cette brillante et superficielle
créature, innocente sans délicatesse, n'est nullement chargé. Il n'y
a que la vérité qui fâche ; nous ne pouvons donc nous étonner des
récriminations qui ont éclaté contre M. James. £n vain l'auteur
avail-il donné à l'enfant gâtée plutôt quecoupable beaucoup d'excuses:
un père uniquement occupé k gagner de l'argent dans TOuest, une
mère aveugle et stupide, des origines vulgures, malgré son énorme
fortune, et une petite tète aussi vide qu'elle est ravissante. 11 avait
commis le crime irrémissible, il avait frappé, fût-ce avec une rose,
la jeune fille américaine, ce despote auquel tout est permis et dont
les privilèges sans nombre faisaient dire à l'une de leurs compa^
triotes : •*- Je ne comprends que deux réles au monde, celui-là ou
celui de l'empereur de Russie.
Nous supposons que Bessie Alden, l'aimable héroïne d'un Épi^
sodé imematianaly obtint auprès de ces dames la grâce de M. James.
Dans une seconde nouvelle, il montra l'Américaine sur son propre
terrain, respectée, quoi qu'elle fasse, et ne faisant rien, en somme,
quand elle est bien élevée, qui puisse donner de doute sérieux
sur son honnêteté parfaite.
Le jeune lord Lambeth voyage pour son plaisir d'Angleterre à
New-York; il porte une lettre d'introduction à M. Westgate, qui est
naturellement dans les affaires et invisible tout en exerçant une
large hospitalité par l'entremise de sa femme, que le monde possède
tandis qu'il travaille. Cette jolie personne a une sœur accomplie sotis
tous les rapports; rien n'est gracieux comme Faccueil fait au voya-
geur sur une piazia de Newport par H'* Westgate et miss Bessie.
En vue de la mer et communiquant au plus coquet des salons, la
piazca nous apparaît garnie de coussins moelleux, dediaises de fan*
taisie dorées à nœuds de rubans, où sont groupées plusieurs jeunes
filles en compagnie de leurs admirateurs. L'un de ces derniers fait
la leaure à haute voix. Le nouveau-venu le prie de ne pas s'inter-
rompre.
— Oh! non, répond très librement l'ime des dames, personne
ne ferait plus attention à lui maintenant*
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LES NOUVEAUX BOlfANGIEBS AMERICAINS. 12S
Toutes les attentions, en eiFet, se concentrent sur l'étranger ; on
rinterroge, on le met au courant du pays avec un niélange délicieux
d'obligeance et de familiarité. Bien qu'une mère vigilante l'ait pré-
muni contre ces sirènes, peut-être même à cause de cela, le jeune
lord Lambeth est captivé dès le premier instant; miss Bessie le con-
duit partout dans son petit panier, ils s'égarent ens^nble parmi les
rochers en téte-i^tôte et les questions de miss Bessie sur la vie
anglaise sont sans fin. Ce [que lui en dit lord Lambeth l'enchante
au point qu'elle promet d'aller faire connaissance avec tout cela au
printemps suivant. Si lord Lambeth n'était pas le plus modeste des
hommes, il pourrait se figurer, étant noble et riche et fils unique,
que cette petite Yankee court après lui. Il ne fait point cette injure
à Bessie; cependant un ami qui l'accompagne est moins crédule et
avertit par télégramme la du(^esse, mère de Lambeth, que son
fils lui paraît bien près de perdre la tête; sur quoi le jeune lord,
par télégramme aussi , est rappelé en Angleterre.
Comme elle l'a promis, Bessie y vient à son tour, mais, arrivée à
Londres, sa vive intelligence ne peut se refuser à concevoir plu-
sieurs vérités cruelles. Ici les nneurs sont dilTérentes de ceUes
de l'Amérique; on l'accusera d'avoir suivi lord Lambeth avec le
honteux projet de donner la chasse à un titre. Si belle, si bien
élevée qu'elle soit, elle n'est pas son égale, selon les inexplicables
préjugés de cette société aristocratique, et cependant est-il vrai-
ment supérieur sous le rapport de la culture, de la valeur intellec-
tuelle, du sentiment bien entendu de la responsabilité? Elle le
compare à d'autres, moins brillamment placés sur l'échelle sociale,
mais plus instruits, plus réellement distingués que lui, qui devrait
avoir des talens à la hauteur de sa naissance; elle commence à
mépriser un peu le rang qui l'avait intéressée en Amérique. La
duchesse, d'autre part,, s'efforce de la blesser par cette condescen-
dante politesse mêlée d'impertinences voilées que certaines grandes
dames prodiguent si facilement aux bourgeois. Bessie déconcerte à
force de présence d'esprit et de simplicité cette mère alarmée qui
comptait essayer de tous les moyens pour lui faire lâcher prise. Ces
moyens se trouveront inutiles. Le départ imprévu des deux voya-
geuses met fia au roman ébauché, le bon sens de la jeune fille
triomphe d'une inclination naissante; si Bessie a souffert, sa sœur
elle-même n'en saura rien.
N'est-ce pas là une contre-partie suffisante de Daisy Miller?
Dans ce récit, néanmoins, comme dans l'autre, l'appréciation est
toujours juste, trop quintessenciée peut-être, avec une certaine ten-
jdance au dénigrement. Les héros de BL James nous sont mon-
/très tout entiers sous leurs bons et sous leurs mauvais aspects,
^ selon le procédé de George Eliot; l'impartialité de l'auteur est
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ISA REVUE DES DEUX MONDES.
telle que nous devons étudier attentivement chacun de ses carac-
tères, comme nous ferions d'un personnage réel, pour surprendre
peu à peu ses secrets, pour savoir si nous devons finalement l'ai-
mer ou le haïr; bien souvent nous restons incertains, comme il
arrive dans la vie, trouvant des excuses à ceci, une sorte de jus-
tification à cela. C'est dire que M. James n'écrit pas pour le gros
public, qui veut qu'on lui serve des émotions toutes prêtes et qu'à
la fin du volume tout soit pour le mieux dans le meilleur des
mondes possible, grâce au mariage de M. X. et de M^'* ***. Il
dédie ses œuvres aux amateurs de psychologie, il détaille sous
leurs yeux les drames secrets de la conscience, des cas douteux,
des personnalités complexes. Cet abus essentiellement moderne du
microscope et de l'alambic rend ses plus longs romans d'une lec-
ture difficile et noie l'intérêt de l'action dans des considérations à
perte de vue, mais toujours exactes jusqu'à la cruauté, sur les sen-
timens, les motifs, les circonstances infiniment petites qui peuvent
décider d'une conduite humaine. Nous ne nous en plaignons pas
pour notre part, trouvant grand intérêt aux digressions et aux hora^
Id'œuvre que pare le style exquis de M. James, un style coulant et
{facile sans être jamais négligé. Ces longueurs qu'on lui reproche n'ont
rien de commun avec le remplissage ; elles fourmillent de pensées
ingénieuses et neuves, de mots heureux, de traits d'esprit qui ne font
que de discrets emprunts à Y humour tel qu'on l'entend en Amé-
rique. De tous les écrivains de son pays , Henry James est celui
I qui tient le moins à provoquer le rire; ses plaisanteries sont rares,
il y perce une pointe de sarcasme quelque peu attristé ; il évite de
pousser ses personnages comiques à la charge et reste toujours,
en somme, dans les limites de la vérité profondément creusée
qui nous conduit par une pente fatale à la misanthropie. Hâtons-
nous de dire que Henry James, malgré cette tendance habi-
tuelle, s'entend à créer çà et là des figures sympathiques, témoin,
dans the Portrait of a lady, ce charmant Ralph Touchett, l'Amé-
ricain fixé en Angleterre, forcément paresseux, trop malade pour
demander des plaisirs à l'activité physique, pour qui « la vie
est comme un bon livre lu à travers une traduction misérable »
et qui se résigne si noblement à placer son bonheur dans le bon-|
heur d'autrui. Faute de mieux, il vivra par l'observation, par
la curiosité, par la faculté d'admirer, par l'exercice de l'esprit;
un grain d'ironie sans malice se mêle à sa philosophie généreuse et
Taide à cacher avec pudeur l'excès de sa bonté. Tous les lecteurs
de Henry James garderont dans leur cœur le souvenir de ce jeune
homme si séduisant, malgré sa laideur et ses infirmités ; tous pen-
seront à lui, non pas comme à une figure de fiction, mais comme à
un ami. Il faut reconnaître que Tart de tracer les caractères demeure
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LES NOUVEAUX ROMANCIERS AlféRIGAINS. 125
la qualité maltresse de l'auteur de Daisy Miller^ des Européens et
de Quatre Rencontres; celui d'enchaîner les événemens avec adresse,
l'art de la composition, n'est pas ce qui le distingue. Créateur du
roman international proprement dit, il nous montre presque tou-
jours un Américain égaré en Europe et aux prises avec les dilGcultés
qu'il y rencontre, avec les conflits inextricables qui peuvent résul-
ter des diiïérences de races et d'éducation. La plupart de ses livres
roulent sur le même sujet. Parcourons the American^ comme type
du genre.
Le digne Christophe Newman est parti de l'Ouest avec une
efirayante provision de dollars qu'il compte dépenser à Paris pour
son instruction et son plaisir. Jusque-là, sauf les quatre années
qu'il a consacrées au métier de soldat pendant la guerre de séces^
sion, sa vie s'est passée à gagner de l'argent, son pain d'abord, dès
l'âge de quatorze ans, puis des millions. L'action, TeiTort et l'entre-
prise lui sont aussi naturels que de respirer ; il a fait de ses bras et
de son cerveau tout ce qu'un homme peut en faire; il a été aventu-
reux, il a connu de rudes échecs aussi bien que de grands succès,
mais la plus âpre jouissance est toujours sortie pour lui de la lutte
elle-même. Nous ne savons vraiment pourquoi Henry James est
accusé par ses compatriotes de maltraiter l'Américain. Celui-ci,
avec sa volonté inébranlable servie par des muscles d'acier, son
ingénuité qui n'est jamais niaise, l'empire qu'il a sur ses passions
toutes neuves à trente-six ans, nous apparaît bien puissant au
milieu de la vétusté du vieux monde qu'arpentent ses longues jambes
infatigables, tandis que toutes les autres ligures empruniées à notre
civilisation s'agitent au-dessous de lui comme autant de pygmées.
Sans doute, il commet de nombreuses fautes sous le rapport de la
tenue et des manières; il n'a aucune notion d'art et prend de mé-
chantes copies pour des originaux ; il s'obstine à respecter des demoi-
selles qui ne demandent qu'à se perdre ; mais en revanche rien n'en-
tame la cuirasse de principes et de convictions robustes qui le rend
invulnérable, et il sort intact des périls de son voyage. N'anticipons
pas. Le voici à Paris, dévoré de curiosité, ne sachant point au juste
comment les satisfaire, se demandant, après les jours de labeur,
ce qu'il fera de son gain, avec un sentiment délicieux de loisir qu'il
exprime ainsi : — Je voudrais m'asseoir six mois sous un ai*bre à
entendre de la musique, les bras croisés. — Cette fraîcheur, cette
mélodie, cette sensation exquise de repos, il trouve tout cela dans
un vieil hôtel du faubourg Saint-Germain, auprès de U*^* de Cintré.
L'angélique résignation de cette aimable femme, qui, veuve d'un
vieillard qu'elle n'a épousé qu'à regret, reste en proie à l'autorité
impérieuse d'une mère dominatrice, le pénètre de respect et d'at-
tendrissementt Elle n'a jamais voyagé hors des terres de sa famille.
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126 RETUE DBS DEUX MONDES.
ses idées ne se sont jamais ouvertes à rien de grand et qui vaille la
peine de vivre, son cœur n*a jamais battu. Cette existence murée
ressemble beaucoup, pour un Yankee, au sommeil de la Belle au
bois donnant ; il rêve de délivrer l'opprimée, il demande sa main :
pourquoi ne la demanderait-il pas? 11 est riche, — qu'il le soit
devenu à fabriquer des cuviers de blanchissage ou quelque autre
engin prosaïque» peu importe, — il peut lui assurer une existence
brillante, il sera le meilleur des maris. Les préjugés de vieille race
lui échappent absolument. U vaut un autre homme; M""® de Cintré
serait même disposée à reconnaître qu'il vaut infiniment mieux que
tous les hommes qu'elle a connus, mais l'obstacle est dans l'orgueil
intraitable de la famille de Bellegarde. La marquise douairière se
croit outragée par les seules prétentions de Newman; un instant
toutefois la cuiHdité la fait hésiter, mais, près de consentir, elle
reprend sa parole, le respect humain est le plus fort. Que pensarait
son monde? Et Newman croirait en vain pouvoir compter sur
l'auiour de M"^ de Cintré. En France, les femmes d'une certaine
éducation ne s'affranchissent jamais de l'inflexible tutelle qui s'im-
pose au nom des convenances et du devoir filial. Les vertus mêmes
qui ont rendu M"' de Cintré l'objet d'un culte pour Newman la déci-
dent à se sacrifier; ne pouvant être à lui, elle ne sera du moins à
personne : un couvent de carmélites reçoit cet ange qui ne sait ici
bas que baisser le front et replier ses ailes.
La fin du récit est remplie d'mvraisemblances, non pas dans les
sentimens, mais dans les situations; on l'attribuerait volontiers à
miss Braddon, aux romanciers à sensation, plutôt qu'à im raffiné tel
que Henry James. Pour mieux souligner la générosité de Newman,
l'auteur lui lait découvrir quelque terrible secret qui met entre ses
mains l'honneur des Bellegarde. Dn meurtre a été commis par la
douairière, il en a la preuve; après avoir tenté en vain d'intimider
ce démon d'orgueil, il pourrait se venger, divulguer le passé cri-
minel, mais Claire est au couvent pour toujours, ce scandale ne
la lui rendrait pas, il renonce à d'inutiles représailles et brûle un
papier révélateur qui laisserait la marquise à sa merci.
Nous ne nous étonnons pas de trouver Newman si vivant, si
réel ; ce qui nous émerveille, c'est la vérité du caractère de Valen-
tin de Bellegarde, Tun des derniers types du gentilhomme fran-
çais galant, expansif, spirituel, doftt toutes les vertus se bornent
an sentiment un peu vague, mais exalté Béanmoins, de Thoo-
nrar, qui, à la grande surprise de Newman, parie sans cesse
des femmes, convient de ses bomies iortunes et n'a rien trouvé à
faire en ce siècle, où les gens de sa sorte n'ont plus de place, que
de se battre pour le saint-père, quitte à se fidre tuer ensuite, tout
sceptique qu'U soit, pour les beanx yeux d'une fille perdue. — Cest
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LES NOUTBàDX ROMANCIBIS AMERICAINS. 127
encore la jeune marquise de Bellegarde qui, forcée au âécorum
dans sa vie extérieurei se rabat sur les perv^sités d'imaginatiooy
rêvant çà et là quelque escapade secrète dans un thé&tre de bas
étage ou un café conçut» du reste tout à ses chiffons, l'éalisaot le
type accompli de la cocodette^ cette descendante dégénérée de la
lionne \ — c'est surtout M^^ Nioche, ce joli monstre intéressant
par son ambition et sa rouerie natives, qui fait de la peinture an
Louvre en attendant l'occasion favorable et immanquable de se
lancer dans les hautes régions du demi-monde, tandis que son père,
un émule encore avili du père Goriot, veille sur sa vertu, tout
prêt à lui donnert lorsqu'elle cbanceUe, les conseils de son expé-
rience et à tirer ensuite, tout en larmoyant, quelques mraus profits
de sa chute* — On voil que Henry James n'écrit pas spécialement à
l'intention des jeunes filles, comme la plupart des romanciers de
son pays; le scalpel qu'il manie d'une main assurée va chercher
hardiment certaines plaies qu'il met à nu sans hésiter; mais toujours
l'expression reste délicate, et nous ne connaissons personne qui
puisse se vanter à plus juste titre de savoir tout dire honnête-
ment. Cette qualité rare se manifeste surtout dans la dernière partie
de the Portrait of a lady. C'est seulement dommage que l'origi*
nalité du sujet y soit gâtée par trqp de diffusion.
Tandis que ihe American et Roderick NudsofL, traitât des expé*
rienoes d'un Américun en France ert en Italie , the Portrait of a
lady nous fitit assister i celles d'une Américaine en Angleterre. Isa-
bel Archer, jeune orpheline d'Albany, est amenée en Europe par
une tante excentrique qui, après avoir été longtemps brouillée avec
tous les siens , se prend d'amitié pour elle et le lui prouve en la
faisant voyager :
— Comptei-vous la marier 7 demande quelqu'un à la tante,
M» Touchett.
— La marier I répond la vieille dame, je serais bien ftdiée de
lui jouer un pareil tour. Elle est parfaitement capable de se marier
ellê^dême. Elle a pour cela toute facilité.
En effet, Isabel, comme presque toutes les Américaines qui viennent
en Europe, a laissé derrière elle, sinon an engagement, du moins u«e
demi-promesse* A peine arrivée en Angleterre, elle inspire une vive
passion à lord Warburton, un grand seigneur libéral, dont les idées
prétendues avancées lui font hausser lesépaules. S'il rêve de progrès,
s'il a des aspirations radicales, pourquoi ne commence-t-il pas par
sacrifier quelques-uns des prhiléges qui le condamnent à mourir
aristocrate en dépit du déguisement auquel se laisse prendre ie par*
lement dont il fait partie, maïs qui ne saurait tromper une fiUe née en
pleine république? Lord Warbuiton est, quoi quil en dise, conserva-
teur, puisqu'il veut trat garder. Linoonséquenoe d'une pareille con^
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128 REVUE DES DEUX MONDES.
duite divertit miss Archer; elle s'en tient à admirer sa seigneurie
comme un beau vieux tableau et elle refuse la main patricienne
qui tient pourtant un revenu de cent mille livres sterling avec une
demi-douzaine de châteaux. Se marier avant d'avoir vu le monde?
Elle ne s'en consolerait pasl Une femme de son ftge a autre chose à
&ire : elle veut jouir de la vie, étudia les choses par elle-même et
n'aliénera sa liberté qu'après une promenade bien complète en
Europe. Son cousin Ralph, qui serait amoureux d'elle, si une mala-
die de poitrine assez avancée ne lui défendait de s'abandonner à
tout autre sentiment que l'amitié, s'amuse comme un bon génie
à favoriser les désirs d'isabel. Par ses soins, l'ardente jeune fille
aura le nerf nécessaire à ses entreprises; il décide son père, le
banquier Touchett, à inscrire pour une grosse part sur son testa-
ment Isabel Archer. Celle-ci, bien entendu, ignore qu'elle est rede-
vable au généreux Ralph de ce bienfait, qui, du jour au lendemaiui
transforme la pauvre orpheline en riche héritière. Peut-être, hélas I
ce changement lui sera-t-il funeste. Il attire les intrigans autour
d'elle. Isabel, qui ne s'est pas laissé éblouir par le titre et la valeur
personnelle de lord Warburton, qui a ignoré l'amour désintéressé
! de Ralph, qui résiste enfin à la passion tenace, indestructible du
Bostonien Goodwood, ne saura pas se défendre contre les pièges que
lui tend une femme astucieuse. On la marie, alors qu'elle croit se
marier elle-même. A force de ruses longuement et savamment
menées, une certaine H'"* Merle, intrigante de la plus perfide
séduction, qui a pris sur elle peu à peu tout l'empire que peuvent
exercer la souplesse d'un esprit infernal et la connaissance appro-
fondie du monde, la donne à son ancien amant, Gilbert Osmond,
qu'il s'agit d'enrichir dans l'intérêt de la fille adultérine que, seize
années auparavant, elle a eue de lui. Personne n'a jamais soupçonné
ce noir mystère : la jeune Pansy est née selon toute apparence d'un
premier mariage d'Osmond, contracté au loin.
H"" Merle et Osmond, d'origine américaine, sont venus tous deux,
dès leur jeunesse, emprunter au vieux monde ses vices, ses travers,
ses corruptions, et la semence empoisonnée acquiert un développe-
ment merveilleux dans ce terrain exotique. Par parenthèse, les plus
Curieux personnages de Henry James sont les Américains qui pren-
/nent en Europe leurs lettres de naturalisation : il a peint de main de
maître les natures hybrides, les monstres complexes, d'un perni-
deux attrait, que nous rencontrons parfois en voyage, et sur les-
quels nous avons le tort de juger leurs compatriotes, très disposés à
les renier. Miss Leigh, l'énigmatique beauté que sa mère, dans
Boderick Hudson^ cherche à vendire au plus offrant et qui devient
princesse, appartient essentiellement à certaine catégorie où il faut
ranger, mais k un rang supérieuTt la remarquable figure de Gilbert
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LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 129
Osmond. Ce dédaigneux, qui n'a jamais consulté que ses goûts, qui
professe l'horreur des choses vulgaires et affiche sans bruit une
haute culture, cet esprit critique et blasé de dilettante qui a fait
« de sa vie une œuvre d'art, » qui, trop indolent et trop hautain
pour courir lui-même les aventures, ne lutte ni ne cherche, et laisse
sa vieille maîtresse lui rabattre le gibier, est un des personnages
les plus soigneusement étudiés que Ton puisse rencontrer dans le
roman contemporain.
Son incomparable distinction charme Isabel comme la pudique
réserve, la ravissante timidité de MT de Cintré ont captivé New-
man ; mais c'est d'abord un sentiment de générosité qui la décide
à l'épouser : il tiendra tout de sa main, et elle en est heureuse. Fai-
sant grand cas de l'argent, elle veut que Gilbert Osmond, qu'elle
croit aimer, en possède, et elle se donne avec sa fortune sans hésiter.
Hélas I son erreur est de courte durée ; bientôt elle sait à quoi s'en
tenir. Chez Gilbert tout est affectation ; il a vécu exclusivement pour
en imposer au monde ; ses goûts, ses études, ses talens, ses collec-
tions, tout avait un but; sa vie solitaire à Florence, pendant des
années, a été une pose; son ennui, sa tendresse paternelle, ses
manières exquises, sa mélancolie, une pose ; elle a beau chercher,
elle ne rencontre rien de naturel en lui, et, tandis qu'elle s'étonne,
qu'elle s'afflige, cet odieux mari se prend graduellement à la haïr ;
elle a trop d'idées, cela le gêne; il voudrait qu'elle s'en débarrassât,
qu'il ne restât rien d'elle que sa jolie apparence. Caractère, sincérité,
convictions, vertus, tout cela est de trop ; il n'aime que le convenu,
il s'efforce de l'y emprisonner. Pauvre Isabel qui errait naguère à
travers le monde comme s'il lui appartenait tout entier, heureuse,
triomphante, en tirant de la vie tout ce qu'elle peut donner, elle étouffe
dans les ténèbres où, systématiquement, on la plonge! Plus d'air,
plus de lumière ; il faudrait qu'elle n'eût d'autres ambitions, d'au-
tres préférences que celles de son mari; elle s'aperçoit qu'Osmond
n'a aucuns principes ; toutes les femmes, à l'en croire, sont capa-
bles de prendre des amans, toutes mentent, toutes trahissent,
toutes ont leur prix. Décidément, Isabel s'est trompée, elle paie
cher cette lamentable erreur, maïs sans se plaindre, en n'accu-
sant qu'elle-même. La seule consolation lui vient de sa belle-fille,
un type idéal d'ingénue, élevée au couvent, la feuille de papier
blanc bien nette, immaculée, sur laquelle tout est à écrire ; mais
elle ne peut même diriger cette enfant à sa guise ; on redoute son
influence, on s'est servi d'elle pour assurer à la petite Pansy un beau
mariage, selon les idées de M°^® Merle, voilà tout. Enfm, un jour
néfaste survient où l'affreuse vérité luit pour Isabel : les raisons
secrètes de son mariage lui sont révélées par une folle, la comtesse
TOME Lyiu — 1883. 9
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130 REVUE DE8 DEUX MONDES.
Gemini, la sœur môme d'Osmond... Restera-t-elle sous le jougi
qu'elle a imprudemmQnt choisi de porter? profitera-t-ellQ du divorce,
qui lui permettrait de récompenser la longue constance de Good*
wood? L'auteur no^s le laisse igaorer ; sithe American pèche par
un dénoûment trop mélodramatique, tke Portrait of a lady n'en a
pas du to^t, Ghacuq des lecteurs reste libre de terminer à sa guisQ
les aventures d'Is,9J>el et nou$ n'y voyons pas. d'inconvénient, l'esr.
sentiel ayant été dit, tous les caractères ayant donné ce que l'on*
pouvait attendre d'eux. II y en a de bien remarquables au second
plap : celui de Ralph Touchett, que nous avons esquissé plus
haut, celui de lord Warburton, le grand seigneur censé, radical»
qui représente une partie de la noblesse anglaise platoniqu^^ment
réconciliée avec les révolutions^; le vaporeux pastel de Pansy, la
jeuiue fille élevée dans les plus strictes tradiitons latines» sana
volonté, saps talens supérieurs, sans velléité de résistance, saosi
aucun sentiment de sa propre valeur, victime touobante^ de la de&-.
tinée, facile à mystifier^ à écraser, puisant toute sa force dana
l'unique, pouvoiic qu'elle a de s'attacha sans réserve; puisM^» Tou-
chett, la vieille, Américaine excentrique, voyageuse infatigable^ qi^,
habite Florence, tandis que son mari est à Londres, et qui rend visite
à M. Touchett quand son capqce l'y pousse» Dès les premiers it^mps
de leur, mariage, elle s'est aperçue, dit-elle pour toute excuse^,
qu'eUe et lui . n'avaient jamais, envie de faire la même chose en-
môme tenips, et ils se sont arrangés de façon à vivre d'accos^^
Les afiaires de M. Touchett le fixent en Angleterre; M'''' Touchett:
déteste la. cuisine aiiglaise et le brouillard; n'est-ce pas assez pour
justifier son séjour en Italie? Di^ reste, eUe se réserve de filer clo.
temps à autre sur New^York pour y placer ses fonds, desqu^el^ son
mari) bien qu'il occupe une haute situation financière, ne se môle
pas. Mais la plus amusante silhouette de ce long roman est celle
d'Henriette Stackpole, le reporter femelle, qui fait de la corres-
pondance en Europe pour les journaux américain3, sans, hésiter
jamais à utiliser les gens ,qui la reçoivent aussi bien que les choses
qui l'entourent^ Le blâme qui, chez nous, s'attache à une indiscré-
tion lui échappe. Elle est intelligente pourtant et profondément
honnête; ses coups de boutoir soiit distribués avec une loyaujté
brutale ; elle n'exagère, ni ne calomnie. Le seul fait de vivre dai
sa plume suffit pour qu'on l'estime dans son pays, mais partout
ailleurs cette brave fille fureteuse et tranchante^ avec son frano
parler et sa plume aux aguets^ serait rangée dans la catégorie 4eis^
pestes. La satire très piquante et très mesurée à la f(ris dont elle est
le prétexte a choqué plus d'un Américain.
Encore une fois, M. James nous paraît médiocarement ambitieux
déplaire à tout le monde; les esprits critiques de la trempe du
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LES NOUTEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 131
sien tfont pas cette fortune, si c'en est une; ils suivent leur pen-
chant avec l'indépendance un peu dédaigneuse qui révèle le pen-
seur et l'artiste, consignent leurs observations, marquent d'un trait
net ce qu'ils croient être la vérité, quitte à laisser dire ensuite.
Devenir populaires, rester surtout prophètes chez etix, est leur
moindre souci. Dans la série qui commence à la Pension Beaure-
pas et qui, passant par le Paquet de lettres et le Point de vue^ n'est
pas près, nous l'espérons, d'être terminée, l'auteur de the Ameri-
can a plus vaillamment que jamais dit leur fait à ses compatriotes,
tout en portant avec une égale impartialité sur les Européens en
général ses jugemens de cosmopolite bien renseigné. Il suppose
un certain nombre de personnages appartenant à différens pays,
réunis dans une pension de Suisse, il nous fait faire connaissance
avec eux, divulgue leurs antécédens, surprend leurs secrets, déca-
cheté leurs lettres et trouve moyen de nous intéresser à ce foyer de
menus commérages internationaux, de telle sorte que nous ne regret-
tons plus ni ses nouvelles, où il était souvent trop à l'étroit pour
les développemehs psychologiques, ni ses romans en trois volttmes
qui manqueht de chaleur, de mouvement et où l'action est toujours
délayée outre mesure.
Analyser ce genre d'ouVrage si merveilleusement conforme au
génie de M. James serait bien difficile, tout le charme, subtil coitime
la brillante poussière sur l'aile d'un papillon, étant dans le ton
Original et familier des lettres, la Vivacité des ctlnversatiohs, l'amu-
filante opposition des jtigemens portés sur une même chose tiu une
même personne par un pédant de Gœttihgue, un Parisien entre-
prenant, des Atnérifeaines avides *de tout acheter et de tout
apprendre, des Anglaises scandalisées, etc.. L'auteur s*incarhe
dans chacun de ses perâonnages, prend tour à tour leurs préjugés,
leurs passions, leurs ridicules, avec une souplesse et une habileté
prodigieuses. Évidemment il a rtalisé le désir de Stendhal, qui
têfvait, pour bien cOùnàltre la nature humaine, de « vivre daiis une
pension bourgeoise où lès gens ne peuvent cacher leurs vérita-
bles Caractères. » Une pension de Genève est à ce titre l'idéal du
genre : c'est l'Europe, c'est le monde qui défile chez M"* 'Bèau-
repas. Pour donner l'idée de la trôisiètne tnanière de M. Henry
James, qui est, à notre avis, la meilleure, nous transcriroiis ici
son dernier ouvt^e, ihe Point of the view. Les pages suivantes
traitent, sous forme épistolaire, du retour dans leur patrie des
deux habituées principales de la penâion Beaurepas, M" Ghùrch,
une mère américaine, prétentieuse et sans le sou, éprise des a pays
historiques, n et sa fille, miss Aurora, qui, sous prétexte d'ap-
prendre les langues européennes et de recevoir une teintilre des
vieilles philosophies, a erré, depuis son enfance, à l'étranger, tou-
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132 REVUE DES DEUX MONDES.
jours de pension en pension. Leurs étonnemens lorsqu'elles ren-
trent chez elles , étonnemens pleins de mépris de la part de la
mère, et mêlés de curiosités passablement enthousiastes du côté de
la fille, s'entre-croisent avec les impressions des autres voyageurs
de différentes nationalités, partis sur le même paquebot : une vieille
demoiselle de New-York, à demi européanisée, un membre radical
du parlement d'Angleterre, un Américain passionnément converti à
Tancien monde, un autre Américain, champion ardent du nouveau,
et un membre de l'Académie française, dissertant sur l'Amérique,
chacun à son point de vue.
Miss Aurora Church, en mer^ à miss Whiteside^ à Paris.
Chérie, le bromure de sodium a été tout à fait inutile. Je ne pré-
tends pas dire qu'il soit inefficace, mais seulement que je n'ai
jamais eu l'occasion de le tirer de mon sac. Groirez-vous que j'ai
passé tout le temps du voyage sur le pont à me promener et à
causer? Faire douze fois le tour du pont équivaut, dit-on, à un
mille. D'après ce compte, j'ai fait mes vingt milles par jour. Et à
chaque repas, un appétit de matelot, s'il vous platt ! Naturellement,
le temps était délicieux; je n'ai donc pas eu grand mérite. Le per-
fide Océan est resté bleu comme le saphir de mon unique bague
et uni comme le parquet de notre salle à manger genevoise. Depuis
trois heures nous sommes en vue de la terre, bientôt nous entrerons
dans la baie de New-York, qui passe pour admirable. Sans doute,
vous vous la rappelez, quoiqu'on dise que tout change si vite en
ce pays! Moi, je ne reconnais rien, mes souvenirs de notre voyage
en Europe étant très affaiblis par le temps; il ne m'en reste que
l'impression désagréable d'avoir été enfermée tous les jours une
heure dans le salon pour y apprendre par cœur des poésies reli-
gieuses. Je n'avais que cinq ans, et je crois qu'à cet âge j'étais
extraordinairement timide; maman, d'autre part, était si sévère 1
Elle l'est encore, seulement cela m'est devenu égal. J'ai été fusti-
gée de telle sorte, moralement, cela va sans, dire, que ce régime
m'a endurcie. Il est vrai que les enfans de cinq ans que nous avons
à bord sont insupportables ; on les a toujours sous ses pieds ; ce
sont naturellement de petits compatriotes, autrement dit de petits
barbares. Non que je veuille poser Ici que tous nos compatriotes
soient des barbares ; ils font quelques progrès, paraît-il, après la
première communion. Je ne sais si c'est à cette cérémonie qu'ils
sont redevables de l'amélioration, d'autant qu'un grand nombre
s'en passent ; mais les femmes valent mieux assurément que les
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LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. iSt
petites filles. Bon I j'oublie déjà votre recommandation. Avant môme
d'être arrivée, je m'égare dans les généralités... Il n'y a pas de mal
à cela, je suppose, tant que ce n'est pas pour me plaindre. En vérité,
la moindre plainte serait de l'ingratitude. Jamais je n'ai passé un
temps aussi agréable, jamais je n'ai eu autant de liberté dans ma
vie; de fait je suis sortie seule tous les jours! Si c'est un avant-goût
de ce qui m'attend làrbas, l'avenir me sourit, car vous pensez bien
qu'en disant que je suis sortie seule, j'entends que nous étions tou-
jours deux! Et la seconde personne n'était pas maman. Ellea été assez
souffrante, pauvre maman ! A l'en croire, toutefois, ce n'est pas
l'effet de la mer, c'est plutôt l'approche de la terre... Oh! elle n'a
aucune hâte d'arriver. De grosses désillusions nous attendent, pré-
tend-elle. Qui aurait supposé que maman eût des illusions à perdre ?•«
Elle a l'esprit si philosophique 1 Quoi qu'il en soit, elle reste des heures
assise en silence, l'air grave, les yeux fixés sur l'horizon. Hier,
je l'ai entendue dire à un Anglais fort original, M. Antrobus, le
seul des passagers avec qui elle cause, qu'elle avait grand'peur de
ne pouvoir aimer son pays natal et qu'elle serait désolée de ne
point l'aimer. Elle se trompe; elle en sera ravie.... J'entends
qu'elle sera ravie d'avoir à désapprouver, car, si tout allwt bien
en Amérique, cela serait contraire à son système. Vous le connais-
sez, le système de maman ! Il était opposé à notre retour, mais le
mien, — j'ai dû inventer de mon côté un système, — était favx)-
rable à ce retour, et, bref, mes raisonnemens l'ont emporté. Elle
a compris que , n'ayant pas de dot , je ne me marierais jamais
en Europe , et j'ai fait semblant d'être fort préoccupée de cette
idée pour la décider à partir. Au fond , cela m'est parfaitement
égal. Je n'ai qu'une crainte, c'est de mordre trop vivement aux
mœurs de mon pays. Déjà j'ai signifié à maman que je serais tou-
jours en course. Quand je parle ainsi, elle me regarde ; ses yeux se
dilatent, puis, lentement, elle les referme. On dirait que le mal de
mer la prend. Je l'engage à essayer du bromure qui est dans mon
sac, mais elle m'éloigne d'un geste découragé... De nouveau, me
voilà partie, faisant sonner mes petites bottines sur le pont, si bien
balayé. Cette allusion à mes bottines n'est pas un effet de la vanité.
En mer, les pieds et les souliers des gens acquièrent une haute
importance, de sorte qu'il faut absolument en avoir de jolis. On ne
regarde que cela pendant la promenade sur le pont; vous en venez
à les connaître intimement et à en détester quelques-uns.
J'ai peur que vous ne m'accusiez d'avoir déjà pris le mors aux
dents et je m'aperçois moi-môme que je n'écris pas comme doit
écrire une demoiselle bien élevée ; serait-ce par hasard l'air de
l'Ainérique? Cet air me platt, il me met du vif-argent dans les
veines ; si je reste à griffonner, c'est que j'ai une hâte fiévreuse
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13& REVUE DES DEUX MONNS.
(f arriva et que, lorsqn'on s^ocoiipe, le temps passe Wte. Je suis
diws le saton ; e» fiace de moi, une lucarne de sabwd grande ourerte
laisse entrer tes bonnes odeurs de la terre. De temps à autre, je me
lère et je vais regarder si nous nous en approdions... Je parle de la
baie, car, pour Fa ville, nous ne ^atteindrons pas avant la nuit. Je
ne veux pas manquer cette baie tant vantée, avec ses îles adorables.
Il est aisé de voir que ces heures-ci sont les dernières, car tout le
monde s'empresse d'écrire les lettres qui doivent être mises & h
poste dès le débarquement. Nous aurons bien de l'ennui, je crois,
avec la douane. Songez donc à tout ce qu'il a fklhi acheter en pré-
vision de ce fameux mariage. Nous nous sommes ruinées & Paris,
— ce qui explique en partie les airs solennels de maman, — mxâ»
au moins je serai belle 1 Maman me semble prête à dh^ ou à ftiire
tfunporte quoi pour esquiver les droits odieux qu*on va réclamer;
comme elle le fait très justem^t observer, elle ne peut se ruiner
deux fois! Moi, je ne sais comment on aborde ces terribles doua-
niers, mais je compte leur dire : « Voyons , messieurs,* une jeune
fille comme moi , élevée dans les traditions les plus sévères du
vieux monde, reléguée constamment au second plan par une mère
vraiment supérieure,., la voilà,., jugez-en vous-même; — voyons,
une ingénue ne saurait être soupçonnée de contrebande 1 que peut-
elle rapporter, sinon quelques petites reliques de son couvent? » Je
n'ajouterai pas que mon couvent s'appelait le magasin du Bon Mar-
ché I Maman me gronde depuis trois jours, lui avoir imposé autant
de malles : sept entrerons deuxl.. Il faut avouer que les reliques
tiennent de la place.
Les passagers continuent de vaquer à leur interminable eorres-
poûdance. Toujours point de nouvelles de la baie I M. Antr(^)us,
l'ami de ma mère, un honorable membre du parlement, ferme sa
neuvième missive. Il a écrit durant la traversée une centaine de
lettres et semble inquiet du nombre de timbres^ste qu'il lui fan*
dra se procurer m arrivant. C'est un homme très bien informé ; il
n'en sait pas encore assez long toutefois, car il ne cesse de faire
des questions aux gens. Il se i^ropose d'examiner de près et profon*
dément certaines choses ; on dirait qu'il a d'avance découvert le petit
trou révélateur qtn permet cet examen. Il marche presque autant
quetnd, mais quels souliers ^rmesl II interroge jusqu'à moi-
même... J'ai beau lui dire que je ne sais absolument rien ^e l'Amé-
rique, cela ne l'arrête pas, il recommence. . . — Comment cela se pa»-
serait-il dans un de vos états du Sud-Ouest? — Voilà une de ses
phrases. Me voyez-vous lui rendre compte des états du Sud-Ouest?
Je le renvoie à maman, un peu pour taquiner celle-ci.
(c H. Antrobus a une femme cft dix enfans. Rien de romantique. ••
Hais il est muni de lettres innombrables pour une foule de gens de
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LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 135
làrbasy —j'oublie que nous arrivons I — et, en dépit de ses opi-
nions singaliërement avancées, très différentes des nôtres^ maman
a promis de lui assurer l'entrée de la meilleure société. Je me
demande ce qu'elle peut savoir de la meilleure société de ce temps-
dyCar diurant nos voyages nous n'avons pas gardé de relations avec
TAmérique, et personne, j'en ai peur, ne nous reconnaîtra ni ne se
souciera de nous. N'importe I maman croit que nous serons reçus à
tois ouverts, comme si, les pauvres Rucks exceptés, qui ont fait ban-
queroute et ne sont plus d'aucun monde probablement, nous pou-
vions compter sur qui que ce fût! Mais maman a l'idée que, môme
sans apprécier l'Amérique, nous y serons pour notre compte univer-
sellement appréciées. II est vrai que nous commençons quelque peu
à l'être. Vous le verriez tout de suite à la &çon dont MM. Gockerel
et Leverett m'invitent sans cesse &un tour de promenade. Ces deux
jeunes gens, qui sont Américains, ont demandé la permission de me
rendre leurs devoirs à New- York, à quoi j'w répondu : — Mon
Dieu, oui, si c'est l'usage du pays! «^Bten entendu, je n'ai pas osé
répéter ceci à maman, qui se flatte que nous avons rapporté dans nos
malles un assortiment complet d'usages & nous et qu'il suffira de les
secouer un peu avant de les endosser en arrivant. Pourvu que ces deux
messieurs ne se présentent point & la fois, il me semble que je ne
serai pas trop effarouchée. Us sont prêts à se prendre aux cheveux
aussitôt qu'il s'agit de votre pauvre petite servante, mais je ne suis
que le prétexte; ce qui les divise en réalité, c'est, comme le dit
ML Leverett, l'oi^sition du tempérament. J'espère qu'ils ne se p<Nr-
toront pas en somme, à de trop vmlentes extrémités, car je ne suis
folle d'aucun des deux* S'ils suffisent pour le pont d'un navire,
on ne s'en soucierait guère dans un salon ; ils ne sont pas du tout
distingués, qum qu'ils en puissent penser,., du moins M. Leve-
rett a des prétentions sur ce chapitre qui parait être beaucoup
plus indifférent à M. Gockerel. Chacun d'eux m'amuse en passant,
mais je me lasserais vite de l'un ou de l'autre s'il s'agissait d'une
intimité de la vie entière. Ni l'un ni l'autre du reste n'a encore
demandé ma main; toutefois il est clair qu'ils tournent autour. Ce doit
être beaucoup pour se jouer pièce réciproquement, car au fond ils
ne sembleot pas bien sûrs de moi. S'ils le sont par hasard, c'est le
seul point sur lequel ils s'entendent. M. Gockerel abhorre M. Lete-
rett, il l'appelle un petit âne malingre ; il dit que ses idées sont
mxMé affectation, moitié dyspepsie. M» Leverett ea revanche parle de
M. Gockerel comme d'un sauvage, mais d'un sauvage divertissant.
Il dit que touftes choses en ce monde pourrai^ït nous amuser si doos
regardions du beau côté, qu'il s'agit non pas d'aimer ou de hiur,
mais de comprendre, que comprendre, c'est pardonner. Fort bien,
mais je n'aime guère cette suppression des affections, quoique je
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f36 REVUE DES DEUX MONDES.
m'aie nulle envie de fixer les miennes sur M. Leverett. Il est d'dl-
ieurs très versé dans les arts et parle comme un article de revue. Il
% longtemps habité Paris; c'est le gros grief de H. Gockerel contre
fui. M. Gockerel ne tarit pas sur les mauvais effets du séjour de
Paris et de l'Europe en général. Si maman le connaissait, elle le
mépriserait fort, mais elle ne le connaît pas, puisqu'elle ferme tou-
jours les yeux quand il passe en me donnant le bras. H. Leverett
cependant me dit que nous verrons bien pis que M. Gockerel. Gelui-ci
est de Philadelphie et il insiste pour que nous allions visiter cette
ville. Maman déclare qu*elle l'a vue en 1855 et l'a trouvée affireuse.
A cela M. Gockerel répond qu'il faut ignorer la marche du progrès
en Amérique pour parler de ce qu'était une ville en i855 1 II y a de
cela un siècle. A quoi maman réplique vertement qu'elle sait trop
que les Américains vont vite, si vite qu'ils ne prennent le temps de
rien faire de bon, et M. Gockerel, qui, — rendons-lui cette justice,
— a un excellent caractère, termine la discussion en faisant obser-
ver que maman devrait attendre qu'elle eût touché terre avant
de porter un jugement. — Je les vois d'ici leurs progrès, riposte
ma chère mère, et ils me soulèvent le cœur. (Naturellement cet
échange d'idées a lieu par mon intermédiaire, car ils ne se sont
jamais adressé la parole.)
M. Gockerel réalise ce que j'ai entendu dire de la considération
qu'en Amérique les hommes témoignent aux fenunes. Évidemment
Hs se plaisent à les écouter et ne les contredisent jamais, politesse
assez négative par parenthèse. On peut mettre beaucoup de galan-
terie dans la contradiction. Je remarque qu'il y a plusieurs choses
que les hommes d'ici ne savent pas exprimer, et mon observation
porte sur tous ceux que nous avons à bord; ils ont avec les femmes
une attitude quasi fraternelle. Hais je vous ai promis de ne pas
poser de règle générale ; peut-être trouverai-je des manières plus
expressives sur le prochain rivage. M. Gockerel retourne en Amé-
rique après un aperçu sommaire du vieux monde, avec la convic-
tion renforcée que son pays est le seul pays possible. Je l'ai laissé
sur le pont il y a une heure, contemplant la ligne des côtes à l'aide
d'une lorgnette d'opéra et disant qu'il n'avait rien vu d'aussi joli
dans tout son voyage. Quand j'ai fait observer que la côte me sem-
blait un peu basse, il a répondu que cela ne serait que plus facile
d'aborder. Aborder... M. Leverett n'en a aucune hâte. Je le vois
assis dans un coin du salon d'où il peut m'observer; lui aussi,
je suppose, écrit des lettres, mais, à la façon dont il mord sa plume
el roule les yeux de côté et d'autre, on dirait que la lettre est un son-
net et qu'il cherche une rime. Peut-être le sonnet m'est-il dédié?
J'oublie qu'il supprime les affections I
La seule personne qui intéresse maman est le grand critique
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LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. iiV
français^ H. Lejaune, que nous avons rbonneur de posséder panas
nous. J'ai lu quelques-uns de ses ouvrages, bien que maman blâme
leurs tendances et le trouve, lui, un effrayant matérialiste. Je les
ai lus avec sa permission & cause du style. Vous savez que H. L^
jaune est un des nouveaux académiciens. Figurez-vous un Français
comme tous les autres, seulement moins agité peut-être ; il porte
une moustache grise et le ruban de la Légion d'honneur. C'est le
premier écrivain français de distinction qui soit venu en Amérique
depuis M. de Tocqueville ; les Français, quand il s'agit de changei
de place, ne sont pas très entreprenans. Aussi a-t-il toujours l'air
de se demander avec étonnement ce qu'il fait dans cette galère*
Son beau-frère l'accompagne, un ingénieur, attiré par des mines
quelconques, et il cause avec lui seul, car, ne parlant pas anglais,
il suppose apparemment que personne ne parle français. Maman
serait ravie de l'assurer du contraire. Elle lui adresse un petit salut
vague et un sourire quand il passe, mais il ne répond qu'en s'in-
clinant avec le plus profond respect, au grand désespoir de ma-
man. Le beau-frère ne le quitte pas plus que son ombre. Celui-là
est négligé dans ses habits, gros et barbu, décoré, lui aussi. Son
unique occupation est de fumer et de regarder les pieds des dames.
Maman, quoiqu'elle en ait d'irréprochables, n'ose pas s'aventurer &
rompre la glace. Je crois que M. Lejaune compte écrire un livre
sur l'Amérique, et M. Leverett m'avertit que ce livre sera terrible.
M. Leverett a lié connaissance avec M. Lejaune, il prétend que
M. Lejaune le mettra dans son livre; il dit que le mouvement
intellectuel en France est superbe. En général, il ne fait pas grand
cas des académiciens , mais celui-ci est , à ses yeux, une excep-
tion, — si vivant, si personnel I
J'ai demandé à M. Cockerel ce qu'il pensait du projet de
M. Lejaune d'écrire sur l'Amérique; il a haussé les épaules. Je me
suis étonnée qu'il n'eût pas écrit lui-même sur l'Europe. A l'en
croire, l'Europe ne vaut pas la peine qu'on écrive à son sujet; d'ail-
leurs, s'il disait ce qu'il en pense, les gens crieraient au paradoxe.
Il trouve qu'on est superstitieux en Amérique touchant cette vieille
Europe; il voudrait que notre pays se comportât comme si l'Europe
n'existait pas. J'ai répété ceci à M. Leverett, qui m'a répondu : a Si
l'Europe n'existait pas , l'Amérique n'existerait pas non plus , car
c'est l'Europe qui nous fait vivre en achetant notre blé. » — Son opi-
nion est qu'un cruel embarras attend l'Amérique dans l'avenir ; die
produira les choses en quantité si prodigieuse qu'il ne se trouvera
pas assez de gens dans le reste du monde pour les acheter et que
nous demeurerons avec nos productions, hideuses pour la plupart, sur
les bras. A ma demande : — Trouvez-vous donc le blé une pro-
duction hideuse ?.. — 11 a répondu qu'il n'y avait rien de moins
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Î5^"
138 RBVPE DES DEUX MONDES.
beau que trc^ de nourriture. Moi» je trouve qu'à nourrir le monde
Hop bien, nous Murons cependant le beau rôle. Mais je ne comprrads
rien à ces questions, cela va sans dire, IL Leverett non plus, il me
semble, tandis que M. Gockerel parait savoir ce qu'il dit. Il affirme
que F Amérique est complète en eUe-môme. Ce qu'il entend par là au
juste, je ne sais trop... je conçois seulement que les grands intérêts
de l'humanité ont, pour une raison ou pour une autre, passé de ce
côté du globe. Puissent-ils s'y trouver bien et moi aussi I Dieu sait
que je suis lasse de l'Europe, maman m'ayant toujours forcée de
l'admirer ; mais si j'aime faire moi-même son procès, je ne suis pas
contente quand d'autres l'insultent. Nous avons eu de bons momens
dans ce vieux monde, quoi qu'on en dise, et & Plaisance nous vivions
f(Nrt bien, moyennant quatre francs par jour I Maman est déjà épou-
vantée des déposes qui nous attendent ici. Ce qui me rassure,
moi, c'est que nous avons gaspillé tant d'argent pour revenir qu'il ne
nous en restera phis pour nous en aller de nouveau. Vous voyez que
je continue à bavarder en attendant que les îles soient en vue...
Bon ! M. Gockerel vient m'appeler. — Elles sont en vue et plus char-
BUtntes que jamais, me dit41. — Voyons un peu la baie.
J'appelle à mon tour M. Leverett :
— Les lies, monsieur l les lies !..
— Les lies?.. Abl mademoiselle, j'ai vu Gapri, j'ai vu Ischial
— Moi aussi, mais cela n'empêche pas. . . • •
P.'S. J'ai vu leurs iles. Biles sont assez drôles.
IL
M^ Churck {NenhYork) à JU^' Galopin [Genève).
Nous sommes arrivées, chère madame, et je ne sais si je m'en
félicite. Certes, le choix m'eût-il été donné d'atteindre la terre
sans accident ou de couler à fond, j'aurais choisi la première
alternative, tenant, en opposition contre les tendances générales
de la pensée moderne, pour ce principe que notre vie leist un
dépôt sacré dont nous restons responsables devant la puissance
d'en haut; néanmoins, si j'avais pu prévoir quelques-unes des
épreuves qui m'attendaient, j'eusse é^ tentée, je l'avoue, d'en finir
sur-le-champ, et cela peutrétre dans l'intérêt de ma GUeu Mais à quoi
bon supposer?., le lait est là.*. Nwis sommes saines et sauves, au
physique s'entend. Cne pension de famille, qui m'avait été recom-
mandée, nous a reçues; j'y ai trouvé le genre de magnificence bar-
bare qu'il faut accepter dans ce pays-ci, à moins que l'on ne pré-
fère la rudesse primitive : point de milieu... Le prix, payable cbaqo^
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LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 139
semaine, est aussi magnifique que le reste. Notre hôtesse porte des
diamans aux oreilles, les salons sont ornés de marbres et de sta-
tues; mais il n'y a pas de vin à table et le menu est court. Ahl
quelle différence avec la vie facile que Ton trouve au bord de votre
beau lacl Pourquoi ai-je écouté ma fille? C'est afin de lui com-
plaire, et sans autre motif, que je suis venue ici. Tous les Améri-
cains qui passaient lui répétaient les uns après les autres qu'elle
perdait sa jeunesse sur ce sol historique où je l'avais transplantée
de bonne heure ; elle a fini par les croire. — Laissez-moi faire une
expérience, me disait-elle sans cesse, si elle échoue comme vous
le prévoyez, si je me déplais làrbas, tant mieux pour vous! 11 est
convenu que nous reviendrons. — L'expérience était coûteuse, mais
vous savez que mon dévoûment maternel n'a jamais rien marchandé.
<3e qui me navre, c'est qu'ici l'éducation soignée qu'a reçue mon
Aurora n'aidera guère à un mariage. Les hommes ne tiennent pas à
épouser des femmes plus instruites qu'eux-mêmes et ne savent aucun
gré à une jeune personne d'être au courant des dernières théories
du pessimisme allemand. Ce pays est le pays des masses : les indi-
vidus n'y ont pas de place. L'individu est un électeur, voilà tout.
Or, ma fille et moi nous appartenons à cette élite méconnue, retran-
chée de plus en plus* Ailleurs j'avais beau n'être qu'une veuve sans
fortune, logeant au quatrième, j'étais une personne, avec des droits
personnels. Ici, au contraire, le peuple a des droits, mais la personne
n'en a aucun. Vous vous en apercevriez vite dans la pension où nous
sommes descendues. Cette belle dame qui la dirige m'a fait attendre
vingt minutes sans s'excuser ensuite. J'étais restée silencieuse,
les yeux fixés sur la pendule. Aurora procédait à l'inventaire du*
saton avec ses rideaux couleur magenta, ses murs peints à fresque
et les nombreuses photographies qui représentent la famille et les
amis de la maîtresse du lieu... comme si elle avait le droit de les
imposer à ses pensionnaires! Ce personnage fit enfin son entrée;
j'appris que madame était en train, lorsqu'on m'avait annon-
cée, d'essayer une robel Ensuite elle donna l'ordre à un grand nègre
dégingandé de nous montrer nos chambres, tandis qu'elle s'asseyait
au piano. Je commençai à me demander dans quelle sorte de mai-
son nous nous étions fourvoyées; la vue d'une Bible dans chaque
chambre me rassura. Quand nous redescendîmes, notre musicienne
interrompit la série de roulades qu'elle envoyait à tous les échos,
mais sans nous demander conmient nous avions trouvé notre appar-
tement, sans exprimer le moindre désir de nous voir le prendre.
Ce dernier point sembbit lui être fort indifférente Elle ne voulut
entendre parler d'aucune diminution...'
La familiarité de la part de ceux que nous considérons comme
des inférieurs est ici prodigieuse. J'ai déjà été contrainte à me lier
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Mo RETUE DES DEUX MONDES.
avec une douzaine de personnes dont je ne sais rien et ne veux rien
savoir. Aurora se console en prétendant qu'elle est posée en « beauté
de la pension bourgeoise, n Jolie distinction I Ceci me ramène aux
projets d'avenir de ma pauvre fille. Elle-même doute fort de les voir
se réaliser; c'est ma faute, bien entendu, l'ingrate s'en prend à l'édu-
cation que je lui ai donnée, éducation fausse, dit-elle. Aucun Amé-
ricain ne l'épousera parce qu'elle ressemble trop à une étrangère, et
aucun étranger ne voudra d'elle parce qu'elle est trop Américaine. Je
lui fais observer qu'il ne se passe pas de jour sans qu'un Européen de
distinction épouse une Américaine : — Peut-être, me répond-elle, mais
ce n'est pas pour les beaux yeux de la demoiselle. — D'ailleurs elle
ne consentirait à accepter que la fleur des pois parmi les étrangers.
J'ai cessé de discuter avec elle, je la laisserai agir pour son propre
compte ; elle vivra trois mois à l'américaine, je ne serai que spec-
tatrice; mais vous conviendrez avec moi que c'est une pénible
épreuve pour un cœur de mère. Je compte les jours jusqu'à l'ex-
piration des trois mois. Joignez vos prières aux miennes , chère
amie. Aurora sort seule, monte seule dans le tramway (une voi-
ture de place coûte cinq francs pour la moindre petite course.)
Quelquefois ma fille est accompagnée par un monsieur ou par une
douzaine de messieurs. Elle reste absente des heures de suite, per-
sonne ne s'en étonne. N'ébruitez pas cette conduite extraordinaire à
Genève! L'habitude des hommes en ce pays est « d'être attentifs, »
comme ils disent, et les jeunes filles sont l'objet de cette attention.
Elle ne conduit pas nécessairement au mariage, tout en étant le pri-
vilège exclusif des célibataires et quoique en même temps, par bon-
heur, — ceci vous semblera peut-être incroyable, — elle ne serve
jamais de masque à d'autres projets. C'est simplement une ingé-
nieuse invention qui permet aux jeunes gens des deux sexes de
passer le temps ensemble. Bien qu'elle n'implique pas le mariage,
elle ne l'exclut pas non plus et l'a parfois pour conséquence; mais
si la demoiselle n'est autorisée à prendre qu'un mari à la fois, il lui
est permis d'avoir un nombre illimité d'admirateurs. 11 me serait
impossible de dire, — vous croirez encore que je plaidante, —
combien ma fille en compte autour d'elle pour le moment. Deux
de ces messieurs sont relativement de vieux amis, ayant fait avec
BOUS la traversée. L'un d'eux est le type même de l'Américain, fort
honorable d'ailleurs, homme d'affaires bien posé. Tout le monde ici
a une profession, et la profession est rémunérée beaucoup mieux
que chez vous. M. Ciockerel, tandis que je vous écris, promène
ma fille. Il est venu la prendre, il y a une heure, en boghey. Le
boghey est une étrange et périlleuse petite voiture^ juchée sur
d'énormes roues, qui ne tient que deux personnes très serrées l'une
contre l'autre. Je les ai vus partir de ma fenêtre. Il la menait à
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LES NOUVEAUX ROMANCIEBS AMÉRICAINS. 141
fond de train. Tout cela était de bien mauvais goût. Mais je sais
du moins qu'elle reviendra sans plus d'avaries qu'au départ. Il en
est de même quand elle sort avec M. Leverett qui, lui, ne possède pas
de voiture, et l'attend modestement dans le salon. Je n'ai aucun
moyen de m'assurer de la situation pécuniaire de celui-là. Il flotte
sur ces questions un vague qui est bien fait pour alarmer les mères.
A Genève, je ne serais pas embarrassée, j'irais vous trouver, chère
madame, et vous m'auriez vite appris tout ce qu'il importe de savoir,
mais New-York est grand et personne ne paraît se douter de l'état
de fortune de M. Louis Leverett. Il est vrai qu'il est de Boston, où
demeurent tous les siens. Je ne peux pourtant pas faire le voyage
pour découvrir peut-être que ce jeune Louis, — fort cultivé du reste,
— a quelque cinq mille francs de rente. Je me rassure en constatant
qu'il n'est pas ce qu'on peut appeler dangereux. Quand Aurora revient
d'une promenade avec lui, elle me dit qu'ils ont parlé de l'Italie et
de la renaissance, — M. Leverett connaît son Europe sur le bout
du doigt, sans l'apprécier précisément à ma manière. — Vous blâ-
merez la tolérance des mères américaines, et je ne puis m'en éton-
ner, chère amie, mais, du moins, ne me trahissez pas!
IIL
Miss Sturdy (Newport) à M^* Draper (Florence).
30 septembre.
J'ai promis de vous dire si je m'y plaisais ; mais, en vérité, je
suis allée et venue tant de fois que j'ai presque cessé de me plaire
ou de me déplaire. Rien ne me frappe à Timproviste; je m'attends
à tout ce que je vois. Et puis je n'ai pas l'esprit critique, vous
savez, aucun talent pour l'investigation perçante et approfondie.
Ayant vécu plus longtemps que de coutume du mauvais côté de
l'eau , je me sens un peu dépaysée au milieu des usages améri-
cains. Nos compatriotes saurout bien m'y rompre de nouveau, mais
pour le moment, je ne me laisse pas contraindre. Je leur dis ce que
je pense, parce que je crois avoir, en somme, l'avantage de savoir
ce que je pense... quand je pense quelque chose, bien entendu;
souvent je ne pense rien du tout, et cela les mécontente. Ils exi-
gent que vous ayez des impressions, et ils tiennent à ce que ces
impressions soient favorables,., rien de plus naturel, je ne leur
ferai pas un crime de ce qui me parait, au contraire, une fort
aimable qualité. Cette qualité rend sympathiques les individus qui
la possèdent; pourquoi n'en serait-il pas de même des peuples? Il
y a néanmoins certaines choses sur lesquelles je ne veux pas avoir
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142 REVUE DES DEUX MONDES.
d'opinion. Le privilège de Findifférence m'est cher entre tous;
je reconnais les personnes intelligentes à la manière dont elles
l'exercent. J'ai passé l'âge où il est nécessaire d'être un peu hypo-
crite... Quand une femme a cinquante ans, sa complète indépen-
dance et un embonpoint respectable, elle survit à bien des néces-
sités. Chacun constate chez miss Sturdy une sensible augmentation
de poids, et, quoiqu'on n'aille pas jusqu'à m'accuser tout haut d'être
grosse, je sais ce qu'on en pense. Ici la grossièreté, dans le sens
contraire de finesse, existe fort peu, n'existe pas assez peut-être,
quoique la vulgarité surabonde... en revanche.
En somme, le pays devient beaucoup plus attrayant, les choses
ont acquis l'art de plaire. Nos maisons, toujours très bien organi-
sées, se recommandent par un air de fraîcheur et de propreté ; les
intérieurs européens sembleraient comparativement poudreux et
moisis. Nous avons beaucoup de goût. Je ne m'étonnerais pas de
nous voir inventer n'importe quoi de joli; il ne nous faut qu'un
peu de temps. Naturellement nous en sommes encore aux imita-
tions. Seules les piazzas sont originales. Je suis assise sur une
piazza en ce moment; j'écris, mon portefeuille sur les genoux.
Cette large loggia, légèrement construite, entoure la maison d'une
allure aussi libre que Paile éployée d'un oiseau ; les brises errantes
montent de la mer, qui lèche les rochers au bout de la pelouse.
Newport est plus délicieux que vous ne pouvez vous le rappeler.
Comme tout le reste , il s'est perfectionné. Je n'ai pas rencontré
dans le monde entier de ville d'eaux qui lui fût comparable. La
foule l'a quitté en cette saison, ce qui l'embellit encore, quoiqu'il
reste beaucoup de monde dans ces grandes maisons élégantes,
plantées avec une sorte de régularité hollandaise sur le tapis
vert de la falaise, tapis bien lisse et merveilleusement balayé. Çà
et là une jolie femme effleure d'un pas coquet une des pelouses
qui se touchent sans séparation de haie ni de barrière; sa vaste,
ombrelle brille au soleil conune un dôme d'argent. Les lignes du
rivage lointain sont hajrmonieuses et pures, bien que l'on n'éprouve
aucun désir de leur rendre visite. L'effet générai en est très déli-
cat, et tout ce qui est délicat a en Amérique le plus gi^and prix, la
délicatesse y étant aussi rare que la* grossièreté.
Mais je ne vous ai pas dit un mot de mon voyage. Il a été amusant
et facile. Je recomnpiencerais volontiers le mois prochain. En mer
je suis insolemment solide, je brave la tempête; d'ailleurs noi;s
n'eûmes p^ de tempête à. braver : j'avais emporté avec moi un
approvisionnemept de littérature légère et je pass^. neuf jours sur
le pont dans mon fauteuil de voyage, les pieds en l'air, à feuille-
ter des romans Ts^ucjiiDitz. Les passagers étaient nombreux ; per-
sonne d'intéressant toutefoii^, sauf une cinquantaine déjeunes filles
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LES NOUYEAUX ROHANGIBRS AMÉRICAINS. 1&3
^OOérieames. Vous sayez tamt ce qtïi concerne cette espèce, ea ayant
ifalt partie vous-même, filles sont très agréables , mais ciDqumte
c'est vraiment trop., il y en a toujours trop. Je me suis rabattue
Hjur tin Anglais intem^iint et l'adical du nom d'Antrobus, qui ne
Diï^a pas trop ennuyée. C'est un 'excellent liommc'; je l'ai prié de
V^ir passer deux jours ici, dhez mdi. Il a pris l'atir épouvanté; j'ai
dû hii expliquer alors que nous ne jëiedons pas seuls en têté-Mète^
que ma maison était celle de mon frëi^e et que c'était a(u nom de
mon frère que je l'invitais. Il e^ donc venu la semaicfe dernière ; il va
l^artout; nous avoirs entendu parler de lui dans une douzaine de
tliéux différens. Les Aurais sont très simples ôli, du moins, parais-
isent l'être ici; jamais ils ne savent si tout est plaisanterie ou si l'on
est trop sérieux de moitié. Nons avons autrement de vivacité,
«quoique nous partions beaucoup plus lentement. Oui, nous pei^sons
^te, tout en comptant nos paroles, comme si nous nous exprimions
dans un^ langue étrangère. Us débitent leurs phrases, au contraire,
AVM une extrême volubMitê, et ne comprennent pas les deux tiers de
de qiio nous leur disons. Mais peM^ti^ ne pensent-ils péniblement
qtfe nos pi^nséés, les téurs votit un nieilleur traiïi.
Cet Antrobus n^ tarit pais en questions; il est aisé, du reste, de
lui répondre, car sa crMulité test touchante, il m'^ rendue hon-
teuse; je le trouve meilleur Américain que nombre d'entre nous;
il nous pr^nd, après tout, au itériéux plus que nous ne te faisons
nous-mêmes. Il semble persuadé qu'une oligarchie de richesse est en
train de croître ici et m'a conseillé de me tenir en garde contre elle.
Je ne sais pas exactement comment je m'y prendrai, mais j'ai pro-
mis de inle rappeler ses conseils. Il eist d'une énergie effrayante. Si
nOHS consacrionéà fonder nos institutions la moitié de l'énergie que
lôd Anglate mettent à s'infbrmer d'elles, nous aurions une patrie bien
florissante. M. Antrobus parait avoir, en somme, très bonne opinion
de nous, ce qui in'a surpris, l'Amérique n'étant pas, quoi qu'on en
puisse dire, aussi agréable que l'Angleterre. Je déplore qu'il en soit
ainsi; je me console en songeant qu'il y a du moins en Angleterre
<^eriaines ichoses insupportables. M. Antrobus, toutefois, semble fort
ptéœeupé des dangers c^ue nous courons. Je ne comprends pas
bien lesquels. On court si peu de dangers sur une piazza de New-
port par cette belle journée, mais, hélas 1 ce que je vois d'une
piazsa de Newport n'est pas l'Amérique, c'est l'envers de l'Europe.
Pour être sincère, je ne prétends pas dire que je n'aie enregistré
aucuns périls depuis mOU retour ; deUx ou trois même m'ont paru
fort graves, mais ils n'ont rien de commun avec ceux que signale
If. Antrobus. L'un d'eux, par exemple, est que nous cesserons bien-
tôt de parler la langue anglaise. Le pur anglais a cours de moins
en moins; l'américain le chasse. Les enfans parlent l'américain, qui»
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l^A REVUE DES DEUX MONDES.
dans une bouche d'enfant, est terriblement rude; r&méricain règne
exclusivement dans les écoles; les revues et les journaux en sont
infestés. Naturellement un peuple de cinquante millions d'âmes
qui a inventé une civilisation nouvelle a droit à un langage qui lui
appartienne, mais je souhaiterais qu'il fût digne de la langue mère
dont, après tout, il dérive plus ou moins ; on m'affirme que c'est
plus expressif, et cependant que de choses admirables ont été dites
dans le royal anglais I Vous me répondrez qu'il ne peut être ques-
tion ici de royauté. L'américain sera donc la musique de l'ave-
nir. Pauvre cher avenir, comme vous serez expressif I Mes petits-
neveux, lors de mon arrivée, m'ont effrayée par leurs inflexions
vocales pareilles à celles de crieurs des rues. Ma nièce a seize
ans, d'excellentes manières; elle est parfaitement élevée, mise à
peindre; elle babille du matin au soir,., et ce n'est pas un joli
bruit. Quel dommage! Nos jeunes filles sont tout le contraire des
Anglaises du même âge qui savent parler et ne savent pas causer;
ma nièce cause à ravir, mais parle fort mal. A propos de ces petites
personnes, voilà un autre danger. La jeunesse nous dévore; il
n'y a place que pour elle en Amérique. Tout est fait en vue de la
génération {{ui s'élève; la vie est arrangée à son intention; c'est
la ruine de toute société. On admire nos enfans, on les considère,
on s'incline devant eux ; ils sont toujours là et, en leur présence,
tout le reste s'éclipse. Ils sont prodigieusement soignés au phy-
sique, nettoyés, brossés, condamnés à porter des vétemens hygié-
niques, à se présenter chaque semaine chez le dentiste, mais les
petits garçons vous distribuent des coups de pied et les petites filles
vous font la grimace. Un flot immense de productions littéraires à
leur usage encourage ces procédés. En ma qualité de quinquagé-
naire, je proteste. Il est trop tard malheureusement, car plusieurs
millions de petits pieds sont en train de trépigner sur la conversa-
tion et de la réduire à néant. L'âge mûr aura de plus en plus un
rôle ingrat chez nous. Longfellow a écrit un petit poème délicieux,
l'Heure des enfans; il aurait dû l'intituler le Siècle des enfam. Et
par enfans je n'entends pas seulement ceux qui sont à la mamelle,
j'entends tout ce qui est au-dessous de vingt ans. L'importance
sociale du jeune Américain grandit jusqu'à cet âge, puis elle s'ar-
rête. Bien entendu, celle des jeunes filles est plus marquée que
celle des garçons, mais celle des garçons n'en existe pas moins.
On connaît ces petits messieurs, on les cite, ils ont une réputa-
tion et des prétentions. Quant aux demoiselles, je l'ai déjà dit,
elles sont trop nombreuses. Vous supposerez peut-être que j'en
suis jalouse, à mon âge et avec ma figure? Je ne crois pas, parce
que ma figure n'a jamais effrayé les gens et que, malgré mon
âge, je trouve à qui parler. Les jeunes filles eUes^nèmes ont du
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LES NOUTEAUX BOMANCIERS AMÉRICAINS. 145
goût pour moi, et moi je les adore. Elles sont souvent charmantes,
moins cependant que ne le disent les romans; je n'ai pas vu de
grandes beautés, mais le joli abonde. Règle générale, on appelle
jolie personne une jolie figure ; la taille est rarement citée, quoique
j'en connaisse de remarquables. Si le niveau de l'agrément physique
est élevé, le niveau de la conversation l'est beaucoup moins; ce
malheur est inévitable dans un pays de jeunes filles. Il y a tant de
choses dont elles ne peuvent parler 1 Elles peuvent, en revanche,
parler de beaucoup d'autres quand elles sont aussi instruites que la
plupart le sont id, et l'on devrait peut-être se contenter de cette
mesure, mais c'est difficile quand on a été longtemps à un régime
dififérent. Les pensées et leur expression sont infiniment plus châ-
tiées qu'en Europe ; cela me frappe partout où je vais. 11 y a cer-
taines allusions qu'on ne fait jamais; pas d'histoires légères, pas de
propos risqués. Je ne sais au juste sur quoi roule l'entretien, car
la provision de médisance est mince et d'une qualité médiocre.
Cependant on ne paraît pas manquer de sujets. Les jeunes filles sont
toujours là, elles gardent les portes de la conversation et ne laissent
rien passer qui ne soit innocent. Vous vous rappelez ce que je pen-
sais naguère du ton de vos dîners florentins et combien je vous éton-
nai en demandant pourquoi vous permettiez de pareilles licences.
Vous me dites qu'elles étaient comme le cours même des saisons,
qu'on ne pouvait les empêcher, que, pour changer le ton de votre
table, il faudrait changer aussi les mœurs. En Amérique, les mœurs
sont honnêtes aussi bien que les paroles, et la meilleure preuve que
l'on en puisse donner, c'est la liberté dont jouissent les jeunes
filles. Elles sont lâchées à travers le monde, et le monde en tire plus
de bien qu'il n'en résulte de mal pour ces demoiselles. Dans votre
monde à vous, cela ne réussirait pas : les pauvrettes y affronteraient
toutes sortes d'horreurs. De ce cêtéde l'Océan, au contraire, elles res-
tent merveilleusement mûfves.si l'on tient compte de tout ce qu'elles
osent, et la raison de ce miracle, c'est que la société les protège au
lieu de leur tendre des nasses. U n'y a pour ainsi dire point de galan-
terie, comme vous l'entendez; les flirtations sont jeux d'enfans. Les
hommes, très occupés, n'ont pas le temps de faire la cour. Si la
classe oisive devient plus nombreuse, un changement surviendra
peut-être, mais j'en doute, car nos Américaines me paraissent extrê-
mement réservées sur tous les points essentiels. Une grande firan-
chise apparente les caractérise, mais elles redoutent comme la peste
les complications. Nos hommes sont d'excellens garçons, meilleurs
au fond que les fenmies, que je soupçonne d'être on peu dures avec
toutes leurs subtilités ; elles agissent moins bien envers les hommes
que les hommes n'agissent envers elles. L'Américain, en général,
Ton Lfn. — 1883. 10
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146 BETCE BfiS D^ICX m&Khts.
. e^t torot à sa profession-, à ses afikif es, à son commeroe ; il y a très
peu de gentlemen purs et simples. Ce tôle de gentleman doit être
parfaitement tenu pour avoir du mérite, et je ne suppose pas que
TOUS prétendiez que ce soit toujours le eas dans vos pays. Qasiid
fl est mauvais, moins on le reticontre, mieux cela vaut. C'est un
peu le cas ici avec les jeunes filles. Vous voyez, je reviens à elles
fatalement I Quand le système d'éducation qu'on leur a^^Uque
réussit, elles sont les plus aimables du monde ; s'il échoue, au con-
traire, le désastre est complet: cette méthode qui fait fleurir toutes
tes grâces des meilleures, empire étalement les moins bonnes,
•achève de les pervertir. Il est rare, ^ un ttiot, que la jeune Amé-
ricaine ait des qualités négatives. Quand elle n'est pas acoomplfe,
son exemple est un terrible avertissement ; mais sur vingt cas, il y
en a dix-neuf, — parmi leis gens qui savent vivre s'entend^ et je
n'indique pas la proportion de ceux-ci,— où le résultat est heuretix.
N<>s filles ne sont pas timides; pourquoi le seraient-elles? Rien
n'est de nature à les effi^yer. Le système démocratique prive les
gens de ces armes que chacun n'est pas admis à posséder égale-
ment. Je ne connais personne de formidable; t)n n^est>ni mauvais,
ni cruel. Nul n'est tenté de remettre son voisin & sa place, nul n'a
de revanche à prendre ; cbacuii peut s'aBseoir à son aise^ sans en
hdsser un autre debout. La bonhomie naturelle et l'égitUté sociale
isruppriment les triomphes insolens d'un côté et le6 griefs amere de
Tautre. L'impertinence n'existe presque pas.
Vous direz que je décris une société bien monotone, où il n'y a
ni grandes figures ni grandis succès. Vous y êtes, ma chère, il n*y
a pas de grandes figure». L'occasion d'en être une ferait faute à tout
Européen et vous seriez bien attrapée, vous qui vous complaisez dafis
le spectacle des grandeurs. Si vous voulez m'en croire, ne revenez
jamais ici, car les petites gens en sonune vous manqueraient plus
œcore que les grands. Tout le monde est de taille moyenne. Les
plus importans personnages semblent manquer de dignité. Ils sont
très bourgeois; ils font des plaisanteries inoffensives, des calem-
bours à Toccasion; ils sont trop bons enfans; ils manquent de^iyle;
les hommes du moins, car les femmes, agitées d'ailleurs et bavar-
des, en apportent une bonne dose dans leur coiflFure ; mais elles
n'en ont que là. Moi, je me console avec la bonhomie. On est ici
plus démonstratif qu'en Angleterre, c'est un plaisir pour qui n'est
personne, à proprement parler, de sentir monter sa valeur en
rentrant dans ce pays. On vous accorde plus d'attention et on
pense à vous davantage, on vous parle, on vous écoute... les
hommes, dis-je, vous écoutent, car les femmes ont le défaut d'inter-
rompre à chaque instant ; elles ont la repartie trop vive, j'imagine,
trop de verve et d'idées*. • mais ce ne sont pas toujours des idées,
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LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. lA?
il y a force exclamatioDS vagues, force phrases sans suite. •• En
somme, elles sont naturelles. J'ai rencontré bien peu d'affectation.
Gela viendra probablement avec le progrès. Vous allez conclure de ce
tableau, je le répète, que la société est insipide I Pardon, laissez-
moi bien vite ajouter que tout n'est pas également plat. Je ne vous
ai parlé que des rapports mondains. Les boutiquiers, les employés
du chemin de fer, les domestiques, les cochers de fiacre, tous ceux
à qui vous achetez ou demandez quelque chose, mettent vos nerfs &
rude épreuve. Avec ceux-là vous avez besoin d'appeler à votre aide
les meilleures manières et d'en avoir pour deux. Si vous nous trouvez
trop démocrates, goûtez un peu de ce côté de la vie américaine et
vous saurez au juste à quoi vous en tenir 1 Vous vous sentirez vivre
dans la région même de l'inégalité; le poids de cette inégalité
pèsera lourdement sur vos. épaules.
Et le. prix de tout?.. Ne m'en parlez pas».. C'est i. faire fr^irl
IV.
De Vhonorable Edward Antrobus^ membre du parlement^
à rhonorabk M^* Antrobm.
BoBtMi, IT octobre.
Ma chère Suzanne, je vous ai adressé une carte-poste, le 13», et
un journal du cru hier matin; en vérité, je n'ai pas le temps d'écrire.
Je vous ai envoyé le journal, en partie, parce qu'il renfermait un
compte-rendu, absolument incorrect d'ailleurs, de quelques obser-
vations que j'avais faites, concernant l'association des professeurs dans
la Nouvelle-Angleterre, et en partie, parce que j'ai pensé que cela
vous amuserait, vous et les enfans, de constater l'orthographe parr
ticulière qui finira peut-être par faire son chemin jusqu'en Angle-
terre et certaines bizarreries d'expression qui révèlent Vhumawc
américain; quelques-unes sont cherchées avec intention, d'autres,
sont involontaires et d'autant plus, drôles par cela même.
Excusez- moi si ces quelques lignes sont presque illisibles; je
vous écris à la clarté d'une lampe de chemin de fer que le .mouve-
ment du train secoue avec un cliquetis incessant au-dessus de mon
oreille gauche. Ayant tant de choses à voir, je dérobe avec peine
un moment à ce spectacle vertigineux pour faire ce que je désire..
Vous direz que ce moment-ci est étrangement choisi, par exemple,
quand je vous aurai appris que je suis couché dans un $leeping<ar. .
J'occupe le cadre supérieur (l'arrangement de ces wagons vous
sera expliqué à mon retour), tandis qu'au-dessous de moi, — les
cahots sont abominables, — repose une dame inconnue* Vous voua
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!$
1&8 REYUE DES DEUX MONDES.
% récriez... Que voulez-vous? C'est l'usage du pays. On m'assure
qu'une dame peut voyager de cette manière à travers tous les États-
. Unis sans se compromettre. Que cela tienne au voisinage si proche,
derrière les mêmes rideaux, de cet être mystérieux d'un sexe dif-
w forent du mien, ou aux secousses du train qui s'élance en avant
avec des zigzags semblables à ceux de la queue d'un cerf-volant, il
^ m'est impossible de dormir. .. Considérez ma situation : un ventila-
<î teur est ouvert au-dessus de ma tête, de sorte que le courant d'air
très vif, mêlé à une pluie de cendres, pénètre par cet ingénieux ori-
fice. Si la dame était à ma place... non, elle ne s'y serait pas mise;
je suis disposé à conclure de tout ce que j'ai déjà vu, qu'au cas
où j'eusse été déjà installé à l'étage inférieur, elle m'aurait invité,
' sans cérémonie, à lui livrer mon lit et à monter plus haut; les
* dames de ce pays-ci sont autorisées à tout exiger. Mais enfin, en
' supposant que mon incommode voisine fût à ma place et moi à
; la sienne, je distinguerais, grâce à un brillant clair de lune, un peu
♦ mieux ce que j 'écris d'abord, et aussi la campagne, — une vaste éten-
î» due de pays assez inculte, autant que j'ai pu en juger avant de me
j coucher, tandis que la dame en question se mettait elle-même au
< lit, — la campagne semée de petites maisons de bois blanc qui, sous
^ les rayons de la lune, avaient l'air de boîtes en carton. Il m'a été
' impossible de découvrir précisément par qui étaient occupées ces
7 modestes demeures ; elles sont trop petites pour appartenir à de
\ riches propriétaires, et il n'y a pas de paysans ici. Tout le blé venant
;! du Far-West, la Nouvelle-Angleterre ne possède guère de fermiers.
,^^ Les renseignemens que l'on recueille en ce pays sont souvent con-
\ tradictoires, mais je suis résolu à aller quand même au fond des
y choses. J'ai déjà pris note d'une quantité de faits qui portent sur
jj' les points les plus curieux pour moi : les écoles, l'éducation
l mutuelle des deux sexes, l'élévation des classes inférieures, leur
A ^ participation à la vie politique. La vie politique, en réalité, se borne
i presque tout entière aux rangs inférieurs de la classe moyenne et
^i aux rangs supérieurs de la basse classe. Dans quelques-unes des
l grandes villes, les gens du dernier ordre y prennent une part con-
sidérable, — phase intéressante à laquelle je donnerai plus d'at-
? tention. Il y a plaisir à voir le goût des affaires publiques péné-
trer ainsi toutes les couches sociales. Seuls, les gens comme il
faut sont indifférens; ceci, en revanche, est un fait grave. On
ï peut objecter qu'il n'existe ici ni aristocratie, ni haute bour-
geoisie; comment nommer cependant la catégorie de ces oisifs
^ élégans qui méritent plus qu'en Angleterre le reproche de préférer
leurs aises à la propagation des idées libérales? Le nombre de ceux-
ci augmente, et je ne suis pas sûr que l'accroissement du dilettan-
tisme, joint à de grandes richesses magnifiquement prodiguées, soit
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LES NOUVEAUX ROMANCIERS AMERICAINS. HO
un bien sans mélange de mal, même dans une société où la liberté
de développement a produit de si beaux résultats. Le fait que ce
corps ne soit pas représenté dans la classe gouvernante tient peut-
être autant à la jalousie que lui vouent les travailleurs plus actifs qu'à
sa propre légèreté. Telle est du moins l'impression que j'ai recueillie
dans les états du Centre et dans la Nouvelle-Angleterre ; dans l'Ouest
j'aurai sans doute lieu de la modifier.
La fatigue de franchir, comme je le fais habituellement, depuis
mon arrivée, trois ou quatre cents milles d'un bond est naturelle-
ment assez pénible, mais tout le long du chemin je m'informe et
j'apprends. Les conducteurs de trains avec lesquels je cause sont
souvent des hommes d'un esprit original et même d'une certaine
importance. L'un d'eux , il y a quelques jours , m'a donné une
lettre d'introduction pour son beau-frère, qui est président d'une
université de l'Ouest. N'ayez donc aucune crainte que je ne sois pas
dans la meilleure société. Les arrangemens pour le voyage sont,
comme vous l'aurez vu par ce que j'ai dit plus haut, extrêmement ingé-
nieux, mais il faut avouer que quelques-uns sont plus ingénieux que
commodes. Ceux par exemple qui concernent les bagages, la trans-
mission des paquets, etc., ont besoin d'être expliqués; je n'ai pas en-
core bien compris. D'autre part, on ne trouve ni véhicules, ni commis-
sionnaires,et j'ai calculé que j'avais porté moi-même tous les nombreux
accessoires dont je ne puis souffrir d'être séparé, sur un espace de
soixante-dix à quatre-vingts milles. Parfois je me reproche de n'avoir
pas emmené Plummeridge ; il m'aurait été utile en ces circonstances;
il aurait brossé mes habits, fait mes malles, préparé mon bain... il n'y
a pas de tubs à cet effet dans les auberges, et le transportde cet usten-
sile présente souvent des difficultés presque insolubles... Je ne suis
pas du tout certain p^r parenthèse que mon tub soit à cette heure dans
le train avec moi, à bord! c'est ici l'expression consacrée. Vous ne
pouvez vous faire une idée de l'entassement et de la bousculade de
toutes choses à bord d'un train de chemin de fer américain :
figurez-vous un vaisseau pendant la tempête. Mais, a)lais-je dire,
qui donc aurait servi à son tour mon fidèle serviteur? Il lui faut à lui
aussi son tub et tous ses petits engins de confort. Puis il y a des cir-
constances où on lui aurait mis son couvert à la même table que moi.
Quel cruel embarras pour ce pauvre Plummeridge I Non! j'ai mieux
fait décidément de le laisser chez nous sur le quai de l'embarcadère
la main à son chapeau. Personne ici ne porte la main à son cha-
peau, et, quoique ce soit sans doute le signe d'un état social plus
avancé, j'avoue que je reverrai avec plaisir mon vieux Plummeridge
fidre ce geste familier, — familier en ce sens que j'en ai la grande
habitude. Vous jugez, d'après ce que je vous écris, que la démocra-
tie n'est pas un vain mot en ce pays, et je pourrais vous donner beau-
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150' REVUE DES DEUX MONDES.
coup d'autres exemples de son règne universel. C'est, du restet œ
que nous venons ici examiner, et même, très souvent, admirer,
quoique je ne réponde pas que nous puissions espérer l'établir en
Angleterre dans un laps de temps déterminable ; il faudra que l'es-
sence même des mœurs wglaises ait considérablement changée, —
Excusez ce pâté désastreux I Le mouvement du train et la situation
précaire de la lampe tout près de mon nez auraient depuis longtemps
découragé un épistolier moins résolu. — Ce qui m'étonne, c'est le sen-
timent aristocratique très marqué qui se dérobe sous cette simplicité
républicaine. On prétend tout bas que la ville impériale, — tel est le
nom donné à New-York, — serait mûre pour une monarchie, mais il
ne faut pas prendre au sérieux des paroles en l'air. Le prétendant
qui viendrait recueillir cette couronne chimérique s'exposerait, je
gage, à une défaite pire que CuUoden.
Revenons au systëoie d'éducation, qui a, comme je vous le disais,
absorbé une bonne partie de mon temps, car je n'ai pas visité moins
de cent quarante-trois écoles et collèges. Le nombre des gens instruits
est extraordinaire; cependant la mauvaise habitude d'un certain
argot permettrait d'en douter. Hier, j'ai entendu à la haute école
de Pognanuc cinquante-sept filles et garçons réciter en chœur une
ode au drapeau américain, après quoi, j'ai assisté à un lunch de
dames où figuraient plus de quatre-vingts convives du sexe. Il
y avait un seul individu en pantaloa; ses pantalons, par paren-
thèse, quoiqu'il en ait app(M*té une douzaine, commencent à mon*
trer la corde. Les hommes ne piartîeipieDit jamais aux repas où sont
discutées entre femmes des. questions religieuses, politiques et
sociales. Ces agapes immenses de femmes me paraissent être un des
traits frappans de la vie américaine et indiquent vraiment que les
hommes ne sont pas aussi indispensables qu'ils veulent bien le pré-
tendre. On a fait exceptbn pour moi, en ma qualité d'Anglais et de
voyageur, pour me montrer quelques femmes supérieures, m'a-t-'On
dit. J'ai vu en effet bien des fronts intelligens. Ces étranges colla*
tiens s'organisent selon les âges. Mon zèle d'étrangler curieux m'a
aussi valu d'assister à des repas de jeunes^ filles^ doù sont exclues
rigoureusement les femmes mariées et où les invitées m'ont paru
ètrenonmoins intelligentes. — Pardon, sijene vous en dis pasdavaii-
tage« mais j'écris dans une fausse position; ces crampes deviennent
insupportables. — Les enfans^ pourvus en Amérique de privilèges
démesurés, ont aussi l'esprit très vif et très ouvert. J'ai causé avec
beaucoup de professeurs, principalement des dames, qui ont sou-
vent une classe nombreuse de jeunes gens sous leur direction. L'une
d'elles entre autres, âgée de vingt-trois ans, qui occupe la chaire de
philosophie morale et de belles-lettres dans un collège de l'Ouest,
m'a Avou4 avec. une franchise parfaite qu'elle; était adorée des étu-
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LES NOUVEAUX R(»fANGIBR8 AMiRIGAINS. 151
<iitns attentif à son cours. Cette timabie personne, modeste et)oIîe,
est la fille de quelque petit marehuEid des étals du Sud-Ouest, et afait
ses études à Amanda-iCottege (dans te Missouri), où les écoliers des
deux sexes sont èleTôs enseoible. Gomme elle désire comtaitre la YÎe
à ta campagne en Angleterre, je l'ai engagée^ quand elle visiterait
l'Europe, à venir passer quelques jours chez nous. Elle ne ressemble
guère à nos filles, mais les garçons s'entendront très bien avec elle
et de toutes façons elle vous intéressera.
Je suis ravi de ma visite à Philadelphie, où j'ai vu des milliers
de maisonnettes rouges occupées par des artisans aussi aisés qu'ii>-
struits, et alignées, — les maisons, — selon le système rectangu-
laire. Ces petites gens-là ont des fourneaux perfectionnés, des pia-
nos de bois de rose, le gaa, l'eau chaude, un mobilier de bon goût
et les essayists anglais dans leur bibliothèque. Un tramway par-
court chaque rue. Tout est scientifiquement marqué de lettres et
de numéros. On ne perd le temps à rien chercher. L'esinrit va droit
au bttt sans l'ombre d'une distraction; c'est idéal.
V.
Louis Leverett {Boston) à Harvard Tremont {Paris).
Novembre.
Tout est changé pour nous deux, mon ami; tandis que vous arri-
vez là-bas, je retombe ici, moi, consumé par l'amour du lointain
rivage. Cela ne va pas du tout, Harvard l J'ai vécu si longtemps &
l'étranger que ma place s'est effacée de ee petit monde bostoniea;
les flots monotones de l'existence locale se sont refermés sur elle;
je ne la retrouve plus ; je suis un étranger dans ce pays, où il m'est
difficile d'admettre que je sois né,... un pays, dur et froid, et sans
expression pour ainsi dire. Je pense à votre Paris, ai expressif, lui,
aux soirs de printemps sur le boulevard Saint-Michel, à l'édat de
la grande ville, au murmure puissant de cette civilisation si mûre,
à laquelle rien ne manque plus, au peuple de Paris, le plus inté-
ressant qui existe. J'ai dans ma poche un petit volume, édition
exquise, véritable elzévir moderne, d'où jaUlit, sous une forme
lyrique achevée, un cri du cœur de la jeune France. Ici la forme
manque partout. Je ne sais ce que je vais devaiir. Il me semble
n'avoir plus ni coussins douillets ni rideaux moelleux autour de
moi pour m' accoter et adoucir le jour; je me sens nu sous un
réflecteur immense. La lumière la plus impitoyable se répand de
tous côtés sur toutes choses et mes yeux en sont blessés. Je n'ai
pu reprendre mon appartement; il est occupé par un méde-
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152 REYUE DES DEUX MONDES.
cin magnétiseur. Je dois me contenter de Thôtel ; c'est affreux,
rien de personnel, rien qui satisfasse vos préférences, vos habi-
tudes. Personne pour vous recevoir à l'arrivée; il faut jouer des
coudes à travers la foule : un comptoir se présente, portant un livre
où vous inscrivez votre nom et que tout le monde vient feuilleter à
sa guise. Derrière le comptoir, un honmie vous regarde dans le
blanc des yeux ; il a l'air de dire : « Que diable voulez-vous? »
Puis, après ce regard, il ne vous accorde plus la moindre atten-
tion. Il vous jette une clé, appuie sur le timbre. Dn sauvage irlan-
dais parait : « Emmenez-le, » semble-t-il dire à l'Irlandais; mais
tout cela s'accomplit en silence. Vous avez beau demander : « Qu'al-
lez-vousfaire de moi, s'il vous plaît? » — Attendez, vous verrez bien,
répond le lugubre silence. Autour de Vous la foule est grande,
mais grande aussi est la tranquillité. De temps à autre, vous
entendez quelqu'un cracher. Des milliers de gens se pressent dans
cet horrible édifice; ils se repaissent ensemble dans une grande
salle aux murs blancs, éclairée par des centaines de becs de gaz
et chauffée outre mesure. Cette lumière, cette chaleur furieuse
semblent donner à toutes choses un relief, une netteté abomina-
bles ; pas de mystères dans les coins, pas d'ombre favorable aux
visages. Vos voisins ont l'air hagard et sévère; on dirait que les
passions, les goûts, les sens leur font défaut. Ils mangent en silence
sous l'impitoyable réflecteur; de temps à autre, un cri d'enfant
éclate impérieux. Les domestiques sont noirs et désagréablement
familiers. Ils n'ont aucune politesse; s'ils vous adressent la parole,
en revanche, ils ne vous répondent jamais. Ils se plantent près de
votre coude, vous sentez leur présence tout en dînant ; ils vous
observent comme si vous étiez une béte curieuse, ils vous inondent
d'eau glacée, et ne vous donnent pas autre chose; si vous lisez le
jounlal, ils se penchent sur votre épaule et le parcourent avec vous.
Alors je le plie et le leur présente; ces misérables feuilles sont
vraiment dans le goût africain. Figurez-vous maintenant de longs
corridors défendus par des courans d'air brûlant; au milieu glisse,
comme un fantôme, quelque petite fille pâle sur des patins de
saloH. (( Place I » vous crié-t-elle. Elle a des rubans dans les che-
veux, une robe tout en ruches et en falbalas; elle fait ainsi le tour
de cet immense hôtel. Je songe naturellement à Ariel, qui mit en
quarante minutes une ceinture à la terre, et je me demande ce qu'il
put bien dire en passant.
Un garçon, noir comme de la suie, me pousse un plateau dans
les reins. Ce plateau est chargé de grandes carafes; je reconnais
l'inévitable liquide. Nous mourons d'eau glacée, de calorifères
et de gaz. Je pense à ces choses, assis dans ma chambre, — une
vraie chambre de torture : murs blancs, imitations de bronze»
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j^mmmmmtmrmmi^n^tJ^\i^^ ■ - i?v.^aefcg^afeB^
LES NOUTEAUX ROMANCIERS ABfÉRIGÂINS. 153
table à écrire recouverte eu marbre. La clarté aveuglante du gaz
me poursuit partout où je n'en ai que faire; je voulais lire dans
mon lit, impossible ; mon visage, mes draps, le mur sont éclairés
de lueurs intermittentes, mais les pages même du livre restent
dans l'ombre. Je me lève, j'éteins; ma chambre n'en est que
plus claire. A travers les ouvertures vitrées qui surmontent nies
portes, la lumière entre à flots du corridor, des chambres voisines,
que sais-je? elle inonde mon lit, où je me tourne et retourne en
désespéré ; elle se glisse sous mes paupières closes. Je m'élance,
j'appelle au secours; il n'y a pas de sonnette, rien qu'un étrange
orffîce dans le mur qui transmet Vappel du voyageur en détresse.
Je confie à ce trou des sons incOhérens ; d'autres sons plus incohé-
rens me reviennent sur un ton d'interrogation sévère. Cette voix
creuse, impersonnelle veut savoir ce dont j'ai besoin. Cruel embar-
ras I J'ai besoin de tout et pourtant je n'ai besoin de rien, de rien
de ce que cette arrogante impersonnalité peut me donner. Je veux
mon petit coin de Paris, le vieux monde et ses trésors, je veux
sortir d'ici... Mais comment confier tout cela à un conduit méca-
nique? Des rires moqueurs remontent de l'office. Et je me ruine
dans cette maison maudite, où je ne suis pas servi I Que faire? Je
me recouche accablé, tandis que l'orifice dans la muraille émet
de longs murmures; il parait mécontent, indigné; il gourmande
mes idées vagues,., vagues sauf sur un point. J'abhorre leurs
ailreux arrangemens.
Tous voulez savoir si je vois mes amis? Je n'en ai guère et je ne
m'entends plus avec eux. Nous avons cessé d'être en rapport. Ces
gens-là sont excellens, sérieux, tout à leur besogne, mais le type
n'en est pas varié. Tout le monde est M. Jones ou M. Brown, et tout
le monde a bien Tair d'être M. Brown ou M. Jones ; ils sont amai-
gris, délayés dans le grand bain tiède de la démocratie. Leur iden-
tité n*est pas complète, ils manquent de modelé. Non, ils ne sont pas
beaux, mon pauvre Harvard, disons-le tout bas, ils ne sont pas beaux.
Aussi beaux, répondrez-vous, que les Français. Je ne suis pas de
votre avis. Les Français les moins favorisés ont l'originalité de leur
agrément, de leur laideur, de leurs ridicules; ici on n'est même pas
laid, on est insignifiant. La plupart des jeunes filles sont jolies, mais
n'être que jolie, c'est encore à mon avis être insignifiante. Cependant
j'ai causé avec quelqu'un, j'ai rencontré une vraie femme. C'était sur
le bateau, puis nous nous sommes revus à New-York;., un type par-
ticulier, une personnalité réelle, beaucoup de modelé, celle-là, et le
charme de l'énigme. Mais elle n'était pas à proprement parler de ce
pays, un composé plutôt de qualités étrangères. Enfin elle cherchait
ici quelque chose... comme moi. Nous nous trouvâmes, et un instant
cela nous suffit. Je l'ai perdue maintenant, je m'en afflige parce
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16& BBTUE DES DEUX MONDES.
qa'eUe aimait à m'écouter« Elle a passé... Je ne la rewrrai plua^^
fflk m'écouUiC si yolooti^rs.*. Elle comprenait presque...
VI.
AT. Gu9t4we Le faune ^ de F Académie franjçaise, à M. A. Bouche^ ParU.
Wasliington, 5 norembre.
Je VOUS envoie pêle-mêle mes petites notes; tenez compte, je vous
{Nie, de la précipitation, des plumes d'auberge et de la mauvaise
humeur. Partout une même impression : la platitude de cette d^o-
eratie sans contrepoids, encore aggravée par la platitude de l'esprit
commercial. Tout est sur une immense échelle et illustré par des
millions d'exemples. Mon beau-Irère est toujours occupé, il a des
rendez-vous, des inspections, des entrevues, des discussions.
Il parait que les Américains sont très forts lorsqu'il s'agit d'argu-
mens ; ils vous attendent au coin d'une route, puis, tout à coup,
déchargent leur revolver. Si vous tombez, ils vident vos poches. La
seule chance que vous ayez est de tirer d'abord. Avec cela nulle
aménité, point de manières, aucun soin des i»*éliminaires et de
l'apparence. J'erre de côtés et d'autres, tandis que mon beau-frère
e«t i ses affaires ; je flâne dans les rues, je plonge dans les bou-
tiques, je regarde passer les femmes. C'est un pays facile à voir; la
civilisation est à fleur de peau, vous n'avez pas à creuser. La bour-
geoisie positive et pratique qui se coudoie autour de vous est tou-
jours affairée; elle vit dans la rue, à l'hôtel, dans le train, on se
sent toujours pris au milieu d'une foule. Soixante^uinze personnes
envi^sent le tramway, s'asseyent sur vos genoux, vous marchent
sur les pieds ; quand ils veulent passer, ils vous poussent simple-
ment. Tout cela se fait en silence ; ils savent que le silence est d'or
et ils ont le culte de l'or. Quand le conducteur veut avoir le prix de
votre place, il vous pousse, lui aussi, très sérieusement, sans par-
ler. Quant aux types, — il n'y en a qu'un : tous les autres sont une
variation de celui-là. •« le commis voyageur moins la gaité. Les
femmes sont souvent ravissantes ; vous rencontrez les jeunes filles
dans les rues, dans les trains, partout en quête d'un mari. Elles
vous regardent franchement, froidement, judicieusement pour voir
si vojos pouvez leur convenir,, mais elles n'admettent rien de ce que
vous supposeriez,., du «oloîm on me l'aiSrme ; elles ne veulent que
le mari. Un Français pourrait s'y tromper ; il doit s'assurer du fait, ^
je m'en assure toujours. Elles commencent & quinze ans ; leur mère
les envoie se promener, et la promenade dure toute la journée,, sauf
riotervalle du dtner et d'une halte chez le pâtissier. Quelquefois cela
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mmmmmBmmmmmm
LES NOUYBAUX ROMAKGIGBS AMERICAINS. 166
eantinue ^ix années de suite ; «nsuite «si elles n'oiit pas rencontré ie
mari, elles y reoonoent et font place à leurs cadettes, le nombre des
femmes étant énorme. Pas de irions, pas de société, pas de conver-
sation. Les gens ne reçoîrent point chez eux; Toilk pourquoi ces
iiemossellesiont à cher^erJeimari où elles peuvent. l\ n'y a aucune
honte à ne pas le tiouver; on va et viaittofutidéidème, poussée par
laforee deThabitude, par Tamour^du mouvement, sans espoir,' sans
regrets, sans imagination, sans aucune sensibilité, sans rêverie cou-
vent Nous avons fait plusieurs voyages, aucun de moins de trois
cents milles. D'énormesitrains,! d'énormes wagons avec lite et lava-
bos, et des nègres qui vous brossent à coups» redoublés comme ii
vous étiez un cheval. Une activité vertigineuse,iun perpétuel fracas,
une foule compacte de gens qui ont Tair harassé, parmi eux xm
gamin qui vous lance des brochures et des bonbons**, voilà un
voyage américain. Les ifenétres des wagons sont énormes comme
tout le reste, mais à quoi sepv^l^lles? Il n'y a rien àivoh* I La cam-
pagne est vide, sans caractère, sans détails; aucun objet me vous
réf^ie que^ous êtes' dans un lieu plutôt que dans un autre. De fttit,
vous êtes partout; le train fait cent milles à l'heure. Toutes les villes
se ressemblent; de petites maisons qui ont dix pieds de haut,tm
de grandes qui en ont > deux cents, des poteatoc télégraphiques, des
enseignes gigantesques, des trous dans letpavé, des octens de boue,
des commis voyageurs, desdemoiselles à la chasse éa mari. D'autre
part, ni mendians ni eoc^;tes. Une médiocrité colossale, sauf, au
dire de mon beau4fpère,^n eequi concerne les machines, qui sont
admirables, iiaturell^nent :aucuiie 'architecture : teurs imatsote
WDt fititeside b(Hs<et de fer; point d'art, point de littérature, point
dethéfttre. d'airourrert quelques-uns des livres, mais ils ne selai»-
eent pats lire! Aveune iferme, ascun fond, m style, >ni idées gén^
ndea; lon dirait que toilt est écrit -à l'intention 'des eniBtns et éa
jeunes peisonnes. Ceux dont ion (fait le iplus d'^ôloges sont les Iwt^
ISàcélieux ; ceux^ se irendeut par onilliers d'éditions. J'ai parcouru
las (plus iraaités, mais on Sait bien de nous avertir quîils ^ont Wo^
aans : ftgure^^fous 'des pkdsanteriesde croquemortl
Us lont un roHiancier avec deu prëtentions à la littévatuve^ qtf
traite de la chasse^aux maris ^et ides aventures défiches Américaiîns
dans notre vieille Europevcorrempue, loù le«r candeur touie prinon*-
tive fût honte aux Européens (1); %'est proprement éork, mais ai
pâle I Ce qui n'est point pâle, oe sont les journaux, lèmrmes comme
tout le reste (cinquante colonnes d'annoiices), et pleins de commé-
rages sur le continent... Quel ton, §raiid Dieul LespersomiaUtél^
les récriminations lê'j enfre^crottient comme autant de eoups ée
(1) Heniy dames lui-même.
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156 RETUE D£5 DEUX MONDES.
revolver. Desen-tête de six pouces de haut, des télégrammes d'Eu-
rope sur Sarah Bernhardt, de petits paragraphes sur rien du tout,
le menu du dtner du voisin, des articles à pouffer de rire touchant
la situation européenne, tout le tripotage de la politique locale. Le
reportage est incroyable; je suis pourchassé par les charlatans qui
en font métier. Les malheurs conjugaux de M. et W^^ X... (ils don-
nent le nom tout au long) sont racontés dans leurs moindres détails,
non pas en cinq ou six lignes, discrètement gazés et entremêlés
d'insinuations, comme chez nous^ mais avec les faits vrais ou faux,
les lettres, les dates, le lieu et l'heure. J'ouvre un journal à l'aven-
ture et je trouve au beau milieu, à propos de rien, ce renseigne-
ment : (( Miss Suzanne Green a le plus long nez de New-York. »
Miss Green (je me renseigne) est un auteur célèbre. Et les Améri-
cains ont la réputation de gâter leurs femmes ! Ils les gâtent donc à
coups de poing. Nous avons vu peu d'intérieurs (personne ne parle
français), mais si les journaux donnent une juste idée des mœurs
domestiques, celles-ci doivent être curieuses.
Gomme le passeport est aboli, on a dans ces feuilles étranges
imprimé mon signalement,., peut-être au profit des demoiselles qui
cherchent un mari.
Nous sommes allés au théâtre. La pièce était française, il n'y
en a pas d'autres, mais le jeu des acteurs n'était que trop amé-
ricain. Nous sommes partis au milieu de la représentation. Le
manque de goût est vraiment inouï. Un Anglais que j'ai rencon-
tré m'a dit que le langage se corrompait tous les jours; l'An-
glais lui-même cesse de comprendre; cela me console... je ne
suis pas le seul. Que dire de Washington, où nous sommes arrivés
ce matin? Mon beau -frère veut voir le bureau des brevets; au
débotté, il a couru retrouver ses machines pendant que je me pro-
menais dans les rues et visitais le Gapitole. La machine humaine
est ce qui m'intéresse le plus; je ne me soucie même pas de la poli-
tique en fait de machine (c'est ici le nom qu'on lui donne). Et la
madiine en question fonctionne très rudement,., un de ces jours
elle éclatera. Il est vrai que vous ne soupçonneriez jamais ces gens-là
d'avoir un gouvernement; Washington en figure le siège princi-
pal, mais, sauf trois ou quatre monumens, affreux pour la plupart,
on dirait un établissement de nègres. La représentation de l'état
manque complètement. Les rues énormes, comme toujours, sont
bordées de petites maisons rouges qui dépassent à peine le tram-
way. Il faut voir pour l'apprécier le Gapitole, un vaste édifice, du
classique le plus faux, en marbre blanc, fer et stuc, qui a, du reste,
assez grand air. La déesse de la liberté se prélasse au-dessus, cou-
verte d'une peau d'ours ; leur liberté, en effet, est bien une liberté de
bêtes sauvages. Vous entrez dans le Gapitole conmie dans une gare de
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Jg.!g.-^.;JA-.A'S?gg
LES NOUVEAUX ROUANGIERS AMÉRICAINS. 157
chemin de fer. Pas de fonctionnaires, pas de concierges, pas d'offi-
ciers de garde, pas d'uniformes, aucun signe d'autorité, rien qu'une
foule d'individus mal mis, circulant à travers un labyrinthe de cra-
choirs. Nous sommes trop gouvernés peut-être en France, mais au
moins nous avons une certaine représentation de la conscience et
de la dignité nationales. Ici toute dignité est absente et on me dit
que la conscience est un gouffre sans fond. Vétat^ c'est moi! vaut
encore mieux que le crachoir. Cet ustensile est architectural, mo-
numental en Amérique; que dis-je? c'est le seul monument! En
somme, le pays est intéressant, maintenant que nous avons, nous
aussi, une république. C'est la plus vaste illustration de la chose,
c'est aussi le plus formidable avertissement. Voilà donc le dernier
mot de la démocratie : platitude 1 — L'Amérique est très vaste, très
riche et parfaitement laide. Un Français n'y pourrait vivre, (iar la
vie, en la prenant au pire, permet toujours chez nous une sorte
d'appréciation. Ici, au contraire, il n'y a rien à apprécier. Quant
aux gens, ce sont des Anglais moins les conventions. Jugez de ce
qui reste ! Les femmes pourtant sont quelquefois bien tournées. Il y
en avait une à Philadelphie. J'ai fait connaissance avec elle, par
accident... Elle ne cherchait pas le mari, elle en avait déjà un.. •
C'était à l'hôtel... Je crois que le mari ne compte pas. Mais un
Français, je le répète, peut se tromper et doit s'assurer d'abord
qu'il a raison. Aussi je m'assure toujours 1
VII.
Marcellus Cockerel ( Washington) à ^" Cooler^ née Cockerely
{Oaklandy Californie).
25 octobre.
J'aurais dû vous écrire depuis longtemps, ma chère sœur, car il
y a quatre mois que votre dernière lettre m'est parvenue. J'ai passé
la première moitié de ces quatre mois en Europe, l'autre moitié sur
le sol natal. Concluez de cela que j'ai été d'abord trop triste, puis
trop heureux pour écrire. Vous aurez appris par les journaux que
j'étais revenu le 1*' septembre. Délicieux pays où l'on voit tout
dans les journaux, délicieux journaux si vastes, si familiers, si com-
plaisans qui n'ont d'autre prétention que de donner des nouvelles I
Je crois que la différence dans ce qu'on appelle le ton de la presse
n'a pas médiocrement contribué à la satisfaction que j'éprouve de
rentrer chez moi. En Europe, c'est lamentable : la science infaillible,
la solennité, la fausse honorabilité, la verbosité, les discussions
interminables sur des sujets surannés 1... Ici, au contraire, les joup-
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168 RETUE DES DEUX MONDES.
naiix sont comme les trains de chemin de fer qui portent tout ce
qui arrive droit k la station etne professent que le culte de la ptmc-
tualité. En votre qualité de fenune pourtant, vous les détestez sans
doute ; vous les trouvez vulgaires, voilà le grand mot lâché ! Appre-
nez, chère amie, que le mot de vulgarité a cessé d'être pour moi
épouvantable. La vulgarité, — ohl je sais que vous ne serez pas
de mon avis, il y a des conceptions auxquelles l'esprit des femmes
est incapable de s'élever, — la vulgarité est une accusation super-
ficielle et stupide ; mieux que tout le reste, ce qui est vulgaire tous
épargne la peine de penser, immanquable condition de succès.
Durant ces trois dernières années passées tout entières en Europe,
je suis devenu moi-même terriblement vulgaire. Voilà le service
que m'ont rendu les voyages. Quand je dis en Europe, je veux' dire
à l'étranger, car là-dessus, j'ai consacré plusieurs mois- au Japon,
à l'Inde et à l'Orient en général. Vous rappelez-vous nos adieux,
la veille de mon embarquement pour Yokohama? Vous me prédisiez
que je prendrais goût à la vie étrangère, de telle façon que rAmé-
rique ne me reverrait plus et que vous seriez forcée, si nous vou-
lions nous rejoindre, de me donner rendez-vous à Paris ou à Rome.
Vous m'en aviez même donné un d'avance auquel vous avez ntainqué.
JaOÊMiis plus, je n'en accepterai de personne pour auicune der x^es
'deux villes. Votre lettre pourtant m'est parvenue à Paris ; je lui dois
la seule bonne journée quUlm^ait été donné d'y passer. Paris me
parait détestable par-dessus tout. C'est le pays de la blague. La vie
qu'on y mène est pleine d'un faux confort pire que l'absence totale
de recherche; les gens petits, grassouillets, irritables m'étaient
aotipatluques. J'avais fait ces réflexions^^plus amèrement encote
que de coutume quand, après une ennuyeuse soirée passée dehors
au commencement de l'été, j'ai reçu votre écriture des mains de
mon serpent de portière. Elle arrivait à point. Jamais je ne m'étais
Benti d'aussi méchante humeur. On m'avait servi le plus alambiqué
des dîners dans le plus étouffé des restaurans ; j'étais allé de là dans
uiï théâtre non moins chaud; eu guise' d'amusement, j'avais assisté
à une pièce où des 'flots de sttng répandus étaient les moindres
horreurs. Les théâtres là-bas sont insupportables; sans parler de
l'atmosphère pestilentielle, on a les coudes de ses voisins daâs le
flanc et toute la salle passe sur votre corps de demi-heure en dëtni-
heure, sous prétexte d'etitr'àcte. Allez! fai connu de bien iliâu-
vais momens' en ' Europe ! ' Échappant à un dialogue tout àhHfîciel
quô'je croyais avoir ehtendu cent fois, à' la 'laideur du public, à la
élusse poKtesrse doublée de rapacité d'une ignoble ouvreuse, j'étais
allé m'asseoit pour attendre dix heures devant un café, où' Ton
m'avait servi, sous le nom de bière, je ne sais quel breuVage
aqueux. Par cette nuit d'été, sttr ce boulevard réputé si brillUit,
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LES NOUYEAUX ROHANGIERS AHÉRIGAINS. U9
la. ^6 était plus ajoutante encore que le spectacle que je venais
de quitter; le récit de tout ce que je vis n'est pas fait pour yoa
oreillejs. £a outre, j'étais lap de cette étemelle grimace de plaisir^
da. la monotonie lamentable de cet aji^tide de Paris qui. prétend:
êUe. si; varié ; en regardant les passons, les. boutiques, il me semn^
blait voir défiler une procQSsipn de noannequinç devant des amaa
de saletés., Soudain l'idée me frappa que j'étais censé m'amuser, -^
mon visage devait être long d'une aune, — et que probablement, au,
mpoM^tt môme, voKsdisi^zà votre mad : Qjoel voyage nœi^eilleuiLil
doit fai^l — ^ Cette pepp^e fut la-: première qui, après un. moiS; d»,
sombres réflexions^ m'égaya; j^ime^ levai, et r^egagpai. mon g^te,»
GhemiQ faisait, je. m^ dJtSaisz-rr.Je. visite r£urope; après tout, il
faut avoir visité l'rBîurQpe-.— C'était convaincu, de cette nécessité
qpil^^ j'aidais entrepris une expédition qui est terminée depuis six,
sçBiaines, et. depuis six semaines je suia heureux l. Je me s^jia
aofu^tté de la corvée^ conscieiideusement résolu à: tout avaler^ un^.
bon^ fo^. Déi^rmws l'Apaérîque n^ possédera .jusqu'à la fin doi
mesijours*
Ce longjri^ard/q\ie vous excuserez me procure aujourd'hui l'avaAr
tage dçwip^uyoii: vQustcomQiiU<niquçr n;^ impressions^ non pas mes
impressions sur rËm:ope, -r- voustrouyerie^^des: impressions sur
rSurope partout et fort aisément,, -rr mai» sur le paysr natalité,
qu'il a^pûra^ijt à l'exilé. réinstallé danis s^foyersi. Probablement.voua
les jug^rex bizarres» majs gapdez ma lettre et dans vingt an3.eUeii
vous feront, l'effet, de lieuxTCommuns«s J'étais,, vous le sava^^ ferme^r
ment résolu è^ .pareo^rir^ Iç avonde, je n^e disais^.que diacu»., devait
voir, paf ses propres jei^^j.que^j'awais ensuite. rétemité pour vm
rej)!9ser. J'ai donc voyage avec énergie^ j'ai pénétré partout, je imi
si4s* procuré force lettres de recç^rnandations, j'ai failnonobrede
can^ais»sances. Le résultat d^tout cela, c'est que je me suis débM:**
rassé d'ime superstition^. I^ou^, en avoiistaat qu'une de n^ins, surr
tout. quand c'est la < plus igjrosae). est, un t soulagement réel. Cette
superstition, --r.vous4'av^ comiw,; les autres, cela, va sans dire^
-m^est que nous neipoAivo^sétee sauvés que par l'Europe. Eh bien I
notve salut au contraire .est; ici, .et le salut de l'Europe parn^bs^*
sus le marché, en admettant qu'on puisse la sauver, ce dont je
doute. Najturellement vous v^ous m^uerez de ma façon de brandir
le drapeau; national, voui^ m!appellerez fanfaron de liberté, vantard*
mais je suis, dans cette disposition bienheureuse qui fait que noua
nous soucions peu. des noms qu'oanous donne.. Je n'ai pas de jnisr^
sioBy je ne tiens pas à prêcher, je suis simplement arrivé à un état
d'i^prit qui me satisfait; j'ai secoué la vieille Europe de mes
épaules, je respire enfml Ohl si les Américains en masse pouvaient
crier en chœur une bonne fois : « Le diable emporte l'Europe 1 »
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160 REVUE DES DEUX MONDES.
comme nos propres affaires s'en trouyeraient mieux ! Nous n'avons
qu'à vivre notre propre vie sans nous occuper du reste. Vous me
demanderez ce que je préfère ici et je vous réponds : — Tout. —
Désagrémens pour désagrémens, j*aime mieux les nôtres. Long-
temps je me suis laissé taquiner, assommer à l'étranger, avec la
volonté de trouver tout charmant ; à la fin pourtant, j'ai réfléchi que
ce n'était pas là une obligation et que je pouvais bien convenir avec
moi-même que ces choses dont on me rebattait sans cesse les
oreilles n'avaient pas la moindre importance : je veux dire les sujets
internationaux ennuyeux, la misérable politique, les stupides cou-
tumes sociales, le paysage proportionné à la taille de babies.
L'immensité du monde américain au contraire, nos progrès qui
se manifestent sur une si grande échelle, qui marchent à si grands
pas, le bon sens et la bonne humeur des gens me consolent
sans peine de l'absence de cathédrales et de tableaux du Titien.
Je n'entends plus, Dieu merci ! parler de Bismarck et de Gam-
betta, de l'empereur Guillaume et du tsar, de lord Beaconsfîeld
et du prince de Galles I Ce Mama- Jumbo (1) de Bismarck surtout
avec ses secrets, ses surprises, ses intentions mystérieuses, ses
oracles, m'exaspérait. Ils méprisent notre politique de partis, mais
qu'est-ce donc que leurs jalousies et leurs rivalités européennes,
leurs armemens et leurs guerres, leur rapacité, leurs mensonges
réciproques, sinon l'intensité de l'esprit de parti? L'intérêt du
genre humain n'a rien de commun avec cela. Leurs grosses armées
pompeuses, sottement alignées, leurs galons d'or, leurs salama-
lecs, leur hiérarchie sempiternelle, me font l'effet de jeux d'en-
fans. Ici le sentiment de Xhumour et de la réalité nous per-
met d'en rire. Oui, nous sommes plus près de la réalité, nous
sommes plus près de ce qu'il leur faudra tous finir par accepter.
Les grandes questions de l'avenir sont des questions sociales que
les Bismarck et les Beaconsfield ont peur de voir se régler. Le
spectacle d'une rangée de potentats dédaigneux qui considèrent
les peuples comme leur propriété personnelle et qui agitent leurs
plumets ou leurs sabres pour s'intimider les uns les autres nous
parait grotesque et abominable à la fois. Rentré ici, on voit bien
qu'un courant irrésistible pousse le monde vers la démocratie et
que notre pays est la plus vaste scène où puisse s'engager le
drame. Alors les petits thèmes européens à la mode font l'effet de
questions de clocher. En Angleterre, où l'on discute le bill sur
les lièvres et sur les lapins, l'extension des franchises locales, le
droit d'épouser sa belle-sœur, l'abolition de la chambre des lords,
on nous traite de provinciaux! C'est dur, je vous l'aflBrme, de
(1) Spectre nègre.
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LES NOUTEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS. 161
les écouter débattre l'utilité d'une religion d'état sans leur crier
que les civilisations vermoulues sont seules capables de s'arrêter
à pareilles sornettes. La clarté de l'atmosphère sociale a chez nous
un charme incomparable. Tout s'y arrange vite et simplement,
point d'esprit de routine , point de gens à cocardes et à grands
sabres qui règlent vos moindres mouvemens. L'Américain n'est
jamais pris au dépourvu; il aurait honte de ne pas savoir faire tout
ce que fait son voisin; cette capacité générale jointe à une sponta-
néité générale aussi, le sentiment de la liberté uni au goût et à la
volonté d'apprendre, n'est-ce pas l'essence même de la plus haute
civilisation?
Si vous saviez comme je me suis senti à l'aise dans un train de
chemin de fer où je pouvais circuler, étendre mes jambes, jouir d'un
siège et d'une fenêtre à moi tout seul, trouver une table et des
chaises, me procurer à boire et à manger I L'un de mes supplices,
dms ces vilaines petites boites européennes, était d'être dévisagé
des heures de suite par un vis-à-vis inconnu. Parlez-moi de la
façon large , libre et facile dont s'accomplissent ici toutes choses 1
A Londres, le garçon d'hôtel me priait chaque samedi de. com-
mander mon dtaier du dimanche, et quand je lui demandais une
feuille de papier, il la marquait sur la note. Cette ladrerie, cet
appel incessant à la pièce de dix sous m'exaspérait.
Sans doute, j'ai vu dans le nombre beaucoup de gens aima-
bles, mais je trouve l'imagination de mes compatriotes plus vive et
plus souple ; d'ailleurs ils ont l'avantage d'un plus vaste horizon,
qui n'est pas borné au nord par l'aristocratie britannique, au sud
par le scrutin de liste. Pardon si je mêle un peu les pays, mais ils
ne méritent pas qu'on les sépare. L'absence de petites misères con-
ventionnelles, de petits jugemens tout faits est rafraîchissante. Nous
analysons mieux les choses, nous avons plus de discernement, nous
sommes plus familiers avec la réalité. Quant aux manières, il y en
a de mauvaises partout, mais les plus mauvaises sont, & mon avis,
celles de l'aristocratie qui se pique d'être polie dans son cercle
pour avoir le droit d'être insolente en dehors de lui. La vue de ces
Hiillionnaires, dont les richesses augmentent par l'effet du travail,
m'impose beaucoup plus que toutes les armoiries et toutes les
décorations du vieux monde, et il y a un certain type puissant
d'Américain pratique (il existe dans l'Ouest surtout), très tranquil-
lement pénétré de cette vérité que l'avenir est dans ses mains, un
type incomparable, plus intéressant que tous ceux que j'ai rencon-
trés ailleurs.
Sans doute, vous allez encore me jeter à la tête vos cathédrales
et vos Titiens, mais ce qui m'aide à m'en passer, c'est que nous
TOMi Ltn. ~ 1883. 11
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162 UTUB KS DEDX HONDBI^
n'ayons en refsndie ni autant de misère m autant de vice cpie lin
i>as« NoHS ne coimaissoin pas cette dasse où la fémne est r^lià«^
nmant battue» nous ne connaisson pas le paysm stopide qui tm**
vaille eomme ime b6te de sonme sur les terr^ de: la ndileaBe; ici
le» gens ont le sentiment de ce qu'ils yalant, ils agissent^ ils intren*'
tsnt, ils répcmdent d'eux-mêmes, ils ne sont jamais, dans les affiûnas
SQcialeSy liés par Fanionlé^ les psée^ens. Noue aurons tous km
Titiens d* 4rei^ do noire aiigent un Jour on l'autre et je ne seraispa»
dtonnô que nous fissions mfiAs passer la mer à quelques eatbè^
drales. Obi je yous entoidsl Je suis un Yankee rugissant I Bépé^
tez-le cent fois, tandis que je déclare mon goût pour Washiof^
ton, oà l'on ne se sent pas gouverné, quoicpie ce soit le siège du
gouvernemenl. La jo«r de mon arrivée, je suis allé au Capitole».
6h bien) vous ne vous figures pas coBri)ien de temps il m'a fiiHo
pour me persuader, rompu> coonaK je Fêlai» à h tyrannie, quef aval»
le droit d'y entrer, aussi Irien qu'un autre, que ce mœiJMinmi imh
gnifique (car il est niagiiifique, ne vous en déplaise), m'appartenait
comme à tout le mondeu Les portes étaient grande» ouvertes; yeo*-
toai partout sans reneootrer seulement un policemam. On cherahe
en vain les uniibrmesi la livrée est bannie ëe notre république. Gel»
étonne d'abord, cela SMuique, ne ftltrce qu'au poiM de vue pittON
resque; on s'imagine 91e la machine est arrêtée; point dm tout;,
seulement elle travaille sans feu ni fiimée. Au bout de trois jours,
le lait qu'il n'7 a ici que de simples habits noirs, sans rien qui
révèle le soldai o« l'espion, commence à nous ioipressiouier à la
façon d'une chose majestuenae et symboliqie« La plus grande revon
à laquelle j'aie assiné en Allemagne a produit moins d'eSî^ sur
moi* Soit, je sois na Tankae nigissaoty mais il fiant piendre un pin-'
eeau vigoimux pour peindie un modèle de ceCste taiUe« L^avenir est
ki, cela va sans dke, et ce n'est pas seulement l'avenir que nons
possédons, c'esl encore le présent. Vous vous plaindrez que je ne
vnas donne pas de mea nouveilss pasonneUes, mus je suis pins
nMieste sur mon propre compta que sur cdui de mon pays. J'ai
passé un mais à New^York, et tandis que j'f éttûsi, j'ai vn pcesfne
tous les jours une jeune CUn assez inténssante qui avait fût la.ts»*
versée arec mot sur le bateau. Un instant, jTai songé à V ^ouBea..^
Mon,*, elln avait été gâtée par l'Europel
VIII.
Êfiss Avrofta Church {New- York) à miss WhHeside (Arm).
Je ^ans ai Eut part en arrivant de mes conventions avec mamaa :
elle me laissait toute liberté pour trois mois et si, après ce laps d&
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LES NOCYEAUX RQMANCIEII6 AMÉRICAINS. 168
temps, je n'en avais pas fait bon usage, il était entendu que je la
remettais entre ses mains. Eh Jbieni les trois jboîs sont expirés et
j'ai grand'{>eur de n'avoir fiait ni bon ni mauvais usage de oette
liberté. Bref, je ne mk pas mariée, — c'était là le fia mot de
notre petit arrangement. Apràs avoir tenté pendant 4es afiAées dfi
m'établir en Europe sans dpt, maman s'était flattée ifue je réossi-
rtis peut- être mieux Uwkte seule. Certes je jde pouvais éobouer
phis complètement qu'elle. Eh bieni je ne suis arrivée i rien.. • Je
n'ai même pas essayé. Je me figurais que ce genre d'affaire mar-
i^hait d'elle-même id, et elle n'a pas marché du tout en ce qui me
concerne. Je ne dirai pas que je sois désappointée, car je n'ai en
somme rencontré aucun homme qu'il m'aurait plttid*é{)0U3er.'Q«and
vous vous mariez de ce oôté de l'Atlantique, les gens s'ailendent à
ce que vous les aittuez; or je n'ai vu personne qui me tionn&t l'en-
vie de l'aûner. Je ne sais pour quelle raison, mais «ucnn de ces
messieurs ne ressemble à ce que je me r^éteataisu Peut-être
ai-je rêvé l'impossible : pourtant il y arvait en Europe des hommes
que j'eusse Couses de bon cœur. Il est vrai que presque ions
étaient déjà mariés. Ge qui tùt vexe, c^est d'abdiquer ma liberté.
Je ne me soude pas particulièrement du mariage, maïs je liais A
faire ce qiue je veux. Le genre de vie que j'ai mené durant ces der-
niers mois était fort de mon goût Je n'en suis pas moins fôchée
pour ma pauvre maman que riœ de ce qu'elle souhaitait ne soit
arrivé. Primo^ personne ne fait cas de nous, pas m^e les Rucks^
qui se sont évanouis sans laisser de traces, comme les gens ont le
secret de le faire dans ce pays- ci. Nous an'arons pas produit k
moindre sensation ; mes robes neuves ne oempteot pas; on en a de
plus belles; nos connaissances philologiques ert historiques sont mé-
diocrement goûtées. 11 paraît que nous réussirions mieux à Boston;
mais maman a entendu dire qu'à Boston il n'y avait de mariages
qu'entre cousins. Maman est hors d'elle, parce que tout coûte si
cher^. c'est une ruine 1 Enfin je ne me suis pas fait enlever, je n'ai
été l'objet de nuHe insulte, de nulle calomnie ; cette pauvre maman
avait donc tort dans toutes ses prévisions.
Elle m'aurait, je croîs, vue avec plaisir recevoir quelque bonne
leçon, mais il n'en a rien été,., ni insultée ni adorée... On ne vous
adore pas dans ce pays-ci ; on vous laisse seulement croire qu'on est
tout près de le faire. Vous rappelez-vous les deux jeunes gens que
J'ai connus sur le bateau et qui, après notre arrivée, me rendaient
visite à tour de rôle? D'abord l'idée ne m'était pas venue qu'ils
pussent être amoureux de moi, quoique maman parût en être
persuadée; puis, au bout d'un certain temps, j'ai supposé qu'elle
devait avoir raison, et finalement je me suis aperçue qu'il ne s'était
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ld& REVUE DES DEUX MONDES.
jamais agi que de conversation. M. Leverett et M. Gockerel dispa-
rurent un beau jour sans se mettre en peine de m'avoir brisé le
cœur. Il ne dépendait que de moi pourtant de m'imaginer qu'il en
était ainsi. Tous les Américains sont les mêmes; vous ne savez où
ils veulent en venir; les rapports sociaux consistent en une sorte
d'innocente coquetterie des deux côtés. Pour être franche, je crois
qu'au fond je suis un peu désappointée, non pas tant sur le chapitre
matrimoniaJ que par la vie en général. Elle semble d'abord si diffé-
rente de l'existence européenne qu'on s'attend à quelque chose d'ex-
citant ; puis vous finissez par découvrir que vous vous êtes promenée
huit ou quinze jours au bras d'un monsieur ou dans sa voiture, et que
c'est tout. Haman est furieuse de ne pas trouver plus de choses à
condamner. Elle déclarait hier que ce pays-ci n'avait même pas le
mérite d'être haïssable. Quelle fut ma surprise lorsqu'elle me pro-
posa là-dessus de partir pour l'Ouest I Une telle idée venant d'elle !..
Les habitués de la pension, probablement pour se débarrasser de
nous, lui ont parlé de l'Ouest, et elle a mordu à cette suggestion avec
une sorte de désespoir. Vous comprenez, il est impossible de rester
les bras croisés, pour ainsi dire, à manger son dernier sou... Peut-
être la fortune nous sera-t-elle plus favorable dans l'Ouest. De toutes
façons, ce côté-là aura du moins l'avantage d'être moins cher et
franchement haïssable. Haman hésite entre ce parti et le retour en
Europe. Je ne dis rien; je me sens vraiment indifférente. Qui sait si
je ne suis pas destinée à devenir la femme d'un pionnier? Mais,
ma liberté, comme je l'ai gaspillée I II ne m'en reste plus un atome
à remettre entre les mains de maman. La voici qui vient me dire
que, tout délibéré, nous pousserons plus loin, qu'elle a opté pour
l'Ouest. Ce sera un pionnier décidément. Bahl ils ont quelquefois
des millions. «• »
Ce dénoûment, qui n'en est pas un, nous autorise à croire que
l'auteur de la Pension Beaurepas nous fera suivre bientôt M" et
miss Ghurch dans l'Ouest, où son coup d'œil lucide, sa verve mor-
dante, son incomparable aptitude à poser nettement, malicieusement
le pour et le contre trouveront plus d'une occasion de s'exercer.
Th. Bentzon.
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CHINE ET TONKIN
L'entrée triomphale de régimens français dans le palais d'été du
Fils du Ciel à Pékin n'est pas l'un des événemens les moins curieux
de ce siècle, mais il se produit en ce moment un fait beaucoup plus
important au point de vue européen, c'est la tendance absolument
nouvelle de l'empire chinois à vouloir, — après tant d'années d'ef-
facement, — reprendre en Asie une situation prépondérante. Ses
richesses, son étendue, sa population, paraissent lui revenir en
mémoire et lui imposer des devoirs dont il n'avait plus souci.
La Chine, arriérée au point de jeter à la mer le matériel d'un
chemin de fer roulant entre Shanghaï et Wosung, a demandé pour-
tant aux nations qui inventèrent cette chose absurde, a les trans-
ports rapides » ce qu'elles avaient de mieux en canons et en tor-
pilles. De nos sciences utiles, de nos découvertes pacifiques, elle
n'a voulu, jusqu'à présent, que ce qui pouvait augmenter ses moyens
de défense ou lui permettre d'attaquer au besoin des voisins plus
faibles qu'elle. L'Angleterre, les États-Unis, l'Allemagne, lui ont
fourni tout ce qu'elle a voulu en ce genre, et le trésor impérial chi-
nois, seul, sait à quel prix. Elle a dépensé à cela une telle quantité
de piastres que, de bonne foi, elle peut se croire invuhiérable et en
état de partir en guerre.
Quant à nous, en raison de la présence de troupes françaises à
Si^gon et sur la rivière Rouge du Tonkin, c'est-àrdire à quelques
kilomètres de la fix)ntière chinoise, un devoir nous est imposé : celui
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166 MTCB BE8 DEUX MONDES.
d'observer la transformation qui parait s'opérer chez les disciples
de Confucius et d'examiner s'ils sont aptes à jouer en Orient le rôle
actif dont nous parlions plus haut. Serions-nous, comme quelques
prophètes l'affirment, à la veille du réveil d'un grand peuple, tout
près de la résurrection de l'empire de Gengis-Khan, ou, comme l'a
dit un penseur, « est-ce l'ombre que les grandes destinées projet-
te! devant elles et dans le jour d'aujourd'hui demain est-il déjà ^
présent? »
Nous ne sommes, comme j'espère le prouver, qu'en présence de
quelques tentatives de revendications surannées qui sont le propre
de la ténacité du caractère des Chinois, ténacité qui va toujours de
pair avec leur morgue incorrigible. Il faut qu'on le sache : il n'y a
qu'une bravade ridicule de leur part dans l'envoi d'une poignée de
braves sous les murs d'Hannoï, en vue d'une citadelle sur laquelle
flottait le drapeau tricolore 1 II en est de même des conseils de résis-
tance qu*ils donnent secrètement à notre vieil ennemi le roi Tu-Duc.
Le changement d'attitude des Chinois vis-à-vis des Européens date
du jour peu éloigné où la question de la rétrocession du territoire
du Kouldja s'est réglée d'une manière pacifique entre eux et les
Russes. Quoique ce soit en échange d'une très forte somme d'ar-
gent que la Russie ait consenti à rétrocéder ce territoire, le Fils
du Ciel n'en a pas ntioins considéré cette aoqukition coûteuse comme
an brillant triomphe remporté sur l'un des plus grands royaumes
d'Occidwt (1). C'est depuis lors que ses ministres se sont inter-
posés en qualité de médiateurs entre Japonais et Coréens, qu'ils
cmt dirigé contre nous un semblant d'année au Tonkin, réclamé de
nouveau au Japon les lies lion-Chou et fait la ridicule sommation
aux souverains, leurs anciens tributaires, d'avoir à renouveler les
preuves de leur vasselage.
Ayant sig^ialé les petits états qui se reconnaissent toujours les
tributaires de l'empereur de Chine et ceux qui, comme les royaumes
de Siam et du Cambodge, repoussent hautement sa suzeraineté,
nous montrerons qu'une guerre avec le Céleste-Empire, — il en a
été question! — est chose tout i fait improbable et, fût-elle inévi-
table, qu'il n'y a pas lieu de supposer que les armées chinoises
soient capables de se mesurer avec les nôtres*
I.
Indépendamment des dix-huit provinces qui com]>osent le vasle
ensemble de l'empire du Milieu, il est divers royaumes, plus ou
(i) Voyes Chmoii €t Bn9Hs au Konldja, dans la Bevun da 14 aTril 1881.
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LA CHINE ET LE TONKUf. 167
BioiDS eonsidéribles, qui lai reconnaissent depuis^tine époque très
recalée nne sorte de suzeraineté, et qui, à ce titre, lui paient
anoveUeaient ou tous les cinq ans, divers tributs eo nttnre. Tels sont
le Népaul, la Corée, la Birmanie, le royaume de Siam, TÂnnam et ks
lies LJou-Chou dans la mer de Chine. Entre tous, le roi de Corée s'est
toujours fait remarquer par la régularité avec laquelle il a envoyé à
Pékin ses présens et ses ambassadeurs. En 169Â, un souverain de
ce pays baril>are auquel vint le désir, — étrange dans ces contrées,
— de couronner sa femme, poussa la condescendance jusqu'à solli-
cita de l'empereur de Chine l'autorisation d'accomplir cet acte»
De nos jours, à la suite d'une sanglante révolution qui obligea le
roi et la rdne à prendre la fuite, la Chine a replacé les fugitifs sur
leur trône, puis elle a laissé dans Séoul, leur capitale, une gar-
nison très forte. Aujourd'hui c'est plus qu'un protectorat qu'exerce
le Céleste^mpire, si ce n'est pas tout à &it une prise de possession.
L'Angleterre et d'autres puissances qui désirent passer un traité de
commerce avec la Corée, — mais avec la Corée seulement, — ont
demandé des explications» M. Bourée, notre ministre à Pékin, est
tellement persuadé d'une connexité complète entre le Céleste-
Empire et son tributaire, que, dans le traité qu'il demande à ce der-
nier, il exige pour nos missionnaires les droits dont ils jouissent en
Chine, c'est-à-dire ceux de prêcher l'évangile à cid ouvert et de
construire des églises.
Depuis 1768, époque où les Chinois passèrent le Thibet pour
combattre le ngah de Ghoorka, le Népaul est dans l'humiliante
obligation de se reconnaître leur tributaire. C'est de ce pays de
Ghoorka, proche de l'Hindoustan, qu'est sortie la dynastie des rajahs
qui règne encore aujourd'hui à Khamandou, la capitale du NépauL
Cette principauté pittoresque, appelée la Suisse asiatique, située au
Mord, entre une vice-royauté chinoise, et au Sud, sur les limites
d'une vice-royauté anglaise, ne garde son indépendance qu'en se
insant humble avec ses gros voisins. Tous les cinq ans, une ambas-
sade part de Khonandou pour Pékin, et dépose aux pieds du trône
impérial quelques présens. Le rajah actud, quoique très réservé^
voit son peuple iatalement entraîné vers le joug anglais. Tôt ou
tard, consme tant d'autres rois ou princes indiens, il ne sera plus
qu'un pâle personnage à leur solde. Ce jour-là, l'Angleterre se don-
nera le plaisir d'aviser l'empereur de CÛne qu'il n'ait plus à comp-
ter sur les hommages et les tributs du Népaul. Comme (m le verra
plus loin, ce ne sera pas la première fois qu'il aura reçu un sem«
blable avis.
Ce fut en 1769, après une bataille sanglante qui fut livrée entre
Chinois et Birmans, que ces derniers, vaincus, consentirent à recon-
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108 BETUB DES DEUX MONDES.
naître une sorte de suzeraineté à leurs adversaires et à leur envoyer
chaque année une ambassade et des présens. Pressée à l'ouest par
l'inévitable Angleterre et à l'est contiguë à la Chine, la Birmanie,
ou du moins ce qu'il en reste d'indépendant , se trouve dans la
mémo situation critique que le Népaul. Cependant le roi et son
peuple haïssent mortellement les Anglais, et peu^ëtr6 les Birmans,
gardiens jaloux des passes qui conduisent de chez eux en Chine,
n'ont-ils pas été tout à fait étrangers au meurtre de l'infortuné
Margary (1). Il faut avoir sous les yeux une traduction de la Gazette
de Pékin pour savoir en quels termes le farouche roi de Birmanie,
aussi cruel que le roi nègre du Dahomey, s'humilie devant son
maître et seigneur. Hais peut-être ne fait-il si grand bruit de sa
soumission que pour persuaider aux Anglais qu'en achevant de s'an-
nexer la Birmanie , la Chine pourrait bien leur déclarer la guerre.
Peine perdue, car il n'entrera jamais dans l'esprit de nos voisins
que l'empereur de Chine puisse les menacer un jour d'une rupture.
Il n'y a que notre France, — avec ses fréquens changemens de
ministères, les indécisions d^ personnages qui la gouvernent, leur
M^capacité reconnue à diriger jusqu'ici les affaires extérieures, —
qui se trouve exposée à cette humiliante éventualité d'une déclara-
tion de guerre par l'empire chinois.
Le royaume de Siam, plus éclairé, plus éloigné de l'astre qui
brille à Pékin que les petits satellites dont nous venons de par-
ler, s'est décidé en 1870 à ne plus envoyer à l'empereur de Chine
ni hommage ni lettre de soumission. Les Anglais, qui sont très
influons à Bangkok, n'ont pas dû être étrangers à cette résolution.
A la vérité, le royaume de Siam n'a jamais été conquis , comme
tant d'autres, par les armes chinoises, et s'il envoyait à l'empereur
céleste des présens, c'était simplement pour reconnaître la protec-
tion que ses marchands trouvaient en Chine. Cependant, conjne
l'on a beaucoup de mémoire à la cour de Pékin et qu'il y a un
ministre chargé de veiller à l'observation des rites et des vieilles
coutumes , l'impertinent oubli de la cour de Siam fut signalé en
haut lieu. Pour rappeler habilement cette dernière au souvenir de
ses devoirs, le gouvernement chinois imagina donc de se faire écrire
par le gouverneur-général du Foh-Kien qu'un ambassadeur s'était
présenté devant lui, porteur des excuses des rois siamois, et que,
si une ambassade ne s'était pas rendue plus tôt de Bangkok à Pékin
par la voie de terre, c'était par crainte de tomber aux mains des
rebelles Tal-Pings. Ceci fut inséré dans la Gazette de Pékin, et peu
(1) Ln Ntmmuw Ports <mv€rti de la Chm$y daiiB U Rmm da 15 fénier 1878.
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LA CHINE ET LE TONKIN. 169
de temps après, l'un des deux régens de Siam donnait publique-
ment à ce récit un démenti fonnel.
Avec l'audace qui caractérise les ministres de l'empire du Uilieu,
un mandarin a été l'année dernière à Bangkok avec mission de faire
rentrer dans le devoir le tributaire récalcitrant. Les Siamois ont
répondu qu'ils voulaient bien continuer à entretenir d'excellentes
relations avec les Chinois, mais sur un pied d'égalité, et qu'ils se
rendraient à Pékin par la voie de mer, ainsi que le font les am-
bassadeurs des puissances d'Occident, et pas du tout par la voie de
terre, qui est celle suivie par les feudataires. La Chine se l'est tenu
pour dit, ce qu'elle fait toujours lorsqu'on lui parle avec fermeté.
Elle ne réclame plus rien de Siam, qui, par précaution, arme ses
forts et élève de nouvelles citadelles.
Le vice-roi du petit archipel des Liou-Chiou a, lui aussi, long-
temps payé tribut, il est vrai, à la Chine; mais il est encore plus
vrai que rarchipel en question a toujours fait partie du fief de l'une
des plus grandes familles seigneuriales du Japon, — celle des Sat-
sama. II n'y a qu'à lire sur uae bonne carte les noms des princi-
pales lies, tels que ceux de Okinava-Suma, Ka-Kirouma et Obo-Sima,
pour ne pouvoir douter qu'elles ont été baptisées par les Japonais.
En 1879, ces derniers firent, sans aucun avis préalable, de l'archipel
des Liou-Chiou l'un de leurs départemens; ils ordonnèrent au vice-
roi de ne plus reconnaître la suzerainté de la Chine, et, comme il s'y
refusait, on l'embarqua de force pour le Japon sur un navire de
guerre. Il y est encore aujourd'hui, entouré d'une petite cour qu'on
lui a permis de faire venir de son pays pour le consoler de sa royauté
perdue.
Certes, rentrée d'une armée anglo-française à Pékin et à Canton
fiit \me cause de grande humiliation pour les Chinois; le châti-
ment qu'une petite armée japonaise alla infliger aux pirates de l'Ile
Formose, l'une de leurs possessions (1), fut aussi très sensible à
leur orgueil; mais la façon cavalière dont le mikado leur enleva
les îles Liou-Chiou a blessé beaucoup plus encore leur amour-propre.
Leur ressentiment,* quoique dissimulé, dure toujours; il se mani-
feste sans éclat, mais d'une façon continue. Si le Japon arme
encore aujourd'hui avec plus de persistance que jamais, et au-delà
même de ce que ses finances lui permettent, c'est parce qu'il croit
que sa puissante voisine n'attend qu'une occasion favorable pour
lui déclarer la guerre. Nous croyons que le Japon n'a , pour le
moment du moins, rien à craindre; mais, quoi qu'il en soit, il
(1) Voyez Formoie et VBxpédUion iapofiaÎM, dans la B»ou$ da 15 novembre 1874.
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170 REYUB DCS DEUX MONDES.
n'est pas inutile de constater que la GMne a perdu là encore Tmi
de ses anciens tributaires, et que c'est un petit royaume, moim
grand que i'une de ses plus petites provinces, qui js'est permis de
te lui enlever.
Il y a mille ans environ que le Tonkin fut conquis par les Chi-
nois et qu'il devint l'une des annexes de la province de Ngaa-Nan (1) .
Au commencement du kv® siècle, un gén^id du nom de Le chassa
l'armée d'occupation chinoise, et se fit ppociamer roL U «st txsmt à
fait improbable qu'il lui soit venu à l'idée, «près Bvoist battQ les sol-
dats de l'empereur de €hine, d'aller demander l'investiture au
vaincu, et de se reconnaittre son tributaire. Il y a quaitre-vingts ans
bientôt, un Annamite, du nom de Ngfauen-Anfa, mit à son tour en
fuite les descendans de Le, et le toi Tu-Duc, qui règne aujourd'hui
sur TAnnam et le Tonkin, est un des fils de ce Mgiiù^-Aok. Nous
ne voyons pas jusqu'ici & quel propos, dans queile cirxsoostanoe,
TAnnam a pu demander à û €bioe, comme œtte dernière le pré*
tend, de devenir son Tassai. Cette question d'un tribut payé au
Céleste-Empire par les rois de i'Annam et du Tonkin est capitale
pour nous, puisque de la faç(m dmt elle seraiteancbée doit dépendre
notre attitude vis-à-vis de ces deux pays« On l'a si bien compris A
Hué comme à Pékin que le gouvernement chinois a imaginé, l'an-
née dernière, de faire construire à Haï-Phong, l'une des lK)urgades
du Tonkin que nous occupons à l'emboucbaire du fleuve Bouge,
des magasins pour recevoir un tribut en nature de cent mille
piculs de riz (2), tribut que l'Annam serait censé payer à l'empe*
reur de Chine. L'expédient «st trop grossier pour qu'il puisse nous
tromper. Il a été fort habilement imaginé, non-se\ilement pour limr-
nir des armes à ceux qui voient d'un œil d'envie notre présence
dans ces parages, mais encore pour faire naître des doutes sur la
légitimité de notre intervention au Tonkin chez quelques esprits
timorés. Ces constructions qui s'élèvent tout à «coup, en 1880, à
Haï-Phong pour recevo^ un prétendu tribut bientôt centenaire,
sont sorties, en vériilé, trop A propos dn sol «et bien tardive-
ment.
Même en admettant, comme on l'assure à Pékin, et ainsi que
H. Bourée, notre ambassadeur trop crédule, oemble le croire, que
le roi de l'Annam soit le vassal de la Chine, qu'il lui ait livré, en
réahté, annuellement, et cela depuis bientôt un siècle, 6,^0 j'OOO ki-
logrammes de riz, pourquoi, lorsque nous nous sommes emparés
(i) Voyei le Tonkin et les Relations commerciales, dans la Revue du 1" mars 1874.
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mfgm^mm^mB^^s^m^^'^^sçSàT^
LA CHINE ET LE TUNKL\. 171
du Toarane et de Saigon, en 1858, le Céleste-Bmpîre n'a-t-îl fiât
entendre aucune plainte, pas une seule protestation? C'était pour-*
tant le cas : notre prise de la citadelle de Tourane et notre installa-
ti^i à Sugoo ne se sont pas faites sous le manteau de la cheminée,
mais au bruit du canon et en mitraillant quelques centaines d'Ânna-
nntes.
Se»e ans plus tard, en 187&, la IVance, représentée à Salgra
par le contire^uiriral Dupré, signe avec le roi Tu4>uc un traité qui
n'a été guère observé, on le sait, que par nous. Que dit l'article 27
(f Son Excellence le Président de la fiépubHque Française, reconnais-
sant la souveraineté du roi de l'Annam, son entière indépendance
vis-à-vis de toute pnissanee étrangère^ quelle qu^ elle soit^ lui promet
aide et assistance et s'engage i lui donner, sur sa demande et gra-
tuitement, Kappui nécessaire pour maintenir dans ses états Tordre
et la tranquillité, pour le défendre contre toute attaque et pour
détruire la piraterie qui désole une partie de son royaume ({). m
En vertu de cet article, n'avons-nous pas le droit beaucoup plus
(t) « Tonte nation, dKt Taftel (Droit des gens, Ifv. i, cb. i) qm se gouverne ene-môme,
sotn qnelqne forme qne ce soit, tans dèpendanee d^oenn étranger, est nn état son*
Tenin^ On. doit compter au timbre dei sotiTeraina cet états qni font héè à no saCre
plut paissant par une alliance Inégale dans laquelle» comme Ta dit Aristote^ML deona
au plus puissant plus d'bonneur, et au plus faible plus de seeonrs.
« Les conditions de ces alliances inégales peuvent varier à Tinfini. Mais, quellea
qn'elles soient, pourvn que l'allié inférieur se réserve la souveraineté ou le droit de
se gouverner par lui-môme, il doit être regardé comme un état indépendant,.qui com-
merce avec les autres sous l'autorité du droits des gens.
a Par conséquent, un état faible qui, pour sa sûreté se met sous la protection d'an
plus puissant et s'engage, en reconnaissance, à plusieurs devoirs équivalant à cette
protection, sans toutefois se dépouiller de son gouvernement et de sa souveraineté,
cet état, dis-je, ne cesse point pour cela de figurer pirmi les souverains qui ne recon-
naissent d'autre loi que le droit des gens.
« Il n'y a pas plus de difficulté à l'égard des états tributaires. Car bien qu'un tribnt
payé à une puissance étrangère diminue quelque cbose de la dignité de ces états,
étant un aveu de leur faiblesse, Il laisse subsister entièrement leur souveraineté. L'a-
nge de pi^er tribut était antrefeis très fréquent; le» plus fiUblee se rachetaient par
là dea vendons du plaa fort, en se ménageant k ca prix sa protection, sans cesNT
d'être souverains.
« Les nations germaniques introduisirent un autre usage, celui d'exiger l'hommi^
d'un état vaincu ou trop faible pour résister. Quelquefois môme une puissance a
donné des souverainetés en fief et des souveraine se sont rendus volontairement féu-
éatairea (Tm autre. Lersqua l'boBmsge, laissant sobeisCer l'indépendance et ravto^
rilé souveraine dans l'administration de Pétat, emporte seulement certains davoiie
envers le seigneur du fief, ou môme une simple reconnaissance bonoriflque, il n'em-
pôche point que l'état ou le prince feudataire oe soit véritablement souverain. Le roi
de Naples faisait hommage de son royaume au pape; il n'en était pas moins r/)mpt6
parmi les principaux toofiraiM de l'Europe^ »
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172 REVUE DES DEUX MONDES.
que la Chine de considérer le roi de FAnnami sinon comme notre
vassal, du moins comme notre protégé (1) 7
L'honorable H. de Saint-Vallier, dans le discours qu'il a prononcé
sur cette question ces jours-ci au sénat, est complètement de cet
avis. Voici ce qu'il a dit à ce sujet : « L'empereur de Chine a dû
être assez surpris de voir le roi d'Annam invoquer une suzeraineté
nominale qui avait bien pu être imposée à l'époque où les Chinois
avaient pénétré en Cochinchine, mais qui paraissait tombée depuis
longtemps dans la désuétude et l'oubli... Toutefois cet appel du
vassal devait flatter le suzerain, et il y eut dès lors entre la cour
d'Ânnam et l'empereur chinois un échange de communications
avec des promesses de secours. Les journaux étrangers ont fait
beaucoup de bruit de cette suzeraineté et des difficultés qui en
résulteraient pour nous dans le cas où nous donnerions suite à
notre projet d'occupation. Ces difficultés, nous ne pouvons les
admettre : d'abord parce que la Chine, jusqu'à l'appel tout récent
de l'Annam, n'avait jamais songé à rappeler ces droits de suzerai-
neté sur les provinces cochinchinoises, et puis parce que cette
suzeraineté qu'invoque l'Annam ne s'est jamais, en aucun temps,
étendue au Tonkin. Le Tonkin a toujours été une principauté indé-
pendante, la région montagneuse qui le sépare de la Chine l'ayant
préservé des invasions du Céleste-Empire. » M. le ministre des affaires
étrangères, dans sa réponse à H. de Saint- Yallier, a été encore plus
explicite. « Le traité de 187A, a-t-il dit, a été notifié à la Chine
immédiatement après sa ratification. Cette puissance n'avait à faire
et ne fit, en effet, aucune observation. »
H.
Ce qu'il y a d'étrange dans tout ceci, c'est que la campagne
dirigée contre notre influence au Tonkin a été menée longtemps
par un Chinois converti du nom de Ma-Kien-Tchong. Ce personnage
connaît mieux Paris et la France que beaucoup de Français. Deux
fois bachelier, il a passé avec succès sa thèse de licencié en droit et
il s'est vu délivrer le diplôme que l'École des sciences politiques
décerne à ses meilleurs élèves. Admis d'abord dans nos écoles, nous
l'aivons vu par la suite se montrer dans les salons à la mode des deux
(1) Voir PÀfmmon du Tonkinf dam la Rwue du 15 septembra 1880.
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LA CHINE ET LE TON&IN. 17S
rives de la Seine. Lorsque son éducation fut complète, il partit pour
son pays natal, où, grâce à sa finesse d'esprit, à sa connaissance des
choses d'un monde ancien et d'un monde nonveau, il devint le con-
seiller intime du plus grand homme de la Chine actuelle, le vice-roi
Li-Hung-Chang. HarKien-Tchong fut d'abord envoyé par son pro-
tecteur à Calcutta pour arranger certains différends qui divisaient,
— à iH*opos d'opium, — l'Angleterre et le Céleste-Empire. Plus tard,
choisi pour rétablir l'ordre en Corée, il fit résolument arrêter le
principal fauteur des troubles, qui n'était rien moins que l'oncle
du roi détrfiné , et l'envoya de sa propre autorité , et sous bonne
escorte, en exil. Lorsqu'il eut rétabli le légitime souverain sur son
trône, il lui vint la crainte de voir tomber ce faible monarque sous
l'influence ou même sous la domination des Japonais. Il l'obligea
alors, malgré l'opposition d'un parti national hostile aux Euro-
péens, à ouvrir au commerce étranger les ports de la Corée, tenus
rigoureusement fermés depuis des siècles comme autrefois ceux de
la Chine. En faisant signer des traités au roi de Corée avec les
grandes puissances, il a cru le mettre fort habilement sous leur pro-
tection.
Encouragé par ces premiers succès, Ma-Kien-Tchong voulut
rendre éclatante la suzeraineté de la Chine sur la Corée. A cet eifet,
il invita la France, les États-Unis et l'Angleterre à la reconnaître
d'une manière officielle. Ces trois nations s'y refusèrent. Tombé
pour cela en disgrâce, notre ancien commensal n'en serait pas moins
encore très influent à Pékin, s'il n'était catholique. Mais ses com-
patriotes ne lui pardonnent pas son apostasie. Il est, assure-t-on,
actuellement au Tonkin, conseillant la résistance à Tu-Duc, lui
promettant l'appui du Céleste-Empire et lui soufflant son rôle dans
la comédie toute nouvelle du tribut des cent mille piculs de riz.
Est-ce l'habileté de cet homme qui est cause de la mauvaise for-
tune de M. Bourée 7 Ce qu'il y a de certain, c'est que, ces jours-d, ce
diplomate a été invité par dépêche télégraphique à se rendre à Paris.
S'il faut en croire des rumeurs que confirme la presse anglaise
de l'extrême Orient, ce rappel précipité serait dû à certain traité
que notre ministre aurait élaboré avec le vice-roi Li-Hong-Chang.
Malheureusement pour M. Bourée, M. Challemel-Lacour ne veut ni
ne peut ratifier un semblable document. L'on comprendra tout de
suite pourquoi. L'article 1*' déclarerait que la France renonce pour
toujours à s'emparer du Tonkin. L'article 2 ferait reconnaître par
la France, quelque invraisemblable que cela puisse paraître, la suze-
raineté de la Chine sur le Tonkin et l'Annam. Enfin l'article 3 dis-
penserait le Tonkin et l'Annam de payer à l'empereur céleste l'im-
pôt annuel des cent mille piculs de riz.
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17A REYOI DES DEUX MOKDES.
On eomprendra le doulouveiix étonnement et la légitime indigna-
tion éprouvée par notre ministre de» affnres étrangères à la leetiur»
d'an tel projet. Gee seatimene sont» du vmltef ressentis égaleoMut
par tons ceux qui ont qaelque soiidf des iatérèta de la Fraoœ, et ilfr
approutent sans résc^^m^ le rappel ckrnoti&amlMMsadeur.'
IIL
Beistboii, àM«fe ép0q[«e^éèriiD(H*évu nejooem aigrandrôle
q«e parce que notre inpvévofaace eet exeewire, de rediereher
quelles forces de mer et; de terw la Chiae pourrait mettre en ligne*
Nous nous hâtons d'aster qu'en (Perchant à faire la fanntère sur
ce point, nom sommes bien loin de eroireique eette puissance songe
à se mesurer arec nous, pas plus qu'avec d'autres, sauf le Japon
pourtant.
La puissance navale de la Chine à Pheore actuelle ne peut, Tcn s'en
doute déjà, inquiéter aucune mairine sriiitaire de TBarope; ht Chine
ne possède en effet, malgré de grands effsrtset de grands sacritices^
que deux Iburds cuirassés, un momtor* deux frégates^ dosze cor-»
vettes, dont deux seulemmt est une armure en fer, trente canoBK
nières en bois, deux bateaux k roues, dix petits steam^s douaniers
et deux barques transports. 11 fout ajouter à eette Kste le Tinff-Vuen^
b&timent de guerre qui s'adiève en ce moment dans l'arsenal de
Stettin, et qui partira pour la Chine aussitôt que son armement en
canons Krapp aura été complété à Kiel. 9e Farrtu même des con<*
stmcteurs allemands, le 7{'7i9*Fii»n réunit dans sa coque, à un trop
grand degré de perfection pour des Chinois, toutes les découvertes
modernes. Ce n^est plus un bfttiment de guerre, c'est une exposition
de macfained scientifiques. Indépendffitment d'un éclairage de sys-
tème récent, on y voit fonctiéimer un télégraphe électrique^ pu»,
£vers inventions hydrauli(pies, un attirail très compKqué de roues,
grand attiiail destmè à mettre simplement à la mer les petites em-
barcations du bofd, des appareils à torpilleSi des mantveHes teur^
nant à la vapeur, des pompes à feu et à eau de divers inventeonn
enfin beaucoup d'autres engios devant lesquels ont At longlenqps
pftUr ceux qui les ont inventés. Que sera^ee lorsque des capitaines
chinais ordonneroftt à des équipages inexpérimentés de mettes en
mouvement tous ces rouages d^horlogerie? A la première Mplosion
insolite, au moindre choc électrique inattradu, le vaisseau modtie
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LA CBIME ET tE TONfLff^» 175
risquera d'être abandonné^ heureux ei ceux qui le montent ne sau*
tent pas en l'air avec loi! Ajoulona, pour faij:^ évanouir jbien des
appiébensions, fpi'une escadia fmoçaîse partant de Taulon peut en
quatre mois aller ea Chtoe et être xâveoue à son point de départi
ayant «ssurèiDent coulé bas les navbiw iMpéciaux qui aur»^at osé
lai doBner reiklez-vous daas la baie de Tourane ou dans las eaux
du golfe du Tonkio. Les dliiiiois peuvent d'ailleurs être certains que
les constructeurs allemands ne demanderont pas mieux que de leur
renouveler leurs flottes. Le Céleste-Empire est pour eux une source
de gains magnifiques. Que l'on inlien-oge également à ce eujet les
AjQglaîs d'abord et les éjoéricains ensuite : tous se soot enrichis
outrageusement aux dépens de leur saîve cliente. S'il n'est pas
question de fburnitufes françaises, c'est parce que notre marine mar-
iîhande est pour ainsi ainsi morte. Pourquoi s'en étonner? On Ta
subventionnée poiur qu'elle puiase nme sans travailler et s'enrkhir
aans courir 'aucun risque.
U est bien diiScilé de savoir le chiffre exact de soldats que Tem*
pire chinois a sous les armes. Il est wssi difficile à établir que
•celui de sa population, que dies reoensemeas plus ou nx)ins véiî-
diques ioot varier de trois cent wi^t h quatre cent imUions d'ba-
bitans. Quoi qu'il en soit, l'armée chinoise fût-elle, sans compter les
garnisons de la llandohoude, de six cent mille hommes, comme elle
l'était iOn 1S80, — sur le papier, *- nous avons tout lieu de croire
^'il n'y a pas fAus de trois ceni mille soldats en activité. Si les
généraux chinois n'envoyaient pas en congé trois cent mille Braves,
et s'ils n'en toucbaieDt pas sans scrupule la solde, trois cent vingt
jBÂUe hommes tiendraient garnison dans les grandes villes, pendant
•que4enx cent mille honuDes d'infanterie et qu^re-vingt mille de
^^avalerie feraient un service actif. Mais, nous le répétons, il n'en
•est rien ; et malgré la bravoure incontestable du soldat chinois, mal-
gré Tachât par son gouvernement de quelques milliers d'armes à
tir rapide, malgré l'instruction militaire donnée aux recrues asia-
tiques par des instructeurs angbûs et allemands, une armée chinoise
lâcherait pied devant n'iaiporte quelle armée européenne. Ce ne
aérait certainement pas par lâcheté, nous devons le dire, mais parce
que les troupes qui la comiposeraient n'auraient, pour la plupart, à
opposer à nos armes perGsctionnées que des lances, des arcs, des
flèches, des hallebardes, des fusils défectueux et des canons d'une
portée inférieure aux nôtres et d'un tir moins rapide.
U est avéré qu'il y a beaucoup de compagnies de soldats chinois
qui ne sont formées que de vagabonds, dont l'occupation principale
est de s'entendre avec les voleurs de grands chemins lorsqu'il y a
quelque boa coup à faire, c'est-à-dire quelque riche marchand ou
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176 BETUE DES DEUX MONDES.
capitaliste à dépouiller. Au temps où il a fallu combattre les rebelles
Tiu-Pings, l'armée dite régulière n'a été d'aucune utilité. Les milices
locales, les engagés volontaires européens ou américains, les yung
ou Braves, qui correspondent aux mercenaires des anciennes armées
d'Occident, se sont seuls battus, et, seuls, ils ont réprimé l'insurrec-
tion. Même instruite et bien exercée, Tarmée chinoise, en raison de
son organisation actuelle, ne peut rendre de grands services. La
mobilisation présenterait les plus grandes difficultés, car il n'y a
en Chine ni intendans, ni état-major, ni commandant en chef.
Supposons qu'il y ait dans chaque province ce qu'il devrait y
avoir, c'est-à-dire de 30,000 à 50,000 hommes. Ils seront, comme
ils le sont aujourd'hui, divisés en trois ou quatre corps, ayant cha-
cun un chef spécial, et allant où bon leur semble. Si leur paie leur est
versée régulièrement, ils se contenteront de la dépenser sans rien
faire; se fera-t-elle mal ou pas du tout, ils vivront de pillage. Ajou-
tez à cela qu'on ne les réunit jamais pour les exercer ; 'qu'ils n'ont
ni matériel de campement, ni bagages, et qu'ils vivent la plupart du
temps dans des huttes en terre élevées ou construites par eux-
mêmes. Quels services une telle armée pourrait-elle rendre en
temps de guerre? Évidemment aucun. Cet état de choseis se modi-
fiera sans doute dans un temps plus ou moins rapproché, car la
Chine, se croyant menacée par le Japon en Corée, par les Russes au
Kouldja et à tort par nous au Tonkin, ainsi que nos ennemis le lui
insinuent, la Chhie, disons -nous, ne peut tarder à opérer des
réformes; mais quand se feront-elles, dans un pays où l'on ne
tolère même pas la construction d'un chemin de fer de quelques kilo-
mètres? Et puis, comment admettre que l'Europe ne sera pas tou-
jours supérieure à l'Asie dans ses moyens d'attaque et de défense?
Notre sécurité nous fait une loi impérieuse de la devancer sous ce
rapport; si nous venions à l'oublier, bientôt l'Occident disparaîtrait
comme autrefois sous une nouvelle invasion de barbares.
Rien de plus opportun, pour notre thèse, que ces sages paroles
prononcées par M. Renan en Sorbonne il y a très peu de jours :
« La science est l'âme d'une société, car la science, c'est la rai-
son. Elle crée la supériorité militaire et la supériorité indus-
trielle. Elle créera un jour la supériorité sociale , je veux dire un
état de société où la quantité de justice qui est compatible avec
l'essence de l'univers sera procurée. La science met la force au ser-
vice de la raison. H y a, en Asie, des élémens de barbarie analogues
à ceux qui ont formé les prémices armées musulmanes et ces grands
cyclones d'Attila et de Gengiskhan, mais la science leur barre le
chemin. Si Orner, si Gengiskhan avaient rencontré devant eux une
bonne artillerie, ils n'eussent pas dépassé les limites de leur désert.
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lA CHINE ET LE TONKIN. 177
U ne faut pas s'arrêter à des aberrations momentanées. Que n'a-
t-on pas dit à l'origine contre les armes à feu, lesquelles pourtant
ont bien contribué à la victoire de la civilisation? Pour moi, j'ai la
conviction que la science est bonne, qu'elle fournit seule des armes
contre le mal qu'on peut faire avec elle... »
On assure qu'il y aura bientôt 50,000 soldats chinois armés
de fusils à tir rapide et devant leur instruction militaire à des offi-
ciers européens. Nous voulons bien le croire; mais nous ne pou-
vons nous empêcher de faire une remiirque. La garde impériale
(celle qui est chargée de protéger le Fils du Ciel et sa résidence
à Pékin), est forte de 17,000 hommes. C'est peut-être là le noyau
de l'armée qui, dans un avenir plus ou moins rapproché, cher-
chera à fonctionner mieux que celle que nous connaissons aujour-
d'hui. Or cette garde est divisée en six bataillons, dont quatre
seulement sont armés de fusils se chargeant par la culasse. Les
deux autres n'ont encore que le fusil à mèche. On sait qu'il ne
faut pas plus de deux hommes pour manœuvrer un seul de ces
engins étonnans : l'un, pour le porter, l'autre pour y mettre le feu.
Si telle est la cohorte d'élite préposée à la sécurité du jeune empe-
reur de Chine, que doivent être les troupes qui sont éloignées de la
capitale? Tout récemment, un grand voyageur, M. Colquhun, fait
la rencontre des soldats chinois postés sur la frontière sud du Yun-
nan pour en défendre Faccès aux barbares français : « Us n'avaient
d'autres armes, a dit avec une sorte de dépit M. Colquhun dans une
conférence qu'il faisait à Simla aux officiers anglais de cette garnison,
qu'une pipe à opium, une lampe pour l'allumer, un rouleau d'étoffe
jeté autour du cou servant à essuyer la sueur de leur front, et l'in-
dispensable éventail... » M. Colquhun ne nous aime pas, simplement
parce qu'il aimerait mieux voir le Tonkin entre les mains de l'An-
gleterre qu'entre celles de la France, aussi ce spectacle l'a-t-il
navré. Évidemment, si ce sont là les guerriers qui doivent replacer
sous la suzeraineté de la Chine le royaume de Siam, les lies Liou-
Chiou, le Tonkin et l'Asie entière, il ne faut guère s'effrayer des
velléités d'ambition qui tourmentent les fortes têtes du Céleste-
Empire, y compris celle de notre ennemi intime Ma, l'ancien élève
Nous avons eu tout dernièrement entré les mains un document
curieux, extrait et traduit de la Gazette de Pékin à notre intention,
par un ami à nous. C'est un rapport fait par un censeur sur l'armée
des Braves, rapport qu'il a adressé à l'empereur en le suppliant
à genoux de le lire. Il date de l'année dernière, et nous le donnons,
à peu de chose près, tel qu'il a été placé sous les yeux de l'empe-
reur de Chine.
LTU. * 1883. 12
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178 RETUE OSS DEUX MONDES.
Q !<" Pourquoi^ dit le oeasear impédaU autûri6e-t-<m, dans les
camps des armées chmoiaes^ la préffiaiioe4'ttneiméeded<Diiie8tiqQe8
presque aiissi nombreiu <pie I^ combattaiis 7
« 2^ Les ofikîers reçoiveBt la vàèae sMq ea tefops de pak qu'en
temps de guerre, soit AOO à 500 taëk par mm (2^500 à£,dOO fr.).
Pourtaoty pendant la paix, ils ne travaiUefii pas ; ils passent leur
temps & jouer ou à fumer de l'opium; ils doeau&ai masà. de faux
états sur Je nomMe des soldats qui sont sous lears <ffilres. Wj
a-t-il pas uae -enquête utile à faire à ce sujet?
i i^ L'entretien général de Tarrnée est le méfiie en temps de paix
qu'en tecnps de guerre; oa dépense les mêmes sommes en tentes
et en équipem»^, et jcependanl n'est-il pas ycai que, lorsque le
soldat ne combat pas en rase camp^ne, U n'a pas l)esoin de tentes
dans les villes et que ses vètemens Ae s'usent pas au repos comme
lorsqu'il est en route ?
(( ¥ Les officiers cboùsissent les plus beaux hommes et les meiU
leurs gu^riers quand ils vont à la guerre pour en faire leur garde
personnelle. Us doublent les soldes de ces hommes. Ne serait^il pas
certes plus utile de les laisser là oii leur présence est le plus néces-
saiare?
(( b° Les officiers récbinent au gouvernement ei se font payer par
lui le double du prix de revient de la nourriittre de chaque soldat.
u 6^ Les habiUetsens sont également portés Ml double de leur
coût par lies4)fficiers chargés de les payer^
« l"" Les offidens ne préteaâent*ils pas qulls ne reçoivent pas
leursolde avec régularité, el sous ceprétex^ a' est-il pas avéré qu'ils
ne paient aux soldats que la moitié de ce qui leur est du?
(( S"" On trancfie la tête au soldat qui a l'audaœ de dire qu'il est
volé, comme coupable d'insubordination.
^ ^ Les instructions ministérielles exigent que les régimens
changent de garnison tous les ans. Cet ordre est-il toctîoars stricte-
ment exécuté ? Non.
« 10^ Les gouverneurs doivent faire un impport sur la composi-
tion des armées occupant chaque province. Qui fait ces rtqpports?
Les colonels ou les généraux.
« 11* Les sommes nécessaires à l'entretien de l'armée sont presque
partout détournées de leur destination. N'y a-t-il pas urgence à ce
que ce soit le trésor qui iasse hii-méme le paiement des soldes aux
Groupes?
« 12^ Il arrive que des soldats désertent, meurent ou l'entrent
dansleurs foyers, et cependantils n'enfigurent pas moins sur les listes
comme présens aux corps. Quels sont ceux qui empochent les diffé-
rences? Les officiers. »
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LA CHIIfE ET LE TONKIX. 179
Le censeur patriiMe qui t eu Taudace de dénoBcer de tels abus
est certainement digne d'être loué. Quant à être écouté, c'est une
autre afiaire. Il y a dans l'année chinoise , forcément disséminée
sur une ^adue de 330 mUIions d'hectares,^ — soit six à sept fois
celle de la Fraiirce, — trop de mandwins militaires, dé colonels, de
généraux, voire de niArècbaux intéressés au maintien de ce qui
existe pour qu'il y soit jamais fait un changement sérieox. NcKi, ce
ne sont pas de tels soldats qui tiendront en échec ceux que conn
mande à Bannoi le commandant Bîyière, et qui pourront jamais
être un obstacle sérieux «u développement de notre influence dans
l'estréme Orientr
fV.
Mais quelle politique devons-nous suivre à l'égard de la Chine
pour éviter des complications 7 II n'en est qu'une : cesser la poli-
tique d'indôcisJon que nous avons au Tonkin depuis i87A et qui
nous a raidua la risée de l'Orient; ne pas laisser un seul moment de
plus, — comme nous l'avons fait et cela au risque deccnnpromettre
notre belle colonie de Cocbinchine et le prestige de notre pavillon,
— le comnumdant Rivière au centre d'un pays ennemi, sans moyen
d'agir et sans instructions précises»
Dans le discours que TboncHrable H. Challemel- Laconr a pro-
noncé ces jours-ci au sénat, U semble que l'on veuille agir au Tonkin
avec plus d'énergie que par le passé, ce qui ne sera pas difficile ;
et, bien que les mesures que l'on parait devoir prendre ne soient
pas de celles qui conduisent à une possession définitive du pays,
naais à une annexion bàtaide comme celle du Cambodge, nous ne
BOUS sentons pas disposés à critiquer une solution qui montre du
moins que le ministère actuel a des projets arrêtés. Nous n'y sommes
plus accoutumés ^ il lui faut savoir gré de ce retour aux bonnes
traditions.
Il y aurait, de l'avis de personnes au courant des finesses asiati*
quesy un moyen pratique d'éviter un refroidissement avec la Chine,
tout en satisfaisant le roi Tu-Duc. Ce serait d'établir au Tonkin des
douanes à l'instar de celles que les Chinob instaDei^ en ce moment
en Corée^avec un personnel moitié annamite e/Cjaioitié français, puas
en donnant au souverain de l'Annam une large part sur les pro*
duks des tues douanières, l'intéresser au développement de noCire
influence H de notre commerce^ Tu-Duc, voyant la France remplir
am trésoc vide, n'auca plan aucune raison de conspirer contre nous,
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180 RETUE DES DE0X MONDES.
et il invitera la Chine et ceux qui lui conseillent de nous être désa-
gréable à ne plus s'occuper de lui.
U serait criminel de le cacher : il est, derrière l'empire du Milieu,
une puissance européenne, dont l'inimitié pourrait bien nous pour-
suivre jusque sous ces lointaines latitudes. Ce sont, en effet, des ofh-
ciers allemands qui, de préférence à des oi&ciers français, instrui-
sent aujourd'hui sur quelques points du littoral les recrues chinoises ;
ce sont des armes perfectionnées allemandes qu'on donne à ces jeunes
soldats, ce sont aussi des torpilles de même origine qui défendent
l'entrée du Peï-Ho et autres fleuves, et nous avons vu que le seul
navire cuirassé de la flotte chinoise digne d'être ainsi qualifié pro-
viendra des ateliers de Stettin. Faut-il encore une preuve du désir
que l'on a à Berlin de mériter les bonnes grâces de la cour de Pékin,
dans l'intention d'exercer sur elle une influence peut-être tout aussi
dangereuse pour nous que pour la Russie? La voici; elle est toute
récente, et a valu au vice-consul d'Allemagne à Swatow, M. de
Mollendorf, un rappel sans sursis.
Lorsque le port de Swatow fut ouvert aux étrangers, les Allemands
obtinrent, ainsi que les représentans des autres nationalités, le droit
d'y acquérir des terrains. Une maison de conunerce allemande
acheta, il y a bientôt un an, un morceau de terre qui fut vendu par
son propriétaire chinois avec toutes les clauses que la loi exige. Mais
les mandarins de Swatow avaient vu d'un très mauvail œil cette
vente d'un terrain à une maison étrangère, et ils s'opposèrent à
ce que MM. Dirks, les acquéreurs, en prissent possession. L'affaire
traînait en longueur, lorsqu'on janvier dernier le vice-consul d'Al-
lemagne fit demander cinquante hommes au commandant de l'^/i-
sabethy corvette de guerre prussienne qui se trouvait en rade de
Swatow. Entouré de ces cinquante hommes, il plante un mât au
centi-e du terrain vendu, hisse un pavillon noir et blanc et proclame
aux yeux ébahis des mandarins que l'emplacement sur lequel il se
trouve est devenu à tout jamais terre allemande. Rien de plus cor-
rect. Les autorités chinoises ont pourtant porté plainte à Berlin, et,
6 surprise I M. de Mollendorf vient d'être révoqué. Les Européens
en r^idence à Swatow déplorent vivement cette mesure, qu'ils con-
sidèrent comme inique. Quant aux mandarins, leur joie orgueilleuse
se manifeste sans retenue.
Cette intervention occulte et hostile de l'Allemagne dans nos
affaires du Tonkin n'a rien qui puisse nous inquiéter. Nous en par-
lons simplement pour la constater et aflSrmer que , forts de nos
droits, nous saurons les faire respecter. Mais nous voudrions que
l'on sache bien que cette intervention n'est que le fruit de notre
indécision. Tandis que nous hésitons, les autres agissent. Voyant
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LA CHINE ET LE TONKIN. 181
que nous ne savions ni prendre le Tonkin ni l'abandonner, la
Chine a cherché naturellement à y jouer le rôle dominateur qui lui
a si bien réussi en Corée. Rien de plus logique, il faut bien le recon-
naître.
Nous terminerons en disant : Si la Chine n'a pas fait encore l'es-
sai de la puissance militaire qu'elle croit avoir acquise dans ces der-
nières années, si elle ne s'est pas décidée à faire la guerre à un petit
royaume comme le Japon après la confiscation des lies Liou-Chou,
c'est parce qu'elle ne s'est pas sentie tout à fait assez forte pour cela.
Le Japon avait un navire cuirassé et la Chine n'en avait pas. Il en
a été de même à l'égard de la Russie, qu'elle avait pourtant bien
plutôt envie de combattre que d'enrichir de plusieurs millions de
roubles; et qui sait si, poussée contre nous par de pernicieux con-
seils, elle n'a pas songé un instant à nous déloger de la citadelle
d'Hannoï? Heureusement elle a compris qu'une aventure semblable,
en gênant par la suite l'accès de ses ports, pourrait tarir les meil-
leures sources de ses revenus ou laisser le champ libre à l'une des
nombreuses sociétés politiques et religieuses qui pullulent chez
elle. Tout le Tonkin n'a pu l'engager à braver de pareilles éven-
tualités, sans compter le risque d'être de nouveau battue par les
barbares d'Occident. Toutefois, si le gouvernement chinois sor-
tait encore une fois de sa réserve habituelle au sujet de notre pré-
sence au Tonkin, nous saurons du moins pourquoi nous sommes
autorisés à prendre vis-à-vis de lui une attitude énergique. Que ne
l'avons-nous fait plus tôt? Mais à quoi bon récriminer? La chambre,
qui, pour satisfaire ses haines de parti, ne regarde pas à compro--
mettre nos plus évidens intérêts coloniaux, la chambre, qui a laissé
humilier les pavillons de notre escadre à quelques milles d'Abou-
kir, en vue des Pyramides, la chambre, qui ne sait comment orga-
niser la Tunisie, ne connaît absolument rien, et ne veut rien
apprendre des choses de l'Orient et de l'extrême Orient. Elle vit
toujours dans la croyance que les Asiatiques entendent quelque
chose aux rapports internationaux qui sont en quelque sorte mon-
naie courante en Europe. Mais les Asiatiques ne connaissent qu'une
raison, la force; qu'un mérite, l'action.
Edmond Plauchut.
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POÉSIE
SOLEILS 1>»HIVER.
L
ROBL DU MIDI.
Caiwe^ 2& déeiiii]>M.
Jetant fblleoaieiit ses notes perlées
Dans le bleu du ciel,
La cloche s'en donne à toutes volées...
Noël! c'est Noël I
Loin de la langueur pâle et monotone
Du Nord engourdi,
Tout en me charmant, ton éclat m'étonne,
NoëlduMidil
Pour moi, jusqu'ici, Noël, c'était l'âtre
Tant de fois chanté;
Sa douce chaleur, sa vapeur bleufttre,
Son intimité ;
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POESIS. lAS
C'était, sous la neige épaisse et serrée
Tombant d'un ciel gris,
L'immensité blandie et comme parée
De mon vieux Paris;
C'était, aux rayons dorés des boutiques.
Des gens très pressés.
Suivant, 4 ia nuit, ombres iantastîtpies,
Les trottoirs glacés;
Bref, Noël, avec son brouillard morose,
Toujours me semblait
La fête du froid, faisant le nez rose,
Rouge ou violet.
Icî, c'est Taîmable et charmante ftte
Du soleil d'hiver
Réchauffant galment le cœur et la tête
De son rayon clair ;
Au loin, dans Fazur des grands flots tranquilles,
Tout pointillés d'or,
C'est le groupe blanc et coquet des Iles
Pour fond de décor ;
Partout, sur le port et sur la Groisette,
C'est le bruit joyeux
D'une foule vive, en fraîche toilette,
Et la joie aux yeux;
Et sur ce tableau qui brille et rayonne
En tons éclatans.
Le sourire étrange et doux d'un automne
Qui serait printemps!
II.
MONTE CARLO.
Un décor de féerie, avec son édifice
Pompeux et surchargé, sa nature factice.
Ses aloès géans rangés en espaliers,
Sa place minuscule aux larges escaliers,
£t, pour toile de fond, la montagne âpre et nne.
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18& BBYUE DES DEUX MONDES.
L'œil ébloui s'étonne et rêve la venue
De quelque roi grotesquOi aux bas jaunes ou verts,
Démarche titubante et couronne à l'envers,
Hurluberlu quatorze ou prince de la sorte,
S'avançant dignement, entouré d'une escorte
De gardes moustachus et casqués de fer-blanc;
Puis se tournant soudain vers l'escadron volant
Des danseuses, brillant dans sa magnificence :
<c Et maintenant, messieurs, que la fête conunence I »
Le soleil éclatant s'abaisse à l'horizon.
Seul, devant le palais, parmi la floraison
Des roses de Bengale et des palmiers d'Afrique,
Un homme est là, debout, sur ce tableau féerique
Attachant un regard vague et comme hébété.
Autour du tapis vert il a longtemps lutté :
La fortune marâtre a fait sa poche vide.
Ety très pâle, sentant le vent du suicide
Passer dans ses cheveux et courir sur son front.
Il regarde, au lointain, le soleil rouge et rond...
Et vers ce louis d'or dont les clartés descendent,
Gomme pour le saisir, ses mains sèches se tendent.
IIL
l'étoile.
Nice.
Dans le ciel transparent que le couchant colore
Une étoile parait, timide et seule encore.
Gomme un œi) scintillant aux portes de la nuit.
Seul moi-même, suivant le hasard de mon rêve.
Assis sur un rocher au-dessus de la grève.
Je regarde, songeur, ce point fixe qui luit.
Et Je me dis : « Gombien, avant moi, d'autres hommes
Depuis les premiers temps de ce monde où nous sommes
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POÉSIE. 185
Sur cette même grève ont passé, soucieux I
Vers ce même astre clair qui sur ThorizoD rose
Ainsi qu'un clou d'argent étincelle et se pose,
Combien d'autres mortels ont élevé les yeux I
Pourquoi tant de regards tournés vers cette étoile?
Youlaient-ils, ces rêveurs, percer le sombre voile
Qui d'un monde inconnu nous cache la clarté?
Vermisseaux inquiets s'agitant sur la terre,
Voulaient-ils arracher à l'astre le mystère
Enviable et lointain de sa placidité
N'était-ce pas plutôt dans ces momens d'ivresse
Où tout l'être exalté déborde de tendresse
Que leurs regards montaient vers la pâle lueur?
Ne la prenaient-ils pas pour douce confidente
De leurs espoirs comblés, et d'une voix ardente
Ne lui contaient-ils pas l'histoire de leur cœur?
Partez, envolez-vous vers les profondes voûtes,
Tristesses et bonheurs, espérances et doutes,
Grandiose soupir de ce monde anxieux ;
De tout temps, isolé dans sa faiblesse extrême,
L'homme chercha là-haut comme un autre lui-même:
La joie et la douleur font regarder les cieux.
Jacques Normand.
Digitized by VjOOQIC
REVUE LITTÉRAIRE
LES COHMENCBllBlfS D'VV 0RANir POÈTE.
Victor Bugo avant i830, par M. Edmond Biié. ParlB^ 1883^ J* Genrais.
« Uq des élèves les plus obscurs de David» nommé Lavoipièire, solli-
citant du prince Louis-Napoléon, en juillet 1S52, une place de conser-
vateur des musées, faisait ainsi valoir le plus mémorable de ses titres :
« 3e fus aussi chargé par David de lui ébaucher le javelot de ,Tatius,
dans le tableau des Sabines. n Je ne prétends pas à une autre gloire
que celle de ce brave Lavoipière, et il me suffira d'avoir ébauché le
javelot de Taticts pour celui des successeurs de Sainte-Beuve qui fera
un jour le Tableau de la Poésie française au xix* siècle. » — Ainsi s'ex-
prime quelque part, vers la fin de sou livre sur Victor Hugo avant 1830 ^
spirituellement et modestement, l'auteur lui-même, M. Edmond Biré.
Nous Fen louerons; et nous ne l'en croirons pas. Car on peut certaine-
ment adresser plus d'une critique à son livre, comme par exemple
trouver que l'esprit de parti s'y laisse beaucoup trop voir, et trop souvent
y donne à la recherche même de la vérité je ne sais quelle déplaisante
allure d'inquisition judiciaire ; on peut penser aussi que la disposi-
tion n'en est pas toujours la plus heureuse, et qu'il y intervient beau-
coup de digressions, dont plusieurs ne tiennent au sujet, quand elles
y tiennent, que par un fil bien fragile-, on peut encore ajouter que, par
une espèce de contagion du poète à son biographe, quelques plaisan-
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BETUE urriaAiBE. 187
leriea, — saos être jamais aussi lourdes que celles de Tribralet ou de
don €fisar de Bazan, — ne sont pourtant pas tout à fait assez légères ;
mais, après tout cela, le tirre de M. Edmond Biré n'en deimeiure pas
moins un des plus anrasans, des pluâ curieux, des plus instructifs que
l'on puisse lire, très ridie de documenst de documens inédits, plue
ricbe d'anecdotes, un de ces liyres enfin qui s'attachent en quelque
maniôre à l'Itistoire d'un homme et d'un temps, font étroitement corps
avec eHe, et désormais ne s'en séparent plus. Nul maintenant n'écrira
sur Victor Hugo, ni même sur les origines du romantisme, sans recourir
d'abord au livre de M. Edmond Biré, et ce n'est pas beaucoup s'avancer
que de dire qu'il y en a dès à présent telles et tdles parties que f on
n'en recommencera pas.
J'ose en cooteiller tout particulièrement la lecture à ceux qui ne
connaîtraient du poète que œ qu'il a bien voulu nous en faire sa¥oir
par les siens, oa ce qu'il n'a pas dédaigné de nous en apprendre lui-
même ; si toutefois, comme je le crains, admirateurs, loueurs, et flat-
teurs endurcis, ils ne se complaisent pas de parti-pris et de ferme propos
dans Tareugiement de leur hugolâtrle. C'est qu'il y a là de simples recti-
ficitioDs de dates et de faits, — pour ne rien dire encore du reste, <*-
qui sont bien, à elles seules, ce que l'on peut imaginer de plus piqnant.
La malignité publique y courra tout d'abord, et il faut avcMier qu'elle
aura raison. Les défaillances de la mémoire se comprennent, s'esea-
sent et se pardonnent quand elles sont un effet naturel de l'éloigne-
ment du temps et de l'affaiblissement de l'âge, mais non pins dn tout
quand, par une rencontre ou coïncidence fâcbeuse, il arrive qu'elles
fassent, au détriment de la yérité vraie, les affaires de notre amour-
propre; et tel est le cas de Victor Hugo. C'est évidemment en poète qu'il
se trompe, — sans le Touloîr, sans le savoir, et s'il le savait, sans y
rien pouvoir, — seulement ses erreurs tournent toujours à son profit,
et si sa mémoire est dupe de son imagination, il a l'imagination ainsi
disposée qu'elle soit immanquablement complice de son orgueiL Voyons-
en phit6t quelques exemples entre tant d'autres.
Il se trompe sur ses ancêtres, tout d'abord, qu'il métamorphose magni-
fiquement d'hambles cnttivateurs qu'ils fnn^t^ ou d'honnêtes menui-
siers, comne Joseph, son grand-pèreyfils lui-même de Jean-Phiiippe,«n
conseillers de cour, capitaines des gardes, évêques de Ptolémals et cha-
noinesses de Bemiremont. il se trompe sur son père, le géuéral Hugo,
chevalier de l'ordre royal de Saint-Louis, dont il Tant absolument faire ce
que l'on appelait alors un « brigand de la Loire » et qui, tout justement,
n'ayant d'ailleurs à se louer beaucoup ni de l'empire ni de Tempoeur,
fut un des premiers qui se rallièrent au gouvernement de ia restaura-
tion. Il se trompe sur sa mère, qu'il transforme en une autre brigande
« en fuite à travers le Bocage, comme li^ de La Bochejaqnelein, » et
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188 BEVUE DES DEUX MONDES.
qui, fille d'un paisible armateur de Nantes^ ne quitta, de 1793 à 1796
(qu'elle Tint à Paris épouser le capitaine Hugo) ni la ville natale, ni le toit
paternel. Se trompe-t-il moins sur lui-même? — Il nous raconte qu'en
1817, ayant concouru pour le prix de poésie, l'Académie française, ne
pouvant pas croire aux « trois lustres » qu'il se donnait, ne lui décerna
qu'une simple mention, au lieu du prix dont la pièce aurait d'abord été
jugée digne.— Erreur I nous dit M. Biré; le rapport de Raynouard est là
pour nous apprendre que, bien loin d'être d'abord jugée digne du prix,
la pièce fut d'emblée classée la neuvième, et que les « trois lustres »
du précoce auteur lui nuisirent si peu qu'au contraire ils furent son
principal titre à la bienveillance de TAcadémie. a Si véritablement il n'a
que cet âge, dit le rapport en propres termes, l'Académie lui a dû un
encouragement. » — II nous raconte ailleurs que trois ou quatre ans plus .
tard, après la lecture de l'une de ses premières odes, Chateaubriand
l'aurait salué du nom d'Enfant sublime^ et même il spécifie que le mot,
devenu depuis classique, se trouverait au long dans une note du journal
h Conservateur. — Illusion I répond encore M. Biré; ni la note, ni même
le mot ne sont dans le Conservateur^ comme le veut le poète ; ils ne
sont pas davantage dans la Quotidienne, comme l'a supposé Sainte-
Beuve; ils ne sont pas non plus dans le Drapeau blanc, comme l'a cru
M"* Hugo: Drapeau blanc, Quotidienne et Conservateur, je viens en effet
tout exprès d'en fouiller les collections. — D'autres erreurs, moins
graves, et dont on voit d'abord moins clairement l'intention, ne sont
pas moins plaisantes. On ne s'explique pas pourquoi fauteur de Ruy
Bios et i'Hemani s'attribue, comme un Plan de tragédie fait par lui jadis
au collège, l'analyse du Phocion d'un certain Corentin Royou. On s'ex-
plique mieux, j'en conviens, pourquoi de nos jours même, aprèsNiVb^re-
Dame et les Misérables, il persiste à revendiquer la prose de François
de Neufchàteau comme sienne, et se donne pour l'auteur de VExa/i9[ien
de la question de savoir si Le Sage est V auteur dq Gil Blas, ou s'il l'a p)ris
de (espagnol: c'est qu'il a de tout temps affecté de grandes prétentions'
à l'érudition. Mais je crains que malheureusement on ne s'explique trOjD
bien pourquoi, dans son autobiographie, le nom même des témoins de
son mariage est sorti de sa mémoire; il les nomme Ancelot et Soumet;
ce furent, en réalité, Biscarrat et Alfred de Vigny. Or il y a eu un temps
de ce siècle où la réputation du poète à*Eloa porta on ne sait quel
ombrage à la gloire du poète des Orientales et des Feuilles df automne.
La preuve en est dans l'étrange substitution qu'il a faite, en 1831i, du
nom et du poème de Hilton au poème et au nom d'Alfred de Vigny
dans un fragment où jadis il avait fait d'fioale plus retentissant éloge :
a 11 ne s'est pas aperçu, dit avec raison M. Biré, qu'en se servant
de ce petit subterfuge pour ne pas rappeler Eloa, il grandissait sin-
gulièrement ce poème, et qu'en voulant abolir jusqu'au nom d'Alfred
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RETUE LITTÉRAIRE. 189
de Vigny, il faisait rejaillir sur ce nom quelque chose de l'éclat du nom
même de Milton. »
D'an fort beta canctère oo Toit là le modèle.
Et noQB lâTOiis asies comment cela 8*appeUe.
Aucun de ces détails n'est inutile, quand il s'agit d*un poète qui, —
grâce à la faveur des drconstances autant qu'à son propre génie» — occu-
pera, dans l'histoire littéraire de son temps, la place de Victor Hugo.
Les uns sont en effet des traits que les biographes du poète retien-
dront, et les autres, en même temps que la biographie du poète, inté-
ressent aussi celle de la plupart de ses contemporains. Ceci dit, je
ne puis m'empôcher de trouver qu*en plus d'une occasion M. Biré a
poussé trop avant sa recherche. A quoi bon, par exemple, se donner
xxù mal infini pour prouver que les premiers rapports de Lamennais et
de Victor Hugo tie datent pas du temps précis où les a placés le poète?
puisque, tout compte fait, M. Biré ne prouve rien contre l'origine que
Victor Hugo leur assigne. A quoi bon encore établir parle menu que le
drame à'Amy Robsart, joué sur la scène de POdéon le 13 février 1828, est
bien et dûment de Victor Hugo et non pas, comme on le crut un temps,
de son beau-frère, Paul Foucher? puisqu'aussi bien voilà vingt ans que
Victor Hugo lui-même en est publiquement convenu. Mais à quoi bon
dessiner, en marge de son vrai sujet, toute une courte biographie de
Soumet, pour en arriver à conclure que le noble, pur, et pieux auteur de
Clytemnestre et de Cléopâtre était absolument incapable de mener un
jeune poète souper chez M'^* Duchesnois? J'en connais de plus purs, et de .
plus pieux, qui ont fait pis. On sent trop le parti-pris là-dessous, et que
le siège est fait d'avance. Aussi, quel que soit l'intérêt de ces détails,
leur importance même, à de certains égards, et quoique je ne doute
pas qu'ils contribuent pour beaucoup au succès du livre de M. Biré,
c'est autre chose que j'y apprécie surtout, à savoir, ce que j'y ren-
contre de renseignemens, non sur l'homme, mais sur le poète, et non
pas tant sur le caractère que sur l'œuvre. Car, il faut bien se rendre
compte qu'en dépit d'une certaine critique les œuvres, et les œuvres
seules, subsistent au regard de la postérité; qu'à distance, non pas
même de plusieurs siècles, mais d'une ou deux générations seule-
ment la personne n'importe plus guère; et que l'admiration publique a
déjà consacré bien des poètes et des orateurs en comparaison de qui
presque tout ce que l'on relève ici contre Victor Hugo n'est en vérité
que fort innocente peccadille.
Les débuts littéraires de Victor Hugo remontent au-delà même de
1817, jusqu'en 1816, c'est-à-dire jusqu'au collège, qu'il n'attendit même
pas d'avoir quitté pour composer la tragédie classique, Irtamhne^ —
qui était encore à cette date le tribut de rigueur que tout bon rhéto-
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âftO RETUE DES DEUX MONDES.
ricîea devait payer à la mode poétique. Aujourd'buivC'est par des polis-
sGODeries naturalistes que l'on commence. Rien ne subsiste d7rta-
mené que le dernier vers :
Quand on hait les tyrans^ on doit aimer les rois,
et rieo non plus d^Aihèiie, qui la suivit. Cest pourquoi l'on saura
grand gré à M. Eiré d'avoir exhume du vieux journal où elles étaient
enfouies quelques traductions de Virgile, en vers naturellement, -—
le Vieillard du Galèse^ Achiminide^ Cacus, les Oyclopes^ ^ et surtout
de nous avoir fait coooaitre quelques fragmens inédits du Dis^
cours sur les avantages de t étude y celui-là même qui concourut en
1817 pour le prix de poésie. Victor Hugo concourut encore en 1819,
et même envoya deux pièces, 7 ayant cette aonée-U, par extraordi'*'
naire, deux concours, Tun sur Vînstiiution du /ury et î^autre sur les
Avantages de renseignement mulud. Étranges matières à mettre en
vers français! Évidemment, sur de tels 'choix, Delille, ce Delille
aujourd'hui si profondément ouMié, si rarement lu, pesait encore
de tout le poids de sa très grande popularité. En même temps qu'il
adressait ces Discours en vers à l'Académie française, le jeune poète
adressait ses premières odes, — les Derniers Bardes, les Vierges de
Verdun, le Rétablissement de la statue d'Henri IV, — à f Académie des
Jeux floraux, qui les couronnait. En classant toutes ces pièces, en
précisant l'origine, et, si l'on peut s'exprimer aussi prosalqpiemeDt, la
. destination de chacune d'elles; en nous en faisant connaître presque
pour la première fois un certain nombre, — une satire sur le Télé'-
graphe, notamment, et une autre intitulée l'Enrôteur politique, — les-
. quelles, on ne sait pourquoi, ne paraissent pas devoir prendre place
dans l'édition définitive ieBŒwvres complètes ;^n nous mettant à même
de suivre ainsi pas à pas le progrès du poète vers la prise de possession
de sa pleine originalité, c'est un grand service que M. Birè a rendu à
rhistoire littéraire. De 1B16 à 1822, c*est-à-dire jusqu'à la publication
du premier recueil des Odes et Poésies diverses, nous avons maintenant,
année par année, de quoi remplir ce que Ton regrettait de trouver de
lacunes dans la biographie toute complaisante que Sainte-Beuve avaSt
écrite en 1831.
On remarquera sur toutes ces pièces que, bien loin d'y afficher alors
la moindre prétention révolutionnaire, c'est au contraire ce qtrtl y *
d'extrêmement intéressant chez ce poète de dix-huit ans quels facilité,
Faisance, la souplesse avec laquelle il se plie tour à tour aux exigences
classiques des genres les plus dififérens. Cest essentiellement déjà le
don de la facture, Faptitude en quelque sorte universelle à écrire en
vers, la faculté de changer de forme, pour ainsi dire, en même tempe
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iïib^y Google
HETUE LITTERAIRE. iOi
que d'hispîration. Ses traductions rappellent Delille, ses Discours ett
Ters font penser è Voltaire, ses Satires pourraient être de Gilbert, ses
Odes enfin ressemblent à celles de Jeaa^aptistef Rousseau; et si l'ou
en {ait la comparaisoa arec les Médiuuions, qui paraissent en 1820, rien
qoi soit encore moins pénétré du lyrisme moderne, c'est-à-dire qui
soit plus extérieur, plus impersonnel à son auteur. S'il y a là qiselque
chose de nouveau , ce n'est que ce que j'appellerai la connaissance
infuse du doigté de la prosodie, et chez un enfant qui ne fait que sor-
tir du collège, une richesse de rimes et une habileté à conduire lapériode
qui sont déjà toutes voirines de la perfection de l'art d'écrire en venu
Le virtuose est admirable ; et l'on sent que quelque nouveauté qui vienne
à surgir, il suffira qu'il veuille bien s'en emparer pour y exceller aussitôt
par-dessus tous ceux mêmes qui l'auront inventée, maïs évidemment
il est classique, dans le sens étroit qu'avait alors le mot, afoseihiment
classique, et, si ce n'eet par Fardeur de son royalisme, — nullement
romantique.
C'est un autre service, à ce propos, dont on ne saurait trop remercier
M, Biré, que d'avoir été rechercher dans le Conservateur liltérairê les arti^
clés de critique du poète, pour y retrouver sous leur forme didactique
les principes généraux dont ses premières pièces n'avaient été que Hn-
eonsdente application. Le Qmservateur liairaire était un journal fondé
par Victor Bugo lui-même, avec le concours de quelques amis, mais
dom il fat, en réalité, de 1819 à 1821, le principal et souvent l'unifie
rédacteur. Sous le titre de Littérature et Philosophie milèes, il a réuni,
en 18S/if quelques-uns des articles qu^l y avait publiés, — ou plutôt
quelques fragmens de quelques-un^ de ces articles, — mais e» y faisaot,
pour la forme et surtout pour le fond, de si importantes modifications
qu'il était absolument nécessaire qu'un chercheur patient recourût au
texte primitif et le collationnàt une bonne fois avec celui qui figure
dans les (Euvres. Si par hasard quelques poètes, orgueilleux et naïfs,
croyaient encore, selon le mot célèbre, que les Victor Hugo ne revien-
nent pas sur leur œuvre et ne corrigent les fautes qu'ils peuvent avoir
laissées s'échapper dans u»e ode qo^en en composant une autre, on
ne saurait trop les engager à se défaire d'une idée si fausse, en se don^
nant le spectacle instructif de ce que quinze ans de temps, — grande
martaU» mi spatium, *- peuvent apporter de changement dans le
style et les convictions d'un homme. Dans sa publication de 1834, tout
en avertinant qu'il n'y a rien changé, Victor Hugo, vingt fois pour
une, imprime exactement le contraire de ce qu'il avait écrit en 1826
ou 1821. U ajoute beaucoup, il supprime davantage, et natureUement,
^uand il ajoute,. e%st peur nous faire croire qu'il professait, en 1820,
des idées qui ne loi sont venues qu^en 185/»^ comme, quand il sup^
prime, cfest pour nous cacber qu'en i83A il lui convenait dfabjurêr
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£92 REYCE DES DEUX MONDES.
telles ou telles idées qu'il avait en 1820. C'est son droit, son droit
plein et entier, son droit incontestable, le droit de tout écrivain de
conduire son œuvre au dernier degré de perfection qu'elle puisse rece-
voir; mais pourquoi appeUe-t-il cela « ne rien changer, » et « donner
une base sincère d'études à ceux qui seraient peut-être curieux de
suivre le développement de son esprit? n
Le fait est qu'aux environs de 1820, ses théories, comme ses œuvres,
étaient aussi éloignées du romantisme qu'il soit possible, et de la poé-
tique même qu'il devait adopter plus tard. Par exemple, il goûtait
beaucoup l'abbé Delille, et dans un article sur ses Œuvres posthumes^
non content de le louer pour « l'élégance et l'harmonie de son style, »
il lui faisait un mérite particulier d'avoir, en traduisant le Paradis
perdu, fort heureusement adouci ce qu'il y avait de farouche et de sau-
vage dans le poème de Milton. a Gela prouve, disait-il, que Delille
connaissait parfaitement les délicatesses de la muse française. » Ren-
contre à coup sûr singulière I Une seule chose lui gâtait Tabbé, c'était
l'abus de l'antithèse : « On pourrait critiquer dans ce morceau une
recherche d'expressions antithéliques : c'est là le défaut de Delille, ou
plutôt du genre qu'il avait adopté. » Il avait dit auparavant, à l'occasion
d'André Chénier : a Vous trouverez dans Chénier la manière franche et
large des anciens, rarement de vaines antithèses. » Ajoutez que, pas plus
que les beautés de l'antithèse, il n'appréciait encore les beautés de l'en-
jambement, tt La manière de l'auteur, disait-il en parlant d'un poète obs-
cur, n'appartient à aucune école; ses vers ne sont pas d'un versificateur;
un versificateur aurait évité ces fréquens enjambemens qui détruisent sou-
vent toute l'harmonie d'une période, d'ailleurs poétique. » Il est vrai qu'il
insistait dans le même article sur la nécessité de la rime riche, mais
c'était parce que la poésie, suivant lui, a n'avait pas la ressource d'em-
ployer les tournures prosaïques; » et l'on reconnaîtra que, s'il n'y a rien
de plus juste, il n'y a rien de moins romantique. Aussi ne marchandait-il
pasl'éloge môme à l'auteur des Satires. « Boileau, dit-il quelque part,
partage avec notre Racine le mérite unique d'avoir fixé la langue fran-
çaise, ce qui suffirait pour prouver que, lui aussi, avait un génie créa-
teur. »Et ce n'est pas seulement, en ce temps-là, ce mérite extérieur du
style qu'il admire dans Racine, c'est le fond, c'est sa conception de la tra-
gédie classique, et il y a plaisir de l'entendre répondre aux preneurs de
Schiller et de Shakspeare: « Nous n'avons jamais compris cette distinc-
tion entre le genre classique et le genre romantique. Les pièces de Shak-
speare et de Schiller ne diffèrent des pièces de Corneille et de Racine
qu'en ce qu'elles sont plus défectueuses. Cest pour cela qu'on est obligé
d'y employer plus de pompe scénique... Mais les Allemands se conten-
tent de leurs tragédies. .. Cela prouve que les Allemands ont moins de
goût que nous, c'est-à-dire qu'ils raisonnent moins leurs sensations. 11
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RSTUE LinéRAIRE. 193
suffit de la narration des faits les plus bizarres et les plus invraisem-
blables pour émouToir les enfans, parce que les enfans n'ont pas la
force de comparer leurs idées. » Nous ne sommes pourtant qu'à six
ans de date, sept ans au plus, de la célèbre préface de CromwelL
Même au mois de juin 1822, réunissant ses premières Odes en volume,
le poète n*aura pas encore prisfparti. C'est dans l'intervalle qui sépare
les premières Odes des Nouvelles Odes que Victor Hugo est né au roman-
tisme.
le trouve qu'en général on ne distingue pas assez les époques dans
l'histoire littéraire. Assurément, il est fort difficile de dire avec préci-
sion qu'à tel jour, à telle heure, une chose a commencé de s'élever
sur les débris d'une autre. Cependant l'histoire même n'est possible
et la critique n'est exacte qu'autant qu'elles réussissent à faire ce dis-
cernement et marquer ces distinctions. Il me semble bien que M. Biré
a eu raison d'en établir une entre le cénacle de 1824, celui dont Nodier
fut l'âme, et le cénacle de 1829, celui dont Victor Hugo fut le centre.
C'est par le royalisme, en effet, que l'auteur de VOde sur la naissance de
U^ le duc de Bordeaux est venu au romantisme. « VEdinburgh RevieWj
écrivait Stendhal au lendemain de Tapparition des Oc^s, s'est complète-
ment trompée en faisant de M. de Lamartine le poète du parti ultra...
Le véritable poète du parti, c'est M. Hugo;., le parti lui procure un fort
grand succès. » On sait, au surplus, que le poète lui-môme n'a daté
que de 1827, c'est-à-dire de son Ode à la colonne de la place Vendôme,
le début de sa rupture avec les royalistes, en quoi d^ailleurs M. Biré
prouve qu'il se trompe une fois de plus et que, pour rompre, il atten-
dit les journées de 1830. Or le royalisme, insensiblement, par une pente
en ce temps-là presque irrésistible, et quoiqu'il eût reçu dans « la
maison de la rue des Feuillantines » une éducation médiocrement reli-
gieuse, l'avait amené au christianisme ; et le christianisme, à son tour,
l'avait ameoé, par-delà le xvir siècle, auquel il reprochait son paga-
nisme, « à la chevalerie dorée, au joli moyen âge de châtelains, comme
dit Sainte-Beuve, de pages et de marraines, » c'est-à-dire au roman-
tisme. C'est dans la Muse française, le journal ou la revue de ce pre-
mier cénacle, qu'il fit paraître, en 1828, son ode sur la Bande noire;
c'est en 1824 et 1825 qu'il écrivit le Sylphe, les Deux Archers, l*Aveu du
châtelain, la Fiancée du timbalier^ VOdeaux ruines de Montfort-V Amaury ^
et si ce n'est pas vers 1826 qu'il conçut la première idée de Notre-
Dame de Paris, j'inclinerais à placer vers cette date le dessein de la
préface de CromwelL
11 se peut bien, comme le veut M. Biré, que, dans cette admiration
du moyen âge, le poète, qui n'avait pas vingt-cinq ans encore, ait été
précédé, guidé même par Nodier, lequel avait d'ailleurs été, si je ne
me trompe, aussi lui, précédé par Chateaubriand, mais la question'
TOMB Lvn. — 1883. 13
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19& RE?D£ DES DEUX MiCMIDES.
qyjQÎ qu'op ^^ 41$^ tt en se fqrq^t upe iilée très fausse,, à mQD «m,
de rMiyentioa .liu^aire, ii'est pa^i ta44 de 4éc€mvrÂr quelque oboa^
fCU-cele moyf^ âgep^^gHe 4e, savoir en Ur^c parti. Ce que Vict(«r UugO
dégagea seu), et île pre^^ir, deiceirpBimtiame.taeuUiu.eDtel^ et. qaù
jusque d^s ^^Ma^M^r^^ va.jww.fiatts ^ptefquetfadeiic,).
'^i j'étais, 6 Maaele!ûe>
LtagDéâtt- dodi là Mtaiehe lâhie ' t
Se démôle soaB tes doigts...
c'est pette fau^us^ ee|tbé|tjque du grpu^m et toutes les couséqueup^
qui s'eusuivaiept jvw l'art UQUve^U. 14fta«> atteutivena^t la pr^ce èe
CrQmipelUv, Le .grotesque i(^prUue,j|uj[;tout sou .caractère .à cette P^e^f-
veilleuse ancbitçaure^ qui^ daD3 le u^qyejji âge, tieut la pI^K» de tous
les artjs. U attache ,$bQu stigmate au ^oot des cathédrales, eapadr^tcm
enfers ^t ses purgatoires sous Togive d^s portaile, les fajt flaoàboyeyr
sous les vitrfLU^, déroule ses dogmes, ses monstres, »e8 démons autour
des cbapiteau^c, le lojpig 4^ bismt ^u bord^j^s.toits^ )) Combien d'autres
passages qui ue soQt pas. mpius. caractéristiques! I^-^^asui iLJun|K>rte
fQft peu que les théories du po^e soient bistoriquemeot fort diseur
tables; il importe déjà beaucoup plus de bien voir comment. Le m(xm
houiiue qui déclarait encore, eu 182A« n^ pas comprendre co que
c'étaieot que classi<;pieset romsiUtiques, «'est trouvé uaturelleiueotpa»i«
trois ans plus tard, en cbef du romantisme, et M. Biré nous l'ap^
prend; mais j'ose crojre qu'il importait tout àiaitdie montrer qu'en
rapportant son romantisme à ses origines, on ne diminuait pas pour
cela sa part d'invention et sa part considérable.
Cest, en ei&t, ici que perce trop, beaucoup trop, l'esprit de parti
dans le livre de M. Biré. Je ne m'en étonne pas. L'auteur des Châth-
m<m» qui, dans l'art dfilancer l'injure, au risque de s'en éclabousser lui-
même, n'aura peut-être eu de rival en ce «iédie que l'auteur d^ Odeun
de Paris, a insulté tant do choses qu'il n'est pas facile à ceux qui les
aiment, et d'autant plus qu'il les a plus outrageusement traitées, de
retrouver, comme au commandement pour parler de son osuvre et de
lui, le calme et l'impartialité. 11 le faut cependant. Je n'ai donc pas vu
sans regret M. Biré s*acharner sur cette Préface do Oromwell pour nom
démontrer, entre autres points, qu'avant Victor Hugo Stendhal avait dit
tout ce qu'il y avait k dire sur le romantisme ou romanticisme.Stend*
bal 1 ôter quelque chose à Victor Hugo pour le donner à Stendhal 1 00
sceptique prétentieux dont les explications, déCnitions, et réflexions
aboutissent à cette découverte qu'en 1823 le vrai romantique n'était
pas Nodier, mais PigauU-Lebrun I Car c'est la conséquence qu'il tirait
lui-même de cette dcfinition, que l'on republie partout depuis dix ou
douse mois, que « le romaïUioisme est l'art de présenter aux peuples
les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de
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REVUE LITTERAIRE. l96
leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir
possible. » J'ai même yv que l'on trouvait le paradoxe fort joli ! Moi
aussi, si j'y comprenais quelque chose. Que dirons-nous encore de cette
analyse que M. Biré nous donne du drame, après la Préface, et où il
s'épuise à montrer Victor Hugo <t pillant » Corneille, Shakspeare, Mo-
lière, Regnard, Beaumarchais et Nëpomucène Lemercipr? Eh quoil
parce que Corneille nous aura montré Auguste délibérant avec Maxime
et Cinna s'il doit abdiquer ou garder Tempire, il sera interdît de nous
montrer Cromwell délibérant avec ses conseillers s'il demeurera pro-
tecteur ou s'il se fera roi? ou encore, parce que, pour peindre le tumulte
et l'agitation confuse d'une foule, Lemercier se sera servi de mots l'un
Fautre entrecoupés :
RftBgei-v^iiBl place! plaeel — Baiàl dell — Je rends Fàme,
ce sera l'imiter que de dire :
Ah! le voilà! — Cest lui! — Voyons! — Loi-même. — Ah! ah!
11 y a là quelques pages que, dans Pintérêt même de son livre, — et
ce ne sont pas les seules, — M. Biré gagnera tout à faire disparaître.
Je l'aime mieux quand il nous parle des relations de Sainte-Beuve
et de Victor Hugo. C'est un paragraphe très intéressant que celui où
ii détermine en quelque façon l'apport de Joseph Delorme à la révo-
lution romantique. Indépendamment de Tardeur avec laquelle Sainte-
Beuve emboucha la trompette pour crier aux quatre points cardinaux
la gloire naissante du romantisme, M. Biré croit pouvoir lui attribuer
quelque chose de plus, et quelque chose de considérable, quelque
chose d'essentiel, puisque ce n'est rien de moins que la réforme de
la prosodie. En effet, citait alors le temps, en 1828, où Sainte-Beuve
publiait son Tableau de la poésie française au XVI* siècle. « Il est
remarquable, nous dit H. Biré, que Victor Hugo n'essaya des formea
poétiques nouvelles, ne substitua au vers régulier la césure mobile
et le libre enjambement qu'à partir de 1827. La Chasse du burgrave,
le Pas d'armes du roi Jean, sont de 1828. N'est-il pas permis de con-
jecturer que les pièces où l'auteur se crée à plaisir des difficultés dont
îl triomphe avec une étonnante souplesse ont été écrites après une
conversation où le critique lui avait montré, chez les poètes dont
n faisait son étude journalière, de semblables jeux de rime? » Pour-
quoi seulement M. Biré n'a-t-il pas approfondi la conjecture jusqu'à
la transformer en une certitude? Il eût à tout le moins rencontré sur
la route une question des plus importantes : c'est de savoir si, comme
Fa soutenu, dans son remarquable Traité de versification française,
M. Bccq de Fouquières, dès que Ton faisait, — comme Victor Hugo,
— de la richesse de la rime le principe constitutif, dominateur et
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196 REVUE DES DEUX MONDES.
régulateur du vers, il n'y avait pas une nécessité intérieure qui devait
fatalement amener tôt ou tard la mobilité de la césure et la liberté de
l'enjambement. Je signale en tout cas le problème au futur historien
du romantisme. Il y a là un point important de technique à la fois et
d'histoire. Sainte-Beuve, après cela, n'en aurait pas moins fait arriver
• plus tôt ce qui sans lui ne serait arrivé que plus tard, et la juste part que
lui a faite M. Biré n'en serait nullement diminuée.
On pourrait même aller plus loin. Lorsque je considère, en effet,
dans l'œuvre entière de Victor Hugo, le caractère des Feuilles d'au^
tomne, tout particulier, presque unique, teinté de cette mélancolie douce
et en même temps maladive, dont le titre même éveille l'idée, j'imagine
que le poète des Consolations et de Joseph Delorme y est de quelque
chose. Au fond, tout au fond, je crois y discerner un germe de mor-
bidité, le germe qui grandira lentement à travers le siècle et que, vingt-
cinq ou trente ans plus tard, on verra s'épanouir dans les Fleurs du mal^
de Charles Baudelaire. On avouera bien du moins qu'il n'y a rien de plus
étranger à l'inspiration coutumière de la poésie de Victor Hugo.. . Tenons-
nous-en là, de peur de dépasser les bornes entre lesquelles M. Biré a
renfermé son li\re. Aussi bien sommes-nous ici parvenus à l'un des
beaux momens de cette longue carrière. Cest autour de Victor Hugo
que s'est formé le nouveau cénacle, poètes et conteurs , peintres et
sculpteurs; il vient de publier les Orientales, en 1829; il va bientôt, en
1830, donner ce célèbre Hemani; il est entré dans cette ardente mêlée
de discussions qu'il faut traverser pour atteindre la gloire ; et si quel-
ques-uns de ceux qui l'entourent, plus clairvoyans, discernent déjà
peut-être où le mèneront un jour le dérèglement même de ses qua-
lités et l'idolâtrie qu'il professe pour ses propres défauts , nul cepen-
dant alors n'oserait croire que le poète des Odes et des Orientales puisse
devenir celui de FAne, ou l'auteur encore de la préface de Cromwell et
du Dernier Jour d*un condamné celui de l'Homme qui rit,
If^rvv r„ Nous avons beaucoup pris dans le livre de M. Biré ; cependant il y
resterait beaucoup encore à prendre. Citons du moins, — à présent que
nous avons indiqué Tintérêt littéraire d'une question qui tout d'abord
n'en semblait peut-être pas avoir, — citons les pages oà il a rétabli la
vérité vraie sur l'éducation du poète. Ce n'est pas du tout aux leçons
de sa « mère vendéenne, » quoi qu'il en ait dit, mais bien aux leçons
de son père, le général Hugo, promu successivement maréchal de camp
et lieutenant-général par Louis XVIII et Charles X (et non point par
l'empire, qui l'avait laissé colonel), que l'enfant dut son royalisme. Mais
inversement, ce n'est pas du tout aux leçons de son père, transformé
pour la circonstance en ardent républicain, c'est à lui-même, c'est à sa
soif de popularité, parce que le vent tournait alors de ce côté, que le
jeune homme plus tard dut son bonapartisme, et depuis, son républi-
canisme. Signalons encore les pages où M. Biré démontre que YOde à
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REVUE UTTÉRAIRE. 197
la colonne de la place Vendôme n'eut pas du tout dans la vie du poète
rimportance particulière qu'il lui a plu d'y donner dans son Victor
Hugo raconté par un témoin de sa vie. L'ardenr de son bonapartisme
naissant ne détourna de Victor Hugo ni les sympathies ni les faveurs
mêmes de la cour et du parti royaliste. Car, bien loin de déplaire, il
ne fut, ce jour-là, que le retentissant et magnifique écho de l'indigna-
tion qui s'empara de tous les cœurs français quand on apprit qu'à une
réception de l'ambassadeur d'Autriche, les ducs de Dalmatie et de Reg-
gio s'étaient vu refuser des titres qui faisaient partie du patrimoine de
la gloire nationale. Rappelons enfin les pages où M. Biré nous a mis au
courant des supercheries littéraires, additions, suppressions, altérations
de ses anciens articles et de ses anciens discours que le poète s'est labo-
rieusement imposées, pour essayer de mettre dans sa vie politique une
suite, une logique, une unité dont on l'eût si facilement dispensé I La vie
politique de Victor Hugo I quel est l'historien qui s'en souciera dans
l'avenir? et quel est l'admirateur sincère du poète qui ne lui eût
rendu bien volontiers cet hommage de la passer sous silence?
Mais où nous ne suivrons pas M. Biré, c'est dans la conclusion qu'il
a cru devoir donner à son livre, et qui, portant sur l'œuvre de Victor
Hugo tout entière, dépasse ainsi de beaucoup ses prémisses. Je crois
bien qu'il a raison, et, dans l'ensemble, je souscrirais volontiers à son
jugement. Mais, en critique, ce n'est pas tant le dispositif, c'est les
considérans du jugement qui importent. Or, ce n'est pas assez de Hem
d'Islande et de Bug Jargal pour pouvoir porter un jugement sur l'auteur
de Notre-Dame de Paris et des Misérables; ce n'est pas assez des Odes
et des Orientales pour pouvoir porter un jugement sur l'auteur des
Contemplations et de la Légende des siècles; est-ce môme assez de Marion
Delorme et d^Hemani pour pouvoir porter un jugement sur l'auteur de
Ruy Bios et des Burgrdvesf Ces considérans incomplets suffisent môme
ici d'autant moins que, dans la partie biographique de ce Victor Hugo
avant 1830, M. Biré s'est appliqué plus consciencieusement, et plus
heureusement, à rompre l'unité tout artificielle que le poète s'est
efforcé de donner à sa vie. Si M. Biré a clairement montré quelque
chose, c'est que le Victor Hugo d'avant 1830 différait étrangement
du Victor Hugo d'après la révolution. Mais alors, comment peut-41
juger du Victor Hugo d'après la révolution sur ce qu'il ne nous a dit
que du Victor Hugo d'avant 1830? Cependant, et quoique ne voulant
pas, pour beaucoup de raisons, discuter le jugement de M. Biré, il en
est un point que nous ne pouvons absolument pas lui accorder, c'est
quand il croit avoir fait beaucoup d'établir que Victor Hugo n'aurait été
nulle part ce qu'il appelle « un novateur. »
M. Biré nous rappelle un mot bien connu de Voltaire : « Les nova-
teurs ont à juste titre le premier rang dans la mémoire des hommes, »
et en effet Voltaire l'a dit, mais il ne l'a pas prouvé. S'il eût essayé
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108 REVUE DES DEUX MONDES.
de le prorrrer, il m serait promptement aperçu qtfà ce compte, son
rang à lui-môme n'était pas ce quil croyait, et d'est poQr cela peut^tre
ifol^} n*» pas essayé. Il lui eût cPailleurs été bien difficile d^y réussir.
Oue nous importe, à vrai dire, que la préface de Cromwell ait été pré*
cédée des brochures de Stendhal, d'une préface de Manzoni, d'un cha-
pitre de M"** de Staél, comme si Stendhal, Manzoni et }Jt^ de Staël
n'avaieDt pas eux-mêmes été précédés par Mercier, par Lessing, par
Diderot, et ce«x-ci, i teur tour, par combien d'autres que l'on retrou^
verait?En est-il moins inral d'abord qtre la préface de Cromwell est oe
qu'elle effî, et, en second lieti, que cfest d'elle que date Fexplosion dt
romantisme? Mais si, comme je le crods,-^ sans partager d'ailleurs l'ex^
travagante admiration qu'il est de mode aujourd'hui de professer pour
ce drame fameux, — Bernant leur est supérieur à tous deui, la valeur
en est-elle moindre, pour avoir été prévenu sur la scène du théâtre
français paf le More de Venise, d'Alfred de Vigny, et VHenri III, de Dumas?
Sur quoi je suis bien obligé de faire observer à M. Biré, qui n'aurait
pas dû l'oublier, que, s'ils sont antérieurs à Hemani l'un et Tautre, le
More de Venise est postérieur d'environ quatre mois à Marion Dehrme,
et Henri III postérieur de treize mois à CrormvelL Et pourquoi ne lui
demanderais-jp pas à quel signe il reconnaît le a novateur » dans cette
traduction de Shakspeare qui est le More de Venise, puisqu'il le mécon-
naît dans cette adaptation de l'histoire d'Angleterre qui est Cromweilf On
lui voudrait décidément une justice plus impartiale. Mais la vérité, c'est
qu'en art, comme en science, comme partout, il semble qu'un vrai
« novateur » soit toujours un homme qui manque par quelque endroit,
qui voit le but et qui n'y atteint pas, et qui finalement lègue à de plus
heureux que lui le soin de réaliser ce qu'il avait rêvé. Ce qui me dé*
plaît dans Notre-Dame de Paris, ce n'est pas qu'elle ait été conçue sous
l'influence de Walter Scott, c'est qu'elle demeure au-dessous de Quen^
tin Durtmrd. Mais inversement, oe n'est point parce qu'Alfred de Vigny
aura tenté quelque chose de semblable dans ses Poèmes anciens et
moéernes que j'en admirerai moins la Légende des siècles.
11 faut ajouter que c'est surtout en poésie, et au théâtre, qu'il y a une
supériorité d'exécution qui emporte le reste. De plus grands que Victor
Hugosont là pour le prouver, — Dante, Milton et Goethe, ou Shakspeare,
Corneille et Molière. On l'a dit vingt (bis et on ne saurait trop le redire :
il n^y a pas un sujet de Shakspeare qui lui appartienne. Et il y a mieux
que cela I Que M. Biré prenne la peine de rechercher peurquoi tout oe
théâtre de Victor Hugo, — depuis Marion Delorme jusqu'aux Burgraves,
— est si faux, si en dehors de la vérité, si puéril même la plupart
du temps, par-dessous l'éclat de sa splendeur lyrique? C'est juste-
ment pour être, si je pvis dire, (( trop inventé; » c'est justement parce
que le poète s'est un jour pronns , dans un accès tforgueil , de ne
porter au théâtre que des sujets qui ne serairat qu'à lui; c'est juste-
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"■■ REVUE LITTÉRAIRE. 199
ment enfin parce qu'ils ne sont appuyés en quelque sorte, ni comme
la comédie de Molière à la réalité de la vie commune, ni comme la
tragédie de Corneille à la vérité de l'histoire, ni comme le drame de
Shàkspeare à la réalité tour à tour, à l'histoire, et à la tradition consa-
crée. Non I ne répandons pas ces idées fausses et dangereuses sur l'in-
vention littéraire. Veillons d'autant plus à ne pas les répandre qu'on
peut être assuré que le vulgaire les accueillera plus aisément. Qu'est-ce
qui est nouveau dans le monde 7 Les Méditations, nous dit M. Birè. Sans
dout4 et À ûféu âe |laisé que \9r dise rien ici, éaftsle temfs sirtout
où wurvivons, (ïui puisse doiiner à croire -que ■f&dmîretnédfocrement
Lamartine 1 mais M. Biré croit-il qu'il fallut chercher bien longtemps
pour trouver des prédécesseurs à Lamartine 7 Et quand ce ne serait que
Chateaubriand 7 En effet, dit M. Biré, le Génie du christianisme^ voilà
aussi qui est d'un (c novateur; » et Je tiens si peu à le contrarier que
je n'ai garde d'y contredire. J'aimerais seulement qu'il n'eût pas mis
son opinion sous l'autorité de M. Léon Gautier, lequel se connaît d'au-
tant moins en littérature qu'il se connaît mieux en chansons de gestes.
Mais quoi I « la Bible vengée des sarcasmes de Voltaire, npour prendre
une des nouveautés dont M. Biré fait honneur à Chateaubriand, qu'y
a-t-il Là de si nouveau? L'abbé Guénée l'avait fait avant lui. Pas de la
même manière, répondra-t-îl peut-être. Cest précisément ce que je
dis, et rien davantage : ils ne l'avaient pas fait de la même manière.
Et quand M. Biré m^apprend que M. Charles Lafont avait déjà traité
dans ses Légendes de la charité ce sujet des Pauvres Gens que Victor
Hugo a repris dans sa Légende des siècles, c'est tout ce que je veux lui
faire entendre : ils l'ont donc traité tous deux, — Charles Lafont et
Victor Hugo, — mais pas de la même manière!
Il était nécessaire d'appuyer un peu sur ce point. Le livre de M. Biré,
comme nous le disions en commençant, est trop important, et s'atta-
chera trop étroitement à Thistoire du poète et de l'œuvre pour qu'il ne
fût pas indispensable d'en discuter loyalement Pesprit. Comme il est
d'ailleurs séduisant, par endroits même très divertissant, il convenait
surtout de montrer qu'il faut le lire avec quelques précautions. Cest
ce que nous avons tâché de faire, et sous cette réserve, nous n^hé-
gitons pas à le recommander. Nous n'avons au surplus pour cela qu'à
reproduire quelques mots de Sainte Beuve sous la protection desquels
M. Biré s'est mis lui-même : « Je voudrais avant tout, disait l'auteur de
Chateaubriand et son Groupe littéraire, Aonnev simplement des chapitres
d'histoire littéraire, les donner vrais, neufs, s'il se peut, nourris de toute
sorte d'informations sur la vie et l'esprit d'un temps encore voisin de
date et déjà lointain de souvenir. )> Ces chapitres d'histoire littéraire,
M. Biré nous les a donnés, — et en même temps le légitime désir d'en
voir quelque jour la suite.
F. Brunetière.
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LA
TRIPLE ALLIANCE
Nous n'en pouvons douter, on a eu soin de nous le dire et de nous
le redire, une ligue s'est formée entre deux puissans empires et un
jeune royaume pour protéger la sûreté de l'Europe contre tous les
boutefeux qui la menacent, et, nous ne pouvons l'ignorer non plus, de
tous « ces boutefeux de noise et de querelle, » celui dont on redoute
le plus les inclinations perverses et les projets scélérats, c'est la
France. Qu'il s'agisse d'un traité formel ou d'une simple entente ver-
bale, la triple alliance, qui vient de se constituer pour six ans, nous
dit-on, ne ressemble pas à ces unions vulgaires contractées par des
états qui méditent une bonne affaire dont ils se partageront les béné-
fices. L'Allemagne, l'Autriche et l'Italie sont étrangères à toute pas-
sion égoïste, à tout esprit de conquête et de convoitise. Elles donne-
ront l'exemple de cet absolu désintéressement qui n'appartieat qu'aux
âmes de magistrats ou de gendarmes. Elles se sont concertées pour
veiller en commun sur le repos public, elles ont ourdi une conspiration
de Tordre moral, elles ont formé une sorte de sainte hermandad desti-
née à tenir en respect les malfaiteurs et les pillards. Désormais, nous
en sommes dûment avertis, que nous regardions au nord ou au midi,
nous ne pourrons nous mettre à la fenêtre sans apercevoir des tri-
cornes qui tiennent la campagne et nous guettent. Si nous sommes
sages, nous aurons soin de rester chez nous, nous nous tiendrons clos
et cois.
• . . Jnsqa'an retour des rose»
GbmToiiB-noap, chauffont-nouB b'en.
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mmigm^s^^m
LA TRIPLE ALLIANCE. 201
Cependant on veut bien convenir que, dans notre condition pré-
sente, nous ne sommes pas un péril pour l'Europe, ni à la veille de
commettre quelque attentat contre la paix publique. On nous fait la
grâce de reconnaître que nous nous occupons d'autre chose que de
combiner des plans de campagne, de compter les étapes que devront
fournir nos armées pour entrer le môme jour à Rome, à Vienne et à
Berlin. Mais on croit nos institations peu stables, et on prévoit que tel
incident pourrait surgir qui nous ferait sortir de notre repos pour mar-
cher de nouveau à la conquête du monde. Un diplomate très clair-
voyant disait de nous avec assurance : o La France n*est mûre ni pour
la révolution ni pour la contre-révolution. » Mais celui qui parlait ainsi
est un diplomate français qui connaît son pays. On nous juge autre-
ment dans les chancelleries étrangères; on y tient pour constant que
nous avons l'humeur changeante, que les institutions que nous nous
sommes données ne nous plairont pas longtemps, que la dictature est
le régime qui nous convient, que nous y reviendrons fatalement et
que, roi ou empereur, notre nouveau ^maître, quel qu'il soit, ne sau-
rait asseoir sa puissance sans nous procurer quelque agrandissement
au dehors, sans nous réconcilier avec sa fortune par un don de joyeux
avènement, par Tappàt de quelque heureuse aventure. Voilà l'idée
qu'on se fait de nous, et c'est à ce danger qu'on a voulu parer d'avance.
Il en résulte que la sainte hermandad, constituée par deux empires et
un royaume pour protéger l'Europe contre nos convoitises, est destinée
du môme coup à protéger la république, — la nôtre, bien entendu, —
contre nos dégoûts, nos inconstances ou nos repentirs. Un journal alle-
mand a été chargé de nous le faire entendre, et il s'est exprimé si
clairement à ce sujet que notre amour-propre s'en est ému. Il nous a
paru singulier qu'on disposât ainsi de nous, qu'on réglât sans plus
de façons notre sort et notre avenir. Nous étions tentés de croire que
la France appartenait à la France, que cette partie de l'Europe était à
nous.
Que les temps sont changés I Que penserait de ce qui se passe aujour-
d'hui un de ces jacobins de a Convention ou du Directoire, race dispa-
rue comme ces animaux antédiluviens dont les ossemens nous étonnent
quand nous les retrouvons au fond de quelque caverne? De leur vivant,
la république française agissait sur l'imagination des peuples et des
souverains comme une tête de Méduse, elle les pétrifiait d'étonnement
et d'e£Broi; mais peu lui importait; elle disait dans sa fierté triom-
phante : Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent! Nous lisions
dernièrement les pages si curieuses, si intéressantes, si instructives,
qu'à l'aide de documens inédits, H. Frédéric Masson a écrites sur l'am-
bassade de Bernadette à Vienne en 1798. Un mois après le traité de
Campo-Formio, sans daigner consulter la cour impériale, le directoire
décida d'envoyer à Vienne un homme qui, pour la vieille Eijrépe, était
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[a 202 REVUE DES DEUX MONDES.
(( on sergent fraD<^is devenu général» u et dont le eomie de Gofaemiel
disait « qu^l élait de ces honuMt dMt le m^^ir ne tant rieiu » Plue
la cour de '^eâne était désireoee de se soustraire à ce croel déplaisir^
plus le dhredloire était pt^esfté de Itti en (air» savourer l'amercume. fiorw
nadotte, comme ie dit M. Massoo, n'éuit pas sealemeut lerepréeen»
tant dte ces armées qui en moins de deux anrs avaient dKassè l'Autrithe
de ritalie et arraché à la BMdson ^ Lorraiae 9W bettes provibces des
Pays-Bas, il personniliait œtce eonveoiion nigtcide qni, ne sa tenant
pdnt satisfaite de la mort de Louis XVI, atait fatt tomber ta tète d'nne
archiduchesse autrichienne. Avec hii, k révslutien elle-m^ne faisait
son entrée l Vienne. <( C'était ime bravade. Mis hors ia loi enropéemie
et en quelque fat;on hors Inhumanité, le directoire avait en le sopréme
bonheur de contraindre TE^irope à rapporter cette sentence d^com*
mnnication. n n'avait porat été amnistié en gracié par les sonveraioe.
C'était snr en pied d'égaKté, de supériorité <fa*il avait traité avec la
vieille Europe. !I n^avait pas même demandé aux cabinets de recon»
nalître la république. TTétait-elle paslesoleBî Aveugle qui *e la voyait
point. Il s'était imposé par la fbrce de ses armes, par le génie 4e ses
généraux, par la purssance de sa propagande; m quelqu'un atvait fait
gfftce, c'avait été la république (1). »
(Juand Bernadotte, avec ses longs cheveux épars, qui gardaient un
œil de pondre, avec ses petits favoris en pistolets, son long nez? bus-
qué, sa haute cravate noire négligemment nouée, soh panache trico-
lore, «on* grand sabre, ses airs victorieux et sa faconde gasconne, fit
son apparition dans la capitale de PAutriche, on eût pu croire, comme
le remarque M. Masson, qu'an Popilîus Laenas se présentait, sa baguette
à la ntain, devant un Antlochus de Syrie. Si déplaisant qu'il parût, on
lui prodigua les attentions, les empreesemens. La première fois quil
fat adnils at! cercle de la cour, l'impératrice, les archiducs, Tarchi-
duohcfsse Amélie, se mirent en peine de le séduire, et Tempeireur affecta
de s'entretenir longtemps avec lui, au vif chagrin de la plupart des
faV6rië et *fe ftiveritès, que ce singulier ^tomate traitait de courti-
sanes, n anûo^iAft daM une de ses dépèches que « quelques-unes
eurent bescfin d'ëvoir recours aux sels pour ne pas s'évanouir. » Au-
jourdllui''nos* ambassadeurs n'excitent point tant d'émoi; les femmes
n'oht ^a*3* besoin 4e reqptrer des sels pour ne pas s^évanouir à leur
appMMkë; ion ne ^nge -pas même à les regaitler avec étooneneot.
QmM iW 8en«< anMbles, on leur fait bonne mine; quand ils sost
habites, <m compié^^ét euxt quilnd ils sont maladroits, ou est inchil-
getrt ïWtt# leuf itie«périe«ree» dbn«**on leur saH beaucoup de gré* Eu
vérité, M goevernteitie» qirtls représentent inspire si peu dTiorrew
Hyïis biptomates cfc là révoTuttôn, Hugou de BaftsviUe I Home, Bernadette à
VMae, tiir f^dèHe'tfaMoo. tarit, ^afirik^^ «rèfes, fSSf.
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LA TAIPLE ALLIANCE. 20S
aux moiMurcbies nos voisines que deux emperears et an roi vieftoent
de décider ea commua qu'il oe faudrait pas inventer la répaiiliqae
française» si elle n'existait pas, mais que, poisqc^eUe extstei le Hueux
est de s'appliquer à la cooserver, crainte de pis.
Oui, les temps sont bien changés, eC il y a de bonnes raisimft pour
que la république française ne soit plus un objet d'horreur pour ses
voisins. Partout le droit divin a transigé avec les peuples- Nous sommes
entourés de monarchies plus ou moins libérales» plus ou moins parle-
mentaires, et quoique la somme de libertés qu'elles accordent à leurs
sujets ne paraisse pas suffisante à tout le monde, les méoontens wor^
mômes, pour peu qu'ils aient de bon sens, sont obligea de convenir
qu'il n'y a rien d'irréparaUe dans les maux dont ils se plaignent» que,
sans recourir aux moyens violons, ils finirent par obtenir justice à force
de plaider. Il s'ensuit que, monarchie ou répabliqiie» la forma de gou-
vernement i^est plus une question de principes, mais une affaire de
goût. Les uns estiment qu'un souverain est un article de luxe, une
coûteuse inutilité; les autres jugent qu'un état sans souverain manque
d'autorité et de prestige. Cest une querelle qu'on peut vider sans se
dire d'injures et sans aller sur le terratu. Au surplus, les oonveotion-
nels, les jacobias d'autrefois joignaient la passion de la grandeur
nationale à l'esprit de propagande, ils brûlaient du désir de répandœ
à la fois sur le monde la France et leur idée. Les radicaux avancés, qui
se oonsidèrent comme leurs b&itiers,.leur ressemblent bien peu à cet
égard; ils sont de tous les partis qui nous divisent le moins soucieux
de notre grandeur, de l'inQuence que nous pouvons exercer au dehors.
Qu'on leur permette de supprimer fe sénat et la présidence de la répu-
blique, le reste n'est, à leurs yeux» qu'un détail insigni&ant ou une
vaine superstition. Quant aux partis plus avancés encore, ils aspirent
à transformer la république en une confédération libre de communes;
leur rêve est de supprimer la France. Un tel projet est de nature h nS
point déplaire à nos ennemis. i; )
Quand nous disons que deux empereurs et un roi se sont entendus
pour protéger au besoin les institutions républicaines contre nos repen-
tirs, nous ne faisons que répéter ce qu'a dit le journal officieux de Ber-
lin. Les explications qu'il a fournies au sujet de la triple alliance pou-
vaient se résuo^er ainsi t « Tels que vous êtes, vous nous semblez
inoffensifs; mais le jour où vous vous permettrez d'ôtre autre chose,
nous aviserons et nous prenons dès au|ourd'hui nos précautions. »
L'article dent nous parlons et qui a fait du bruit dans le monde était
écrit d'un style bourru, médiocrement aimable; cela ressemblait à .une
signification par voie d'huissier. Mais il ne iaut pas attacher en pareille
matière trop d'importance aux questions de forme. Les rédacteurs habi-
tuels de ce journal ne se piquent point de sacrifier aux grâces» et quand
ils transmettent à l'univers les messages du chancelier de l'empire alle-
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20A REYUE DES DEUX MONDES.
mand, ils les assaisonnent à leur façon. Les domestiques de grande mai-
son sont d'habitude plus superbes, plus rognes que leur maître, et il
arrive souvent qu'en s'acquittant de ses commissions, ils blessent des
amours-propres qu'on les avait priés de ménager. On sait que M. de
Bismarck reprocha un jour à l'un de ses secrétaires d'être trop massif
dans tout ce qu'il écrivait, et que ce secrétaire ayant répondu qu'il pou-
vait travailler aussi dans le genre aimable et qu'il s'entendait en fine
malice, le chancelier lui repartit : « Soyez fin, mais sans malice, écri-
vez en diplomate; même dans les déclarations de guerre, on se croit
tenu d'être poli. » Ils ont beau s'y appliquer, les rédacteurs de la Gazette
de l'Allemagne du Nord ne sont jamais polis dans leurs déclarations de
guerre, et s'il leur arrive de caresser les gens, leur main ressemble
toujours à une patte et on sent la griffe sous le velours.
M. de Bismarck a déclaré plus d'une fois que, depuis ses grands suc-
cès, il n'a cessé de donner des gages à la politique de paix et de con-
servation. Il entendait par là que sa principale étude a été de veiller
à la défense du grand empire qu'il a fondé, de le préserver de toute
insulte et de tout dommage. Il est dans sa nature de ne pas attendre
les coups, de prendre toujours les devans, de garantir sa tête en amas^
sant des charbons sur celle de ses ennemis. Ce conservateur est
l'homme des mesures préventives, il déjoue d'avance les coalitions
qu'il redoute par d'autres coalitions dont il est le chef et l'arbitre. II
a su s'arranger pour avoir toujours des alliances à sa disposition. Il en
a quelquefois changé ; du moment qu'elles lui servent, il ne fait point
acception des personnes, il les préfère toutes également. Ses alliés se
plaignent tout bas qu'il s'ingère un peu trop dans leurs affaires. £n
mainte rencontre il s'est appliqué à se débarrasser de tel ministre
étranger qui gênait ses combinaisons ou dont les intentions lui étaient
suspectes; mais il n'a employé à cet effet que des moyens détournés
et de sourdes manœuvres, qui tantôt lui ont réussi et tantôt ont échoué;
les plus habiles ne réussissent pas toujours. En somme, il faut recon-
naître qu'il a su conserver à l'hégémonie allemande un caractère de
modération relative ; les uns la subissent, les autres Taccepteot, sans
la goûter beaucoup. On n'est pas parfait; le talent de se faire aimer
est le seul qui manque à ce grand homme d'état.
Il faut reconnaître aussi qu'en ce qui nous concerne, après avoir
nourri à notre égard des sentimens peu louables, il s'est ravisé, qu'il
a changé de méthode et que, depuis 1875, il n'a point été pour nous un
mauvais voisin. Nous n'avons à lui reprocher aucun acte offensif ni
offensant. Plus d'une fois au contraire, il s'est montré disposé à nous
être agréable. Personne n'est plus versé que lui dans l'art de trafiquer
la crainte etl^espèrance. Il nous a fait des offres de services^ il nous a
dbooéi à entendre que si nous consentions à nous en remettre à sa
tHehvetUance,nou8 nous en trouverions bien, qu'il nous aiderait à faire
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LA TRIPLE ALLUNGE. 206
de bonnes affaires. Mais le moyen d'être son ami sans être son pro-
tégé? S'il en coûtait peu à tel de nos ministres d'accepter cette situa^
tion, il en coûtait davantage à d'autres. On raconte que jadis nn chan*^
celier offirit sa protection an parlement et que le premier président,
se tournant vers la compagnie, lui dit : « Messieurs/ remercions M. le
cbaocelier, il nous donne plus que nous ne lui demandons. » M. de
Bismarck ne demande pas mieux que d'entretenir avec nous de bons
rapports, mais il lui déplaît que nous en ayons avec d'autres, il désire
que nous n'ayons affaire qu'à lui. Il respecte tous nos droits, sauf le
plus beau de tous; il n'admet pas que nous ayons le droit de nous-
faire des amis» Toutes les fois que nous avons été tentés de nous rap-^
procher de quelque puissance du continent, d'avoir commerce avec
elle, il a trouvé moyen de nous en témoigner son déplaisir, et il a su
exploiter habilement les circonstances et nos propres fautes pour nous
remettre à notre place.
Nous avons connu un homme fort riche et fort puissant, qui avait
beaucoup d'amis; on en a toujours beaucoup quand on est puissant et
riche. Il leur faisait le meilleur accueil, il écoutait leurs plaintes, il
s'occupait de redresser leurs griefs, de leur procurer des plaisirs. Mais
il interdisait aux gens qu'il aimait d'entrer en liaison les uns avec les
autres, et son ombrageuse jalousie fomentait entre eux des mésintelli-
gences. Il entendait que chacun de ses amis lui appartînt tout entier.
Il y a quelque chose de cela dans les procédés de M. de Bismarck ; sa
bienveillance nous est acquise à la condition que nous ne nous lierons
avec personne. Dans l'intérêt de sa sûreté, il nous condamne à l'éter-
nel isolement, et s'il fait des vœux pour la conservation de la répu-
blique française, c'est qu'il estime que le régime républicain est le
plus propre à nous empêcher de contracter des alliances. Sur bien des
points, il a étonné le monde par les variations de sa pensée ; mais en
matière de politique étrangère, il a peu varié, ses principes sont des
axiomes. « La situation de la France, lit-on dans une de ses dépêches
datée de 1872, est certainement de telle nature qu'il est difficile et
peut-être impossible, même pour le diplomate le plus habile, de por-
ter un jugement éclairé sur l'état de ce pays. Cette difficulté, ajoutait-il,
est encore augmentée par le caractère impressionnable et irritable dA
la nation, défaut dont les hommes d'état français les plus habitués
aux affaires se ressentent plus que les hommes d'état allemands ou
anglais. » Nonobstant, il s'était fait son idée dès ce temps-là, et par
son ordre M. de Balan éorivait au comte Amim : « Une France consti-
tuée monarchiquement nous offrirait des dangers plus grands que cent
que Votre Excellence voit dans l'influence contagieuse des institutions
républicaines. Ce serait dépasser la mesure que d'avancer que nous
ne saum>nà accepter en France une autre forme de gouvernement que
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209 BEYUE DES DEUX MONDES.
la forme républicaine. Mais, d'autre part, si nous prenions parti pour
un autre gouvernement, quel qu'il fût, nous attirerions sur nous les
animosités dont il serait rob|tt. Nous rendrions ainsi la France capable
de contracter des alliances, ce qui n'est pas aujourd'hui le cas. » Ce
qu'écrivait M. de Badan le 23 novembre 1872 est tout à fait conforme
aux récentes déclarations de la gazette officieuse de Berlin, et si nous
étions moins oublieux; nous nous épargnerions d'inutiles et désagréa-
bles surprises. ;
Nous savons exactement quels souhaits M, de Bismarck forme à notre
égard, nous avons plus de peine à démêler, à pénétrer les sentimens
que nous a voués l'Italie. Assurément le langage de la plupart des jour-
naux de la péninsule n'a rien de flatteur pour nous; mais peat-étre
aurions-nous tort de prendre trop au sérieux leurs incartades. Nous
n'avons manqué aucune occasion de rappeler à nos voisins du Mid
tout ce qu'ils nous devaient, et notre insistance leur a paru indiscrète ;
heureusement ils n'oublient guère ce qu'ils se doiveiit à eux-mêmes, et
ils ne trouveraient aucun profit à se brouiller avec nous. <iNous sommes
la plus jeune des nations, nous disait un Italien distingué, mais nous
sommes le plus vieux des peuples. L'expérience des siècles a laissé un
dép6t au fond de notre conscience, et il en résulte que cette conscience
ne ressemble pas aux autres ; elle est moins prompte à s'émouvoir ert
aussi à se scandaliser. » Mais si la conscience de l'Italien se scandalise
difficilement, il a l'esprit trop ouvert, une intelligence trop vive de
ses intérêts pour souhaiter sincèrement notre perte. C'est quelquefois
une garantie que l'égoîsme intelligent.
L'Italie est une des nations les plus intéressées au maintien de Péqui-
libre européen. Tune de celles dont la sûreté serait le plus compro^
mise par une diminution trop sensible de Finfluence et de l'action 4e
la France. Le jour où, d'accroissement en accroissement, l'empire dont
Berlin est la capitale s'étendrait jusqu'à Trieste, le roi d'Iuliene se se»*
tirait pas chez lui à Venise, et le jour où nous ne serions plus en état
de nous faire respecter, l'admirable pays qui vient decélébrer le cente*
naire de Raphaël risquerait de tomber de nouveau dans un dur vasse-
lage. Les Italiens qui, tout en bous disant des injures, affirment que
nous sommes nécessaires à Péquilibre de l'Europe, sont certainement
de bonne foi. Quant à la forme de notre gouvernement, ib ont à ced
égard une opinion moins nette, moins arrêtée que M. de Bismarck. II0
jugent la république moins incffensive qu'il ne le dit, ils redoutent
davantage la contagion àjà mauvais exemple. D'autre part, ils redoutent
aussi les hasards des restaurations. Ils savent que la dynaitia qui t
leurs préférences est celle qui a le moins de diances de nous agcéer,
et ils sont persuadés que si le comte de Cfaambord mentait tur le trône,
son premier soin serait de marcher sur Bome pour y rétablir le peu*-
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Là tHÏPLE AtLIiÛÏCB. 2t)7
vomtenporelt Ceêt pfé\^v les mcSBetirâ de bUh Tolfl. 'DMif ^ttVettlé^
ment qui mettraîtfrépôe dô Jè'tî'rancô au serviée d^autre» ltttft*èfti'qtie
Iftfi totéorôts fmttçafB proiioûdemil lui^lfietne sa dScHëaticel Mais ledi Ita^
UdDB diftïeftt'que ûotre casestl'iiïii^sié' dti letir, qtré iioti^ Éùtùtàétà h
phUi vteMto «9» otttliofis^^t le plti» jëtitië dé» pëttples, et qù'iV'eât ^u
<to Mie» dont MM ne' â^y^Ms capables.
Dan* le tow*, la seu!è Inqm'étlidé'Sérîetise qti'Hs aient èprbtrvée;a été
tacwtfnte qftt'il ne ê\j]^rât tin i[*at)pwchefteetrt durable entrée PAIlemagne
et no«3i Ccnnme 1^ gens irop oandM^, les g^ils trop fih^t sont étifets
JrValyMer. Les Italien^ se soiit iaiâgiiié pitrs d'one fois, depuis là con-
férence dei BerKûv que nous avions' conclu' un aecord èecret avec M. de
Bï«Ban**que:dôBorttiëisîfse^terailîtitt devoifd^alter atwievaiitdiôtôuâiios
désirs^ qu'il nM^prodiguetufCte^marques dé âoti bofn Totil6fr:ll8«aVéfi!xt
qM SOU' habitude est d'obliger ses amiâ tti leur offrant le Wefn ties
aMres; iIs>OQt erainf que, poui* notis ikire dubliet nos malheurs, il ne
iiciift^pmcur&t des^oompefisattôtis % llem^ dépens. Aussi ont^ls tràvafllê
actiten^nt à^ n«tis supplafltet à^im ses bennes grâces. Ils ont pensé qwe
la place ét^itf bonne et iîâ ont voiilii hoû^ la piiendre, ûtfu^ dépouiller
d'un bien afuquel'nouB n'rivfonte ^*rde de prttehdire.
M. Mdncini a* déclaré, dan^ son discbuts au sénat ftaRen', qu'if n^était
ioimé d'^iAsun seotim^l liiestilér à notre égard. Nous l'en croyons sans
peine"? ruoramë énrinent qui a'été choisi poutreprésenterl'ItaTiè à Paris
aotd est un garant qu'on désire avWt dé' bons rapports^ nvec nous. Nous
eWfùM^dLtiim qu^n accédant à la triplé alliance, M. Mandni s*ést proposé
surtout de pmuver et à ^Europe 'é* au ^am^-pSré qtitf ritéHéd'étaît pas
iseléei, qu*i¥y àyakilueiqu'Un deitié^elkr. Dû même coup, il a vôuAi
procurer au cabinet dbnt il hH partie un prestige qui flattât Taniour^
propre) nationadr» et; sans eont^editi, gi^àee à la triplé alliance, M. Man-<-
djiif est déeormaie^ plue sûr de s« sftilatito, mieux af mé pour défendre
BOU' portefeuille contre tôue ceux qui désirent Pen soulager. Pendant
longtem^ }â. de Bièrm^dà a ténu la dràgêé haute au cabinet Depretis
^repoussé dédafgnewement ses avance^. Nàfgaérë encore il lid adres-
sai! d9B«rttai deeévèies avèrtissemens^Il lui remontrait que le Hbé^
iiiHsme coiràvit f ar uâe peme fatale^ au^ radicaUsm^, que lès ministères
deigani^M mènent à lai république, et iFtiVentend pà»' qu^il y aW eïi
Burop# d'aiire» république ((«re fa nôtre. Si *es tcwix eussent été eîtàu-
oé»^ ce fiirifllstdre de gaucbe^eût M% pléiôe ttun mlnistë^ de* droite. Mais
iIn*a'paséê«sol8 eritettemew, n'»e'rÔ9%ne«€fe qti'itné peut ctan^^.
It S'éiiér fott «aéeunte»t de vob^ W; GIa(fttMe'fel>énit< titii^ affai^s, i(
^•sc MOMniDoAéée M. GladsténeJt^BM aussi par sfaccomiifioder de
Mil. DepretifietMwidtti^ Noas^craignoos» seuletttéfut qué^ sTétant'fait
loBgtMips pdev, » ne leur fosse' «theiev les avantages^ qifil Hedr prd^
t^par bisaucQvp d«dém|>lai!eancee>eique l'éKeèsdelëdrs^empï'esse-
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208 REVUB DES DEUX MONDES.
mens ne mette leur fierté à sa merci. En tout cas, si leur politique a
éié habile, nous ne dirons pas, comme l'un de leurs partisans, que c'est
là « de la belle politique, » à moins qu'il ne faille en juger comme le
philosophe qui trouvait fort belle une poésie médiocre parce que Fau-
teur avait atteint son but. Le lendemain, ce philosophe prit une méde-
cine qui lui fit du bien et la rigueur de sa logique l'obligea de déclarer
que, puisqu'elle avait atteint son but, c'était une belle médedne^
On a discouru sur la triple alliance dans la plupart des capitales de
l'Europe, à Berlin, à Rome, à Vienne, à Pesth. Partout on a dit à peu
prés les mêmes choses; mais le langage, le ton, la voix, le geste, les
airs de tête, tout différait. A Berlin, on a paru se pr(^)0ser de nous
faire rentrer en nous-mêmes, de nous donner une de ces mortifica-
tions salutaires qui servent à l'amendement du pécheur et lui inspi*
rent d'utiles réflexions; peut-être aussi désirait-on nous faire com-
prendre que notre nouveau ministère n'est pas vu d'un œil favorable
par le prince-chancelier, que nous n'avons pas tenu assez compte de
ses préférences et de ses goûts. A Rome, le ministre des affaires étran-
gères n'a eu garde de nous morigéner. Il a laissé à M. le comte Cadorna,
qui jadis trouva un refuge chez nous, le soin de nous dire notre fait,
de nous signifier que nous sommes d'incorrigibles brouillons, que les
peuples sagesv paisibles, désintéressés et vertueux n'auront de repos
que le jour où le coq gaulois ne chantera plus. Mais si M. Mancini s'est
abstenu de toute parole malsonnante qui aurait pu nous blesser, il n'a
pas cherché à dissimuler l'épanouissement de sa joie; son attitude
n'était point modeste, il avait l'air d'un messager de bonnes nouvelles
qui s'écrie: a Qu'ils sont beaux sur la montagne les pieds de celui qui
apporte la paix !» II y avait dans son éloquence un accent d'allégresse
triomphante, c'était un discours de mardi gras, bien propre à humilier
notre face de carême, à nous faire sentir la médiocrité de notre situa-
tion, et que TEurope célébrait une fête dont nous payions les violons.
M. Tisza a tenu à la chambre des députés de Pesth un langage bien
différent. Il a paru désireux de nous rassurer, de dégonfler les ballons
italiens, de mettre la sourdine à des prétentions trop bruyantes qui
lui causaient de l'humeur : « N'allez pas prendre la mouche ni vous
mettre martel en tête, a-t-il semblé nous dire. Méprisez les vains
caquets, il faut en rabattre; on s'exalte, on s'agite beaucoup pour peu
de chose. En ce qui nous concerne, soyez convaincus que nous n'au-
rions garde de nous associer à des manœuvres dont la France aurait à
souffrir, que nous lui voulons beaucoup de bien, que nous tenons à
entretenir avec elle les plus amicales relations. » Quelques jours plus
tard, les journaux officieux de Vienne déclaraient qu'il n'y avait rien
de vrai dans certains bruits qui avaient couru, que les trois puissances
ne s'étaient point liées par un pacte écrit, qu'il ne s'agissait ni d'une
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LA TRIPLE ALLIANCE. 209
alliance offensive, ni d'une entente dirigée contre nous, ni même d'une
garantie réciproque des territoires des contractans.
Nous croyons sans peine à la sincérité des déclarations de M. Tisza.
La monarchie austro^hongroise serait bien mal inspirée si elle tra-
vaillait à notre diminution. Qu'a-t-elle à craindre de nous ? Quel démêlé
pourrions-nous avoir ensemble? Quel intérêt pourrait nous diviser?
Pour se meittre à l'abri des assauts du panslavisme, elle a conclu avec
l'empire allemand un mariage de convenance et de raison. Ces maria-
ges ont leur prix, mais ils ont peu de douceurs, ils sont sans illusions
comme sans poésie, ils ignorent les joies de l'amour. £n s'alliant à
M. de Bismarck, l'Autriche s'est affranchie des soucis que lui causait
l'humeur inquiète de son voisin de l'Est; mais M. de Bismarck se fait
payer les services qu'il rend. Quelqu'un prétendait que sa pensée
secrète est de faire de l'Autriche une puissance orientale et de la
Russie une puissance asiatique. L'Autriche a dans l'Occident des inté-
rêts qu'elle ne saurait sacrifier sans compromettre son existence, et il
est à présumer qu'en acceptant les conseils qui lui viennent de Berlin,
elle se réserve le bénéfice d'inventaire. H. de Bismarck sera plus sûr
de la tenir depuis que l'entente à deux s'est transformée en une triple
alliance. En revanche, l'Autriche y a trouvé l'avantage de n'avoir plus
à craindre les complots des irrédentistes italiens. Le cabinet de Rome
s'est engagé à oublier le Trentin et Trieste, il s*est converti à la politi-
que conservatrice. Le voilà devenu Tun des gendarmes de l'Europe.
Le premier devoir d'un gendarme est de ne pas laisser ses mains s'éga-
rer dans les poches de son prochain.
Ce qui vient de se passer ne doit nous causer ni effarement, ni
dépit, ni mauvaise humeur. Le dépit est un détestable conseiller, la
mauvaise humeur ne remédie à rien, et notre effarement serait peu
justifié. La triple alliance, qui s'est formée entre des puissances qui
ont elles-mêmes beaucoup de précautions à prendre les unes avec les
autres, ne nous menace d*aucun danger immédiat, et on sait ce que
valent des combinaisons annoncées à grand bruit, ce qu'a duré l'union
des trois empereurs, comment elle a fini et combien il est vrai de dire
que « les amitiés de la terre s'en vont avec les années et les intérêts. »
Toutefois nous aurions tort de regarder d'un œil trop tranquille la
situation qui nous est faite, d'QU prendre trop facilement notre parti.
Tout le monde se défend de vouloir nous offenser ; on ne laisse pas de
nous mettre à l'interdit, de nous retrancher de la société des gens de
bien, on nous condamne à faire notre pot à part. Cela rappelle l'his-
toire de cet homme qui avait reçu sur sa joue un coup de la main d'un
jésuite. On agita pendant des mois la question de savoir s*il Pavait
reçu de l'avant-main ou de l'arrière-main, et si un coup du revers de
la main sur la joue doit être appelé soufflet ou non. Pascal décida que
«o» LTU. — 1883. 14
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210 BETCB DES DEUX MOVDIS.
<Mtdi an: «Mil» nm flooflbt probables U en tiéupvobM^MMi qfwl»
façon dont on nous tiaîle; ne reasemUaf gnère à iia boo proeédét M
mayieaieiiflement cela tombe sur on manuciit ob noas somoMM en
ftioid avecikes Ai^^ais, nos aenlsj aaus, laaqocis pfottent de foirivcoA^
rtWMTft imwr QDiiB adresser de préssMie» admoMBtatloaSi poai^ tidts
dire: ii VoiiS(Toyes9.oe qoi ^màs anrire, vont -êtes en lÊfamws'OÈéflm^
ùèBf aux aDiKiadveraims^ tmu le. noode s^anadiie, se «»MBe contre
votts^Beyez ùTèfi jagêe; BQfcs drô8pniden% reMnoeziM-iMOÉider dt ft^s
pompesi^ à la chjîr et à^ ses désirs. Vitezien asodies, -eni aMchérètes^t
laiesea. àd'iaitres lesi ^ands^ projets, hs eairepfises>Mii«aiiiee; tftdMX
d^ottfaUer rÉgypte, . Jtodegascar; te'Goigi), le'TétlkiQ; teoes-'voos tmn^
<|ttilles, realestûhtf vôus^ perles trèsi bas «i wMPuqa^ HMS'ftMions
d'uft bout de Funiviars à Tavlre toeSce^qoi ndes plaît. » ÏÏ est dur de
Kecavoir dce lagons de asedération et de tempérance d'excéllenB afists
quijjonA sur iâir bombe et ne se refusent rien ; It est dur d'fitrainis
au régime par les plos ^ros iimigaam de TuDive^s.
Neua ne pourons doatar de notre isotsmiMii:, «t<nous anrlons tort de
nous y réfflgser. Il est beaa de sfèarier f èrement i a Noas noas sitffi*
rons à nous^-mômesl u C'est un mot de béro«4e mélodrame; <^aPeBt pas
an mol de pelitique^ et nons sommes 'certains cptë noire ministre des
aliifes étrasgàres ea ioge ainsi* Maés ee qui impona^earteut, cfest de
raooAnattreetda.nousbien perauaderqoe si nous ayons à now plainte
des a<arâSviioiiS(ai¥Oiia amâàaoùsiplaiQdreâenons, <Ittô noas sommes
pour quelqiAe ehose dansaotre isolementiy q«e iMms y ayons contribné
par nos fautes, par notre inconsistance, par notre ma»^ de condtdte.
Quoi qu?en dise M. de Bîsmarckv on peut croire que ce û^eÉi pas la
{arme de nos institutions» maïs Pusage que neus en avons fait qui a
niù à notre <râdit en £arepe,. etquHme rôpnbliqafe sâfge^, circonspeciev
amée» bisfrgonvemAey j^ ménagerait sans ti^<1^6ffm ded relations
utiles*
Ge D'est pas 'à k.eépnUique de lV9Se« de i79S que noue deyotm
demander des leçons detcondoite* Qrftoe à la terreur q«Pinspfyai« son
QOii, -elle poavaii umi ae permettre. Comme l^a remarcfoê M. Masaon,
tel deeetdiplbmatoei m trourait bien^mik^tKarr^gance afandace et
l!audace à figneranoe* A peine installé dams soti ambassade, Berna-*
datter le prît de haut avec tout le monde. Il aVait ^ujoufs la nlain stir
Uigarde de soaépéa; leaans-gtne desesprèteiltiéWB,seS âflinrescà^a-
lÂèras révoltaient la oour ida Vienne, eaais que pef fi^nne osât seplaindl^.
Uanetaiduc€barkBvà qni il av«ft demandé^ime a«<Heeee, liri^trépoiidra
qu'(d)Ugé« d'accompagner Fianpereur à la chesee.'iné pliait cteréfmettjre
m visita au Jour suivaM*. Le tendemaiii,Beri]MèMe1ui ënvoy^ dfrepar
Ton 4e aesioffidera « qu^il ne poovalt avoir raVaiMg^ êé ïe\(Af. n II
exigeai ^na IL de Tbmgat supprimât dwS' les^diAanatha aotifehMmtm
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lA TRIPLE AHIANCE. îll
article où la fille de Gapet et les Bourbons émigrés étaient désignés
sous les noms qu'ils portaient autrefois, et quand M. de Thugut lui
représentait les obligations de cœur de son souverain ou les ménage-
mens qu'on devait avoir pour l'empereur de Russie qui s'était déclaré
le défenseur de Louis XVIII, il lui répliquait [insolemment : « Qu'im-
porte la fureur délirante de ce tyran du Nord? La république française
brave et dédaigne ses menaces. Bieitbt ce tigre à figure humaine sera
attaqué lui-même au cœur de ses états. » M.Masson a raison de le dire,
« le particulier et l'étrange, c'est que cette politique à coups de sabre
lui réussissait fort bien. »
Voilà des procédés qui ne sont plus à notre usage, et une diplomatie
savante et correcte nous est bien nécessaire pour nous remettre sur un
bon pied en Europe. Mais que peut l'habileté de nos diplomates quand
le gouvernement qu'ils représentent est sujet à de perpétuelles
éclipses? Il était là tout à l'heure, on le cherche, on ne le voit plus*
Puissent les mortifications qu'on nous fait ressentir servir de leçon à
nos députés I Puissent-ils se rendre compte de tout le dommage qu'ils
nous ont causé par leurs perpétuelles préoccupations électorales, par
leurs goûts dépensiers qui ont compromis notre fortune, par leurs dis-
cussions passionnées sur des affaires de bibus, par leurs défaillances
dans la^question d'Egypte, et surtout par leur indiscipline, qui nous
condamne là^ n'avoir que des ministères d'un jourl Un Italien disait
récemment à l'un des correspondans d'un jowrnai anglais : u L'Italie
n'est pas 'intéressée à l'agrandiasemeot ^des puissance centrales de
l'Europe ni à Thamiliation de la France* Elle a été contrainte par les
circonstances ^de rechercher la faveur de l'Allemagne. Elle préférait
l'amitié d'un peuple'*avec lequel elle a tant d'affinité, mais aucun mi-
nistère français n'a po durer depvis 1S76. » Peu importe que cet Ita--
lien fût absolument sincère; le malheur est qu'il disait vrai, et que
no«8 n'avons rieo à lui répondre. Qui pourrait compter sur nous quand
nous2 ne pouvons pas^compter sur le| lendemain? Un gouvemement
républicain a plus besoin qn'un^autve de se faire prendre au sérieux
et d'inspirer la ^confiance.! Il peut] se passer^de^ gloire, il ne peut se
passer d'estime.LAvec la considération, tout nous reviendra, le crédit,
les amitiés et le^jreste, et, sans cesser d'être pacifiques, il nous sera
permis d'are aussi fiers que etnxmspects. « Évite soigneusement lee
querelles, disait^ Polonius à son fils Laêrte; si elles viennent te cher-*
cher, prouve à ton adversaire que ta es on homme dont il faut se
garder. »
G. VlLBERT.
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REVUE DRAMATIQUE
Gymnase : le Père de Martial^ pièce en 4 actes, de M. Albert Delpit.
Je voudrais que le critique* avant de commencer Fexamen d'une
pièce, indiquât au moins par un signe, par un astérisque ou par une
petite croix, à quel ordre appartient l'ouvrage : s'il faut le ranger
parmi les confections de théâtre ou parmi les œuvres d'art. Je voudrais
qu'un autre signe, placé auprès du premier, avertit si le succès dé
l^ouvrage intéresse l'avenir des lettres; s'il convient de saluer l'au-
teur à la place qu'il occupe et de le quitter là, ou de le pousser
encore et de le diriger dans sa voie. Cela fait, l'éloge et le bl&me déve-
lopperaient leurs phrases, maïs dans le ton marqué; l'un et r autre
Itfisserafent Touvrage dans son ordre et l'auteur dans sa dasse. Aucun
éloge ne pourrait faire qu'un drame passât de l'ordre inférieur dans
l'autre; aucun blâme, qu'il déchût de celui-ci dans celui-là. Aucun
éloge n'exalterait plus qu'il ne sied l'orgueil d'un talent déjà noué;
aucun blâme ne rabattrait l'espérance d'un talent qui doit grandir. A
ces conditions, même dans ce désarroi où nous sommes, parmi tant
de théâtres et tant de pièces, dont les succès divers prouvent si peu
de chose, voire de l'aveu des auteurs les plus applaudis; devant ce
public si distrait, si affairé, si mal organisé pour juger des productions
de l'esprit, la critique, même dispersée entre tant de journaux, même
pressée au point qu'elle doit se réduire presque à la besogne du compte-
rendu, pourrait garder encore, avec quelque chance d'être utile aux
belles-lettres, quelque chance d'être écoutée.
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B£TUE DRAMATIQUE. 21S
Est-il besoin de dire que ce procédé serait plus honnête? C'est peut-
être assez d'assurer qu'il serait profitable à tout le monde. On nous
accorderait plus de crédit; on serait moins souvent mystifié par nous,
et je ne vois pas que personne, parmi les auteurs, pût se récrier
là-contre. On saurait que VAs de trhfle^ pour amusant que soit ce mélo-
drame, n'est pas un chef-d'œuvre ; on se tiendrait content de s'y divertir
sans y chercher des beautés dignes du théâtre classique : M. Pierre De-
courcelle voudrait-il qu'on exigeât de lui davantage? On saurait que fbr-
mo$ay si précieuse que soit cette ébauche de tragédie romantique, n'est
rien de plus que cela, c'est-à-dire une œuvre morte; on admirerait cette
jument de Roland sans lui demander de vivre : M. Vacquerie aurait^il
le courage de s'en plaindre? On irait voir les Bourgeois de LiUe comme
un drame patriotique, mieux écrit que les vieilles pièces du Cirque,
moins fortement conçu que V Horace de Corneille : M. Dartois y per-
drait-il? On ne penserait pas que M. Belot eût écrit le Pavé de Paris
pour satisfaire à sa muse; on ne s'attendrait pas d'y trouver les mar-
ques d'un talent qui doit renouveler la scène : serait-ce un dommage
pour M. Belot? En revanche, quelques reproches que le juge le plus
sévère pût accumuler contre le Père de Martial, représenté ces jours-ci
au Gymnase, on serait averti qu'une bonne part de ce drame sort de
l'ordinaire, et l'on regarderait M. Albert Delpit comme celui de nos
jeunes auteurs dont la victoire importe le plus à nos plaisirs, car c'est
assurément le mieux doué pour le théâtre. Si retentissant que soit le
succès de l'ouvrage, on s'efforcerait d'en grossir encore le bruit, et le
public, par cette conduite, ne ferait que servir équitablement ses inté-
rêts.
Cest que cette pièce tirée d'un roman, ou plutôt refaite sur la même
donnée, contient un morceau rare, un morceau de résistance, et pour
lequel j'échangerais volontiers vingt de ces comédies pathétiques dont'
nous sommes heureux de nous contenter à l'ordinaire : viandes creuses,
accommodées avec plus ou moins d'agrément, et qui pèsent peu *dans
la balance lorsqu'on met dans l'autre plateau la vraie substance d'un
drame. C'est aussi que M. Albert Delpit, dans cet ouvrage comme
dans le précédent, le FUs de Coralie, se déclare proprement homme de
théâtre. 11 peut remporter des succès de roman, nos lecteurs le
savent; mais c'est bien plutôt sur les planches qu'il est vraiment chez
lui ; c'est là qu'il abat toutes les révoltes et qu'il ravit tous les suf-
frages; c'est là qu'il fait, pour le plaisir des vaincus, un magnifique
abus de sa f<H*ce. 11 m'entraîne, malgré que j'en aie, dans la situation
eltraordinaire qu'il a choisie; il m'y tient, il m'y renferme avant que
j'aie pu m'en échapper par une petite porte; il veut que j'en sorte par
la brèche, et l'explosion que fait cette brèche est si belle que je suis
transporté d'admiration. Elle ne me cause pas seulement de la sur-
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2ià REVUE Des DtMX MONDES.
prise; elle me découvre des âmes héroïques et telles qu'un poète tra-
gique pouvait seul les imagioer; elle les illumine tout entières et me
fait voir le reflet ou l'ombre de Pune sur l'autre. Un tel éclat n'est pas
seulement reflet d'une violence habile, mais d'un véritable génie dra-
matique; cette énergie, qui est la vertu la plus évidente du talent de
M. Delpit, est proprement celle de l'écrivain de théâtre.
£n effet, qu'on me propose la donnée suivante : un jeune homme va
épouser une jeune ûUe qu'il aime et dont il est aimé. Depuis des
années, ils se destinent l'un à l'autre; il l'aime de toutes ses forces,
elle l'aime de tout son cœur, 11 vit en province très simplement avec
son père, un homme de bien; avec sa mère, une sainte. Soudain
le père de la fiancée , un banquier fort- honnête , est ruiné , me-
nacé de faire faillite et même banqueroute. Un rival se présente, un
homme de cinquante ans, riche de vingt millions, amoureux de la
jeune fille, éconduit naguère, qui revient et propose de sauver le père
en épousant la fille. Il se trouve que cet homme est le père du fiancé:
la mère, cette sainte femme, a commis une faute jadis pendant une
absence de son mari; elle sait que son fils est le fruit de cette faute,
et voici qu'elle reconnaît son amant dans le rival de son fils. Cette
donnée, pour commencer, me parait un peu extraordinaire, et l'ex-
traordinaire m'est toujours suspect. Cependant je puis l'admettre et
je consens qu'on me pousse dans le traquenard de cette situation
théâtrale; il ne s^agit plus que de m'en tirer -.j'imagine que je puis
le faire à peu de frais. Si j'étais ce jeune homme, laisserais^je ma
fiancée m'échapper et se vendre en mariage à mon père ? Ou bien
tuerais-je mon père en combat singulier et réduirais-je mon beau-père
au suicide? Serais-je condamné à l'une ou l'autre de ces extrémités?
Nullement; je dirais à mon beau -père : « J'adore votre fille, elle
m'aime; nous sommes d'honnêtes gens et nous vous tenons pour
honnête homme; contentez -Vous de notre estime et renoncez pour un
temps au monde; faites faillite ou banqueroute à Paris : cela vaut encore
mieux que de faire marché de votre fille et de faire notre malheur à
tous ; venez vivre avec nous : cela vaut encore mieux que de vous tuer,
et cela profitera plus à vos créanciers ; nous travaillerons pour les payer
un jour, et nous travaillerons bien, car nous serons heureux. » Ce lan-
gage serait raisonnable et je crois qu'il persuaderait d'honnêtes gens.
liais je puis l'admettre encore : ce jeune homme sera moins sage
que je ne serais à sa place ; il ne verra d'autre ressource que de provo-
quer son rival, un tireur qui, s'étant battu deux fois, a deux fois tu6
son adversaire; la mère, épouvantée, ira trouver ce rival pour lui dire :
« Vous avex été mon amant, vous êtes le père de mon fils ; fuyei une
rencontre avec lui. » Si le rival, oomme c'est un peu son droit, soup-
çonne cette révélation de n'être qu'un artifice maternel, et si le jeune
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BUYUE BlUaiAllQn£. . 215
homme' VioMlte^ gravement, iesr choses* eûfia.6eiMmti<^ièUès Vdnueftrii
ce point qu'xtm reasontse^soili iQëirttabte, cdoettâ' ffvieiitQrei devrat*
tMtei8efterinurarparla*ip0rtid!i](ii boiBfflie oiJiduinoiB8rf)airla^dteo-
faitioQ d^nne fanilie? kt ime HiecsvceAtBi fcNs^ àJarpiacet dm rmL.J'ai
cinqpiaoïtef ans^ ja^sois uiMJ^iBr de preodène toce^ jfai taéidaux/iadveiv
laires etLdud. Un^ieimB biMBiine Wiiundte; saiioére; toittià Flmre»
B£a4li qu'il était mcNi filB;ije ne mien doi^aipas-^fen doute, et gpciv
•(NUieii& s'enidoale ^voilà la ntûation. Faut^Itque fei me lAtte, et ai
jaaoïe i>atâ^ fiamt^ii qpM jertaôi Ce jennei hoiïuneroii que jet sm fasse
tuer paiiluiî.Faat'râ laisser craôre! à sai mèrei qu'on cîe ces orkiKSieBt
iaévitable^ Jia mont de sou .fils ouia mienne, si bien <|tte llbomeur de
ce diois lui airaciiera des:ayeux( et quei désormaà» son Ixmbem', son
hoonent, celui éesonnanarii celui doutante isa famille seca détruit par
ma fsuteiel; que >'«&: autral des remisrâs qui ne^sfapaisfoobtiquerdafis la
KHub&îGirâce.à ûieul je iMti»>metirei!enooreretritou& tirer tousideios
mauvais pas àrmedlleus marché, i . . •. > t
(i)3i ne ^'queœ jeace: homme lest mon âls^co n^ei^ guère vrsristm^
blableeticela mo générait de JecroBB; tcependant^o'^st possible; au
EQoitts.le cerlaim estqu/il est le fils de sa OBère» à qui je dotf des
égards* Faut-il me baltrci, et si je me bats;, fautr IL acculer, cette fèonne
à une centessiQn tard! vie, en ne luL laissant voir ique deuK aUemadves
abominables? Point du- tout! Ile pnis d'abord ne pas* me baiire' et
dédaigner IHneulte d^iu enfiout; ce serait île pltisi simple : j^ai donné
de mon courage eâ de mon habitetii d'asseZ' tarrabl» pvenves; Enân,
poar mettre les choses ju pisi et si je ji^ que ma man^uélnde^
en l^pôce^ serait sospoote^et presqoe tndiîicrète^ je puis mener ce
jeune homme sur le terrain, aprôfr avoir averti sa mère do nues inten<-
tioos; je lui' piquerai ÏB) bras de mon épéeiou pent-^'é^e l^ép9ule.
S'il est mon ûis^ que Dieu me pardonnei je< lui aurai reprié iq^uitve
gouttef Aeice saog^que J'aî mlsdansises iveines^'maîsije'n'aursiiipas
brisé savie^ ni'cettn de sa mère^ ni ceUe de rhonmeiiqui Pa éle^
comme son fils, ni la mienne. PersonDen*aura péri dans cette impasse,
dont nous serons sortis sans éclat et par une petite porte.
Ce n'est pas le compte de M. Albert Delpit; car on devine, — ou l'on
sait déjà, si l'on a lu son xoman, — que teUe est la donnée de son
drame; et cette situation eootraordînaire, eu d'aèotd il précipite ses
héros, il ne permet pas quMls h^n évadent par Ces portes basses qu'en-
tr'ouvre le bon sens ; il a la fotce de les y tiiaintenir jusqu'à cette explo-
sion qui seule, de par sa volonté, doit les en faire sortir. Aussi bien
serait-ce naïveté de s'en plaindre :, toute la, tram& de l'ouvrage, au
moins jusque-là, n'est qu'une môchoi. préparée* pour cette explosion ;
celle-ci, ménagée de la sorte, doane4-eHe im beau^ectacle ? Toute la
question est là ; — j'cyitends va specùde d^àttiies, ét^tel qu'un véritable
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216 REVUE DES DEUX MONDES.
poète doit l'offrir sur la scène : or, je le déclare en conscience» rare*
ment poète contemporain nons en proposa de plus beaux.
Nous sommes à Gambô, dans le jasdin de Pierre Cambry, le député
royaliste, le philosophe chrétien, le philanthrope et le patriote, qu'on
nomme familièrement le roi des Basques. N'est-ce pas lui qui, en iS70,
a mené contre l'ennemi les gars de la montagne et de. la yallée? Au
premier rang de ses soldats combattait son fils Martial, fiancé d'Espé-
rance» la fille du banquier Jordan. S'il est le roi de la contrée, sa femme
Thérèse en est la reine. C'est de lui, d'ailleurs, que cette belle créature
tient ses vertus et volontiers elle s'en fait gloire : étant la femme d'un
tel homme, comment ne pas être une femme ^de bien? Les pauvres
gens disent que Thérèse est un rayon de joie dans leur chaumière ; il
se peut qu'elle soit ce rayon, mais son époux est le soleiLEIle l'admire
et l'aime; il Taime comme au premier jour : a Laisse-moi t'embrasser,
lui dit-il, pendant qu'on ne nous regarde pas. » Nous apprenons à les
connaître par un double entretien avec leur hôte, Jean de Born» un
Parisien venu dans le pays pour faire passer des fusils aux carlistes.
« Vous arrivez justement pour assister aux fiançailles de mon fils, » a
dit Pierre Cambry à Jean de Born ; cependant, avant de célébrer ces
fiançailles, il faut que Pierre éprouve l'âme de Martial; il faut qu'il lui
annonce la ruine imprévue de M. Jordan, sa faillite certaine, sa ban-
queroute probable, son suicide possible . Martial ne bronche pas :
« Espérance est ruinée, son père est failli, s'ècrie-t-il ; soit I Je travail-
lerai pour deux, je travaillerai pour trois. Et qu'importent l'infamie et la
banqueroute? Tu m'as gagné assez d'honneur pour que je puisse par-
tager avec quelqu'un. » Pierre Cambry remercie Thérèse du noble fils
qu'elle lui a donné; il ouvre la grille du jardin pour le cortège des
fiançailles. Devant les montagnards endimanchés, devant les garçons
et les filles d'honneur et les ménétriers tout fleuris, Pierre Cambry se
tient debout, non loin de sa femme Thérèse, entre Espérance et Mar-
tial, qui, d'une voix tremblante, récitent les {versets d'usage, selon la
coutume basque rédigée par M. Delpit :
— Bhl qu'as-tu donc, ma gente amie,
Pourquoi rettes-tu tant clianterî
— Parce qu'en ne te ditant miO)
i*ai plot d*aite pour t'éeouler.
— Eh I qu*a8-tu donc, ma gente amie.
Pourquoi rermea-tn tet beaux yeuxt
— Parce qu'étant bien endormie,
Dans mon rêve Je te Tola mieax.
ioogle
^^^JP
BEVUE DRAMATIQUE. 217
— Mon tréBor, vous ètei jolie.
Je TOUS le dit en yérité I
Si l'amonr est une folie,
Je sois fou pour l'éternité I
» Si poor tonjonrs Je boIb ta belle,
Pour toujours Je me donne à toi...
Allons ensemble à la chapelle.
Et gentiment épouse-moi !
Pierre Gambry joint les mains des jeunes gens, qui s'agenouillent
devant Thérèse ; un violoncelle derrière la charmille module un chant
religieux et tendre, et une paysanne qui domine le groupe fait pleu-
voir sur les fronts des fiancés et de la mère des roses effeuillées, tandis
que, dans un coin de la scène, un personnage épisodique, Gilbert Harispe,
échange avec Jean de Born ces paroles : a Devine qui je viens de
rencontrer dans Cambô : le duc de Hautmont I — Jacques, ici? Pour
quelque femme, sans doute... » Et le spectateur se souvient qu'au nom
de cet homme, déjà prononcé par Jean, Thérèse a tressailli.
Tout ce premier acte est franc, clair, agréable ; on y voit le drame
s'esquisser à grands traits et les personnages se mettre en place avec
aisance ; on y respire un air de vertu, mais de vertu qui n'écœure pas.
Enfin, par une heureuse économie de l'ouvrage, l'apparence tout à
fait riante de ce tableau nous prépare à sentir plus vivement l'horreur
de ce qui va suivre.
Au deuxième acte, nous sommes chez M. Jordan, le père d'Espé-
rance, dans la villa qu'on aperçoit du jardin de Pierre Cambry. M. Jor-
dan arrive de Paris pour embrasser une dernière fois sa fille, décidé
à mourir. En effet, il n'a qu'une chance de salut et qu'il repousse avec
fermeté : ne serait-ce pas un vilain trait d'égoîsme que de rompre le
mariage d'Espérance avec Martial pour la donner au duc de Hautmont,
un gentilhomme de cinquante ans, un viveur dont les prodigalités
n'ont pu épuiser la fortune et qui s'offre à payer les dettes du père
s'il épouse la fille? Ce tentateur est venu relancer le banquier jusqu'ici ;
M. Jordan veut reconduire sans môme consulter sa fille. Mais, dans un
entretien suprême, Espérance devine la résolution de son père et qu'elle
peut encore le sauver ; elle devine à quel prix, et le conjure d'accepter
son sacrifice. Que M. Jordan rappelle le duc de Hautmont; Espérance
elle-même signifie à Martial qu'il doit renoncer à sa main. Mais Mar-
tial ne se résigne pas ainsi : <c Tu n'avais plus le droit de disposer de
toi, s'écrie-til, car tu m'appartenais; j'ai un rival, je le trouverai, je
le tuerai I » Il s'enfuit, éperdu de douleur et de rage. Sa mère sur-
vient: « Où va Martial? — Chercher son rival pour le provoquer et le
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2d8 REVUE PE&JDEUK MONDES.
tuer I — Son rival ? — Le dôC ie^ Eeratiiiœit, .^i~paie les dettes dé-
mon père et que j'épouse. — Le dttcl *— Le^vetei.; — Laisse-nous; je
vais le recevoir, et je vous sauverai, v. ; ^ ^' \
Le duc paraît et se trouve en face ie T^ér^se : « Vous! — Moil
Que me voulez-vous? —.Je yeyx que vous cessiez d'être le rival de
mon fils, du vôtre... — MartUl^ mon'fijs.t -^^iii,Tivotre filsl Et mon
châtiment, c'est que je doive vqu^ le xiKjÇf^aiymird'Jîiui et que vous ne
me croyiez pas... » En effet, le .duftjHQ: peiUi s'empêcher de réfléchir
que vingt-quatre ans ont passé avant qu'on lui révélât cette paternité
douteuse, et qu'à l'heure où la mère la lui déclare, elle a grand inté-
Té^&iiEQifa.iL y i proMu. }f t packs JbDève$i)répiH{iKfi(4ch«il0k9 d«ii^9^^cet
assaoït ide sou^âniaiv^Qttisodevîiiaiir KbislCHmi dm ces» oQiqw^tosramiMum.
Thénèsaiet .1& ésaat\, îadiâ^js'étaienti.prtttnifi I/jud* â ifautoe et a'i^Vjiimt
puoB^pouÉeo^i.oB a^tijdfiooé Jbèrès^ è .Pi6EBe>, 0tile d«Cul*9l^t
jc6p«Qiifer&^iàL4)fiia0)imadéôi, ipettàaat .^ éa)fiK)at<m{iri> &I^
jEfétMt ijet^e dpnaises ft)raa^uo jour^japrèsdqifidqiiftSiseBi^nefliâdM-
tÉràs,è]lec sléftaitL sentie nnière^ elle! a'étaili enfuie^; ju GoomieQt (ato69«
sféariateidiic^ naimeridûbQSr^TBfus^.pas jpourqim lyousparAieaEt?;— tiHifel. si
je vous ravàifik Hift; féfxmdtdlevjeLnft^fflaâajavâkifpartim.niSoB^imêbi
eal^revenuif elle n/a paaeaie.cûuragaidTairGaeiisa tMiie;.eltei auilarssé
KerKeCiBubi-y recevow pcnprîisQBfils^ él6¥er^iai0i«ariûQiBmQtl6 finît 4e
sa jcbaifjetl'hàritierde sdaàme.kfils idbe laoqpœ -à^ Hautsioal^iiBeik-
da]itmQglH>quQtre'aBsdleca dâvoeè .«w leptDtir:; et oMibtM amerj
Combien de^fbia ifar^t-QllB pas faiUi le ccaehec oa ^nraa l Car p%sxàA^ltm
longues années, elle s'est prise à aimer son mari; à PaimfiE d^ia amoar
eraifitlf, iutmbie, .aondent» fanatiqi»; dhia amour (fu'exaspérait sans
brait la cuisson da ramorda. Et, ataioleiftaiity après ce loag supplice,
appèft qaa tant (ie fois elle a'eat ioag4kt buogrie avecsies dents pour ne
pafs acberer le baiser coBimencè en coB&saioa aupplôaiietei, voici que oe
chàtAflMint sa dressa davaat elle, knivaUlé de l'amant ^ da Tenfant:
la pète eifi te fils vont s'entratutsy 1 Nnoi, lac(}aes da HautiaoBt ne vo»-
(toa pas ce crime, il fuira ce sacrilàge ; il Uisseva Espèranœ à Martial,
et d'abord il éadiera k colèire du jeûna homme... Mais le duc de
Oautmoat sacouA la l&to ;: il (aie 4e fâenu. meiisonge tout la dî»-
coma da. oetia mère; il dédine laa olwcgas de cetta paitaimilé
impartune'i il »iae Espéraunce, il sauve sûq^ pèra» il sait qa'etta
f aooepteiy cela loi suffit. U ne croit paa que te fd^^da Thèyèeemovifa
da son amcor l qs^-H. mort autioetoiai luiratéme de son. smoiur poar
ThArèsai? Martial est mi^^ofsoit, fui se coDadeira;: luiast imiAornnia»
qui vaat maintoBÙr aasr dlH>il& Ahamme elna pas. s^enièasraeair d'ua
prâtaidu «iefoir de pèns;: aGasdaa valra enfaat;;maii, je gaffde ma
fiaBcéa. n
Une idle scène est pénibla et pèESfflu sur toot le drame. Difficile*^
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REVUE DRAMATIQUE. 219
ment nous pardonnerons à M"* Cambry une faute dont nous ne voyons
pas d'assez près Tefxcuse et, même à vingt-quatre ans de distance, le
manège de cette femme entre l'amant et le mari nous apparaît comme
assez malpropre ; d'autre part, l'homme qui refuse de croire sa maî-
tresse lorsqu'elle lui crie qu'il l'a rendue mère est toujours dans une
posture déplaisante. Mais ce qu'il faut reconnaître, c'est que la situa-
tiofi est abordée avec une crânerie qui déconcerte les résistances (tu
public; aussi bien, c'est la façon ordinaire de l'auteur et sa manière
d'attaquer l'obstacle : il me rappelle en ces occasions l'ingénieur dont
il est parlé dans mie comédie de M. Âugier, qui, se trouvant sur la
machine d'un express et voyant une charrette de moellons arrêtée sur
la voie, lâche toute la vapeur et lanoe le train à travers la charrette
comme un boulet de canon. M. Delpit va de même. Les chicaneurs
l'attendait au tournamt d'une situation : il l'aborde de front, il l'en-
lève, il est passé afvant qu'on ait jeté un cri. D'ailleurs il faut décla-
rer que cette crânerie ne sert pas à nous duper; ce n'est pas celte
d'^un escamoteur, mais bien d'un moraliste; cette bravoure est mise
au service de la vérité, voire d*une vérité qui n'est pas banale : ce
duc de Hautmont, déclinant cette paternité qu'on lui révèle après
vingt-quatre ans et refusant de renoncer pour elle à son amour, fart à
peu près ce que tout homme de chair et d'os ferait en pareille occa-
sion, mais ce que peu de héros de théâtre, hormis Pourceaugnac,
auraient le courage de faire; et,^ce faisant, il s'expose à la défaveur du
public.
Cependant le duc a promis à Thérèse de fah-e tout ce que lui permet-
trait l^henfneur pour éviter Martial ; même, à la prière de Jean de Bcm,
il s'apprête à qukter Cambô. Mais Martial, par un hasard, devine le
nom de bob rrrâl; il le rencontre dans un lieu public, dans le salon
du casino, tai cherche querelle, (e provoque et lui jette son gant au
visage. C'en est trop, le dac se battra, 'les quatre témeims sont dési-
gnés ; la furewr des deux adversaires fait prévoir que la rencontre sera
BK)rteHe. Voilà donc les héros du drame, et je ne parie pas seulement
de oeux qxà vont mettre f épèe à la main, mais de tous ceux dont les
sentiiBeDs sent en lutte devant lions, enfénnés d»ns le diamp dos oà
l^afuteur les a vouli «aûEtenir. Us silence religieux se fait dans i'audi*
toire, quand Thérèse se vetniuve «eule avec «on fils, dam eHe a surpris
quelques paroles échangées avec des témoins; on ^tend cm bd édat :
je veut jure que Tatilente ne eera pas trompée.
M Jeue vew pas ^e tu te barttesl » crie Thérèse à Iffaittial. H sPage-
nottitte devant elle et lui 'demande pardon : il favt qu^il se balle, il a
provoqué le duc, il Ta frappé. « le ne ne veux pas que im te batttesl »
Ce refrain, tantôt jeté d^e voix iiDpérieuse, tantôt murmuré entre
iee dents, itevîent scander le difilogve de Qa inère et du âte*; tout ce
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220 REVUE DES DEUX MONDES.
dialogue est mené de main de maître, et par le chemin de ces ques-
tions et de ces réponses comme par une spirale qui va se rétrécissant
toujours, le malheureux jeune homme, entraînant sa mère, se rap-
proche toujours plus de Thorrible vérité. « Des excuses!.. — Je ne
parle pas d'excuses; mais tu peux partir. — Fuir devant le duc parce
qu'il a tué deux hommes en duel! Je ne reconnais pas la vaillante
mère qui m'a élevé... » Et Martial lui rappelle le courage qu'elle a mon-
tré, lors de la guerre, lorsqu'elle Ta envoyé à l'ennemi; et Pan dernier
encore, lorsqu'elle l'a choisi pour champion contre un insolent qui lui
avait mal parlé. Et de prétexte en prétexte, la pauvre femme recule
jusqu'aux plus faibles : « Je ne veux pas que tu te battes 1 Tu es déses-
péré maintenant, tu te défendrais mal. — Au contraire, va! Je me
défendrai bien ! Je hais cet homme et je le tuerai. » Parricide à pré-
senti Le fils sera parricide s'il n'est tué. De quelque part qu'elle se
tourne, Thérèse ne voit que malheur et crime; elle perd tout espoir,
elle est près de perdre la raison, lorsque Pierre, son mari, paraît.
Aussitôt elle court vers lui comme vers le chef, le maître, le patron de
la barque en péril, le sauveur dans toutes les tempêtes : « Martial va
se battre. — Je le sais. — Arrête-le. — J'y vais tâcher. — J'ai souf-
fleté le duc, interrompt Martial; il faut que je lui rende raison. — Il le
faut, en effet. — Tu l'approuves?., reprend la mère. — Que veux-tu,
ma pauvre Thérèse? Nous n'y pouvons rien : c'est dans ces idées-là
que nous Tavons élevé. »
Le mot n'est-il pas beau? Pierre Cambry le laisse tomber avec une
simplicité touchante; puis il revient vers Martial, et, lui serrant forte-
ment la main : « Défends-toi bien, au moins, » et, d'une voix atten-
drie : « S'il t'arrivait malheur, tu sais que j'en mourrais. » Ainsi, sans
le savoir, Pierre Cambry remet à ce fils qu'il aime et dont la naissance
l'outrage le soin de venger son honneur : sur qui et devant qui? Sur
l'homme à qui ce fils doit la vie et devant cette mère qui sait tout*
Rarement on mit sur la scène un jeu plus tragique de destin.
Mais les témoins appellent Martial. Thérèse demeure en face de
Pierre. « Ne crains rien, lui dit-il. Regarde toute ta vie passée; tu n'y
trouveras que des raisons d'espérer dans la justice de Dieu. Quand je
t'ai épousée, j'étais plus âgé que toi, je n'étais pas beau; tu pouvais
ne pas m'aimer. Cependant tu as été le modèle des épouses, le mo-
dèle des mères ; Dieu ne te frappera pas. » Thérèse reçoit, le front
courbé, ces éloges qu'elle ne mérite pas, ces éloges mélangés d'ex-
cuses qui se proposent à sa conscience et la fléchissent vers l'aveu ; sou-
dain elle a comme la vision du combat sacrilège qui se livrera demain :
ces deux hommes face à face ! le père et le fils 1 Elle se tourne vers
Pierre, et, les yeux dans les yeux, accrochant ses mains aux épaules
de cet homme comme une folle ou comme une noyée : « Pierre, sauve
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REVUE DRAMATIQUE. 221
mon filsl Sauve-le 1 Ce duel est abominable 1 Ce duel ne peut avoir
lieul — Pourquoi? » A ce simple mot, elle recule sulToquée par Taveu
trop gros qui s'arrdte dans sa gorge; elle chancelle, elle s'agenouille :
a Parce que je suis une misérable 1 parce que le duc est le père de
Martial 1 » — « Misérable ! » en e£fet ; Pierre bondit sur elle pour l'étran-
glef; elle invoque la mort comme une expiation; mais il dénoue ses
mains, il se redresse, et puis retombe vaincu de douleur sur un siège. Il
reste là, tandis qu'elle se traîne à ses pieds et murmure une confes-
sion qu'il n'entend pas ; les yeux fixes, d'une voix sourde il interrompt
seulement deux fois sa plainte : « Et je n'ai plus d'épouse !.. Et je n'ai
plus de fils I »
Quelques personnes, paraît-il, bien qu'émues par cette scène, ont
prétendu que l'aveu de Thérèse manquait de raisons; j'avoue que je
le trouve fort beau, justement par les raisons que j'en vois. Thérèse,
depuis vingt-quatre ans, a connu cet homme; elle Testime, elle Tad-
mire, elle l'aime. Est-elle si sûre de sa grandeur d'âme qu'elle compte
sur lui, de propos délibéré, pour empêcher un sacrilège qui, juste-
ment, vengerait son outrage? Est-ce d'instinct seulement et par habi-
tude de recourir à lui dans le danger qu'elle l'appelle comme un sau-
veur, sans réfléchir qu'elle peut s'en faire un justicier? Invoque-t-elle
son désintéressement ou bien oublie-t-elle qu'il est intéressé dans le
débat? L'un et l'autre se peut soutenir; l'un et l'autre sans doute est
vrai presque à la même seconde : dans ces crises d'âme, des mobiles
diffèrens s'enlacent pour aboutir au même acte. Le certain, ici, c'est
que l'acte est sublime : pour sauver son fils, après vingt ans d'impu-
nité, — achetée par quels efforts I — cette femme se dévoue à la jus-
tice, c'est-à-dire à la colère, à la haine, au mépris de l'homme qu'elle
adore maintenant; elle désole cet homme, elle rompt la sécurité de son
honneur et le bonheur de sa vie, — et en même temps elle lui donne
le plus grand témoignage de confiance, partant de respect et d'amour,
qu'une femme puisse donner à un homme 1 Ce mouvement est l'un des
plus beaux que je connaisse au théâtre, et l'un des plus raisonnables.
Cependant Pierre Cambry, à entendre la fin de ces aveux, sort de
son accablement et reprend sa fureur. Cet homme de cinquante ans,
encore amoureux de sa femme et jaloux, n'est pas un ange, mais un
homme: a Tais-toi 1 tais-toi I crie-t-il. Quel besoin as-tu de me jeter tes
souillures à la face 1 » Il marche sur Thérèse la main levée ; la porte
s'ouvre : c'est Martial. Pierre se retourne : interrompu dans sa justice,
hagard, farouche, il balaie l'intrus du geste, il veut chasser l'étranger,
le témoin vivant de son déshonneur: « Va-t'en I répète-t-il d'une voix
rauque ; va-t'en I » Pierre Cambry, je le répète, p'est pas un ange ni
surtout un ange de théâtre; il sait que Martial n'est pas son fils; il
ne peut en ce moment que le haïr, il le repousse de sa présence
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222 REVUE DES DEUX HOlfDES.
comme de son corar. » Cependafit Msatial s'éDonne, et doucement :
« Tu es Caché con^e moil De quoi sms-je oonpeble? d Et ce jnete
rentre en lui-même : « Geupabhe, toi? nianiure«t-il.«. N«i ; en effet»
tu n*es coupable de rien. — 'Droiives4« q«ê faie tort de me battre? »
Pierre eaisît ce prétexte et «^erse de oe o6té sa colère qui gronde
eneore; en même temps, M se rappelle ta Ucbe que la révélsition
de Thérèse lui impose : « Oui, repreod-it année force, oui, tu as tort.
Oui, ta n^ qu'un enfafnt, un mauvais enfant qm ne sa» pas soulrir
et dompter ta douleur! » Martial aussitôt: « 3 tu juges que j'ai ton»
toi que f aime depuis vingt ans comme la justice même, c'est «que y^i
tort. Si tu veux que je fasse des excuses, toi, que j'estime comme
Phonnenr fait homme, eh bien I j'en ferai. » A œ eoap, Pierre Gam-
bry tse sent frémir; mï revireffient se fait dans son âme. Sans se Ta*
vouer peut-être, U est touché de cette tendresse et de ce respect qui
^^tadient à lui et dont Martial hif denM une si forte fvevve; devant
le sacrifice de ce feune bemne et cet exemfifle de volonté, «me énndiH
tion le saisit, digne des plus purs héros de la tragédie classique : « Cet
enfant s'est dompté, dit-il, et je ne me d^Hnpieraîspasl.. Martial, va
eml^rasser ta mère! » Et eomme i) se dirige vers la portie : « Et toi, dit
Martial simplement, tu ne l'embrasses^paB 1 n 11 ne faut pas que l'en-
fent devine la vérité, ni que la mère rougisse devant kii. Pierre Gambry
revient vers Thérèse, il se penche sur son front, mais sans le baiser, et
mmrmure ces paroles : « Tues coupable, mais ton fils est innocent... —
Où vas-to? — Te le rendre ï i» Flatterai-je l'Mteur en disant que cette
fin d'acte est sublime? En vérité, je ne serai que juste. La franchise
avec laquelle f ai fait mes réserves sur tout ce qui précède cette eiqplo-
sion est une garantie de ma bonne foi.
Ce qui suit, on le devine, au moins oe qui suit isimédiatemmt,
Kerre accourt ehes le duc t « Ce n'est pas avec Maertial qu^a faut vous
battre, c'est avec moi. — Avec vous î Pourquoi? — Parce que vous ayez
été l'amant de ma femme; parce que vous êtes le père de son filsl s
C'était donc vrai t Le duc n'avait pas cru la mère; il croit le mari : ne
bdlait-il pas que Taffreux secret fût dix fois vrai pour que Thérèse Teût
révélé à Pierre? Le ducpremet à Gambrj'que Martial et lui-même auront
satisfefction, Devaat les témokis assemÛés, il déclare qu'H renonce à
la main d'Espérance, il se reconnait des torts, il fait des excuses à Mar-
tial ; a Des excuses, oui, monsieur*; et fe vous souhaite de vivre mieux
que je rfai vécu, afin quevous n'ajez pas à vous bumHier, quand vous
aurez cinquante ans, comme mei, devant un jeune homme de vingt aais,
comme vous. » Ce n'^st pas tout; un [duel avec M. Cambry compromeft-
trait Thérèse, et le duc ne s'y défondrait pas ; d'ailleurs ce gentilhomme
pass&onné vient de juger sa vie, qtfîl voit mauvaise, et de briser lui-
même son cœur; i! prend une résolution eiti^me, qu'il annonce tout
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bttiTêarr&:iliB)aiigagfijdafiSiiràrBiée'Cafflifite^ aitpveBttercoaihfli^tfl
la pièce pcnfraÂifiiirikriieaiicMpidfhai^
rtttsisjqiiB ie duo» pensant .asteM» qie^.cfriiBalbeumQx pea^seiiniM
Idni tBq>laiiDdi etiàe i(Fo«iMl^ieiU«teéa.à ia; iptace .de: fA^iCSaoÉvif
pao ca(leail■oaoe^4'ilB eaieide. Leimariagende Martial: letid^péranoi
eal laamtrô ; «Lfieottaroirei quefiiecre elTèérôse déioranontitearBecxat
elipe biâmôiile irientipéchéiaMn^iCMune sUl a'aiàait jamaiSiétii iSeti
Qft^tëMûmaQti bdufieuxk Mmb Je coarage )de Psoitair, apcàs lant 4e
prou^ttl^ B*tal pa6 eaoere Iliai iliedlisie'ayfie le d&tkpM (ifqnhflubon
éioêCamuÊi evt cehii qai flaet âa à nna l«ltei d'ialérêls^ decacactôtaB
etiite paieioDspar vdi iMiyen îsaDide oesipasaiQDs, de^oeajcanf^àreB
oaiidditm<iiiféfôt0ij(i}b f) li Ingetqoe le.caraotèceite Martial netâe prâ»-
lerMt pas à oelte fi» preeiiM lieat ense, «fiill en exige «m »atiè : Mat^
tial ne peut se contenter de ces défaites dont ii pm&iie»: de eea ezcnsaa
«uipecte». etite cet) iraoouiaaeMiaiii de son rival* iVaiUeiita» il saffit
qu.'tne^aatve fi&ipréaoftte «n danger pdor 411e M* Delpit s'y riaqw. H
ramànQfdono i» jeiine ibonun^eisMz iaiduc; îl fiait qu'il y ranconireisa
mère et qu'ity dewu» kit^èctià. Martial prend XlaérèaB^ dana^ea bras,
iltelMÎie au front; peua^en 6ml qu'ilM)di«naade pandcii de tmdaîr^
Yoyattoe. ilif^Kfnratouî^nBai^laiauaai deaa décwyerleç maiadAi moins
aai4wlettr sera digne; ayante dàfeoéresonbixtfieor, il n'ignorera rien
deliô-HiéBae et la pm àê aa conacietnce ne sera pas acdieiée par on
fletinou Le reapect et Tamour qju'il garde pour aa iiaère et pwr Tbomme
qui l'a ôleT6^ pour a^a père salon Ye^ût el selon le cœur, ne tai
aeront pas volés. 11 a'iacline devant le duc, et il «ntratae Thârèsa :
(( AJdQAs là-tbaa, dit^ii, oà no«&a «irons quelqu'im à consoler, n
On ne pourra nier que cette un s'éloigne de la banalité ; on recon*^
naîtra qu'elle satisfait au caractère du béros; ii faudrait une sensiblerie
bien délibérée pour la blâmer ; à qui môme la blâmerait, le courage et
la loyauté de l'auteur n'en paraîtraient que plus estimables. L'auteur»
comme soû héros, demeure jusqu'au bout fidèle à ses passions» et Ton
ne peut contester qu'elles soient nobles. Auprès de ce drame, qui ne
trouverait timides le Fils de M. Vacquerie et les Vieux Garçons de M. Sar-
dou ? Cependant on s'étonnait de la hardiesse de l'un, parce qu'il fai-
sait rougir une mère devant son fils ; on vantait la témérité de l'autre
parce qu'il montrait le père naturel et le fils en rivalité d'amour. Mais
avec quelle prudence, avec quelles précautions de théâtre l'un et l'autre
côtoyaient ces situations ou s'en esquivaient 1 Dans le drame de M. Vac-
querie, le mari et l'amant étaient morts quand le fils découvrait la
(1) Lôopold Ltconr, le Théâtre et la Vérité, introdacUon an yolome Gaulois et
Parisiens; Calmaon Léij, éditeur.
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22& BEVUE DES DEUX MONDES*
faute de sa mère; il ne restait de Tan qu'une fortune et de Tautre
qu'un portrait: point de combat , en somme, faute de combattans.
La comédie de M. Sardou mettait le fils naturel et son père aux prises,
mais tout juste pour qu'ils pussent s'embrasser : dès que ce vieux don
Juan soupçonnait ce petit Grandisson d'être son fils, il se fondait en
amour; ici, d'ailleurs, c'étaient la mère et le jpère légal qui avaient pris
soin de trépasser. M. Delpit trouve ces conditions trop douces ; de même
pour h FUs de CoraUe avait-il dédaigné les conditions du FUs naturel :
Jacques Vignot refuse de reconnaître son père, le capitaine Daniel serait
bien embarrassé de connaître le sien. Où les autres ne se hasardent que
sur la pointe du pied et pour s'empresser de déguerpir, M. Delpit saute
à pieds joints et se carre ; où les autres ne touchent qu'à peine, il s'éta-
blit. Mais son courage, nous l'avons vu, n'est pas une effronterie sté-
rile : s'il se platt dans les lieux escarpés, nous savons quelles beautés
tragiques il y trouve.
Assurément, le comble de l'imprudence eût été de signer cette pièce
Bergerat et de la faire jouera TOdéon, voire même à Bruxelles, où l'au-
teur du Nom vient de faire écouter jusqu'au bout Herminie, L'auteur du
Fils de Coralxe a profité de son crédit pour imposer au public h Phre
de Martial. Il a profité aussi de l'autorité que lui prêtait l'excellente
troupe du Gymnase : M. Landrol, qui représente Pierre Gambry avec un
art consommé de comédien ; M. Marais, qui se dépense généreusement,
dans le rêle de Martial ; M°^ Pasca, une tragédienne en robe de dame;
M"* Lemerder, une touchante ingénue; MM. Barbe, Lagrange, Bertal,
Moblet. Moins bien défendu par le nom de l'auteur et par le talent des
interprètes, ce drame n'eût peut-être pas dompté la fortune avec autant
de superbe qu'il l'a fait: c'eût été dommage pour le public de la cen-
tième et pour l'honneur des lettres.
Louis Gakderax.
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". ,, — -i 'CS.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
80 avril.
Toutes les politiques se mesurent et se jugent à leurs résultats,
comme Farbre est jugé à ses fruits : c'est une vieille vérité de bon
sens qui ne sera certes pas démentie par l'histoire d'aujourd'hui, par
l'état présent des affaires de la France. Les mauvaises politiques n'ont
que de mauvais résultats, c'est d'une inexorable logique.
Évidemment il faudrait avoir une dose rare d'aveuglement de parti,
d*optimisme ou d'illusion, pour ne pas voir de toutes parts, sous toutes
les formes, les signes d'une situation, qui ne sera que transitoire, il
faut en garder l'espérance, qui n'est cependant pour le moment rien
moins que facile et rassurante. De quelque côté qu'on se tourne, en
effet, on sent que tout s'est aggravé, que tout s'aggrave assez rapide-
ment par le progrès des influences malfaisantes, par l'altération crois-
sante de toutes les idées, de toutes les conditions de gouvernement,
par ce déclin visible de toute politique sérieuse, auquel correspond le
progrès d'un indéfinissable malaise d'opinion. — Ce n'est pas du rôle
diplomatique assuré à notre pays qu'on peut tirer quelque orgueil
aujourd'hui. Non vraiment, il n'y a pas de quoi I La France n'a pas
môme les avantages du recueillement qu'elle s'était ménagé pendant
quelques années après ses désastres, de cette neutralité toute paci-
fique et indépendante où elle s'était réfugiée. Elle n'a que les incon-
venions et les ennuis d'un isolement qu'on lui fait sentir, elle voit se
(former ces espèces de coalitions dont on exagère sans doute la portée,
!qui ne sont pas moins pour elle une sorte de menace ou d'avertisse-
/ment et qui, dans tous les cas, veulent dire qu'avec elle on n'en est
/plus à se gêner. La France, à l'heure qu'il est, ne peut essayer de faire
un mouvement sans rencontrer des résistances, des défiances qui peu-
vent la mettre dans l'alternative de laisser sans défense des intérêts
sérieux ou de braver des conflits que sa raison désavouerait, qui ne
I vru0 -s- 1S88. 15
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226 RETUE DES DEUX MONDES.
feraient que rendre plus sensible et plus pénible son isolement. — Ce
n'est pas non plus notre situation financière qui pourrait inspirer
quelque fierté; elle est devenue singulièrement laborieuse. On a si
bien fait que toutes les ressources de la France sont engagées, que le
déficit est rentré dans nos budgets, et qu'on en est pour le moment
réduit à des expédions qui ne sont eux-mêmes que des palliatifs. — Les
affaires du travail et de Tindustrie ne sont pas dans un meilleur état.
Les grandes entreprises sont paralysées. Les luttes du capital et du
salaire sont partout latentes; les grèves se multiplient, et, tout récem-
ment encore, il y avait à Marseille une de ces suspensions de travail
qui, si elles se renouvelaient, seraient bientôt une ruine, menace-
raient dans sa puissance , dans sa prospérité l'opulente métropole
méditerranéenne au profit de ses rivales. Gênes et Barcelone. — Ce
n'est point enfin l'état moral du pays qui peut sembler plus rassurant
que tout le reste. La paix morale et religieuse, qui était à peu près
complètô il y a quelques années eu dépit des lui^tes naturellea ^ iné-
vitables des partis, cette paix précieuse, elle est maiot^naat rempla-
cée par les scissions intestines» par la guerre plus ou m>îM déguLiAe
nux croyances, par lo trouble porté dans le foyer ài^ famUie», dans tes
moindres ham^ux, sous prétexte d'une loi d'»PSf>igOflroi»t ÎAterprètéd
et appliquée par les passions de secte.
De quelque côté qu'on se tourae, ^a un mot, ce m sont qM dei
q*ises ou des commencemens de cri3e8, qui ne vont pas, si Toa veut,
jusqu'à agiter matériellement le paya, qui laissent oéanmoina l'inquié*
tude cbez les uns, l'irritation chez Us autrea* le doute, la fatigue par-
tout, et s'il en est ainsi, en dépit de tous les optLoaûsines iotéresséa, à
qui la faute? U n'y a qu'une cause évidente, palpable t c'est k poli*
tique qui a régné depuia quelques années, qui a cru poavoir abuser
de tout aana se douter de ce qu'elle {aJ3aiti qui daoa soa iiifatuatioa
a compromis les atCaires diploiniatiquea et moralea aussi biea que les
affaires financi^ea et économiques de la France. La politique piép
tendue répubUcaioei la politique étroite, ^e» et imprévoyante de
parti a produit par degrés ses résultats, ses fruits uatuieU. Et voilà*
en définitive, la vérité telle qu'elle apparaît une Ans de pUs à oe ao«
ment, où les chambres françaises, à peine rentrées en session, ont
reçu pour leur bienvenue cette proposition de coAversion de la reaM»
qui a été livrée aux débats parlementaires» qui a'eat aa bout du ceiapta
que la rançon de toutes les fautes commises, le signe expressif d'une
situation fijoancière devenue difficile.
Depuis que les cbambrea sont revenues effectivemeat, tfest k peu
près tout ce qu'elles ont eu k faire, tout ce qu'eUea oot UiL Le goa*
vernement, après bien des tergiversation* ou des appareaœs de ter-
giversations, s'est décidé à proposer de réduire ^ 5 à k 1/2 l'intérêt
d'un capital de 7 milliards qui représente la masia des emprants
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REYUE. — CHRONIQUE. 227
souscrits il y tt douze ans pour payer la rançon de guerre et libérer le
territoire. Lé goavernement a proposé, la chambre des députés et le
sénat ont discuté, même vivement et savamment discuté, puis on a
voté la conversion. Le résultat est pour le trésor le bénéfice annuel
d'une somme qui peut s'élever à 55 ou 34 millions. Fort bien ! Le fait
est maintenant accompli sans qu^I y ait à y revenir. Il reste néan-
moins avec sa signification, avec le caractère qtrtt reçoit des circon-
stances, et c*est précisément à l'occasion de cette conversion de la
rente qu'on peut le mieux voir comment une mesure légitime, ration-
nelle, peut par suite d'une mauvaise politique perdre de son prix et
de son efficacité. Sans doute la légalité de la conversion n'a point été
sérieusement mise en question ; elle a pu être contestée autrefois, elle
ne Pest plus depuis longtemps. Malgré la nature spéciale de la rente,
Pétat garde, comme tout débiteur, le droit de se libérer envers ses
créanciers ou de leur ofttit un renouvellement de contrat dans des
conditions moins onéreuses. De plus. C'est encore tin point hors de
toute contestation, la conversion n*a rien d'inattendu et d'insolite; elle
avait été prévue le jour même où l'état, ayant à ouvrir dimmenses
emprunts, choisissait le 5 pour 100 justement parce qu'il lui laissait
pour l'avenir la facilité d'améliorer par degrés les conditions d'une
dette contractée sous le poids de nécessités inexorables. Les souscrip-
teurs des emprunts, les porteurs de la rente le savaient, ils avaient
été prévenus*, ils ne pouvaient avoir de doute que sur le moment. La
conversion n'est donc par elle-même ni une violation de légalité ni
une surprise, c'est entendu; mais 11 est bien clair qu'une opération
semblable, pour garder son autorité et son efficacité, ne peut s'accom-
plir que dans des circonstances favorables et à des conditions qui lui
laissent le caractère d'un allégement des charges publiques. Elle a sa
raison d'être quand l'équilibre est dans les finances, quand les aiîaires
industrielles et commerciales sont en plein essor, quand l'état peut
profiter de Tabondance de ses ressources, de l'élévation de son crédit
pour diminuer sa dette. Elle peut se légitimer encore par l'emploi'
prévoyant» fructueux de la somme qu'on obtient ainsi, et c^est ce
qu^avaient prévu tous ceux qui affectaient d'avance les bénéfices de la
conversion à l'agriculture. C'est la pensée que M. Léon 9ay exprimait
it y a quelques semaines à Lyon en disant : u Le jour où l'importante
Opération de la conversion pourra se réaliser, il ne faudrait pas s'en
servir comme d'un expédient pour équilibrer le budget ou le gaspiller
dans des crédits supplémentaires, il faudra tenir la parole que nous
avons donnée à l'agriculture. » C'est ce que le ministre des finances
du cabinet du 14 novembre, M. Allain-Targé, disait, il y a quelques
mois ; « Le dégrèvement agricole, c'est la conversion I »
Voilà qui est clair! Lorsque la conversion, au Heu de se produire
dans un certain état de prospérité ou d'aisance financière, comme cela
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228 REVUE DES DEUX MONDES.
aarait pu arriver, il y a quelques années, ne se réalise que dans une
situation embarrassée, comme cela arrive aujourd'hui; lorsqu'elle est
détournée de sa destination ou ne sert plus à une atténuation des
charges publiques, la mesure change d'aspect. Ce n'est plus rien ; ce
n'est plus, comme M. Bocher le disait l'autre jour avec sa vive et ner-
veuse éloquence au sénat, qu'un médiocre expédient budgétaire, a la
ressource d'un gouvernement nécessiteux qui s'est laissé acculer suc-
sessivement au déficit et qui recourt, pour en sortir, aux petits moyens,
n'osant pas employer les grands. » Encore si ces « petits moyens » suf-
fisaient à demi, s'ils pouvaient refaire un certain équilibre 1 Mais ces
33 ou Sk millions ne sont aujourd'hui qu'une ressource presque imper-
ceptible; ils ne représentent qu'une bien faible partie des besoins du
budget, et c'est ici précisément que cette conversion récemment accom-
plie se rattache à toute une situation financière assez grave pour ne
pouvoir être ni relevée ni même allégée par un assez vain palliatif,
par ce qui n'est plus qu'un expédient de circonstance.
On ne peut plus, en effet, avoir aucune illusion après les derniers
débats des chambres. La vérité est qu'en quelques années la situation
financière de la France a singulièrement changé, qu'elle est devenue
assez sérieuse, assez critique pour fixer toutes les préoccupations, — et
ces quelques années représentent justement le règne de la politique
préteodue républicaine. On épiloguera tant qu'on voudra, les faits sont
là, cruellement évidens, palpables, avec leur moralité qui éclate dans
le contraste entre deux momens de notre histoire. Lorsqu'il y a cinq
ou six ans, le parti républicain arrivait définitivement au pouvoir,
qu'il n'a plus cessé d'occuper sans partage, il trouvait un état finan-
cier qu'on pouvait certes appeler florissant après les épreuves que la
France venait de traverser, dont elle avait porté le poids sans fléchir.
Depuis 1871, on avait pu suffire à tout, aux charges des emprunts de
guerre, à un commencement de réorganisation de Tarmée, à la recon-
struction du matériel militaire, à la fortification de la frontière et de
Paris, à la liquidation de la dette contractée avec la Banque de France.
Le budget, si lourd qu'il fût, éuit assez fortement constitué pour res-
ter en équilibre, et même plus qu'eu équilibre. Déjà les plus-values
d'impôts dépassaient toutes les prévisions, — de sorte qu'on restait
avec des excédons dont on pouvait disposer, soit pour des dégrève-
mens gradués, soit pour des travaux prudemment conduits. C'était
bien là aussi un résultat, — le résultat d'une politique suivie depuis
1871 avec autant d'abnégation que de patriotisme, acceptée en défini-
tive par le pays, qui retrouvait ses forces après ses désastres. Ce n'était
pas encore, il est vrai, la politique dite républicaine. — Où en est-on
aujourd'hui? Les résultats, il faut l'avouer, ne sont pas tout à fait les
mêmes. On peut suivre d'année en année cette singulière et inquié-
tante progression en sens inverse. Depuis 1879, les bonis ont corn-
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BEYUE. — CHRONIQUB, 229
mencé à diminuer pour se changer bientôt en déficit de plus en plus
accentué. Le déficit de 1882, dégagé de toutes les supputations vaines,
sera au bout du compte de près de 250 millions. Celui de 1883 peut
déjà être évalué à un chiffre égal, si ce n'est supérieur, d'autant plus
qu'aux cré dits supplémentaires, qui commencent à se multipliei^ vien-
nent se joindre dans les premiers mois des diminutions de recettes.
Le déficit, on peut le dire d'avance, restera dans le budget de 1884
déjà proposé, puisqu'il n'y a aucun moyen régulier de l'éviter, puisque,
dans les évaluations officielles, il n'y a qu'un chétif et illusoire excé-
dent de 250,000 francs et qu'on n'a pas compté avec les dépeoses
imprévues. Le déficit est devenu la fatalité de nos budgets.
Comment donc tout cela 8*est-il passé? Comment en est-on venu là
assez rapidement? Âhl c'est que, dans l'intervalle, la politique pré-
tendue républicaine, disposant souverainement de la direction des
affaires, a cru pouvoir se jeter sur les finances comme sur tout le
reste, au risque de changer l'abondance qu'elle avait reçue en détresse.
Elle a voulu ou elle a cru se populariser tantôt par des dëgrèvemens
mal conçus , tantôt par des multiplications d'emplois, par des augmen-
tations de traitemens, par des pensions pour ses cliens, par ses prodi-
galités, c'est-à-dire par un incessant accroissement des dépenses
publiques. Elle a si bien fait que le budget ordinaire, qui était, il y
a six ans, de 2,780 millions, dépasse maintenant 3,100 millions.
On va vite quand on ne compte pasl Et ce n'est là encore qu'une par-
tie de la situation financière. A côté du budget ordinaire, si rapide-
ment grossi, on a ouvert ce budget extraordinaire renouvelé de Tem-
pire, employé souvent à couvrir les dépenses de Tordre le moins
imprévu et alimenté par l'emprunt. Emprunt pour le plan trop fameux
et surtout ruineux de M. de Freycinet ! Emprunts plus ou moins dégui-
ses pour les écoles dont M. Jules Ferry veut faire des palais dans les
villages I Emprunts de l'état I Emprunt des communes I L'emprunt est
devenu une institution permanente, quelque chose comme une planche
aux assignats toujours prête. Oui, en vérité, dans un pays qui a subi il
y a douze ans à peine d'effroyables désastres, qui a été obligé de payer
8 ou 10 milliards, on ne craint pas d'élever encore le capital de la
dette de 8 ou 10 nouveaux milliards, sans raison pressante, le plus sou-
vent par des calculs de parti ou dans des intérêts électoraux, de l'aveu
d'un ancien sous-secrétaire d'état I Tandis que les autres états, après leurs
guerres ou leurs entreprises coûteuses, s'efforcent de refaire leurs forces,
de regagner ce qu'ils ont perdu; tandis que les États-Unis ont déployé
une énergie extraordinaire pour éteindre leur dette de la guerre de
sécession ; tandis que l'Angleterre amortit chaque jour, la France seule
est mise à ce régime de l'emprunt continu. Et si malheureusement, sur
ces entre faites, il y avait une de ces crises dont il faut éloigner la pensée,
qui sont néanmoins toujours possibles, — où un pays comme la France
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SSO BETOB IMS8 DEUX MOMDBS.
a besoin d'avoir de libres et puiasanteg floancefl, qu'arriverïiit-tlT C'ô«t
alors qu'on verrait le danger de cette imprévoyance acharnée à épui-
ser d'avance, à engager les ressources publiques sous toutes les formes .
ordinaires et ei^traordinaires. j
te gouvernement, nous en convenons, ne laisse pas d'avoir parfois des
doutes et de se sentir assez perplexe. M. le ministre des finances qui, livré
à lui-*m$mey serait peut-être de l'avis de ses oontradicteurs, mais qui se
(^oit obligé de pallier un peu le ^lal, M. le ministre des finances consent
qu'on est allé trop loin» qu'on s'est « laissé illusionner; » il ne cache pas
qu'il y a des déficitSi que toutes les ressouroes disponibles sont épuisées.
M. le président du conseil, qui est intervenu l'autre jour à la chambre
des députés» n'a point hésité à avouer qu'il serait peut-être prudent de
(( faire moins vite les travaux publics, s de fermer un peu la main pleine
de cette « manne bienfaisante » des cdiemins de fer. Le gouvernement
sent le mal, c'est possible* Qu'a-t^il è proposer? il propose de chercha
une médiocre reâSQurœ da«s la conversion qui vient d'être votée et de
4c nK)dérer ]| l'^écution du (rian de travaux publics; mais il est trop
clair que œla ne s«81t pas» et le dernier mot de la sagesse financière,
4e la prévoyenoe patriotique» t'est M. Bocher qui Ta dit l'autre jour
dans son déicisif et lumineux ei^sé i « Il y • un moyen : celui que
vous dictent la r«)aon, le bon sens, l'expérience, que vous conseille le
patriotisme^ Aye^le wil courage de vous y résoudre. Plus d'expèdiens
4nanaier9» pkia de mesures îUoâoireB et trompeuses; des budgets sin^
céres, régulier, tomprenant toutes les dépenms néeessaires et seuie^
ment cellea^làl Plus de budget extraordinaire, plus de budget d'em-
prunt; ce nom seul le oondamne! » Oui, sans doute; seulement de ni
viriles résolutions impliquent tout un changement de direotion dans les
affaires publiques; dles ne sont possiMes qu'âveo une politique nou-
velle ou rec^ée^ et M. le président du conseil se tromperait étrange-
ment s'il ae flgiffait raffermir la situation générale du pays, refaire le
gouvernement m se bornant à modérer quelques prodigalités trop
oiantea dans les finances, en perpétuant dans le domaine moral et
religieux ces guerres, ces violences irritantes qui se reproduisent sans
ceate soos toutes les formes.
Qu'atrivê-i^il en effet à cette heure mêmeî On a deux exemples
sous lee yeux. Le gouvernement s'est c^u obligé dé refuser à l'église
ie droit d'avoir une opinion sur des actes de la congrégation de l'index
qui ont été ^Mibliéa partout. Une s^Mt pus contenté de Mtb condamner
t»ar ta juridiction administrative des évêques qui ont commis le crime
de ne pass'indiner devant r^falIlibiltlA de M. Pau) Bert ; il a obtenu du
conseil d^tat un sorte d'avis ou de consultation lui attribuant une om-
nipotenoe à laquelle le pouvoir civil a prétendu tout au phie sous les
régimes les plus absolus. D'après cela, le gouvernement aurait sur
tous les fonctionnaires oivilu et religieux un droit disciplinaire allant
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jtriqtl là cmspettBion des tràiteilieDs. Bien enteiïda, \en fonetionnâim
civils Dô sont ici que pawr là forme» tft n^ est pas encote là; il né
s*agît qne des èvfiqtrès, des curés, des desservans, qu'on veut frap-^
per, et, en réalité, lé gouvernement tfy manque pas. n suspend
chaque joui* dlë tràitèlnens, — toujours ^oûr tèngef infaillibilité
de H. Paul Bert* TMli cependant comment on travaille à la paix reli«
glétise i Ce nlsM pas le Jsèbl fâtft du moment. Le conseil municipal dé
Paris l)6tir8Uit sa triste caifit)agné contre tout ce qui est reHgîeuit. SU
pouvait effacer le nôili dé Dîetf dès Ihnrès d^enseîgieôïent, il le ferait,
au Hsque du ridicttle dont 11 Se ^uvre. Il i ébassé tous les emblèmes
religieux des écoles, il à chassé les flrères dé leurs maisohs, il a chassé
lès sœtlrs de cfaarité ; il a plus d^ne fbis cherché à chasSèr les aumOnlertr
des hôpîtaut. Jusqu^d le gouvernement ô'était refusé à laisser pas--
sèi^ cette odieuse mesure qui ne respecte pas même la liberté de U
foi chez des malades, eheirdes mourans. Lé ministère vient de se rési-
gner*; il a fait là Volonté du coriseil îhunicfpal, il a sanctionné l'expul-
sion des aumôniers I Ce qu'îf y a de plus curieux, c^est que, lorsque
tohtes ces belles dioses s^acdomplissent, les répubttcains ont à tout
propos une féponsé invariable. Si on supprltoe le traitement des prê-
tres, on ne fait qu'user d^U droit qu'avait Pancîen régime sur le tem-
porel ecclésiastique I 6i on chasse les religieux, Napoléon les chassait
aussi I Si on se sert des moyensf aciministf atffe, des ressources de rétat
dans des intérêts électoraux, tous les autres régimes en ont fait autant!
S'il y à des déficits ()ans les finances, tous les gouvernemens ont eu des
déficits I II parait que cela suffit. Mais alors il faut le dire, û faut avouer
que la république est Instituée pour se servir de tous les moyens arbi-
traires des anciens gouvernemens dans nntérét des passions de parti et
de secte. Avec tout cela cependant, à quoi arrive-t-on? On finît par créei*
cette situation troublée où nous sommes, par irriter les consciences,
par décourager la confiance, par détacher de ta république les esprits
désintéressés et sincères. Et voilà encore un résultat de la politique
telle que les républicains du jour Fentendentt
Sans ce mouvement des choses qui nous entraîne, qui va on ne sait
où, la mort, en multipliant ses coups, semble vouloir nous prouver à
sa manière que tout change, que des belles années du siècle il ne res-
tera plus bientôt qu'un souvenir. Elle nous a enlevé ces jours derniers
encore le meilleur clés hommes, un parfait écrivain qui a été llion-
neur des lettres françaises dans notre temps. Jutes Sandeau s'est éteint
lentement» doucement, aimé et regretté de toils pour son talent, pour
son caractère» pour toutes les qualités séduisantes de sa rare nature,
il s'est éteint à soixante-douze ans après une vie simple et laborieuse,
toute remplie d'œuvres d'élite.
. L'histoire de ce cher mort d'hier n'est ni longue ni compliquée; elle
est tout entière dans ses livres, dans les créations charmantes qui ont
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282 BETUE DES DEUX MONDES»
, consacré son nom, qui font aujourd'hui un aimable cortège à sa m6«
; moire. Depuis ces jours déjà lointains, presque légendaires où il débar-
quait à Paris avec Tardeur des jeunes cœurs, avec l'espérance et le
courage pour toute fortune, il a parcouru la carrière d'un pas sûr, sans
impatience et sans déviation, semant sur sa route toutes ces inventions
heureuses qui vont de Marianna à Jean de Thommeray^ dont la plupart
ont fait leur première apparition ici même. Qui ne se rappelle tous ces
personnages de l'idéal, et Madeleine, et Fernand, et le docteur Her-
beau, et M"* de La Seiglière, et Renée de Penarvan, et le colonel Evrard?
Qui a pu oublier ce récit d'où est sortie une des plus brillantes comé-
dies du temps, le Gendre de M. Poirierf Mêlé à cette ardente et tumul-
tueuse renaissance littéraire d'il y a un demi^siècle, Jules Sandeau a
eu le privilège d'échapper aux périlleuses influences, même à celles
qui ont pu un instant éblouir ou fasciner sa jeunesse, et d'être lui-même.
11 a gardé fidèlement à travers tout les dons qu'il avait regus de la
nature : un esprit sincère, une observation fine, la science de toutes
les délicatesses du cœur, et avec cela une ironie sans àpretè et sans
fiel. C'est son originalité. Il ne s'est jamais laissé entraîner aux excen-
tricités des imaginations inassouvies et aux inventions hasardeuses; il
ne s'est jamais laissé aller à chercher l'intérêt ou le succès dans la
peinture des corruptions morales, des bas-fonds de la nature humaine.
11 est toujours resté sans effort^ par l'inspiration d'un goût inné, l'histo-
rien attachant et juste des émotions saines, de la passion vraie, des
caractères aux prises avec les contraintes de la vie, quelquefois des
mœurs, des nuances sociales ou des ridicules. Il a toujours eu le sen-
timent de la dignité du talent, et c'est ce qui fait que ses romans, conçus
avec un art exquis, écrits dans une langue sobre, élégante et puret
gardent la couleur et l'attrait des œuvres vraiment littéraires lorsque
tant d'autres s'effacent ou périssent.
Oui, certes, l'artiste était supérieur chez Jules Sandeau, et l'artiste
n'était peut-être si fin, si élevé, que parce que l'homme lui-même avait
tous les dons d'une généreuse nature. Il avait la droiture du caractère»
la bonté du cœur, la fidélité dans ses amitiés, une bienveillance facile
dans ses rapports, une modestie simple qui le mettait en garde contre
le bruit et l'ostentation. C'était l'homme le plus désintéressé pour lui-
même, le plus cordial pour ceux qui entraient dans son intimité, le
mieux fait pour être aimé et respecté de ses contemporains qu'il avait
charmés. Peut-être aurait-il pu se promettre encore bien des jours. Mal-
heureusement il avait reçu, il y a six ans déjà, une de ces blessures irré-
médiables par où s'en va tout ce qui reste de vie et de sève au vieil âge.
Il avait perdu son fils, qui l'honorait, qui comblait ses vœux, qui était,
selon un vi^ux mot, une aimable créature. Il avait vu s^éteindre sous ses
yeux ce jeune lieutenant de vaisseau qui paraissait promis au plus bril-
lant avenir, et qui périssait tout à coup d'un mal contracté au service
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■>^ ' 'i^.mni^mi' , _^ ■^■i'^SS
BETUBé *^ GHROniQDB* 238
piiblic. Nous nous eonvenons de Pëmotion avec laquelle ce père, d'une
main tremblante, nous montrait un jour une lettre que le généreux
jeune homme avait écrite avec toute la fierté de son àme, dans une des
heures critiques de sa vie. Depuis ce moment, Jules Sandeau s'était senti
en quelque sorte déraciné. Il ne cessait pas d'être ce qu'il avait toujours
été, cordial et bon ; il gardait la blessure ouverte, il avait perdu ce qui
le rattachait au monde. Et puis, dans ce monde même où tout chan-
geait, où tout s'assombrissait, — où tout se renouvelait, si l'on veut, —
peut-être aussi ne voyait-il rien qui pût lui faire oublier sa douleur
de père, et lui rendre le courage. 11 n'y mettait aucune humeur pessi-
miste, aucune amertume. 11 était toujours accueillant et sympathique
pour les tentatives nouvelles, surtout pour ses jeunes émules; il se
sentait un peu d'un autre monde qui était en train de disparaître. Le
directeur de l'Académie française, M. Rousse, lui a fait de dignes et
touchans adieux en parlant de sa mort comme d'un deuil de famille
pour l'Institut. Et ici également, comme à l'Académie, c'est un deuil de
famille dans cette maison où Jules Sandeau laisse, avec le lustre de ses
œuvres, les plus affectueux souvenirs.
La littérature a ses deuils; la politique a ses aventures grandes ou
petites qui recommencent sans cesse, pour tout le monde et un peu
partout. La paisible Hollande elle-même vient de passer par toutes
les péripéties d'une crise ministérielle qui s'est prolongée pendant
quelques semaines et dont le dénoûment assez laborieux ne laisse
peut-être pas de paraître encore provisoire. Le cabinet que présidait
M. Van Lynden et dont la chute a déterminé cette crise prolon-
gée, n'est pas tombé sans doute sur une question bien grave, puis-
qu'il ne s'agissait que d'un vote d'ordre du jour; mais, dans la discus-
sion qui avait précédé le vote, il y avait eu de telles déclarations de la
part des principaux chefs parlementaires que le cabinet ne pouvait
plus compter sur un retour de confiance, qu'il ne pouvait plus même
songer à se reconstituer. L'embarras était d'autant plus sérieux que
le morcellement des partis dans le parlement rend fort difficile la
formation d'un ministère nouveau. Depuis quelques semaines, il y a eu
une série de tentatives toutes d'abord également inutiles. Le roi a com-
mencé par s'adresser à un des chefs du parti conservateur, M. Heems-
kerk; mais le parti conservateur n'est pas assez puissant dans le
parlement pour former une majorité, pour soutenir un ministère,
et M. Heemskerk a paru d'abord hésiter à tenter l'aventure. Le pré-
sident de la seconde chambre, M. Van Rees, a été appelé, lui aussi;
on comptait sur son autorité, sur l'influence que lui donne sa position.
M. Van Rees, par ses opinions sur la liberté commerciale, s'est malheu-
reusement attiré de puissantes inimitiés qu'il aurait été exposé à ren-
contrer le jour où il serait entré au pouvoir. Un ancien ministre, homme
d'un libéralisme modéré, M. Gleichmann, a reçu à son tour la mission
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^U RETUI Mf MUS UOmi.
de former un cabloet. Il a wmji âe raBBemUer des ninistreÉ, d'irtt^
ter à une oombinaison ^i pût offrir quelques ehuces de socGèa; it
a'e pes pu r6u§eîr. Le roi n'e eti alors d^utre res^oirce que de s»
retovrM^ y^rsle parti progressiste pli» tTsUci,» quoique encore tort
no^éré^ •« Tef8 in des ebefs de ee parti, H. Kappeyoe yen CoppellOt
qet a été Hqk présideut du conseil» ihbii iéi« autre difficulté d'an ordru
particulier : M. Kappeyue a ceseè tfappairteniir à là diandN'ei il a voulu
y restrer, il s'est présenta tout récéameut oomoie oaudidat à Auisier^
dam et il a éobeuA» Ce n'était pas un bon préliminaire pour sa rentrée
au pouvoir. Au demeurant^ aptes toutes ces tentatiyesi après une
absence du roi» qui dans l'interralle est allé arec la reine passer quel*
quel jours eà Angleterre^ on est revenu au point d'où l'on était partli
en s*est adreisé de nouveau à Mé Heemskerk, qui cette fois n'a plus
hésité^ et s'est chargé de former uh cabinet où 11 a fait entrer avec lut
M. Van é» Does de Villebois comme ministre des affaires étrangères,
M, Wmlzel comme ministre de la guerre» le gnind malfre des cérémeK
mes de la oouri M. da Ibur Van MUnchaVe, comme ministre de la jue^
tice, quelques autres personnages oomme ministres des colonies, de
la marine, des travaux publica« C^est le résultat de ce laborieux enfan-
tement d» quelques semaines^
On a donc fini par trouver des suebesseurs ad caMnet van Lyndee^
qui, de toute façon, après ses derniers écbeesi ne pouvait plos garder
le pouvoir même à titre provisoire. On a réusri I reconstituer on
ministère à La Haye. Qu^n estull réellement toutefois r Ce serait
peut«étre une illusion do considérer ee dénoAuieiit cbmmé définitif.
Les nouveau asinistres peuveM iPètre point déûués de mérite et avoir
été ctae ttnotiitooaires distingués t tlséofit tnalbeuretisëtnetit sans noto*
riété, tout ai moins ièiis Influetaee daiis té monde politique, et la pre-
mière diflteidté pour eut sera dé justiSer, d'étfitiquer let^r avènemeni
devant les chambres. Le nouveau président dit eonseil, qui à gardé pouf
hri le minisièfa de rttttérieur et qui s'est fiatié pebt-étre de ^ppléef
h rinsufflsanoe pârfeméotaire do ses Mnègaés, H. HeettÉfterk, est per*
samneHément sans douté un bommè de villeuf, considéré dans son
parti; mais il M peut se méprendre sur les diiBcuhés d*tne sltuatlott
devant lamelle il iFétÉit dW)tird arrêté. Il éait quH n*dbtieiidra pas
l'appui dés IffiA^uJfc dans lé parieitaent et qtie, même en s'àUfant àved
les CétbOtiques, il fie peut avofar une majorité suffisante, fl b'a pas craint
cette fbis de tenter l'aventtiré : û reste k savoir st le résolut répondra
M eoerage quV a moùtré en acceptant de tbrmet un cabinet dans ces
, cooditiotis diSdles et même peu réguHSres. A ne voir que les appa*
renées, les dispositions des partis, ce résidtat semble assex douteux.
M. Heemskerk a cependant pour lui deux diances : la première est
dans les divisions intestines des Hbéraux, divisions qui n'ont fait que
sf accentuer pendant la dernière cartse, et qui ont mis le parti libéral dans
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Mmpoaaibilité de prendre la direction des affaires; U fleoonde chanœ
est dana ane droonatanoe étrangère à la poUiiqiiev dans Touverture de
l'exposition» qui paratt devoir offrir la plus rare colleetioii de lurodttitl
des colonies néerlandaiaea. Cette exposition va a'onvrir ces jours pnn
cbains à Amsterdam» elie doit être înangiirie par le roi elle reiot
rëcemment revenus de Londres i elle aura» dit«oa» en intérAt unique
an point de tue ethnographique, agricole i oommerciali et elle aère
dana tons les cas aaaei attrayante po«r faire de cette Tille d'Amater»
dam qn'on a appelée la Venise du Nord^ le rendea^oue des corieex de
l'Europe* La Holtoede va être un peu envahie par les étrangers. Use
partis ne aentiront^ls pes la néceasité d'ajourner tout au moiua It
renouvellemant des difficultés intérieures qui ont rempli les dernières
semaines, d'observer une sorte de trêve tempoi^aire, la trêve de l'expoi'
sitiont (Test poanUe> oe n'est pas certain; c'eai encore vuie question
pour ee sage peuple qui, heureusement pour lui, ne a'émeut pas troj^
de ses crises de parlement, ~ qui ne demande, comme bien d*êutree»
que le repos avec une bonne direction de ses affaires.
L'Orient eat et restera longtempa encore pour PSwirope un grave
embarras, uo fure r d'intrigues et de conflits allant ae résoudra pério*
diquement dans des oooférenoes pour renaître le lendemain aous une
autre fomae* Quand ce n'eat pas pour le règlement de le navigatioQ (ta
Danube que les ambitions s* agitent» que Us influences eiitrent en hittui
comme on l'a vu réceounent, c'est pour le ehoix d'un gouverueur du
liban, comme on le voit encore aujourd'huié Quand les crisee, leaoom«
plioatioBs ne sont pas à Belgrade ou du côté du Monténégro, à Ckmatlui»
tineple ou en Syrie, elles sent à Sofia, dana cette principauté aemUnâé«
pendante de Bulgarie qu'on a voulu créer, qu'il est plue malaisé du
faire vivre dans les condition où elle a été constituée. La question «it
encore de savoir ce qu'iei voulu réellement le traM de Berlin, quel
caractère, quelles limites il a entendu imposer aux dispoiltiODa quHI k
sanctionnéea. Une diflcuképlus grande encore ed de donoer une car*
taine vie, une certaine force à cette Indépendane» ou neminindépan*
dance créée par la diplomatie, plaoée en^e la raaaraineté loiotpinei
nominale, désonnais inoffènsive de la forte, et la i^ession direct^
immédiate, toujours présente de la Kusaie. OBtte difficulté, die n*a
cessé de peser sur la principauté nouvelle depuis le premier jourt eHe
n'a point été étrangère aux agftallont intérieures qui ae sont produiteu
autour du prince Alexandre de Battenberg, élu chef de la Bulgarie, à
l'espèce de coup d'état qui a luependu eu madMé la constitution votéu
peu auparavant, ttle vient de se maniteeier plus qvie jamaîe. Il y a
quelques semaines, par une crise nouvelle» par la chute d^ minie*
tère qui représentait un certain Intérêt bultrere, qui «rouvaH des sym<»
patbies dana le pays, we esajerité dans raasemtMe tnodldéeper to
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SS6 RETtJE DES DEUX MONDES.
dernier coup cPéUt, mais qui, môme dans ces cODdiL3tii>8» n'a pu tenir
contre Tinfluence rosse. Est-ce la chute d'un ministère qu'il faut dire?
Non, pas tout à fait. C'est l'élimination de la partie bulgare d'un cabi-
net mixte où la prépondérance appartenait déjà en définitive à la Rus-
sie, particulièrement représentée par les généraux Sobolef et de Kaul-
bars. Entre les deux élémens du cabinet de Sofia l'incompatibilité a
récemment éclaté, et ce n'est point naturellement la Russie qui a été
raincue. Une fois maîtres du terrain, les généraux russes n'ont plus
songé qu'à organiser le gouvernement à leur gré, et comme ils n'ont
pu mettre la main sur aucun homme politique bulgare qui ait voulu
s'associer à eux dans ces conditions, ils ont imaginé un autre expédient
tout simple pour se tirer d'embarras: ils ont donné un portefeuille à
un ingénieur russe, et ils ont placé à la tète des autres ministères des
employés qu'ils ont décorés du titre de gérans : de sorte que, depuis
quelques semaines, c'est la Russie qui gouverne souverainement la
Bulgarie.
Quel est le secret de cette crise qui a tout changé à Sofia et qui
excite encore dans le pays une assez vive irritation? Les Russes ont
manifestement leur but. Ils veulent contraindre la Bulgarie à construire
à ses frais un chemin de fer qui, partant du Danube, traverserait les
Balkans, toucherait à Sofia, puis irait se rattacher aux lignes ottomanes
qui vont à Constantinople. La Bulgarie, quant à elle, ne voit aucun
avantage, ni pour son indépendance, ni pour son commerce, dans ce
chemin de fer, qui, ainsi congu, ne sert que les intérêts et les vues stra-
tégiques de la Russie. Elle a résisté jusqu'ici, et c'est la principale cause
de la dernière crise. Elle résiste encore ; conservateurs et libéraux sem-
blent assez disposés à s'allier contre la prépotence étrangère, et il est
plus que probable que la chambre bulgare, lorsqu'on aura recours à
elle, refusera de sanctionner le projet qui lui sera présenté; mais la
chambre bulgare ne se réunira qu'au mois d'octobre, et d'ici là les
Russes, disposant d'une somme de 25 millions qui est en réserve dans
la caisse du trésor bulgare, comptent bien avoir commencé les travaux
et engagé la principauté. Us sont d'autant plus pressés qu'ils veulent
gagner de vitesse l'Autriche, qui, de son côté, s'occupe de relier ses che-
mins de fer aux lignes turques. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que,
pendant ce temps, le prince Alexandre, qui ne s'est peut-être prêté
que malgré lui aux dernières combinaisons ministérielles de Sofia,
s'est mis en voyage. Il est allé à Constantinople, où il a été regu avec
les honneurs dus à un vassal tel que lui. Il va à Athènes, il se propose
d'être à Moscou, pour le couronnement du tsar, tandis que le général
Sobolef règne à Sofia. L'indépendance bulgare fait en tout cela, il faut
Tavouer, une singulière figure. Qui sait si, après la conférence pour
l'Egypte, après la conférence pour le Danube, après la^nférence pour
s lagpoD
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l" ^'^tf^
■;g^^^^j^^Msgiff^iijiiM^ -" —
REVUE. — CHRONIQUE. 237
le Liban, il ne faudra pas avoir encore une conférence pour la Bulgarie?
Et c'est ainsi que renaît sans cesse cette question d'Orient, toujours
grosse de surprises et d'orages.
Ch. de MAZàDB.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Nous laissions, il y a quinze jours, le marché financier convaincu de
r imminence de la conversion. Ces prévisions n'ont pas été trompées
par l'événement. Au début de la première séance de rentrée du parle-
ment, le ministre des finances a déposé un projet de loi ayant pour
objet d'autoriser le gouvernement à rembourser la rente 5 pour 100 ou
à la convertir en une rente nouvelle k 1/2 pour 100. La discussion a
duré huit jours; finalement le projet a été voté par les deux chambres,
après avoir subi deux modifications importantes acceptées par le gou-
vernement.
La loi de conversion décide que la rente 5 pour 100 sera échangée
contre une rente nouvelle portant intérêt à k 1/2 pour 100, jouissance
du 16 août prochain. Il est concédé un délai de dix jours aux porteurs
de titres pour déclarer qu'ils n'acceptent pas la conversion et préfè-
rent le remboursement au pair. Il est probable que peu de rentiers se
présenteront pour faire une semblable déclaration. Le gouvernement
n'en a pas moins cru devoir se faire autoriser par les chambres à
émettre des bons du trésor et à négocier une opération d'avance avec
la Banque de France pour le cas où il aurait des sommes considérables
à rembourser. Le ministre avait proposé que les porteurs de la nouvelle
rente 4 1/2 pour 100 fussent garantis pendant cinq ans contre toute
éventualité de conversion nouvelle ou de remboursement. Ce délai a
paru avec raison trop court; on l'a porté à dix ans, et il a été décidé
que les rentes nouvelles créées en remplacement des titres actuels
seraient réparties en un certain nombre de séries dont chacune, isolé-
ment, pourra être appelée au remboursement après l'expiration du
délai de garantie.
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tl8 RKTItt imS DEOX MDNras.
Cette division par déries atira pour résultat de rendre pins tard toute
eonversion nonteHe inntile. Û Ton suppose le capital nominal de
7 milliards de la dette 5 pour 100 ditlsé en quatorze séries de
500 millions de francs chacune, il suffira au ministre appelé à diriger
nos. Sntmet d^s dix années de contracter un emprunt de 500 mil-
lions de francs en 3 pour 100 et d'en appliquer le produit au rem-
boursement pur et simple, an pair, c'est-à-dire à 100 fr. pour 100
d'une des quatorze séries, désignée par le sort. La même opération,
répétée pour les treize autres séries à des intervalles plus ou moins
éloignées, aura, dans un temps déterminé, soit quinze ou vingt ans^
entièrement éteint la dette 4 1/2 pour 100 et réalisé au bénéfice des
budgets httùtê une éeonomie dont le montant dépendra des cours do
3 pour 100 à cette époque, mais qui dépassera de beaucoup, selon
toute probabilité, le bénéfice de la conversion actuelle.
Le débat auquel a donné lieu, dans l'une et l'autre chambre, le pro«
jet de loi sur la conversion, a été peu intéressant. Tous les systèmes
possibles de conversion ont été proposés comme amendemens aux pro-
!)Ositions du ministre des finances, puis reconnus impraticables daog
es circonstances actuelles et successivement repousses. L'opposition a
cherché vainement à obtenir que les 34 millions que la conversion va
permettre d'économiser annuellement fuissent employés à dégrever
Pagriculture de quelques-unes des charges si lourdes sOus lesquelles
elle succombe. Le ministre a déclaré nettement que la conversion
n'était pas pour le cabinet te point de départ d^ine politique finan-
cière à vues larges et réformatrices, mais un sîmpte expédient pour
équîhVer le budget ordinaire de 1884, auquel il allait manquer juste-
ment 34 millions. Malheureusement il manquera bien encore 100 ou
150 millions à ce budget, môme après la conversion, et cette opéra-
tion, qui a causé un si vif émoî sur le marché flnancier et provoquera
de profonds ef durables mécontentemens dans ta masse des petits
capltfldistes porteurs d'inscriptions de rente, devrait être sévèrement
Jugée sli ne fallait la considérer qu'au point de vue du soulagement
précaire qu*etie assure à un budget qui est et restera en déficit.
It a été fait bien des calculs pour établir la parité entre le 3 pour 100
et la nouvelle rente 4 1/2 pour 109. Il est évident que les acheteurs de
ce fbnds devront tenir compte du fait capital que le 4 1/2 pour 100
1883 pourra être non plus converti, mais simplement remboursé au
pair à partir de 189i. En ce moment, les cours de 110 à 112 francs
paraissent constituer les limites extrêmes de variations du 5 pour 100;
il aurait pu cependant tomber bien plus bas si les appréhensions qui
ont été conçues au sujet de la prochaine liquidation avaient dû se réa-
liser. En mars dernier, te Crédit foncier avait vendu les rentes précé-
demment achetées avec les fonds provenant de démission des obliga-
tions foncières 3 pour 100 et déjà, lors de la liquidation du 2 ainrili on
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KBTUB. — GHEOMlQim. 2S&
redoutait des Urraisons de titres. Les vendeurs ont consenti à repor^
ter, les taux des reports se sont tendus et la spéculation a conservé ses
positions à la hausse. Depuis le 2 avril, la rente 5 pour 100 a baissé
de S francs, et pendant ce temps un déclassement considérable i^est
produit, le comptant ayant constamment vendu. La spéculation est
donc plus chargée quHl y a un mois et elle subit déjà des pertes
énormes. Si la menace des livraisons de titres avait encore une fois
pesé sur la place, on pouvait craindre un effondrement. Le bruit s^est
répandu samedi que te Grédit foncier allait mettre à la disposition du
marché toutes les ressources nécessaires afin que ce pas difficile soit
franchi sans accident, qu'il serait fait aux acheteurs des conditions très
modérées de report, et qu^en conséquence aucun étranglement n*étai|
à appréhender. Les oouirs des fon^s publics se sont immédiatement
relevés.
Si nous comparons les cotes du milieu du mois à cette d*hier, nous
trouvons que les deux 3 pour 100 ont monté de 0 fr. 50, tandis que le
5 pour 100 a fléchi de 2 francs. 11 est probable que des osclttattons
successives augmenteront peu à peu Pécart entre ces deux catégories
de titres, soit par une hausse des rentes 3 pour 100, soit parce que, les
ventes de portefeuille se continuant le mois prochain, le 5 pour 100
converti tendra às^établir aux environs de 107 à 108. (Test la première
hypothèse qui parait plutôt devoir se réaliser.
Des nouvelles satisfaisantes ont circulé, pendant toute cette quin-
zaine, au sujet de Tétat des négociations engagées entre Tétat et les
grandes compagnies. Un accord est de plus en plus probable. On dit
même que les bases d'un arrangement avec la compagnie Paris- Lyon-
Méditerranée ont été établies: légères réductions de tarifs, construc^
tion par la compagnie de deux ou trois mille kilomètres des lignes
Freycinett affectation d'une partie des plus-values de recettes nettes,
comme gage des emprunts en obligations à émettre.
Si l'on admet que les conventions seront signées et même qu'elles
seront adoptées par les chambres, la hausse des actions de nos grandes
compagnies devra-t-elle s'ensuivre? On ne le pense généralement pas;
car les conventions détermineront ^ne immobilisation des dividendes
pour de longues années et imposeront aux compagnies des sacrifices»
prix de la sécurité que donnera à ces entreprises le nouveau bail passé
avec l'état. Seule la compagnie du Midi pourrait voir sa situation s'amé-
liorer sensiblement, au point de vue du dividende, ce qui a valu à ce
titre une hausse de 70 francs depuis quinze jours, tandis que nous
retrouvons aux mêmes cours» à quelques francs près, les actions du
Mord, du Lyon et de TOrléans.
Les valeurs du Canal de Suez ont subi une baisse importante dans
ces deux derniers jours, motivée par la nouvelle que des armateurs
anglais et des délégués des chambres de commerce de la Grande-Bre-
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2A0 REVUE DES DEUX MONDES.
tagae étaient allés demander à lord Granviile de favoriser la formation
d'une compagnie ayant pour objet la construction d'un second canal à
travers l'isthme de Suez. Lord Granviile a poliment éconduit les délé-
gués ; mais le Times a publié un long article sur la question, démontrant
que les Anglais tiennent beaucoup au percement de ce second canal, et
aussitôt des titres ont été jetés sur le marché. On dit, d'autre part, que
ce mouvement de baisse à la veille de la réponse des primes ne s'est pas
produit tout à fait spontanément, et qu'après la réponse, la spéculation
ne tardera pas à revenir à une appréciation plus calme de l'incident qui
a causé une si vive alarme.
De nombreuses assemblées d'actionnaires ont eu lieu pendant cette
quinzaine. Au Crédit foncier de France, H. Ghristofle a pu assez légi-
timement se glorifier des résultats obtenus en quelques années: liqui-
dation du Crédit agricole, réalisation des valeurs égyptiennes, aug-
mentation constante des prêts fonciers, absorption de la Banque
hypothécaire, fixation à 55 francs du dividende de 1882.
L'assemblée de Paris-Lyon-Méditerranée s'est réunie le 27 et a voté
un dividende 65 francs, inférieur de 10 francs à celui de l'exercice
précédent. Citons encore les assemblées de la Banque des Pays hon-
grois, bénéfices 2,232,800 francs, dividende 20 francs; de la Banque
des Pays autrichiens, dividende 16 francs; de la Caisse mutuelle des
reports, dividende 12 fr. 50 ; de la Compagnie algérienne, dividende
28 francs ; des Voitures, dividende 37 fr. 50 ; de la Compa^gnie géné-
rale française de tramways, dividende 13 francs; de la Banque fran-
çaise et italienne, pas de dividende, fusion avec la Banque d'escompte;
du Crédit général français, pas de dividende, dissolution de la société,
apport de l'actif à une société nouvelle; de la Banque nationale, pas
de dividende, 5 millions de perte; de l'Imprimerie Chaix, dividende
25 francs.
L'action du Gaz a faibli, quelques ventes ayant été déterminées par
la perspective des procès qui vont s'ouvrir entre la compagnie et la
Ville.
Parmi les fonds étrangers, l'Italien a présenté la plus ferme tenue,
conséquence du succès avec lequel se poursuit l'opération de la reprise
des paiemens en espèces. Les rentes espagnole, égyptienne et turque *
ont un peu fléchi. Les transactions sont toujours des plus limitées sur*
les fonds russes et austro-bongroiSt
U directew^irant : C« Baux.
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LA
PREIIÈRE CAMPAGNE DE CONDÉ
(1643)
LE SECOURS D'ALLEMAGNE.
XIX. — GUBRRB EN ALLEMAGNE. ~ 6UÉBRIANT ET SES CAMPAGNES,
DE 4639 A 4641
Si une bataille perdue en Picardie, aux frontières de l'Artois ou
du Hainaut, pouvait être un danger de mort pour la France, le
triomphe définitif des Impériaux en Allemagne n'eût pas été moins
fatal. La maison de Hajrâbourg sortant victorieuse de la guerre de
trente ans, ce n'était pas seulement le despotisme universel fondé
en Europe, c'était la France renfermée, étouffée dans les plus étroites
limites, menacée de convoitises, de revendications constantes, de
démembremens périodiques, ramenée aux plus mauvais jours de
la guerre de cent ans, ouverte à l'invasion. C'était Annibal ad
portas (2). N'avait-on pas vu en 1636 l'armée de l'empereur éta-
blie en Bourgogne, descendant sur Lyon par la vallée de la Saône,
(1) Voyei la Emmê da 1«' et du 15 êjtïX et da !•' mai.
fî) « Le roi de Hongrie étant à Brisach, Annibal est ad portas, » (Mémoire adresaé
par BicheUea à Louis xm, 14 octobre 1636.)
TOMB vnu — 15 MAI 1883. 16
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2à2 REVUE DES DEUX MONDES.
tandis que les coureurs du roi catholique arrivaient aux portes de
Paris? Pour conjurer ce péril toujours menaçant et pour sauver
l'Europe, la France devait son aide et son appui à ceux qui avaient
entrepris ou accepté la lutte, agir elle-même avec toutes les res-
sources que d'autres difficultés, d'autres entreprises, extérieures ou
intérieures, lui permettaient de consacrer à cette œuvre grandiose.
PTayant pas d'armée à envoyer au-delà du Bhin, Richelieu employa
d'abord les absides : le premier i le plus grand, le moins maniable
de ces soudoyés fut Gustave-Adolphe. Après la mort de ce héros, le
cardinal chercha des alliés dont les allures fussent moins indépen-
dantes. En même temps qu'il renouvelait l'accord avec les Suédois,
il traitait (1) avec « l'Union évangélique, » qui s'engageait, moyen-
nant un million de livres par an, à maintenir trente mille hommes
de pied et six mille chevaux ; mais de tous les princes qui signè-
rent le traité d'Heilbronn, le landgrave de Hesse seul resta fidèle à
ses engagemens; isolé, il était impuissant. L'insuffisance des alliés
se trouvant démontrée, Richelieu voulut s'assurer par un achat en
bonne forme un général avec ses troupes. Il y en avait plusieurs
sur le marché qui s'offraient, se retiraient, donnaient des espérances,
demandaient des surenchères. En dehors des deux grandes armées,
celle de Suède, surtout puissante par l'organisation et la tactique,
celle de l'empereur, considérable par le nombre, avec ces essaims
de cavaliers venus des bords du Danube, qui rappelaient les hordes
d'Attila, le sol de l'Allemagne s'était couvert de petites armées, de
bandes de mercenaires, tantôt entretenues par un prince régnant
comme le duc de Raviëre, tantôt groupées autour d'un aventurier
hardi, comme le bâtard Maïisfeld, qiiî un moment fit trembler l'Eu-
rope , ailleurs suivant un de ces princes sans argent et sans terres,
cadets de souverains ou souverains dépossédés, qui n'ayant qu'un
titre et une épée, sont prêts à se vendre ou à se louer pour un
temps : tels le duc Charles de Lorraine» ou le duc Bernard de Saxe-
Weîmar.
Issu de cette maison de Saxe qui avait disputé Tempire à Charles-
Quint et qui était assurément la plus nationale, la plus illustre de
riUemagne, grand, fort, le visage pâle, les yeux et les cheveux
noirs, le regard froid et dur, ambitieux, sans scrupules, très doué
pour la guerre, Bernard de Weimar avait débuté fort jeune par
lever un corps de troupes que Gustave-Adolphe prit à sa solde. H
devint un des premiers lieutenans du roi, et après la catastrophe
de Lûtzen partagea avec le comte de Bom le commandement de
l'armée suédoise. La sanglante journée de Môrdlingen (163A) rompit
(1) 6 âTril 1633.
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ikk:^
Ll PREIOSM CAl^i^Nfi I)& GÛICDé. %hl
TiNQCord entre loi et 1^9 Suédois ^ ceux-ci avue^t laissé sur le tecmn
aeiK» miU» moFts f»t quatire-vingts. cnow; il est rare ({«e U. bow^
inteUigenee eiikre allié» aurvive i ua pareil désastre. Berurd ùxX
aeeiisé d'avoir ùk donner et mal daan^ cette grande batailla
p^dtte (1)^ Il D'atteiidait.qi^iui prètesLti^powreGûUivrer s«ttijQd4pei;i'>»
dapcei; le pie«fier usagjei qa'U en fit fut de se yeDdce à la France
(1635). Ce n'était pas tout à fait une désertion; en se séparant dd
rarmée soédoiae, il ne devenait pas reoBend de la cowonne de
Suëdeu Sana doute il emmenait plus de troupes qu'il n'ea avait levé
(dou^e nitte fantassÀsa et six HÛUe cbe^aui, payés & oulUens par m) \,
mais le J^mk était bîeoi k loi. Ankn^ dei la baioe dea Hapshouxg„
tout en conseiTyaiitf uo^ va^e aJLti^didini^nt k l'empiore^ il était résolu
k reconstituer sw sa personne la grandeur de sa maisen, is^oliée, et
malgré les tpaîtéa, les engi«e«»eBS pris durant sou voyage k Tari3^
il ne aei livra jamais complëtema^. Jhpxm le jour où U entra a«
aerriee de Leuia XUI, il ne sortit guère d'un échiquieir restreint^
mraœuvranii^ prenant dea placea en. Lorraine, eaFranobA^mAè, sur
lea deu rivesidu Rhin entre les Vosges et b FeréVNoixe^ Dioua ne
voulons pas égarer le lect^ir dans le dédale de cette période de la
guerre de trente ans; mais, sans essayer de démêler Fécheveau d€»
ces opérations militaires si eonfvaes» noos m mArqueroMs bs carac-
Usrea principaia* Les namveBdws dea wnéea (|ui ont parcouru lea
pravincee gwouiniqiAea en^e la mort du roi Gustave et L'arrivée au
. prenais plan des cafâtaifteadôaiAtéreaaéa»6uébriaat,Miercy,Xujremiei
ne samaiwt a'ejpUquer pajr dea raJMn& pur^nent stratégique ou
politiques; princea ou. géoéraujid'aveolure obéiesaienl le plua sour
Tant à dem mobilea plae puieaai^ que les intérêts de tour canse ;
k nicesaité dea aiibsiatanc«a^ lett arriére-penaées persooneUesk U
fallait vivre ayant tout, (diercber desireiDoîns o^bbéa par les dév«3-
talemra qui se sncoédaient dejMm si lengtenips dana ces maUieur
renaes contrées; en easayant; de meniez aea amis et alliés,, on évi-
tait aurlont les pays qu'une anAféa^ amie ou ennenue» venait de
qnittar; ils étaient épniaéa pour loi^empa. Puis venaient les viséea
IMlîcuUèvea; duM^un de ces eoodottieri«qu'il sent grand oumédiocre^
^ une coufonnnàprwdce on k cetoroiaver, un girand fi^ k gagner,
uft damaine à rétaklic» Eft s'aj^pyiiquent k oonquétrir solidemœt le
(f) Lw IkMic»É»d«seu la non «» mitHliteià da'lto fmmowQ9û% NlrUt^roi^ à Ui
bat&Ule gagnée par le duc d*Aaguien en 1645, et que les écrivains aUmnanda a]^|iieUeoi(
avec raUoa la bataUis d'illerheim (voir liv. iv, chap. m.} La bataille du Q seçtem^re
1634, fat livrée près de N&pdlfngen, que les Austro-Espagnols assiégeaient et qne. les
Suédois vonlaieiit seceturir^ ce fol «le émjofawnéom les. pKM sangkuites e( le* flus
<:onsidérabIes de la guerre de trente ans ; sans Tappui moral et matériel de la France,
lea yaincna n'auffaienl Jamaia pu «a cqWw d'oxi tel d4«aatce.
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2i& RETUE DES DEUX MONDES.
Brisgau, le Sflndgau,la Haute-AIstce, les placides Vosges, Bernard
comptait bien ne pas se borner à servir la cause protestante ou à
tenir ses engagemens envers le roi de France. Il croyait être sûr de
travailler pour lui-même, soit qu'il réussit à s'approprier tout ou
partie de ses conquêtes, soit qu'il y trouvât les élémens d'un échange
pour aller fonder un état en Tburinge, près du berceau de sa
famille.
Au mois de Juillet 1639, il tomba malade en Franche-Comté ; ce
fut une grande crise : s'il survivait , il gardait l'Alsace , pour lui
d'abord, peut-être pour l'empire, certes pas pour la France; s'il
mourait, que de compétiteurs se disput^aient sa succession I Le
plus redoutable était le Palatin, dépouillé de ses états par l'Autriche,
soutenu par FAngleterre, par la Suède, avec les vœux secrets des
autres puissances. Richelieu le fit arrêter comme il traversait la
France, dans un incognito mal gardé; ce fut un coup (jie maître;
rhabileté, la fermeté du comte de Guébriant et un grand sacrifice
d'argent firent le reste. Bernard ne put atteindre Brisach et mourut
à Neuenbourg (1). La France recueillit l'héritage de l'illustre con-
dottiere, une armée et deux places, Saveme et Brisach, les clés de
l'Alsace.
Jean-Baptiste Budes de Guébriant, né en 1602 dans un modeste
castel du diocèse de Saint-Brieuc, appartenait à une famille moins
riche que noble : le plus clair de son héritage était sa parenté avec
Du Guesclin. Il avait fait de bonnes études au collège de La Flèche,
écrivait le français avec une pureté remarquable et savait assez de
latin pour suivre une négociation dans cette langue. Simple soldat
en Hollande, il fit deux années d'apprentissage militaire sous les
maîtres de la tactique. A peine de retour, il sert un de ses amis
qui se battait en duel, et le voilà forcé de quitter encore la France.
On le laissa rentrer dans notre armée d'Italie ; il eut une compa-
gnie au régiment de Piémont , puis fut admis aux gardes ; mais
Paris ne le vit guère. Sauf pendant quelques mois après son ma-
riage, il vécut toujours aux armées, surtout aux armées lointaines.
Sa première action d'éclat fut en 1636, « l'année de Gorbie, » au
milieu d'une panique générale. H arrivait d'Allemagne, se jeta dans
Guise, qu'il sauva, et battit un parti espagnol près de La Gapelle.
Le roi le fit maréchal de camp et le renvoya en Yalteline, sous
le duc de Rohan ; c'était une bonne école, mais un service pénible
et peu recherché.
De là, Guébriant ramena nos troupes (une poignée d'hommes) et
joignit le duc Banard, qui ne voulut plus se séparer de lui. H eut
(i) S«r U rire droite do Rhin, à quelques UeoM a« lod de Vieoz-Brisaeh.
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Là PREMIÈBB CA3CPAGNE DB CONDÉ. 2A6
alors un double êaractère et une situation difficile. Commandant un
contingent français au milieu d'une armée étrangère, il était en
quelque sorte accrédité comme représentant de son roi auprès de
ce prince allemand, dont il était aussi le lieutenant ; il se montra
propre aux deux rôles. L'égalité de son humeur s'alliait à une fer-
meté inébranlable; conciliant et plein de tact, il savait résister aux
prétentions, aux caprices, parler fièrement au nom de la France.
Bernard, qui l'avait eu à se^ côtés à la journée de Wertenweil et
durant le mémorable siège de Brisach, lui témoigna sa haute estime
en lui léguant, avec ses armes, le fameux cheval noir Bapp, qui,
disait-on, assistait son maître dans les mêlées, se jetant sur ceux
qui cherchaient à le frapper, les renversant avec ses pieds, les
déchirant avec ses dents. Guébriant n'était pas moins aimé de l'ar-
mée weymarienne que de son chef. Vivant au milieu de ces rudes
soldats allemands et suédois, n'ayant pas leurs mœurs, ne parlant
pas leur langue, il avait su conquérir leur confiance et même leur
affection. Buveur d'eau, il avait eu l'art de persuader à ces terribles
ivrognes qu'il se grisait avec eux ; quand ils s'aperçurent de sa
feinte, ils l'avaient déjà si bien pris à gré qu'ils en rirent et lui par-
donnèrent sa sobriété. Chef ou camarade d'hommes insatiables, par-
fois obligé de satisfaire leur avidité ou de fermer les yeux sur leurs
rapines, il ne prit jamais rien, ne demanda ni argent, ni terres , et
ceux qui pouvaient le moins comprendre cette conduite admiraient
son désintéressement. Le burin de Nanteuil a reproduit ses traits ;
l'emplâtre 4e tafletas noir qui cachait une large blessure reçue à la
joue, ne dépare pas un visage grave et doux, où se reflète la séré-
nité de l'âme. Le lecteur me pardonnera si je l'arrête devant cette
figure dont la contemplation repose : on aime à rester un peu avec
cet homme d'un mérite si solide et si complet, qui ne fut ni ambi-
tieux, ni cupide, que les honneurs aUèrent chercher, qui ne fit que
le bien, et ne pratiqua que le devoir.
Maintes fois, dans ses entretiens à moitié intimes, à moitié ofliciels
avec le duc de Weimar, il l'avait sondé, essayant de l'amener à
s'expliquer sur ses mtentions, sur la suite qu'il donnerait aux enga-
gemens pris avec la France; il l'avait trouvé impénétrable. Un jour
cependant il obtint une courte réponse qui n'était que trop claire :
« Vous me demandez toujours Brisach, mais c'est demander à une
sage fille son pucelage et à un homme de bien son honneur, d Aussi
Guébriant veillait-il sans relâche, et lorsque son général malade
quitta les bords de la Saône pour gagner sa forteresse du Rhin, il
brava la contagion et suivit la litière de Bernard. Le fléau le frappe
à son tour, l'arrête à Huningue; là, il apprend que le duc expirant
n'a pu dépasser Neuenboui^. Il accourt au risque de sa vie, arrive
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BBVQK DBS DEDX MONDES.
trop («cd pour rocevpir les adieoK ik soa illustre chef et pousse Imi^
sitôt jusqult Brisactt. Déjà, dms sa prévoyance, il avait secrètement
fait marcher vers cette place la poigoée de soldats français dont il
disposait.
Brisach était entre les mains du général major d'Ërlach, à qui le
doc de Weimar l'avait confiée. C'était un Suisse du canton de Beme
et de race militaire ; depuis cent cinquante ans, vingt-huit officiers
de son nom avaient figuré sur les contrôles de l'armée française;
Ini-même avait commaoïdé quelque temps un régiment à notre ser-
vice; mais quelles que fussent ses sympathies pour la France,
elles ne pouvaient l'aveng^w sur ses intérêts ; c'était par là qu'il
fallait le prendre. Déjà, à la première nouvelle de la maladie de
Bernard, le général Bannier avait écrit (1^ août 16S9) au gouver-
neur de Brisach poiir lui rappeler ses devoirs envers la couronne de
Suède. Guébriant prouva facilement à son camarade que le roi de
France était le plus puissant, le plus proche, que sa caisse était la
mieux garnie, et que lui seul payait* D'Erlach se laissa persuader,
fit une réponse évasive à Bannier, écrivit au secrétaire d'étal De
Noyers une longue lettre où il indiquait ce qu'il y avait à faire pour
cônsOTver à la France Tarmée weymarienne et les places qu'eUe
occupait. Le courrier ne tarda pas à revenir, raiq[>ortant à d'Er-
lach le brevet d'une large pension, celui du gouvememrat de Bri-
sach, timbré cette fois aux armes de France, des lettres de natura-
lisation, ce qui était un hors-d'œuvre, et, ce qui était plus positif,
la patente pour l'explcHtation des mines de Munster et de De}é-
mcHit (1), qui devaient approvisionna de fer nos places et notre
armée (2). Avons- nous besoin d'ajouter que d'Erlach sut tirer parti
des droits que lui conférait cette patente et qu'il y veilla avec autant
de jalousie qu'à tenir hors de Brisach tout agent qui pouvait le
gêner? Quatre colonds, qui prirent le nom de directeurs, traitèrent
au nom de l'armée weymarienne définitivoinent engagée au service
de la France, moyennant de larges avances immédiates et de bonnes
garanties données aux cbe& et à leurs mandans.
Guébriant avait tout fait ; car les commissaires spédaux, d'Oysw-
ville, Choisy, Tracy et autres ne signèrent que pour confirmer ses
actes et sa parole. 11 n'eut riea pour lui, ni argent, ni titre nouveau ;
on lui trouvait encore trop peu d'étoffé pour lui donner offidelle-
ment l'autorité sur ces hommes qui ne connaissaient que lui. Le
(I) Dttna ie pay* de Poreotruj^tii Mclen évôcbé de B&le, ai^onrd'hiii J«ra beraois.
DepBiB la réformatioD jos^'à 1792, cette contrée a été presque constamment admi-
nistrée par rambassadenr de France en Saisse^qo! résidait' à Solenre, comme l'éTèqne
dépossédé de B&le.
(S) Papiers de d*Erlacb.
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LA PR£MI£E£ CAMPAGNE DE CONDÉ. 2&7
duc de LongueviUe fat nommé générai de l'armée du roi, composée
de deux groupes : les troupes récemment capitulées et qui restaient
conduites par leurs directeurs ; le corps français, dont la petite bande
d'Henri de Rohan formait le noyau, et dont le maréchal de can^,
comte de Guébriant, conservait le commandement sous le nouveau
génial en chef. LongueviUe ayait le sang de Dunois, la bravcmre
héréditaire; il ne manquait pas d'intelligence, mais de santé et d'ac-
tivité; négociateur plutôt que soldat, il parut irrégulièrement à
l'armée qu'il commandait, fut presque toujours en congé; se réser-
vant ks conférences entre les ambassadeurs et ministres, il exami-
nait sommairemmt les plans militaires de scm maréchal de camp et
lui en laissait l'exécution.
L'armée du roi prit immédiatement roffensive (octobre 1639),
passa le Rhin qu'aucun soldat français n'avait encore franchi (1),
pénétra au cœur de rAllemagne, décida la landgrave de Hesse à
joindre à nos troupes les quelques milliers de bons solditts dont elle
disposait (2), opéra avec les Suédois, puis hiverna sur la rive droite
do fleuve pour empêcher l'ennemi de passer sur la rive gauche; car
il ne faut plus que les Impériaux ou leurs alliés remettent le pied
sur cette ^erre d'Alsace dont nous ayons jalonné l'occupation par
quelques conquêtes et qui est en train de se donner à la France. Ce
fut une affaire bien menée dès le début. Nulle tentative pour im-
porter une administration étrangère, pour créer une organisation
générale; laisser subsister les gouvememens locaux, n'inquiéter ni
les magistrats élus ni les seigneurs héréditaires, protéger les catho-
liques contre l'oppression des Suédois, montrer aux luthériens que
la retraite des Français les livrerait aux Espagnols : telle fut là ligne
tracée à l'origiae par Richelieu, maintenue par ses successeurs, sui-
vie par des agens aussi iatelligais que dévoués. Guébriant fut le
premier à marché dans cette voie; nul ne fut plus hardi, plus per-
sévérant ; jamais il ne perdit de vue le but principal : couvrir l'Alsace,
lui assurer le repos, la laisser suivre sa pente naturelle,s'unirdouce-
meott à la France. Ci'était rompre le plus gros anneau de la lourde
chaîne qui, tendue de Vienne à Anvers, enserrait la meilleure par-
tie du monde ; c'était mériter à nos rois cet éloge que leur adressait
(1) Il y avait bien en pendant quelques mois, en 1634, nno garnison fi'ançaise à
PhitipBbourg, un petit continent français au siège de Brisach, mais ces deux places
sont inr le flewe; aitteors il n*y avait «n <fie des indiTidos servant dans des armées
étnuifères. Noas parlons ici de soldats finançais es corps.
(3) Le traité avait été négocié par d'Avaux* La landgrave de Hesae-Cassel, Amélie-
Elisabeth de Hanaa» veuve et régente depuis deux ans, s'engageait à fournir 7,000
hommes dé pied et 3,000 chevaox moyennant 200,000 rixdalers par an et une pension
à son fils, le JeuM laidgrave régnaaU
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2A8 RETUE DES DEUX HOHDES.
UD ministre hollandais (1), protestant passionné : u L'Europe est rede^
vable aux Bourbons pour avoir rappelé la liberté mourante. »
Stratégiste de l'école de Gustave-Adolphe, il étend le théâtre de
ses opérations et leur donne un caractère logique; toutes apparte-
nant à un même ensemble, chacune a un objet défini, soit qu'il
vienne chercher auprès du Rhin des secours qui manquent trop sou*
vent, soit que^ renforcé ou non, bien ou mal payé, il reprenne son
essor à travers l'Europe pour aller ici dégager une armée battue,
là chercher un allié qui hésite, ailleurs dissiper un rassemblement
ennemi qui se forme. Jamais il ne marche au hasard; mais comme
il va vite et loin I Jetons un moment les yeux sur la carte d'Europe,
non pour le suivre, mais pour marquer quelques -uns des points où
on le voit paraître. Le voici sur le Danube, aux portes de Ratis-
bonne, puis en pleine Allemagne du Nord, vainqueur à Wolfenbûtr
tel. Quelques mois plus tard, nous le retrouvons dans le pays de
Qèves, battant Lamboy, le faisant prisonnier, ruinant son armée.
La saison ne l'arrête pas; en plein hiver, il prend des places, gagne
des batailles; c'est au mois de janvier (1642) qu'il livra ceUe de
Kempen. Puis il manœuvre entre le Rhin et la Basse-Meuse, menace
les Espagnols victorieux , les force à lAcher prise et à perdre les
fruits de la bataille d'Honnecourt. L'armée de Picardie dégagée, il
passe en Saxe, donne la main à Torstenson près de Leipzig et
achève en Thuringe sa belle campagne de 16A2. Depuis plus d'un
an, le duc de Longueville avait abandonné le titre d'un commande
ment qui n'avait jamais été que nominal. Créé d'abord lieutenant-
général, honoré du cordon bleu, Guébriant reçut le bâton de maréchal
après la victoire de Kempen.
Ces honneurs, ces dignités ne le mirent pas à l'abri du mauvais
vouloir de nos alliés les Suédois : ce n'était pas la moindre de ses diffi-
cultés. Dès le début, il avait eu maille à partir avec Bannier, vigou-
reux homme de guerre, mais violent, impatient de toute autorité,
et d'habitudes si intempérantes qu'une fois l'ambassadeur de France,
ayant affaire à lui, dut attendre quatre jours pour le trouver dans
un moment lucide. Bannier cependant avait subi l'ascendant de
Guébriant, manœuvrait d'accord avec lui, et l'avait si bien pris en
amitié que, comme le duc Bernard, il finit par lui léguer ses armes.
Il meurt, forstenson le remplace, et tout est à reconmiencer. Très
supérieur à son prédécesseur, mais obéissant à un patriotisme
étroit, le nouveau général suédois ne veut sacrifier aucun des inté-
rêts momentanés de la couronne de Suède aux intérê^ts généraux
des alliés, revient sur sa parole, manque aux rendez-vous. Guébriant
(1) Spanheim, Mémokês i» la Palatim Loffêê-JuUaimi. (L^yde, lôtô.)
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SHW", JE..
1
LA PRBMiàRE CAMPAGNE DE GOMOi. 2A9
parvint à ne pas rompre avec lui, mais ne put jamais l'amener à
une action commune. Que faire alors avec mi fantôme d'armée?
A. Kempen, le maréchal avait dix-huit mille hommes et à Wolfen-
bûttel {nresque le double. Mais quand les Suédois s'éloignent, retour-
nent en Poméranie on manœuvrent en Bohême, quand les Hessois se
reposent ou que le duc de Lunebourg retire ses troupes, quand les
OMurches ont été longues, la saison rude, les combats sanglans,
Tefiectif tombe à douze, dix et jusqu'à huit mille hommes. C'est à
ce damier chifQre qu'en était Guébriant, lorsque Torstenson le laissa
seul en Thnringe. Il fallut abandonner les entreprises pour se rap-
procher de Brisach et retourner vers le Brisgau, tout en manœu-
vrant pour occuper l'ennemi* La petite armée repassa le Main, fit
une pause sur le Tauber, une autre sur le Neckar, puis, serrée par
les Bavarois et les Lorrains, descendit dans le val de la Kinsig; l'en-
nemi disparut. Oh était en plein hiv^; les soufirances furent
cruelles; c'est au commencement de mars (16A3) que Guébriant
s'arrêta à Waldkirch, près de Fribourg.
Le climat, les manœuvres de l'ennemi, la désertion des alliés
n'étaient pas les seuls obstacles contre lesquels il eut à lutter, sa
propre armée étut une source d'embarras continuels. Les Weyma-
riens se battaient bien, mais quelle façon de servir I D'aBbrd, là où
ils passaient, c'était le feu du ciel ; la Franche-Comté ne les a pas
oubliés : on dit encore « l'année des Suédois » pour rappeler le
temps où le duc Bernard traversa cette province. A chaque instant,
les tf directeurs » ou les officiers mettent le marché à la main : c'est
Rosen qui réclame une augmentation de pension; Oheim, qui trouve
injuste que Taubadel, son cadet, soit mieux traité que lui; Tauba-
del, qui se plaint d'avoir reçu une nouvelle qualité « sans gages; »
Schmittberg, qui se déclare trop pauvre pour soutenir l'honneur
de la charge de général-major d'infanterie; le duc George de Wur-
temberg (un des meilleurs et des plus modestes), qui prie le roi
d'avoir égard a à sa grande incommodité; » ce sont les ritmestres
qui réclament avec hauteur le remboursement des avances par eux
faites aux reltres pour épées, pistolets, bottes, éperons, man-
teaux, etc.; tous accompagnant leurs réclamations de la menace
d'un départ immédiat si elles ne sont pas accueillies; sans parler
des menées, des complots de ceux qui veulent vendre l'armée à
l'empereur, des tentatives d'embauchage faites par les agens du
doge de Venise. Â chaque instant, l'édifice si patiemment élevé, si
souvmt ôtayô, menaçait de s'écrouler.
Le petit corps purement finançais qui, avec les Weymariens, for-
nudt l'armée du roi, donnait moins d'embarras. Il y avait là de
bonnes troupes, le régiment de Montausier, par exemple, ceux de
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250 BEVUE DES I^JX M(»fDES«
Rogaeservière et de Traey. Gaétariant tirait parti avec art des iq^-
tudes diverses des deux races et d'une certaine rivalîté. Eoibriga-
dant des régimens français et allemùds, il formait ainsi des gronpes
excellensy mais à la condition de laisser à chaque troupe ses hd>i-
tud^ et son organisation : n En jo%naxit le régioient de Boqueser-
viëre à celui de Schmittl)erg, on aurait la meilleure brigade d'Al-
lemagne, mais à la condition que le régimait de Schnrittberg
demeurât sur le pied allemand, sans quoy aucun officier ni sddat
n'y demeureroit une heure (1). » Restait la difiiculté presque insur-
montable du recrutement; les colonels ne pouvant guère faire des
levées de si loin, on essaya divers procédés: d'abord ce qu'on appe-
lait les contingens des « vieilles garnisons, » c'est-à-dire des di^-
chemens tirés des places fortes les moins lignées; ordre était
donné aux gouverneurs d'envoyer à rarmée d'Allemagne des sol-
dats éprouvés, et ils recevaient l'argent nécessaire pour les rem-
placer par des recrues. Mais les hommes des o vieilles garnisons »
avaient presque tous laissé des femmes d^riëre eux ; ils désertaient
pour les rejoindre; les gouverneurs fermaient les yeux et les enrô-
laient à vil prix sous d'autres noms, L'envc» de rumens tout for-
més ne réussit pas mieux; les soldats qui rentraient d'Allemagne,
régulièrement ou irrégulièrement, faisaient de leurs souifrances,
avec l'exagération ordinaire, un tableau effrayant, peignaient les
longues marches, les mois passés au bivouac, sur la nage, au
milieu de forêts de pins, la maigre pitance qu^il fallait disputer à
de malheureux paysans épars dans quelques villages épuisés et
à peu près bloqués par les armées emiemies* Le s^vîce en Alle-
magne était devenu pour les Françùs un objet d'aversion et presque
d'épouvante. La correspondance du roi avec Guébriant est pleine de
lettres comme celle-ci : « Mon cousin, j'avois donné ordre aux
régimens d'infanterie de Gourcelles et de Lesdiguières de passer en
Allemagne, mais les officiers et les soldats ont eu si peu d'affection
à leur devoh» et ont témoigné tant d'averinon à ce voyage qu'aïK-
sitôt qu'ils se sont approchés de la Lorraine, ils se sont dissi-
pés (2). »
Voyant combien il était difficile d'obtenir qu'on lui envoyât des
troupes et plus difficile encore de les retenir, le maréchal conseilla
d'essayer une levée dans son cher pays de Bretagne. Avec du genièvre
et de faibles primes on parvint à racoles* quelques centaines de
recrues; comme cela paraissait insuffisant, on fit de véritables
battues dans les'champs et dans les vUlages, et on poussa qad-
(i) Lettre de Guébriant, ap. Le Laboureur.
(2) Le Roi à Guébriant, 17 Juin 1M3.
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LA PRBMIÈBB GAJIVAGNC DE CONBE. ^44
ques milliers de malheureux sur les ports de mer, où ou les em-
barqua, enchaînés, sans armes et presque sans vêtemens. Les
batesMix qui les portaient furent dirigés sur la Hollande^ puis
remontèrei^ le Bhin; on les débarqua dans k pays de Ju^èrs» près
du camp quH>C(9upail; alors Guébrianl^ et son boa cœur fuf lï^nwBt
ému de l'état dans lequel fl les vît. Il les fit traiter de son mieux»
donna à chacun d'eux un habit gris, etc., mais la nostalgie les sai-
sit; la plupart moururent ou se sauvèrent.
Guôbriant voyait ainsi fondre son armée et s'évaporer les secours
qu'on lui e]q>é(Ûait ou lui promettait. U jugeait bien que jamais il
ne serait rejoint pat les petits détachemens; c'était une nouvelle
armée qu'A &llait mettre à côté de la sienne. D'autre part, il avait
ocmipris que la campagne qui allait s'ouvrir {I6ài) pouvait avoir
une importance capitale, car les préliminaûres de la paix venaient
d'être signés, et chaque état avait hâte d'améliorer sa situation en
vue d'un traité définitif conclu sur la base de Yuti possidetis^ aussi,
tandis que les troupes de Guébriant se reposaient en Brisgau, son
esprit, qui ne se reposait jamais, enfantait un plan de campagne
qu'il soumit au roi avec des développemens très complets dans une
longue et remarquable dépêche dat^ du 20 mars 16 A3. U conseil-
lait de renoncer aux petits groupes et aux entreprises secondaires,
le siège de La Motte, les courses dans les Pays-Bas ou en Franche-
Comté, de former deux corps vers Amiens et à Brisach, le premier
contenant et occupant les Espagnols, le second descendant la vallée
du Rhin jusqu'à Mayence; puis, les deux armées, s'unissant sur la
Moselle, écrasant les bandes impériales, auraient terminé la cam-
pagne par le siège de Thionville et peut-être, du coup, mis fin à la
guerre.
Les circonstances, les vues de Louis XIII, sa mort, l'agression de
Melo, ne permirent pas de suivre ce plan si bien tracé; peut-être
même ne fut-il jamais sérieusement examiné ; l'hésitation que Maza-
rin montra après Rocroy et dans d'autres circonstances permet de
le croire; en tout cas, Guébriant ne reçut pas de réponse. — Sa
tristesse était grande. Nous avons essayé de donner une idée de ses
exploits et de son labeur; lui seul peut dire par quelles épreuves
passa son âme et quelles furent les soufirances de son cœur. Pre-
nons au hasard dans ses lettres au ministre de la guerre : u Je suis
en un pays et avec nne nation dont je ne sais pas la langue, avec
quatre armées différentes et sans avoir d'authorité que sur la moindre
partie de celle du roy. Les difficultés s'augmentent tous les jours,
aussi bien que les insolences des troupes. — Celles dont on se pou-
vait assurer diminuent tous les jours, tant par la mort que par
l'extrême misère qu'elles soufDrent. Ne voyant aucune espérance
d'en avoir d'autres, je me suis rôsolu de voua supplier encore une
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252 REVUE DES^ DE^ MONDES.
fois, monsieur, de me faire avoir mon congé, vous protestant et
jurant en foy d'homme de bien que, hors la disgrâce du roy, mon
maître, je préfère, non-seulement la Bastille, mais la mort même à
demeurer plus longtemps icy, où je ne puis attendre qu'une perte
entière de ma réputation, que je cherche à établir depuis vingt ans
sans avoir jamais épargné ny mon sang ny ma vie (1). »
Et cependant il restait et il marchait, et il continuait de se battre,
* de passer des hivers dans la neige et dans la boue, de lutter avec
ces égoïstes, de soutenir ces découragés. U vécut ainsi sept ans
(1637 à 16A3) sans revoir la France, sa famille, son cher pays de
Saint-Brieuc, sans prendre aucun congé. Lorsqu' enfin, à bout de
forces, au printemps de 16A3, il demanda avec de nouvelles instances
quelques jours de repos, le roi le retint à son poste, mais autorisa
la maréchale à l'aller visiter au milieu de son armée. Guébriant
courut au-devant de sa femme avec un empressement juvénile, la
reçut aux limites de son commandement, dans les Vosges, la con-
duisit à Brisach, l'y fêta de son mieux. Ce fut comme un rayon lumi-
neux dans le ciel sombre de ce brave homme; mais ce ne fut qu'un
éclair; il fallut se séparer au bout de peu de jours : Guébriant
avait reçu Tordre de manœuvrer pour couvrir le siège de Tbion-
ville. La maréchale reprit le chemin de Paris et son mari marcha
vers le lac de Cionstance.
XX. — CAMPAGNE DE GUEBRIANT EN 4643, SES RELATIONS AVEC
LE DUC d'ANGUIEN.
Le jour même (8 juin 16A3) où Mazarin, cédant aux instances du
duc d'Anguien, avait £iit expédier au marquis de Gesvres Tordre
définitif d'investir Thionville, le roi avait écrit au général de ses
armées d'Allemagne pour l'informer de cette résolution et Tinviter
« à en favoriser le succès. » Par une remarquable coïncidence, le
vainqueur de Rocroy, rentrant, sans le savoir, dans Tordre des idées
que Guébriant développait deux mois plus tôt, allait aborder par la
conclusion le plan qui, expédié le 20 mars de Waldkirch, était déjà
enfoui dans les cartons du ministère, oublié des uns, ignoré des
autres. La lettre du roi n'était pas encore arrivée au quartier-géné-
ral de Waldshut que déjà on y connaissait la marche de l'armée de
Picardie vers la Moselle (2), et Guébriant avait commencé à ma-
(1) GuébriADt 4a secrétaire d'ôut De Noyers, 4 août-34 septembre 1641, ap. Le
Laboureur.
(2) La lettre du roi, du 8 juin, fut portée par MonUusier et remise le 22 à Gué-
briant, qui, la veille, avait reçu une lettre du 16, où le sieur La Plaine, écrivant au
«om du duc d'Ancien, annonçait la marche sur Thionville.
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r^='jr,'-:^^âr-â.'^3E^
LA PREMIERE CAMPAGNE DE GONDE. 268
nœuvrer lorsqu'il reçut une dépêche où le duc d'Anguien, racontant
les premiers travaux du siège, rappelait que ((Thipnyille ne pouvait
être secouru que par les troupes d'Allemagne, puisque celles de
Flandres sont défaites. C'est à vous, Honsieuri à les empescher de
venir et à me donner avis de leur marche. » Guébriant comptait
bien « les empescher de venir, » ôter toute espérance de secours à
Beck et à Helo. Au lieu de pousser vers le [nord, en se rapprochant
de la place attaquée, il prit la route de l'est pour attirer sur lui
Lorrains, Bavarois, Impériaux, tous ceux que rindifférence, l'inertie,
de nos alliés ou leur secret mauvais vouloir, laissaient libres de
menacer l'armée assiégeante. Quelques mouvemens préparatoires
l'ayant déjà ramené dans cette direction, il transporta son quartier-
général de Waldshut à Engen, centre d'uoe nouvelle base d'opéra-
tions étudiée d'avance, jalonnée par la forteresse d'Hohentwiel, que
nous occupions depuis assez longtemps, ainsi que par |es places de
Tûtlingen sur le Haut Danube et d'Dberlingen sur le lac de Con-
stance, dont le colonel Widerbold et le général major d'OysonvUle
s'étaient plus récemment emparés. Il comptait s'avancer à travers
ces belles contrées qui avoisinent le lac de Constance et qui ont été
le théâtre des exploits de Moreau; son esprit hardi et fécond, qui
avait déjà conçu la conquête du Biiin, avait préparé la marche par
le Danube. Il voulait, par une voie encore inexplorée, porter la
guerre au cœur des états du duc de Bavière et comptait atteindre
riUer dans cette campagne ; déjà il était établi auprès de la célèbre
abbaye de Salem (1), et ses coureurs avaient poussé jusqu'à Lindau.
Mais le duc de Bavière avait confié son armée à un général doué
d'une rare pénétration, très sûr de ses calculs, méthodique et cepen-
dant prompt à prendre son parti, lisant le terrain très vite et très
bien, ayant un tact particulier à choisir les positions défensives et
une grande habileté à en tirer parti. C'était le colonel que nous avons
vu monter à l'assaut de Saint-Jean de Losne, celui que nous allons
bientôt retrouver en face du duc d'Anguien, le gentilhomme lor-
rain François de Mercy (2). Guébriant croyait encore l'armée bava-
(1) Salem ou Salmansweiler, abbaye de Clteaax, située lor l*Art, à deux lieaes est
d'Uberlingen.
(2) Mercy, Lorrain oa platôt Wallon, était des environs de Longwy. Son frère aîné,
Gaspard, et lai, étaient entrés très jeunes au service du duc Maximilien, depuis élec-
teur de Bavière ; mais il avait promptement dépassé son frère, qui devint un de ses
maréchaux de camp et fut tué devant Fribourg (1644). Lui-même mourut glo-
rieusement sur le champ de bataille, en 1645, ainsi que nous le verrons plus loin. Il
était général en chef de Tarmée de Bavière et maréchal de camp général des armées
impériales. Son petit-flls, Claude-Florimond, fut un des meilleurs généraux de l*em-
pereur Léopold II, qui érigea en sa faveur la terre de Mercy en comlé (1720)* Cette
famille s^est ensuite môlée à celle d*Argenteau, a donné plusieurs généraux à TAu-
triche, et fleurit encore aujourd'hui.
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i6& BKVUE DES mim HOMMB^
rotse wr le Neck»r 'OU anr la &in»g, ionqa'il la trouva établie pte
du latfcderf et toi barrit la ïstiie; Hercy avait r«rraoilage ée k
posilioû et du nettibte. Le BMorècbal tbatigea sm plui et, remeotaoi
rets le Hati^ecfaar, attaqua la plaee 4e Rottwrilfdout la pessessÎM
M pitraissaît êmfAs tomplèter mi ay8t6flBe'd'oocapat»Mi €« ae laiita^
cha?t aux projets ^^ avait "formés paur l'avenir; tsm là encore fl
fut pfévcfM par iietcf, maiitqfua «cm 4e;Dup de lanin. Repeussé 4a
Neckar, 9 ttfVÎDt k son camp du mois êe mais, & Wirfsack, sur la
Kiiifsig ; au moins avail^il atteint aon htm iuMnéckart, empécbé Lor-
raiift et Bavarois de ^secotirir Thiowville. Su «effifet, la Téductimi de
ceftte place étaàt d^ assurée, <et le 10 aeiftt Anguien écrivait &âué-
briant : « Mon armée «sK libre et ^oeBe de M. d'ÂBgoulème étant à
Verdun pont occuper mes postes, je •$«» en état de Toœ asàster
si vous 'voulez etftriBprendre quelque cbese au-delà du Rbiiu C'asi
donc à vous, Monsieur, de lâe maader firaHMAemeiit l'état auquel
vous e^s, cduy des ennemys et ce que vous pouvez entreprendre;
vous promettant de iM^ntribuer tcntt <» quy sem en mom pocvrâ*
pour Favt)riser vos dessmns... Noire aittée est «ncere bonne et en
foit bon état. •• fintoyez-moi tfuelqu'vn bien insipuit de vos ntes*
lions, et qm soit bvrmme de créaaee. Nous pourrbns faire qwiqaie
projet qui «eroit avantagera: au service du roy (1)* »
Guébritant répondit à x^ette ouverture par l'ei^m d*un de aes ^éné-
raux-m«^ors français, Roqueservière ; à ce nummut, le commanduit
de r^rmée d' Afiemague ^^t smteut préoccupé de Torage qui m^na-
çifit tiotre Tëceute oonquete de ISaoïivîUe. Ayant perdu le coolanat
arec les Bavarois qui étaient remontés vers le Nerd, il les croyait
disposés à passer 'sur 4a tive gauâie du ftein, «oà les ayatent précé-
dés les Larriàns du duc €hai4es et et Hatrfeld ^dlaift peo^-^ètre ks
suivre, ^ébriant voyait déjà toutes oes armées ememies se réunis-
sant isur la Moselle aut Ëspwgm^, "aux imupes de Beck, uiuk débrt8
de cdles de Melo, et ces coalisés mardMmt ensemble oontre le doc
â*Anguien, le "surprenant au mi&eu de la confuirioa q«e préseaiteiit
les abords d'une place à la suite d*un long siège. Il offrait de pis-
ser le Rhin et de marcher vers le prince, soit avec ses dix vieux
régimens de tuivalerie, soit avec toute sem armée.
Roqueservière trouva H. le Duc à peu près sorti du cÉMS,
ayant comblé ses tranchées, rasé ses lignes, réparé^ regarni la place,
très fatigué lui-même, ainsi que 43es troupes* mais toujours plein
d'eninm^ se préparante parcourir le Luxen^urg^ à chercher Beck
de tons cétès, & Siettt,mr la'Saite,i Longwy. U se couferflMÎt'aJasi
aux derniers ordres qu'il avait reçus de la cour autant gu'fl provait
49aÎ8ir le sens de dépêches dont leu d^niëres phrases contredisatent
(1) Le Ubonreur.
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LA PREMIBBB GAtfPAGKJi DS COVDE. 2&&
souvcaoït la première. Ainsi k lettre du 12 %oût, qui prescrit d'attacpier
Sierck et îongwy» est pleiœ de râticaocefii de sous^uteodus; le 20,
U n'est plu3 question que de quarti^s de rafreîchissement pour les
troupes ; enfin, le 29, le r(H donne des ordrea préds pow te Ucenr
ciemeâsit de plusieurs régimens en annonçant qu'ils seraient bientôt
reo^Ucto par de nouvelU» lev^ (oa sait ce que valent de tdJes
proBoesses), et» le môme jour.ilmet tedocd'Anguienen gard^ contre
une attaque de forces ennemies récemment concentrées et qu'on
n'estîixuût pas à moins de vingt^i^a miUe hommes. Anguien, cepen-
dant, s^heyait ses dernières ci4[>érationis » complètent ses préparatifs
pour mettre les troupes en quartk«r> chercbait à rencontrer le duc
d'Angouléme, désigné pour comiMnder sur la tronUèare après son
départ et h qui la goutte faisajit manquer tous les rende^-you;».
Cheminant entre Tiuonyille, Mets et l^ck t M« le Duc éoriyait à
Uaiarin» il insistait sur la nécessité de ne pas termina la cam--
pagne sans ayoir puissamment aasisté Guébriant, et sur furg/^ce
de lui assurer la coopération des flessois et des Suédûs réunis. Il
était déjà tard ; peut-être étaît-il encore twips de modifier les réso-
lutions prises, de suspendre les ordres donnés pour le licenciement
d'une partie des troupes et la nùse en quartiers dies autres. Mais le
cardinal remercia Anguien de sas avis (3 septembre) et l'assurant
que toutes les mesures étaient prises , lui fit expédier l'ordre de
renoncer à l'opération de Longwj, d'envoyer un détachement de
deux mille hommes en Allemagne et de Dure occuper au reste de
l'année les quartiers déjà indiqués (ordre du roi du A septembre).
Ce môme jour» M. le Duo prenait Sierck. Dès qu'il reçut les nouvelles
instructions de sa majesté, il en assura l'exécution et, malgré l'ur-*
gence de ses af&ires»ne prit la route de Paris qu'après avoir pourvu
k tout (12 septembre),
U y avait plus d'un mois que parens, amis, serviteurs le pces^
saient de revenir à la cour, de ne pas épuiser ses forces dans des
opérations secondaires ; il avait assez tenté la fortune ; la victoire
de Rocroy et la prise de ThionviUe sufEsaient pour une campagne.
Sierck et Longwy (1), deux bicoques, n'étaient pas des conquêtes
dignes de lui, son père le disait sans ambages, et le premier
ministre l'insinuait entre mille compUmens (2). Dans toutes leurs
lettres, M. le Prince, M°*® la Princesse, le duc de LongueviUe repro-
chaient à M. le Duc de trop négliger ses intérêts» de solliciter des
faveurs pour tout le monde sans rien exiger pour lui-môme ; « Vous
laisses passer le moment, lui répétaient ses corre^pondans; on paie
(1) Longwy n'avait pas encore été traoïAirmé par VanlM«u
[2) Masarin à M. le Dac^ 24 août.
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256 REVUE DES DEUX MONDES.
VOS services avec les récompenses données à d'autres; qosdit à
vous, vous n'aurez ni gouvernement, ni pension, rien enfin que.*,
des dettes. » M. le Prince revenait sur ce dernier point avec insia^
tance. Il avait beau pester contre les conseillers de son fils, tonner
contre ses prodigalités, envoyer à Girard des modèles de compta-
bilité et des projets de combinaisons financières ; rien n'y faisait ;
non-seulement H. le Duc avait employé pour la solde, pour les
travaux, pour les vivres , jusqu'au dernier sou des fonds qui lui
avaient été envoyés et même des gratifications que la régente lui
offrait au nom du roi, « les avançant du sien, » ainsi que les
ministres le faisaient sonner bien haut; mais il avait acquitté une
partie des dépenses du siège au moyen d'un emprunt fait à ooa
beau-frère Longueville, ce qui avait jeté M. le Prince dans un véri-
table désespoir lorsqu'il l'avait découvert. 11 était urgent de régler
ces afiaires. Un motif d'ordre plus noble appelait aussi H. le Duc
auprès de sa famille ; le 29 juillet, sa femme lui avait donné un fils
a le plus beau du monde et qui vous ressemble ; c'est merveille
que la grosseur de cet enfant, veu la petitesse de la mère. » La
duchesse était restée souffrante ; elle avait la fièvre ; a le retour de
son mari la guériraité » — u Vous avez reçu permission de venir
icy, écrivait H. le Prince dès le li août. Au nom de Dieu, profi-
tez-en (1). »
Mais le duc d'Anguien avait l'âme assez haute pour résister à
tant de sollicitations pressantes, et même à un attrait peut-être plus
vif encore (car il n'aurait pas fallu chercher bien loin dans les replis
de son cœur pour y trouver un sentiment qui n'était ni l'amour
conjugal ni la tendresse paternelle), et il répondait à son père : « Je
souhaiterais avec passion pouvoir retourner auprès de vous dès k
cet heure; mais je ne crois pas que je le puisse encore faire avec
honneur, ny mesme pour le bien du service (2). »
XXI. — PAÉ^ARATIFS OU SECOURS o'ALLBM AGMB . — INCIDENT.
U attendait une tentative de l'ennemi , une attaque combinée,
Beck, le duc Charles, Hatzfeld et peut-être Mercy, ou une nouvelle
direction, l'ordre de combiner une opération avec Guébriant. Voici
enfin des instructions précises; toute nouvelle entreprise lui est
interdite; la composition du détachement qui doit passer en Alle-
magne est fixée ainsi que l'état des troupes à mettre en quartiers. U
•
(1) M. le Prince à M. le Doc, Pemat à Girard.
(2) 19 août.
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f^m^
^''■JtF^'^_^
LA PREMIÈRE CAMPAGNE DE CONDE. 257
est allé chercher Beck aux portes de Luxembourg, et Beck n'a pas
bougé; nul danger pour la frontière ni pour sa con(iuète; la saison
des opérations touche à son terme, son retour est attendu ; il dirige
ses troupes sur leurs quartiers, voit partir d'Aumont et Sirot, qui
les conduisent, expédie en avant de lui La Moussaye d'abord, puis
Espenan, et part le dernier du camp d'Étain, où il n'y a plus d'ar-
mée (12 septembre). Il approche de Paris et vient de passer Dor-
mans lorsque son carrosse est arrêté par un voyageur qui allait le
chercher à son quartier-général. C'était M. de Tracy (1), commis-
saire-général et colonel dans l'armée d'Allemagne*
Tracy avait laissé Guébriant le 2 septembre à Ernstein, en Alsace,
sur rill, à environ quatre lieues au sud-ouest de Strasbourg. L'ar-
mée française d'Allemagne avait dû repasser le Rhin, non plus
pour assister celle du Luxembourg (2) et l'aider à repousser une
coalition d'Impériaux et d'Espagnols, mais parce qu'elle ne pouvait
plus se maintenir dans le pays de Bade; les Bavarois renforcés
s'étaient rapprochés du Rhin; privé du concours des Hessois, qui
s'étaient cantonnés dans leur pays, obligé de laisser une force con-
sidérable dans Brisach, et ne voulant pas dégarnir les places avan-
cées de Hohentwiel et d'Uberlinden, le maréchal manquait d'hommes
pour résister à Mercy, qu'Hatzfeld pouvait rejoindre d'un moment
à l'autre. Il avait adressé au roi un appel suprême, demandant
un secours effectif pour reprendre l'offensive. Si on ne pouvait
l'assister, il serait forcé d'abandonner l'Alsace, et, ne voulant pas
repasser les Vosges, il irait s'établir en Franche-Comté, d'où il me^
nacerait le flanc d'une armée d'invasion. Avec ces dépêches de Gué-
briant, la cour recevait d'Alsace un flot de réclamations, du gou-
verneur suédois de Benfeld, des chefs de la noblesse libre et franche
du saint-empire, de Basse-Alsace, des préteur et sénat de Strasbourg,
des magistrats des villes qui s'étaient données à la France, tous
parlant au nom de leurs sujets, alliés ou administrés, tous effrayés
ou irrités de voir le fléau de la guerre ramené sur la rive gauche
du Rhin , leur pays exposé aux ravages des Bavarois, et déjà livré
aux déprédations des Weymariens , hôtes fort incommodes. L'am-
(1) Tracy (Alexandre Prouville, marquis de) servait constamment depuis 1632 au
armées de Lorraine et d'Allemagne; commissaire-général de l'armée par brevet du
14 septembre 1641, colonel de cavalerie en 1642, conseiUer d'état en 1643, il obtint le
régiment de dragons Gaébriant après la mort du maréchal, et continua de servir en
Allemagne Jusqu'aux troubles, durant lesquels il changea de parti plusieurs fois. Envoyé
au Canada comme lieutenant-général en 1665, étant alors &gé de plus de soixante-dix
ans, il combattit avec succès les Iroquois et mourut en 1668, peu après son retour en
France.
(2) L'armée de Picardie-Champagne était ainsi désignée depuis le commencement
du siège de Thionville.
TOMB Lvn. — 1883. 17
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258 R£TU£ DES DEUX MONDES*
bassadeur de Suède à Paris, Grotius, s'était noa moins vivement
plaint d'un mouvement de retraite qui mettait en péril Tarmée de
son souverain. Mazarin comprit alors ce qu'il aurait dû prévoir de
longue date, les conséquences de l'inévitable retraite de notre armée
d'ASemagne : l'Alsace arrachée à la France ou se détachant d'elle;
nos alliés écrasés; nos eimemis se saisissant de places et de ten>-
toires pour que leurs négociateurs aient les mains pleines à Munster
et ferment la bouche aux nôtres. Il se hâta de prescrire la formation sur
la^Meuse d'un corps de huit & neuf mille hommes destiné à marcher
immédiatement vers le Rhin. Le duc d'Aoguien devait le conduire;
une fois réuni à Guébriant, il était autorisé à prendre le commande-
ment en chef; le maréchal avait déclaré d'avance qi^'il était prêt à lui
obéir en tout. Les ordres de détail sont contenus dans un groupe de
lettres royales datées du 8 au 10 septembre. Tout y est prévu : orga-
nisation du commandement , mouvemens de troupes , itinéraires,
subsistances, jusqu'à la recomnmndation de faire cuire fortement le
pain pour qu'il puisse être conservé plusieurs jours sur les voi-
tures. Ce fut vite et bien ordonné, mais il aurait fallu s'y prendre
six'^semaines plus tôt«
Ces instructions furent remises à Tracy, qui dut partir de Paris
le 12 ou le 13 (septembre). Un avis à mots couverts avait été confié
le 8 au marquis de Noirmoutiers (1), qui ne paraît pas avoir rejoint
M. le Duc, et la première nouvelle qu'eut ce dernier des résoluticuis
prises sur les affaires d'Allemagne lui fut donnée par Tracy« Il
était sur le grand chemin, à quelques lieues de Paris ; il continua sa
route, ne pouvant mieux faire; le messager de Guébriant revint
sur ses pas avec lui. Arrivé à Paris vers le 18, le jeune prince
s'appliqua aussitôt à se bien pénétrer des intentions du conseil et
à se mettre en mesure de les remplir. Dès le 25, le roi, sans nom-
mer l'Allemagne, tant on était eiirayé de l'effet que ce mot fati-
dique produisait sur les esprits, adressait une instruction définitive
à M. le Duc (( allant vers la Sarre » et confirmait « tout ce qui lui a
été dit de vive voix depuis qu'il est de retour par-deçà. » Le but
que se proposait le conseil de sa majesté était de permettre à Gué-
briant de prendre ses quartiers au-delà du Rhin et « d'occuper l'ar-
mée de Bavière à l'avantage de cette couronne et de ses alliés* »
liais les instructions allaient bien {dus loin et traçaient un plan de
campagne dont Texécution aurait exigé une saison tout entière et
des forces considérables,
(1) Noirmoutiers (Louis dû La Trémoille, marqul», pais duc de), né ea 1612, maré-
chal de camp attaché à Tarmèe d'Âllemagae par brevet du 26 mai 1643, commaada
i^De des quatre attaques au siège de Rottweil. Lieutoaant-gèo^al eu 1050, loort
en 1666.
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LA PREMÙfifi CAUfi^BE DE QOOmÉ. £59
llift'itgîsfiak de premlre Spiro, Worms etilayexioe; 11. le D«c
devait y marcher droit par Saarbmck^ Kactserslautenn, Meustadt (an
dcr Hart), attaquer les plaoes du Bhin awc toutes «es farces Munies
aux troupes de Guébriaut et à ^^elles de la Jandg^ve de ifesse. Gom-
nteot Guêhriant» À peine -an état ^ se jsaiiiteuff eu Âisace« p(mr-
rart-il descendre le fleuve juaitt'à Mayence ? par qittds, argumens,
quelles promesses déciderait-on k6 Hessois A rentrer tst campagne 7
Sur ces points la d^che éUit muette* Nous s'avons pas l)esoia
d'inskter sur oe qu'il y AvaLt de péarilleux dans cette combîûaison.
estait le projet que Guôbriwt avait présenté 4 la fin de rhiver, qui
reparaissait plus ou moins transformé et cpii, praticable bài mois
d'avril, était devenu dûmérique au mois d'octobre. Avec son bon
sens, M. le Prince «vaii vu clair, et il dut répéter à son fils, ce qu'il
lui avait écrit tout 4'abord : « Ne prenee pas oe leurre 4e trois
places en quarante jours qui n'est mis en avant que pour <d>t^r
le secours (1). «>
<^ se passa-t-il alors? Le duc d'Ânguien, en se présentant au
Louvre, avût refusé 4e déposséder fiuëbriant die son coaunande-
ment, mais s'était déclaré prêt à marcber à son secours; il «vait
conféré avec les ministres, reçu les ordres du roi; tout à coup on
apprrad qu'il est remplacé par le doc d'Àngoulême. £ut-il quelque
hésitalîon lorsqu'il vit reparaître la chimère des Irois places en qua*
rante jours? Géda-t-il un sàomeiït aux suggestions de maint donneur
d'avfê» «en essayant d'obtenir le raoQboursement de ses avances ou
ea menant un haut prix au nouveaiUts^^ce qui lui étak demandé?
On répandait dans.le public que M, île Prince avait réclamé pour son
fils le j^uvemement de Languedoc Mazarin, dans ses ^i carnets, »
dit que M. k Prince désirait ce gouvernement pour lui-mémet et
qu'il •offrait de céder la Bourgiiignô à son fils, à Hioins qu'on ne lui
donnât la Champi^ne ; de son ^té^ IL le Duc aumît fait parler de
Metx et des Trois-Ëvâcbés; et, à cetteoccasion, le cardinal :s6 plaint
de lavidité de ila maison de Coudé. Sans dénie, IL <le Piânce n'était
pas un modèle de dôsintéressettaït, et son fibJht plus tard enflammé
d'«iie ambition dont la hauteur ne .is'était pas encore révélée; mstis
en oette circonstancet les piéteAtions du père et du fils n'avaient
rien d'arrqganU ni d''eKce8sif.; oar «Ues Jie îfurent môme pas formu*
léeB» Voici ce <fM nous lisons dans ua i^ourt jnémoîre remis À ^e
BMment mène par H, le Prince àia régente : « Le ducd'Anguien a
vécu dans Tespérance des bonnes voilés de la royne «en iaveur
des services qu'il a rendus à Testât, au roy et à elle; mais il ne
(1) Note da 10 leptembre. Membre du conseil de régence, M. lei^rkica^taifttta cou-
rant, et d'&iUeun il arait été directement informé par Gnébriant. (Lettre4aâé août.)
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200 BEYUB DES DEUX MONDES.
capitule pas avec sasouveraine et attendra Teffet de sa boime volonté
au temps qu'elle dict la vouloir faire paroistre (1). » Un tel lan-
gage ne justifie pas Tinvective du cardinal contre la cupidité d'au-
trui. D'ailleurs la note des « carnets » n'a pas de date; elle fait
partie d'un système apologétique qui ressemble fort à un plaidoyer
écrit après coup. Hazarin en était alors à ses débuts comme pre-
mier ministre ; certaines parties de l'hoDune d'état lui manquaient;
il employait encore trop volontiers^ dans la direction de la guerre^
les procédés qui conviennent aux négociations : ainsi qu'au lende-
main de Rocroy, il se montra indécis après la prise de Thionville ;
il vit juste, mais trop tard;
Le retour du duc d'Anguien à Paris était généralement attendu
aussitôt après la fin du siège. Et cependant lorsqu'il y parut
un mois plus tard, quelques personnes jouèrent la surprise. Les
discussions qui eurent lieu dans le conseil trouvèrent de l'écho
dans le cercle des ambassadeurs et des courtisans. Survint le rem-
placement éphémère du duc d'Anguien par le duc d'Angouléme ;
cet incident, presque burlesque, ressemblait trop à une scène de la
comédie italienne et trahissait l'origine du premier ministre ; toute-
fois on en parla diversement. La vérité est que H. le Prince ne vou-
lait ni qu'on lançât son fils dans une aventure, ni qu'on le chargeât
d'une simple conduite de troupes. C'est malgré la vive résistance
de son père que le duc d'Anguien se rendit au vœu du conseil, et
la régente, le cardinal, tous les ministres reconnurent hautement le
grand service qu'il rendit, le désintéressement dont il fit preuve en
acceptant une mission qui revenait plutôt à un maréchal de camp
qu'à un général en chef. Plus tard, après les événemens accomplis
le ton se modifia; sJors on* laissa dire que le vainqueur de Rocroy
avait, par son retour et son séjour à Paris, à la fin de septembre,
compromis le succès de la campagne d'Allemagne, et cette insinua-
tion se glissa parmi les souvenirs, plus ou moins exacts, que Mazarin
enregistrait à propos d'incidens nouveaux (2) ; mais les notes prises
par le ministre en 16&3 témoignent que le jeune général était venu
à Paris muni d'une permission régulière (3). L'examen des dates
et des dépêches renverse le fondement de l'accusation ; si l'armée
de Guébriant n'a pas été secourue en temps utile, la responsabilité
appartient au premier ministre. L'orgueil et les passions ont entraîné
le grand Ciondé à des fautes, à des actes coupables qui sont assez
connus et que nous ne dissimulerons pas. Le soldat reste sans
(1) Ifiaute origioalc.
(2) HulUéme carnet.
(3) Deiuièoui caroet.
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LA PEEMIÈBE CAMPAGNE DB GONDÉ. 261
reproche; jamais il n'a manqué au dévoûment professionnel. Hais
c*est assez chercher le mot de Ténigme. Yoid le fait :
*" XXII. — LE SB.GOUBS D ALLEMAGNE.
Pendant quarante-huit heures, du 27 au 20 septembre, le duc
d'AngouIème eut le titre de général de l'armée du Luxembourg,
chargé de renforcer Guébriant, et il fut remplacé par le maréchal
de Gbâtillon dans le commandement qu'il exerçait depuis plusieurs
mois sur les frontières de Picardie et de Champagne. Les ordres
furent préparés à cet eifet ; quelques-uns même furent expédiés.
Us étaient tous révoqués le SO (1).
Le choix du vieux Charles de Valois n'était pas sérieux. Il n'avait
jamais été bien habile ; il était alors complètement perclus, et il
serait difficile de croire qu'on eût songé à lui, même pour un com-
lûandement, en quelque sorte postiche, de quarante-huit heures, si
l'on n'avait sous les yeux les ordres ou avis donnés à divers; mais
même pendant ces deux jours le duc d'Anguien ne cessa pas d'être
désigné en fait pour conduire le secours en Allemagne. U le con-
duisit en effet avec toute la diligence possible, sans mettre aucune
condition à son obéissance, sans recevoir ni terre, ni pension, ni
gouvernement. Pas une heure ne fut perdue par sa faute, ni dans
l'expédition, ni dans l'exécution des ordres ; il suffit de changer un
nom sur quelques pièces. Les deux intendans, Choisy et d'Oyson-
ville, ne suspendirent pas un instant les préparatifs que les dépêches
expédiées le 0, ou plutôt datées du 0, leur avaient prescrit de faire
à Metz, Nancy, Saverne, et qui devaient prendre cinq ou six semaines ;
car on ne pouvait rien improviser, rien omettre ; il fallait ménager
nos conquêtes récentes, et faire en sorte que les troupes fussent
bien pourvues sur leur route : un mécompte dans le service de la
solde, du pain, des fourrages ou des transports eût été suivi d'un
débandement général.
N'oublions pas que l'aversion des troupes pour « le voyage d'Al-
lemagne )) semblait insurmontable; tous les renforts envoyés à
Guébriant depuis deux ans avaient fondu comme la neige au soleil.
Aussi multipliait-on les précautions : les intendans de justice et les
prévôtés avaient reçu Tordre de placer des archers à tous les pas-
sages de la Meuse, de la Marne, même de l'Aisne, pour arrêter les
déserteurs ou les officiers revenant sans permission. « Ne donnez
aucun congé, recommandait le ministre dans toutes les dépêches;
(i) Le remplacement da duc d*Aa§^ulôme par le maréchal de Chaiillon fat seal
maintenu.
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262 REVUB DES mxm HOimES.
que perdODtte ne puisas soupçonner le but de Tei^iédition (i). i
Précautions inutilesl Le 19 s^ptembra, ifAiiinoiDt écrivait à M. le
Duc de son quartier-général de Bar : « Dans trois semaines, les
troupes seront aussi en état de servir que jamais... au voyage d'Al-
lemagne près. »
£t ^pendant les trois semaines n'étaient pas écoulées que ces
troupes marchaient a vers ia Sarre, » €et euphémisme ne faisait
plus illusion à personne. Le nom du jeune et victorieux général
avait produit un efiet magique. Les offiders oublièrent leur miserez
qui était grande; les soldats avaient confiance; tons partirent de
bon cœur; on regarda cela comme un miracle (2). Espenan, d'Au-
mont, Sirot et Noirmoutiers, maréchaux de camp^ marchaient à la
tête des «colonnes et furent bientôt rejoints par Bantzau^ lieutenant-
généraL La pain était pa*èt aux lieux indiqués ; la a montre » se fit
attendre, comme toujours, mais finit par arriver. K. le Duc s'arra-
cha aux lélicitations» aux fètes^ aux plaisirs,, aux joies de la famille,
aux ailàares^ partit de Paris le à octobre et voyagea avec une rapi-
dité inouïe pour l'époque, grâce aux relais que Rantzau^ mettant à
contribution les carrosses des évoques et des intendans:, lui avait
£8tit préparer partout. Arrivé le 6 à Bar, il était, avec ses troupes, le
il à Pont-à-Mousson, le 1& à ChâteauhSalins, puis k Sarrebourg, où
il reçut des nouvelles de Guébrlant; le messager était Toorville,
premier gentilhomme de M. le Duc et proche parent du maréchal;
il était allé annoncer iui quartiarigéoéral d'&nstein la marche de
Yêsmée du Luxembourg, et il rapportait une note confidentielle
où Guébrlant, insistant sur l'urgence des secours qu'il attendait,
donnait quelques indications pour la maxche sur Kaiserslautern et
Spire dans le cas où M. le Duc voudrait l'entreprendre avec son'
armée a&dblie. Mais dé^ Anguien avait abandonné eet aventu-
reux poMijet, et il venait d'expédier Clhabot à la cour pour en donner
avis (3). Ayant rempli la première partie de ses instructions, atteint
la Sarre avec toute son armée, il constitua définitivement le déta-
chement destiné a à iÎEtire le reste du voyage. » C'était le moment
critkpie; mais « la présence du duc d' Anguien maintint tout le
monde dans le devoir^ n Le corps détaché, placé sous les ordres de
Bantzau, avec Sirot et Noirmoutiers pour maréchaux de camp, était
de quatre mille hommes de pied et deux mille six cents chevaux;
on avait tenu à ce qu'il ne parût pas composé de troupes sacri-
fiées. A défaut des « vieux, » les deux régim^is de la reine furent
(1) Lettre da roi da 4 aeptembre et autres.
(S) Voir les lettres de d'Aïunont et atitres.
(3) Cette résolation fut approuvée. Lettre de Mazarin du 22 octobre.
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LA PREMIÈRE CAMPAGNE DE GONDE. 263
désignés pour en faire partie avec cinq ccmQipagnies des gardes
françaises, et le régiment fatigué d'Âubeterre litt remplacé par le
beau régiment « Mazarin » (Royal-Italien), que le eardinal tenidt
toiiyours en parfait état, et qui venait de se distinguer au siège de
Thionville, — Tandis qu'Espenan et d'Auxnont prenaient la direc-
tion du Bassigny avec les troupes désignées pour rentrer dans le
royaume, M. le Duc continuait sa route avec les autres et allait
coucher à Saverne, d'où il put contempler cette admirable plaine
d'Alsace qui était déjà terre de France et qu'il devait conserver à la
patrie, lorsque, trente-deux ans plus tard, sur la un de sa carrière,
il recueillit la succession militaire de Turenne.
Le 22 octobre, il rencontra Guèbriant, qui était venu l'attendre
à trois lieues de Strasbourg, au château de Dachstein, et lui offrit
un banquet dont les principales villes 4'Alsace avaient voulu re-
. hausser l'éclat. Golmar avait envoyé les carpes, perches et bro-
chets du Rhin; Strasbourg des pâtés de coqs bruans (coqs de
bruyère), tout ornés de plumes de ces beaux oiseaux. Le maré-
chal avait amené les principaux de son armée (1) pour les pré-
senter au prince, qui s'assit à table entre deux colonels de maisoms
souveraines, le marquis de Bade-Dourlach et le duc George de Wur-
temberg (2). Le lendemain, M. le Duc vit^en bataille la petite armée
que Guèbriant avait concentrée auprès d'Ernstein; l'effectif ne
dépassait pas sept mille combattans, et que d'efforts il avait ùUn
pour maintenir cette poignée d'hommes ensemble I Ces troupes
étaient plus belles que sûres; malgré les rudes épreuves de la cam-
pagne, la cavalerie était très bien montée, u les Weymarieoos ayant
une habileté particulière à se procurer des chevaux (3) ; » elles se
faisaient remarquer par une correction dans les alignemens et dans
les manœuvres qui avait déjà frappé et surpris plusieurs princes
allemands experts dans le détail de l'instruction des troupes. Après
cette revue, Rantzau fut installé dans ses fonctions ; personne ne
ût bonne mine au nouveau lieutenant*général; trop conAu dans
cette armée, tenu en médiocre estime malgré sa grande vaillance,
il excitait la jalousie de quelques-uns et n'inspirait pas confiance
aux autres; ce choix était une erreur qui fut payée cher.
Tandis que Guèbriant achevait ses préparatifs, le duc d'Anguien
fit une tournée en Alsace et Brisgau ; d'Ërlach lui ût à Brisach une
réception magnifique; il ne fat pas moins bien accueilli, nonrseu-
lement à Hagu^oau, où il y avait garnison française, mais aussi à
(1) Appelés, à la mode du pays, généraux -majors et colonels, tandis que dans nos
autres armées on disait marécliaux de camp et mestres de camp.
(2j Frère cadet du duc régnant, qui ayait embrassé Tautre parti. C'était nn des plus
braves de Tarmée et peut^tre le moins âpre dans ses prétentions.
(3) Lettre de Guèbriant.
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%êh afiYUB DES DEGX MONDES.
Benfeldt, dont le commandant suédois, Mockel, oublia un mcunent
sa mauvaise humeur habituelle et le redoubknnent récent de son
mécontentement, enfin à Strasbourg, où il fut admis ayec une
suite de soixante gentilshommes* Gouverneurs de places françaises
ou étrangères, magistrats de villes libres, maîtres ou sujets, bour*
geois et soldats, tous voulaient voir et fêter ce jeune prince, a déjà
si grand capitaine et si renommé en son petit âge (1). p M. le Due
profitait de cette excursion pour examiner avec soin les fortifica-
tions, recueillir des plans, acquérir une connaissance des lieux, des
hommes et des choses qu'il devait mettre à profit (dus tard. 11 eut
aussi plusieurs entretiens avec Guébriant et ses lieutenans, examina
avec eux la situation militaire et donna son avis sur les opérations
bien tardives, hélas I qui allaient être entreprises.
Aux dernières nouvelles, les Bavarois étaient remontés vers le
nord et se retranchaient sur l'Alb, d'Esslingen au Bhin. Ils se rap-
prochaient ainsi du duc Charles, qui se tenait à cheval sur le grand
fleuve, gardant les ponts, ayant du monde à Landau, Worms, Spire.
Ils restaient en communication avec Hatzfeld en marche vers le
Main, et attendaient de nouveaux contingens. Maximilien disposé
peut-être à négocier avec la France, mais voulant avant tout se faire
craindre et compter, avait ordonné une sorte de levée en masse,
^pelé tous les gentilshommes de ses états, les chasseurs et fores-
tiers des Alpes bavaroises. Ces forces, réunies sous la direction d'un
général tel que Mercy, pouvaient produire un effort considérable;
cependant rien ne devait être complet avant le printemps, et les géné-
raux alliés songeaient à hiverner en Franconie. Mais ils étaient
tenus en suspens par les mouvemens de l'armée du Luxembourg,
craignaient un retour offensif sur la Sarre et le Rhin moyen, voulaient
rester à portée de leurs ponts et en mesure de secourir Beck et
Melo. Était-ce pour détourner leur attention que Guébriant avait
tant parlé de Worms et de Spire, et dans son insistance à conseiller
la marche par Kaiserslautem, y avait-il eu quelque affectation,
peut-être une indiscrétion volontaire? Ces rumeurs accréditées-
avaient eu pour résultat de retenir l'ennemi, de le ramener vers le
nord, de dégager la route qui s'ouvrait devant Guébriant. Celui-ci
ne songeait qu'à s'assurer de bons quartiers en Souabe, à mettre en
sûreté ses postes avancés aux sources du Danube et sur le lac de
Constance, Hohentwiel, Tattlingen, Oberlinden; au printemps, il
porterait la guerre dans les états mêmes du duc, ou plutôt, comme
on rappelait déjà, de l'électeur de Bavière, peut-être dans ceux de
l'Empereur.
Des lettres pressantes furent adressées à Beauregard, notre mi-
(i) Lettre des magUtrato de Colmar à Guébriant.
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LA PREMlàRE CAMPAGNE DE GOIÎDÉ. 265
nistre résident à Gassel près de la landgrave, aux généraux hessois
qui étaient cantonnés en Westphalie, aux Suédois qui étaient encore
plus loin; on demandait à nos alliés d'observer les diverses armées
ennemies, de les occuper, de les empêcher de se réunir. L'artille-
rie était insuffisante ; Guébriant avait espéré recevoir un parc qui
n'était pas venu, Saint-Martin, lieutenant de l'artillerie détaché près
de H. le Duc, n'ayant pas trouvé à Metz les ressources nécessaires ; ^.^
cette lacune fut, avec l'envoi de Rantzau comme lieutenant-général,
le grand mécompte de Guébriant. Cependant il ne perdit pas cou-
rage; son obstination de Breton, sa hardiesse de capitaine, ne con-
naissaient pas d'obstacles. La saison était chaque jour plus dé&vo-
rable : les pluies devenaient abondantes et froides dans la plaine ; les
cimes se couvraient de neige; mais si les intempéries lui créaient des
difficultés, elles arrêteraient aussi les ennemis ; ses troupes ne souf-
friraient pas plus que l'hiver précédent, et alors elles avaient résisté.
Les ennemis avaient plus de monde, mais ils étaient loin; d'ailleurs,
on ne pouvait ni rester en Alsace, ni abandonner cette province, ni
s'arrêter sur la rive droite du Rhin pour recevoir un choc, le dos au
fleuve. Il fallait traverser U Forêf^Noire et aller attendre le prin-
temps entre le haut Danube et le lac de Constance. Le pont que
Guébriant avait ordonné de construh*e s'achevait (1); les troupes
étaient réunies ; l'argent manquait encore; dès que les banquiers de
Bftle eurent fait honneur aux traites envoyées de Paris, le passage
commença et, la lune aidant, il fut achevé en trente-six heures.
(80 octobre et 1" novembre.)
La veille, M. le Duc était venu à Emstein souper au logis de Rant-
zau et coucher au quartier de Guébriant, avec lequel il s'était mis
entièrement d'accord, et qu'il avait assisté, avec autant de tact que
de dévoûment, lui donnant tout ce qu'il pouvait sans intervenir
dans le maniement de ses forces, sans entraver sa liberté d'action.
Il vit défiler l'armée refondue, portée maintenant à plus de douze
mille hommes, et l'accompagna sur la rive gauche jusqu'à Otten-
heim. Là, il embrassa pour la dernière fois le vaillant général qu'il
ne devait plus revoir, et le laissa se dirigeant sur le débouché de
la Kinsig. Puis il acheva sa tournée et, traversant les Vosges entre
Sainte-Marie-aux-Hines et Saint-Dié, s'arrêta à Neufchâteau pour
régler la mise en quartiers du reste de ses troupes ; il rentra dans
Paris le 15 novembre.
(1) Le pont ptr lequel GaébritDt était rerenn de la rire droite à la rite gâttcbe
aboatiuait en Alaace à Rbeinan, à 10 kilomètres sud-est de Benfeld. Gaébriant le fit
amener plos bas, en face d*Ottenbeim (pays de Bade), beaucoup plus près, d'un côté
du qoartier-géoéral d'Emstein, et de loutre, du débouché de la Kinsig.
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266 RETDE DES DEUX MONDES.
XXIII. — LA MORT DE GUEBRIANT.
Cependant Guébriant poursuivait vivement sa marche. La chaîne
de la Forèt-Noire, dans sa partie méridionale surtout» est malaisée
à traverser. On n'y rencontre pas les hautes barrières de rochers des
Alpes ou des Pyrénées ; mais les accidens de terrain sont considé-
rables, les pentes raides, les bois touiTus, les gorges étroites et
profondes. Les touristes qui, de nos jours, voyageant au cœur de
Tété, remontent en vôiturin de Fribourg à Donaueschingen,' ou
qui descendent sur Hausach en suivant les nombreux lacets du
chemin de fer, peuvent se rendre compte des obstacles que ren-
contrait jadis une armée, s'engageant avec ses convois dans cette
région, au commencement d'un hiver rigoureux , cheminant sur
d'étroits sentiers couverts de neige ou de glace : « Je ne suis pas
assez diable pour me risquer dans le val d'Enfer, » disait Yillars
en 1705, et Moreau passa pour un hardi capitaine lorsqu'il lança
dans cette gorge son armée en retraite. Cependant, au mois de
novembre 1643, Guébriant n'hésita pas à tenter le passage bien
autrement difficile qui conduit de la vallée de la Einsig dans celle
du Neckar. Il y perdit des voitures, beaucoup de chevaux ; quel-
ques hommes y périrent de froid; bon nombre de traînards et de
déserteurs restèrent en arrière, mais la ténacité du général en chef
l'emporta; en cinq jours, il arriva devant Rottweil (7 novembre).
Le jour même où Guébriant se présentait devant la place, son
avant-garde, commandée par Rosen, était surprise à Geisingen (1).
Le général-major Reinhold von Rosen (2), « le vieux Rose, » comme
on l'appelait, quoiqu'il eût à peine quarante-cinq ans, était un
homme d'expérience^ mais quinteux, égoïste, et alors fort mécon-
tent d'être sous les ordres de Rantzau. Il s'était enfermé dans un
château, laissant sa troupe sans direction* La garde, composée de
cavaliers pris dans toutes les compagnies, était commandée par un
ritmestre qui n'avait aucune autorité sur ces hommes ainsi dési-
(i) Geisingen, sur le Danube, à 12 kilomètres en aval de DonaueschinipeD, et à
28 kilomètres au sud de Rottweil.
(2) Reinhold yen Rosen Gross-Ropp, Livonion, commande on régiment de caYalerie
de mille chevaux à Lutzen, sous GustaTe-Adolphe, suit le duc Bernard, devient un des
quatre directeurs-généraux de son armée, et s'engage définitivement au service de
FMmee en 1639. Li6iitenaiit»géiiéiml en 1648, gouverneur de Haute et Basse^Usace
0B 1652, 11 meurt le 18 décembre i067. Ce fut lui qui fit entrer au «ervioe de France
8611 Jeune parent, Conrad de Rosen, comte de BoiwetUer, qui doviai xnâvécM de;
France en 1703 et mourut eu 1715.
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Là pbeuèbk gam^agw de cqhdé. 9^7
9&éft (1) et ne se laontm pas pks tigilânt quc^ sol^ gémété. Bk fut
surprise par une poignée de soldats sans donner l'alerte» Les dra-
gOQft et les chevau-légers, désbabîUéa ed aadormis dxù& les villages^
n'eurent que le temps de se sauver sans armes, cbevaax ni boUag :
« ïojreaqu^ malheiirpar rimprudence et négjUgence d'un homiae
à qui Dieu avait envoyé une bonne foitiobe eoire les main&, s'il eût
saitiafait au devoÛTi non pas d'un génénLHSttjcHr, naais d'un simple
ntmeatre (2). n
Cet incident était de mauvais augure, mais Gttél>riant ne s'y
arrêta pas ; il aHacbait une extrême importance à la. prenne occu-
pation de Rottweit, qu'il avait déjà essayé de surprendre quelques
mois plus tôt et qui semMaît devoir hû donner la sûreté de ses
Gommanicatieuft avec le Brisgau et la Haute-Âlsace^ la sécurité pour
les cantonnem^DÉS qu'il allait faire prendre à ses troupes, la clé du
Neckar et du Danube, le complément de la base d'opérations qu'il
aviât préparée, le moyen de reprendre au printemps la campagne
que les incidens de l'été précédent Savaient forcé d'interrompre»
Rotiweil est le type des petites villes de la Souabe : hautes mai-
sons à plusieurs étages, larges ruesi, jolie église, situation pitto-
resque au centre d'un plateau où le Neckar et ses affiuens creusent
de pcofrads ravins et qu'enveloppent de hautes et sombres collines
dominées par les pitons de la Raube-Alp et de la Forét-Noire. La
place est bordée par la gorge du Neckar» prc^gée soit par des escar-
pemens , soit par un fossé profond» avec une épaisse muraUle de
grosses piarres que l'on démolit aujourd'hui. Sur un terreplein au
aonmiet de la ville, une tour de garde (waeht thum) porte encore
des empreintes de biscaïena; le bastion, dont die occupait la CMgir
taie, n'eiiste plus. C'était le frmit d'attaque; là seulement m pou-
vait remuer la terre et faire les approches»
La place fut investie le 8, et le siège mené avec toute la rapi-
dité (pie permettait l'état de la saison et des chemins. Le 17, Gué-
briant visitait les travaux, lorsqu'il iiit frappé au bras droit,
tt Qu'est-ce? demandart-U au gentilhomnoe qui le suivait. — Itoor
sieur, je crois que vous êtes blessé. — Je le sais bien, mais je vous
demande ce que c'est. » C'était un coup de canon. U continua d'en-
courager les soldats qui passaient, et comme le capitaine de ses
gardes, Gauville, partait à la course pour all^ chercher un chirur-
gien : c Ailes doucement, GauviUe, lui dit-il; il ne faut jamais
effrayer les soldats. » On le porta dans une cabane du voisinage, où
(I) Extmple iatérdataat; ce mocU de fonoaUoa iae garde» «feicées a donné Ueo,
encore de oos Jonn» à de Tites coDtfovertea.
{%) Lettut de GnéMent, an camp, pHt EHlweil, S aoTemhre 1643, ëx benm éa
mioTy «p. Le Latioareer.
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268 REVUE DES DEUX MONDES.
il fallut Tampnter; mais Tamputation fut mal faite et trop près de
la fracture.
Le 19 Doyemln'e, la ville impériale de Rottweil capitula* 6ué-
briaBt régla le détail de roccupation et, le 20, il fit partir Tarmée
pour TûttliDgen, dans la vallée du Danube au milieu des pâturages
qui bordent de ce côté les rives du fleuve avant qu'il s'enfonce
dans la gorge de Sigmaringen. *-^ Le 21, on porta Guébriant dans
sa conquête; en passant sous la porte en ogive qui existe encore,
il leva son bonnet de la main qui lui restait pour remercier Dieu.
Le 2A, on reconnut que la gangrène s'était mise dans la plaie, et le
prêtre qui l'assistait lui demanda s'il était prêt à supporter une
seconde amputation: « Qu'ils coupent, qu'ils taillent I répliqua-t-il,
ce qui ne servira pas à ma santé pourra servir à mon salut; j'en-
durerai tout pour l'amour de Dieu. » Quelques heures plus tard, il
rendit l'esprit. Dans le délire qui précéda sa fin, on l'entendit
s'écrier : « Ah I ma pauvre armée I On la défait. Mes armes I mon
cheval I Tout est perdu si je n'y suis. »
Au moment où ce dernier cri du soldat et du capitaine s'échap-
pait de la poitrine de Guébriant, l'armée fraioçaise d'Allemagne était
surprise et dispersée.
Les Hessois ne bougeant pas, les Suédois s'enfonçant de plus en
plus vers le nord, la basse Moselle et le Main étant à l'abri de toute
tentative immédiate, les Lorrains du duc Charles, les Bavarois de
Hercy et de Jean de Werth, les Impériaux de Hatzfeld avaient quitté
les environs de Spire et de Karlsruhe pour aller hiverner en Fran-
conie et se mettre en mesure de résister, au printemps, aux entre-
prises de Guébriant. Lorsqu'on apprit la blessure de ce dernier,
l'infatigable Hercy espéra tirer parti de cet accident ; il décida ses
alliés à « se mettre ensemble, » avant de prendre leurs quartiers,
pour observer les derniers mouvemens de l'armée française. Gdle-ci
était déjà affaiblie par les privations, le feu, la désertion; il y avait
beaucoup de malades, quelques-uns des meilleurs officiers hors de
combat : Taubadel, Montausier (1), Roqueservière. Les cantonne-
mens étai^t mal pris. Le quartier-général, le canon, la poudre,
une partie de l'infanterie et de la cavalerie étaient dans la petite
ville de TAttlingen ; Rosen avec l'avant-garde à Mûlheim sur le Danube
en descendant; mais sa mauvaise humeur durait encore et il ne mon-
tra pas plus de vigilance qu'à Geisingen. L'ennemi marcha droit sur
(1) MonUmler (Cbarlet de Sainte-MMire» baron de), créé BocceMiTement marquis,
pois duc et pair, serrait brillamment depuis 1630. Maréchal de camp par bref et da
5 JanTier 1643, il fut pins tard gouTemenr d'Alsace et lientenant-général; 0 moorat
en 1600, à II9S de qoEtre-Tingts ans. Cést loi qnl, en 1645, ^nsa JnUe d*Angennes,
gonTemaate des endsns de France. On a aussi dit de lai qa*il était TAlceste de MoUère.
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t "#■ JTilT m\ Ml Vir -^t^. \^tmt£tS^sd. "i ij ptwipftwâtftfaiaiwaiit»
LA PREMIÈRE CAMPAGNE DE GONDÉ. 269
Tattliogen, où Ton faisait la débauche, se saisit du parc laissé
sans garde hors des murailles, tourna notre canon sur la place et y
pénétra aussitôt. Il y eut peu de morts. Tous les généraux, bon
nombre d'oflSciers et de soldats furent faits prisonniers; on mit les
premiers à rançon, tout ce qui était a troupe » fut incorporé par
l'ennemi et forcé à prendre parti. Plusieurs régimens de cavalerie
et quelques fuyards de l'infanterie gagnèrent Brisach. Rantzau fut
en grand péril : au moment où le duc de Lorraine lui donnait per-
mission d'aller à Paris traiter de la rançon des prisonniers, l'empe-
reur le réclamait pour lui faire son procès comme rebelle. Il s'en
tira assez vite et plus facilement qu'il ne le méritait. Sirot, qui était
aussi prisonnier, mais qui presque seul avait conservé son sang-
froid dans le tumulte et tenté quelques elTorts pour organiser la résis-
tance, fut moins heureux et resta deux ans entre les mains de l'en-
nemi.
Le corps de Guébriant sortit de Bottweil au milieu de la confu-
sion causée par la déroute de Tûttlingen. Rotrou, son secrétaire,
frère cadet du poète, qui à la première nouvelle de la blessure,
avait quitté Paris avec deux chirurgiens célèbres, Bertreau et
d'Âlencé, ne put dépasser Brisach. Le corps y arrivait en même
temps; le carrosse sur lequel on l'avait mis à Bottweil s'étant rompu
dans les montages, il arriva jeté sur un mulet, à peine escorté de
quelques cavaliers. D'Erlach le reçut dignement et l'expédia aussi-
tôt à Paris. — Le nom du vainqueur de Kempen, du sauveur de
Brisach, du héros de tant d'entreprises difficiles, est moins connu
que celui de maint général médioore ou d'égoïstes agitateurs; peu
de Français de nos jours savent ce que la patrie lui doit. Simple
gentilhomme de province , étranger aux intrigues de cour ou de
cabinet, servant au loin, sans relâche, dévoué, modeste, austère
dans ses mœurs, sincèrement religieux, il tient peu de place dans
les chroniques amusantes. Gonmie il ne demandait pas, on ne lui
fit guère de largesses; le seul présent qu'il reçut fut la rançon du
général en chef Lamboy, son prisonnier, qu'on lui abandonna après
Kempen; encore eut-il plus de mal à la toucher qu'à prendre une
place. Il mourut pauvre. La postérité l'ignore ou à peu près. Ses
contemporains l'admirèrent un moment; le roi, qu'il avait si bien
servi, voulut honorer sa mémoire par la pompe inusitée des funé-
railles, qui furent célébrées dans notre antique cathédrale, en présence
des princes du sang, des cours souveraines et de tous les dignitaires
de l'état. Le vaillant soldat, l'habile général, le patriote, l'honmie
de bien, qui avait donné l'Alsace à la France et qui était mort pour
la lui conserver, fut enseveli royalement à Notre-Dame de Paris.
Henri D'OaiiANs.
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LA
CHARITÉ PRIVÉE
À PARIS
II'.
LES DAHES DU CALVAIRE.
GhevaUer ecrant de U moiutvchie cpie l'oa allait déo^itar, Imtessé,
tout boorsouffé par la. petite vérole, agonisant^ ahaodcumé par U
capilAiBye du. xuivire çpti devait la transporte! hora da I& France,
contrelaqu^Ie il avait c(anbattii»QiateauBriaad fut reicueillii saig;iéf
aanv&par U femme d'uA pilote axtglais.; il lui doit la vie et m l'a
paa oublié» En rappelant dansse&ifâ/ipira cet épisode de aajeu^
nesse, il s'écrie : « Le& femmes oiU^ un inatioct céleste pour le mAb-
heur. » Cette exclamatijoa»]e n'ai pu la retenior en visitant la lépro-^
série où, les Dames du Calvaire sont k l'œuvre» Ce n'est point une
GOogFéir^tiQnreligieuseveUe&forment entre elleâuxieassQdati Ubve
et laïque; aucun, votai ne lee enchaîne, aucun costume ne les dis^
tingue V elles sont du monde et ne l'ont poiut quitté.; elles ont leoxs
(1) V^jmlailioM àxi^ avril.
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LA CHARTré PRÏYÉE A PART?. 271
malades & Tinfirmerie, il est vrai; mais elles ont leurs enfans à la
maison, leurs relations, leurs plaisirs, leurs deroirs de sodété; si
elles consacrent une partie de leur temps au soulagement d'incu-
rables misères, si elles abandonnent spontanément les raiEnemens
de lexir existence pour venir panser des cancers et laver des dar-
tres rongeantes, c'est qu'il leur plaJt de faire ainsi pour obéir aux
impulsions de la foi qui les anime.
L'œuvre est d*hîer; elle germe à Lyon à peu près à l'époque où
les Petites-Soeurs des pauvres commencent àSaint-Servan leur apos-
tolat de charité; mais nul prêtre ne Tinspire; elle est conçue tout
entière par une femme veuve, que la douleur et les regrets condui-
sent à l'amour de ce qui souffre et au sacrifice de soi-même. Elle
était née à Lyon le 17 juin 1811 et s'appelait Jeanne-Françoise
Chabot; son père, négociant de quelque aisance, lui fit donner
l'éducation qui suffisait alors aux filles de la bourgeoisie moyenne.
H!e me paraît avoir été douée d'une nature exubérante ; elle a été
extrême dans le bien, elle aurait pu être excessive dans le naal ; elle
devait être passionnée, n de premier jet, » passant avec rapidité de
la résolution à l'action, ne réfléchissant guère et sautant volontiers
pardessus les obstacles, dont elle ne mesurait pas la hauteur; elle
était de celles dont on dit familièrement : « Mauvaise tête et bon
cœur^ » Lorsque l'âge fut venu de l'apprentissage scolaire, on la
mit au couvent de la Visitation. Elle n'y fut point docile; elle regim-
bait, je crois, contre la règle, elle chansonnait les religieuses et
n'était point matée par les ch&timens. Un incident futile, amplifié
sans doute par l'esprit étroit des sœurs, la délivra. Volontairement
ou involontairement, elle avait brisé une cruche; il parait que le
méfait était grave; Técolière fut punie plus que de raison et humi-
fiée. L'enfant, blessée dans son bon sœs et dans son esprit de jus-
tice, se révolta et déclara qu'elle mettrait le feu au couvent. Les
béguines de la Visitation ne crurent pas devoir conserver une élève
aussi récalcitrante, et elles la rendirent à sa famille. Vingt ans
auparavant, Lamartine s'était sauvé d'un pensionnat lyonnais, où
ses maîtres le martyrisaient.
La future mère des Dames du Calvaire chassée d'un couvent, il
y a là de quoi faire réfléchir, fy insiste, catr le mal est permanent
et ne semble pas près de prendre fin. Le but de rinstruction doit
être de reconnaître les facultés de l'enfant, de les dèvetopper, de
les ftconder et de le mettre à même d'en tirer parti au cours de
Péxîstence pour l'agrmdissemeiit êdtelledtuel, Facoroissement de la
ridiesse, ou les services à r«dre au pays. Dans l'état actuel de
renseîgnement, quel que soit le principe fm vertu duquel il est dis-
tribué, quelle que soit la bannière qu'A ait arborée, les pédi^o-
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272 REVUE DES DEUX MONDES.
gues ne tiennent compte ni du caractère, ni des smtimens, ni des
vocations de l'écolier ; ils ne lui deniandent, ils ne lui imposent que
la soumission à une règle uniforme. Hors de la discipline point de
salut! La discipline est inflexible, elle ne se plie à aucune excep-
tion, mais les natures les plus exceptionnelles sont contraintes de
s'y plier. Il en résulte des révoltes de Tesprît, des actes d'insubor-
dination, la stérilité des études et l'absence d'éducation. Les maî-
tres n'en sont pas moins persuadés de l'excellence de leur système,
qui laisse la cervelle en friche pour ne s'occuper que de la con-
duite extérieure et des fautes contre les règlemens. Quelques-uns
d'entre eux, ivres de leur importance, s'imaginent que c'est là le
moyen de o forger les âmes; m ils ne s'aperçoivent pas qu'ils les
dépriment, les corrompent ou les exaspèrent. Jeanne-Françoise Cha-
bot ne se laissa pas « forger m au couvent de la Visitation, et j'es-
time qu'elle a sagement agi. Rentrée an domicile paternel, cJle y
trouva les exemples et les soins d'une famille honnête qui sont
indispensables à l'enfant et dont les préjugés scolaires sont souvœt
l'opposé, sinon l'ennemi.
Dans le milieu où elle était née, où elle se sentait aimée, elle se
façonna elle-même, Dieu merci! Elle sut conserver l'indépendance
de son caractère; elle sauva la vitalité de son initiative, sans quoi
l'on ne fait rien de bon en ce monde. On peut se figurer qu'il y eut
des bourrasques, des rêves exaltés, des aspirations vers un idéal
entrevu et que la destinée ne permet pas d'atteindre; qu'importe 1
Les ftmes appelées aux fortes œuvres planent dans des espaces
intermédiaires, où elles sont saisies par des conceptions que le vul-
gaire ignore. En 1830, H^* Chabot épousa M. Gamier; elle avait
idors dix-neuf ans. Union médiocre dans le petit commerce; le mari
travaillait, la femme tenait le comptoir; la jeune fille qui s'était
insurgée contre la discipline conventuelle fut une épouse modèle
dans toute l'acception du terme. Elle aimait son mari, et elle
employait son énergie, — cette énergie virile que l'on avait sou-
vent essayé d'efiféminer, — à mieux se soumettre et à ne résister
jamais. Elle était heureuse; mais le bonheur n'a point de durée
dans la race humaine. Deux fois elle fut mère; à vingt-trois ans,
elle avait perdu ses enfans et elle était veuve.
L'ardeur de sa nature éclata dans son désespoir; elle fut vio-
lente, elle fut outrée; sa maternité était brisée; la mort avait pré-
cipité trop de vides autour d'elle; elle sombrait et se sentait si acca-
blée qu'elle en poussait des cris de détresse. Elle fut lente à se
résigner, à se courber sous un destin que rien ne pouvait réparer,
à accepter de n'avoir plus personne à aimer; j'imagine que la lutte
a été très dure en elle et que, sans les convictions religieuses dont
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i^^gÇPÇ^r-.^^^^-C:
LA Gli^ARrrÉ PRITES A PARIS, 273
elle était pénétrée depuis Tenfance, elle n'en fût point sortie sans
dommage. Elle n'avait pas de fortune; la mort inopinée de son mari
compromettait le succès des opérations commerciales; elle liquida
sa situation et se retira avec 1,200 francs de rente : à peine de quoi
ne pas mourir de faim. C'est avec de telles ressources qu'elle sera
bientôt conduite à entreprendre une œuvre d'une charité inexpri-
mable. Une fois de plus, je ferai remarquer que ces créateurs d'in-
stitutions bienfaisantes, de maisons de refuge pour les malheureux,
les enfans estropiés, les vieillards délaissés, pour les incurables,
sont des gens qui ont souffert et que la vie a broyés. L'œuvre des
Dames du Calvaire est née de la douleur d'une veuve.
Avec la fougue qui était un de ses caractères distinctîfs, M"* Gar-
nier se tourna plus vivement encore que par le passé vers la reli-
gion ; elle lui demanda, non pas de lui rendre ce qu'elle avait
perdu, mais de la calmer, et de lui donner de quoi apaiser ce que
la mort de tant d'êtres adorés laissait d'inassouvi en elle. Elle se
consacra aux œuvres de paroisse; elle quêta pour les pauvres,
habilla les petits enfans nus, tricota des bas, fit des vêtemens, et
grimpa dans les mansardes pour y porter des aumônes, des conso-
lations et du pain. Ils sont nombreux, sous les toits de Lyon, les
pauvres gens auxquels la misère n'est pas clémente. Pendant le
règne de Louis-Philippe les émeutes, les épidémies (1), les chôma-
ges n'ont point épargné la ville : Perrache, La Croix-Rousse et La
Guillotière peuplent les hospices et meurent dans les hôpitaux. Là,
il y a deux villes : le siège du primat des Gaules et Commune
affranchie ; la ^lle catholique et la ville révolutionnaire ; l'une panse
l'autre, l'aide à vivre, l'aide à mourir. M""® Garnier trouvait là
un champ d'action d'une fécondité lamentable ; sa charité pouvait
s'y répandre à l'aise, sans jamais s'épuiser. C'était une quêteuse
intrépide et que rien ne rebutait ; elle se montrait résolue jusqu'à
l'importunité en demandant pour les autres. On avait remarqué son
activité sans lassitude; on eût dit qu'elle réclamait les besognes
les plus dures, les plus fatigantes, comme si elle eût voulu se fuir
et ne point rester en tête à-iête avec elle-même. On satisfaisait
autant que possible à ce besoin d'expansion qui la tourmentait, et,
parmi les visites à faire aux malades, on lui réservait les plus loin-
taines.
Un jour, on lui désigna une femme qui demeurait dans le quartier
de la Glacière ; c'était, disait-on, une femme abandonnée de tous et
rongée par un mal effroyable. Était-ce une lépreuse? On l'a dit, je
(1) Par une exception encore mal expliquée et dont les Lyonnais sont fiers, leur
ville n*a point été touchée par le choléra.
TOME LYU. — 1883. 18
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27& EETUB DES DEOX MONDES.
ne le crois pas. La lèpre est devenue tellement rare en nos pays
de France, que Ton peut affirmer presque avec certitude qu'elle n'y
existe plus. Dans une bauge mansardée, au milieu d'exhalaisons
fétides, M"»* Garnier trouva une femme couchée sur des chiffons
empestés et dont le corps n'était plus qu'un ulcère» L'ivrognerie, la
débauche et ce qui s'ensuit semblaient avoir frappé sur cette créa-
ture leurs coups les plus foroûdables. Elle était farouche et ne répon-
dait pa^ lorsqu'on lui parlait. En vain, M""® Gamîer essaya-t-elle de
l'attendrir, elle n'en put tirer un mot. Le spectacle était affreux et
la puanteur était horrible. M™® Garnier revint le lendemain et
les jours suivans. Elle s'était fait une sorte de large blouse qu'elle
passait par-dessus ses vêtemens avant de pénétrer dans le cloaque ;
elle nettoyait la chambre, secouait le paquet de haillons et de
copeaux qui faisait office de lit, lavait la malade, la pansait; elle
était obligé d'aller sur le palier aspirer une bouffée d'air et reve-
nait continuer cette besogne surhumaine. La nûsérable n'y com-
prenait rien et se laissait faire; tant de dévoûment, des soins si
pénibles et si constans la pénétrèrent et amollirent son cœur. Un
jour, elle baisa la main de M""^ Garnier et pleura.
Lorsque Job, assis sur la cendre, frappé d'une lèpre maligne
depuis les pieds jusqu'à la tête, eut pris a un tesson pour se gratter, »
ses amis vinrent le voir ; ils se placèrent près de lui et, pendant
sept jours et sept nuits, ils le regardèrent sans oser parler. Aucun
d'eux, ni Éliphaz de Théman, ni Bildad de Schoua'h, niTsophar de
Naamab, ne pensa à faire couler de l'eau sur ses plaies vives, à
changer sa tunique souillée, à entourer ses ulcères de linge propre;
nul n'imagina de lui venir en aide et d'emporter dans un lieu de
secours cet homme qui avait été a le plus grand des pays d'Orient. »
Ses trois amis se contentèrent de philosopher avec lui, d'échanger
des sffguties scolastiques, et d'écouter une dissertation d'histoire
natureUa sur Béhémot et Léviathan. M""^ Garniec ménagea les aphoi-
rismes; mais elle ne ménagea ni la charpie, ni le vin sucré, ni
la boime nourriture, ni les consolations, — les consolations de ten-
dresse et d'espérance qui vont à l'âme et y font briller des lueurs
que l'on ne soupçonnait pas. Elle ne ménagea pas non plus ses
démarches, car elle réussit à obtenir pour sa protégée une place à
l'hftpital. L'aspect, l'odeur de cette infortunée, étaient tels que la
première fois que l'aumônier s'approcha d'elle, il recula et fut sur
le point de s'enfuir» VL^^ Garnier était là, elle comprit l'horreur
invol(mtau*e dcmt le prêtre était saisi, et, comme pour lui donner
courage, elle s'assit sur le lit de la malade et la tint embrassée.
« La lépreuse » ne pouvait survivre, elle naourut bientôt ; mais
elle partit fortifiée, sans haine, sans colère, enfin calme, et regar-
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LA G&ABITE PBIVÉE A PMUS. 276
A>n# vers des régions lumineiises qu'on lui avait fait .apercevoir au-
delà du tombeau.
Pour les intelUgenoes naturellement disposées aux iarges con-
ceptions, un fait simple suffit parfois à ouvrir le domaine de l'in-
connu : Une pomme tombant d'un arbre révéla, dH-ra, à Newton,
les lois de la ^avitation; dans le monde moral et pour les cœurs
dervms, les phéûom&nes ^e produisent de la «lème manière. Les
soins prodigués à une lépreuse ipervorse et résistante iui^ent pour
Jt^ <jamier le point de tdépart d'une créatioii dont la ^gmadeur
«8t pour surprendre. Ce qui s'agka en elle, on peut Le âevinec. —
Quoi I dans nos villes, à côté du luxe qui s'affiche, de la débauche
<{ii s'étale, il y a des misères pareilles, des maux sans merci, des
décompositions anticipées, des souffrances sans nom et des «Êtres
•que nul «spoir ne soutient I Ces midheureux ne peuvent être admis
dans les liôpitaux ordinaires, parce qu'ils sont incurables; les hos-
pices réservas aux incurables reCusent de ies drecevrâr parce qu'il
n'y a pas de place; faut-il donc les laisser périr au inilieu de ileurs
'sanies, sans secours, sans une bonne parole iprooaettant les com-
pensations futures, sans un verre d'eau peur étancher l^ir soif,
«comme des Joups blessés crevant au fond des bois? «Noa, il faut les
orechM^her, les jpecueiUir, panser leurs plaies, 4tpaiser le tumulte de
leur &me, laver leur corps et nettoyer leur esprit. Lesfemmes seules
sont diables deoesdévoûmeos prolongés qui ne reculent ni devant
la fatigue, ni devant le dégoût, ni devant l'ingratitude; et panni les
ifemmes,ceUes qui godent au casur le deuil permanent du veuvage,
qui se sont données à Dieu pour tèibre non pas consolées, maissasséré-
fiées, qui ont demandé à l'amour divin de calmer les douleurs de
l'amour terrestre, les veuves, en un mot, convaincues des vérités
supérieures etchaufTées par la foi, sont plus que toutes autres
aples au grand labeur de la charité. — Donc, on adoptera les femmes
incurables et on les confiera aux soins des femmes veuves. €'est là
le principe de l'fleuvre ; on n'en a pas dévié.
Forte de son projet et résolue à le réaliser, M°^ Gamier se mit
en chasse^ l'expresûon n'a rien d'excessif : elle pénétra dans les
Brotteaux et jbuilla la <iuillatiàre, où ao manquent ni la misère, ni
U maladie. EUe y trouva une jeune fiUe, retirée de la fournaise
xl'un incendie, vivante encore, défig^irée, excoriée, sanguinolente.
EUe kma une chambre et y installa Marie « la Brûlée, » dont elle
devint la mère et se constitaa la soeur gardienne ; auprès de cette
malade, elle put bientôt conduire deux càncérées. Que l'on se rap-
pelle la chambre de leanne lugan, où Marie lamet et Virginie Tré-
danîel apportaient les vieilles infirmes de Saint-Servan ! A Lyon
aussi, l'œuvre va naître sous l'inspiration d'une pauvre femme qui
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276 REVUE DES DEUX MONDES.
ne s'inquiète ni de sa faiblesse, ni des difficultés et qui ne compte
que sur son grand cœur à travers lequel elle aperçoit la Providence.
Deux veuves s'étaient jointes à elles et l'aidaient. Le noyau de l'as-
sociation est formé.
La chambre était petite, les trois malades la remplissaient et s'y
trouvaient à l'étroit, M™* Gamier rêvait de louer une maison, d'y
transporter ses incurables, d'y amener toutes celles qu'elle pourrait
découvrir et d'appeler près d'elle les veuves chrétiennes dont la foi
désirait s'exercer par des actes moins platoniques que la prière et
la méditation. Il lui'fallait de l'argent et l'on sait qu'elle était sans
fortune. Elle entra en campagne, expliquant son projet, et deman-
dant que l'on s'y associât. On l'écouta avec étonnement, on leva les
épaules, et plus d'une fois on lui dit : o Vous êtes folle! » Non,
certes, elle n'était point folle, mais elle était exaltée, et dans la vie
un grain d'exaltation ne nuit pas à ceux qui, pour toucher au but,
doivent secouer l'indifférence humaine, vaincre l'égoïsme et réveil-
ler la générosité. Elle était hardie, elle était tenace : dix fois dans
la même journée, elle livrait assaut à la même personne; pour se
débarrasser d'elle on déliait les cordons de la bourse ; elle empor-
tait l'auméne et courait à ses malades. Elle avait de l'emphase dans
le geste et dans la parole; elle plaidait si passionnément la cause à
laquelle elle s'était dévouée, qu'on la prenait pour une visionnaire
et même pour une actrice. Elle ne s'en blessait pas : elle avait la
vision nette du bien qu'elle voulait faire ; elle jouait son rôle de sol-
liciteuse, elle le jouait si parfaitement que souvent elle se retirait
les mains pleines. Tant d'objections s'élevaient néanmoins contre
elle, tant d'observations lui avaient été adressées, qu'elle éprouva
quelques doutes et se demanda si l'œuvre qu'elle voulait entre-
prendre ne serait pas frappée d'impuissance, dès le début, par sa
grandeur même et par le courage, pour ne pas dire l'héroïsme,
qu'elle exigerait. C'était une femme de résolution subite ; tout à
coup, l'idée lui vint d'aller soumettre son projet à l'archevêque de
Lyon, qui était le cardmal de Bonald ; elle se rendit immédiatement
près de lui et lui exposa le plan de l'association qu'elle voulait for-
mer. Le cardinal la laissa parler sans l'interrompre, puis il lui dit :
a Votre projet est bon, la réalisation en sera difficile, mais Dieu
vous aidera ; marchez sans crainte, et comptez sur moi. » Après un
instant de réflexion, il ajouta : « Votre œuvre sera nonunêe : l'asso-
ciation des Dames du Cal traire (1). n L'œuvre était approuvée etbap-
(1) On ne doit pas confondre Tassociation des Dames du Calvaire, avec la congrégap
tioD et avec la communauté des sœurs de Notre-Dame du Calvaire, qui ellee-mêmes
diffèrent entre elles.
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^"^âFa-^Sr^l^ j ri III U ' fc iLb) liiPiiAi UliM»
LA CHARiré PRIVÉE A PARIS.
277
tisée. La parole du cardinal ne Ait pas inutile ; dans Lyon la catho-
lique, ce fut un encouragement, ce fut un ordre. Bien des bourses
jusque-là fermées s'ouvrirent et l'on put louer, dans la rue Vide-
Bourse, une maisonnette où les incurables déjà recueillies furent
installées. Marie « la Brûlée, » impotente et ne pouvant marcher, était
tellement hideuse qu'un cocher de fiacre refusa de la recevoir dans
sa voiture. M""® Garnier la chargea sur ses épaules et l'emporta. Ceci
se passait le 3 mai 18A3.
On avait « déménagé » trois malades ; la maison était assez spa-
cieuse pour en contenir dix-sept, qui y furent bientôt; le nombre des
pensionnaires avait augmenté, celui des veuves qui les servaient
et quêtaient pour elles s'était également augmenté. L'ardeur de
M™* Garnier, dont on avait souri jadis, n'excitait plus que l'ému-
lation ; l'œuvre de la « visionnaire » commençait à convaincre les
incrédules et on s'empressait d'y participer. On put se déplacer,
aller occuper une maison plus vaste, et, le 5 mai 18A5, on s'établit
à un endroit nommé les Bains-Romains, non loin de Notre-Dame de
Fourviëres, qui est un lieu de pèlerinage cher à la population lyon-
naise. La maisoù, bien située, était déjà presque un hospice ; les
dames veuves ne suffisaient plus à la besogne quotidienne, on leur
adjoignit des filles de service qui purent les soulager et ne laisser
aucun malade en souffrance. L'œuvre s'était développée dans des
proportions et avec une rapidité inespérées; on dut songer à lui
donner une sorte de discipline définitive, et M°^® Garnier en rédigea
elle-même le règlement organique, tel qu'il est en vigueur aujour-
d'hui. L'œuvre se compose : !•» de dames veuves agrégées qui vien-
nent à l'hospice panser les incurables ; 2"* de dames veuves qui rési-
dent dans l'hospice et soignent les malades ; 3"" de dames veuves
zélatrices qui quêtent pour accroître les ressources nécessaires au
traitement des malades et à l'entretien de la maison ; A® d'associées
qui versent une cotisation annuelle dont le minimum est de 20 francs.
Tout le poids de l'œuvre porte sur des veuves : c'est l'ordre de la
viduitô : « Cette pauvre veuve, dit Jésus à ses disciples, a donné
plus que les autres. »
Un article des statuts dit expressément : « Les dames sociétaires
ne forment point une société religieuse proprement dite. L'associa-
tion n'exige de ses membres aucun vœu ni perpétuel, ni temporaire.
On peut en faire partie sans renoncer entièrement à sa famille, à
ses biens, à sa liberté. » C'est là l'originalité de l'œuvre et sa force;
c'est ce qui lui permet un recrutement facile, c'est ce qui offre à
certaines natures désireuses du bien , redoutant la contrainte, un
attrait auquel elles ne résistent pas; l'acte de la volonté individuelle
est permanent et provoque l'acte de sacrifice. Cette disposition est
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278 REVUE MS 2>£UX MONDES.
à la fois ingénieuse et habile z on ne déserte point le poste que l'on
a libremait accepté et Ton accomplit avec joie la tâche que Ton
s'est imposée à soi-même. Se figure^t-on ce que serait une armée
de volontaires combattant chacun pour sa propre cause et à la
place qu'il aurait choisie? C'était là le fait du groupe qui s'était
formé autour de M°^® Garnier; elle encourageait les autres par son
exemple, l'exemple des autres l'aiûmail;; entre ces veuves il y avidt
émulation de chaque minute : on était joyeux de découvrir de nou-
velles incurables, on ^it heureux d'avoir réimi de nouvelles res-
sources; celles^i ne manquaient pasÀ Lyon, qui est une ville riche,
peu luxueuse, économe et charitable. M""' Ganûer savait solliciter ;
6on dé^ûmeni, du reste, était si large que l'on aimait à s'y asso-
cier. Elle le vit bien, lorsque, ne consultant personne et obéiesant
à une de ces impulsions qu'elle ne savait modérer, elle fit une
tt iblie 3) qui aurait pu compromettre à Jamais son œuvre et qui
cependant lui donna de plus fortes iàssises.
Quoique l'on eût changé de logement, on était toujours à l'étroit,
car les malades étaient plus nombreux que les lits dont on j)0uvait
disposer. On avait utilisé tant bien que mal d'anciens bâtimans,mais
ils devenai^t insufBsans à mesure que l'ceuvre se dilatait,^t M*"' Gar-
uiar ambitionnait d'avoir un véritable hospice, construit sur ses
plans, aménagé pour le service des incurables, et assez vaste pour
permettre de ne jamais fermer la porte aux postulantes. £lle apprit
^'un vieux domaioe, nommé le clos da La Sarra, situé sur les
coteaux de Fourvières, était à vendra : l'ancienne maison, un peu
délabrée, avait la réputation excessive d'être un château. Tout autour
s'étendait un terrain où bien des bâtisses pouvaient trouver place.
M">® Garnier alla trouver le propriétaire, le vit huit lois au cours de
la même journée, le pria, le supplia, l'émut, le troubla fit obtint
de lui une réduction de 80,000 francs sur le pi*ix demandé; on
£e frappa dms la main et le marché fut conclu.' ûr, M"''' Garnier
aurait pu fouiller dans la caisse de l'œuvre des Dames du Calvaire,
elle n'y aurait même pas trouvé de quoi acquitter les frais de vente.
Aidée de M°^* Girard, que l'on pourrait appeler sa première assi^
tante, elle redoubla d'efforts et d'éloquence ; elle réunit toutes les
personnes qui, à un titre quelconque, participaient à l'œuvre, et
leur eiyiliqua qu'il lui fallait de l'urgent, non-seulement pMzr payer
le dos de La Sarra, mais encore pour édifier un hospice, pcux^eque
la maison d'habitation ne pourrait suffire qu'au logement des dames
sociétaires et des filles servantes. C'était de quoi faire jeter les hauts
cris ; nul ne se plaignit; on avait adopté l'œuvre, on désirait lui don-
ner un développement approprié au but entrevu , on s'imposa des
sacrifices qui furent onéreux ; on apporta toutes les sonunes que l'on
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LA CHARITE PBIVÉE A PARIS. 27d
put recueillir; pour le reste, on pcit des engagemens qui furent régu-
lièrement tenus. On était propriétaire du clos, on avait de quoi bâtir
et l'on se mit au travail.
A, mesure que Tœuvre grandissaity M""" Garnier sentait s'élargir
la mission de bien&isance dont die était l'apôtre. Non contente de
ramasser des incurables, elle voulut rechercher les cancers de l'âme
et les guérir. Puisque l'on allait avoir de ta place, pourquoi ne pas
ouvrir un refuge aux filles perdues que la débauche a lassées et
qui peut-être n'ont besoin que de quelques secours moraux pour
rejeter toute bestialité et repraidre rang parmi les créatures
humaines? Ciomme M*"® de Beauharnais de Miramion auxvii^ siècle,
conmie aujourd'hui les Dames du Bon Pasteur, elle eût voulu avoir
sofus sa houlette le troupeau des filles repenties et ramener dans les
voies droites toutes les brebis égarées» C'a été là le rêve de plus d'un
grand cœur, et de cruelles désillusions ont atteint ceux qui ont tenté
de le réalisa*. Lorsque 11°^ Garnier fit confidence de ce nouveau
projet aux Dames du Calvaire, elle se heurta contre d'invincibles et
justes objections; elle céda, ou, pour mieux dire, elle sembla céder.
La charité est naturellement entêtée, elle a si souvent triomphé des
obstacles qu'elle n'en veut tenir compte ; elle s'obstine, elle per-
siste; elle excelle à se dérober aux observations, et, s'il le faut,
elle se cache pour faire le bien, comme on se cache d'une action
mauvaise. Dans ses courses à travers les misères, lorsqu'elle plon-
geait aux bas-fonds de la perversité, elle avait découvert une fille
plus fatiguée ou moins rebelle que d'autres, qui avait semblé écoU'-
ter ses paroles avec doocevr. Il n'en fallut pas davantage pour
faire croire à M"»® Garnier qu'il j avait là une âme que l'on pou-^
vait purger de toute corruption. Elle emmena cette fille avec elle
au Calvaire, n'en souffla mot, l'enferma dans sa propre chambre,
et, à iùvce de soins maternels, d'encouragemens et de tendresse,
s'imagina qu'elle parviendrait à Tarracber au vice. La conversion
n'était point du goût de la pécheresse, qui, un beau jour, sauta pai
la fenêtre, décampa et reprit la clé des champs, la clé de la débauche
et de la dégradation. Aventure qu'il était facile de prévoir et qui
attrbta W^^ Garnier, mais qui, du moins, eut ce bon résultat de lui
dénrontrer par l'expérience même que son projet était de ceux
auxquels il est sage de renoncer. Les Dames du Calvaire n'eurent
donc à soigner que les cancers matériels; cela est suffisant.
L'installation nouvelle était terminée ; de grands dortoirs, un jar-
din, des ombrages, de l'air et du soleil donnaient à Thospice une
ampleur et des facilités de service que l'on ne connaissait pas encore ;
on en prit possession le 2 juillet 1853 ; là, on était chez soi, sur son
terrain, dans sa maison ; la fondatrice put se réjouir et espérer que
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280 REVUE DES DEUX MONDES.
des jours nombreux lui permettraient de veiller longtemps encore
sur l'œuvre qu'elle avait créée seule et malgré des difficultés qui
eussent fait reculer un cœur moins vaillant que le sien« Elle avait
alors quarante- deux ans, elle était de bonne santé, point jolie, mal-
gré une expression qui ne manquait pas de douceur, très alerte,
de mouvemens brusques, démonstrative jusqu'à l'excès, et deman-
dant à son énergie morale plus que ses forces physiques ne pou-
vaient produire. Depuis son veuvage, depuis bientôt vingt années,
elle avait haleté sur les chemins de la bienfaisance, chemins rudes
qu'il [faut gravir plusieurs fois avant d'y récolter le fruit que l'on
cherche; sans repos ni merci pour elle, marchant nuit et jour,brû*
lée^^d'une ardeur qui dévorait sa substance, elle avait été le Juif
errant de la charité, et plus lasse qu'elle ne le croyait, elle avait
continué sa route, les yeux fixés vers le but qu'elle s'était promis
d'atteindre. Ses angoisses avaient dû souvent être poignantes au mi-
lieu des obstacles qu'elle affrontait avec une impétuosité que ni les
déceptions, ni les tracasseries des hommes de loi ne parvinrent
jamais à ralentir. Elle n'avait rien ménagé en elle, ni l'âme ni le
corps. Il arriva un instant où la matière surmenée refusa d'obéir.
La pauvre femme était non pas au bout de sa tâche, mais au bout
de ses forces, qu'elle avait usées dans un travail surhumain. Elle
devait mourir à la peine, tuée par son propre apostolat. La révoltée
qui^était en elle, qui jadis, aux jours de l'enfance, menaçait d'in-
cendier le couvent et qui, après tout, lui avait peut-être insufflé son
indomptable volonté, la révoltée subsistait. Elle se redressa contre
la mort et n'en voulut pas ; il lui semblait qu'elle avait encore du
bien à faire et elle se refusait à partir. Il lui fallut un grand effort
pour se soumettre; elle pensa à ceux qu'elle avait aimés, à ceux qui
l'avaient précédée, à ceux qu'elle allait revoir, et elle se résigna.
Au moment où tout espoir de la conserver était perdu, il se pro-
duisit un fait que je ne dois pas omettre. Dans ses courses à la
recherche de ceux qu'elle pourrait sauver, M™® Garnier avait ren-
contré une femme de vie dissolue, qu'elle avait amenée au repentir.
Gette femme, par suite d'héritages authentiquement établis, possé-
dait un bijou précieux, une véritable relique, qui était la croix d'or
que saint François de Sales avait portée. Dans l'effusion de sa grati-
tude, la fille repentie l'avait donnée à M°^® Garnier. Sur son lit de
mort, aux approches de l'agonie, la fondatrice de l'œuvre du Cal-
vaire priait et tenait cette croix pressée sur ses lèvres. Le cardinal
de Bonald la fit réclamer comme une relique appartenant à l'église ;
Ur^ Garnier feignit de ne pas comprendre ; le cardinal fit plus que
d'insister, il ordonna; il agissait en qualité de supérieur ecclésias-
tique. On fut contraint d'obéir, mais pour ne point répondre par
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LA CHARITÉ PRIVÉE A PARIS. 281
un refus péremptoire, la moribonde dut subir avec elle-même un
combat cruel (1). Je regrette un tel acte d'autorité; j'estime que le
cardinal de Bonald eût chrétiennement agi en laissant M"" Garnier,
— une sainte, — mourir avec la croix de saint François de Sales
entre les mains, et je pense que la place de cette relique était non
pas dans le trésor de la cathédrale du primat des Gaules, mais
dans la petite chapelle de l'hospice des Dames du Calvaire. M°^* Gar-
nier avait fait assez de bien au cours de sa vie, pour qu'on ne lui
fit point de mal à l'heure de sa mort.
Deux ou trois jours après la violence morale qui avait été exercée
sur elle, le 28 décembre 1853, M'"^ Garnier mourut. L'impulsion
qu'elle avait donnée à son œuvre était si forte, que, loin de s'affai-
blir, elle sembla recevoir une vibration plus puissante, car chacun
rivalisa de dévoiiment pour remplacer celle qui n'était plus. C'est
là le fait des fondations de charité qui, s'appuyant sur une foi d'au-
tant plus active qu'elle est plus sincère, correspondent à l'un des
besoins impérieux que créent la cruauté de la nature et l'indiffé-
rence des hommes. Il suffit d'avoir conçu une œuvre pareille, pour
qu'elle soit, en quelque sorte, obligée de naître, de prendre corps,
de s'accroître, car les misères l'assaillent et la contraignent à ;.se
développer, fût-ce au prix de sacrifices et de labeurs sans cesse
renouvelés. Pour certains cœurs haut placés, l'exercice de la cha-
rité devient une nécessité tyrannique, à laquelle on ne peut se sous-
traire. On n'est jamais quitte envers la bienfaisance, parce que Ton
reconnaît que la souffrance ne se tient jamais quitte envers l'espèce
humaine. On a beau redoubler d'efforts et d activité, on ne sait où
courir, car de tous les coins de l'horizon, de toutes les mansardes,
de toutes les soupentes, de tous les grabats, on s'entend appeler.
On loue une chambre, puis un appartement, puis une maison : on
parvient enfin à construire un hospice; on n'a repoussé aucune
infortune, on a vécu de privations et de dégoûts, afin d'apaiser les
chairs dolentes et les âmes aigries ; on a si impitoyablement rudoyé
son existence, que l'existence vous abandonne, el lorsqu'à l'instant
suprême on ne forme plus que le vœu de mourir en baisant une
croix vénérée, un prince de l'église vous l'arrache des lèvres : c'est
dur!
II.— L HOSPICE DE LA RUE LOURMEL.
L'œuvre se développa aux lieux mêmes de sa naissance, et l'on
put croire un moment qu'elle resterait confinée sur sa colline, dans
(1) Lu Vêuves et la Charité, par Tabbé Chaffanjoo, p. 15!.
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2S2 REVUE 066 DEUX MONDES*
ce clos de La Sarra que M^® Garnîer avait si virilement conqïofa.
Malgré le désir que Vcm éprouvait de s'étendre et d'envoyer des
« missions » dans différentes villes, on hésitait, car Theure était
mauvaise. La guerre avait ruiné bien des gens que la commune
avait humiliés jusqu'au désespoir. Était-ce Je moment d'essayer de
^'établir k Paris et d'y faire appel à la charité «épuisée ou -affaiblie
par les désastres que Ton «venait de traverser? On attendit jusqu'en
487â, et -alors on se décida à agir. M"' veuve Leehat, femme éner-
gique, qui possédait plus d'une des quaUtés de M'"® Garnier et dont
le Visage solidement modelé avait quelque apparence d'un boule-
dogue attendri, ne doula pas de h g^roshé de Paris et lui demanda
d'indispensables ressources. Quant aux oaalades, on savait d'avance
qu'ails ne feraient point défaut. La propagande de M"^ Leehat ^ de
quelcjues veuves qui se réunirent à elle Xut active; on quêta, on
men^a : « Pow îles pauvres cancérées, s'il vous plaît I d Bientôt Jdn
put louer et outiller une maison •où l'on entra le 6 décembœ 167i
et qui fut solennellement inaugurée deux jours aprèç; actuellement
abandonnée par les Dames du Calvaire, cette maison existe Picore»
je l'ai visitée. C'est un berceau; — je «ne suis repris, j'allais dire :
une crèche.
Elle est située à l'angle de la rue Léontine et de la rue Alphonse.
Je me doute bien que cette indication n'apprend rien au lecteur.
Dans le XV* arrondissement^ où fut jadis la plaine de Grenelle, que
j^ai encore connue presque déserte^ au fond du quartier de Javel,
on a percé des rues que bordent quelques masures. Près d'un ter-
rain maraîcher où verdissent des poireaux et des laitues, à proximAé
d'tme petite chapelle dont les murs en plâtre ne sembleat pas bien
sdlides, un pédagogue plein d'illusions avait £ait bâtir une .école. Il
n'y manquait que des élèves; les deux marronniers qui ornent le
préau ne les remplaçaient pas. Il Mut abandonner la maisonnette
scolaire. C'était bien loin, c'était bien insufiisant, mais on se répéta
le vieux proverbe : « Petit à petit l'oiseau fait son nid » et M*"^ Le-
ehat, assistée de quatre veuves^ loua la maison pour y établir à
Paris, la succursale des Danses du Calvaire. On s' aménagea ^ l'an-
cien parloir et l'aaciemie classe réunis purent contenir douze lite ;
des chambrettes placées au premier étage, c'est-à-dire sous le toit,
furent réservées aux dames résidentes; on improvisa une chapelle
dans une sorte de cabinet qui prenait jour sur le jardin maraîcher ;
une cahute en pisé recrépi, qui aujourd'hui est une crémerie, fai-
sait office de chambre des morts. C'était étroit et incommode;
actuellement c'est fort sale; lorsque c'était « Thospice des femmes
incurables, » c'était propre et fourbi tous les jours. L'œuvre semble ,
douée d'une force d'expansion naturelle, car lorsque Voa tenta de
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LA CHARITÉ PRIVÉE A PARIS. 283
slnstalter à Parié, on ne conaptait que cinq dame9 associées; au
bout eTuiraQ', il y en arrail deux cent quarante-six. Gonnne Lyon,
Paris fiTempressa d'écooter les voix qxri t'imploraient pour d'hito-
lérables souflranoes.
La maison, assise sur un terrain bas, n'était pas assez^ éloignée
de ta rmère; on s'en aperçut lors des inondations de 187%; une
nuit, on cria au secours et sauve qui peut ! L'eau se précipitait.
ÂHer chercher de l'aide à h mairie, if n'y fallait pas songer, la
cowse eftt exigé une demi-heure, et c^était plus qu'il n'en falhdt à la
Seine pour battre les frêles murailles et les jeter bas. On invoqua
quelques chiflbnniers du voisinage, qui s'enspressërent ; on fit un
barrage de tous les matériaux qui tombaient sous la main ; on n'ar-
rêta pas, mais on retarda l'invasion de l'eau ; les malades ingambes
s'enfuirent, on emporta les autres, et tout ce pauvre monde efiaré,
guidé, encouragé parles Dames du Calvaire, put se réfugier à l'asiTe
Payen (1). Les voisins ne s'étaient pas réservés; ils avaient protégé
la maison, dont !e rez-de-chaussée baîgnart déjà dans Teau, et ils
avaient concouru activement au déménagement des incurables. On
voulut les récompensa-, ils refusërent toute rémunération; on
insista, ce fut en vain; ils disaient : « Nous savons bien que vous,
êtes des <c madames, » mais vous soignez les malades et nous
sommes heureux de vous avoir donné un coup de main. » Ils n'en
démordirent pas; à leur Ikçon, ces braves gens avaient participé à
l'œuvre du Calvaire.
Le second vicaire de la parofese de Grenelle, fabbé Raymond,
était Faumônier du petit hospice, il visitait les pauvres femmes que
mange la bête cancéreuse, il leur disait fa messe et les réconfortait
à l'heure inéluctable qui si souvent sonne au-dessus des Hts où
reposent les condamnés. C'était, — c'est encore, — un homme
jeune, dont l'accent méridional accuse l'origine. Avant dte venir à
Grenelle, il était à Bellevilïe, où, pendant Fa commune, il connut
les Trinquet, les Hanvîer de Tendroît et ne faiblit point devant leurs
menaces; il y était pendant la guerre et il suivit les troupes qui
allaient livrer la bataiHe de Gbampigny ; on pouvait avoir besoin de
son ministëre; en tout cas, un infirmier de plus, robuste et dévoué,
n'est jamais inutile aux blessés. Les soldats qu'il escortait n'étaient
point très solides au feu; il y eut de Fhésitation quand éclatèrent
les obus ; puis on se débanda et Ton tourna les talons. L'abbé, à ce
moment, ne se souvint que du Dieu des armées, que Ton invoque
(i) L*aBile Payen, qui reçoit en hospitalité Yingt-qnatrè vieillanU de Geenelle môme,
a été fondé et est entretena exclasiyemeat par M"' Payen, flUe du célèbre chlmiate,
membre de rinstitat, laquelle consacre sa fortune à des œurres de charité.
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28& REVUE DES DEUX MONDES.
avant le combat, auquel on rend grâce après le triomphe; il se
}eta au-devant des fuyards et les ramena. Au pas de course et face
à Tennemi cette fois, on passa devant un général de brigade; un
officier lui cria : « Oi faut-il aller? » Le général répondit en riant :
<( Suivez cette soutane, elle est dans la bonne route I n Hélas! mal-
gré (( cette soutane n et malgré « la bonne route» » on n'était pas
dans le chemin qui conduit à la victoire.
La pauvre école transmuée en hospice était de dimensions si
restreintes qu'elle en devenait inhospitalière. Où bâtir? La place
manquait; on acheta un chalet portatif et on le roula dans un coin
de la cour; c'était un agrandissement, mais si médiocre qu'il était
illusoire, Â peine établie depuis une année, la maison ne pouvait
plus suffire ni aux malades ni à leurs infirmières volontaires. Ne
trouvera-t-on pas, comme sur les collines de Lyon, un clos de La
Sarra, où l'on pourra construire un hôpital sérieux, un hôpital défi-
nitif dont les incurables et les Dames du Calvaire pourraient prendre
possession? Le clos existait rue Lourmel, non loin de la rue Léon-
tine, à portée du boulevard de Grenelle et près d'un marché où il
serait facile de s'approvisionner. Gomment acheter et surtout com-
ment bâtir? Toujours de la même façon, en s'adressant à cette cha-
rité française, à cette charité chrétienne, qui jamais ne se récuse.
Les femmes mirent de Tardeur à demander et à donner; l'une
d'elles a livré ses diamans, qui étaient nombreux et de choix, à la
seule condition que son nom ne serait jamais prononcé. Plus d'une
de celles dont parle le monde, qui ont des titres retentissans,
qui habitent des châteaux historiques et dont les aïeux suivirent
Pierre l'Ermite, ont fait des économies sur leur toilette, n'ont pas
renouvelé les harnais de leurs équipages pour glisser quelques
billets de 1,000 francs dans l'aumônière des dames zélatrices; au
fond des bourses xie quôte on trouva des bracelets et des bagues.
Je sais une femme élégante, et jeune, et jolie, qui, pendant deux
hivers consécutifs, ne porta que des robes de laine; j'en fus étonné;
à cette heure, je n'en suis plus surpris.
Trois mille mètres de terrain furent achetés; avec prudence, au
fur et à mesure des ressources, on y éleva une maison hospitalière
dont on prit possession à la fin de 1880. La première supérieure
de Paris, M""® Lechat, qui par son activité avait tant contribué à la
construction du nouvel hospice, n'y entra pas : on peut dire qu'elle
mourut sur le seuil, le 24 septembre 1879. Pas plus que M"'** Gar-
nier elle ne s'était ménagée, mais moins heureuse qu'elle, elle
partit avant d'avoir vu ses malades établies dans les conditions
qu'elle avait rêvées pour elles. Le sceptre, — qui est une pince à
charpie, — a passé aux mains de M"^ veuve Jousset, dont le nom a
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LA CHARITÉ PRIVEE A PARIS. 285
de la célébrité dans la typographie parisienne; si son règne n'est
pas fait de douceur et de mansuétude, elle a l'apparence trompeuse.
Une petite porte basse qui pendant le jour n'est jamais fermée,
comme si l'on craignait que la souiSrance n'entrât pas assez vite ;
un jardin en contre-haut soutenu par un mur de pierres meulières,
jardin trop nouveau pour avoir déjà de l'ombrage ; les arbres, — qui
pousseront^ — sont actuellement remplacés par un hangar à l'abri
duquel les incurables peuvent s'asseoir et s'envelopper d'air sans
craindre le vent et les rayons du soleil. Au bout du jardin, l'hospice,
vaste bâtiment construit de matériaux simples et solides, ouvert de
larges baies, comme il convient à la demeure des maladies ; l'orienta-
tion est bonne ; si l'on montait sur les toits, on apercevrait les coteaux
de Passy, les verdures du bois de Boulogne et le Montr-Valérien. Au-
devant de l'hospice, semblable à la guérite d'une sentinelle avancée
qui a repris son poste de combat, le chalet, le petit chalet roulant,
annexe de la maison primitive, souvenir de la vieille école où l'on
campa d'abord, que l'on a démonté et remonté; il fait bonne figure
et n'a point souffert dans son voyage. Aujourd'hui, c'est le cabinet
de la supérieure et le parloir où l'on reçoit les visites; aux mu-
railles, deux bons portraits de M"** Lechat et de W^ Jousset, le
Christ d'après Titien, Sainte Monique et Saint Augustin d'Ary
ScheflFer, le Repos en Egypte et la croix d'argent, la croix d'uni-
forme, qui est le seul emblème qui distingue les Dames du Calvaire
lorsqu'elles sont de service. La maison est intelligemment distri-
buée, aérée, lumineuse, bien faite pour l'objet qu'elle doit remplir.
Les couloirs de dégagement sont spacieux et l'on peut y circuler
sans troubler le repos des malades. Une officine avec un grand
fourn€au pour les préparations pharmaceutiques et des lavabos qui
ne sont que trop indispensables aux infirmières ; à côté s'ouvre la
pharmacie, où je remarque un meuble en bois blanc et à tiroirs ;
sur chaque tiroir, un nom ; c'est là que les dames agrégées serrent
le tablier d'hôpital ; je Us des noms dont la plupart sont dignes
d'être criés par un héraut d'armes (1). En face ou à peu près s'étend
(1) M°^«» JouBset, comtesse de Lastic, comtesse de Rayneval, comtosse Clary, de
Bairael, de Bonval, Ravaut, comtesse de Beaalaincoart, Belly, Hagroalin, de Cheyrigny,
vicomtesse de Thoisy, duchesse d*Uzès^ Boistel, comtesse Lafond, comtesse de Biron,
comtesse de Vibraye, marquise de Broc, comtesse de Pontgibaud, Trouillet, comtesse
de BriançoD, ServoUe, Gounelle, baronne de Gainai, Pradhon, Pichon, comtesse de
La Haye, comtesse de Beaorecaeil, vicomtesse de Lastic, comtesse de Bonneval,
Gariod, Saglio, Tissier, Saoné, de Barras, Bouchard, Bommard, de Contensen, com-
tesse Cornudet, princesse d'Hénin, d'Âssailly, Boulu, de Vaublanc, baronne d'Ortès,
Wallaert, d'Eude?ille, Philipon, comtesse de Chabannes, comtesse de Saint-Phal, de
Jonvencel, marquise de Perrière, Épinette, baronne de Laroche-Ponder, Antheaume,
de Montéage, Le Gordier.
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286^ lamJE dc& deux ■ondb&w
le dortoir, où vingt litB entouf es dB rideaua de cotonnade wçovfevt
les newablbs; mie om deux chamlnros pavtiouliëre» sont râ^rréest
pon des eates maladiBB' que Y(m w recneifli» daa» le quartieF, De
plam^-pied^ avec.ledavtDirr la» dli^le, froide et nue oomn» toute»
les eenstimcttoiis trop Beovee; aux OMomUes, les taèleauK d'un^
cbefnm de craix; Un eeealier, accosté d'usé pente douce munie* dei
raîb- sur lescpielfr peut glisser un cercueil, conduit à la salle no?'-
tuese, eù> sont déposées les pau^rres fbmnes enfln délivrée» de leuip
suppth^e* Là, mieux que dans le& hôpitaux, en respecleles cadi^rFCv;
on ne fes GOircUe pas sur- la dalie de pierre' ou sur la< planche de
chêne; on les étend sur un lit garni de matelas;' ils y restent» expo*^
ses et entouras- de* prières jusqpjt'au meoannt où* le couvercle de* la
bière se referme sur eux.
Bu pénétrant au second étage, en ccmiprend que rhospice* compte
s' agrandir et offrir plus de place aux malades, hk^ en effet, tout est
provisoire; les cloisons dh corridor central ^ des chambres sent^
en bofê; il suffira d'un coup de marteau pour les dâoionten, et
^ors on aura un second^ dortoir ample et très- éclairs. Actuellement,
et en attendant des ressouives nouvelles, cet éttige est réservé* an
logement des dbmes résidentes, que ron-pounrait aussi bien nom^
mer les dlames pensionnaires^ car nonnseulement elles soignent les
cancérées, dirigent l'approvisionnement, veillent àr la\ Sngerie, ài la
buanderie^ à la> conjfection de» bandes^ et des compresses^ soiment
la cIo(^e du réveil, tiennent iee comptes, font les-corp»pondances>
passent lies marchés^ avec les fournisseurs, assistent Ibs malades' à
leur* dernier moment, les lavent, les ensevelissent, les accompa-
gnent à Ib chapelle^ mais elles paient pension comme des voyan
geuses de la bienfaisance descendues au. grand h6tel delà charité;
Jamais nulle rétribution, d'aucune sorte, n^est réclamée* aux mà^
lades, mais les infinmèrts- paient^ le droit de vivre' ài leur cdtéet
de se lever la nuit pour leur porter secours^ Les chan^ires sont
gaies et vivantei^; ellea n'ont ri^i de lai régularité moriie qui par-
fois est' si pénible à' contempler dans a lai clôture » des commu-
nautés religieuses.
Chacune des dames résidentes s'est meublée à sa guise^ le lit
est en acajou et muni d'une bonne literie où le sommeil peut répa-
rer les forces épuisées ; il y a des rideaux drapés, des tables cou-
verteede ces gracieux ustensiles dont les femmes aiment à se ser-
vir; des portrnts sont pendus aux murailles et maintiennent en
permanence le souvenir des absens ; des gants jetés sur un guéri-
don, un chapeau de dentelles noires accroché à une patère, un
vague parfum d'iris ou de verveine rendent plus éclatant encore
le contraste qui s'accuse entre des habitudes élégantes et une
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LA CHARITÉ PRITES A PARIS. 287
fonction devant laquelle plus d'un cœur viril succomberait. Du
fend de la pharmacie et du dortoir des cancérées monte une
odeur d'acide phénique qui est comme un rappel à la réalité ; ici,
sa second étage, c'est le Ueu du repos transitoire; en bas, c'est le
Hm éa labeur, du dégoût à vaincre, du sacrifice permanent. Là,
les Dames du Gahratre, les veuves ont pu faire l'expérience que les
«cbagrins s'allègent d'eux-mêmes et deviennent moins cuisans lors-
qu'on ieur donne pour con^pagne la fonction de soulager la souf-
france, et elles reconnaissenl que le meilleur moyen de ne pas trop
s'appesantir sur ses propres douleurs est de toujours penser aux
douleurs d'autrui.
Au dernier étage habitent les filles de service, jeunes pour la
plupart, se dévouant aussi, car elles ne reçoivent pas de gages,
vêtues d'un oostume semblable et que je trouve d'apparence trop
leligîeuse, car il convient avant tout de laisser à l'œuvre son
cairactàre eiin-essément laïque. Elles dorment dans un dortoir com-
mun et vivent dans une saUe commune, où je vois des machines à
coudre, où l'on raccommode les draps, où l'on ourle les torchons,
où l'on roule les bandes fraîchement lavées pour le pansement du
lendemain. Ces trois étages s'élëveot siu: un vaste soushsoI bitumé
qui contient les appareils d'un calorifère et d'un ventilateur, la cui-
sine étincelante de cuivres, ia diambre aux provisions, une serre
qiH m'a paru glaciak, et la salle à manger, — beaucoup trop froide
— où ks dames résidentes prennent leur repas,
La maison était à peine inaugurée qu'elle a failli être détruite;
l'inondation avait menacé la petite maladrerie de la rue Léontine,
rinoendie s'est attaqué à l'hospice de la rue LourmeL Dans la nuit
du 17 décembre i88i, le feu {^it dans une fabrique de câbles télé-
93q[>hiques juxtaposée à la maison des Dames du Calvaire. Ce fut
une des dames qui, réveillée à deux heures du matin par l'inten-
sité des flammes, donna l'alarme en sonnant à toute volée la doche
de la chapelle. Tout le monde fut vite sur pied; on ferma les comp-
teurs à gaz, on ouvrit les robinets des bains, on leva et on habilla
en hâte les malades afin de les sauver d'abord si le péril devenait
trop pressant; à cinq heures du maitin, les pompiers, grâce à la
pompe à vapeur de Passy, étaiend; maîtres du feu; les murs de
riiospiae étaient noircis et calcinés, on n'eul -qu'à les réparer et
l'on en fut quitte pour la peur; mais la peur fut vive, et le souve-
nu: de cette nuit redoutable ne s'est point effacé de la mémoire des
dames résidentes.
Je n'ai encore parlé que des annexes où sont groupés le service
et les servantes de la vraie maison, qui est le dortoir où l'on souffre,
où l'on gémit, où l'on meurt; on pourrait l'appeler la salle de l'ex-
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288 REVUE DES DEUX MOJNOES.
trême-onction, car c'est l'antichambre du repos; celles qui vien-
nent s'y coucher n'en sortent guère que pour s'en aller dans un
monde où les plaies vives et les dartres rongeantes sont inconnues.
Vingt lits : en 1882, vingt-six décès. L'infatigable faucheuse y est
à demeure et ne se lasse pas de frapper. Pour les malheureuses
qui sont là, défigurées, ouvertes, tuméfiées, la mort est l'anéantis^
sèment souhaité d'une chair saturée de tortures et la libération
d'une âme à laquelle nulle espérance n'est interdite; lorsqu'elle
approche, on lui sourit. L'une me disait, — comme Alfieri, celle-là
avait au front il pallor délia morte e la speranza^ la pâleur de la
mort et l'espérance : « Puisque je suis incurable, pourquoi ne pas
fmir tout de suite? » C'est une clinique de cancers d'une incompa-
rable richesse , et le médecin, — le docteur Eugène Legrand , —
qui soigne ces infortunées , a sous les yeux des objets d'étude et
d'observation dont la diversité est désespérante. La nature est iné-
puisable dans l'invention des supplices qu'elle inflige aux humains,
— qui, heureusement, ne sont que des mortels, — on dirait qu'elle
s'ingénie à dérouter la charité et à la vaincre; peine perdue : plus le
mal est horrible et repoussant, plus la charité se fait active, lurdente
et courageuse. Quelque effroyable que soit la tâche, nulle dame du
Calvaire n'a jamais reculé.
Les lits, convenablement espacés, sont enveloppés de rideaux
blancs; des formes étranges entourées de bandelettes mouillées de
sanies sanguinolentes, disparaissent à demi sur les oreillers : ce
sont les malades; pourquoi la vie s'achame-t-elle à ne point aban-
donner ces matières en décomposition? En passant devant ces lits,
plus lamentables à voir que les dalles de la Morgue, sur lesquelles
reposent, du moins, des corps devenus insensibles, je me rappelais
mes courses à travers le cimetière de Damas, lorsque je cherchais
au milieu des tombes la masure où vivaient les lépreux, juifs et
musulmans, parqués loin de la ville, jetés hors de Thumanité, qui
s'en écartait avec épouvante, psalmodiant une plainte sans parole,
car le VQile de leurs palais était effondré, tendant une main sans
doigts, car leurs phalanges étaient tombées, levant la tête pour voir,
car leurs paupières boursouflées fermaient les yeux. Gonflés, recou-
verts d'écailles, ils achevaient de pourrir ensemble dans une puan-
teur telle que les chiens hurlaient et se sauvaient à leur approche.
A cette époque (septembre 1850), un seul homme venait chaque
jour les consoler et les secourir : c'était le supérieur de nos laza-
ristes. La parole de Midiomet : « Fuis le lépreux comme tu fuirais
le lion, )> n'avait pas été prononcée pour lui.
Il n'y a point de lépreuses à l'infirmerie du Calvaire, car la lèpre
n'existe plus dans notre pays, qu'elle a tant ravagé jadis; au
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-rrr"
LA CHABITÉ PBIYÉB A PARIS. 289
XIV* siècle, dix-neuf mille léproseries en Europe, dont deux mille
en France. On ne dit plus la messe des morts sur « le ladre; » on
ne le conduit plus solennellement, en chantant le De profundisyjas-
qu*à sa « borde,* » on n'a plus à lui remettre en main a la cli*
guette, » qu'il doit faire bruire pour indiquer sa présence. Xavier
de Maistre le chercherait en vain dans le val d'Aoste, il n'y est plus.
Où le trouverait-il 7 On dit qu'il existe encore dans certaines régions
de la Suisse, de la Norvège et de la Suède; en dehors de Damas ; je
l'ai vu à Rhodes, à Jérusalem, à Naplouse, à Birket-ek-Karoum et
dans la Galabre ultérieure deuxième, à Gatanzaro, sur les bords du
golfe de Squillace.
Pour n'être point la lèpre, les maladies que l'on soigne à l'hos-
pice de la rue Lourmel n'en sont pas moins hideuses; il faut avoir
le courage de les regarder en face, car, sans cela, on ne pourrait
apprécier, comme il convient, le prodigieux dévoûment des Dames
ou Calvaire ; que' le lecteur m'excuse donc si j'appelle son attention
sur des objets d'autant plus dignes de pitié que leur aspect seul
est pour inspirer le dégoût. L'odeur d'acide phénique qui plane
dans le dortoir et baigne les lits d'une atmosphère purifiante
indique tout de suite que l'on vient d'entrer dans le domaine des
plaies vives. Quelques malades ne sont point couchées; assises et
s'occupant à de faciles besognes, elles ont de la vaillance encore et
peuvent, dans les beaux jours, marcher au long des allées du jar-
din. Un bandeau bossue de charpie leur coupe le visage en deux ;
la paupière est rouge, l'œil est anxieux, les lèvres sont blafardes ;
des boursouflures violacées marbrent la peau des joues; si l'on
enlève le bandeau, on voit le mal dans toute son horreur : c'est le
lupus vorax, le loup dévorant, qui, de préférence, se jette au visage
et le ronge. Lorsque le moyen âge voyait cette plaie abominable,
il lui criait : « Noli me tangere! Ne me touche pasi » Lentement,
avec des précautions de gourmet qui savoure un morceau succu-
lent, il a mangé le nez, qui n'est plus qu'un nez de tête de mort,
mais de tête de mort vivante, humide et saignante. Deux des mal-
heureuses ainsi défigurées prisent encore et fourrent du tabac dans
cette blessure qui met à nu les os et découvre les membranes inté-
rieures. Une vieille tradition, qui date sans doute de l'antiquité,
règne dans nos campagnes. Pour les paysans, cette dartre persis-
tante et perforante, ce lupus, est une béte qu'il faut nourrir, car elle
a toujours faim et détruit l'homme lorsqu'on la laisse manquer
d'alimens; de là un seul mode de médication : une tranche de
viande appliquée et maintenue sur la plaie. On essaie aujourd'hui
delà traiter par des scarifications répétées, par l'acide azotique;
TOMi Lfu. » i883. 19
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290 RE7UE DES BJSUX IfOIfDES.
on cite quelques cas de guériscm; mais les lupus que Ton a arrêtés
dans leur marche étaient-ils bien des lupus?
Ce mal qui lacère le visage, qu'il rend à la fois ridicule et horrible,
est très douloureux; sa persévérance n'est jamais stationnaii^, mais
sa progression est si lente qu'Ole parait insensible; il n'a poifit pitié
du malade, il le tue en détail, seconde par secoode et pendant des
années. A l'époque où j'ai étadié la Salpêtrière, j'ai oonmi une
femme qui occupait une place d'honneur dans la section des <^an-
cérées. Elle était alerte, on peu agitée, parlant sans cesse, et vivait,
la tète abritée sous iw vaste oomet en carton revôtu de calicot bleu
qui ressemblait à un éteignoir et qui lui cachait complètement le
visage. Jamais elle ne se regardait, elle avait horreur d'elle. Je vou-
lus la voir, mal m'en prit. Un jour qu'elle passait près de moi <}ans
le couloir «de la salle Sainte-décile, je frappai du doigt le sommet da
son cornet de façon à le faire basculer et ît la découvrir. Elle me cna
une injure et me donna un coup de pied ; je l'avais aperçue : le visage
était une plaie où l'on ne reoonaaissait plus que les dents et les yeux ;
le lupus avait fait sa proie des lèvres, des joues, des paupi^^s et du
nez. Elle avait sa légende ; on disait qu'elle s'appelait MMée, comme
la magicienne, qu'elle avait été actrice dans un petit théâtre, fort
jolie, recherchée et de vie à outrance. U n'en était lien. C'était une
ouvrière émaill^ise, nommée Victoire Médez, veuve de Charles Leré*
vérend; née au mois de juin 1799, elle fut admise d'urgexkce à la
Sripétrière en 1853, car d^à elle était hideuse et à demi rongée.
Elle n'est décédée qu'«n 1871, âgée de soixante-douEe ans; une
d^ni-heure avant sa mort, les maxillaires inférieurs se détachèrent
et l'on vit des fosses de l'arriëre-gorge ; est-ce au moins le lufMis
qui lui a donné le repos? Non, c'est une fluxion de poitrine. J'ai
cité cet exemple, qui n'est point une exception, pour moniver que
le caractère de cette maladie est son implacable lenteur.
Parfois 4'action est plus rapide, mais alors elle semble superfi-
cielle, ne s'aittaque qu'au derme, respecte les muscles et ne broie
pas les os. Une malade est là debout, on la dit guérie ; comment
était-elle donc avant de l'être? Le visage parait en laque carminée,
luisant, parsemé de peUioales épiùas» et ^isâtres, coname les squa-
mes d'un poisson mort; le nex est tiré en bas, les lèvres sent rétrao-
tées, on dirait que la figure est contenue dans une peau trop étroite ;
les sourcils sont tombés, les cheveux, ternes, sont rares, le cou est
strié de rugosités, un œil est couvert d'une taie laiteuse; l'épiderme
en se reformant, après l'exodriation, a complètement oblitéré l'ou-
verture des oreilles, dont les lobes ont disparu. La pauvre créature
entend, vaille que vaille, et peut répondre aux questions qu'on lui
adresse. Elle n'est point sotte et se dit satisfaite d'être en si bon
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«^
.,Z^~— .-^^^r.— ~rT;'nrfF^_ ^. jt»ii_Mt,fc«i
LA CSJSIJÉ nOfÉff M FiiOBr.
dtat.lDIr ta ed vient daos^ 1» biusobv «t pevirétre plu9 d'une mafade
dont la tète est efiitourèe des kogcs du paasenniit, bu Uow^ ïum--
reuse di eime so» sert, qcA est de rester épouvantable kfm^
Sur vm lit basj' tperpi» «ne fiflelt&d'eimiOB' tmie ans ; le visage^
déformé par le gcnfiement des OMoMlaîres, a une apparence- jape»-
naÎBe que ne démentent nif hti vmcitd âe^yean^ m bu chevehareTeii»-
?ée à la chînofee^. L^expieasiDD est iatell^enter ht parole est wmr
le sentira est deus 'et reconmisBant, BU» reste étendue sor le doe^.
imiMbilev dimkmée^presque oplatiev a'^ifant plus fuet Vwage de: bt
mam gauche qui s^a^ite au bout d'in» brasdiaaigve dcmtb chair est
flasqœet la* pesm jaunâltre. L'absraee di& phosphate die chaus-dans:
lèses lei^ft réduits à rètat gélatineux; avec un pe» d'effort en noue»-
rnt les^ janbes comme mu câble;: le bras droit a tellement dévié:
1^ avtienbuiba& qwles doigts de la nosia sont retournés sur eus-
mènes. L» vîe semble réfugiée,, remonlée dans W tète ; elle a.
délaissé ce corps diîmiquemenl si mol composé; au-dessua de ce^
frêle cadavre, il y a un cerveau qui pense, raisonne et ne parait
point s^ôtooner d'être Ké à bu mort. Cetts en&nt ne seuffira pasv elle
memt cependant et ne sf'en dorutO' guère. Bientôt Tâme quittera,
celte' matière mcoaqdètev ett bu paovpe petite sera liJBérée.. Brè&
d'ele et paraissant 1» regarder avec rariosit§, un gros, ammaL est
anns dans ua> fauteuil muni, d^ins piancbetta qui Fempôehe de.
se lavev. Estr-ce une: femme? Oui, car elle pavle; Les pieds^ et loti
mains^ de substance molle, sont relevés^ en sens inverse par ima
coDtractare des: extrémités résultant saiss doute? de quelque eoKful-
sian antérieure à bLUBRsaiice; la btn^ne^ énorme et charnue,, sort de;
la bifucft&et pend sur les lè^es épaisses; la iace, Uême et bouffie,
est eulaMie de deux yeux saîiiansir ronisy el fui semblent reuleir au.
hasard d^in^ulsîons que l'on ne devine pas; hi parole est embar-
rassée eteomme enapârtée de besti«lîté7 l'intetligence* s'est poini fer^-
méeyelle s'entr'ouvreet cem^preod. Celte o^ure embryonnaire, qui
rappeUoi tes méduses inconsistantes) qw soulèveit les vaguest, quî
^ ne peut marcheii, qm ne parvient pas à. surveiller ses. fonctions
mânreUesy est aujourd'hui* âigée de trente-ôx ans^,* eUee a réussii à
s'approprier quelque' enseignement religieux et ea vient de Lui faire
faire sa première commnnion.
L'angio^leucite* n'est point rare: à Ifbospice de k r«€ Lourmel;
c'est là une appellation* bien scîentîfigue; il s'a^t de l'él^aor
tiasîs, mot excellent, peignant bien eette défermolmi des tissus
cpii fait ressembler les* membres de l'homme à» ceux de l'éléphant ;
maladie redoutable qui presque toujours se porte aux jambes.
Hérodote raconte que^ pour s'en guérir^ les Pharaons priaient des
baiffii de sang hunNUO'; Paracelse est moins cruel, il recommande
l'or potable et l'eau distiSée de perles fines; on ignore au Çalivaire
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292 REVUE DES DEUX MONDES.
si ce traitement est efficace. Une vieille est assise sur son lit, les
pieds posés sur une chaise, je lui demande pourquoi elle ne se
couche pas; elle me répond : a Je suis asthmatique et j'étouffe dès
que je suis allongée. » Elle découvre ses jambes ; l'éléphantiasis
les a envahies; le derme est épaissi, violet, écailleux; les tissus
sont engorgés ; les chevilles, perdues dans le soulèvement des chaûs,^
n'apparaissent plus au-dessus du pied, tellement gonflé qu'il semble
près d'éclater. Pour diminuer la tension de l'éléphantiasis, il fau-
drait maintenir la malade sur un plan incliné qui relèverait légère-
ment les jambes; pour empêcherFasthme d'oppresser les poumons, il
faudrait que la malade restât debout, ou du moins fût placée de
façon à avoir le torse droit. Problème insoluble et vraiment impi-
toyable ; les deux supplices se combinent et l'on ne peut soulager
l'un qu'en exaspérant l'autre. Il en est plus d'une ainsi dans le dor-
toir; lorsque, pendant le sommeil, le corps s'abaisse automatique-
ment en arrière, elles suffoquent, se réveillent avec un cri : « De
l'air ! de l'air I »
Adossée contre un rempart d'oreillers, je vois une jeune femme
d'une pâleur terreuse ; elle respire un flacon d'eau de Cologne et
secoue la tête avec découragement. Je m'approche d'elle et j'y
reste avec effort. Je lui demande : « Pourquoi flairez-vous ce fla-
con? est-ce que vous craignez de vous évanouir? » Un nuage rose
passe sur ses joues, elle répond : « Oui, monsieur. )> Elle se trompe ;
elle cherche à fuhr son odeur et n'y réussit pas. C'est une ouvrière
du Gros-Caillou ; employée à la manufacture des tabacs, elle a pré-
paré « la tripe, » taillé a la robe, » et roulé le cigare. Elle est tom-
bée par une fenêtre, du haut d'un second étage et s'est brisé la
jambe droite. La fracture était compliquée, on a pratiqué l'amputa-
tion; j'ignore quel accident est survenu, mais je regrette que, dans
sa chute, la malheureuse ne se soit pas tuée sur le coup. Un cancer
s'est emparé d'elle, l'a saisie à la jambe coupée et s'étend jusqu'à
la hanche; sa cuisse blanche et démesurée ressemble à un sac de
farine ; le derme s'est fendu sous l'expansion des tissus désagrégés
et laisse échapper des putridités nauséabondes. Lorsque les bouffées
horribles montent vers elle, elle prend sa petite fiole d'eau de
Cologne, et se désespère. Je la regardais pendant qu'on la pansait
et que des larmes lui mouillaient les yeux en contemplant sa jambe
qui jamais ne la portera plus, et involontairement j'entendais bour-
donner dans mon souvenir l'air de la Juive : « Je suis jeune et je
tiens à la vie I » — Quelques jours après ma première visite, je suis
revenu ; en entrant dans le dortoir, j'ai cherché des yeux la petite
ouvrière en cigares, je ne l'ai pas aperçue. Elle est ailleurs, dans
l'endroit où l'on ne souffre pas et où, sans doute, on a compris la
raison de la souffrance. Un matin, — le 22 avril, — une dame du
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\ LA CHARITE PRIVÉE A PARIS. 293
\ Calvaire lui demanda si elle voulait une nonnette pour son dessert;
en souriant, elle répondit : « J'en voudrais deux. » Tout à coup elle
cria : « Voilà quelque chose qui part I » On se précipita vers elle ;
le sang ruisselait ; pour arrêter plus rapidement Thémorragie, on
coupa les bandes du pansement ; la pauvrette inclinait la tête comme
un oiseau blessé : les lèvres décolorées ne parlaient plus, le regard
flottait vers le ciel pour y chercher la réalité des espérances, le corps
sembla s'amollir et s'affaissa. Le cancer avait mordu l'artère fémo-
rale et, en moins dé deux minutes, l'âme avait rouvert ses ailes.
La place d'où elle est partie n'a pas eu le temps de refroidir, j'y
découvre une apparition. Vous rappelez-vous les contes des fées : « Il
y avait une petite vieille, si vieille, si vieille que son nez touchait à
son menton? i> Elle est là, au Calvaire, accroupie sur son lit, tou-
jours assise, car elle ne peut se tenir autrement, noueuse, ramassée
sur elle-même, semblable à ces*momies d'Incas que l'on retrouve
dans des amphores. L'^nkylose l'a prise aux articulations inférieures
et l'a ployée en trois. Le long de ses bras décharnés des pralines
cancéreuses sont disséminées sur sa peau ridée. C'est une Bre-
tonne bretonnante ; elle est du pays qui est entre Josselin et Ploër-
mel. Aux jours de son enfance, elle a dû jouer près de L'Étang-au-
Duc et sous les chênes de La Mivoie, où les Trente ont combattu
jadis. Â cette heure, c'est un petit fantôme desséché ; on dirait que
le sang n'y circule plus et laisse les chairs mourir d'inanition. Sa
voix fêlée est si grêle qu'on croirait entendre la voix d'un ventri-
loque qui parlerait derrière les rideaux. Elle dit: « Je voudrais
fumer ma pipe; voilà quarante ans que je fume; ça me manque
beaucoup de ne pas fumer. » Elle demande qu'on lui donne du
butun. — But un en bas-breton, c'est du tabac. — Lorsqu'il fait beau
et qu'un rayon de soleil échauffe le jardin, on pose ce pauvre sque-
lette décharné sur un fauteuil et on le roule en plein air; alors la petite
vieille recroquevillée fume tout doucement; elle ferme à demi les
yeux et rêve. Peut-être, dans sa somnolence, revoit-elle les filles et
les garçons aux longs cheveux s'arrêter sous sa fenêtre et se répète-
t-elle la chanson du rossigoolet sauvage, du rossignolet d'amour,
la chanson de la mariée, qu'elle a écoutée, le cœur battant et le front
brillant la jeunesse :
RecoYez ce boaquet que ma main vous présente ;
Il est fait de façon à vous faire comprendre
Que tous ces vains honneurs passent comme des fleurs !
Arrêtons-nous encore auprès d'un dernier lit; celle qui l'occupe
et ne le quittera que pour la couche éternelle est une vieille fename
qui a dû être jolie autrefois; elle est proprette ; sous son bonnet les
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2M BBVUr DES BEUr HONMGF.
chen/ws èlicatai» de blancbenr sont bien' ranges. Me anssâ, effl?
dortasrâsef, noepas qu'elle soit astMmatiqne, mais' parce que* h poids
de son cancer Fétraffi?* Idrsqu- elfe est étendue sur le dos. Elle se
découvre Der thorax ; la poitrme plate est fout entière nmneloimée
de* glandes* cancéreuses et ressemble i la carte en relief d*ùn: masstf^
de montagnes. L'ablstmi même* n^est point possible; depui? fes
claficales jusqtf à lin dernière des fausses côtey, ce n*est qtr'ime'
cuirasse formée de nodosités couleur marron .nuancée de tons
livide». La pauvre femme ne se faâi point d'illusion. Le regard «
une expression navrante et Ton dirait que les lèvres répètent la
phrase de Gboteaubriasid : ce Je me décourage de durerl w — Bih
n'a pa9 <« dUré* i» hmgtemps; deui jours après ma visite, son corps
s'esl endorrar pour ne ptes se réveiller; on Ta porté à la chansbre
des* morts et bien vite on a préparé le lit pour y placer' une postu-
lante dont te' visage est déjà presque^disparu.
Que le lecteur ne se figure pas que j'aie outré le tableau»: je Tar
allténué; j'ai reculé devant certnnes descriptions, il' y a des faices
que je n"di pa» dévoilées^ des plaies dont fai votentairement détourné-
les yeux. Ce que ces femmes souf&ent dk ces maux sans remède' et
sans espoir ne peu^ s'imaginer; derrière tes rideaux blancs on
entend tes pl»nles étouifêes; parfois, la nuit, le sitence du dortour
est troublé par un err; c'est la Mte féroce qui mord une malade et
rarrache av sommeil. Les Stanes' du Calvaire ne sont jamais loin, et
il n'est pas besoin de les" appeler dieux fois pour qu^'elles accourent.
Elles savent administrer Fbydrochliorat^ de morpbine comme die
vieux pratictens, et l'aort des injections seoB-eutmiées leur a été
révélé. Four ces maux incurables qui sont une aberration de fc
nature, te médecin n'a jamais trop de compassion; là où* le médf—
cam^it reste inefficace et ne* peut guérir, la parole affectueuse est
un allégement. C'est nsoins la malaidie' qu'il faut considérer que la
malade, à laqueHe on ne prodiguera jamais assez de consolation,
dé tendresse et d'encouragement. Les Dames du Calvaire ne l'igoo^
rent pas ; elles calment tes siqppliciées et les «dorment par des
paroles fortiQantes qui sent te» litanies die la commisération, elles
apaisent celles ^i se révoltent de tant souffrir, s'agenouillent près
du lit, prient et font descendre l'espérance dans les cœurs des plus
exaspérées.
En quel lieu prierait-on, si l'on ne priait pas dans cette infirmerie
où l'on n'a plus rien à attendre de la science humaine, où chaque
minute apporte une torture, où la veille est faite d'angoisses, où le
sonuneil est un cauchemar, où l'âme n'a de refuge que dans les desti-
nées d'outre-tombe? Une femme ankylosée des genoux, les jambes
ravagées par une dartre vive, me disait : « Ah ! que je voutods pou-
voir marcher I » Je lui demandai en souriant : cr Pourquoi? pour
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LA CHARITE PRIVÉE A PARIS. 295
VOUS promener au soleil? » Elle me répondit : «Ohl imhi, moosîeurs
pour aller à l'église. ^ Elles ne peuvent en effet aller à Téglise, mai,
Téglise vient à elles. Chaque matin, à sept heures, les cloisons du
dortoir glissent sur des galets de cuivre et découvreint la chapdle,
d'où s'échappe un air frais qui s'approche des lits cooaaie uae
caresse. Les dames résidentes sont à genoux, derrière elles sont les
filles de service; le prètrç est à l'autel, la clochette résoone et la
basse messe est dite. Les malades se tournent dans leur lit, tendent
leurs mains décharnées vers Celui que l'on invoque, et s'inclinent
quand on élève Thostie. Tout le cœur s'élance lorsque l'aumônier
terminant la récitation de l'oraison dominicsJe, dit : El libéra nos a
malo! Et délivrez-nous du mal I Quelle ferveur en répoindant : Ainsi
soil-ill Car, pour ces malheureuses, le mal est tangible et lancinant,
il est si effroyable, si extrabumain, qu'il ne p^ut être que l'oeimvre
du maudit. C'est l'œuvre du diable, en effet ; les Orientaux le savent
et leurs historiens le racontent, il faut les écouter et apprendre
d'eux où ce mal est né aux premières heures des légendes et pour-
quoi l'homme n'en est pas encore absous.
Zohak, le cinquième roi de la dynastie persane des Pischdadi^is,
le descendant du géant Caïumarath, qui fut un arbre avant d'être
homme et de réduire la terre en servitude, était un roi méchant. Il
se plaisait aux cruautés, et pour n'être jamais à court d'inventions
malfaisantes, il se faisait aider par Éblis le Lapidé, qui est Satan.
Lorsqu'au bout de plusieurs années, Zohak congédia Eblis, cetuici
lui demanda pour récompense de ses services la permission de lui
baiser les épaules. Zohak y consentit, et à la place que venaient de
toucher les lèvi-es réprouvées, deux ulcères apparurent où grouil-
laient des serpens qui lui mangeaient fat chair. On assembla les
savans de ce temps-là, et ils déclarèrent que le seul moyen de gué*
rir le roi Zohak était d'appliquer chaque jour sur les plaies diabo-
liques la cervelle d'un homme récemment tué. On tua d'abord les
prisonniers, puis les innocens; on enleva des enfans pour les enfer-
mer dans Tendroit où l'on gardait les mallwureûx réservés à. l'hon-
neur d'être utilisés par la thérapeutique royale. On vola les fils d'un
forgeron d'Ispahan, qui se nommait Gao. Il mit son tablier de cuir
au bout d'une perche, sortit en criant : « Aux armes! » souleva le
peuple, réunit une troupe de mécontens ; à la tête des révoltés, il «e
rendit auprès de Féridoun, fils d'Alkian, petit-fils de Giamschid, et
le iMTOclama roi. Zohak fut vaincu, le jomr même de l'équinoxe d'au-
tomne et enfermé dans une des cavernes de la montagne de Dama-
vend. 11 n'était point gwéri, parce qu'on l'avait trompé et qu'on lui
avait fourni des médicamens inférieurs. En effet, les apothîcaipes
chaiigés de massacre des hommes et de préparer les cervelles
humaines laissaient, par pitié, les portes de leur laboratoire ouvertes
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206 REVUE DES DEUX MONDES.
et les prisonniers s'évadaient; on remplaçait leurs cervelles par des
cervelles de mouton, et Zohak ne s'en apercevait pas. Les fugitifs se
sauvaient par des chemins détournés et se réunirent dans des pays
alors inconnus : il en résulta la nation des Kurdes. Zohak avait eu
beaucoup d'enfans qui se répandirent à travers le monde, car le
peuple d'Iran les haïssait en souvenir de leur père et les avait chassés.
Us s'établirent dans les contrées d'Asie, d'Afrique et d'Europe; ils
y propagèrent le mal dont ils étaient dévorés ; car, encore aujour-
d'hui, tous ceux qui descendent de la lignée de Zohak portent sur
leurs corps la trace des baisers de Satan. Lorsque Zohak, qui est
dans la géhenne, aura été pardonné de Dieu l'unique, — sur qui
soient les saints du Prophète 1 — ce mal disparaîtra de la terre.
Je crois que la science moderne n'acceptera pas san» contestation
cette explication de l'origine des cancers et des dartres vives, mais
l'Orient ne s'en préoccupe guère ; il a vu une maladie tellement
horrible qu'il l'a crue surnaturelle et il en a fait remonter la res-
ponsabilité jusqu'au diable, qui est le principe de tout mal ; c'était
logique et d'une orthodoxie irréprochable. Les dévastations que pro-
duit ce mal sont indescriptibles, je m'en suis aperçu en les décri-
vant; elles ont tout ce qui révolte les sens, tout ce qui appelle le
dégoût, tout ce qui effraie la compassion, repoussée par l'aspect
et par l'odeur. Pour mieux remplir la mission qu'elles ont choisie,
les Dames du Calvaire ont vaincu leur répugnance, répudié toute
faiblesse et acquis une résistance qui en remontrerait à celle des
infirmiers de profession. Je les ai vues à l'œuvre et j'en puis par-
ler. Un matin du mois d'avril, je suis arrivé rue Lourmel, un peu
avant l'heure de la visite du médecin. Il faisait sec et froid; l'hos-
pice avait l'air presque gai avec ses hautes murailles blanches éclai-
rées par le soleil et son petit chalet reluisant. Les dames résidentes,
les dames agrégées, accourues de tous les coins de Paris pour ne
point manquer au devoir, étaient là : j'en ai compté vingt- trois; le
tablier de calicot blanc à bavette attaché sur la robe noire, qui est
la livrée des veuves, les fausses manches passées au bras, la pince
à charpie en main, elles causaient entre elles, se promenaient dans
le corridor de l'infirmerie^ en attendant le moment de pénétrer dans
le dortoir. Sur la poitrine, elles portent la croix d'argent, qui est la
décoration du Calvaire; aux doigts, un seul anneau, celui que le
prêtre a béni au jour de l'union nuptiale, où est éclose l'espérance
qui, en s'envolant, n'a laissé place qu'à la foi et à la charité. Si les
ducs, les princes, les marquis, les comtes, les officiers supérieurs,
les magistrats, les grands industriels qui ont vécu peuvent voir ce
oue font leurs veuves aujourd'hui , ils doivent se sentir heureux
aavoir si bien placé l'honneur de leur nom et le souci de l'âme de
leurs fils. Que des fournies du monde viennent, une fois par hasard.
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LA CHARITÉ PRIVÉE A PARIS. 297
faire le pansement à l'infirmerie des incurables, ce sera un acte
d'humilité ou d'ostentation ; elles viennent à jour fixe, plusieurs
fois par semaine, avec persévérance, et elles font acte d'héroïsme (1).
Les Dames du Calvaire sont entrées dans le dortoir, je les ai sui-
vies. Toutes, elles se sont agenouillées sur le parquet, les épaules
courbées, la tête inclinée; une d'elles a récité une courte prière dont
je n'ai retenu que la dernière phrase : « Daignez, Seigneur, donner
à nos malades la patience et la résignation, et à nous l'esprit de foi
et de charité. » En ce qui les concerne, je crois que la prière est
exaucée. Elles se relèvent et vont vers les malades. J'étais auprès
du docteur Eugène Legrand, qui avait bien voulu me permettre de
l'accompagner ; il allait de lit en lit, prescrivant une ordonnance,
remontant les courages défaillans et disant des paroles d'espoir aux-
quelles il ne croyait guère; pour bien des maux, le mensonge,
— est-ce bien le mensonge? — est la part affective du traitement.
Tout en marchant à côté du docteur, en écoutant ses explications
techniques, je regardais les Dames du Calvaire. J'admirais la dou-
ceur et l'agilité des gestes. II n'y a pas au monde un instrument
plus parfait que la main d'une femme adroite; ces longs doigts,
assouplis par l'élégance même du travail choisi qui coiid)at l'oisi-
veté, ont de merveilleuses délicatesses pour toucher les plaies sans
les aviver, pour les laver, pour y étendre la charpie fraîche et rafraî-
chissante, pour les entourer de bandelettes et pour caresser la joue
de la malade quand le pansement est terminé. La besogne est hor-
rible, on ne s'en douterait pas à voir celles qui l'accomplissent»
Je me suis arrêté devant le lit de la petite fille qui semble se
liquéfier. J'ai regardé les mains qui la pansaient; pareilles à des
fuseaux d'ivoire, elles avaient une agilité spirituelle : <( Esprit de
Mortemart, » a dit un vieil adage. Je les admirais; elles étaient
souples et prévoyantes, lorsqu'avec mille précautions ingénieuses,
elles soulevaient sans les faire souffrir ces pauvres membres plus
flexibles qu'un rouleau de linge mouillé; on eût dit que les bandes
se déroulaient d'elles-mêmes, comme si une fée les eût touchées;
la petite malade s*apercevait à peine qu'on l'entourait de charpie.
Elles ne sont point faibles, ces mains, elles ont une vivacité résis-
tante qui, parfois, ne doit point manquer de vigueur. Elles doivent
savoir maintenir un cheval qui devient nerveux et fait des réactions
en entendant les trompes sonner un bien-aller ou un vol-ce-l'est. 0
chasseresse, que je ne nommerai pas et que j'ai contemplée avec
attendrissement, ce n'est certes pas Endymion que vous cherchez
près de ces lits cancéreux 1
(1) Une snocursale de roeuyre des Dames du Calvaire a été récemment établie à
Marseille.
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29S RETUE ras DEUX MONDK.
Joinville raconte que, lorsque saint Louis chargeait sur ses épaules
les cadavres des pestiférés pour les porter au lieu de sépulturCt S
était escorté de Tarchevéque de Tyr et de Févêque de Damiette, qui,
assistés de leur clergé, récitaient les prières des morts. Prêtres^et
soldats, épouvantés par la crainte de la contagion et suffoqués par
la puanteur des corps morts, tenaient des mouchoirs tamponnés sur
leur visage : (t Mais oncqoes ne fut vu au bon roy Louis estouper son
nez, tant le faîsoit fermement et dévotement. » Les Dames du Cal-
vaire non plus tt ne s'estoupent point le nez ; » et, près de certains
lits, il y a du mérite; sous les regards féminins, j'ai tenu bon, mais
plus d'une fois je me suis senti pàUr. Non-seulement elles pansent les
plaies, mais elles enlèvent le bonnet des malades : a Voyous, la mère,
que Ton vous fasse belle I » Elles dénouent les cheveux rugueux où l'on
croit voir encore quelques gourmes de Tenfance, elles peignent, elles
nettoient tout cela sans détourner la tête, sans baut-Ie-<:œur a ferme-
ment et dévotement, » comme le bon roi Louis. Je connais bien des
hommes et des plus résolus qui reculeraient. Les Dames du Cal-
vaire sont ce que les femmes du peuple appellent des mijaurées ;
ce sont des fenmies accoutumées au luxe ou du moins à un réel
bien-être. La plupart sont frêles, avec la prédominance nerveuse
des Parisiennes; plus d'une a du se sauver à la vue d*une araignée,
et pousser des cris de détresse en apercevant une souris ; pour se
faire sœurs de charité imperturbables, elles ont accompli sur dles-
mêmes un effort dont seules elles peuvent apprécier la puissance ;
seraient-elles arrivées à dompter leurs instincts, à modifier leur
nature, à triompher de leur répugnance, si elles n'avaient pas eu
la foi? — Nonl
Au temps de ma première jeunesse, — c'est une vieille histoire, —
j'avais aperçu deux yeux bleus que je n'ai pas oubliés. Jamais plus
belles pervenches ne se sont ouvertes à la rosée, jamais expression
plus douce n'a été l'âme d'un regard. La femme dont ils illumi*
naient le visage était charmante ; ses cheveux noirs, son rire ver-
meil, rehaussé par l'éclat de ses dents, ses épaules bien tombantes,
son cou flexible et sa ferme taille en faisaient une beauté rare. On
l'admirait, on répétait son nom ; elle venait de se marier ei semr
blait éclairée par un de ces nimbes de bonheur que rien ne peut
éteindre. Elle chanta; sa voix était juste et d*un timbre exquis.
Oq battit des mains, elle eut un triomphe, triomphe de salon,
il est vrai, mais dont la qualité n'était point à dédaigner. Bien
souvent, à l'ftge où l'on rêve encore, j'ai pensé à cette soirée, &
cette jeune femme étincelante de jeunesse et de grâce, que j'avais
aperçue et que je ne devais plus revoir. Qui de nous, aux jours de
la primevère, n'a eu son apparition? Qui de nous la voyant s'éva-
nouir ne s'est dit: Le bonheur était peut-être là? Parfois j'en
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LA «CHÂ&Ili PRIVEE A PARIS. 299
parlais : Que devient-jâlle ? le savais qu'elle était de vie irrépro-
chable, que jamais l'apparence même d'un soupçon ne l'avait effleu-
rée et qu'elle traversadt l'existence fior la pointe des pieds sans y
ramasser une tache. Puis le souvenir s'affaiblit, il s'effaça ou s'en-
dormûtdans^n coin de ma aiémoire. J'étais dans rinfinnene delà
rue LsurmeL, près du lit d'une canc^Oj dont le bras gauche <est
à la fois dévoré ei momiiiépar nncanoer KfiiiA abattu les pfaabogfes
delà aiaia. L'infirmière me dix : a Elle souffre parfois crudlemeaL ti
Je itegardai la femme qui me parlait^ nos yeux «e rencontrèpent et
}e roconnus les siens. La viaioii de ma jeunesse est aAigourd'hui
dame du Calvaire.
On fie soigfie pas seulement les malades reçues en àospîtalité; la
maison ^'ouvre à celles du dehors que leur mal n'immobilise pas et
qui viennent en consultation. Quand on eo a fini avec Tinfirmerie,
OB s'occupe d'elles ; ceUefi-là on les panse, on les peigne, on ainême
la précaution de les débarbouiller, et cette précaution n'est pas sup^-
Hue 4 je ne suis pas bien certain que l'on ne glisse pas quelque ai^gent
dans leur poche pour les aîder à acheter mne nouniture phis sub-
stantielle que l'ordinaire de la pauvreté. Plus d'une parmi oeiles qui,
Je matin, traversent le Calvaine a&n d'y recevoir des soins, y revien-
dra, poussée par le mal impie, et s'y touchera pour ne (dus se rele-
ver; leur présence & l'heiu^e du panseaient est une sorte de *stage
auquel le <;ancer donnera un oiractëre définiti£i Ces malheureuses,
— les hospitalisées aussi bien que les externes, — aantinès curieuses
à examiner lorsque l'on s'avance vers dles pour enlever leurs bandes
et renouveler leur charpie ; «lies ont des préférences, cela se voit
touJ; de suite. Elles ont, pour ainsi dire, adopté oeptaines dames et
semblent n'en point vouloir d'aulms ; l'.une d'elles a de telles con-
tractions dans scm bras malade, lorsqu'-elle est «pppodiée par une
infirmière qui ne lui plaît pas, que ie pansement devient impossible.
Les Dames du Cialvaire les plus recherchées, les plus désirées, sont
celles qui appatrtiennent à la haute anistocratie ; il suffit d'être prin-
cesse ou dttdiesse pour se voir rédamée près de tous les lits. La
malade qui a été servie par une grande dame ne peut guère
réprimer un sourire de satisÊEictioa. Vue CMoérée qui a des pré-
teotions aux lettres et au èel «sprit dit volontiers : a La duchesse
est venue aujourd'hui dans sa petite diiarBettd anglaise; c'est elle
qui s'estoccupée de moi; elle a été charmante! » -Qui se serait ima-
giné que le cancer a ses vanités?
Chaque jour, à neuf heures du matin et i cinq heures de l'après-
midi, on panse les malades, sans compter les pansemens supplé-
mentaires exigés par quelques plaies où la putréfaction se hâte et
ne veul s'arrêter, fist^e tout? Non pas. Les bandes, les compresses,
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3Ô0 REVUE DES DEUX. MONDES.
tous ces langes qui ont bu la sanie des cancers, qui ont essuyé la
baye du loup enragé, ne séjournent point à la maison ; bien vite on
se dépèche de les envoyer au blanchisseur. Il faut les trier, les appa-
reiller, les réunir en paquets d'un nombre déterminé qui permette
une vérification sûre et rapide, car, dans un tel hospice, le linge, le
vieux linge, est avant toute chose un objet de nécessité première.
 qui échoit cette besogne abominable? Aux filles de service, pay-
sannes peu dégoûtées, qui, à la ferme, ont balayé le poulailler,
vidé le tect à porcs, creusé des rigoles au purin? — Non ; aux Dames
du Calvaire. J'en ai vu deux assises, sur un bas tabouret, devant
une manne putride ; élégantes, éclairées d'un sourire, ayant parfois
aux lèvres le petit souffle qui chasse une odeur importune, elles
avaient dans les poignets des inflexions plaisantes à regarder. Au
temps d'Elisabeth de Hongrie, la manne se fût remplie de roses.
Les chambres des dames résidentes ont quelque chose de per-
sonnel que j'ai signalé; bien plus encore l'infirmière a une in^vi-
dualité qui lui est propre. Son costume, sa coiffure, sa démarche
sont à elle ; dans les mouvemens, dans le port de la tète, elle a
son attitude personnelle qui la distingue des autres; elles n'ont de
commun que le tablier blanc et les manches blanches qui sont leur
parure. C'est ce qui les rend originales et ne permet pas de les
confondre avec les sœurs des congrégations, où tout est semblable,
la robe et la guimpe, le geste et l'expression, le regard et le sou-
rire. Qui a vu une religieuse les a vues toutes. Chez les Dames du
Calvaire rien de pareil ; elles n'ont abdiqué ni leur nom, ni leurs
habitudes. Telle qui a passé sa soirée au bal ou à l'Opéra, et s'y
est divertie, sera debout, le matin, près d'un lit de cancérôe, rabat-
tra les couvertures et épongera la plaie infecte que le lupus a
creusée. Elle reste femme du monde à côté des agonisantes, dans
sa façon de se mettre à genoux pour prier, dans sa grâce en
secouant la charpie, dans son élégance à faire bouffer les oreil-
lers afiaîssés, dans les modulations de sa voix, lorsqu'elle con-
sole une malade qui dit : « Âh I je soufire trop I » Entre cette dis-
tinction de bon aloi et cette misère faite de tortures, le contraste
est éclatant : j'en ai été touché. Plus j'avance dans ces études, plus
je soulève les voiles qui cachent les œuvres de la charité privée,
plus je pénètre dans ces arcanes de souffrance, de compassion et
de foi, plus il me semble, malgré les déclamations envieuses et les
revendications furibondes, que la parabole du mauvais riche n'est
plus de notre temps et n'est pas de notre pays.
Maxime Du Camp.
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LE
JUIF DE SOFIEVKA
DBRNIÈRB PABTIB (1)
IX.
Peu de semaines après la mort de Kortchenko, un tarantass cou-
vert de poussière traversa, au galop de ses trois chevaux, la rue du
village. Au bruit des roues, des têtes curieuses parurent aux fenêtres,
et les petits enfans jouant sur le seuil des portes rentrèrent précipitam-
ment pour annoncer qu'ils venaient de voir passer le nouveau pro-
priétaire. En effet, le tarantass entra dans la cour du château ; les
chevaux, fumans, s'ébrouèrent brusquement devant le perron, des
deux côtés duquel étaient alignés les serviteurs, qui attendaient tête
nue l'arrivée du nouveau seigneur. Un jeune homme à moustache
blonde, le monocle dans l'œil, sortit du tarantass. Il portait un élé-
gant costume de voyage, et avant de répondre aux salutations res-
pectueuses qui l'accueillaient, il se tourna vers le domestique assis
sur le siège et lui donna quelques ordres en anglais, puis il gravit
lestement les marches du perron, s'arrêta un instant en contemplant
les têtes inclinées à son approche : un léger sourire flotta sur ses
lèvres à la vue de Nikita, qui se tenait un peu à l'écart, vêtu d'un
habit noir d'une coupe surannée. C'était un vêtement que lui avait
(i) Voyez la Revue da 1" mai.
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SBS ncVUfi TÏES BEUX MONDES*
jadis donné Kortchenko, et que ce dernier avait porté lui-même lors-
qu'il était en deuil de ses parens.
— Bonjour I bonjour! grasseya le jeune homme, et il pénétra dans
l'intérieur de la maison. Nikita le suivit à une distance respectueuse,
prêt à lui donner les indications qu'il demanderait. Le vieux serviteur
était méconnaissable depuis la mort de son maître ; deux rides pro-
fondes comme des sillons lui descendaient le long du nez jusqu'au
menton; les yeux creusés briHaient d'En <édat faroKcbe, tout» la
pbysioMomie exprimait une douleur sombre et menaçante.
— C'est Foma qui a tué mon maître ! répétait-il à qui voulait
l'entendre, mais son tour viendra; je vengerai Boris Pavlovitch.
Les paysans avaient d'abord accueilli ces paroles avec des sou-
rires incrédules, mais l'insistance tenace du vieillard finit par leur
imposer, sans qu'ils se demandassent toutefois par quels moyens il
atteindrait son but.
Le nouveau propriétaire s'^arrèta indécis dans la grande anti-
chambre. Masslinof était un parent éloigné de Eortchenko, qu'il
n'avait jamais vu ; il connaissait à peine son nom, et n'avait pas été
peu surpris en apprenant un jour qu'il héritait de ce parent obscur.
Il s'était décidé à quitter Saint-Pétersbourg, sa résidence habituelle,
pour voir quelle espèce de domaine lui était échu, comptant bien
n'y rester que le temps strictement nécessaire pour régler ses
affaires. La campagne lui souriait peu, et il avait hâte de rentrer
dans la capitale :
— Où est ma chambre? demanda-t-il à Nikita.
Celui-HÛ le conduisit à la pièce occupée autrefois par Eortchenko
et en franchit Le seuil en faisant le signe de la croix^ comme s'il
approchait d'une relique ; ses yeux devinrent humides :
— Cela sent le moisi ici, et quel ameublement! bonté divine I
s'écria le.jeune élégant en palpant les chaises et les fautemls. Cela
date d'au moins cinquante ans«
JiïkitA se taisait; cette critique iui faisait l'effet d'un sacrilège;
il commençait à détester ce jouvenceau pétersbourgeois çpii rem-
plaçait son cher défunt.
— Loge-moi ailleurs! continua le jeune homme; cette chambne
ne me convient pas.
Le serviteur s'inclina et lui indiqua une autre pièce ^
— Quand votre seigneurie désirera voir le reste du château, elle
me fera appeler, dit-il en se retirant. Je m'appelle Nikita» Ancien
valet de chambre de feu Boris Pavlovitch, et je réside actuaUement
au village.
Par son testament Eortchenko lui avait laissé un jpetit capital;
Nikita s'était aussitôt acheté une modeste hâta près de l'église dans
le caveau de laquelle reposait la dépouille de een mattre» et il allait
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LE JUIF DE SOFIETKA. 30Ï
tous les jours matin et soir prier sur sa tombe. Il ayait quitté le
châteav immédiatement après Teutefrement, ne se sentant pas le
courage de demeurer seul dans ces chambres où tout lui rappelait
cdui qu'il ayait perdu. Masslinof regarda attentivement le vieux
domestique :
— Puisque tu es si ancien ici,, dit-il, je suis sûr que tu saurais
me donner des renseignemens précieux.
Et il le questionna sur divers sujets. Mais Nikita refusa de
répondre ; il ne voulait avoir aucun rapport avec le nouveau pro-
priétaire; il se borna à lui faire visiter la maison de fond en comble,
lui en remit les clés, après quoi il le salua respectueusement, et
r^fagnaà pas lents son humble demeure.
Masslinof se trouva très dépaysé dans le dédale des comptes, des
demandes d'ordres, et des explications qui ne lui expliquaient rien du
tout. Il n'aimait pas à laisser voir scoa ignorance en fait d'agrono-
mie, et quand, voulant payer d'audace, il proposait une innovation
au starosta qui régissait la propriété, le sourire réprimé et la lueur
malicieuse qui pétillait dans les yeux de ce dernier pendant qu'il dé-
mootrait révérencieusement l'ineptie du projet, prouvaient au jeune
homme que personne n'était dupe de ses prétendues connaissancesi»
Aussi, au bout de huit jours de labeur infructueux dans les livres
de comptabilité, fut-il pris d'une lassitude profonde; les soirées soli-
taires étaient interminables; il souf&ait de la nostalgie de son club ;
le silence de la campagne lui agaçait les nerfe, et la euisiae du cor-
don bleu petit-russien lui dérangeait l'estomac
— 11 faut que je m'es aille d'ici, sinon je deviendrai fou furieux I
se dit-il un soir qu'il s'ennoyait plus que de coutume. Comment ce
vieux Kortchenko a-tril pu passer sa vie dans ce trou?
H se leva pour appeler son valet de chambre; les sonnettes
étaient incommes au château de Sofievka, et ce détail n'était pas
sans importance pour Masslinof, qui détestait de se déranger.
— N«U8 partons demain soir; faites les malles, dit-il au valet de
chttnbre, qui s'inclina en silence, tout en se réjouissant secrèteiaent
de cette résolution. Sofievka lui déplaisait au moins autant qu'à son
mattre. Satisfait de cette solutioa à ses perplexités, Masslinof s'en-
dormit d'un paisible sommeil, sans se préoccuper du choix de celui
auquel il confierait la gestion de son domaine.
Le lendemain matin, en se promenant au jardin, il fut assez^ sur-
pris de voir venir à lui un honîme d'un certain âge, vêtu d'un long
caftan. Cet individu s'avançait d'un pas craintif, tète nue,, les bras
crcisés sur sa poitrine. Masslinof s'arrêta et attendit l'approche du
visiteur. Foma (car c'était lui) toucha la terre de son front et, gar-
dant sa casquette éraillée pressée sur son cœur, il exprima avec em-
phase le bonheur qu'il ressentait de voir le nouveau propriétaire.
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soi REVUE DES DEUX MONDES.
Celui-ci, peu habitué à la phraséologie juive, le regardait avec un
indicible étonnement, et se trouvait fort gêné de ce qu'un inconnu
éprouvât tant de joie à le rencontrer.
— Est-ce qu'il va continuer longtemps sur ce ton? pensait-il. Que
lui répondre? — Je suis très reconnaissant... Merci I.. fit-il, profi-
tant d'un instant où Foma reprenait haleine. Vous êtes sans doute
un habitant du village? Ne voulez- vous pas entrer à la maison pour
prendre un verre de vin? continuait le jeune homme, désireux de
mettre fin à tant d'obséquiosité,
Foma se confondit en remercimens et, sans vouloir remettre sa
casquette, malgré la prière réitérée de llasslinof , il le suivit dans la
salle à manger. Après avoir respectueusement dégusté un verre de
nalivka (1) qu'un domestique lui apporta sur un plateau d'argent,
voyant Masslinof sur le point de le congédier :
— Je suis venu, seigneur, vous feire une petite proposition, dit-il
d'un ton très humble.
Et comme le jeune homme l'autorisait à parler :
— J'ai ouï dire que vous nous quittiez ce soir ; serait-ce une trop
grande indiscrétion que de vous demander ce que vous ccmiptez
faire du château?
Les yeux perçans du juif embarrassaient singulièrement Mass-
linof: — Mais je n'en sais rien encore, répondit-il. Je réfléchirai...
En attendant, je pense garder le starosta...
— Ne vous serait-il pas plus avantageux et plus commode d'afier-
mer vos terres? insinua Foma.
— Je crois bien ! Je ne demande que cela, s'écria étourdiment
Masslinof. Mais où trouver un fermier dans ce pays?
Les paupières de Foma voilèrent modestement ses yeux, dont il
redoutait de laisser voir l'éclat trop vif, mais un fi*étillement de joie
parcourut ses doigts, qui serrèrent sa casquette avec un geste d'inex-
primable rapacité :
— Si vous daigniez avoir confiance en moi, dit-il, je serai bien
aise de vous venir en aide en cette occurrence, je suis prêt à affer-
mer toute la propriété...
— Vous I.. ne put s'empêcher de s'écrier le jeune homme en dévi-
sageant le juif.
Il lui paraissait impossible qu'un être d'apparence aussi misé
rable fût en état de lui payer une rente, quelque minime qu'elle
fût. Or, malgré son inexpérience, il comprenait que le fermage de
SofievkA était une grosse affaire et qu'il fallait au moins quelques
garanties. Foma se rendit compte de ces impressions, car il s'em-
pressa d'ajouter :
(i) Infiuion de fraiti dans de Tean-de-Tie.
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LE JUIF DE 80FISTKA. 306
— Je pais YOTis fournir toutes les cautions que tous désirerez;
j'ai un capital déposé à H"^*. Il cita une yille voisine et entama le
chapitre des négociations.
Une heure après, il quittait le château ivre de joie et d'orgueil :.
Masslinof avait consenti à lui affermer ses terres.
— A moi I à moi! tout est à moi maintenant I Ce chftteau, ce jar-
din, ces arbres, ces champs !.. Âht Rebecca avait raison quand elle
prédisait qu'un jour nous serions maîtres de Sofievka I se répétait-il.
Sa femme , au fait de sa démarche, en attendait impatiemment le
résultat sur le pas de sa porte.
— Hé bien? cria-t-elle du plus lom qu'elle l'aperçut.
Foma agita son mouchoir en signe d'allégresse, elle se précipita
à sa rencontre, et les deux époux tombèrent dans les bras l'un de
l'autre. Leur rêve ambitieux était réalisé : ils allaient habita en
seigneurs la maison où ils avaient été accueillis en mendians'^
Hasslinof, enchanté, partit le soir même pour Saint-Pétersl»urg.
Deux jours après, Foma installait au cabaret un de ses nomïnreux
neveux et venait occuper avec sa famille le château déserté par les'
domestiques, qui avaient refusé de rester au service du juif. Hais
qu'importait ce détail? Les serviteurs ne lui manqueraient pas quand
il en aurait besoin.
Ge fut un étrange spectacle que de voir entrer dans la cour silen-
cieuse du château un chariot recouvert de nattes, par-dessous les-
quelles pendait de droite et de gauche quelque vieille loque. C'étaient
les effets de Foma; son fils, Savka, menait le cheval par la bride, tan-
dis que Rebecca et sa fille Havroussia suivaient derrière. Foma les
avait précédés et les attendait près du perron, les clés en main.
Les gros chiens de garde, étendus au soleil sur la pelouse, sentant la
présence d'étrangers, se précipitèrent sur le chariot en aboyant; les
deux juifs les éloignèrent à grands coups de fouet, ce qui ne les
empocha pas de continuer leurs grognemens à distance :
— Tu n'as jamais rien vu d'aussi beau? dit Foma à sa fille d'un
ton satisfait, lorsque, après avoir parcouru les appartemens, la famille
s'établit sur les bancs ombragés d'où l'on avait vue sur la façade de
la maison.
Havroussia sourit et hodia la tète. C'était la première lois qu'elle
voyait la demeure d'un seigneur et elle en était éblouie.
— Quel luxe I quelle quantité de chambres I dit-elle. Je crois que
je me sentirai toujours gênée là dedans.
Cependant elle prit la main de son père et la baisa :
— Que tu es bon et intelligent et que je t'aune t murmura-t-dle
en levant vers lui ses yeux noirs qui semblaient nager dans une
humidité limpide.
TOMB LTU. — 88 20
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806 REVUE VBB DBD3t HCeiftEi.
fmoL hn caressa les chef^ox «reelendrwse :
-^ CTest ponrtoi et poor Sânrkatomt ce que j'anasM de liAenesI
dit-il. Hein, Rebeccal qui aurait cru que nous serions assis ici eonnne
dtm txms? ajouta-t-il en se toismant vers sa feonne, qui s'éventait
avec son mouchoir, tant ïémùtioa Tmvmt écbauflée.
ïous àmt alors se mirent à se ressouteiinr des mille incidens de
leur vie, teut en ne cessant de oontemi^r le château ; ils oe pou*
vaient se rassasier de cette vue* Ma?ro«i«na écoutait leligieusaaeint
ses parens; elle savait que son père avait débuté très œodestemeni»
mais elle ignorait les circonstances de sa pauvreté, et chaque détail
qu'elle apprenait augmentait la vénération qu'elle lui portait. Il faut
a}outer qu'on évitait de mentionner les actions suspectes, et que la
jeune fiUe croyait fermement que la richesse de Foma provenait
d'un travail hovméte. Les gazouiUemens des oiseaux qui peuplaient
le jardin résonnaient comme une fanfare de triomphe dans fai viitaiilé
etnbérante de cette journée d'été; Mavroussia se sentait électrisée
par 'cette joie du dehors qui répondit si l»en à la sienne; il' 1»
semblait que la nature entière glorifiait ce père dont elle était fière»
(Tétait une belle fiHe que Mavroussia r gnnde, élancée cotnme un
jeune peu{dier , l'ovale de son visage était parfait; Fartiste le plua
exigeant n'aurait rien trouvé à redire à la régularité de ses traits
fins, au coloris nacré de ses joues recouvertes d'un léger duvet
comme un beau frait que n'a pas encore profané la main hnamôn;
0es cheveux noirs prenaient au mAeil des reflets Ueu&tres; ils
oiifâulaient naturellement et frisaient en petites boucles rebella
autour de son front, bae comme celui d'une statue antique. D^ix
grosses nattes, retenues par un ruban écariate, descendaient le long
de SOA dos bien au-dessous des genoux. La jeune fiUe avait été éh->
v^ par ses pareAs avec un sdi jaloux. BUe n'aitrait que rarenaenÉ
au ciAtaret. Malgré resigulté de lemr izba, Reèecca avait su épar-
gner à sa fille )e iqpectaele des ivrogne» et leur» disceuts mal faits
peor de chastes oreilles. Mavrdusssa quittait peu «a chaoobre» sépa-
le de celle de ses parons par un simple rideau de pecse ; ai f éaliéé^
ce n'était qu'une seule pièU. EHe brodait, lisait, confectionnait tous
les vêtemens de la famille : c'était là sa principale occupation. Dès
sa plus tendre aniuice, on lui avait inoculé le mépris des chrétieDs,
dont elle n' entendait dira que du mal; elle croyait ce qu'on lui
disedt sans se donner la peine de Yd/pfmîmdk. Aussi se tenait-elle
à l'écart ; jamais elle n'avait jonè mec les petites paysannes, et,
plus tard, devettoe jeune fitta. ciie trouva tout naturel deoontiniier à
vfvre'en élruigère^aQ miUen des habitaiia de ce village où elle était
née. Elle voyait ses coi^ligionnaires, mais n'i^ouvait aucun besoin
d'intimité. Elle était heureuse, adorait ses parens^ son âme fière
s'enorgueillissait de leur fortune croissante , et lorsqu'elle passait
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I£ nOF DE SOPIBYKà. * S07
devant une paysanne h&lée par le travail des chuft^, elle ne fmat-
rait fi'empècber de se reditaseer amc liauteiir.
QuuKi les paysans apprirent qja/t f orna ^ait domicilié ^en matin
auichftteau, œ foi presque un aauUnreiiirat au ûUage^ Ilepuîfi la
mort de Eortchenko, un re^iireniait s'était ofénè en £vfeur da Ta»*
cien propriétaire; on se ressouvenait de sa bonté, de sa gtoteoffliéri
et, le sQÎr, à la. veillée, les vieux rACCMiliiient avec attendrisasment
à leurs petite-enfaus tous les tûenfaite dont les avût don^s te sei*
guéur déi'uBt :
— Nous l'avons mécMum ; ce Fama de «lalheur mus avail ensor-
eeléfi, et ce n'est que trop tard que aous avofts rendu jualke au
maître, ajoutaientrils avec amertume.
Le fiel s'amaa9Ût daus leurs eœiOKi^ocmû» ^lui qui s'était doih
seulement emparé de leur avoir, mats ^ui étaît p^venu A fiuisëer
leur jugement :
— Boris Pavlovitch était notre père, disaient-ils, et, par ce liiot,
ils résumaient leur reconnaissanGe tardive et leurs regrets.
La présence du juif au château leur semblait une profttnaâon, et
leur premiier mouvement fut d'aller Yen expulser de force. Bes
groupes se formaient sur la place du village, on gesticulait eu mon-
trant le poing dans la direction de la maison seigneuriale; puis la
curiosité se mêlait k riudignfltiott.€e(mment allait-il ^ivrelidedsâisf
Traacberait-il du grand seigneur? Et des rires succédaient mt
imprécations : il leur paraissait gtotesque que le juif au caftan rftpé
qui leur avait servi à boire se fit servir à son tour.
— Peut-être deviendca-t*il plus coulant maintenant que le voilà
si riche, dit quelqu'un. Il aura boule, étant si magnifiquemeivt éta^-
bli, dé pressurer de pauvres gens peur ifuelques kopecks.
Cette phrase calma aussitftt les paysans; chacun se mit à réflé-
chir. En effet, peut-être, Foma deviendrait-il moins intraitiMe; la
{dupart lui devaient de l'argent et, tout en continuant à invoquer
sur hri toutes les malédictions dû del, ils déoidèr^it de le laisser
tranquille et de ne pas lui témoigner leur mécontentement.
En attendant, Foma n'avait guère n;iodifié son genre de vie; il
demeurait, il est vrai, au ch&<)eau, mais il n'y habitait •que treis
CiUUBbMS.
— A quoi bon toutes ces pièces inutiles? avait-U dit à Rebeœa
en fermant les Tolets.
. Le oirapfe se contentait d'une chamlu», liavroussia en oôoupa&t
upe autre à doté, puis venail; oélle de Savka. Tentes trois étaîÉtt
situées au premier étage, qui n'dtait qn*un roMle-diattBsée éle^ et
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808 - REVUE DES DEUX MONDES.
avait vue sur le jardin. D'abord Foma avait eu l'intention d'occuper
la chambre de Kortchenko, mais il renonça bientôt à ce projet. Il
éprouvait un certain malaise dans cette pièce où rien n'avait été
changé, on avait même laissé des draps au petit lit de camp, qui
semblait attendre son hôte. Ce lit surtout causait une impression
désagréable à Foma; et, un soir, entrant dans la chambre à la
brume, il crut apercevoir la figure pâle de Kortchenko sur l'oreil-
le blanc, telle qu'il l'avait vue la nuit qui avait suivi la mort du
propriétaire.
Cette nuit-là, le juif, attiré par une espèce de curiosité malsaine,
s'était glissé dans le jardin, n'osant pénétrer dans la maison et vou-
lant cependant voir le défunt de ses propres yeux ; il s'était hissé
dans les branches du lilas qui poussait près de la fenêtre et là, de
ce poste d'observation dangereux, il avait pu jeter un coup-d'œil à
l'intérieur et y avait vu Boris couché tout blanc sur le petit lit de
fer. Ce souvenir ne s'était jamais effacé de sa mémoire et il le retrou-
vait surtout dans cette chambre. Il se promit de n'y plus revenir et
la ferma à clé.
Cependant, malgré son changement de domicile, il s'était réservé
la haute main sur les affaires du cabaret et ne dédaignait même pas
de servir les cliens comme par le passé. Ce fait ébranla les espé-
rances des paysans ; puisqu'il continuait à faire le cabaretier malgré
son opulence, il n'hésiterait pas non plus à traiter ses débiteurs avec
sa sévérité accoutumée.
Et, en effet, lorsque vint l'époque de la moisson, il eut recours
à ses menaces ordinaires pour forcer les paysans à abandonner leurs
champs pour s'occuper des siens; seulement, comme ceux-ci s'étaient
multipliés, il devint encore plus exigeant. Il fut bien obligé de se
pourvoir de quelques ouvriers supplémentaires, mais il n'en loua
que le moins possible, et parut désireux de se venger de cette
dépense forcée sur ses malheureux débiteurs qu'il harcelait sans
relâche. Dès l'aurore, il parcourait le village pour éveiller les retar-
dataires.
— Allons, allons, criait-il, à l'ouvrage 1 — et les pauvres gens,
encore fatigués de la veille, mais redoutant le courroux du terrible
créancier, se hâtaient de courir où il leur ordonnait d'aller.
Le cabaret tombait en ruines ; mais comme la hâta n'appartenait
pas à Foma, il avait jugé inutile de la réparer plus que ne l'exigeait
l'absolue nécessité. La maison penchait d'un côté, les marches du
perron avaient à peu près disparu, de grosses fentes lézardaient les
murs de terre battue; quant au toit, il se composait d'un ramassis
de vieilles planches, de branches d'arbres, de débris de toute sorte.
Yis-àrvîs du cabaret se trouvait la hâta de Gavrilo. Le juif la lor-
gnait depuis longtemps d'un œH de convoitise, mais jusqu'ici il
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■A,^iV*>iiTi II II 11^ .r-ï^"^'."..".*-^'**."^
us JUIF DE sonsYKA. 809
n'avait osé s'en emparer. Cette bâta, quoique vieille, se maintenait
en excellent état de conservation. Fedia soignait ces vieux murs
qui abritaient la misère de la famille; Tintérieur était nu, d'une
pauvreté navrante, car Foma petit à petit s'était approprié tout ce
qu'il en avait pu enlever. Les matelas et le linge avaient passé de la
maison de Gavrilo dans celle du juif, qui les prenait comme acompte
de la dette du vieux paysan. C'est à peine s'il lui avait laissé quel-
ques cbemises, le banc vermoulu qui courait autour de la pièce, et
une table boiteuse.
Un matin, cependant, il se décida à frapper un grand coup. Le
cabaret menaçait de s'effondrer, il fallait le déménager au plus vite;
il avait bien songé à l'établir dans une des attenances du chftteau,
mais, après mûre réflexion, il préféra une autre combinaison.
— Gavrilo est-il i la maison? demanda-t-il en entrant à l'heure
habituelle de la sieste dans la hâta où Fedia arrangeait des filets.
— Non, répondit le jeune homme sans lever la tête; — mes
parens sont restés aux champs.
Foma réfléchit un peu.
— Eh bien! dit-il, tu t'acquitteras de ma commission. Préviens
ton père que j'ai besoin de sa maison dès demain et qu'il doit cher-
cher un autre gîte.
Fedia se leva comme mû par un ressort.
— Que veux-tu dire ? balbutia-t-il.
Sa gorge se serrait comme dans un étau ; il n'avait que trop
compris, hélas t Mais il se refusait k croire à cette épouvantable
catastrophe.
— Je dis que j'ai besoin de cette maison et que je la prends,
répéta Foma. Il est inutile de me regarder avec des yeux flaip-
boyans... Si vous êtes en état de me rembourser votre dette, je ne
demande pas mieux; mais comme c'est peu probable, je crois qu'il
ne vous reste qu'à faire vos paquets, ajouta-t-il en ricanant. — Et
il sortit.
Son départ lui sauva la vie. Encore un moment et Fedia lui
aurait sauté à la gorge. Ce n'était pas assez de leur avoir enlevé à
peu près tout ce qu'ils possédaient, il lui fallait encore les réduire &
la mendicité I Rembourser la dette I c'était facile à dire, mais où
trouver les trois cents roubles que devait Gavrilo? Autant valait
attraper la lune. Fedia grinça des dents; son visage s'empourpra,
sa main serra la hache passée & sa ceinture, tandis que son œil
injecté de sang se fixait sur la place où s'était tenu le juif.
— Si je le tuais I pensa-t-il.
Hais aussitôt ses bras retombèrent avec accablement à ses côtés.
A quoi cela servirait-il? Foma n'avait-il pas un fils qui réclamerait
la dette due au père 7
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■VP^vsPk:
310 BEVUE DBS DEUX MONDES.
Fedia s'affaissa sur le plancb^ à côté de ses filets, se cacha la
figure dans les mains ; et son bxt\e cœur brisé se répandit en san-
glots. Il n'y avait pas d'i&suô possible, il fallait se soumettre à la
volonté du juif. Le jeune homme ne s'inquiétait pas de lui-même;
il trouverait toujours à pourvoir à son existence^ mais que devien-
draient ses vieux parens? Il pensait surtout à samëre, déjà si affai-
blie par les privations»
— Ahl que la Budédiction du ciel retombe sur toi, tes enfans et
tes petits-enfans I s'écria-t-il en étendant la main vers la demeure
de Foma.
Cependant il se leva et se décida à aller [H'évenir ses parens du
coup^inattendu de la destinée. U fallait bien aviser aux nooyens de
trouver un'gite; il ne resterait qu'à demander asile à un voisin dia-
ritable, puis l'on verrait.
Gavrilo dormait côte à côte avec sa femme dans l'herbe si haute
qu'elle leur servait d'ombrage. Mille fleurs aux teintes éblouissantes
les entouraient et caressaient leurs visages à chaque souffle de la
brise qui faisait onduler la grande steppe comme une immense mer
de verdure ; les abeilles voltigeaient autour des deux vieux, mais il
y avait tant de fleurs alentour, qu'elles ne s'occupaient que de leur
butin ; quelquefois une mouche indiscrète se posait sur la figure de
l'un d'eux; alors le dormeur la chassait d'un geste de la main
sans]] se réveiller. Une béatitude profonde se lisait sur leurs traits
fatigués ; le bonheur physique du repos après le travail est si intense
qu'il fait oublier momentanément toutes les préoccupations. Fedia
s'arrêta en contemplation devant ce vieux couple qui lui était si dier;
un^nuage voila ses yeux, qu'il essuya du revers de sa manche ; il se
sentait profondément malheureux de devoir interrompre ce sommeil
réparateur, et pour quel réveil» grand Dieu I Cependant il le fallait.
— Père ! dit-il en s'agenouillant auprès de Gavrilo et le tirant doo-
cément par la manche.
Celui-ci se retourna, marmotta quelques mots inintelligibles, mais
ne s'éveilla' point. Le jeune homme le secoua alors un peu plus
fort. Le^jieillard ouvrit les paupières, Rassit péniblement sur son
séant, et*se frotta les yeux, puis il regarda son fils avec un étonne-
ment mêlé de^reproche.
— Père, dit Fedia à voix basse, le juif est venu tantôt, il pré-
tend avoir besoin de notre hâta ; il veut ]& prendre si nous ne Ui
remboursons pas ce que joous lui devons.
Les pupilles du vieillard se dilatèrent d'une façon démesiurée; il
ouvrit la bouche, mais ne put proférer un son et retomba lourde-
nent dans l'herbe, où il enfouit son visage, tandis qu'an tremble-
ment convulsir agitait son corps.
— Père, père, murmura Fedia, brisé par le spectacle de cette
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LE JUIF DB SOFIEVKÂ. 311
douleur à laquelle il s'attendait pourtant, il £aut du courage; je
travaillerai pour vous, vous ne manquerez de rien*.*
Le vieillard continuait i gémir. Oaona se réveilla à son tour; il
fallut aussi la niettre au courant* Le désespoir des deux vieillards
ne connaissait plus de bornes et pendant ce temps les grillons chan*
talent dans les tiges fleuries, les abeilles tournoyaient en essahns
joyeux et les oiseaux traversaient les airs avec des cris d'allégresse.
CTétait l'été, la chaleur^ le bîeo-ôtre, le bonheur pour la nature
entière, sauf pour ces trois êtres accroupis dans l'berbe et qui
se demandaient avec angoisse s'ils trouveraient un morceau de pain
le lendemain.
— Mais c'est impossible qu'il soit cruel à ce point, répétait
Ganna. Tu es trop fier, Fedia, tu ne sais jamais te faire humble ; je suis
sûre que si tu l'avais bien prié... Gavrilo, allons chez Foma ; yim-
plorerai sa pitié,., celle de sa femme,., de sa fille,., si les paréos
refusent, il est impossible que la jeune fille soit assez endurcie pour
ne pas être touchée par notre infortune...
Gavrilo se taisait, la tête baissée, les mains ballantes.
— N'y allez pas, dit Fedia, je vous en conjure, vous n'obtiendrez
rien, et vous vous humilierez inutilement.
— Non, non, je veux essayer, insista Ganna en se levant. Elle
mettait tout son espoir dans la dénoarche qu'elle voulait tenter*
Viens, Gavrilo.
Elle se baissa pour aider son mari à se lever ; il se laissa iaire,
sa volonté semblait paralysée; seulement comme son fils essayait
encore de le retenir :
— Laisse-moi, dit-il. Je suis cause de notre malheur, — je dois
boire le calice jusqu'à la lie.
S'appuyant l'un sur l'autre, les deux vieux parvinrent jusqu'au
château. Sur la pelouse, sous un grand chêne touffu, Foma, Rebecca,
leur fille et deux juifs de Sofievka étaient assis autour d'une table
chargée de tasses et de gâteaux. .
La conversation était des plus animées. Foma se pavanait dans
son rôle de pseudo-seigneur et initiait ses amis aux noodificationa
commerciales qu'il projetait d'introduire au village. Gavrilo et Ganna
se prosternèrent à terre dès qu'ils i^rçurent cette réunion, se rele«
vèrent, firent quelques pas et se prosternèrent de nouveau. Au troi-
aème salut, ils étaient tout à côté des juifs, qui les regardaient
venir en souriant avec ironie et en échangeant des œillade^ signifia
oaiivtes.
Mavroussia seule paraissait étonnée.
— Pedt père Foma Abramovitdi, nous venons implorer ta grande
générosité, fidre appel à tes sentimens d'équité, commença Ganna
d'un ton lamentable. Notre fils Fedia nous a transmis tes ordres, —
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?^«M»^;-.:^^-^>.i^.,^^^ , .1... .XLLU-i'JH.w^^*BiBgic*
812 BEVUE DES DEUX MONDES.
mais où veux-tu que nous alfions désormais reposer nos vieilles
tètes? — Aie pitié de nous, pauvres malheureux I
Gavrilo restait silencieux, les mains jointes.
— Âllez-vous-en et ne m'ennuyez pas, interrompit brutalement
Foma. Si vous voulez conserver votre maison, payez-moi ce que
vous me devez.. •
— Hais tu sais bien que cela nous est impossible, petit père,
continua Ganna. Si tu as pitié de nous, nous travaillerons pour toi
encore plus qu'auparavant, nous serons tes esclaves, mais laisse un
toit sur nos têtes;., nous ne vivrons plus bien longtemps,., alors tu
prendras notre hâta... Notre fils Fedia pourra gagner sa vie ailleurs...
— Vous me faites perdre patience avec vos lamentations, glapit
Foma. J'ai dit ce que j'avais à vous dire, et si vous vous obstinez à
rester ici, je vous mettrai dehors de force...
*- Âccorde-nous au moins un coin quelque part... maintenant tu
as tant de maisons à ta disposition,., suppliait toujours Ganna. Ne
peux-tu nous allouer une petite place, ne fût-ce que dans un grenier,
pour que nous y mourions en paix... Nous t'avons bien accueilli
quand Boris Pavlovitch, — que Dieu ait son âme 1 — t'avait chassé
du ch&teau...
Aces mots, Mavroussia, qui suivait attentivement le colloque, tres-
saillit et regarda son père. Celui-ci, les traits contractés, les yeux
br&lans, se leva et menaçant de son poing les tètes inclinées des deux
vieillards.
— Hors d'ici I.. à l'instant même, entendez-vous, misérables!
glapit-il d'une voix sifilante.
Le vieux couple se releva; deux taches rouges marquaient les
pommettes ridées de Gavrilo, ses mains tremblaient; le visage de
Ganna ruisselait de larmes.
— Dieu te punira,., et toi aussi! — dit-elle avec solennité, en
se tomnant vers la jeune fille, qu'agitait une émotion singulière. Tu
aurais dû intercéder pour nous...
Elle ne put en ajouter davantage; Foma la saisit par les épaules
et la poussa rudement.
— Père! s'écria Mavroussia.
Sa voix contenait à la fois un reproche, une prière, quelque chose
de douloureux. Le juif lui lança un regard foudroyant, puis il se
rassit sur sa chaise et essuya son front couvert de grosses gouttes
de sueur.
Gavrilo et Ganna descendirent jusqu'à la grille ; là, leurs jambes
tremblantes refusèrent de les pcw^r plus loin; ils s'abattirent au
bord du chemin, la vieille appuya sa tête sur l'épaule du vieux, et
ils mêlèrent leurs larmes sans se parler... Que pouvaient- ils se dire
qu'ils ne sussent déjà?
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^^îi^^Sj^T^'"^"' jiVO cT^" "t^ J?! ' I' j7' ^j^ . '"^-^^^j^ • r ^-ir ' ""^' Ir " " -~ !^-;."^r7*:^*' '^ T ,'12frj,V!!' ■ . ' .. '^ '-l-T?*'*^'*^^^
LE JUIF DE SOFIEYELA. SIS
Un beau gars, le bonnet garni de plumes de paon crânement posé
sur l'oreille, les cheveux bruns frisés flottant autour de son visage
énergique déboucha sur la route. II sortait du village et se dirigeait
vers la steppe, en fredonnant et en pinçant les cordes de la ban-
doura (1) suspendue à son cou. Passant devant la grille, il aperçut
les deux vieillards et s'arrêta :
— Eh bien! que vous arrive-t-il donc? demanda-t-il de sa voix
jeune et mélodieuse.
— Ahl Danilo I nous ne sommes plus que des*mendians,.. répon-
dit Ganna, et, sans essuyer les pleurs qui roulaient sur les joues
hâlées, elle lui conta son infortune.
À mesure qu'elle avançait dans son récit, les yeux bleus à reflets
violets du jeune homme lançaient des flammes et son beau visage
exprimait Tindignation.
— ,Le misérable vampire I murmura-t-il enfin quand la vieille
s'arrêta; puis aussitôt : Ne vous désolez pas tant, ajouta-t-il. U ne
sera pas dit qu'un mécréant de juif aura condamné des chrétiens
à mourir de faim. Venez chez moi, je vous logerai tous trois. Plus
tard, Fedia trouvera à se caser et vous resterez dans ma hâta.
Et comme Ganna le remerciait chaleureusement :
— Vous en auriez fait autant à ma place, dit-il, et il reprit sa
promenade et sa chanson.
XI.
L'interruption causée à la petite fête de Foma par l'arrivée inat-
tendue du vieux couple avait eu des suites fâcheuses, et malgré les
efforts du juif et de Rebecca pour se montrer indifférons à la scène qui
venait de se passer, l'entrain général avait disparu. QuantàMavrous-
sia, elle demeurait silencieuse, distraite, absorbée dans les pensées
contradictoires qui se pressaient dans sa tête. Elle se demandait
sur quoi portaient les allusions de Ganna? Pourquoi son père avait-il
été chassé du château? Jusque-là elle avait même ignoré qu'il y
eût demeuré. Les larmes des vieillards l'avaient fortement émue.
Pour la première fois de sa vie, elle accusait son père d'un excès
de sévérité et elle se reprochait comme un crime ce blâme invo-
lontaire qu'elle adressait à celui qu'elle adorait. Une angoisse
étrange s'emparait d'elle ; elle se sentait triste, mécontente. De quoi?
De'qui? Elle n'aurait su le dire.
Quand la famille se dispersa et que Mavroussia se remit au travail
à sa fenêtre ouverte, elle laissa tomber l'ouvrage commencé sur
ses genoux, et son regard se perdit dans le vague. Elle avait soif de
(1) Sorte de guitare.
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■rtiflBwr ifii"^ III ■
\31i RETUE 0£S DEUX llfONDES.
reapirer à pleins poumons» de se rouler dans l'herbe parfumée et d'y
fetfouver ce qoekpie choisa qu'elle «antak lui échapper* GouYiut
ses cheveux noirs d'un mouchoir rouge, elle quitta la mabon et
courut vers la steppe^ Elle aimait à errer des heures entières dans
l'herbe haute qui la cachait presque entière, à en arracher des poi-
gnées odoriférantes, qu'elle dispersait ensuite autour d'elle. Goudiée
dans cet océan de verdure, elle aimait à prêter l'orrille aux mille
voix des insectes qui vibraient confusément autour d'elle et valaient
caresser son visage { 6lle tâchait d'interpréter leur langage et s'inté-
ressait à ce petit monde qui lui étail fîwilier«
La journée tirait à sa fin et lesdermères lueurs du sokôl couchant
embrasaient les hautes herbes; elles prenaient des teintes de plus
an plus sombres dans le crépuscule qui enveioppait la terre de ses
voiles bruns ; les ombres s'étendaient et marquaient çà et là des taches
plus foncées, la vi^^r qui montait du sdflottait en nuages blancs et
indécis jui-dessus des flaars multicolores <iui exhalaient des parfums
enivrans. De larges traînées, coaune de l'or rouge en fusion, étaient
jetées 4»ur le firmament, traversé de temps «n temps de nuages si
diaphanes qu'ils masqiAaieatà peine l'aflBiir du ciel, et une brise légère
couraità la surface de l'herbe, dont eUebaîsait chaquetige ondoyante.
Les mélodies de la nuit i^emplaçaient les bruits du jour. Les mar-
mottes abandonnaient leurs terriers et, campées sur leurs pattes
de derrière, remplissaient l'air de leurs siillemens aigus; Le bruis-
sement des grillons résonnait plus haut, on aurait dit qu'ils se pres-
saient d'achever leurs chansons, et parfois le cri d'un cygne parvenait
d'un étang éloigné et se répercutià dans l'espace «vec un son
argaatki»
llavroussîa, la tète penohéeann: sa poitrise, marchait lentement,
saveunm toutes les tmuités de cette mlave qui la nvissait. Tovt à
coup le lefraiB encere éloigné d'une efaamson frappa son oreille :
A quoi bon mes aorurcils noiiB — fit mes yrax Imras —Et mes jemes
années — De joyeuse fiUettet — lies jeunes attnées — Tristement se
perdtont; ~ Mes ysua plearent; — Le vent ternit mes sourcils noirs.—
Mon cœur se fane pleia d'angoisse— «Comme un oiseau captil— A tjuoi
bon ma beauté*— Puisque je fk\i pasma port de bonheur! — I\>urmoi
«rpheUne sur cette terre —La vie est un fardeau ; -Les miens me «ont
étrangers ; ^ Je n'ai personne à qui parier, — Personne à qui dire —
Pourquoi mes yeux pleurent, — Personne à qui rucoofter — Ce que msn
oceur désire. — Et pourquoi, nomme une colombe, — Mon oœur roucoule
nuit et jour, — Nul ne me le demaoidB, — Nul ne le voit m ne lèsent
*^ Anoun étranger ne m'intéresse; — Et^à quoi bon m'inléresser? —
Quimporte que je pleure délaissée 7 — Que je perde mes jeunes années?
— Pleure, mon cœur; pleurez, mes yeux— En attendaurt que je meure
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LE JITir DE SOFIEYKA. 315'
— Pleurez bien fort, bien doulônreusement, — Pour que les vents
entendent votre plainte, — Pour que les vents nuageux Femportent
Par-delà la mer bleue,— Jusqu'au jeune homme brun qui m'a oubliée...
Les sons plaintifs de la bandoura accompagnaient la voix riche et
mélodieuse. Le cbanteur invisible se rapprochait et bientôt la jeune
fille aperçut la tète mâje àù Bamlo sui^r au-dessus des herbes
ondoyantes. Elle avait eu un instant la pensée de se* cacher, mais
m le reconnaissant, son ef&roi se cafana et elle continua d'avancer.
Elle avait souvent rencontré Danik) au village, sans lui avoir jamais
adressé la parole; il ne jfréquiailait pas le cabaret; on le disait
laborieux, iniatigable. D^uis la mort de son père, il pom'voyait
seul à l'entretien de sa mère et de cinq petits frères en bas âge;
mais la responsabilité qui pesait sar lui n'altérait pas son humeur
joviale; il se montrait toujours disposé à rendre service à ^ amis;
sa hâta était prospère et jamais un mendiant n'en sortait les mains
vides. Mavroussia connaissait tous ces détails.
Danilo paraissait si absorbé par sa chanson qu^îl ne vit fa jeune
fille que lorsqu'il se trouva devant elle.
— Bonjour, Danilo ! dit-elle en souriant, et aussitôt une vive rou-
geur colora ses joues; elle s'étonna d'avoff parié, mais ce son--!à
son &me était attendrie ; elle se sentait portée à une bienveillance
générale et éprouvait comme un vague besoin de sympathie.
— Bonjour! répondit sèchement le paysan en ôtant son bonnet
sans toutefois s'arrêter.
Il aurait marivaudé avec toute autre jeune fille, mais celle-ci
appartenait à la race qu'il exécrait, et il continua son chemm en
iredonnant.
Ce salut glacial retomba lourdement sur le cœur de Mavrousâa;
elle se demanda par quoi elle avait mérité l'hoatîMté que lui témoi-
gnaient les gens du village? Jusqu'ici elle ne s'était jamais adressé
cette question. Un léger frisson parcourut ses membres, une grande
tristesse en^t son âme ; il lui sembla tout à coup qu'elle était
horriblement isolée et qu'un ablsie infranchissable la séparait du
reste du monde. Autour d'elle les ténèbres envahissaient rapide-
ment la steppe immense, qui prit un aspect de mystérieuse désola-
tion.
XII.
Il était midi. Dans la hâta de Danilo, autour d'une longue table,
étûent réunis la famille du jeune hoomie et ceux auxquels on avait
offert l'hospitalité. Un gros pain noir était posé près de l'écnelle^oà
chacun puisait à même avec une cuiller en bois; on avait fait du
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316 RE7UE DES DEUX MONDES.
schtchy en rhonneur du départ de Gavrilo et de son fils. Fedia espé-
rait trouver de l'ouvrage au chemin de fer dont le gouvernement
avait décrété la construction à P**"^. En apprenant la résolution de son
hls, Gavrilo s'était décidé à l'accompagner. Ni les larmes de Ganna,
ni les objections de Fedia et de Danilo n'avaient réussi à le détour-
ner de ce projet. Il lui répugnait de vivre d'aumônes.
— Je suis cause de tous nos malheurs, disait-il. Si je meurs à la
tâche, je n'aurai que ce que je mérite.
Après bien des luttes, Ganna, qui avait voulu se joindre à son
mari et à son fils, s'était résignée à rester au village.
En dépit des efforts de Danilo, qui s'attachait à raviver les espé-
rances de ces malheureux, une tristesse morne présidait à ce repas
qui précédait une séparation peut-être étemelle. Les enfans ne com-
prenaient qu'à demi la gravité de la situation, mais ils regardaient
en dessous avec une sorte de respect craintif la vieille Ganna, qui
pleurait, et les partans qui mangeaient silencieusement et répon-
daient à peine aux paroles d'encouragement de leur ami.
Lorsque la modeste collation fut terminée, chacun s'empressa
d'aider Ganna à rassembler les bardes des voyageurs ; elles n'étaient
pas bien nombreuses, hélas I et elle eut bientôt fait d'envelopper
deux chemises et une paire de bottes dans le morceau de toile qui
servait de sac de voyage à son mari. Fedia ne possédait qu'une che-
mise de rechange et n'avait pas d'autre chaussure que celle qu'il
portait, des espèces de souliers en nattes d'écorces d'arbre. Eatiou-
cha glissa un pain dans la besace.
. — C'est pour le voyage! dit-elle en coupant court aux objections
de Gavrilo, et maintenant que vous voilà prêts, prions.
Avant de se mettre en route, il est d'usage en Russie de se recueil-
lir pendant quelques instans et d'invoquer mentalement la bénédic-
tion du ciel sur les partans. Tout le monde prit place sur les bancs;
les têtes s'inclinèrent avec une expression de pieuse gravité, les
mains se joignirent, un silence profond régnait dans la pièce, par
les petites fenêtres de laquelle pénétraient des bouffées d'air em-
baumé. Un rayon de soleil éclairait obliquement l'image du Christ
suspendue dans un coin. La chevelure blonde du Sauveur ressor-
tait sur le fond noirci, et on aurait dit que le regard s'abaissait sur
l'assistance avec une douceur compatissante.
— II est temps de partir, dit Gavrilo en se levant et en faisant
un grand signe de croix. Ganna se prosterna à ses pieds.
— Que Dieu t'accompagne 1 murmura-t-elle à travers ses sanglots.
Le vieillard la releva et lui posa la main sur la tête d'un geste
solennel. Une angoisse douloureuse contractait ses traits sans qu'une
larme vint adoucir le feu sombre de son regard.
— Adieu I dit-il simplement. Appelant d'un signe son fils à ses
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LE JUIF DE SOnEVKA. 817
c6tés, les deux hommes, tournés vers Timage, touchèrent trois fois
la terre du front, puis ils s'inclinèrent très bas à droite et à gauche ;
l'assistance leur rendit leur salut en disant :
— Que Dieu vous garde I — et les voyageurs quittèrent à pas
lents la hâta hospitalière. Au moment d'en franchir le seuil, Fedia
saisit sa mère dans ses bras ; une larme brûlante tomba sur le cou
de la vieille.
— Je le soignerai, ne t'inquiète pas ; je te le ramènerai, mur-
mura-t-il.
Ganna, désolée, hocha la tète; elle n'espérait plus revoir son mari
ici-bas.
Accompagnés de Danilo, leur pauvre bagage attaché sur leurs
épaules, les voyageurs traversèrent le village ; les paysans les saluaient
au passage en murmurant une bénédiction, mais personne n'osa
s'approcher d'eux et leur parler, tant la grandeur de leur infortune
inspirait le respect. ^
Havroussia parut à la grille du château. La jeune fille resta inter-
dite en voyant passer ceux que son père avait chassés, et qui se
détournèrent en l'apercevant. Elle les suivit du regard jusqu'à ce
qu'ils eurent atteint la grande route ; là les trois hommes s'em-
brassèrent; Gavrilo et son fils s'éloignèrent lentement; ils allaient
faire à pied les cent verstes qui les séparaient de la station de P***.
Danilo aurait bien aimé les accompagner plus lom, mais il ne pou-
vait se permettre de gaspiller un temps précieux. La tète penchée
sur sa poitrine, il reprit le chemin du village. En repassant devant
la grille du château, son regard se croisa avec celui de la jeune
fille. Il toucha son bonnet comme à regret.
— Danilo I s'écria Mavroussia emportée par un sentiment indéfi-
nissable.
— Que désires-tu? demanda-t-il en s'arrétant, mais sans se rap-
procher.
Ce fut la jeune fille qui vint à lui.
— Dis-moi, reprit-elle d'une voix tremblante, est-ce donc vrai
que Gavrilo soit ruiné?.. Où va-t-il?
Tout en parlant, elle levait sur Danilo ses grands yeux noirs rem-
plis d'inquiétude. En le questionnant ainsi, elle agissait par un mou-
vement instinctif, irraisonné.
La vue de ce vieillard et de ce fils que la misère forçait à s'expa-
trier lui avait causé une douleur poignante qu'elle s'étonnait de
ressentir pour des étrangers.
— Il va à la mort, répondit sourdement Danilo. Ton père l'a
ruiné, ton père qu'il avait hébergé et nourri pendant deux années
et qui lui paie sa dette de reconnaissance en le réduisant à la men-
dicité... Gomme si tu ne le savais pas! .
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318 BETUE DES DEOX HONDES;
— Uads il devait àjdVwi^gésit & mam père, interrompit Havroussis,
— « C'est vraâ; mtisk à quoi Gàimlo employait-il Targent em-^
prunté? A boire; et qui l'y: poussait^ si ce n'est encore ton pèret
— Èixl G^est favRl*^ tu> oaensL. s'écria la jeune fille avec un
geste die superbedénégatioB.
On déchireBient aifreux venait à» s& produire en elle. Malgré
une voix intérieure qui lui disait que Danilo ne mentait point, son
cœur se refusait à croire à cette vérité, qui attaquait l'honneur de
son père ; l'amour qu'elle lui portait se révoltait contre cette accu^
s8tion« Danilo ia toisa avec mépris delà tète aux pieds, haussa' les
épaules et s'éloigna en silence, tandis qu'elle rentrait au châteaui
Elle avak bâte de regi^er sa chambre; le soleil, qu'elle aimait
tanty lui hrUw^ les yeux; elle trouvait la dialeur du dehors soffo-
cante, un poids énorme lui écrasait la poitrine.
-^ Bère I dit-^lte en rencontrant Foma dans la grande salle* oix
il marchait de long en large, pourquoi as- tu chassé Gavrilo 7
La< satisfaction «sypreinte* s«r les traits du juif fit place afussitôt à
une cspresÀon de colère.
-—Qui t'a raconté ces bêtises T.,^ riposta-t-il avec impatience, ft
est parti parce qu'il l'a bien voulu; je me suis remboursé comme
j'ai pu^.. D'ailleurs ces choses ne te regardent pas.
BfàwonsBia bsdssa la tête sous cette réprimande méritée. En* effet,
de quel droit le quesUonndt-elle? Cependant, retirée dans la solf^
tude de sa chambre, elle, ne pnt s'empêcher de suivre en pensée
les voyageurs marchant péniblement sur la grande route poussié-
reuse brûlée par les rayons d'un soleil ardent.
A dater de ce jour, une inquiétude^ bizarre s'empara de la jeune
fille: des^ troubles indé&iissables l'assiégeaient; l'hostilité qui l'en-
tourait et qu'elle ne remarquait pas naguère la blessait profondé-
ment. Bientôt ette apprit que Oanna était établie chez Daaâo, et
elle se demanda à quoi il pouvait bien employer la vieille femme*
Malgré son désir de ne point juger Foma et d'éscteer sa sévérité,
Mavroussia ne pouvait se défendre d'y songer et d'éprouver une
commisération profonde pour les victimes de son père. Un soir, se
promenant près de la rivière, — depuis: quelque temps, elle choi-
sissait de préférence les endroits écartés, — elle aperçut la vidlle
paysanne assise au bord. Ganna, plongée dans une méditation
mélancolique, n'entendit point là jeune fille s'approcher; celle-ci
s'arrêta indécise à peu de distance de la paysanne, redoutant en
quelque sorte de saisir cette occasion tant souhaitée de ques-
tionner Ganna sur là façon dont elle parvenait à gagner sa vie»
Sependaml, sa curiosité l'emportant sur sa thnidité, elle se glissa
doucement sar l'herbe k côté de la vidlle femme, qui, en la voyant,,
laissa échapper une exclamation douloureuse et voulut se lever.
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LE JOIF DE SOFISVKA. 314
— Reste, je t'en piie^ 4ii Havroussû en lui posant la main sur le
bras.
La paysanne la regardait bouche béante avec terreur sans oser
«e dégager de son étreinte. Depuis le départ de son Biari et de son fils,
elle avail subi une transformation complète; elle marchait comme
un uiUHittie, ne parlait presque plus* si ce n'est pour murmurer
quelquefois enlore deux gros soupirs :
— Seigaeur Dieu« ne les abandonne pasi
Elle passait son temps à errer sans but d'un coin à Tautrei, le
regard fixa, se voyABt rien; elle obéissait machinalement quand
on lui disait de se lever, de maager, ou de se <x)ucher ; mais toute
initiadve avait cessé, sa volonté était brisée, et lorsqu'on lui adres-
sait une question, elle levait la tête d'un ak effaré, comme si elle
se îùl attendue à quelque nouveau désastre, puis elle iondait en
larmes.
La jeune fille prit la main ridée de la vieille femme, la serra
aifiEBCtueasement dans les siennes.
— Je ne te veux point de mal, dit^Ue^ au contraire; je serais si
faeureuse de soulager ton infortune I
Ces paroles n'éiaient pas celles qu'elle se proposait de dire, mais
«Ues lui échappaient comme i son insu. Elle avait simplement voulu
^eationner, et voilà qu'dlle lui offrait ses services et semblait taci-
tomeoit s'avouer en partie responsable des malheurs arrivés à Ganna.
dette dernière ne parlait pas et la regardait toujours avec stupeur.
Les yeux de Mavroussia devinrent bumides, et elle éprouva une
•orto de honte dooloureuse à constater l'effroi qu'inspirait sa pré-
«nee«
-* Que pais-je iaire peur toi?.* Pui&je t' aider? reprit-elle avec
une émotion, qu'elle n'essayait même pas de dissimuler.
ixanna secoua la tèie,
— Je n'ai plus besoin de rien, répQndit<«elle enfin en dégageant
«k main« Tu n'as pas voulu iolercédier pour nous daos le temps,.,
maijitoluat il est trop tard*
Elle pariait lentement, très bias, sans colère; son regard avait
quitté le visage de la jeune fiUe et se perdait dans le vague.
—Mais que fais-tu? continua Ibvnoussiasans relever le reftrocbe
qui lui était adressé. Travaittes4u?
— te vis de la charité des bmnes gens... Je ne puis plus tra-
vailler, fit Ganna avec un sourire déchirant en montrant ses mains,
qui tremblaient comme des roseaux agités par le vent. Je suis jKième
iacapable d'aider la mère de Daoilo à soigner les petits. Mais j'es-
père que Dieu, dans sa miséricorde, aura bientôt pitié de moi et
que je ne leur serai plus tongtemps à charge.
Miirroussia l'écoutait avec un étoinnôment indicible; la vieille
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320 RETUE DES DEUX MONDES.
semblait ayoir oublié sa présence et continuait à marmotter à mi-
voix, comme se parlant à elle-même :
— Us sont bien pauvres, et cependant Katioucha a acheté de la
toile pour me faire des chemises ; elle a passé plusieurs nuits à les
coudre; je reçois du lait même quand les enfans n'en ont point;
il n'y avait qu'un coussin à la hâta et c'est moi qui m'en sers...
Âhl ce sont de bien braves gens I conclut-elle en soupirant.
 mesure qu'elle parlait, une sorte de colère se mêlait à l'éton-
nement de Mavroussia. On lui avait enseigné dès l'enfance à ne
jamais perdre de vue l'avantage qu'elle pourrait tirer de ses actes,
et voilà qu'elle découvrait tout à coup que de pauvres paysans
s'étaient chargés d'une vieille femme infirme qui ne pouvait leur
être qu'un embarras et une dépense inutile, qu'ils s'imposaient des
privations pour lui procurer quelque confort. D'abord la jeune fille
incrédule avait écouté Ganna avec un sourire de pitié; mais, peu à
peu, elle s'était convaincue que la Veille disait la vérité, et alors
son orgueil s'était insurgé. Gomment ces chrétiens s'arrogeaient-ils
le droit de se montrer supérieurs à Foma, à Rebecca, d'ébranler les
principes qu'on lui avait inculqués dès le berceau? Gar, quel que
f&t son amour pour ses parens et pour son peuple, Mavroussia ne
pouvait s'empêcher de reconnaître que la générosité désintéressée
de Danilo l'élevait bien au-dessus de tous ceux qu'elle avait connus
jusque-là, et cette supériorité qui jetait une ombre sur ce qu'elle
vénérait la froissait profondément. Elle se leva brusquement avec
quelques mots de consolation banale adressés à la vieille, qui,
sans répondre, continua à regarder dans l'espace de ce regard en
dedans qui semble être l'apanage de ceux qui ont beaucoup souf-
fert : on dirait qu'ils prêtent l'oreille aux souvenirs douloureux qui
les obsèdent sans cesse.
Mavroussia s'engagea dans la steppe; les paysans qu'elle rencon-
tra chemin faisant la saluèrent d'un air bourru, mais elle n'y prit
pas garde cette fois, tant elle était bouleversée par ce qu'elle venait
d'apprendre; une sourde irritation grondait dans son cœur malade.
Elle essayait de se persuader que la conduite de Danilo devait
cacher un but secret, et elle se torturait l'imagination pour le
découvrir. A quoi pouvait lui servir cette vieille infirme qui tom-
bait presque en enfance? Elle ne le comprenait point.
— Ce n'est que de la bêtise, se dit-elle alors; un être intelligent
ne fjBdt jamais quoi que ce soit dont il ne puisse tirer parti.
Mais ce raisonnement, quelque logique qu'il lui parût, ne la satis-
faisait pas, car, malgré elle, cette bonté qu'elle s'efforçait de déni-
grer provoquait son admiration. Elle marcha longtemps dans les
hautes herbes, dont le parfum lui montait au cerveau ; les pépie-
mens des oiseaux crispaient ses nerfs tendus; elle ne retrouvait
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-r^r r^ •'': ■^-
L£ JUIF DE SOnETKA. 321
plus le channe adoucissant de la steppe. Tout ce qui l'environnait
lui paraissait enveloppé de gris, et cependant le soleil couchant
dorait rhorizon de teintes éclatantes, l'atmosphère était d'une
transparence merveilleuse, et la nature entière s'unissait dans un
concert joyeux.
— Eh bieni moi aussi je veux faire quelque chose pour cette
vieille; je ne veux pas rester en arrière de ces chrétiens, s'écria
enfin la jeune fille.
Puis, comme effrayée du son de sa voix, elle jeta un coup d'œil
autour d'elle, mais personne ne l'avait entendue; elle étût bien
•j seule au milieu de l'océan de verdure. Une rougeur fugitive colora
son front, ses joues, jusqu'à son cou, et ceci encore l'irrita. Pour^
quoi rougissait-elle de sa bonne intention? Elle sentait que sa cha-
rité, si elle venait à être découverte, serait blâmée par ses parens,
et elle comprenait qu'elle devait l'entourer d'autant de précautions
que si elle eût commis un crime ; mais, en même temps qu'elle
déplorait ces précautions indispensables, il lui semblait qu'en appor-
tant son contingent à la générosité de Danilo, la blessure de son
orgueil se cicatriserait.
— Je leur montrerai qu'une juive est aussi capable de faire le
bien pour le tien, pensa-t-elle à demi soulagée par cette nouvelle
résolution qu'elle avait hâte de réaliser.
Elle reprit vivement le chemin du château. Tout en marchant,
elle résolut d'employer ses petites économies à acheter de quoi
confectionner un nouveau sarafane à Ganna, qui en avait grand
besoin; elle suivrait l'exemple de Eatioucha et déroberait quelques
heures à son sommeil pour le coudre; puis elle lui tricoterait des
bas, et la jeune fille, dans l'exubérance de la galté provoquée
par ces projets, entonna une doumka^ la môme que Danilo chantait
lorsqu'ils s'étaient rencontrés dans la steppe.
Trois jours plus tard, profitant de l'absence de ses parens, qui
étaient allés à Kamenka, Mavroussia se dirigeait furtivement vers
la demeure de Danilo. Elle marchait très vite, se retournant sou-
vent; son cœur battait à coups redoublés contre le sarafane qu'elle
portait dans ses bras, enveloppé dans un mouchoir; elle craignait
d'être aperçue, et, avant d'entrer dans la hâta, elle s'assura que
la rue était déserte. C'était vers le soir, les paysans étaient encore
aux champs, et elle espérait trouver Ganna seule. En effet, la vieille
femme était couchée sur le grand poêle de faïence et paraissait
sommeiller. Mavroussia s'arrêta hésitante sur le seuil ; elle péné-
trait pour la première fois dans cette hâta, dont les propriétaires
lui étaient ouvertement hostiles ; tout le courage dont elle s'était
armée en venant s'évanouit soudain; que deviendrait-elle si Ganna
TOMB LYII. — 1883. 21
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mm^^
322 REVUE DE6 DEUX MONDES.
i^usait son présent? EUe eut envie de £uir, d'enoporter son sara-
fiuve, qui lui sembla une offi:ai)âe bUn masquine en .comparai-
son des bien£aite dont Danilo et sa mère comBJUient la vieille
femme. Elle qui s'était tant réjouie d'apporter sa part à la charité
des paysans se sentit toute petite, presque coupable, dans cette
Jhttta, dont la scruj^utettse propreté dissimulait^ h peioe la pauvreté.
£es yeux $'em(>lirent de larmes ; elle allait refermer ^a porte quand
Ganna, se soulevant sur le coude, lui demanda ce qu'elle désirait.
La jeune fille devint pourpre, mais^ elle parvint cependant à vaincre
tt' timidité, et, s'approchant de la vieille :
— J'ai pensé qu'un nouveau sars^ane te ferait plaisir, dit-dle^
rapidement les paupières baissées. Tu veux bien accepter celai que
je t'apporte? ajouta-t-elle avec un regard suppliant.
Ett déposaïut le paquet à côté de Ganna, elle s'enfuit sans chercher
la réponse, redoutant un refus.
La vieille paysanne -était si stupéfaite qu'elle resta un bon mo-
ment sans dénouer le mouchoir; puis» croyant oèveri elle se frotta
les yeux; était-il possible qu'dle ne se fftt point trompée et que
Mavroussia, la fille de ses persécuteurs, lui eût apporté ce paquet
d^ttsé près d'elle? L'ouvrant enfin, elle en sortit un beau sarafane
tout neuf; après l'avoir attentivement examiné, elle l'étendit à ses
côtés et s'allongea derechef sur le poôle; mais ses yeux restèrent
grands ouverts, et elle ne parvint plus à se rendormir. Elle resta
ainsi sans bouger jusqu'au retour de Danilo et de sa mère. Conuoe
cette dernière la questionnait sur la provenance du saraJEUia ;
— C'est un cadeau de llavnoassia, répondit^elle.
KatJMidMi laissa tomber le TÔtement cemine s'il eût été pesti-
féré.
— Et tu l'as accepté ?.. demandant-eUe avec indignatiosu J'espère
bien que tu ne le porteras pas?
Ganna hocha la tête d'un asr indàcas.
— Elle est meilleure que ses patiens, fit-^dUe avec one certaÎDe
hésitation.
Danilo ne dit rien, mais 11 «vmt l'air mécooient.
XIH.
L'hiver avait sucoédé à Tété, et la sourde hostilité que les pay-
sans ressentsûent contre Foma s'était graduellement tnmsformée «d
me haÎAe d'autant plus violente qu'elle était réprimée. En e&t, la
pauvreté est doublement pômhle peadant la inude saiso»; en été,
les chaleurs diminuent l'appétit; un BM>rceau de pain et un verre
de kvass suflBsent à soutenir les forces; une chemise déchirée est
un mal avec lequel on se réconcilie aisément, on n'en a que plus
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I.E ^OIF DE SOFIEfKA. 32$
fraid; maïs lorsqie la neige recouvre la terre, le corps exige une
nourrUure plus substantielle, des vêtenlena chauds ; les bâtas sans
feu deviennent inbabitables; il semble que la mort tous enlace peu
à peu de son étreinte glacâe. Sauf de larea exceptions» la. plupart
des babitans de Sofievka étaient rédiks à oe degré de misère où
une écuelle de achtchy est considâréâ comme un luxe qu'on ne s'ao-
corde qut le dimanobe, et encorel Foma veillait avec un soin jaloux
surles foréts^qu'il avait affennéesaivec le reste de la propriété. Autre-
fois, quand le combustible manquait aux paysans, ils ne se £ûsaient
aucun scrupule d'en prendre dans les bois du seigneur. Dans sa
grande bonté, Kortcbenko laissait ces larcins impunis; d'ailleurs il
suffisait qu'on vint lui demander du bois pour qu'il l'accordât
immédiatement sans jamais en exiger le paiement. Maintenant la
situation était changée; on devait acheter à un prix exorbitant ce
qu'on avait été habitué à recevohr gratis; le juif faisait trop bonne
garde autour de ce qu'il considérait comme son bien pour qu'on
pût songer à employer des moyens illégaux. Malheiu: à celui qu'il
aurait surpris en flagranl délit de vol I
Deux ou trois paysafns très pauvres et plus intrépides que les
autres s'étaient décidés une nuit à risquer Taventure; leurs hâtas
n'étaient pas chauffées depuis deux jours. Ils avaient été arrêtés
par les gardes forestiers, conduits chez Foma, remis entre les mains
de la justice. Ils avaient passé plusieurs mois en prison, et, pen-
dant ce temps, leurs familles étâieikt presque mortes de faim. Ce
fait avait suffi pour enlever aux autres paysans toute velléité de
suivre leur exemple; Foma s'applaudissait de son savoir-faire. Ses
champs étant très vastes, la sécheresse, qui avait détruit une partie
des récoltes de l'année, lui avait été moins sensible qu'aux pay-
sans; d'ailleurs les greniers du château regorgeaient encore des
produits de la saison précédente, et, tandis que les habitans du vil-
li^ manquaient de blé, il en possédait une bonne provision et le
vendait à un taux exorbitant. Tout acheteur qui se présentait chez
lui devait prendre une attitude suppliante comme si Foma Uti eût
accordé une £ivear spéciale en lui livrant quelques boisseaux de
g^rains.
— lime serait bien plus avantageux de l'exporter, affirmaitril
avec un soupir.
£t chaque fois il commençait par rqfNMisaer la demande de l'ac-
quéreur ; oe n'était que lorsque cdui-d s'était épuisé en lamentaticms
et en prières qu'il se laissait fléchir; encore exigeait-il un paiement
inmiédiat, car il ne consentait plus à &ire crédit.
— Tous me devez bien assez d'argent, et il est inutile d'augmen-
ter vos dettes, disait-il.
Les paysans courbaient la tête sous l'inflexible justesse de ce
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S2i RETDE DES DEUX MONDES.
raisonnement et tremblaient qu'il ne se lassât de demeurer leur
créancier. Qu*adviendrait-il le jour où il réclamerait le paiement
intégral de leurs emprunts? Ils ne s'élevaient pas à des sommes
bien considérables, mais encore fallait-il les trouver, or, comment
se procurer de l'argent au village, si ce n'est par la vente du bétail
et du poulailler? On exécrait Foma, on le maudissait; mais, en sa
présence, les têtes se découvraient, les échines se ployaient avec
une timidité respectueuse; ne devait-on pas ménager celui gui
tenait en son pouvoir la fortune d'un si grand nombre?
Au commencement de l'hiver, le juif ayant fait une course à la ville
voisine en était revenu dans un état d'agitation sérieuse. Dans plu-
sieurs provinces adjacentes, il y avait eu des rixes entre les paysans
et les Israélites; on parlait hautement de massacres, de familles
entières forcées de s'expatrier ; le gouvernement ne réj^rimait que
faiblement ces désordres provoqués par les exactions toujours
croissantes des juifs. On ajoutait même qu'il était sérieusement
question de mettre un terme à ces abus et de promulguer une loi
qui interdirait aux Israélites le débit des alcools, source principale
de leurs revenus. Foma, accablé sous le poids de ces nouvelles, les
confia à sa femme, et le couple médita longuement les moyens de
conjurer la terrifiante éventualité.
— Si je ne puis plus vendre de la vodka, je suis un homme
ruiné, geignait-il.
Depuis qu'il s'était emparé de l'administration de Sofievka et fai-
sait fonctionner la distillerie fermée par Kortchenko, les bénéfices
qu'il en retirait, joints à ceux du cabaret, formaient un total qui
n'était pas à dédaigner. L'inquiétude des juifs augmentait de jour
en jour, d'autant plus qu'ils vivaient dans une ignorance complète
de la marche des événemens. Les journaux étant inconnus dans
les villages russes, ils en étaient réduits aux conjectures, et leur
imagination surexcitée à force de ressasser continuellement le môme
sujet leur faisait envisager chaque inconnu comme un émissaire
porteur de quelque décision redoutable. Le son des grelots indi-
quant le passage d'un traîneau les remplissait d'effroi ; transis de
peur, ils se précipitaient aux fenêtres pour constater le rang du
voyageur et ne respiraient librement que lorsque ce dernier avait
dépassé le château sans s'y arrêter.
Par une sombre après-midi, Rebecca et Foma étaient mélancoli-
quement assis dans le salon du château; ils restaient silencieux tous
deux, préoccupés de la même pensée.
— J'en deviendrai fou 1 s'écria Foma en se levant, et il se mit à
marcher par la pièce à pas rapides.
— Père, dit Savka dont la tête de fouine parut dans l'entrebâil-
lement de la porte, il y a là Yania qui veut te parler.
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LE JVIB DE SOFIEYKA. 326
Le juif fit un geste d'impatience.
— Tu feras bien de le recevoir, ajouta Savka avec un ricane-
ment mauvais. Il pleure à chaudes larmes et je crois que tu pour-
rais en tirer parti.
-, Ayant échangé un regard avec sa femme, qui l'engagea par un
signe à suivre le conseil de leur fils, Foma se rendit à la cuisine,
où un paysan hâve et maigre réchauffait à la flamme du fourneau
ses^doigts bleuis par le froid. U tourna vers le juif un visage labouré
par de longues et pénibles privations; les yeux brillaient comme
des^charbons ardens ; l'expression farouche de ce regard donnait
le firisson.
— Ma femme est morte d'épuisement, commençart-il d'une voix
rauque, je suis resté avec trois enfans dont le plus âgé a quatre ans;
ils crient, ils ont firoid et ils n'ont pas mangé depuis hier. Prête-
moi un peu d'argent.
f- dette demande parut divertir prodigieusement celui à laquelle
elle était adressée. Foma se mit à rire d'un rire silencieux mais
irrépressible; il se tordait, hochait la tôte comme en admiration
devant cette prétention inouïe ; finalement, il se tint les côtes en
gémissant comme étbuiTé par son hilarité. Yania le regardait en
dessous, les lèvres serrées, les bras pendans le long de son corps ;
ses doigts froissaient convulsivement la peau de son touloupe.
— Hé bien? demanda-t-il enfin.
— Eh bieni rétorqua le juif en imitant son accent, si tu es venu
me déranger pour de semblables sottises, tu aurais mieux fait de
rester chez toL — Et il lui tourna le dos.
— Écoute, s'écria Vania en le retenant par le pan de son caftan,
si tu ne me donnes pas de quoi nourrir mes enfans, je ferai un
malheur.
Le regard qui accompagnait ces paroles était si sombre que Foma
eut peur.
— Je ne puis rien pour toi, répondit-il d'un ton plus conciliant.
Je le regrette. Va-t'en.
— Donne-moi de l'ouvrage, n'importe quoi.
Foma médita un instant; une idée lumineuse traversa son esprit,
toute sa figure se rasséréna. U posa sa main sur le bras du paysan.
— Ton infortune me touche tellement que je n'ai pas le courage
de t'abandonner, fit-il. J'ai pitié de toi et je crois que je puis Rem-
ployer. •
U lui expliqua alors que son neveu était obligé de quitter le caba-
ret et en proposa la gestion au paysan.
— Et je pourrai jouir des revenus 7 demanda Vania incrédule.
— Quant à cela, non I s'empressa de rectifier le juif. Tu auras
ostensiblement Fadministration du cabaret, je désire même que la
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ZB& RETUE DES DEUX MONDES.
patente soit délivrée à ton nom, mais en réalité tu ne seras qn'nn
empbyé à nés gages; je te donnerai dix roubles d'appointemens
par mois, et c'est moi qui percenai les revenus, qui f indiqu^^
la façon de conduire les affaires.
— Hais alors pourquoi tiei»htu à faire usage de mon nom ? insista
le pâyjBMir qui ne coflOfnreDait pas la nécessité de cette coraplicatioB.
~ Ceci wé te regarde pasr Réponds oui ou non. Si lu refoses, je
n'ai rien d'autre à t'offrr •
YaaÎA hésita ; son instinct lui soufflait que cette combinaison ca*
chait quelque embûcbe; il lui répugnait de jouer le rôle d'un
homme de paille du persécuteur du village. Que diraient les pay-
sans ea apprenant sou ovation subite au rang de cabaretier, lui
dont la misère n'était un secret pour personne? On se demanderait
d'où lui étaient venu^ les fends nécessaires pour entreprendre le
commerce; on devinerait facilement la vérité, et ators il serait désho-
noré ; jamais ses camarades ne lui pardonneraient de s'être abaisi^é
à servir les intkéts du juif au détriment des leurs. H se vit bafoué,
vilipendé par tous.
— ^ Non, s'écria-t-il, je ne pvis pas aiccepter ta proposition.
Foma haussa dédaigneusement les épaules et se dirigea vers la
porte. Gonmie il en tournait le bouton:
— Arrête I dit sourdement le paysan ; je ferai ce que tu voudras.
Le souvenir de ses enfans affamés s'était vivement dressé devant
lui; leurs gémissemens plaintifs retentissaient à ses oreiltes fati-
guées, il voyait leurs regards supplians, leurs petites mains jointes,
leurs voix tremblantes qui disaient : « Père, nous avons faim I » It
se résignait à accepter le déshonneur pour leur procurer du pain.
FaBUt fut enchanté de sa combinaison; ses appréhensions tom-
bèrent du coup; désormais il n'avait pas à redouter la promalgatimi
de la nouvelle loi.
Pendant ce temps, Mavroussia continuait à s'occuper de Gama, qui
avait saisi la première occasion pour la remercier de son présent.
Encouragée par cet accueil favorable, la jeune fiHe s'était adonnée
avec zèle à augmenter les bardes de sa protégée. Ses visites, fort
espacées d'abord^ devinrent de plus en plus fréquentes; elle éprou-
vait un doux plaisir à s'entretenir avec la vieille femme, dont la rési-
gnation l'édifiait. Elle avait ccmunencé par l'alter voir aux heures où
elle était i peu près certaine de la trouver seule. Mais s'étant une
fois attardée à lui parler de ses chers absens, dont elle ne recevait
aucune nouvelle, Katioucha était rentrée. La jeune fille eflrayée se
leva immédiatement, mais Ganiia l'obligea à se rasseohr.
— N*aie pas peur, lui dit-elle; Katioucha sait que tu es bonne.
La paysanne marmotta quelques mots inintelligibles en réponse
au regard inquiet de Mavroussia ; pourtant elle ne lui dit pas de
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LE JUIF DE BOfKYKA. S27
6'en aller, et peu à peu des relations aimcales s'étaUirent wtre les
trois femmes. Danila, qu'eUe finit aussi par rencontrer , ne lui par-
lait que rarement; il évitait de rester longtemps avec elle; mais
quand ils se trouvaient ensemble, Mavroussia sentait son regard se
poser sur elle avec une persistance sfogulière. Insensiblement elle
était arrivée à désirer de le voir ; elle aimait à être témoin des «oins
affectueux qu'il prodiguait à sa famHle; dans œtte bâta de paysan,
eUe se sentait comme «enveloppée d'une atmosphère de sérénité,
d'indulgence, et elle s'y trouvait bien. Elle s'en allait à regret, ses
pénséos restaient près de ceux qu'elle avait quittés et s'attachaient
smioiitàDaxiilo* La noblessede son caractère qui se manifestait dans
les moindres inctdens de la vie journalière lui inspirait une sym-
pathique estime, estime qui dégénéra bientôt en un senthnent plus
vif. Elle songeait constamment au jeune homme, et chaque fois
qu'elle offrait quelque cadeau à Ganna, elle se réjouissait d'avance
du sourire de reconnaissance de Danilo ; d'abord elle ne s'était sou-
ciée que d'être agréable à la vieille femme, mùn tenant elle ne se
préoccupait guère que de l'approbation du jeune homme.
— Je tiens à lui prouver que je vaux autant qu'une chrétienne,
se répétait-elle, et elle était de bonne foi en croyant que ce désir
seul guidait sa conduite.
Ses œuvres charitables étalent entourées de tant de précautions
qu'elles avaient échappé à la surveillance de Bebecca, mais tous les
jours Mavroussia tremblait d'être découverte et envisageait avec ter-
reur cette éventualité qui devait inévitablement se produire.
XIY.
Cétait le vendredi saint. Mavroussia savait l'austérité avec laquelle
la famille de Danilo observait les rites de l'église, et n'ignorait pas non
plus combien le jeûne durant depuis six semaines avait affaibli les
forces déjà si épuisées de Ganna. Depuis quarante jours, elle ne se
nourrissait que de pain noir et de kvass; même les concombres salés,
un des alimens préférés en carême, faisaient défaut ; aussi la jeune
fille avaît-elle réusai ce jour-là à dérober au garde-manger Âe
ses parens quelques galettes de farine de maïs qu'elle destinait à
la vieille iemme. Prétextant une emplette à la ntercerie qui, étant
tenue par un juif, restait ouverte, malgré la soldonilé ^ jour, elle
courut à la bâta de Danilo. ouvrant yiveffiieBt la pertes
— Petite mère, je t'apporte^, s'ôcria-t-^e^ et s'arrêta ftty()é£Kte
devant le spectacle qui s'of&adt à sa vue.
Ganna était affaissée dans un coin; ses mains pendaient înartes le
long de son corps; sa tète ballottait sur sa poitrine, une lettre
ouverte reposait sur ses genouic. Damlo se lenut delMWt devant elle
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328 RETUE DES DE0X MONDES.
dans une attitude remplie de commisération, tandis que Nikita,
assis à quelque distance de la vieille femiûe, la regardait d'un œil
dur, presque triomphant : « Ne te l'avais-je pas prédit 7 » semblait-il
dire.
Mavroussia toucha timidement le bras de Danilo; ces trois êtres .
étaient si absorbés qu'ils n'avaient pas remarqué son entrée.
— Qu'est-il arrivé? demanda-t-elle à mi-voix.
Le jeune homme tressaillit et repoussa sa main. Nikita fixa sur
elle son œil farouche.
— Lis, fit-il en lui indiquant la lettre d'un geste pêremptoire.
Mavroussia regarda alternativement Ganna et son fils ; ils ne parlaient
ni l'un ni l'autre, alors elle prit le papier grossier couvert d'une
écriture mal assurée et lut ce qui suit :
tt Mère estimée,
« Je considère comme mon premier devoir de t'envoyer l'expres-
sion de mon respect et de te dire que je prie le Dieu tout-puissant de
t' accorder la santé et l'accomplissement de tous tes désirs, ensuite
de t'informer que je me porte bien et que pour le reste j'espère en
la miséricorde divine. J'ai aussi la douleur de t'annoncer que mon
bien-aimé père c nous a recommandé de vivre longtemps (1) ; » il
faut beaucoup travailler pour gagner quelques kopecks ici, il s'est trop
fatigué et cette nuit il a rendu son âme à Dieu. Je l'ai enterré ; on
ne me donne plus d'ouvrage dans cette contrée et demain je vais à
Moscou ; on m'assure qu'il s'en trouve toujours dans cette grande
ville. Je n'ai plus rien de particulier à te communiquer et te salue
ainsi que tous ceux qui se souviennent de moi au village. Puisse la
bénédiction du Seigneur reposer sur toi I
4c Ton fils respectueux,
a Fedu. *
Le papier échappa des mains de Mavroussia, elle se précipita aux
genoux de la veuve, la serra dans ses bras pendant que des larmes
abondantes coulaient sur ses joues.
— Petite mère chérie, courage I courage! murmurait-elle en la
couvrant de baisers.
La vieille femme paraissait insensible; on eût dit que son corps
était présent et que l'âme s'était déjà envolée.
— Comment la tirer de cet état de prostration 7 s'écria la jeune
fille désolée en se tournant vers Danilo.
(1) Location rnlgalre usitée par le peaple rasse pour indiquer la mort de qael<niHuu
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LE JUIF DE SOFIETKA. 320
— Ya-t'en, tonna tout à coup Mikita bléme de colère. Ne com-
prends-tu pas que ce malheur est l'ouvrage de ton père? que ta
présence est un outrage 7. • Hors d'ici, fiUe maudite I
Le vieillard s'était levé, la dominait de sa haute taille et lui indi-
quait la porte de son bras étendu. Mavroussia lui jeta un regard
éperdu ; il la rappelait brutalement à son origine, qu'elle avait oubliée
dans sa sympathie profonde pour la douleur de Ganna. Elle joignit
les mains avec désespoir, se prosterna aux pieds de la veuve et les
baisa.
— Pardon! pardon 1 sanglota-t-elle d'un accent brisé, puis, cour-
bée sous la terrible accusation du vieillard, elle se traîna vers la
porte.
— Mavroussia! dit faiblement Ganna.
La jeune fille se précipita vers celle qui l'appelait; la vieille femme
appuya sa tête sur son épaule :
— Ce n'est pas ta faute, dit-elle ; reste.
Et un torrent de larmes jaillit de ses paupières gonflées.
Nikita poussa une sourde imprécation et quitta la pièce en enve-
loppant d'un regard de mépris écrasant les deux femmes enlacées.
Danilo s'était laissé tomber sur un banc, la tête dans ses mains.
Mavroussia n'osait pas le questionner, et ce n'est qu'au retour de
Katioucha qu'elle apprit que la lettre était arrivée dans la matinée;
ni Ganna ni Danilo ne savaient lire, ils avaient appelé Nikita et c'est
lui qui leur avait communiqué la fatale nouvelle.
Katioucha envoya immédiatement son fils chez le prêtre. A son
arrivée, Mavroussia voulut s'en aller ; elle ne se sentait aucun droit
d'assister à cet entretien, mais une légère pression de la main de
Ganna la retmt à sa place. Père Afanasiy parla longuement des joies
que le ciel réservait à ceux qui avaient été éprouvés sur terre;
sa voix douce et mélancolique parvenait à la jeune fille comme le
murmure d'une source limpide. Il ne prêchait pas la résignation,
car Ganna n'était pas une révoltée, mais il tâchait de la pénétrer
d'un sentiment de reconnaissance envers celui qui avait daigné
mettre un terme aux peines de Gavrilo, et lui représentait sa mort
comme une délivrance. Son œil brillait d'un pur éclat, les traits de
Ganna exprimaient une grande pux.
— Que la volonté de Dieu soit bénie en toutes choses 1 d^t-elle.
— Souviens-toi, conclut père Afanasiy en se levant, que nous
célébrons aujourd'hui l'anniversaire du jour où le Fils de Dieu est
mort sur la croix afin d'obtenir de son Père la rédemption de nos
péchés. Remercie le ciel qui t'accorde l'insigne grftce de joindre ta
souffrance à celle que Jésus a subie pour expier les erreurs de Ga-
vrilo et lui ouvrir les portes du paradis. Agenouillé devant la sainte
effigie du Sauveur crucifié, je vais prier pour ton mari.
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3S0 REVUE DES DEUX MONDES.
Il bénie la vieille femme^ qui hû baisa dévatement la main, puis il
reporta soa regard sur Havroussia» qui buvait pour ain&i dire ses
paroles.
— Que le Sedgneur daigoe ouvrir ton cœur à la vérité L fit4i avec
doubceur. Je vois que tu con^tis au diagrin de 6anaat.« Que ne
viens- tu pas assister au service divin? La omison de Dieu est ouverte
à tous ses enfans.
Dasiik) raccompagna jusqu'au perron.
— Il est tard, dit-il en rentrant. Ne crains-tu pas, Mavrousiâa,
d'inquiéter te^ parens par une absence aussi prolongée?
La jeune fiile se secoua comme au sortir d'un rêve; son œil ren-
contra celui du paysan, qui la considérait avec attendrissement ^
leurs regards se fondaient l!ua dans l'autre; ils comprirent qu'ils
s'étaiefxt aimés sans en avoir eu conscience.
Comme Mavroussia retournait à sa demeure, il lui sembla qu'un
monde nouveau s'ouvrait devant elle, mais ce monde représentait
un chaos si immense qu'elle ne savait pas s'y orienter. La résigna-
tion de Ganna^la grandir sublime de son pardon, — elle s'était abs-
tenue de tout reproche vis-à-vis de celle qu'elle avait vainement
implorée d'intercéder h sa faveur autrefois, — la tendre prévoyance
dont Danik) avaii; £ût preuve en se souvenant du danger qu'Ole
courait en prolongeant sa visite, tout cela la frappait de stupeur. Les
traits mâles du jeuxie hoamie lui apparaissaient comme entoiurés
d'une auréole ; un éUn d'amour irrésistible l'entraînait vers eeluî
qui lui avait dévoilé tous les trésors de la charité.
— Et il m'aime I il m'aime I je le sens, se répétait-elle avec une
jde intense.. « Et ce prêtre, qui m'a parlé avec bienveillance, qui
m'a non-seulement autorisée, aiais engagée à iréquenter son église^
mot qui voulais le fuii*, craignant qu'il me chassât ?
Après le départ de la jeunie fille, Danilo s'était rendu à Taises,
mais il était distrait et ne parvenait pas à suivre avec onctiett lies
prières touchantes rédtèes par le prêtre. 11 retrouvait l'œil noir»
caressant de MaYrouseia jusque devant l'autel; cet œil le fascinait
et le jeune honmie était harcelé de scrupules.
— Il y a longtemps que je crains de l'aimer, pensait-il, mainte-
nant je n'en puis plus douter; pourtant j'ai lutté vaillamment cofiire
cet amour, qui m'obsédait comme un crime. •• M'est-elle pAS une
juive ?«• Et ooalgré cela je sens que je n'aimerai jamais uiie autre
fraame; quand je la vois, tout mon être s'élance vers elle,.. }e voa-
diaîs l'étreindre dans mes bras, l'éUxiiec de caresses. •• Et jamais
elle ne sera'à moi I
Un soupir douloureux con^me un sanglot se dégagea de sa poi-
trine oppressée. U tomba à genoux, battant du froirt contre les
dalles froides :
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LE JOIF DE SOFIEVKA. 331
— SeigQeur, délivrez-moi de la tentation I fit-il presque à haute
voix dans i'intenské de soa angoisse. ^
XV.
Tout était silencieux dans la denieure seigneuriafe. Foma et
Rebôcca étaient depuis longtemps emkmiiiâ; Ton n'entendait au
dehors que les pas des veilleurs de nuit qui iiusaîeDt la ronde autour
du château. Le sommeil cependant fuyait Mavroussia et ses yMx
grands ouverts caressaient l'image de Danîk), qu'elle voyait se
détacher de l'obscurité. Tout à coup une volée de cloches rooqÂt le
silence; d'abord graves, espacées, les notes se rapprochi^nt peu
à peu, s'égrenèrent rapidement les unes après les autres, s'éhm^t
vers le ciel comme un hynme de triomphe»
Mavroussia se souleva et prêta l'creiUe à ces gammes âonœres :
— C'est la nuit du samedi saint, penfia-t-eUe.
De toutes les fêtes de l'année, les Russes entourent d'une véné-
ration spéciale celle de Pâques.
Elle retomba sur l'oreiller avec un r-^et amer; le somde ces
cloches joyeuses retentissait tristement dans son cœur; que ne lui
était-il permis de s'associer à l'allégresse générale I Ramenant les
couvertures sur sa tête, elle essaya de s'endormir, mais les sons
qui s'élargissaient, et dont l'ampleur remplissait l'espace, conti-
nuaient à la poursuivre.
— Danilo est aussi à l'église, se dit-elle, saisie d'un violent désir
d'être à ses côtés et d'assister avec lui au service divin.
£Ue se ressouvint de l'invitation da prêtre et, sans hésiter davan-
tage, sans réfléchir aux conséquences de son imprudence, elle sauta
à bas de son lit, s'habilla à la hâte et se glissa & travers les salles
obscures ^u diâteau. Ayant tiré avec précaution le lourd verrou de
la porte d'entrée, une bouffée d'air printanier la frappa au visage et
die se mit à courir dans la direction de l'église. Les fidèles y étaient
déjà assemblés; elle se faufila timidement parmi eux, espérant
passer inaperçue dans la foule. La clarté resplendissante de l'église
l'éblouiL D'innombrables lumières surchargeaient les massifs chan-
deliers d'argent placés devant l'iconostase; chacun des fidèles tenait
à la main un cierge allumé; un inconnu en offrit un à Havroosaia,
qui l'accepta nutchinalement. A droite, sur «n pupitre reeovivert
d'un drap d'or et surmonté d'une espèce de baldaquin^ reposait
une image de la saÛBle Vierge constellée de pierreries. Des rertus
miiacul^ses étaient attribuées kasite image^ qui attirait de nom-
breux pèlerins des environs. Sn témoignage de leur recomuds-
'saMce, les pauvres se bornaient à offrk un cierge; les riches incrus-
taient soit un diamant , soit un rubis dans la garniture d'oor qai
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332 RBTUE DES DEUX MONDES.
encadrait TefBgie noircie de la madone; les offrandes étaient si
nombreuses qu'elles formaient un paré de pierres précieuses; nuit
et jodr, des centaines de lumières entouraient l'image. Â gauche
de l'iconostase se tenait le groupe des chantres parés de chasubles
en drap d'argent, parsemés de fleurs en soies multicolores. Un
silence profond régnait dans l'église; on n'entendait que le crépi-
tement des cierges qui brûlaient; tous les regards étaient dirigés
vers Tautel ayec une expi-ession d'attente. La grande porte du milieu
de l'iconostase s'ouvrit à deux battans: père Àfanasiy et le diacre
parurent, revêtus de leurs riches habits sacerdotaux, qui étince-
laient aux lumières. Le premier tenait de ses deux mains une croix
en or entourée de trois cierges, son assistant portait un évangile
splendidement relié; des deux portes latérales de l'iconostase sor-
tirent les sacristains, les anciens du village, portant les uns des
images, les autres des bannières et des cierges allumés. Ainsi
accompagné, le prêtre traversa l'église et en fit lentement le tour
extérieur; cette procession a lieu en commémoration de la visite des
disciples au sépulcre du Christ. En rentrant, père Afanasiy, s'arré-
tant sur le seuil, prononça d'une voix sonore :
— Christ est ressuscité I
Il éleva la croix et en bénit l'assistance, qui répondit unanime-
ment:
— En vérité, il est ressuscité 1
Le chœur entonna un chant sublime qui ébranla les voûtes de
l'église, où courut un murmure d'allégresse; une volée de cloches
se répercuta dans les airs. Le prêtre revint vers l'iconostase en
bénissant sur son passage les têtes inclinées; arrivé devant l'autel,
il se tourna vers le peuple, baisa dévotement le crucifix, le diacre
suivit son exemple, les deux hommes s'embrassèrent trois fois, puis
père Afanasiy se tint immobile, présentant la croix aux paysans,
qui s'en approchaient un à un avec une grande piété; chacun don-
nait l'accolade de rigueur en prononçant la phrase consacrée, remet-
tant un œuf rouge au prêtre, qui le déposait aussitôt sur le plateau
que tenait un sacristain placé à ses côtés. Le diacre aspergeait d'eau
bénite chaque fidèle. La nouvelle de la résurrection du Christ cou-
rut de raog en rang au milieu du bruit des baisers qu'on échangeait
en témoignage de joie.
Banik) avait reconnu Mavroussia, s'était rapproché d'elle sans
qu'elle le remarquât, et ses yeux ne se détachaient pas du visage
de la jeune fille, qui trahissait toutes ses impressions. Elle suivait
avec une attention palpitante chaque mouvement du prêtre, qui lui
iqpparaissait comme dans un nimbe d'or... Tout à coup des lèvres
brûlantes se posèrent sur sa joue et une voix connue murmura
à son oreille :
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LE JUIF DE SOFIEVKA. 333
— Christ est ressuscité I
— Oui, en vérité, répondit-elle avec conviction, — et elle rendit
le baiser.
Cette caresse était dégagée de toute passion terrestre; par ce
baiser, le premier qu'elle eût reçu de Thomme qu'elle aimait, elle
s'unissait à lui par un lien indissoluble; leurs ftmes se fondaient
dans une commune prière, dans une harmonie céleste. Danilo poussa
doucement Mavroussia vers le prêtre; elle n'essaya pas de résister;
elle avait abdiqué son individualité pour se laisser absorber dans
celle du jeune homme, et il lui seinblait que tous deux n'étaient
plus qu'une émanation d'amour divin. Toujours guidée par Danilo,
ses lèvres se pressèrent sur la croix; pendant qu'elle se prosternait,
père Afanasiy lui dit à son tour :
— Que Dieu te bénisse I
La main dans celle du paysan, elle demeura comme en extase
devant l'iconostase. Un sentiment d'exquise béatitude l'alanguissait;
il lui semblait qu'elle planait dans des régions éthérées, où des
formes indécises, diaphanes flottaient autour de Jésus dans un soleil
radieux, et que Jésus lui faisait signe de venir à lui.
La messe était commencée; les chants résonnaient à ses oreilles
comme une musique surnaturelle; ils lui paraissaient descendre de
ce ciel vers lequel s'élançait son âme.
— Pardonne -nous nos péchés comme nous pardonnons à ceux
qui nous ont offensés I chantait le chœur.
Ces paroles la ramenèrent sur terre; elle jeta un coup d'oeil
autour d'elle et vit des visages recueillis empreints d'une pieuse séré-
nité. La main de Danilo pressa la sienne. Des larmes abondantes
roulèrent sur ses joues. Elle comprit ce que signifiait ce terme de
« frère » dont ces hommes se servaient entre eux et qui n'était pas
un mot vide de sens; ils étaient frères, en effet, par la charité, par le
pardon réciproque, par l'amour du Christ. Ses genoux fléchirent,
elle était pour ainsi dire écrasée par le bonheur de ce pardon uni-
versel dont elle n'était pas exclue.
Quelques femmes se détachèrent des rangs et vinrent se prosterner
devant les images; père Afanasiy sortit de l'autel en tenant la coupe
d'or qui contient l'eucharistie ; les femmes, agenouillées, répétèrent
à haute voix la prière qu'il adressait au ciel de les rendre dignes
de recevoir la chair et le sang du Fils de Dieu. A cette vue, Mavrous-
sia éprouva une émotion indicible; elle faillit se traîner aux pieds
du prêtre pour le supplier de lui accorder la grftce de participer à
cette communion qui met le chrétien en contact direct avec son
Sauveur.
La cérémonie était terminée; chacun s'empressait de sortir pour
retrouver son gâteau et son fromage pascal, que le prêtre devait
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S3& R£VUE BBS DEUX MONDiS.
bénir en quittant F église. Sur la pelouse étaient disposées des plan-
ches recourertes de ces pcoTÎmons spéciaiement adaptées à la fête
de Pâques ; des monceaux d'œufs rouges entouraient les firomages
blancs en formes de pyramides. La fooie animée des paysans n'at-
tendait que la bénédiction du prêtre pour emporter les m^ coœa-
csrés qui mettaient Hn terme à leor jekat prolongé. Le sauper de la
Dxit de Pâqiyes est mne laradition si chère a« nK>!qik qu'il est prêt à
tous les sacrifices pour ne pas y manquer.
Pénétrée des émotioBS qu'elle venait de traversa*, Mavroussia se
dirigea à pas lents vers ie château* Depuis le baiser, elle n'avait
pas causé avec Daniio, qui l'jj^ait quittée pamr rejoifidre sa mire.
A mif-cbemin, elle s'arrêta, prêtant l'oreille aux éclats de voix des
paysans restés en arrière; ils étaient tous réunis comme s'ils ne
formaient qu'une seule famille, tandis qu'ieile allait seule par la route
tpe blanchissait l'aube du jour naissant. Aiitour d'elle , ia cam-
pagne était plongée dans un calme absolu, mais dans cette solitnâe,
elle croyait entendre un monde d'idées qui priaient. Oiielques éloiles
vacillaient faiblement sur le firmament sillonné de bandes grises et
roses ; le château prenait un aspect lù^bre dans celte pâle clarté.
En se retrouvant au milieu de sa chambre, Mavroussia frissonna;
elJe regarda son lit d'un œil hagard^ comme pour s'y cherdier, et
il lui sembla qu'elle n'était plus elle-même, que la Mavrovssia d'aur
trefoisi avait fait place à une autre qu'elle ne reconnaissait plus.
Était-ce biea elle la juive qui avait quitté furlivement la maison
paternelle pour passer la juiit à l'iéglise? Elle avait joint sas prières
à celles des clirétiens; se conformant à leurs usages, elle avmit
baiaé la croix, die avait ai&rmé que ce Qîristt auquel il lui .était
interdit de croire était ressuscité. Sa conduite insensée ne l'avait^
elle pas rendue paijure à la religion de ses ancêtres? N'étaii-dle jpas
déjà devenue cbràliennâ? Ua tremhlt&sûeAt convmlsif la secoua des
piedsilatêteu
— Que «uie^je donc? s'écria-t-elle, déchirée de nemorda.
Il lui paraissait inadmissible de r^Doneer i la /oi de son peuple,
c'était une moostrùosité qui l'épouvantait, et cependant elle sentait
ses convictîoiffl ki édu^er une à lûie; lira principes dont on Ynùi
jiouitrie dés l'enfance s'ècnoulaient, elle essayait vaioement de s^
J^elrêmpar, de se raccrocher ii ce qui la soutenait jadis.
— Nou, Don^ c'est impossible, je ne veux plus abnèr Jésus, Baniltt,
ces ennemi» de ma laca. Je veux,-» je didis rester fidèle à mm
peuple,^.^ gémissait-eUe, tandis qu'accoudée à la fenêtre;, elle JMsaift-
iait, iranblée et dôeesférée, aa x^évieil deia nalture.
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^^m
LB JCIF Bff SaPïMJKH. Stf
XVI.
Quelques heures plue terd, Savka, «ftablâ au eabaret^ là tète
dans ses maine, feig&ait le sommeil» mais, en réalité , il prêtait
TordUe à ce qui se disait amtour de lui.
A la suite des démonstratkms antiséflciitiqiies qui s'étaient pro-
duites dans quelques localités de la proyioce» les paysans de Sofievka
avaient pris une attitude moins humble ns-à-vis de Foma. Préoc-
cnpé de ce cbangemoit, cehii*ci atait dbargé son fils de surveiller
l'état des esprits.
— As-tu vu llavroussîa cette nuit à l'église? denutnda mi paysan
à un autre ; — tous deux étaient assis à quelque distance de Savka,
et, le croyant endormi, parlaient à haute vdx. — Depuis quand
eetnelle orthodoie?
Savka se leva d'un bond.
— Que veux-tu dire? rugit-iU
Le paysan, décontenancé^ ricama bêtement.
— Réponds donc, imbécile I cria le jeune homme en frappant du
pied. Si tu prétends que ma sœur a été à l'église, tu n'es qu'un
menteur»
^— Ohl quant à ça, non I rétorqua le paysan ; — et, blessé d'être
accusé de mensonge, il cita ceux dé ses camarades qui pouvaient
témoigner de sa véracité ; puis, satisCait d'avoir froissé le juif, il
ajouta que Mavroussia était bien différente des autres filles de sa
race, et que personne au yilli^e n'%norait ses bontés pour Ganna
et son attachement à la Camille de Danilo.
Savka s'enfuit du cabaret comme un fou. Hors de lui^ ce ne fut
qu'en bredouillant et par des paroles entrecoupées qu'il informa
ses parons de la conduite inqualifiable de leur fille. Ceux-ci écar*
tônsot l'accusation comme une inûme calomnie, ils ne pouvaient
croire k un fait aussi invraisemblaUe« Cepeodttft, comme Savka
ineislait, ils questionnèrent Mavroussia.
— C'est la vérité, r^^Nuidit-elle d'un tcnt calme.
Les juife la regardèrcôtt avec épouvante, comme si elle se fût subi-
tement transformée en qudque monstre hideux, puis ils accablè-
rent d'un torrent d'invectives la jeune fille, qui, pâle et muette, n'es-
sayait même pas de se disculper»
— Je te défends de quitter l'enceinte eu château, coudutfinaiu-
meut Foma* — Si tu mets le pied au village, je t'eitfennerai au
iwrrou.
Uovrottssia baissa la tète, mais ses doîgtB se criq)ërent et éh am*
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^ft^i^mmmmmmammmitglgKK^v
3S0 BETUB DES DEDX MONDES.
tit la révolte gronder dans son cœur. La violence avec laquelle (Mm
père avait parlé des chrétiens offrait un contraste frappant avec la dou-
ceur et l'indulgence de ces derniers. Jamais devant elle, ils n'avaient
murmuré contre celui qui leur avait fait tant de mal, et aujourd'hui
c'était le persécuteur qui tonnait contre ses victimes I Cette injus-
tice criante tombant au milieu des scrupules de la jeune fille aug-
menta encore son trouble. Torturée par les sentimens les plus con-
tradictoires, les convictions de son enfance et le respect des siens
la retenaient à la foi de son peuple, en même temps que la délica^
tesse de son cœur, et l'amour qu'elle portait à Danilo l'attiraient
vers ce Christ qu'on lui défendait de vénérer.
Pendant plusieurs jours elle se confina dans sa chambre, en proie
à des doutes troublans.
Une petite pluie fine tombait mélancoliquement du ciel et détrem-
pait le sol, d'où montaient des efiluves printaniers. Les bourgeons,
d'un vert tendre, commençaient à parer les arbres dénudés. L'at-
mosphère était lourde, un tapis incolore semblait tendu sur le ciel
bas. Mavroussia descendit au jardin. C'était la première fois qu'elle
quittait la maison depuis la scène avec ses parens. Elle suivit à
petits pas une longue allée de sapins taillés en charmille, en son-
geant tristement à Ganna. Cooune la vieille femme devait s'étonner
de ce qu'elle eût négligé de lui souhaiter une bonne pâque 1 La jeune
fille soupira en se rappelant le présent qu'elle avait préparé pour
cette occasion et qui était resté caché au fond d'un tiroir. Au bout
de l'allée, elle s'arrêta devant le ravin qui seul séparait cette partie
du jardin des champs environnaus, et les r^arda d'un œil d'envie.
Tout là bas elle distinguait le petit sentier qui menait directement à
la hâta de ses amis; un peu de hardiesse, un élan, et le ravin serait
franchi, et elle reverrait Ganna, Danilo; c'était surtout ce dernier
qu'elle tenait à revoir. Elle pourrait les prévenir de ce qui était arrivé,
leur dire adieu! Elle répéta lentement ce mot qui lui causait un mal
affireux et ce n'est qu'alors qu'elle comprit le vide que cet adieu lais-
serait dans sa vie. Que deviendrait-elle, privée de ces affections qui
lui étaient devenues indispensables? Elle frissonna en pensant à la
nécessité de rentrer chez elle, parmi les siens, dont chaque parole
désormais lui infligeait une nouvelle blessure.
— Mavroussia I s'écria tout à coup une voix joyeuse; et deux bras
enlacèrent sa taille et des lèvres frémissantes se posèrent sur les
siennes.
Danilo avait appris avec mécontentement Taltarcation qui avait eu
lieu au cabaret entre Savka et le paysan trop bavard. N'ayant pas
vu Mavroussia depuis quelques jours, il s'était douté de la vérité;
aussi rôdait-il autour du jardm dans l'espoir de l'apercevohr, ne fùtrce
que de loin. Le hasard, bienveillant quelquefois, l'avait amené au
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XE JUIF DE SOFIEVKA. 387
ravin au moment où la jeune fille y était arrêtée. II n'avait pas hésité
à le fi*anchir.
— Ma petite âmel ma bien-aiméel murmurait-il en la couvrant
de baisers sans qu'elle songeât à se dérober à ses caresses.
Tous deux, surexcités parles angoisses de la séparation, oubliaient
qu'ils ne s'étaient pas encore avoué leur tendresse. D'ailleurs l'amour
ne se sent-il pas bien plus qu'il ne se dit, et quand on aime bien,
n'est-ce pas une profanation que d'en parler? Danilo ne se souvenait
plus de l'origine de Mavroussia, qui, de son côté, oubliait ses réso-
lutions de rester fidèle aux traditions de son peuple; ce premier
transport de leur amour les arrachait à tout souvenir et ne leur lais-
sait que la certitude exquise de l'ivresse du moment.
Quand ils furent un peu calmés, Danilo questionna avidement
Mavroussia, qui le mit au courant de sa situation. Mais, tout en lui
parlant, elle ne pouvait retenir ses larmes et se pressait contre la
poitrine du jeune homme comme pour y chercher un refuge.
— M'aimes-tu assez pour accepter ma religion et devenir ma
femme? demanda-t-il d'un ton grave et solennel après une courte
pause.
Il souleva la tète de Mavroussia, et, se reculant un peu, il
plongea son regard interrogateur dans ses yeux pour y fouiller les
replis les plus secrets de son âme. Les lèvres de la jeune fille trem-
blèrent, un spasme agita ses traits; ellei ferma les paupières; ses
parens, ses amis défilèrent devant elle en cortège menaçant, ils la
maudissaient; elle croyait entendre leurs accens courroucés. Elle se
sentit faiblir devant l'anathème que lui lancerait son peuple. Danilo
scrutait son visage avec une attention sévère.
— Si tu ne deviens pas chrétienne, dit-il d'une voix sourde, je
ne te reverrai jamais.
Elle chancela et devint pâle conmie une morte. Le sort de son
existence entière dépendait de sa décision. Un combat acharné se
livra dans son âme. Elle leva ses yeux sur ceux du jeune homme
et y lut une énergie désespérée; haletant, penché sur elle, il atten-
dait son arrêt.
— Je t'aime I murmura la juive vaincue, ta foi est la mienne.
Un rayon de soleil perça les nuages ; un large ruban riche de
toutes les couleurs du prisme et semblable à un arc-de-triomphe
gigantesque traversa le ciel gris ; une brise légère agita les bran-
ches lourdes de pluie ; les gouttes d'eau tombèrent comme une ava-
lanche de brillans sur les jeunes gens enlacés dans le rayon lumi-
neux.
11 fut convenu entre eux que Danilo communiquerait au père
Âfanasiy le désir de Mavroussia d'entrer dans le giron de l'église
Tom LYn. — 1883. 22
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^mmmm
3S8 RETUB DBS NDI» IKUrDES^
0vtbodoxe. Il ne- doutait pas que laprèto» ne l'aidât h réaliser ce
vœu et devait revenir le lendemain pour prévenir celle qu'il comi^
déimtdéscHfmaisi eomBfte sa fianeée, des aFinoigemenci défiaitiSa^ au
sujet de leur avenir. Les jeune» gens s'étaient Féfugié6> dan& mbos*
quet ; assis sur un bane, ils s'entretenaient de leur avenir, et les
lièvres coulaient sans^ qu'ils s'enaperçuesenC lUavrcmsda promettait
de s'esquiver de k maison paternelle aujMr que fixerait le père
A&nasiy ; le consentement de ses parens n'étant pas à ei^>ôrer, die
ne voulait même pas le leur demander* Qaant à cae qui aidvien<bait
après son mariage» elle n'osait pas* le prévoir, elle seirf&mil à. Fidâe
de s'alitoer sa famille; mais elle se sentait ineapd:)le de se sépasev
de Danilo ; aussi imposaitrolle silence à tout ee qui m'était pas son
amour.
Ils étaient si absorbés qu^ils n'^entendiient point des pas furtîfii
se glisser derrière eux. L'heure da souper ayant sonné sans* qne
Mavroussia eût paru, Rebecca» a'vait envoyé Savka à sa recherche,
Geltti*ci, après avoir vainement appelé s» sour, s'était dirigé vers
l'allée reculée qu'il savait être une de* ses; promenades favoritesçil
avançait avec prudence, fouillant du regard les charmilles touffues.
S^arrètant à quelque distance du bosquet, il crut y entendre des
chuchotemens et tendit l'oreiUe; bientôt il reconnut la voix de
Mavroussia et celle de Danilo. S'effaçant, il rampa entre les buis-
sons derrière le banc et là, retenant son haleine, accroupi sur la
terre humicte, il assista, invisible, à une partie de leur entrelâen^Ge
^'il en surprit suffit à l'éclairer; ses dents grincèrent de rage,^ ses
ioigts creusèrent le sol ; fiirieux, il aurait voulu fondre sur les corn-
pables, les étrangler, mais ils étaient deux* Danilo était ndrastO';
Savka retint sagement sa colère et attendît. DanSo se leva «ifin,
ses bras passés autour de Mavroussia, il déposa un long baiser smr
ses lèvres sourismtes. Savka étonfTaity mais il ne bougea point.
Quand le paysan se trouva de l'autre côté do ravin, la jeune fiHe
kn envoya de la main un dernier baieer el, le soimre encore flot-
tant sur ses^ lèvres^ elle se dirigea vers le ehâtean. C'est alors que
Savka, écartant les broussailles, bondit sur elle.
-^ Misérable! glapit-il en lui Inroyant le poignet et, incapable d'en
dire davantage, il l'entraîna devant ses parens.
Ma/vroussia se sentit perdue; une sueur firdde couvrit son front;
qu'allait-elle devenir?
Voma, les yeux remplis d'éclairs, les lèvre» frémissantes, écouta
sans l'interrompre la dénonciation de sonfils. Quand ill'eut achevée:
— Est-ce tout? demanda-t-il, et, sur sa réponse aflBrmative^ il
s'approcha lentement de sa fiUe, la feaeinant poor ainsi dire du
regard, et lui posant la main sur le bras :
— Tu n'es qu'une malheureuse ! fit-il d'une voix rauque,. sac-
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LE jmF DE toftEmjL. S89
tMàèe. Un ctoétim jt'aaraît toée sans merci».* je me contosterai de
te traiter comme une folle qui déshonore le toit paternel.
Ilandis qu'il parlait, «es doigts broyaienl le bras de Mayrousi£a;
elle ne put réprimer on cri de douleur» maie sans y prendre garde,
fl la tcalna jusqu'à :aa chambre, oiù il lapo«ssa si violeaimeiit qu'elle
alla heurter le mur ; puis il sortit, fermant la porte à double tour et
mk k dé dans m p^e*
Accroiq^ sur le pfaïadrar, elle «entendit le bruit de ses pas ae
peedre peu à peu; le silence se fit autevr d'elle; elle était pri-**
aiOfiîèia; les quatre mans de sa èkambre étaient un obstacle infraor
dhifisaUe; tsombien de temps y demeurerait-elle 7 !Son père aUail<ll
réaMaer sa memice «et la Iraîler'eii fiUe insensée ? Saisie à oette pen-
sée d'un désespoir furieus:, elle se iera d'un bond et se ma contre
la porte, qui ne ^da pas : ses doigts s'écorcbaient sans parvenir à
râ)ranler ; alors, perdMt la t^, die se précipita vers la fenôtre:
plutôt la mort que cette i^édusion forcée I fin ouTrant la croisée, elle
aperçut Sayka étalé sur un banc, qm la regardait avec une «xpres-
sioB diabolique et la naenaçait du poing. IsUe se rejeta «en arrière et
tomba en sanglotant au pied de son lit.
XVII.
Sn (quittant H^^roussia, Daoik) trait 4)oittru chez le père Afanasiy^
— Ce que tu entreprends là est très grave, dit celui-ci lorsque
le jeune homme 4ui eut narré l'afiaire. Es^u bien sAr que Mavrous-
sia soit «^^éritetUement toochée de la grâce et que ce ne soit pas
r«mour qu'elle te porte cpii la pousse à souhaiter le baptême 7
Le paysan protesta vivement des convictions religieuses de la
jeune <iiHe et, aprèsqueiques objeettons aisément écariées, il obtint
le consentement désiré. Le mystère le plus absolu devait entourer
raffoire et la cérémonie du mariage suivrait immédiatement celle
du baptême, tout retard pouvant amener des complications fâcheuses.
Danflo attendit le lendemain avec une vive impatience. A l'heure
convenue, il était dans le champ, mais, comme il s'apprêtait à frai^
cUr le raidn, il aperçut Savta assis tranquillement sur le bord
•pposé. Il étouffa une imprécation et, se cachant derrière un arbre
d'où il pouvait surveiller l'aHée, il résolut d'attendre le départ du
juif. Celui-ci cependant paraissait peu soucieux de s'en aller; les
henres s'Àx)uiaient sans qu'il fit mine de bouger, et cette persistance
étrange ne laissait pas que d'inquiéter Danilo. Le crépuscule des-
een^ sur la terre et Savka restait toujours immobile. Alors les soup-
çsns di paysan se changèrent en certitude.
-^ Les juifs «mront eu vent de qnelque chose, pensa-t-il. Peut-
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3&0 BETUE DES DEUX MONDES*
être m'a-t-on aperçu dans le jardin? Savka est sûremrat chargé de
surveiller ce qui se passe.
11 s'en retourna au village le cœur gros, essayant de se consoler
par l'espoir de revoir Mavroussia dans le courant de la journée sui-
vante, car, quelles que fussent ses appréhensions, il était loin de
deviner la vérité.
Les vingt-quatre heures qui suivirent lui parurent interminables,
mais sa surprise et sa douleur ne connurent plus de bornes lorsqu'U
retrouva Savka à son poste d'observation; il paraissait n'en avoir
point bougé, tant son attitude était identique à celle de la veille.
Que signifiait cette obstination ? Danilo se dissimula derrière son
arbre, mais, bientôt incapable de maîtriser plus longtemps sa colère,
il s'enfuit à travers champ sans se retourner ; il sentait qu'en res-
tant il n'aurait pu résister à la tentation de sauter à la gorge de
Savka et de lui arracher des informations au sujet de sa sœur ; or,
n'était-ce pas la compromettre et empirer encore la situation?
L'ignorance forcée à laquelle il se trouvait réduit l'exaspérait au
point qu'il se sentait devenir fou : mille projets insensés se heur-
taient dans sa tète en feu, mais la plus simple rëilexion les lui fai-
sait aussitôt abandonner. Pourrait-il lutter, lui chrétien et étranger,
contre l'autorité paternelle? Restait la ruse. Mais comment en usa*
quand il ne savait pas ce qui était arrivé? Il erra toute la nuit dans
les environs, guettant chaque bruit, chaque son, mais tout restait
calme; le château hermétiquement dos ne trahissait pas les secrets
de ses habitans.
Le matin, rongé par l'incertitude, Danilo entra au cabaret, lui qui
d'ordinaire n'y mettait pas les pieds. A cette heure matinale, Tania
était seul, accroupi dans un coin, la tète enfoncée dans ses mains.
11 était profondément malheureux.
— Qu'est-ce qui t'amène ? demanda-t-il surpris de l'apparition de
ce camarade, qui depuis longtemps déjà le traitait avec une froi-
deur marquée et l'avait hautement blâmé d'accepter la gestion du
cabaret.
Personne en efiet n'ignorait au village qu'il n'était qu'un fonction-
naire officieux aux gages de Foma et, quelle que fût la gravité*des
raisons qui l'avaient amené à cet emploi, on ne le lui pardonnait
pas, et Yania était abreuvé d'amertumes de tout genre. Ses anciens
compagnons le méprisaient, ne se faisaient pas faute de le lui répé-
ter à chaque occasion, et le juif lui marchandait sa paie. Aussi le
cabaretier eut-il un moment d'effroi quand Danilo vint s'asseoir à
ses côtés. Seulement un événement extraordinaire pouvait expliquer
cette familiarité, et Yania le crut chargé de quelque nouvelle désas-
treuse. Le malheur devait être terrible pour qu'il entourât sa com-
munication de tant de bienveiUance. Mais, contre son attente, Danilo
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LE JUIF DE SOFTEYKA. 3&1
se borna à le questionner au sujet de Foma, de sa famille et de
leurs habitudes.
— Y a-t-il longtemps que tu as vu Mayroussia? demanda-t-il enfin
en réprimant à grand'peine son agitation.
Yania répondit qu'il ne l'avait pas aperçue depuis plusieurs jours
déjà et que d'ailleurs elle ne venait jamais au cabaret.
Pendant que les deux hommes causaient, Savka entra pour faire
sa visite habituelle du matin. Il ricana en apercevant Danilo et lui
fit une grimace.
— Que signifie cette plaisanterie? dit aussitôt )e paysan en s'ap-
prochant menaçant du juif, qui se glissa sournoisement derrière
une table, où il se tint à l'abri.
— Hais,., rien du tout,., riposta-t-il d'une voix doucereuse, où
perçait une pointe d'ironie.
Danilo le secoua par l'épaule :
— Alors fais attention à ta vilaine figure, sinon je t'écrase comme
un ver de terre.
Et il sortit furieux de s'être laissé emporter par la colère quand,
avec un peu d'adresse, il serait peut-être parvenu à obtenir les ren-
seignemens qu'il cherchait.
Une semaine entière se passa sans qu'il sût rien de ce qui con-
cernait la jeune fille. Chaque jour, à la même heure, il se rendait
près du ravin et chaque jour il en revenait plus désespéré que la
veille. Deux ou trois fois, il fut surpris par Foma, qui, depuis quelque
temps, semblait avoir une prédilection toute particulière pour
l'allée longeant le ravin. A la troisième rencontre, le juif s'arrêta.
— Que viens-tu rôder dans ces parages? lui cria-t-il de loin.
Danilo répondit par un juron, mais s'abstint dorénavant de
retourner à son poste d'observation. Ces courses, d'ailleurs, ne lui
servaient à rien; Havroussia devait évidemment être enfermée, et
plus il s'obstinerait à la revoir, plus ses parens l'entoureraient de
surveillance. Jusque-là lé prêtre seul connaissait ses projets d'en-
lèvement. Mais il se décida à mettre Ganna dans sa confidence; le
dévoûment de la vieille femme répondait de son silence, et Danilo
résolut de l'employer à espionner les abords du château.
— Une femme est toujours plus habile qu'un homme, se disait-il;
je suis sûre qu'elle réussira là où j'ai échoué.
Quelques jours plus tard, Ganna était étendue sur un banc devant
la hâta la plus rapprochée de la demeure de Foma; sous prétexte
de s'y chauffer au soleil, elle ne quittait guère ce banc. A travers
ses paupières mi-closes, elle ne perdait pas de vue la maison sei-
gneuriale, et bientôt elle vit deux personnes en sortir et s'achemi-
ner vers la grille. L'une d'elles était Savka et l'autre, — la vieille
pouvait à peine en croire ses yeux, — était bien Havroussia, mais
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Si2 REVUE MS (KUX IRMIDES.
Mavromsm fâUe, maigrie, à peine FecoanaissaUe* fille bo tainA
avec effort, sa démarche était abattue comme si toas lestessorts
de fat jeunesse «isseiiA étô brisés.
L& jeune fille n'était pas sertie de sa chimbpe d^ois le jour «à
ma pèpe 1^ avak«éque8toée; «a mëve «e la quittait poescfuelaMais,
et, lors même qu'on la laissait série, en l'aifenMit à êé^ et, per
swcmlt-deprécaiitien, eMimllait cens ses fenâtres, de façon à lui
fermer txNiles ks issues. Pendaet la nuit, ia porte ceanaDunk|aflnt à
la chambre de ses parens restait ouverte. Mavroussia était absolii-
mentprisennîàre; on loi «pporti^des aUnens fu'an disait devant
eHe de mauvaise grftoe, et 'on ne fan pariait que pour lui adreanor
quelque reproche grossier. Elle s'était d'abord dôbaittue, tratnte
amx gemux de ses paréos, les «uppUant de conseoftir à' son umon
avec Danilo ; mais ses prières avaient été impile j«blement rcqpoio-
sées et ses larmes n'avaient éveiUé aucune pitié. Daas un pa-
MqfBBe <le colère, son père «'était méoie emporlô jusqu'à la frap-
per au visage. Un désespoir morne s'était alors emparé d'die; eUe
ne prévoyait plos de fin à soû eoqprisoimenient et appelait la mort,
qui seule pouvait la délivrer de son supplice. Sa «amé s'abiéra
au point que Rebecca, inquiète, finit par obtenir de son «sari l'jMh
terisation de lui faire reqiirer un peu d'air« Babîtoée oomme elle
félMt à «ne vie motive, «oeUte réckuMn prolongée devait aneener des
suites fatales.
— Qu'<dle sorte, bmss que Savka ne la «quitte pas d'inne «enidle,
avait prononcé Fema.
La jeune fiUe s'appuya défaillante ji la griUe; très faible, il lui
paraissait que le sol se dérobait eous ses pieds; des myriades
d'étinodles leumoyaîent devant ses yeux. Savka, sans perdre sa
saur de vue, s'âoigna de quelques pas, mfin de oouper une
brandie desséchée pendante à un arbre. Gaana en profila pour
s'approcher de ia jewne fille, qui la regarda d'un ^1 ha|;ard, voisin
de la f olte«
— Tout est prêt, dit rapidement la vieiHe à mi-voix;., le père
Mnnsiy est prévem«.. Danilo t'attendhm cette nwt près du bos-
quet. Tu peux t'enfuir par fa fenêtre de ta cbambre, qui n'est pas
élevée.
A peine achevait-elle ces mots, auxquels Mavroussia répondit
par un signe d'acquiescement, qne Savka ^accourut. Il venait de
s'apercevoir du «odloque des deux femmes «et ne se pardonnait pas
sa négligence momentanée* La paysanne le saine respectueusement:
— Je demandais à Mavroussia des newettes de sa samé, dic-die
d'te ton naturel. Elle a mauvaise mine.
Aftctant de ne point la remarquer, Savka entraîna sa sœur.
— Que C'a-t^e dit? demanda-t^l très inquiet.
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LE. jmr Di soFonLA. lis
MftYroissia se omtenta de hausser les épaules.
— Réponds donel ajouta-t-il brutalement»
Hais ni menaces ni prières n'iiidaisireBt la jeune fiUe à se dépar-
tir de son mutisme obstiné. Les paroles de Ganna tintaient foUe-
ment à ses oreilles ; elle renaissait à l'espérance^ et son oœur débor-
dait d'une joie imm^Kseu.
XVIII.
La grosse clochô de l'églke sonna minuit. Havroussia, pieds
nw^ k main posée sur son cœur comme pour en réprimer les bat-
temens précipités, se tenait {Hrës du mur qui séparait aa chambre
de celle de ses parens et comptait les heures. Qowd les. dernières
vibrations de la cloche moururent dans Tespace^ die s'apjNrocfaa
de kl porte^ écouta la respiration égale de ses parens.
— Ciomme ils dorment paisiblement I p^isartrelle eias'agenooi^
lant sur le seuil.
Quelque grande que fÀt. leur sévâîté à son égard, elle épiouvaît
un renûirds cuisant à profiter de leur sommeil pour 1^ aoan-
donner.
— Pardonnez-moi, miurmura-t-elle les jeux pleins de kurmes» &
V0II8 aviez eu un peu de pitié».» si vous m'aviez autorisée à épomaer
celui que j'aime, je ne vous aurais pas trompés.
Elle baisa le plancher poudreux, puis eUe se releva et ierma dou-
eemei^ la porte..
La lune éclairait la chambre de lueucs froides et métalliques;
MavrQussia ne put s'empêcher de frissonner en voyant la blanche
clarté répandue sur les murs; elle aurait préféré une nuit sombre;
ce grand disque brillant et solitaire l'intimidait. Elle s'avança vers
la jenëtre el plongea un regaard anxieux dans le jardinw La nature
soBuneHIaii, les bouquets d'avbres piquaient çà ^ là de taches (mt-
céet et. mystérieuses le gazon qui se déroulait sous les rayons die
Fastre de la nuit comme un large tapis d'argent. Au loin, eÔe aper-
cevait les charmilles de sapins v tout au bout» elle dievinait le bos-
qmt oà l'altBBdait Danik). Son c««r battait à se roflipre.
— Allons, courage! se dit-elle^ Il est là,., et, avec hii, la vie,
l'amour, le bonheur...
EUe ouvrit la croisée, qwi grinça dans sa gâche; ce £aible tamit
hd parut assourdissant dans le aflence environnant ; elle s'arrêta,
hésitante, écoutant si rien> ne remuait dans la chambre voisine;
puis, se décidant enfin, elle s'appuya des mains sur le rebord de
la fenêtre;^ Comme elle allait s'élaacerr deux bras vigoureux la reje^
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ihk REYUE DES DEUX MONDES.
tërent au fond de la chambre. Foma était devant elle. Havroussia
poussa un cri étouffé et se couvrit la figure des mains.
— Tu te disposais à fuir, malheureuse 1 fit le juif d'une voix sif-
flante en appuyant lourdement sur les épaules de sa fille.
Elle ne répondit pas et leva sur lui des yeux égarés.
— Il est inutile de le nier, continua-t-il. Je devrais t'écraser;..
tu n'as plus le droit de vivre, toi qui déshonores ta race, qui jettes
l'opprobre sur ton père.
Sa voix s'était graduellement élevée à un diapason aigu. Rebecca
accourut au bruit au moment où Foma, l'écume à la bouche, levait
son bras menaçant sur Mavroussia. La mère se jeta entre le père et
la fille. Elle lança une imprécation à cette dernière, mais elle arrêta
le bras de son mari, et un dialogue animé suivit entre les deux
époux. Mavroussia n'y prêtait aucune attention. Il s'agissait d'elle ;
mais que lui importait l'avenir s'il ne devait pas la réunir à Danilo?
Elle s'était relevée et appuyée au mur, ses yeux ne quittaient pas
les profondeurs sombres du jardin.
— Il est là, pensait-elle, tout près,., il espère,., il m'attend,.,
quelques pas à peine nous séparent et je ne le reverrai jamais !
L'intensité de sa douleur paralysait son cerveau; ses penisées se
confondirent, elle ne parvenait plus à les retenir, à les classer; une
souffrance atroce lui tenaillait le cœur, souffrance si aiguë qu'elle
tuait le souvenir, et que Mavroussia, torturée, se demandait pour-
quoi elle souffrait autant.
— Attèle la télègue,.. éveille Savka. Nous conduirons cette mal-
heureuse à Kamenka, dit Rebecca. J'y resterai quelques jours, puis
je la confierai à mes parens, qui auront soin de ne la point laisser
échapper. Nous cacherons le lieu de sa retraite jusqu'à ce qu'elle se
soit calmée.
Foma approuva le projet de sa femme. En apprenant la tentative
d'évasion de sa sœur, Savka se rua sur elle et lui appliqua un souf-
flet retentissant; mais pas un muscle ne tressaillit dans le visage
de la jeune fille, qui ne parut même pas s'apercevoir de l'outrage.
Elle se laissa lier les mains sans opposer de résistance ; ce n'est que
lorsqu'on voulut l'emmener qu'elle refusa catégoriquement de se
soumettre. On essaya de l'entraîner; elle se jeta à terre, se cram-
ponna au lit, aux meubles en criant :
— Non, je ne partirai pas,., je veux rester ici.
Redoutant que ses cris ne fussent entendus par quelque oreille
indiscrète, Foma et son fils la bâillonnèrent et, comme elle conti-
nuait à se débattre, ils la soulevèrent et l'emportèrent dans la
télègue. Rebecca s'empara des rênes, tandis que Savka maintenait
sa sœur. Afin de ne point réveiller les paysans, les grelots de l'at-
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LE JUIF DE SOFIEYKA. 3&5
telage avûent été enlevés. Rebecca enveloppa d'un coup de fouet
les chevaux, qui partirent au galop. Foma resta sur le perron jus-
qu'à ce qu'il les eut perdus de vue ; alors il essuya son front ruisse-
lant de sueur et rentra.
Dès dix heures du. soir, Danilo, incapable de réprimer l'impa-
tience qui le dévorait, rôdait près du jardin; il pouvait à peine
croire à son bonheur et, depuis que Ganna lui avait fait part de
son entrevue avec Mavroussia, il comptait chaque minute qui le
rapprochait de la jeune fille. Le prêtre avait été prévenu, Katioucha
également.
À minuit, il franchit le ravin et s'abrita dans le bosquet.
— Elle ne tardera plus beaucoup à venir, pensa-t-il.
L'impatience, l'inquiétude lui donnaient la fièvre; les battemens
précipités de ses artères l'assourdissaient; à chaque instant, il
croyait entendre crier le sable de l'allée; il tressaillait à la moindre
brise qui agitait les arbres; son attention était tendue jusqu'à la
douleur; il tordait ses mains et ne pouvait rester en place. Dn ros-
signol caché dans les branches chantait galment et sa chanson cris-
pait les nerfs irrités du jeune homme.
Dne heure s'écoula, puis deux, puis trois; Mavroussia ne venait
pas. Il n'osait se rapprocher du château, la moindre imprudence
pouvait être funeste. 11 rongeait son freiq et attendait , espérant
toujours. Les lueurs éblouissantes de la lune avaient fait place
à une clarté grise et triste; les vapeurs qui couvraient le sol se
dissipaient peu à peu, les oiseaux s'envoyaient des bonjours stri-
dens; de grandes taches rouges émaillaient le bleu du ciel; le
soleil apparut d'abord pâle, languissant, comme s'il se réveillait
d'un long sommeil, puis il se mit à briller avec un éclat plus vif et
bientôt il inonda la campagne de ses rayons dorés.
Danilo , affaissé sur le banc , brisé par l'angoisse de cette nuit
d'attente, transi par la rosée qui le pénétrait jusqu'aux os, trem-
blait la fièvre, et un poids atroce, semblable à une calotte de plomb,
lui écrasait le crâne. Il se résigna enfin à quitter le bosquet; quelque
catastrophe imprévue avait évidemment retenu Mavroussia; mais il
espérait malgré tout et, arrêté au bord du ravin, il écoutait encore,
ne pouvant s'arracher à ces lieux où le bonheur lui avait souri.
En sortant du jardin, il se rendit immédiatement chez le] père
Afanasiy pour lui demander conseil. Le prêtre ne s'était pas couché
de la nuit; lui aussi avait attendu Mavroussia.
— Ne crois-tu pas, dit-il, quand le jeune honmie lui eut conté sa
déception, qu'elle a simplement reculé au dernier moment?
DÛiilo se récria; il n'admettait pas la possibilité de cette suppo-
sition et était décidé à aller trouver Foma et à le sommer de lui
laisser voir sa fille.
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SAS REVUE DES DEUX H(mDBS»
— Y songes-tu 7 Tu veux donc h perdre? répliqua ie jffétre*
Mus le paysan exaspéré ne vonliit plus entendre raison.
— Puisqu'elle n'est pas venue, c'est que son projet de fuite a élé
découvert, répondit -il aux objections de son interIoc«l)eur; par
ooDséquent, la situation ne peut élre empîrée.
— Ayant consenti à vous fM'otèger, je suis en partie responsable
de ce qui arrive à Mavroussia, dit alors le prêtore d'un ton énergique
qui ne souffrait pas de contradiction. C'est donc moi qai verrai
Foma; q^aant à toi, reste ici et attends mon retour.
Danilo dut céder à la volonté du père Afanasiy, et celui-d, tout
plein de graves appréhensions, se reodit au ch&teau. II ne se iedsait
aucune illusion sur les difficultés de sa mission, et sentait fort bien
qu'il ifavait aucun droit d'exiger des explications au sujet de Ma-
vroussia; «i elle eût été de ses ouailles, il aurait été excusable de
s'immiscer dans ses aiïaires, mais elle était juive, qu'aivaît-il it y
voir? Cependant le chagrin de Stanilo et l'intérêt véritable qu'il
portait à la jeune fille le décidaient à tenter une démarche que fion
bon sens condamnait.
II approchait du château quand Foma en sortk.
— J'allais justement chez toi, lui dit^il.
Le juif le regarda de travers et continua de marcher.
Le père Afanasiy régla son pas au sien et, quelque peu eBOouca-
geant que fût cet accueil, il alla droit au but.
— Je viens te parler au sujet de Danilo. Il aime ta fille depuis
longtemps, mais il n'ose te demander sa main et il m'a prié de ha.
servir d'intermédiaire. . .
Foma leva son poing d'un geste menaçant :
•^ Si je le rencontre sur ma route, malheur à Iuil«. siiila-it-41
d'une voix étranglée par la rage. Vous pouvez lui dire de ma pailt
que jamais,., jamais, entendez-vous bien?., il ne reverra ma fiU6«
— Que veux-tu dire par là?
— Je m'entends, rétorqua ie juif d'un air plein de mystère; et A
tourna le dos au prêtre sans le saluer.
Un soupçon effroyable traversa l'esprit de ce dernier ; la physio-
nomie de Foma était si haineuse, si triomphante, qu'il se demanda
à quel terrible moyen il avait eu reoouTs pour mettre une bar*
libre infranchissable entre les deux amans. U n'osait presque pas
interroger le fond de sa pensée, tant elle répouyantait, et il revenait
tête basse vers sa maison quand il fut arradié de sa sombre rêiverie
par Danito accouru à sa rencontre.
— Hé bien? demanda le paysan avec angoisse.
L'attitude du prêtre ne présaigeait rien de satisfaisant; il hocha
ia tête et laissa échapper un gesie qui trabissaSt rinsuccës de 99
entreprise.
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LB. Jmm DE; aDFISf KA. 8â3
Maïs où e8t^eUe&.. L'afvez^vovs vuel.^ Qa*ett ft-t41 fait?
le n'M sus rien, rôpoiiâk tristeflMnt k père Afanasff . Fomt
m'a seulement chargé de t'annoneer que tu ne k reyenrais jamaîa.».
— U l'a tHéel — ^'ôcm Banib d'ime voix stridente, et,. les jmuL
mytcàèB de sang, kltte perdue, il a'élafflça^ dans la directimr di
^nBage.
Des groupes de paysans entouraient la petite maison^ de hm» et
attendaient kur tour pour y entrer. IL n'est pa» de moujik qui, le
samedi, néglige ce soin de propreté; le bain, trop étroit peur cobh
tenir tout k monde à k fois, ne déseiMplit pas de k journée.
Les bancs disposés près de la porte étaient tous occupés ; Ixm
nombre de paysan étaient étendus aiur l'kerbe et tous eausûent
avec une grande anîmatioii. de fisKendae qui venait d'édaêer à
Kaorenka*. Le feu s'était déclaré pendant k nuit dans k hâta d'un
paysan qui k veiUe s'était quereUè anree un juif, et on accusait ce
dernier d'être l'auteur du désastre. Dn témoin oculaire donnait des
deuils sur l'ioceBdîe, qm se propageait anree rapidité ; les: juife;, e^er-
més dans leurs habitations situées à i'ai^e bout dii village, refe-
sajent d'aider au sauvetage ; û était à prévoir que toate h par-
ti* de Kamenka occupée par les paysans aUaié ôtre détruite; les
maisons y étaient rapprochées les imes des antres, k rivière éloH
gnie ; on n'avait pas de pompe à feu et l'on» devait se c«mtenter de
combattre les flammes avec les seaux d'eau apportés des puils.
Une grande agitation régnait dans Fauditoire, et Nikita, qui atten-
dait aussi son tour pour entrer au bain, ^ait curieuseBient l'effet
produit par cette narration lugubre.
— Quand donc aarei-vo«s k coorage dfeitennkier ces vampireti
grondi^t41 entre ses dents en désicpmit du doigt Foma qui se diri-
geait vers k boucherie*
Tous les regards se tonmèreBÉ dans cette direction, et des imprè-
eatioae sourdes parcourarenl les rangs, comme le rovkneni da
tonnerre précurseur d'iui orage.
A peine Foma fut-il entré dans la boutique que Yank traversa k
rue ; baissant la tête et marchant très vite, il côtoyait les maisoas
afin d'éviter le groupe des paysans^ dont à redoutait les quolibets
insultans* Une amertume profonde rongeait son oœur et ià exécrait
cdiin qu'il servait.
— Donne-mot ufie livre de bœuf, dk4I au boucher juif, eiilGtisant
semblant de ne point remarquer Foma assis dans k boutique..
Le marchanfl coupa une trandiede viande, k pesa et k loi remit.
— Tiens, fit^il en tendant la Biain, paie, ça eoAte dix kopecks
anjoiurd'hui.
Vania, tout en payant, protesta coaire ce prix exorbitaDt an
village.
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3i8 REYUE DES DEUX MONDES.
— Il y a une épidémie parmi le bétail, tu le sais bien, riposta
le juif. Si tu yeux du bon marché, prends de la charogne; d'ailleurs
ce sera toujours trop bon pour toi. .
Et, sans attendre sa réponse il lui arracha des mains le morceau
saignant, en prit un autre d'une couleur douteuse et le lui jeta à la
face. Le paysan recula à demi suffoqué par l'odeur nauséabonde qui
s'en dégageait.
— le t'ai donné dix kopecks,., rends-moi mon morceau, fit-il
très pâle.
Le juif compta d'un air goguenard l'argent déposé sur le comp-
toir.
— Il y manque deux kopecks, dit-il. Tu espérais sans doute me
tromper, mais tu as affaire à forte partie, mon bon.
Effectivement la somme n'était pas au complet, car une pièce de
cuivre avait roulé par terre et gisait à ses pieds sans qu'il la remar-
quât.
— Je t'ai payé intégralement,... voici les deux kopecks, — Yania
les lui désigna, — prends-les...
— Ramasse-les toi-même, rétorqua le juif. Je ne suis pas ton
serviteur... — Un éclair traversa les yeux du cabaretier. — Non !
— dit-il en serrant les lèvres.
Foma ricanait et suivait cette scène avec une satisûiction évi-
dente.
— Tiens bon I dit-il à son coreligionnaire.
Celui-ci s'élança sur Yania et le secoua rudement.
— Chien de chrétien, rugit-il, je t'obligerai à ramasser cet argent
avec tes dents et à lécher la poussière du plancher...
Yania, blême de rage, repoussa le juif avec tant de violence, qu'i
l'envoya rouler à l'autre bout de la pièce. Mais le boucher, se rele-
vant aussitôt avec la souplesse d'un tigre, tira de s^ ceinture le
long couteau dont il se servait pour dépecer la viande, se rua sur
le paysan, et avant que celui-ci eût le temps de parer le coup, il le
lui enfonça dans le bras. Yania couvert de sang se précipita sur le
perron :
— Frères 1 cria-t-il, le juif m'assassine I
Au même instant, Danilo accourait vers le^ bain. Tête nue, les
cheveux au vent, les traits décomposés, hagard, il était comme fôu :
— Frères ! cria-t-il, Foma a égorgé sa fille parce qu'elle voulait
devenir orthodoxe...
— Yengeancel.. Vengeance au nom de la sainte fcil
Sa voix retentissait comme le clairon sonnant l'attaque. Les pay-
sans se levèrent dans un tumulte indescriptible. Nikita, oubliant ses
infirmités, parcourait les rangs en répétant le «ri séditieux de Danilo.
Plusieurs moujiks coururent à leurs hâtas et revinrent armés de
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LE JOIF DE SOFIEYKA. 3&9
faux, de fourches, de bâtoDS. Tous les visages étaient bouleversés,
la haine, longtemps réprimée, débordait ; on n'aurait pas reconnu
dans ces êtres hurlant, gesticulant, avides de sang et de cam&ge
les hommes paisibles d'autrefois. Yania, sans prendre la peine
d'étancher le sang de sa blessure, les entraînait chez le boucher.
Au bruit du tumulte, les deux juifs, affolés de terreur, s'étaient bar-
ricadés derrière le comptoir et attendaient leur sort ea tremblant.
Les paysans firent irruption dans la boutique :
— Qu'est devenue ta fille? demanda Danilo en tirant Foma de
dessous le comptoir et en le traînant jusqu'au milieu de la pièce.
Un cercle menaçant, vociférant des imprécations, les entoura.
Foma, accroupi sur le plancher, le dos voûté, la tête dans ses épaules,
marmottait :
— Je l'ignore,., je t'assure que je n'en sais rien...
Nikita, la face enflammée, écarta violemment la foule, repoussa
Danilo; il brandissait une faux qui miroitait au soleU, et, se jetant
sur Foma, il lui fendit le crâne :
— Béni soit le ciel, cria-t-il d'une voix tonnante, qui me permet
enfin de venger mon maître I
Une large mare de sang s'étendit dans la pièce et baigna les pieds
des paysans; la vue, l'odeur de ce sang leur monta au cerveau.
Les instincts féroces de ces hommes, résignés jusque-là, s'éveillè-
rent tout à coup. Yania saisit le boucher qui, blotti derrière une
armoire, geignait et demandait grâce; les paysans regorgèrent
sans pitié.
XIX.
Après avoir conduit sa mère et Mavroussia à Kamenka, Savka
retournait chez lui au pas lent de sa troïka fatiguée; il sifflotait gai-
ment :
— Danilo sera bien malin s'il parvient jusqu'à Mavroussia main-
tenant, pensait-il, faisant claquer sa langue en signe de satisfac-
tion. Quant à cette folle, on saura la forcer à abandonner ses lubies.
Le savoir-faire de ses parens lui inspirait une confiance absolue.
Étendu sur la paille, au fond de la charrette, il laissait librement
flotter les rênes ; la chaleur de midi, jointe à la fatigue, l'assoupis-
sait peu à peu. Une voix brusque le fit sortir de sa somnolence ; sa
télègue était arrêtée au milieu de la route, et à cô^é de lui se tenait
le mercier de Sofievka. Il n'avait plus figure humaine et tremblait
de tous ses membres :
— Retourne vite d'où tu viens, et prends-moi, dit-il d'une voix
éteinte.
Et il lui conta la fin tragique de Foma et du boucher.
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SM REVUE' BIf DEUX HONDB*
-- le suis parv^eau à «'échapper, ma» nui fenuD^at nea entiBa
sont testé^mi village;.^ je sois* sûr qi^ib sont ounoau»^ à Tbaiiia
Et le juif se mît à pieurer^tout es ser bissant éhnaila tâégisev Boo-
leîfssaè par TdOBroyaÛe nouveUe^ Sai^ka tovna bri^ aussitôt*
Le soir de ce- même joar, Sanaenka étail ra feu; les ps^wna
n'avaient pu se rendre maîtres de TûBicendie et, l-attribuant à ks md»*
t«iUaace des jaifsv ils avaifent ea/nihs les habitattona de ces d^tiiers ;
dans lear exaspévatioD, ils détraîsaieiiit tout ce qo» )ew tombait sraa
lamaim Le» meubles, les provisàona^ ôtaseat précipités par les fenêtres
aa milieu da la rue; les boutiques étaîent saccagées; des moncean
d'étoffes, de toiles, de vêtemens jonchaient le sol ; çà et là gisaîevi
des sacs déchirés, d'oi s^échappait la ferioe ; les paysannes, les* ei^ans
évaotratent les coussins, le» matelas, tatlia(kient wee rage ces
ridiessea, produits de leur sueur* IVépaia auageai de duvet blane
flottaient dans les airs. Des moutons, de« vaches^ brusquement arfa*
cikéas à leurs établea erraient en mugissant avec effroi. Les cabarets
étaient démolis ; on en tirait des tonneara qu'on défonçait à grand»
ccmps de hache; des âots de vodka copiaient partoat sans que per-
soime songeât à en profiter.
Les paysans se livraient à une œurvre de dévaaiatien, mais ne pil^
latent pas ; la soif de la vengeance seule les animait. L'un d'eui, sur-'
pris par ses compagnons au mHnent ctb 'A s'emparait d'une montre,,
avait été aussitôt roué de coups et ignominieusement chassé. Lea
juifs glapissaient et défendaient leur bien comme ils pouvaient,
mais les agresseurs étant supérieurs en nombre, ils avaient pour
la plupart fini par abandonner leurs demeures et fuyaient vers la
ville.
Sans une des dernières maôsons du village, des fermes se hâtaôeat
d'emporter le plus de bardes possible en se les superposant sur la
doa; lea hommes fouillaient ]m armoires à la recherche de leurs
effets précieux, qu'ils entassaient dans dea coffres poriatife* Cette
maison était encore intacte, et ses locatalrea s'enapressaienl de se
sauver avec tout ce qv'ib peùvaiexit ramener :
--^ Où est Mavroiis»a7 Je ne la Tois pas? demanda tout h eowf^
Befcecea, qui éteufiaic soua l'amas de mauteawx et de d&àles qui la
couvraient :
-^ le n'en aais^ rien^ répemlit Savka d'un ton bourru et» hisgaast
un lourd paquet sur ses épaules.
— Mavroussial Mavroussial cria la mère.
Personne ne répondit à cet appei
— Allons, dépêchons-nous! fit un autre juif, sinon nous i
perdus. La maison voisine brûle d^ :
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_ ^ ^^^WWW^W^P^SBWgJ^l*' -^ ->^r^- ^ -^^gsr-J- .t:;,^y.,igg>Hl. ^' ■ 1 Jtft— Il -j^ m I II —P^ ■ I J* .P^. _ i^ - -^
LE TUtF Itt SQFIBTKA. 861
— Ma fille I.. qu'est-elle devenue? insista Rebecca hésitante,
— Puisse-t-elle être foudroyée I.. gronda Savka en accompar
gnant ce souhait d'un juron.
Et il entraîna sa mère à la suite des fuyards.
La nouvelle des désordres de Kamenka s'était répandue aux envi-
rons avec une célérité extraordinaire, et plusieurs paysans de
Sofievka étaient accourus prêter main-forte à leurs frères. Danilo
se distinguait pftrmi les plus enragés. La chemise déchirée, les
mains ensaQgla0téeS| les traits contractés, livides, un trou iéant
au front d'où découlait un filet vermeil, il se présentait comme
l'apôtre de la vengeance. Le premier dans la mêlée, il encoura*
geait ses compagnons, et, une fourche à la main, il frappait aveu-
glément de tous côtés, insensible aux coups qui Tatteignaient. Les
lueurs pourpres de l'incendie embrasaient le ciel, qui n'était qu'un
vaste dôme écarlate. Une fumée dense s'amoncelait au-dessus des
hâtas détruites ; de temps en temps, une poutre noircie tombait, un
toit s'effondrait, un mur encore debout croulait en écrasant les
blessés, dont les plaintes déchirantes se mêlaient au fracas de
l'éboulement. Des langues de feu avides de victimes rampaient des
deux côtés de la rue. Une bouflee de vent jeta quelques étincelles sur
le toit de la maison que venait d'abandonner la famille de Rebecca;
il flamba comme une énorme gerbe de quelque feu d'artifice fantas-
tique.
— Alimentons le feu, frères I cria Danilo.
n tenait un tison d'une main et sa fourche de l'autre.
Soudain la porte de la hâta s'ouvrit et, sur le perron à moitié
brûlé, menaçant de crouler, apparut Mavroussia, les vêtemens
défaits, les cheveux épars, les yeux égarés, la bouche tordue par
un rictus insensé.
— Ma bien-aiméel s'écria Danilo en laissant tomber ses instru-
mens de vengeance et en se précipitant vers elle les bras tendus.
— Arrière! cria la juive d'une voix éclatante et arrêtant le jeune
homme d'un geste imposant. Le cadavre de mon père ^orgé pi^
toi et les tiens se dresse entre, toi et moi;., tes mains sont teintes
du sang de mon peuple. Chrétien qui prétends aimer et qui massa-
cres, sois maudit !.. Le Dieu d'Israël est le vrai Dieu!
KUe rentra précipitanunent dans les flammes, qui l'enveloppè-
rent de leur étreinte mortelle. Danilo poussa un cri déchirant et se
jeta sur ses traces; comme il franchissait le seuil de la maison, le
toit s'effondra avec un fracas sinistre et les ensevelit tous deux sous
ses débris fumans.
Y. ROUSLANE.
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LE
BUDGET DE 1884
ET LA
SITUATION FINANCIÈRE DE LA FRANGE
n y a juste un an, nous examinions ici la situation des finances
françaises (1). Nous le faisions avec la sincérité gui, malgré l'opinion
de quelques étourdis, est un devoir patriotique en pareil cas. Rien
n'est plus puéril et plus superflu que de chercher à dissimuler des
périls qu'on ne peut surmonter qu'à force de franchise et de réso-
lution. Rien de plus injurieux non plus pour une grande nation
démocratique que de la traiter en petite-maltresse qui a ses nerfs,
ses susceptibilités, qui redoute toute révélation désagréable et qui
ne veut jamais avouer qu'elle ait commis des fautes, ni reconnaître
qu'elle doive s'efforcer de les réparer. Dans les questions de finances
surtout, il faut parler net, sans ambages et sans hésitation. C'est ce
devoir que nous avons rempli l'an dernier et dont nous allons nous
acquitter aujourd'hui de nouveau. Il y a un an, la situation com-
mençait à être compromise; cette année, elle est plus mauvaise;
dans deux ou trois ans, si l'on n'y prenait garde, elle serait tout à
fait grave. Ces mots peuvent paraître empreints d'une certaine bru-
talité; ils n'ont cependant rien d'excessif. Dn simple coup d'œil
jeté sur les élémens principaux de nos finances les justifie. Depuis
la guerre, on le sait, la France a traversé deux périodes très diffé-
rentes; l'une qui, de 1871, s^étend jusqu'à 1875, période labo-
(1) Voyei U Revue du l*' ayril 1882.
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LE BUDGET DE 188&. 353
rieuse, pleine de difficultés et d'efforts, où le gouvernement est
aux maios d'hommes prudens, circonspects, qui mettent leur hon-
neur à établir courageusement des impôts productifs et à res-
treindre l'accroissement des dépenses. Ce sont ces honmies qui
ont restauré le crédit de la France et qui, malgré le poids terrible
de la dette nouvelle constituée par la guerre, nous ont rendu et
laissé des finances excellentes. La seconde période part de 1876 ou
1877, pour expirer en 1881; ce qui la caractérise, c'est qu'elle
recueille les fruits des sacrifices de la précédente; à la gène suc-
cède alors une large aisance, qui bientôt se transforme en une pro-
spérité que l'imagination grandit, et dont toutes les têtes finissent
par être éblouies et grisées. Quels que soient alors les ministres
qui se succèdent trop rapidement au pouvoir, l'influence réelle,
l'engagement et le vote des dépenses, la disposition de l'impôt sont
aux mains de la majorité ardente et inexpérimentée du parlement.
Gelle-d n'a ni règle, ni mesure, ni connaissance des choses, ni con-
ception des vrais besoins et des devoirs stricts de l'état. Elle a rêvé
je ne sais quelle politique d'ostentation qui doit répandre sur le
pays des bienfaits de tonte sorte; elle est d'une générosité naïve,
d'une prodigalité systématique; elle a toutes les ambitions et tous
les caprices : il lui faut une armée et des forteresses supérieures à
celles de l'Allemagne, une marine et des colonies égales à celles
de l'Angleterre, des écoles plus belles que celles de la Suisse, des
constructions gigantesques de chemins de fer comme aux États-
Unis; il lui faut encore ce que ne connaissent pas ces pays, la satis-
faction des appétits d'une clientèle électorale nombreuse, affamée
et insatiable, et, pour y arriver, la mise à la retraite de tous les
anciens fonctionnaires de l'état, ce qui désorganise les services et
accroît sans cesse le poids des pensions civiles, la création de
places nouvelles, l'augmentation de tous les petits et moyens traite-
mens. En face de toutes ces causes de dépenses, qui ne se sont
jamais rencontrées toutes à la'fois chez aucun peuple, la majorité
ignorante et insouciante de nos parlemens ne veut placer aucune
augmentation de recettes : l'Angleterre, les États-Unis, la Belgique,
la Suisse, tous les pays enfin, quand leur crédit public s'est relevé
après une crise, en profitent pour convertir sans délai leurs anciennes
dettes; en France, on attend six ou sept ans pour s'occuper d'ime
conversion que les circonstances ont longtemps rendue facile, et
quand enfin on s'y résout, c'est sous la pression irrésistible du défi-
ât. Dans tous les pays que nous venons de nommer, si l'état s'oc-
cupe des caisses d'épargne ou d'institutions philanthropiques,
comme les caisses de retraite, c'est en accordant seulement à ces
établissemens sa garantie et en ne leur servant qu'un intérêt stric-
Toa LTU. — 1883. 23
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.354 REYDE DES DEUX MONDES.
tement égal à rintérêt qu'il serait obligé de ptyer lui«màme s'il em-
pruntait au graudjour; en France, on s'ol)stine, depuis dix ana,sous
prétexte de philanthropie, à allouer aux déposans un intérêt qui ^
d'un cinquième et parfois d'un tiers plus élevé que celui, des enopirunts
nouveaux contractés par l'état. Dans liçs pays où l'on fait beaucoup ide
•chemins de fer,comme aux États-Unis, le gouvernement se garde bien
de les construire ou de les exploiter; l'Angleterre, pour ses travaux
de ports et de docks, s'en remet à des sodétés privées ou à des
corporations locales, qui perçoijvent des droits au moyen desquels
elles se rémunèrent de leurs dépenses; en France, depuis 187â,
l'étst, bien loin de les solUdter, a repoussé dédaigneusement tous
les concours qu'il eût dû rechercher. En même temps, Ton dégrève;
on se vante d'avoir diminué de 300 millions de francs les impûts,
«t l'on ne réfléchit pas que ces dégrèvemens ont été si malencour
treusement combinés que la plupart n'ont profité en rien à, la pro-
duction nationale, que l'un des plus considérables, par exenq^,
isalui sur les ^ns, a &it perdre au trésor 70 millions de ûanos
«ms qu'il soit possible de dii^e que personne, pas même ies con-
sommateurs, ait bénéficié de cette décharge. Le vieux mot « d'état
Providence i»^e^ sans doute bien usa; nos députés, qui ne croient
plus à la Providence, semblent n'avoir pas perdu toute foi au
surnaturel, tellement ils violent avec acharnement les règles dotla
nature des cihoses. La conduite des finances de la JFrance, (depuis
six ans, ressemble à une féerie où des milliards inépuisables seraient
à la disposition des caprices infinis d'un homme longtemps pauvre
et soudainement enrichi. C'est, en effet, une politique d'apparat et
de décor que l'on applique avec persévérance. Les mêmes >entrat-
nemens, les mêmes illusions, les mômes rêves que l'on trouve dans
le gouvernement central, on les rencontre dans les trois quarts des
communes et les trois quarts des dépotlemens de France. €'est tm
personnel inexpérimenté et naïvement prodigue qui a pris peases-
sioB de la plupart des aaseooblées locales, et il exagère, lui aussi,
les dépenses utiles, multiplie les superflues, développe les eitraoF-
dinaires, et se lance à corps perîdu dans les emprunts >6t les
déficits.
I.
En nous bornant aux finances nationales, il est aisé de montrer
que ce jugement n'est pas trep sévère. La situation des derniers
exercices budgétaires en ifait foi. Le dernier budget du second
empire, régime que l'on ne peut taxer à coupeur d'excessive par-
cimonie, s'élevait en dépenses à 1 milliard 0^ millions; M ô'afgît
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.-mltift .■*■■ ->4
id dtt seut btidget CNrdiDaire de l'état, qui laisse ea dehofs te bud-
get, dh sur ressources spéciales» lequel comprend mie partie des
recette» et des dépenses loeaks. En 1&75, aimée où Ton peut con-
sidérer que Ton airait comprs dans le budget toutes les dépenses
essentiellesy soit militaires» soil civiles, et l'intérêt intégral des
emprunts de guerre, on arrive au diiflre» de 2 milliards 626 mit-
liODS« C'est 1 milliard 5 millions de plus qu'en 1869 ; or, comme
les diarges de la guerre se sont élevées à 9 milliards 1/2 ou 10 mil^
liards approximativemei^, ta dotation des services ministériels avait
pu être accrue de i à 500 millions de francs dans cet intervalle de
1^ années. On avait lieu de penser que le budget de 1875 ainsi
étid)li était suffisamment doté; il contenait tout le nécessaire et tout
l'utile; il est même vraisemblable qn'il 81*7 rencontrait du superflu.
Prétendre que ce budget de 1875 ne dût jamais être dépassé, c'dlt
été sans doute une rigueur trop stoïque; mais on pouvait espérer
et vouloir que ces accroissemens de dépenses, qui s'imposent mx
peuples riches de même qu'aux particuliers, fussent modérés et
lents. Gomme dans tout budget bien ordonné il y a une partie qui
reste à peu prés fixe : la dette, et que celle-ci, dans le budget fran»
çois, exigeait, en 1875, une dotation de plus de 1 milliard, la par-
tie da budget d'alors qui était susceptible de s'accroître dans les
années suivantes, ne représentait que 1 milliard 600 millions de
francs en chiffres ronds* En admettant que cette partie du budget,
réservée à ce que l'on appelle les services ministériels, fût rai-
sonnabiement augmentée de 2 pour 100 par année, on aurait eu
un accroissement annuel des dépenses de S2 millions de francs
environ. Le budget de 188i pourrait, dans cette hypothèse, être
supérieur de 288 millions environ au budget de 1875, ce qui eût
porté ce budget de 188i au chiffre de 2 milliards 91& millions,
^core doitK)n dire que la possibilité de convertir ta dette publique
constituée en 5 pour 100 eût pu et dû faire profiter le trésor d'une
économie de 60 à 70 millions de francs environ, de sorte que, en
défoitive, si nos finances avaient été conduites depuis 1875 avec
une prudence moyenne, conformément aux principes de M. Thiers,
nous nous trouverions pour l'année 188i en face d'un budget ordi-
naire de 2 milliards 850 millions au maximum. Or le budget que
nous propose M. Tirard, budget incomplet, qui sera certainement
dépassé dans une large mestire, atteint la somme de 8 milliards
108 millions; ce sont des chiffres de prévision, antérieurs de six
mois à l'ouverture de î'exercice; les crédits supplémentaires feront
leur œuvre, comme toujours, et il n'y a aucune invraisemblance à
jnrésumer que le budget réel ordinaire de 1884 s'élèvera à 3 mil-
liards aOO millions au moins ; dans les années précédentes, m effet.
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356 REVUE DES DEUX MONDES.
les crédits supplémentaires ont rarement été au-dessous de 200 mil-
lions de francs et ont souvent dépassé ce chiffre. En ne les portant
que pour 100 millions, nous comptons sur un retour de nos légis-
lateurs à la sagesse. Présenté avec un chiffre officiel de dépenses
de 3 milliards 103 millions, évaluation qui, sans aucun doute, se
transformera en une réalité de 3 milliards 200 millions, le budget
de 188i dépassera de 1 milliard 680 millions celui de 1869 et de
près de 600 millions celui de 1875. En disant qu'il eût pu et dû
être moindre de 250 à 300 millions, nous faisons, en vérité, preuve
de peu d'exigence.
Par quelles étapes est-on arrivé du chiffre très suffisant de 2 mil-
liards 626 millions de dépenses, en 1875, au chiffre vraiment extrar
vagant de 3 milliards 103 millions et plus probablement de 3 mil-
liards 200 millions pour 188i? Jusqu'en 1880 inclusivement, la
progression n'est pas excessive : les dépenses de cet exercice, en efiet,
s'élèvent à 2 milliards 826 millions de francs, ce qui n'excède que de
200 millions celles de l'exercice 1875; ainsi, en ces cinq années,
l'augmentation des dépenses a été de àO millions en moyenne par
an; c'est une proportion qui ne dépasse pas de beaucoup celle
que, par un esprit peut-être exagéré de concession, nous admet-
tions comme raisonnable et permise. De 1875 à 1880, en effet, le
gouvernement a encore été dans des mains ayant quelque expé-
rience, quelque souci des traditions, quelque clairvoyance; la
chambre ne se sentait pas aussi complètement maîtresse, elle était
moins impérieuse, moins enivrée; elle se laissait moins entraîner
par le hasard et le caprice. A partir de 1881, la règle et la mesure
disparaissent; le budget de 1884, tel qu'on nous le présente, offre
un accroissement de 277 millions relativement au budget de 1880,
et si l'on tient compte de ce que le budget de 188& est un budget
de prévision et qu'on y ajoute la proportion moyenne des crédits
supplémentaires des dernières années, on voit que les dépenses de
l'an prochain dépasseront de &00 millions environ celles de 1880.
De 1880 à 188â, l'accroissement annuel des dépenses aura été
deux fois et demie plus considérable que pendant la période de 1875
à 1880.
On pourrait se consoler de cette prodigalité en se disant que, si
énormes qu'elles soient, si inouïes chez tous les peuples et dans
tous les temps, nos dépenses budgétaires ne dépassent pas les forces
contributives du pays, que le bien-être des Français n'en est que
médiocrement réduit, que la production nationale n'en éprouve
aucun détriment notable et que notre vitalité ne s'en trouve pas
atteinte. Il n'en est malheureusement pas ainsi. Les symptômes les
plus signiGcatifs et les plus graves témoignent que nos finances
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LE BUDGET DE 188&. 367
sont en souffrance, que Tindustrie, le commerce et Tagriculture
languissent et que le poids des impôts se fait lourdement sentir. Il
y eut une courte période d'années où la France jouH des avantages
et de la gloire d'avoir des budgets en excédent réel des recettes
sur les dépenses; c'est la période de 1875 à 1880 inclusivement.
Pendant une année de transition, en 1881, on put croire que l'on
avait encore un excédent, mais il n'était qu'apparent; il tenait à
deux circonstances anormales ; on avait transporté au budget extraor-
dinaire une somme notable de crédits qui étaient affectés à des
dépenses permanentes et qui régulièrement eussent dû figurer au
budget ordinaire; et, en outre, on avait porté en recettes au bud-
get ordinaire 80 millions de francs qui n'étaient pas une ressource
propre à l'exercice en cours et qui provenaient des reliquats d'exer-
cices antérieurs. Sans ces deux procédés, que tous les financiers
rigoureux considéreront comme irréguliers, le budget de 1881, au
lieu d'un excédent apparent et officiel de 111 millions de francs,
serait en déficit réel d'une cinquantaine de millions. A partir de
1882, le déficit ne peut plus être nié, il est impossible de le main-
tenir à l'état latent. Quoiqu'on ait porté au budget ordinaire de
cet exercice un ensemble de ressourcés montant à 1A5 millions
provenant d'exercices antérieurs (page 70 de l'exposé des motifs de
1884), quoique le budget extraordinaire comprît encore pour 70 mil-
lions environ de dépenses ordinaires, M. le ministre des finances
avoue que l'excédent provisoire des dépenses du budget de 1882
est de i7 millions de francs. Encore ajoute-t-il qu'il réduit le déficit
à ce chiffre en retranchant 60 millions d'annulations probables de
crédits en fin d'exercice; or rien ne prouve que les annulations
atteignent cette somme.
Arrêtons-nous un instant à ce budget de 1882, le dernier écoulé;
il vaut vraiment la peine qu'on l'examine, car il montre mieux que
tout autre en quelle situation nouvelle sont les finances, hier encore
si magnifiques, de la France. Cet exercice 1882 est, non pas le pre-
mier qui soit en déficit réel, car celui de 1881 était aussi dans ce
cas, mais le premier qui soit en déficit officiel. On nous dit que ce
déficit ne dépassera vraisemblablement pas i7 millions ; c'est déjà
une grosse somme, mais combien elle s'accrott quand on examine les
choses de prés I M. Léon Say, dans l'élaboration du budget de l'exer-
cice courant, M. Allain-Targé lui-même, et en définitive la chambre,
ont reconnu que, jusqu'à la fin de l'année 1882 inclusivement, on
avait porté indûment au budget sur ressources extraordinaires tout
un ensemble de dépenses montant à 70 ou 80 millions de francs qui
auraient dû, d'après les règles d'une bonne comptabilité, figurer au
budget ordinaire. Le budget ordinaire de 1882, qu'on nous dit se
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Kft RETOE MS DEOX MOSDCS.
solder par un défiât de M nâlions de francs, ne conteoMl dune pn
toutes les dépenses qu'il eût dû contenir. Pour avoir ce total de
d^ienses, il faut commeacer par ajouter 70 mâttioiis au moifiB^ aknrs
le défick de 1882 passe de &7 Boiltioos, dnffre officiel, à 117 miK
lions. €e n'est pas tout : si le budget ordinaire de 1882 est incomplet
en d^ensesy d'avtre part, — ce qui, au lieu d'être use compensation^
est une aggravation, — on Fa iaît profiler de recettes qui n'^>partien-
nenl pas à l'exercice et qui, par conséquent, sont des recettes extra-
ordinaires. Ces ressouroes étrangères attribuées au budget de 1882
s'âèvent, d'^après M» Tirard, à iàb millions 1/2 ; mais comme dans
cette somme, M milUons en chiffres ronds avaient une affedation
q>éciale et se sont trouvés consacrés i des dépenses qui ne se repré^
senteront pas chaque année, nous ne devons tenir compte que de
50 nûlUoDs empruntés à des reliquats d'exerdces antérieurs et ver-
sés à tort dans la masse commune des ressources ordinaires de
l'exercice 1882. Si l'on défalque, comme on doit le laire, cet appcai
irrégutier de 50 miHions, le déficit réel de l'exercice 1882 se trouve
porté à 167 millions en cUi&es ronds. Toilà la vérité : le dernier
exercice connu, si l'on compare l'ensemble des dépenses vrainoeot
ordinaires à l'ensemble des recettes vraiment ordinaires^ se trouve
affligé d'un déficit de 167 mitiions de francs. Que doit-on attendre
du budget de 188i, qui s^offre au parlement avec un chiffre de
dépenses supérieur de près de 200 millions de francs au cUffre
des ressources ordinaires de 1882 ? Si le défidt réel de ce dernier
exercice est de 167 millions, que ne peut-on pas appréhender pour
Texercice prochain ?
Il ne nous échappe pas que, par certains argumens spédeu, od
essaie d'atténuer l'importance vraiment inquiétante, même ei&rayaiiley
de ces déficits» On dit que nos budgets ordinaires contiennent une
dotation pour l'amortiSBemest et qu'il n'est que trop juste, si nous
voulons avoir la situation réelle, de distraire des dépenses du bud-
get les sommes consacrées à amortir notre dette. L'amortissement 1
peut-on prononcer ce mot sans un cuisant remords ou une Ues^
santé ironie? Oui, il y a des nations qui amortissent ; et quand on
a, conome la France, une dette de 28 milliards, ce serait un devmr
de prévoyance, ce serait non-seulement une obligation morale vi»-
à* vis les générations à venir^ mais un acte de prudence politique
pour nous-mêmes, que de songer à amortir une fraction de ces
28 milliards. C'est encore là un des points faibles de nos finances;
notre n'amortissons pas; ce que nous décorons du nom d'amortisse-
ment est une dérision. Douze ans après la paix, quand aucun orage
tfest venu troubler notre sécurité nationale, nous n'avons pour ainsi
(fire rien amorti. On nous j^ésenle, sans doute, des tableaux olfi-
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LE BDBGfiT DE 188A. 869
cielfi où l'on allègue queiramortissement depuis la guerre a porté
^ur environ 2 milliards ; mais r<Hi néglige de dire que, en môme
temps que nous remboursions de fiaibles fractions de nos andjennes
dettes, nous avions soin de pourvoir à mie {)artie de nos dépenses
.ordinaires par des emprunts nouveaux au moyen d'un compte de
Uquidation indéfiniment probngé et de l'imputation au bu(i^t
i^lraordinaire de dépenses vraiment ordinaires. Les Américains, qui
comprennent aussi bien que nous les vrais intérêts de la démocra-
tie, nous avaient donné un excellent et double exemple que nous
n'avons pas voulu suivre : convertir sans relâche les anciennes dettes,
dès que le taux de Tintérèt changeait ^et amortir sans se lasser. Un
de nos distingués confrères, H. Victor Bonnet, a, dans une précé-
dente étude, montré combien l'amortissement est chez nous injus-
tement négligé (1). M. Thiers, avec son prévoyant bon sens, s'était
efforcé de le constituer en stipulant qu'on rembourserait chaque
•année, sur les fonds du budget ordinaire, c'est-à-dire sur le pro-
duit des impôts, 200 millions de francs à la Banque de France, et
que, après Testinction de la créance de cet établissement, on reme-
bourserait également sur les fonds du budget ordinaire les obliga-
tions à court terme créées pour le second compte de liquidation. On
eût dû ainsi rembourser 170 millions de francs sur les ressources
ordinaires de 1882 ; mais on s'est singulièrement éloigné des pré-
ceptes rigides de M. Thiers, et l'on n'a pourvu qu'au remboursement
de 108 millions de francs sur les fonds mômes du budget ordinaire.
Après cette dérogation dangereuse, quand l'amortissement est ainsi
à la portion congrue, peut^n le faire sonner si haut 7 A4-on le
droit de le déduire du déficit de 167 millions, qui est le dernier mot
du budget de 18827 Même si l'on veut faire cette déduction, ce qui
serait à coup sûr une grande faiblesse et une grande imprudence,
le déficit reste encore de 6A millions au moins.
L'exercice de 1883 se présente-t-*il dans des conditions meilleures?
Il faudrait un singulier parti-pris d'optimisme pour le soutenir. Il fut
voté par les chambres avec une évaluation de dépenses de 3 mil-
liards àà millions de francs. Conmie toujours, les crédits supplé-
mentaires étaient aux aguets, n'attendant que le vote du budget
primitif pour Sedre irruption et détruire le fragile équilibre sur lequel
on comptait. Dès le mois de mars, c'est-à-dire quand l'exercice
n'était pas encore au quart de son cours, ils dépassaient A3 millkms
et portaient à la somme <de 3 milliards 67 millions en chifh^es ronds
l'ensemble des dépenses proposées. Bien loin de marcher d'un pas
égal dans le même sens, les mtecettes fiMsaient un mouvement cUms
(i) Ifoyez la Bmmê du i** novembre 4882.
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360 REVUE DES DEUX MONDES.
le sens opposé. Oa les a évaluées à 3 milliards àà millions de ir.,
mais voici que les trois premiers mois donnent 6 millions de moins-
values. Dira-t-on que ce mécompte est exceptionnel, dû à des cir-
constances passagères, que la fin de l'exercice compensera la fû-
blesse du début? Rien n'autorise à l'admettre. Les fkits qui ont
causé ces moins-values sont trop connus pour qu'on puisse espérer
un changement prochain. La vraisemblance est donc que les trois
derniers trimestres ne seront pas plus favorisés que le premier, et
que la moins-value des impôts, qui fut de 5 millions pour celui-ci,
atteindra 20 millions au moins pour l'ensemble. Le chiure des
recettes de l'exercice s'affaissera ainsi, suivant toutes les probabi-
lités, à 3 milliards 2à millions. Le chiffre des crédits est dès main-
tenant de 3 milliards 87 millions ; l'écart, c'est-à-dire le déficit pro-
visoire au moment où nous écrivons, atteint la somme déjà notable
de 63 millions. En réalité, le déficit est supérieur : on a porté, en
effet, au budget ordinaire des recettes de l'exercice 1883 une res-
source importante, — 32 millions, — empruntée aux reliquats des
exercices précédons, c'est-à-dire en définitive à la dette flottante :
cette ressource ne peut pas être considérée conmie normale et ne
devrait pas trouver de place dans un budget ordinaire; voilà donc le
déficit réel, l'insufiisance des recettes ordinaires et propres à l'exer-
cice pour couvrir les dépenses ordinaires et propres à l'exercice,
qui s'élève de 63 millions à 05. Mais ce dernier chiffre même, sui-
vant toutes les probabilités, sera notablement dépassé. Nous n'avons
tenu compte dans les calculs qui précèdent que des crédits supplé-
mentaires déjà votés ou soumis aux chambres, soit de &3 millions.
Dans toutes les années précédentes, ces crédits tardifs ont singuliè-
rement dépassé cette somme : en 1882, ils ont atteint 220 millions
et 181 en 1881. Nous espérons que la chambre se montrera plus
prudente que dans les récentes années ; nous avons quelque droit
de faire fond sur la fermeté de M. Tirard, qui depuis quelques mois
fait montre de résolution ; néanmoins ce n'est pas soudainement
qu'un prodigue devient économe, et il est peu vraisemblable que
les crédits supplémentaires ou extraordinaires de 1883 restent
fort au-dessous de 130 ou lAO millions. Admettons que les annu-
lations de crédits en fin d'exercice réduisent ce chiffre de 50 mil-
lions, il restera encore une cinquantaine de millions à ajouter aux
dépenses déjà votées et soumises aux chambres ; le déficit de 1883,
que nous voyions tout à l'heure monter à 95 millions, atteindra par
conséquent 145.
Les perspectives de 1884 ne sont pas beaucoup plus réjouissantes.
Le budget se présente avec un ensemble de crédits de 3 milliards
103 millions, chiffre qui est absolument incoimu dans l'histoire
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LE BUDGET DE 188A. 361
des budgets de toutes les nations civilisées. Or, les ressources ordi-
naires de l'année 1882, le dernier exercice connu, ne se sont éle-
vées qu'à 2 milliards 90& millions de francs? Si l'on s'en tenait à
ce terme de comparaison, le budget de 1S8A serait avant sa nais-
sance, en déficit de 199 millions, on peut dire en chiffres ronds
200 millions. Nous accordons que la situation pourra être moins
mauvaise. Il est vraisemblable que les impôts en 188& donneront
une certaine plus-value relativement à 1882; mais peut-on espérer
que ces plus-values soient fortes? D'après une statistique dressée
par le ministère des finances et insérée dans le rapport de M. Ribot
sur le budget de 1883, la progression des impôts indirects de 1872
à 1881 est de 3.05 pour 100 par année. Mais il s'en faut que cette
progression soit continue et uniforme ; elle procède par saccades ; or,
comme elle a été singulièrement accentuée dans la période de 1875
à 1881 inclusivement, et notamment dans cette dernière année, il
est vraisemblable qu'elle sera beaucoup plus lente de 1882 à 188&
ou 1885 inclusivement. C'est ce qui se manifeste dès maintenant.
L'année 1882 n'a donné que 1 million de francs de plus que l'an-
née 1881, et les trois premiers mois de 1883, qui fournissent une
moins-vatue relativement aux évaluations budgétaires, ne donnent
que 8 millions de plus que les mêmes mois de 1882. En estimant
à une quarantaine de millions la plus-value que l'on peut raisonna-
blement espérer d'une année à l'autre, on trouve que les recettes
ordinaires de 1884 pourront dépasser de 80 millions environ celles
de 1882 ; c'est-à-dire que les recettes du prochain exercice s'élè-
veraient à 2 milliards 984 millions en chiffres ronds ; les prévisions
de dépenses étant dès à présent de 3 milliards 103 millions, le
déficit monterait à 118 ou 120 millions. Il faut y joindre les cré-
dits supplémentaires, qui dans une certaine mesure sont inévitables;
l'on arrive alors à un déficit probable de 150 millions. Il est vrai
que, pour atténuer ce déficit, on compte ou l'on comptait sur diffé-
rentes ressources ayant un caractère extraordinaire et que Ton glissa
habilement dans le budget ordinaire. L'une de ces ressources est
une somme de 17 millions de francs empruntée aux reliquats des
exercices antérieurs, c'est-à-dire en réalité à la dette flottante; une
autre ressource qui n'est pas normale et à laquelle il va peut-être
falloir renoncer, c'est un remboursement de 35 millions à attendre
des compagnies de chemins de fer sur les avances que l'état leur a
faites à titre de garanties d'intérêt. Que les compagnies de chemins
de fer soient en situation de rembourser au trésor 35 millions en
1884, rien ne le fait supposer. En 1881, les compagnies ont rem-
boursé 18 à 19 millions, à savoir : l'Orléans 10 millions, le Midi
un peu plus de 6 et l'Est quelques centaines de mille francs. Les
recettes nettes des compagnies ont été moindres en 1882 qu'en
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362. BETUE DBS DEUr HDNDES;
1881; certaines réduisent leurs âividendes; et presque toutes^ mérae
ceiliss qui ont des excédess de recette» brutes^diannuent leurs rem-
boursemens au trésor, parce qu'à un léger accroissement des recettes
brutes C(H*respQnd:SOuvent une légère diminution des recette» nettes;
L'année; 1883 s'annonce mal pour les compagnies. Presque toutes
o&t.des moins^aluesy même sur le trafic bmt. Il y aviât donc peu
df espérance que ces sociétés pussent rembourser en 188A les 35 oiiir
liùD& qu'on at inscrits au budget de cette année; ce» rembourse-
mena, d'ailleurs^, étant ime ressource exceptionnelle^ eiosent dft
appartenir au budget extraordinaire; En tout cas^ les conventions; à
inCeryenir entre le» compagnies et Uétat peuvent non-seulement
(fiminuer cette somme, mais l'absorber en entier. De tout ce qui
précède il résulte que le budget de 188A s'offi*e dès à présent aux
chambres avec un déficit probable de 150 mdllions ; c'est aussi à
150 millions environ que se fixe le déficit réel presque oerCain
dié^ Fexercice 1883, et c'est à 150 oa 160 millions également que
l'oapeut évaluer le déficit du demi^ exercice écoulé, 1882; Âini^
A50 millions de déficit du bud'get ordinaire en trob ans, voilà le
nouvel état de nos finances, succédant à la période si étincelanted»
prospérité de 1875 à 1880;
Ici intervient une opâmtion, diversement jugée, qui modifie dans
une certaine mesure les chiffres que nous venons d'écrire^ : c'est la>
conversion du 5 pour 100 en 4 1/2, Cette opération, qui s'^accom-
plit au moment même où nous écrivons, était-elle opportune 7 s'est-
elle faite suivant le procédé la meilleur? Ge sont là aujourd'hui des
questions oiseuses. L'événement est accorapfi. A notre sens, la oon-
version du 5 pour 100 est une opà'ation, non^^seulement légitime,
mais nécessaire. Elle n'est pas seulement du droit de l'état, eile
entre dans la catégorie de ses devoirs. L'état n'a charge, en effet,
que dé la généralité des citoyens ; et la généralité des citoyens, ce
scmt les contribuables. L'an dernier, à pareille époque, dans ma
article paru ici même, nous écrivions ces mots : « La conversion
sera bientôt nécessaire, il fiaudra Pexécuter au plus tard dès le com*-
mencement de l'année prochaine* (1). » Nous ajoutions, il est vraii,
ces mots : « pour accorder au pays quelques^ dégrèvemens; » Hélas l
c'était un vœu plutôt qu'une espérance. Mous voulions^penser , cepen-
dant, que la chambre^ avertie par tant de voix, notamment à diver-
ses reprises par M. Léon Sày, voudrait se réformer sans retard et
rompre avec toutes ses mauvaises habitudes. Il n'en a pas été ainsi :
les crédits supplémentmres en 1882 ont été plus considérables que
jamais, puisqu'ils ont atteint le chiffre colossal de 220 million de
francs. L'état de nos finances s'est notablement aggravé, et aujour*
(i) Vojpei ht Bê9Uê da l«r snfl ISSt.
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LE BUDGET DE 188i. MS
d'hni ce n'est qu'avec ane mélancolie résignée que ron peut pro-
noncer le mot de dégrëvemens. Pendant sept amiées, de 1876 i
1883^ nous n'avons cessé, qaant à Bons, de prêcher la convecsion ;
nous deniaBdions l'accompliseement de cette grande mesure dans
un temps où la prospérité du pays était éblouissante. Pas un iMid^
ne fut présenté dans tout cet intervalle sans que nous ayons pris soin
de rappeler aux parlemens qu'il avait le moyen de diminuer de 50
ou 60 millions le chiffré des impôts sans rien enlever aux services
publics. Accomplie akirs^ la conversion eût été aocneiUie avec faveur
par l'ensemble du pays et sans trop de regrets pu: les rentier&
L'agrioalture eût pu largement en profiter, et le crédit y eût trouvé
Qoe nouvelle cause d'essor* Des consîdéraûons politiques se sont
opposées, paratt-il, à ce qu'on ût la conversion quand elle était si
aisée et si naturelle. On coimatt la malheureuse phrase du discoiirs
de Bomans qui a rendu impossible ce grand acte au moment où il
était le plus opportun et le plus simple. C'a été Tune des granées
fautes de M. Gambetta, l'une de celles qui montrent combien il
avail peu la connaissance des afGures et l'intuition de l'avenir. Faite
an moment où le 5 pour 100 venait de dépasser le pair, «où per-
sonne n'avait pu acheter de cetite rente dans les cours élevés, alors
que tontes les ciroonstafices étaient riantes, la oonversion eût été,
même au point de vue politique et (MMir le prestige du régime nou-
veau, «ne mesure exceUente. U était réservé à M. Gambetta de ne
pas comprendre une vérité si claire, de ne pas Tok* qu'en retardant
la oooverskm, il en augmentail les dffîeukés, qu'en laissant vivre le
fonds 5 pour 100 au-deyi de sa vie naturelle, B entretenait ches les
rentiers des âhisions qui plus tard se diangeraient en mécomptes,
qu'en laissant imprudemment le b pour 100 s'^ever considéra-
blement au-<les8ii8 du pair, il créait des couches nouvelles d'ache-
teurs auxquels la conversion serait plus dure et plus amère qu'aux
anciennes; qu'en un mot la conviersion, qpû était alors une œuvre de
liberté et de choix, pourrait devenir un jour une œuvre de néces-
sité» U était, cependant, d'autant plus iacile de la prévoir que
H. Gambetta et fat chambre engagement de plus en plus le pays
dans^ la voie des dépenses folles qui devaient rendre la conversion
indispensable. En regrettant que cette grande opération ne se soit
pas effectuée beaocoup ^us %ài et dans des circonstances plus favo-
rables, il nous est impossible, quant à nous, qui l'avons (toujours
demandée, de ne pas l'approuver. Quand un état se trouve tuais
années de suite en face de déficits s' élevant chacun à 150 millions
environ, il ne lui est pas permis de continuer à payer à ses créan-
ciers, même nationaux, un intérêt supérieur à l'intérêt normal. La
conversion vient donc trop tard, mais selon nous elle ne vient pas
^t^ tAL Sans doute elle ne conoblera pas le déficit du budget : elle
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36& BEVUE DES DEUX MONDES.
réduira seulement à lAO millions au lieu de 150 le déficit de l'exer-
cice 1883 et à 110 ou 115, au lieu de 145 ou 150,1e déficit de 1884,
elle aidera en outre, si l'on y joint d'autres moyens qui demandent
plus de persévérance et de lésolution, au rétablissement graduel de
nos finances.
II.
Il faudra, en effet, une forte dose de résolution et de persévérance
pour restaurer nos finances aujourd'hui si ébranlées et si enchevê-
trées. Ce n'est pas quelques points de détail qu'il faut modifier,
c'est tout le système. On doit revenir à la pratique prudente de 1872
k 1877. Toute l'administration s'est depuis lors relâchée. Laprodi-
gi^té des chambres et l'affaiblissement de la prospérité publique
ont été de pair. Les preuves de cette vérité abondent. Voyez ce
qu'étaient de 1874 à 1877 les crédits supplémentaires. La fermeté
des ministres et la tempérance du parlement les maintenaient dans
des limites raisonnables. Le budget définitif des dépenses de 1874
ne dépasse que de 37 millions 1/2 le budget primitif; l'écart entre
les deux budgets est de 82 millions 1/2 en 1875, il s'élève par
exception à près de 144 millions en 1876 et il revient à 51 millions
en 1877. Dans ces quatre années, les dépenses réelles n'excè-
dent que de 315 millions les dépenses prévues, soit une moyenne
de 78 millions 1/2 par exercice; c'était, eu égard à la faiblesse
humaine, une proportion raisonnable. Combien elle est dépassée
depuis lors I En 1878, l'écart entre le budget définitif des dépenses
et le budget d'évaluation atteint le chifire colossal de 327 millions 1/2
de firancs; en 1879, il est encore de 240 millions; en 1880, il
s'abaisse passagèrement à 124, il remonte à 182 millions en 1881,
et, en 1882, le dernier exercice écoulé, mais non encore complète-
ment clos, les dépenses réelles, d'après les déclarations récentes de
M. Tirard, auront dépassé de 243 millions au moins les dépenses
prévues dans le budget. Les cinq années de la période 1878 à 1882
auront offert au monde ce spectacle inouï qu'en pleine paix les bud-
gets définitifs auront excédé de 1 milliard 116 millions en chiffres
ronds les budgets de prévision, ce qui représente un écart moyen
de 223 millions entre le budget définitif et le budget primitif. Cet
écart est deux fois et demie plus grand que celui que l'on constatait
dans la période, cependant beaucoup plus laborieuse et plus criti-
que, de 1874 à 1877.
En même temps que la moyenne des crédits supplémentaires ou
extraordinaires triplait, les plus-values, atteignant d'abord des chif-
fres merveilleux, finissaient par s'éteindre presque complètement,
si bien qu'elles devenaient insuffisantes pour parer aux crédits tar-
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LE BUDGET DE 188&. 355
difîs. Par rapport aux résultats de l'exercice immédiatement anté-
rieur, les impôts indirects avaient donné, en 1875, une plus-value
de 158 millions 1/2, une de 56 1/2 en 1876 et une moins-value de
13 millions en 1877. Les plus-values reprirent énergiquement depuis
lors : 89 millions en 1878, 57 millions 1/2 en 1879, 70 millions en
1880 et 117 millions en 1881. Cette année clôt la période des vaches
grasses : Tannée 1882 ne donne plus qu'un excédent de 1 million
du produit des impôts relativement à 1881, et l'année 1883 s'an-
nonce comme devant rendre 30 à 35 millions de plus seulement
que l'année 1882.
Doit-on penser que la suppression ou le ralentissement de ces
plus-values soit temporaire, et doit-on faire fond sur une recru-
descence prochaine des augmentations du rendement des impôts?
Certes, ce serait méconnaître absolument les ressources de la France,
la puissance de son épargne, les qualités laborieuses de sa popula-
tion, que de croire que désormais le produit des taxes va rester
stationnaire. Mais, d'autre part, bien des indices semblent annoncer
d'une manière presque certaine que, dans les deux ou trois pro-
chaines années, les plus-values des impôts n'atteindront pas les pro-
portions énormes qu'on leur a connues de 1878 à 1881. Les causes
des plus-values d'impôts peuvent se ramener à trois chefs princi-
paux : d'un côté, l'accroissement de la population, qui multipUe le
nombre des consommateurs ; d'un autre côté, l'activité industrielle
et commerciale et plus particulièrement l'élan des industries urbai-
nes et notamment de l'industrie du bâtiment; enfin, l'augmentation
de la fortune publique et surtout du taux d'évaluation de cette for-
tune. Quelques mots sur ces trois points expliqueront qu'on ne
puisse compter pour les prochaines années sur des plus-values
considérables du produit des taxes. La population de la France est
presque stationnaire; elle s'accroît de 90,000 à 100,000 âmes
par an, ce qui n'ajoute que 1/& pour 100 au nombre des con-
sommateurs des articles taxés ; c'est là, même au simple point de
vue fiscal, une grande infériorité par rapport à plusieurs de nos
voisins, l'Angleterre, l'Allemagne, le Belgique et même l'Italie.
Aussi, dans le premier trimestre de 1883, la plus-value des impôts
indirects, par rapport au produit du trimestre correspondant de
l'année antérieure, est-elle plus forte en Italie qu'en France. Quant
à la seconde cause des plus-values, l'activité commerciale, indus-
trielle et agricole, on ne saurait trop y compter pour les prochaines
années. C'est un lieu-commun que l'agriculture soufire; dans le
Uidi, elle est encore sous l'influence des ravages du phylloxéra ;
dans le Nord, le Centre et l'Ouest, elle a pâti d'une série de mau-
vaises récoltes, de la difficulté de trouver des ouvriers, et elle a dû
subir, en outre, par suite de la concurrence étrangère, des prix de
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366 BEYUE DES DEUX MOHnm»
V€nte moins favcMrables. Cette sitoation laisse une trace dans les
recettes du trésor. Les contributioiis directes watrent plus diffici-»
tonent qu'aotr^ois. Il sni&t pour s'en rendre <x)mpte4 de com^
parar le tableau du recoavremmt des impôts pendant le premier
trimestre de f année oourante et des qpiatre années précédentes. Au
31 mars 1879, il était dû par les conUîbuables au Iréaoa: &qx le»
douzièmes échus 10,152«OÛO francs; jra H mars i880« 10,713,000;
au 81 mars 1881, l'aniéné ayait flécU, il n'était plus que de
fiv(^«000 ; mais, depuis locs, il se rdëve considérablement lilesAàê
12,31 8,000 francs au M mars 1882 et monte à 15,133,000 francs au
H mars 1883. Le retard dans le pftiiusnent des contributions dipeotes
est moitié plus considérable en 1883 qu'en 1879. Si, au lieu des
sommes, on rech^che les profiortûns, on arrive aux résultats sumos,
qui ne sont pas moms dém«»3tcatife. Au SI mars 1879, les contri*
buables étaient en retard, sur les douzièmes échiis^ de 18 c^tièmes
de douzièmes; au 31 mars 1882, le retard portait jbut 21 centièoftes
de douEièmes ; il atteint 26 oentièmes de douzièmes en 188&* Les
frais de poursuite se sont aussi accrus : de 1 fr. 06 par 1,000 francs
de recouwemens dans le premier trimestre de 1882, ils ont monté
à 1 fr. 2A dans le trimestre correspondant de 1883. U ne faut sans
doute pas exagérer l'importance de ces faits regrettables : en^défr*
■itïve, les contribuables français s'acquittent encore très ponctuelle*-
ment de leur dette envers l'état et l'on aurait peine à tronyer dam
le œste du monde des débiteurs aussi exacts. Néanmoins, l'augmen-
tatiou de Tarriéré et des frais de poursuite prouvent qu'un grand
nombce des imposés sont à bout de forces* £t comment ne le seraient*
iis pas quand aux fléaux naiturds dom ils subissent les coups vient
se joindre depuis jqudques amnées im aceroi^ement presque <miH
atamdes «charges fiscales? Les •coolribiitions ordinaires «t joctra-
erdmaires locales s'accumsilenit, pour les luxueuses •constructioas
d'éooles notomment, qui sont l'uro des phis grandes folies de oe
temps. L'état a beau dire qu'il m'a pas aocru l'impôt foncier depuis
le ^xunmencement du siède, qu'il l'a même dbniaué jiusqul'ien 18&2«
il fs'arcange, avec ses débauches deiCOttstructions, de manitee que
le nombre des centimes additionnels monte diaque axmée ; et le
ferseoinel nouveau, improvisé, qui a envahi presque partout les
conseils municqpauix et les oonseils^généraux, subissant docUement
les incitations du gouvernement, dévefa^^ les budgets locaux à
rânstar du budget de l'état. La France est pleine d'un bcmt à I'auIsb
de gpenouilles qui s'enflent pour jouer de l'importance et faîto les
persounages.
€e n'est pas toutefois laJaag^eur deTagriculture qui peut influer
le {dus sur le produit des impdts; die pent avoir quelque effet aur
la £Milité du vecouiwemMKt des ttaxes direcfles, mais idle n'exeioe
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us BUDGET DE 188i. 307^
qu'une fidble action sur le» contributions indirectes proprem^it
dllesv Lescnltivateurs consomment médiocrement des denrées imp^
sées; iis ont la franchise pour le vin ou le ddre de leur cru, qu'ib
boivent et qu'ils font boire à leurs gens ; ils ne font que peu usage*
de café, de sucre et de tabac. Ge soit les ouvriers de Tindusftrie,
ceux des grande» villes surtout et tous les nomades, qui alim»**
tent particulièrement le trésor; voil& là légion innombradole des
fumeure, des buveurs de vin et d'alcool. Les travaux énormes é^
constinetion entrepris à Paris, dans la plupart des grandes villes^,
sur tout le littoral de la Manche et de l'Océan, et dans toutes les-
stations hivernales de la Méditerranée, les grands chantiers ouverts^
par Tètatsur toute l'étendue du territoire où l'on entreprend à k fois,
soixante ou quatre-vingts tronçons de lignes ferrées^ sans compter
les cananx, les chemins vicinaux et les ports, les folies dès particu-
liers et des sociétés anonymes avant le kradi de" la bourse, le plan
Fr^fcinet, dont la conc^tion et le vote i^partiennent à la même,
période d'entaratnement et d'illusion : voilà en partie les facteurs des^
énormes plus-values d'impôts de ces dernières années. La hausse
des salaires y a wdé. Payé 7, 8, 9, 10 francs par jour, l'ouvrier a sin-
gulitoement accru ses consommations et de vin^ et dé bière, et' de
café, et de sucre, et d'alcool, et de tabac. Ces heureux temps ne
son^ils pas passéls^ et le retour prochain n'en esMl pas improbable?
Quelque cembinaBon que l'on prenne, il faudra bien ralentir les
travaux publics ; quant au dévergondage d'entreprises des partie-
cutters et des sociétés anonymes, il s^arrétera de lui'-môme. Il n'est
que trop clair pour un homme perspicace que ce temps de liquida-
.tion qui commence à peine devra> durer quelques années et qu'il aura
sur le rendement des impôts indirects une influence déprimante ;
non pas que le produit de ceux-^i doive nécessairement fléchir,
mais on ne saurait espérer que, au moins pendant les prochaines
années, il s'accroisse rapidement et avec continuité.
La troisième cause des plus-values d'impôts, c'est l'accroissement
de la richesse publique et plus particulièrement l'élévation du taux
(f évalimtion de cette richesse. Nous ajoutons ce dernier membre
de phrase, il est très important. La richesse publique va toujours
en augmentant dans un vieux pays civilisé qui jouit de la paix : c'est
le cas particulièrement en France, où Fépargne est énorme. Celle-d
sebome-l-elleà 1,500 million»? monte-t-elle à 9 milliards ou même
à 37 Le chiffre intermédiaire nous paratt le plus vraisemblable. Mais
cette* épargne peut être en partie gaspillée; c'a été le cas pour les
dernières années. Une foule d'entreprises fantastiques ont vu le jour
fai> ont ruiné la généralité des partidpans ssms enrichir toujours
Ûrst fondatews, aventuriers, grands amateurs de luxe et de vie
lafge; Qumt à l'emploi de cette épargne, il reste em^re assez abon^
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868 REVUE DES DEUX MONDES.
daot : Tétat prend 6 ou 700 millioDS pour ses travaux extraor*
dinaires et ses subventions de toute nature; les départemens ou
les villes, 2 ou 300 nûllions pour le même objet; les compagnies
de chemins de fer autant pour les nouvelles voies, agrandissement
de gares et achat de matériel; le Crédit foncier, 5 à 600 millions
pour des prêts hypothécaires ou conmiunaux ; voilà déjà plus de .
1 milliard 1/2 ; les entreprises industrielles diverses, aussi bien les
saines que les pourries, les placemens à l'étranger et les emplois
personnels prennent facilement le reste. Quoique la richesse publique
augmente ainsi continuellement par cette épargne, il est peu vrai-
semblable qu'il y ait là une source notable de plus-value d'im-
pôts pendant les prochaines années. Ce qui agit principalement sur
l'impôt, c'est moins, en effet, la richesse générale elle-même que le
taux d'évaluation de cette richesse. La plupart des capitaux sont
engagés et disparaissent dans les choses qu'ils ont créées; ils n'ont
plus une valeur fixe en numéraire, ils n'ont qu'une valeur variable
qui change à chaque instant, dans des proportions considérables,
suivant certaines circonstances extérieures et multiples. L'imagi-
nation même joue un rôle important dans la fixation de ce taux
d'évaluation des divers élémens de la richesse publique. Nous venons
de sortir d'une de ces périodes ardentes, pleines d'enthousiasme,
auxquelles on peut donner le nom, dérobé aux Anglais ou aux Amé-
ricains, de a période d'inflation. » Pendant trois ou quatre ans, tous
les capitaux incorporés dans des choses matérielles et immatérielles
avaient pris une valeur, énorme, qui avait pour principale cause
l'imagination surexcitée des capitalistes. Les maisons, les terrains,
les actions de chemins de fer, de sociétés industrielles, de banques,
les promesses les plus fragiles des entreprises naissantes se payaient
à des cours que nos pères eussent trouvés insensés et que, reve-
nus à plus de sobriété de jugement, nous avouons nous-mêmes
déraisonnables. Le fisc, qui, sous la forme des droits d'enregistrement
et de timbre, est toujours aux aguets et qui tient en quelque sorte
son escopette braquée sur tout capital qui passe ou se remue, for-
çant celui-ci, comme rançon, à une contribution proportionnelle de
1 pour 100, de 5 pour 100, de 10 pour 100 suivant les cas, encais-
sait des sommes d'autant plus fortes que tous les capitaux étaient
surévalués par la fantaisie publique. À la période d'inflation suc-
cède une période de dépression : terres, maisons, terrains, actions
et obligations de toute sorte fléchissent, la dlme que lève le fisc sur
toutes ces valeurs ne peut que fléchir avec elles. Aussi les droits
d'enregistrement et de timbre faiblissent. En 1882, l'enregistrement
a donné 15 millions de moins qu'en 1881 et le timbre n'a fourni
que 265,000 francs de plus. Pendant le premier trimestre de 1883,
l'enregistrement a produit 7 millions 1/2 de moins que dans le tri-
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U BUDGET DE 188i. 869
mestre correspondant de rannée précédente, et/cette fois/Ie timbre
aussi s*est trouvé en diminution de 216,000 francs. Bien, selon
nous, ne permet d'espérer une reprise dans un avenir prochain. II
n'est pas certain que le marché des valeurs immobilières ait tou-
ché la limite inférieure de la baisse; c'est même peu probable.
Quant à la bourse, i proprement parler, il y aurait quelque témé-
rité, danf les circonstances présentes, à en attendre une hausse mar-
quée ; peut-être môme y aurait-il de l'imprudence à la lui souhaiter.
Le mouvement de dépressio);i des fonds publics a été continu depuis
quatre ans, et il est dû à des causes trop aisément explicables. En
nous reportant à une époque où les bruits de conversion n'avaient
pas encore ému et troublé les rentiers et les spéculateurs, au h mars
dernier, on voit qu'à cette date tous nos fonds étaient notable-
ment plus bas qu'à la même date de chacune des trois années pré-
cédentes : le 3 pour 100 cotait, en effet, 81 fr. 35 au à mars der-
nier contre 83 fr. àO le même jour de 1882, 83 fr. AO également
en 1881 et 82 fr. 55 en 1880. Si le gouvernement sait nous rendre
de bonnes finances et une bonne politique, il n'y a pas de doute
qu'avec le temps, dans trois ou quatre ans, le marché des valeurs
mobilières et des valeurs immobilières aura recouvré de l'anima-
tion et de hauts cours ; mais, dans l'intervalle, surtout avec une
politique un peu agitée et une sagesse médiocre, le taux d'évalua-
tion des capitaux ne pourra beaucoup s'élever, et, par conséquent,
les plus-values de l'enregistrement et du timbre ne sauraient être
considérables.
Si nos finances, déjà compromises, sont menacées par les crédits
supplémentaires et l'atténuation ou la disparition des plus-values, il
y a un vice plus grand, qui a été l'auteur principal des embarras
où nous nous trouvons, c'est l'obscurité nouvelle, la confusion
presque inextricable des finances publiques, des budgets et des
comptes. Depuis 1815, la législation financière][s' était proposé d'ar-
river à toute la clarté possible en définissant avec précision ce que
l'on appelle l'exercice budgétafre, en le contenant dans des limites
fixes, et en empêchant les exercices successifs d'empiéter les uns sur
les autres et d'entrer les uns dans les autres. Tel avait été l'objet
des travaux persévérans des admirables ministres des finances de
la restauration. Ai;yourd'hui, il semble que l'on veuille détrufre leur
œuvre : l'exerdce financier n'a plus de bornes; il se confond avec
les précédens et avec les suivans ; il profite de ressources qui ne lui
appartiennent pas en propre et il en lègue lui-même aux exercices
postérieurs. Cette funeste habitude jette la plus profonde obscurité
sur les finances publiques. Elles deviennent aussi compliquées et
aussi enchevêtrées qu'elles étaient simples autrefois, En veut-on des
TOHi Lvn. ^ 1888. 24
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370 BEVUE DES DEUX MONDES.
exemples frappans?Qu^on jette les yeux sur le tftbteau inséré aux
pages 70 et 71 de l'exposé des ifiotifei dti budget de 1884, on y
verra que nos budgets sont pleins de ireports : le budget ordinaire
ne mente plus son nom. Considérons îe budget ordinaire de l'exer-
cice 1879 : il profite de fiverses ressources montant à 119 millions de
francs qui sont empruntés aux ex^dces 1875, 1876 et 1877 ; ce même
budget ordinaire de 1879^ après avoîr été emprunteur, devient prê-
teur et lègue 96,207,000 francs' aux budgets ordinaires de 1881
et de 1882. Le budget dit ordfeaire de Texercice 1880 reçoit, &
son tour, 66 millions de recettes appartenant en propre aux exer-
cices 1876, 1877 et 1878, puis il transmet 130 millions aux exer-
cices 1882 et 1883. L'exercice 1881 est dans tes mêmes conditions;
on le dote au budget ordinaire d'un ensemble de ressources mon-
tant à 80 millions 1/2 empruntées aux reliquats des exercices 1877,
1878 et 1879, et, en mourant, il fait héritiers les exercices 1888,
1884 et les suivans d'une somme de 111 millions. Le budget ordi-
naire de 1882 est aussi donataire des précédons, mois il ne pourra
rien donner aux budgets postérieurs. Il en est de même des exer-
cices 1883 et 1884. L'exercice financier, suivant la méthode nou-
velle, n'a donc en quelque sorte ni commencement ni fin; ce
n'est plus un tout qui se suffise à lui-môme, un être qui naisse à un
moment déterminé et qui meure tout entier à un moment précis.
L'exercice n'est plus qu'un mythe ou un vocable. Aussi est-il impos-
sible, au milieu de tous ces reports, de dire, sans un minutieux
examen et une grande expérience, si un exercice financier est en
déficit ou en excédent et quel est le montant de cet excédent ou de
ce déficit. Une même somme est successivement inscrite au budget
ordinaire de trois ou quatre exercices diflférens. Ainsi l'exercice
1876 ayant fourni des ressources à l'exercice 1879, lequel lu*-
môme en a fourni à l'exercice 1881, quâ, à son tour, a fait des dons
aux exercices 1883 et f 884, on est en droit de dire que c'est la
même ressource qui a figuré quatre fois comme recette dans quatre
budgets divers. Quand donc on vient nous parler d'équilibre budf-
gétaire ou d'excédens, if y a toute vraisemblance qu'on s'abiise.
Pour que FéquIKbre budgétaire^ OTisIât, il faudrwt qu'un exercice
n'eût absolument reçu aucune ressource en ddiors de celles qui hri
sont propres, c'est-à-dire en dehors' des reveni» publics qui se sont
produits pendant les mois constituant l'exerciee. Aucun de nos der-
niers exercices n'^ dans ce cas, ni cehri de 1881, ni celui de 188»,
ni celui de 1883; l'exercice 1884 n'y sera pas non plus. Dans le»
profondes ténèbres qui résultent de tous ce» reports, les ministres
pas plus que les chambres et le public ne réussissent à se rend»
compte de la situation réelle des finances. Il faut reprendre l'an-
cienne méthode, qui est la bonne : le budget ordinaire ne doit pro-
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LE BUDGET DE 188A. 37J
fiter d'aucune ressource qui ne soit pas pn^re à i'éxérdce auquel
il sf'applique, et, quand un exercice financier laisse un excédent, cet
excédent a un emploi tout indiqué, à savoir la diminution de la
dette flottante ; comme c'est cette dette qui s'accroît de tous les
'déficits, il est juste qu^elle profite, pour s'alléger, de tous les excé-
dons. La méthode suivie depuis quelques années a un autra dé-
duit que celui de l'obscurité : die pousse à des emprunts inces-
sans et occultes. Quand on vient annoncer à nos députés que tel
exercice (par exemple celui de 1881) se solde par un excédent de
recettes d'une centaine de millions de francs et ^e cette somme
est à leur disposition, ils ne se rendent aucun compte de ce qu'ils
font en en disposant. Ils s'imaginent naovement qu'il se rencontre
quelque part, dans qudque caisse, une somme nette et liquide
d'une centaine de millions en or ou en billets de banque, et que,
en affectant cette somme à des dépenses diverses, ils ne modifient
en rien la situation du Trésor; c'est une grande erreur. Cet excé-
dait, qui d^ailleurs la plupart du temps est fictif, n'existe pas sous
une fonne matérirfle et tangible; quand on l'affecte à des dépenses
quelconques, c'est exactement comme si l'on décidait que la dette
flottante, au moment où l'on émet ce vote, sera accrue d'une cen-
taine de millions de francs. Ainsi, quand on dit qu'un budget dont
réquilibre est difficile recevra 50, 60 ou 80 millions des reliquats
des exercices antérieurs, cette façon de parler signifie, en réalité,
que ce budget empruntera à la dette flottante 50, 60 ou 80 mil-
lions et la grossira d'autant.
Il n'est pas de pire oonditito pour se conduire que d'être aveugle,
et il n*est pas de plus sûr moyen de devenir aveugle que de vîvre
dans les ténèbres. Les ténèbres financières sont encore grossies par
la lenteur du règlement des budgets. Les anciennes règles qui, il
est vrai, n*ont jamais été strictement suivies, le sont de moSns en
moins. Notre législation budgétaire, «œuvre principalement de la
restauration, s'est montrée singrilfèrenieïrt prévoyante. C'était une
sérieuse mesure de contrôle que l'on voulait prendre, quand, par
la loi du 15 mai 1818, on ordonnait que le règlement définitif des
budgets serait, à l'avenir, l'objet d^une loi particulière qui devtaît
être proposée aux chambres, airatti la présentation de la loi annuelle
du Iwidget. Le projet de loi de règlement ou loi des comptes doit
régulièrement être présenté par le gouvernement aux chambres
-dans les deux premiers mois de l'année qui suit la dôture de Fexer-
cice, soit avant le l^mars 1888 pour le budget de 1881, lequel est
clos au 81 août 1882. lamais ces délais ne sont observés ; la loî des
comptes ne paraît plus qu'une formalité sans importance; nos
chambres, satisfaites d'avoir voté des budgets tels qu'aucun peuple
civilisé n'en a Connu , s'endomient eneuite et n'y songent plus ;
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372 REniE DES DEUX MONDES.
c'est le moindre de leurs soucis que de voter les lois de règlement.
Nous sommes au mois de mai 1883, le projet de règlement du
budget de 1882 ne peut pas être encore soumis au parlement; les
résultats que Ton entrevoit de cet exercice sont, d'après les termes
mêmes du ministre, a essentiellement provisoires; » il en est de
même de l'exercice 1881 ; le projet de règlement de celui-ci devrait
être prêt ; il ne Test pas, et M. le ministre a bien sdn de faire con-
naître que les résultats en sont aussi « essentiellement provisoires,
les travaux d'apurement nécessitant un délai assez étendu. » On est
un peu plus avancé pour l'exercice 1880 ; néanmoins, le projet de
règlement n'est pas encore achevé : on annonce seulement qu'il « va
être incessamment déposé. » Pour l'exercice 1879, le projet de
règlement en a été présenté au parlement dans le courant du mois
de juin 1882, c'est-à-dire avec un retard de seize mois relativement
aux prescriptions législatives, et la chambre ne s'est pas encore
souciée de l'examiner. Avec une singulière négligence, les chambres
n'ont pas encore voté les projets de loi de règlemens des exercices
1878, 1877, 1876 et 1875. Aucun de ces budgets n'est encore
réglé. Au moment où nous écrivons, les chambres ont devant elles
dix budgets à la fois, les budgets de 1875 à 1879 inclusivement,
dont le projet de règlement leur est soumis, les budgets de 1880
et 1881, qui sont clos et dont le projet de règlement devrait être
prêt, le budget de 1882, qui n'est pas encore clos, le budget de
1883, qui est en cours, et le budget de 188&, dont le projet de pré-
vision vient de leur être présenté. Avoir siu: les bras dix budgets à
la fois, c'est vraiment trop. On détruit peu à peu à la dérobée toute
notre législation budgétaire si laborieusement édifiée, et on reprend
une à une toutes les fâcheuses pratiques de l'ancien régime. Les
finances de l'ancienne monarchie ont péri par l'obscurité et la com-
plication : ce sont les mêmes procédés qui les ont détruites qu'on
applique aujourd'hui. Un contrôleur-général du milieu du xvm* siècle.
Silhouette, dans un rapport au roi, en date de 1759, constatait que
l'enchevêtrement des années, leur confusion entre elles, le retard
du règlement des comptes, étaient les principaux vices des budgets
du temps : « On ne peut pas encore, disait-il, déterminer exacte-
ment ce qui est dû des années précédentes sur les diverses parties
des dépenses... L'enjambement des parties les unes sur les autres
et la confusion qui en résulte n'ont pas permis d'en désigner le
montant avec précision. » Les règlemens de compte se fUsaient
attendre dix, douze, qumze ans. C'est en 1771 que sont réglées
d'une manière définitive les dépenses ordonnancées en 1758; celles
de 1761 ne le sont qu'en 1776 (1). Avons-nous le droit d'être bien
(1) Voir notra TrûUi à$ te td#iie« det /lnaiieM, tome tr, GteAnOHéi tvr le budgel.
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LE BUDGET DE 188i. 373
sévères pour nos devaDciers qnandi au mois de mai 1883^ nous
n'avons pas encore réglé le budget de 1875 7 Avons-nous le droit
de faire des reproches à leur légèreté ou de prendre en pitié leur
ignoarance quand nous appliquons comme eux la méthode de l'en-
jambement indéfini des années les unes sur les autres, et quand,
dans le budget de 1884 par exemple, nous trouvons classées comme
ordinaires des ressources qui ont été prises à des reliquats de l'exer-
cice 1881, lequel lui-même les avait reçues de l'exercice 1879, qui
les tenait de l'exercice 18767 Quelles que soient les richesses de la
France nouvelle, prenons-y garde, elles ne résisteraient pas aux
procédés financiers que l'on a ressuscites de l'ancien régime.
C'est aussi une pratique et des plus condamnables de l'ancien
régime que nous suivons en matière d'emprunts. Il est une mé-
thode simple, claire, qui est celle de tous les particuliers intelligens,
de tous les gouvernemens éclairés et soucieux de l'avenir. Quand
ils ont besoin de ressources extraordinaires, ils empruntent au grand
jour, par un contrat précis, définitif, qui fait connaître au juste la
somme empruntée. C'était ainsi que l'on faisait en France autrefois.
En cas de besoin, on commençait par un emprunt et l'on ne dépen-
sait qu'après la réalisation de l'emprunt les fonds qu'il avait procu-
rés. Nos nouveaux financiers ont changé tout cela. Quand ils veulent
faire des dépenses extraordinaires, — et c'est une envie devenue
chez eux une passion qui ne les lâche plus, — ils ne commencent
pas par faire un grand emprunt ostensible dans des conditions nettes
et connues. Ils se mettent d'abord à dépenser les sommes; ils pren-
nent à droite, à gauche, de tous côtés, dix millions ici, vingt mil-
lions là, autant ailleurs, à la caisse des dépôts et consignations, aux
caisses d'épargne, aux trésoriers-généraux, à la Banque, ils ralentis-
sent leurs paiemens pour se procurer les sommes disponibles et
consomment ainsi les fonds de l'emprunt avant d'émettre l'emprunt.
Où une pareille pratique conduit un particulier, chacun le sait;
l'emprunt public a, du moins, le mérite d'ouvrir les yeux et de
faire connaître la réalité de la situation; les petits expédiens variés
auxquels on recourt pour reculer un emprunt qu'on sait nécessaire
troublent la vue et entretiennent la disposition à la prodigalité. Â ce
jeu, l'homme le plus riche se ruine sans s'en apercevoir. C'est cepen-
dant cette tactique que suit depuis quelques années le gouverne-
ment français. Il a été émis un emprunt de un milliard par un
décret en date du 7 mars 1881. Les versemens de cet emprunt
devaient se faire en cinq termes égaux, du 17 mars 1881 au
16 janvier 1882. Le public avait le droit de croire que les sommes
que l'état devait recevoir concernaient des besoins propres aux exer-
cices 1881 et 1882, des travaux à exécuter pendant ces années. Il
n'en était rien.Los fonds de l'emprunt de 1881 étaient dévorés avant
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37A REVUE DES DECIL M0NDE6.
iqu6 le public eût souscrit; ils étaient affectés aux dépenses des
budgets extraordinaires des exercices 1879 et 1880. On avait com-
mencé par dépenser, puis on avait emprunté; si bien que, plusieurs
mois avant le versement des derniers termes de l'emprunt, le trésor
n'était déjà plus mallre des somoies qu'ils devaient lui fournir.
Depuis quatre ans, c'est par les mèm^s procédés qu'on fait ùice
aux budgets extraordinaires. C'est ce qui fit jeter, l'an dernier,
un cri d'alarme à M. Léon Say en présence d'une dette flot-
tante qui allait monter à trois milliards. C'est la même méthode
cependant que l'on continue* Le ministre des finances se défend de
toute pensée d'emprunt avant 188&, et cependant il est incontestable
que l'on iait de grandes dépenses extraordinaires : on se procurera
les ressources après ; on commence à prendre de tous côtés, conune
à la petite semaine, des fonds que le public est toujours libre de
retirer; on les consolidera plus tard. On a même fait de ces expé^-
diens une théorie : « La dette flottante n'a pas en principe, dît
M. Tirard dans l'exposé des motifs de 188A,pour but d'avancer les
fonds destinés à être consolidés sous forme de dette perpétuelle. K
les charges du budget extraordinaire l'exigent, elle peut et doit
fournir les moyens de trésorerie nécessaires pour permettre au gou-
vernement de choisir, avec une complète liberté d'action, les cir.-
coiîstances et les moyens les plus farrorables pour la réalisation
définitive des capitaux affectés à ce budget. » Nous ne craignons
pas de dire que peu de doctrines sont aussi dangereuses. La dette
flottante fournit des moyens de trésorerie afin de laisser au ministre
le choix de l'heure de 1 emprunt public; ce n'est là ni un procédé
correct ni un procédé prudent. Qu'arriverait-il si l'horizon venait
tout à coup à se troubler et, si les dépenses engagées et terminées,
on se trouvait dans la nécessité et à la fois dans l'impossibilité d'em-
prunter? C'est cette prétendue liberté d'action, ce choix de l'heure
la plus favorable, qui nous a amenés, après des retards indéfinis, à
faire la conversion dans les circonstances les moins propices ; cette
même liberté et ce même choix pourraient nous contraindre à des
emprunts publics au moment où ils seraient le plus onéreux. Ge qui
fait la ruine, ce n'est pas l'emprunt, c'est la nécessité où Ton se
met d'emprunter.
Dans le système nouveau, on ne sait jamais ce qu'est la dette flot-
tante, n y a d'ailleurs deux dettes flottantes, la dette flottante oflS-
cielle, qui est assez restreinte, la dette flottante occulte, qui est
énorme. On éprouve une certaine difliculté à se procurer d'une
nwtnière périodique le tableau des engagemens du trésor; h
commission du budget elle-même a de la peine à obtenir ces
renseignement; précieux et indispensables. Il serait bon que, chaque
mois, radmiûistratibn publiât des Informations précises à cet
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ifFi II II I , !tl ^
LE BUDGET DE i88A. S75
égard* L'exposé des motifs du budget de ISSi contient, panni
ses aooexes, le tableau de la dette flottante au 1'''' janvier 188S.
C'est une date déjà bien kw de sous, et depuis lors la sitoft^
tien du trésor a dû incontestablement se modifier. Qum qa^'û <éi
aoit, au 1*^ janvier dernier, la dette flottante offidelie montait,
d'i^fôto ee document, à 1 milliard 676 millions de francs. C'est ià
un bien gros chifire^ qui se composait presque uniquen^nt d'enga-*
gemens h vue. En effet, sur cette somme, le compte courant des
caisses d'épargne montait à 878 millions, celui de là caiisse des
dépôts et consignations à 812 millions 1/î. Toutes ces sommes sont
exigibles à diàque instant ou à peu près, midgré la clause dite de
sauvegarde qui permet an trésor d'échelonner dans une certaine
mesure les remboursemens aux déposans des caisses d'épargne. À ce
milliard 676 millions de dette flottante officielle il convient de
joindre les d>ligations à court terme émises pour le compte de liqub*
dation qui doivent échoir dans l'année, à savoir 170 millions. Il est
évident, en eilet, que ces sommes remboursables à court délai ont
presque le même degré d'ex%ibilité que la plupart des engagemens
de la dette flottante proprement dite. Avec cette addition, la dette
flottante s'élevait à 1 milliard 8A6 millions au l** janvier 1863.
Depuis lôrs, elle a dû notablement s'accrdtre. C'est la dette flot-
tante en eflet qui doit pourvoir au budget extraordinaire de 1888 ;
c'est cette même dette qui doit supporter les &7 millions de déficit
ofliciel de l'exercice 1882; c'est elle encore qui aura à faire face au
déficit certain de l'exercice 1883; c'est elle enfin qui, sous le pr^
texte d'excédens des exercices écoulés, fait de véritables prêts aux
budgetà ordinaires des exercices en cours. Sans avoir, par le vice
des renseignemens financiers, des chiffres précis sur l'état actuel de
la dette flottante du trésor, il n'y a aucune témérité à penser qu'elle
approchera de 3 milliards à la fin de l'année courante. C'était le
chiffre d'ailleurs prévu par M. Léon Say dans l'exposé des motifs du
budget de 1883, alors qu'on ignorait encore que l'exercice 1882 et
l'exercice 1883 se solderaient en déficit, et que l'on n'avait pas im-
puté sur la dette flottante diverses dépenses ou subventions extraor-
dinaires votées dans ces derniers mois. Ce chiffre de 3 milliards
n'est certainement pas celui de la dette flottante officielle; je ne serais
pas étonné que ce dernier ne montât pas, à l'heure actuelle, à plus
de 1,500 millioius; mais, pour avoir le compte des sommes que le
trésor peut être, à bref délai, mis à même de rembourser, il faut y
joindre les 170 millions d'obligations à court terme expirant dans
l'aimée, et il faut y ajouter aussi les i ,200 millions de la consolidation
récente des capitaux de la dette flottante. On sait en effet que, â y
a quelques semaines, le Journal officiel ûX connaître l'inscription au
grand livre de la dette publique d'une somme de rentes amortissables
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S76 REYUE DES DEUX MONDES.
destiaées à produire on capital effectif de 1,200 millions de francs,
lesquels étaient censés consolider une partie de la dette flottante
devenue exubérante* Il ne faut pas toutefois que cette consolidation
officielle rassure et soit prise au sens littéral du mot. Les 1,200 mil-
lions de rentes ainsi créés ont été remises à la caisse des dépôts et
consignations pour dégager d'autant le compte courant exubérant,
extravagant, que les caisses d'épargne avaient au trésor. Or, après
comme avant cette consolidation, les déposans aux caisses d'épargne
pourront, s'ils le jugent convenable, demander le remboursement
de leurs dépôts, et le trésor se trouvera sous le même coup de l'exi-
gibilité de cette nature de dettes. Les rentes remises à la caisse des
dépôts et consignations ne dégagent ni celle-ci ni le trésor de leurs
obligations envers les déposans. Elles permettront, dit-on, le cas
échéant, de mettre ces titres en gage et d'obtenir des avances de la
part d'établissemens de crédit et de banquiers pour remboursa les
déposans s'ils se présentaient en trop grand nombre. Ce raisonne-
ment serait juste en temps de paix et de prospérité, mais il perdrait
presque toute sa portée en temps de crise nationale intérieure ou
extérieure; alors, en effet, les établissemens de crédit et les ban-
quiers n'ont guère ni la volonté ni les moyens de faire des prêts
gagés sur des titres. Au point de vue de l'exigibilité réelle des enga-
gemens, on peut donc considérer que, malgré la consolidation récente
d'une partie des capitaux de la dette flottante, le trésor se trouve
toujours en face d'une somme de près de 3 milliards qu'on peut lui
réclamer à chaque instant.
Une autre ressource restait au trésor, qui a été employée dans ces
derniers temps, c'est le prêt de 80 millions que lui a fait la Banque
de France oq vertu d'une loi du IS juin 1878. Emprunter à la
Banque , en pleine paix , pour construire des hôtels de poste ou
pour agrandir des ministères, c'est certes un singulier procédé. La
Banque devrait rester la ressource extrême réservée aux cas de
nécessité majeure où le crédit public est suspendu et où les capi-
taux se dissimulent. Aujourd'hui, la Banque, avec la circulation de
2 milliards 850 millions, aurait moins de liberté pour venir puis-
samment au secours de l'état si quelque grande crise sévissait de
nouveau sur le pays. Le compte créditeur de l'état à la Banque
s'est d'ailleurs considérablement réduit. Il y a deux ans, à pareille
époque, le 28 avril 1881, le compte créditeur du trésor montait à
A50 millions; le 27 avril 1882, il était presque au même chiffi«,
A&8 millions; le 26 avril 1883, il éuit tombé à 1A2 millions; encore
avaitril fléchi davantage huit jours auparavant, descendant à 119 mil-
lions le 17 avril dernier. Ce n'est guère que le double de la somme
que certains grands établissemens de crédit parisiens ont toujours
en compte courant à la Banque.
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.«9»e^ wrmm- lin \ ié^b^mMJiM I
LE BUDGET DE 188A. 377
Le trésor a ainsi dévoré peu à peu la plus grande partie de ses
réserves. La dette flottante s'est enflée à un chifire sans précédent
chez aucun peuple civilisé. Gomme Fa fort bien dit M. Bocher dans
une récente discussion du sénat, le gouvernement a absorbé et les
dOO millions fournis par les excédons, ou les prétendus excédons
des exercices de 1875 à 1882, et l'avance de la Banque de France,
et les sommes que lui a procurées la réduction de son compte cré-
diteur à la Banque. Il a emjNTunté en pleine paix, en grande partie
pour des travaux de bâtisse, 80 millions à la Banque de France; il
a réduit des trois quarts son compte courant créditeur dans cet éta-
blissement. Cependant les déficits et les dépenses extraordinaires
rendent nécessaires des ressources de plus en plus fortes : ces res-
sources, assure-t-on, ne manquent pas. Le gouvernement est auto-
risé à émettre pour &00 millions de bons du trésor, et il n'a guère
profité jusqu'ici de cette faculté que pour la moitié de cette somme.
Les caisses d'épargne, avec leurs dépôts toujours grossissans, lui
font en compte courant des versemens de plus en plus considé-
rables. Gela est vrai, mais ces engagemens flottans seraient singu-
lièrement dangereux si une crise survenait. G'est l'abondance même
de ces ressources faciles et précaires qui a entretenu la prodigalité
de l'état. La dette flottante doit être ramenée à des chifires plus
raisonnables, et le ministre des finances, s'il a quelque souci de
l'avenir, quel que soit le règlement adopté pour le prochain budget
extraordinaire, ne saurait laisser s'écouler une année sans ânettre
un emprunt d'au moins un milliard pour dégager une situation
beaucoup trop embarrassée*
III.
On s est plu jusqu'ici à considérer le budget extraordinaire, et
particulièrement les dépenses pour la construction de chemins de
fer, comme la cause de tous nos maux. On a tiré de cette idée la
conclusion qu'une fois un accord intervenu entre les compagnies et
l'état, toutes les difficultés financières seraient aplanies, que l'ordre,
les plus-values, les excédens budgétaires renaîtraient aussitôt.
Dans cette conception se rencontre à côté de la vérité l'erreur.
Gertes l'exagération et la mauvaise direction des travaux de che-
mins de fer sont une des principales causes des embarras où nous
sommes tombés. Il y a cependant d'autres causes aussi actives.
Si l'on ne supprimait que les premières, le déficit subsisterait,
quoique moindre. Le mal n'est pas localisé, il est général. Les tra-
vaux publics mal conçus sont une de nos plaies, non la seule. Il
importe de le dire, car le public, après la signature des conventions
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"^BvgsnsgBBHI
378 RETUE DES DEUX MONDES.
ea projet, retomberait dans ses illnsicxis, et nos finances, saxqaeUes
OB n'aurait appliqué qu'un remède partiel, oontinueraient à être fort
malades. Cest fespdt général de prodigalité et d'aventure qu^il
6iut expulser; ce sont les propositions désordonnées dues à TUntia-
ti?è parlementaire qu'il faut proscrire; c'est la manie de créer des
places^ d'augmenter les tndtemens ^qul'il faut réprimer; c'est le
goût d'une économie sévère qu'il frat mettre en honneur^ On pour-
rait presque dire qu'il faut que dépotés, minislres, oonsdllerB-
généraui ou municipaux, agens des comités électonux, toute la
ni^on enfin, abandonnent la conception qu'ih se sont faôte du rôte
de l'était et des corps adminîstrailifcu C'est cette conception même
qui est la cause efficace des dépends désordonnées, des oakuls
teconsidérés, des déficits continus et des emprunts «œs fin« Quel
que soit le sort des budgets extraordinaires de Tavenir, on n'évitera
pas, comme on l'a vu plus haut» un grand emprunt prochain. Si la
réf(»«ne^ d'autre part, ne porte que sur les budgets extraordinaires
et laisse subsister tous les abus de nos réoens budgets ordinaires,
on sera loin d'avoir restauré nos finuioes.
Étudions cependant ces budgets extrjtordinaires qui, peor n'être
pas la seule cause de nos maux, en sont une des plus puissantes.
On a beaucoup reproché à l'empire les budgets de ce genre, et les
mêmes hoomies qui ^critiquaient avec tant de vivacité chez lui cet
expédient l'ont repris pour leur propre compte et démesurément
agrandi. On 'coniprenâit que^ dans les cinq ou six années qui ont
suivi la guerre, l'tnSufSsance de nos ressources et la nécessité de
réparer les ruines qui jonchaient notre sol , de reconstituer notre
armement, de refaire nos forteresses, justifiât la création à côté du
budget d'un compte extraordinaire. On l'institua sous le nom de
compte de liquidation; au lieu d*un qui paraissait suffisant, on en
eut deux successifs : le premier, qui s'éleva à 898 millions 1/2, et
le second, qui atteint i milliard 10& millions; c'étaient S milliards,
goimae respectable qni «et dû, avec l'énorme dotatien d« budget
DrdÎDaire, suffire pour ««émettre sur «n bon pied notre armée et
notre noarine. Après i87>8 ou 1879, Dn pouvait rentrer dans les
bOUD^ habitudes budgétaires: mUiveir ph» qu'un budget, le bud-
get ordinaire, pourvoir aux tramux de^emins de fer au moyen
du SfBtème de la garantie d'inléitfttB >qui, saos grands accroissemens
de charges, a si merveilleusement snfi à la création des 13,000 ou
14,000 kilomèures nédîeoreinenft firoductiils du nouveau réseau des
grandes compagaies, renoncer à la plupart des travaux de canaos,
qui sont un leurre et un gaspiUage, <conoenlrer les travaux de ports
dans Jes quatre ou cinq grandes ptaces maritimes de Ffance «et
recourir, pour les doter, au syslènne anglais de droits de port et de
quai : voilà ce que l'on eftt pu ikire >avec un peu d'économie et de
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- ^^^riïir-' ■-•--' —
LE BUDGET DE 188i. 379-
méthode ; le budget ordmaire» bien dirigé; y eût saffi et nous atxrionc
une dette moindre de 8 milliards.
On a préféré revenir à l'expédient corruptear des budgets exti*aor^
dinaires; on a porté à ce compte spédAl toutes les dépenses qm
gênaient pour l'équilibre du budget; on y a mis les traitemens des
fonctionnaires faisant partie des corps administrati<k permanens; on
y a inscrit des rectifications de routes^ des reconstructions de nairires •
de guerre; bref» on a teconnu le caractère ei^ordinaire à une
foule de dépenses qui Jusque-là figuraient tranquillement dans le
rang des dépenses normales annuelles. On a eu cette hallacinatîon,
cette féerie, qui s'appelle le projet Freycinet et qui s'est bientôt
doublée du projet Ferry pour la construction des maisons d'école.
Bref, à peine introduits de nouveau dans nos finances, les budgets
extraordinaires y ont pris des proportions incommensurables. Vhis-
toire est trop connue des 8, 10 ou 12 milliards du plan Freycinet;
nous n'y reviendrons pas. Nous nous bornerons à analyser rapide-
ment les derniers budgets extraordinaires pour montrer que les
conventions projetées avec les compagnies de chemins de fer, quel-
ques bons effets qu'elles aient, ne remédieront qu'à moitié au mal
et que la réforme doit être beaucoup plus complète. L'exposé des
motifs de H. lirard, et particulièrement les tableaux ipsérés aux
pages 36 et 37, 60 d; 51, 6i et 65, sont absolimient démonstratifs
sur ce point.
Avant de donner quelques explications sur la répartition même
des crédits portés aux budgets extraordinaires des trois derniers
exercices, jetons un rapide coup d'œil sur les variations considé-
rables des chiffres globaux de ces budgets. Les transformations
qu'ils subissent sont énormes; les écarts entre les prévisions et les
réalités se chiffrent par centaines de millions, de sorte que les esprits
même les plus familiers aux affaires ont de la peine à fixer dans
leur mémohre l'importance de chacun de ees comptes colossaux.
Voici le budget extraordinaire des dépenses de l'exercice 1880. H
est fixé par le vote du budget primitif au chiffre fort respectable de
616 millions de francs; diverses lois postérieures viennent f ac-
croître et le portent à 822 milHons. D'autres lois interviennent qui
le réduisent en fin de compte, autant qu^on en peut juger, à A79 mil-
lions. Le budget extraordinaire de 1881 n'olire pas de moindre$
vidssitudes. L'évaluation première est 6&A millions 1/2; des lois
rendues au cours de l'exercice réduisent cette somme à &81 mil-
lions 1/2; dWres lois, également tardives, agissant en sens con-
traire, portent ce budget extraordinaire à 707 millions 1/2, ce qui
est le chiffre actuel. La même destinée mobile et changeante était
réservée au budget extraordinaire de 1882 : les crédits alloués par
le budget primitif sont de 559 millions; mais, par des métamor-
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380 AEtUE DES DEUX MONraS.
phoses successives, ils s'élèvent à 783 millions pour retomber
ensuite à 7d5. Il est impossible de suivre ces budgets extraordi-
naires dans leurs variations rapides : ce sont des protées. On a
chargé l'état de tant de soins que les sommes mises à sa disposition
ne suffisent pas pour y pourvoir, et, d'autre part, l'ensemble des
crédits mis chaque année à la disposition des administrations est
tellement énorme que, quelle que soit la gloutonnerie de chacune
d'elles, elles ne peuvent les dépenser totalement : les annulations
de crédits et les reports sur les budgets extraordinaires montent à
des centaines de millions chaque année. Aussi députés, sénateurs,
ministres, comptables, ordonnateurs, personne ne se rend compte, à
quelques dizaines de millions près, de ce que l'état dépense chaque
année.
C'est que c'est un ménage effroyablement vaste et compliqué
que celui des budgets extraordinaires de l'état. Ceux qui croient
que les chemins de fer seuls y figurent se trompent singulièrement.
Le budget extraordinaire de 1880, qui s'élève, on l'a vu, au chiffre
de A79 millions 1/2, se décompose comme il suit : 1,500,000 francs
pour le ministère des finances, près de 3 millions pour celui de
l'intérieur, 1,100,000 francs pour celui des postes, un ministère
nouveau q^i a l'appétit dévorant de la jeunesse, 108 millions pour
le ministère de la guerre, 19 pour celui de la marine, 3A6 mil-
lions 1/2 pour celui des travaux publics; un tiers environ de cette
dernière somme est prise pour les travaux de routes, de ports, de
canaux, d'amélioration des rivières, de sorte que la moitié seule-
ment du budget extraordmaire de 1880 est consacrée aux entre-
prises de chemins de fer. Il en est à peu près de même pour
1881. Sur les 707 millions auxquels est provisoirement fixé le bud-
get extraordinaire de cet exercice, 11 millions sont pris par le
ministère des postes, 135 1/2 par celui de la guerre, 2& par celui
de la marine; le ministère des aris^ cet enfant si rapidement
enlevé à la vie, comme Gargantua naissant a exigé sa pâture et a
trouvé le moyen de se faire inscrire pour 9 millions au budget
extraordinaire de 1881 ; le ministère, fort jeune aussi, mais plus
résistant, de Fagriculture, a obtenu 5 millions ; enfin 521 millions,
soit un peu plus des à septièmes de l'ensemble de ce budget
extraordioaire, sont alloués au ministère des travaux publics; mais
si l'on déduit les travaux de routes, de rivières, de pbrts, de canaux,
la part des chemins de fer ne reste plus fixée à peu près qu'à la
moitié du total des crédits extraordinaires de cet exercice. Les cré«
dits pour 1882 se distribuent à peu près dans les mêmes propor-
tions : sur les 765 millions qui forment provisoirement la dotation
du budget extraordinaire de cet exercice, 169 vont au ministère de
la guerre,^ 31 1/2 à celui de la marine, 11 aux postes et télégraphes,
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LE BUDGET DE iSSà. 381
10 aux beaux-arts, 6 millions 1/2 & Tagriculture, quelques cen-
taines de mille francs à Tintérieur, 5S6 millions 1/2, soit moins des
5 septièmes du tout, aux travaux publics; mais les ports, l'amélio-
ration des rivières, les canaux entrent pour leur bonne part dans ce
chifire, de sorte, que pour le budget extraordinaire de 1882, comme
pour les précédens, c'est la moitié seulement des crédits qui con-
cernent les chemins de fer. Yoilà un point qui est bien constaté et
qu'il ne faut pas perdre de vue. Il détruit l'illusion si générale que
des conventions nouvelles avec les compagnies de chemins de fer
suffiraient à restaurer nos finances. Ce serait un acheminement vers
cette restauration, mais la moitié du chemin resterait encore à faire.
Ces conventions sont le prélude nécessaire du rétablissement du
bon ordre financier; toutefois, il ne faudrait pas s'arrêter après le
prélude. Il est naturel que Ton étende encore le réseau des voies
ferrées de la France ; mais il ne faut pas s'imaginer que, parce que
nous aurons créé 10,009 ou 15,000 kilomètres de voies ferrées de
plus, nous accroîtrons notablement la richesse du pays. Nous pos-
sédons à l'heure actuelle près de 30,000 kilomètres en exploitation
(exactement 28,802 au 18 mars dernier). Chaque nouveau kilomètre
que nous construirons n'aura pas la dixième partie de l'effet utile
de chacun des kilomètres aujourd'hui exploités. L'Angleterre, pour
une population presque égale à la nôtre (35,279,000 habitans contre
37,672,000) ne possède qu'un réseau équivalent au réseau français
(18,180 milles, soit 29,379 kilomètres en 1881). Elle se contente de
ce réseau ; elle ne construit pour ainsi dire plus de chemins de fer,
considérant aujourd'hui cette dépense comme presque stérile. En
1880, l'on n'y a ouvert à la circulation que 2&7 milles nouveaux,
soit 399 kilomètres. Dans les onze dernières années, les construc-
tions de voies ferrées n'ont atteint dans les trois parties du Royaume-
Uni que 2,6A3 milles, ou A,276 kilomètres, moins de hOO kilo-
mètres en moyenne par année. Nous devrions nous contenter de
ce chiffre; si l'on veut aller jusqu'à l'ouverture de 500 ou 600 kilo-
mètres par an, c'est le maximum. La construction d'une étendue
pareille représente une dépense de 150 millions de firancs envi-
ron ; c'est tout ce dont les grandes compagnies peuvent se char-
ger, sans grever énormément l'état du fait de la garantie d'inté-
rêts. Il ne faut pas oublier que les compagnies ont, en dehors
des lignes nouvelles, des dépenses considérables de premier éta-
blissement à effectuer chaque année, des doubles voies à créer,
des gares à agrandir, du matériel à augmenter ou à améliorer, et
que ces besoins représentent une somme d'au moins 150 à 200 mil-
lions annuellement. Il faut noter enfin que la proportion des frais
d'exploitation des compagnies va toujours en croissant, ce qui est
naturel, par l'augmentation du nombre des trains, l'accroisse-
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382 REYPE DES DEUX MONDPÇ.
ment de la vitesse» là hausse des salaires^ La situalion économique
du paf s ne comporte pas» d'ailleurs, des travaux publics entrepris
sur réchelle gigantesque où on les a conçus. L'agriculture manque
de bras; les chantiers gouvernementoujc oaconununaux en attirent
un trop grand nombie» Le cadeau kr plus utile k fure k l'agricid*
ture> c'est moins encore de la dégrever que de ne pas lui arracha
les ouvners qui luisent nécessaires, (teai&rme que les négocia^ms
entre l'âtat et les compagnies sont sur le point d'aboutir; nous le
souhaitonsé Le gouvernement aurait, renoncé k quelques-unes de
ses exigences les plus déraisonnaUes; il ne demanderait plus une
baisse considérable des tarifii« La discussion porterait sur un point
tout à {ait nouveau ; les ministres, s'inspirant d'idées protectionnistes,
voudraient iaire des tarifs des chemins de fer une sorte de oomplé^
ment, d'auxiliaire ou de correctif des tarifs des douanes, relever
les tarifs d'importa4i<m ou de transit, diminuer ceux d'exportation*
Faire intervenir la politique protectionniste dans la fixation des tarifii .
de transpc^s, ce serait une imprudence et une faute dont la France
ne tardei^t pas à être la victiine, au grand profit d'Anvers» du
Saint-'GoCbard et de Gênes. Nous aimons à croire que le gouverne^
ment renoncera encore à cette prétention. Alors, si Ton sa contenie
de faire 500 ou 600 kilomètres de chemins de fer nouveaux par
année, si l'on consacre ainsi un quart de siècle à l'exécution du
plan Freydnet, si même pour ralentir un peu moins l'exécution de
ce fameux programme, on se décide à soumettre au régime de la
voie étroite une partie des voies ferrées projetées, on aura réglé, au
grand avantage du budget, la question à la fois si simple et si inten-
tionnellement compliquée du régime des voies ferrées.
Néanmoins le budget extraordinaire persisterait avec des ohifires
de 3 ou AOO millions par année. La guerre, la marine, les postes,
les rivières, les canaux, les ports, les chemins vicinauxi les écoles,
se partageraient encore avidement ces i ou AOO millions. Ce serait
un abus qui maintiendrait l'enchevêtrement et les embarras de nos
finances. Le budget extraordinaire doit complètement disparaiire.
Ri^a ne le justifie plus. Comprend-on, par exemple, le budget extra-
ordinaire du ministère de la guerre treize ans après la paix, car
nous parlons ici du budget de 1884 et des suivans? Est-ce que les
2 milliards des deux comptes de liquidation et le demi-milliard pré-
levé sur les budgets extraordinaires de 1880, 1881, 1882 et 1883
n'auront pas abondaomient fourni les ressources nécessaires pour
notre armement, la reconstitution de notre matériel et l'achèvement
de nos places fortes? Le maintien d'un budget extraordinaire de la
guerre, qui se joint aux 605 millions que le budget ordinaire alloue
généreusement à cette administration, est un encouragement au
gaspillage : c'est plutôt une cause de désorganisation ; les ministreset
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LE BUDGET DE 188A^ 383
leurs subordonnés sont poussés par cette surabondance de ressources
À toutes sortes d'essais mal étudiés, i des dépenses mal coBobinées ;
Us sont en quelgue jBorte dispensés d'avoir un plan, un prpgramme,
de l'esprit déduite et de l'ordreu Le budget extraordinaire de la
aiarine doit disparaître comme celui de la guerre; peut-être sera-t-il
nécessaire pour ce département d'élever de quelcpies millions les
crédits du budget ordinaire. Cn budget extraordinaire des beaux^
^rts ne se conçoit pas. Pour les postes et les télégraphes^ l'honoridDle
M. Çocbery a fait preuve d'un zèle très louable» mais gui a coûté
Ares cher et qui maintenant peut se calmer^
Nous ne connaissons pas,de déposes plus mal conçues et plus com-
plètement stériles que celles que l'on consacre aux canaux et à
toutes les petites criques ou .tous les petits ports qui sont éparpillés
sur DOS côtes, de Saint-Jean de Luz à Dunkerque et de Port-3ou à
YiUefraoche. J)es canaux partout, des ports partout, des canaux qui
ne transiporteront rien pour la plupart, que les chemins de fer, par
des abaissemens de tarifs, maintiendront vides le lendemain du jour
où ils seront terminés ; des ports en quantité, plusieurs centaines,
Qè. tous les naois peut-être entrera quelque goélette ou quelque
brick» restes.d'une marine d'autrefois, gui sont destinés ît disparaître
avant dix ans. Il semble que ceux gui ont ftut les plans des projets
de canaux et de ports se soient inspirés de l'idée d'un des person-
ni^es comiques de Molière. Dans l'acte m des Fâcheux^ Ormin pour-
suit JÊraste afin qu'il appuie auprès du rd un projet mi^gnillgue :
Cet avis dont encor nul ^e s!es^ ^vUô
Est qu'il faat de U France, et c'est vn conp aisé,
En fameux ports de mer mettre toUteA les côtes.
Ce conseil burlesque, on prétend aujourd'hui le suivre. On veut
mettre les côtes de France tout entières en ports. Il y en aura
cent ou deux cents, peut- être plus. Chaque mauvaise crique
obtient de l'état quelques millions; le tout monte à 500 mil-
lions, si ce n'est plus. Qu'on renonce à cette dispersion des crédits.
Avec les changemens opérés dans la navigation, 11 suffit à un pays
comme la France de deux grands et bons ports sur chaque mer :
Bordeaux et Tuantes, le. Havre et Dunkerque, Cette et Marseille.
Si, dans les intervalles, cinq à six ports de second ordre méritent
encore quelque intérêt, c'est le majûmum. Ces jilaces maritimes, en
petit nombre, doivent être fortement outillées : on peut y arriver
sans sacrifices budgétaires en empruntant la méthode an^aise.
Comment les Anglais font-ils des ports, et ils ont les plus beaux du
monde? En accordant aux municipalités, aux chambres de com-
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38& RETUE DES DEUX MONDES.
merce, aux corporations le droit de percevoir sur les navires des
droits de quai, d'entrée ou de stationnement^ dont le total sert à
payer l'intérêt et Tamortissement des travaux entrepris. Prenons
cette méthodCi c'est la bonne. En France» nous sommes malheu-
reusement poursuivis d'une double manie : celle de la gratuité et
celle de l'égalité. Tout doit être gratuit ou presque gratuit, les
ports, les écoleSi les transports, bientôt le logement, le vêtement, etc.
Quant à l'égalité, il faut qu'elle existe en tout, pour les choses
comme pour les hommes; la montagne aride et isolée doit avoir
son chemin de fer à large voie tout comme la vallée la plus riche
et la mieux située; toute mauvaise crique a le droit de se plaindre
si on ne la traite pas comme Le Havre ou Marseille.
Pour restaurer nos finances, il faut deux mesures capitales : l'une
est de supprimer complètement le budget extraordinaire, l'autre
est de mettre un terme aux abusives influences parlementaires et
électorales qui, en quatre années, ont accru de A 00 millions envi-
ron les crédits ordinaires des administrations publiques. C'est ainsi
que l'on a substitué des déficits de 150 à 200 millions aux excédons
de 100 ou 120 millions de francs dont nous jouissions jusqu'à 1880 ;
c'est ainsi qu'on a presque supprimé tout amortissement. Aujourd'hui
les remèdes partiels et anodins sont insuflisans; la conversion, qui
a privé les rentiers de ih millions, ne prêtera à nos budgets qu'un
secours dérisoire si l'on ne recourt pas à beaucoup d'autres moyens
qui demandent autant de résolution et plus de persévérance. La
signature même des conventions avec les grandes compagnies de
chemins de fer n'apportera qu'un allégement momentané et trom-
peur si l'on se borne là. Ce sont toutes nos idées administratives,
toute notre conception générale du rôle de l'état et des communes,
tous les procédés financiers suivis depuis cinq ans, qu'il faut défi-
nitivement abandonner. Il ne s'agit plus aujourd'hui de savoir quels
dégrèvemens l'on fera ; nous sommes presque amenés à la question
inverse : Quels impôts nouveaux établira-t-on? Il est encore temps
d'échapper à cette fâcheuse nécessité; la France a des ressources
qu'elle retrouvera grandissantes le jour où l'on aura renoncé au
budget extraordioaire, à l'accroissement incessant des dépenses des
administrations et au socialisme d'état. Le danger est dans les
hésitations et les atermoiemens. Cest un régime sévère, une absti-
nence sérieuse qui peuvent seuls rétablir l'équilibre de nos bud-
gets et éloigner d'un pays déjà écrasé d'impôts le fléau de taxes
nouvelles.
Paul Leroy-Beaulieu.
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ÉTUDES SUR LE XVIir SIÈCLE
LES ROMANCIERS.
I.
ALAIN RENÉ LE SAQE.
J'ai oui dire que les Espagnols, s'ils out de tout temps reconnu dans
Cervantes un de leurs plus élégans prosateurs» n'avaient pas moins
attend» que le jugement de l'Europe entière l'eût mis dans le haut
rang qu'il occupe, à côté de Molière et de Shakspeare, pour s'aperce-
voir qu'en effet il en était digne, et l'y placer eux-mêmes. Notre Le Sage
assurément n'est pas leur Cervantes, et Gil Blasy il faut l'avouer tout
d'abord, est assez éloigné de valoir Don Quichotte. Il n'en est que
plus curieux que l'œuvre du conteur français et celle du poète espa-
gnol aient éprouvé les mêmes destinées historiques. Nous aussi, il
a presque fallu que l'Europe, — l'Angleterre et l'Italie surtout, —
nous apprissent à goûter Gil Blas, comme à l'Espagne à sentir tout
le prix de Don Quichotte. C'est seulement vers la fin du xviii* siècle
que nos critiques ont commencé de rendre à Le Sage une justice que
ses contemporains, s'ils ne la lui avaient pas refusée, lui avaient du
moins mesurée parcimonieusement; et l'œuvre était déjà traduite en
toutes les langues avant que d'avoir pris dans la nôtre la place
qu'elle y tient désormais. On s'est fait depuis lors une agréable
obligation de réparer Terreur; et tant de maîtres, l'un après l'autre,
TOVH tvn. — 1883. 25
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386 REVUE DES DEUX MONDES.
ont si bien parlé de Gil BlaSy qu'il pourrait sembler inutile d'en parler
une fois de plus. Mais peut-être nous ont-ils laissé plus à dire que l'on
ne serait tenté de le croire. Non-seulement, en effet, comme à. tout le
monde, il nous demeure permis d'étudier le roman de Le Sage en lui-
môme, pour sa valeut littéraire intrinsèque, la matière étant de oeUos
qu'il n'est pas facile d'épuiser; mais surtout, et c'est ce qu'en géné-
ral ils ont négligé de faire, il convient de l'étudier de plus près, dans
ses origines, dans sa composition, dans ses défauts enfin, ou, pour
user d'un terme moins sévère, dans ses lacunes, et, en deux mots,
dans l'histoire du roman français.
I.
Il y a toute une période, assez longue encore, de notre histoire
littéraire, dont le détail nous est assez mal connu. Elle s'étend
des dernières années du xvip siècle, ou (pour fixer les dates avec
plus de précision) de l'apparition du livre des Caractères^ en
1688, à la publication précisément des deux premiers volumes
de Gil BlaSy en 1715. Quelques œuvres, quelques noms en sont
venus jusqu'à nous, le bruit aussi de quelques querelles, phi-
losophiques ou littéraires : anciens contre modernes, Bossuet contre
Fénelon, gallicans contre ultramontains. On sait donc assez communé-
ment que le Diable boiteux est de 1707, et que le Légataire universel
est de 1708 ; on a entendu parler de Fontenelle, de La Motte, de Jean-
Baptiste Rousseau, de La Fare, de Chaulieu, de Crébillon, de Dan-
court; même, on a quelquefois lu la Béctmciliatian ncrmandeet Mon-
Uns Capitolimiê : cependanfl, d'une manière géûéraie, oe queiraient
eesIbenHDes ei ces •œuvres, on y croit, comnaeon âift, plutôt ^iie Ton
n'y vu voir, et si qtuetqtieB Irdits dnstiiigcieiit ces viagt^inq w trente
ans d'hîsteire de ce qui les a précédés «t de ce qui let a «oivis, on
serait embarrassé de ies- définir avec exactitude, ou sealement
de les dèioerner. Un aeul fut en dira plus que beaucoup de |ibrar-
806. Il y a là des œuvros* digoes au mom* d'<uiie laention dans
l'histoire, tfoeâaiiite-Bettve liii4nfânie a finit comme «'il les igno-
rait, et des noms, (fignes au moins d'un isouvenir, «qu'il n'a pas seu-
lement pron(Hioë8« Oe serait dépasser les bornes du ca^ 'OÙ je vou-
drais me contenir que d'essayer de suppléa là ces ^Hiblis, mais k est
essentiel à rintelitgence du roman de Le Sage d'indiquer ici quel-
qnes-tms au moins de ces cara(9t6res.
Le roman, en premi^ lieu, — ee ifui jadis avait été ie rooan
héroïque, le roman en dètize tomes, >le rostan de fiombcrville, de
U Galprenède, et de lf>^ de Scudéri, — sans cesser dtètre le roman
d'amour, métaphysique «et galant, s^tait inseasîMemeivt réduit,
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ÉTUDBS SUR LE XVIU*' SIÈCLE* â87
comme de lui*-méme, aux proportkms de ce que nous appellecions
aujoucd'hui la nouveUe, Vers la fia du siècle, les. romanciers à la
mode sont les imilateurs de M^^ de La Fayette ou plutât ses imita-
trices : W^^ de Murât, i auteur du Cofnâe de Dimois^ M^^ de La
Force, Taoleur de ïtlùtaire secrète da Bourgogne; W"^ Purand,
M"*d*Aulnoy, M^*^ Lhéritier, d'autres encore, filles, de beaucoup d'es-
prit, fenunes de trop d'intrigues, w général demoiselles et dames
de moyenne vj^u. Leurs aventures, à elles quirépandirei^ si indi»*
crètement celles des autres, seraient amusantes» et même ag^réable-
ment scandalises à ccmter. Leur œuvre, ou du moins ce que j'en ai
lu pour m'en faire une idée juste, m'a paru d'un style assez négligé,
facile, souvent heureux dans sa négligence, en somme et au fond
assez médiocre. Elles n'ont pas moins réussi dans leur temps.
Bayle, en plusieurs endroits, s'est plaint de cette profusion d'Aven--
tures galantes et de romans soirdiaant historiques, dont elles
inondaient la France et même l'Europe. Ce véritable érudit n'ai-
mait pas à voir l'histoire ainsi travestie pour le plus grand amu-
sement des oisife. Son indignation s'étendait jusqu'à M"*^ de La
Fayette, à laquelle il ne passait ni Zaide ni la Princesse de Clèves^
Et pourtant, il n'est pas douteux que ce que le siëde apprenait à
aimer dans ces récits romanesques, c'en était précisément l'appa-
rence historique, leur conformité, par conséquent, avec la vie réelle,
et aussi, selon l'expression du jmême Bayle, — avec l'histoire natn^
relie. L'une, la conformité avec l'histoire naturelle et la physique
expérimentale, s'étalait un peu partout dans l'œuvre de ces dames:
on nous p^mettra de n'y pas insister. L'autre, la conformité avec
l'histoire, et avec l'histoire contemporaine, c'était ce qui séduisait
dans lesromans de cet aventurier de lettres, Gatien de Courtilz de San-
dras, l'auteur de tant de Mémoires apocryphes : Mémoires de M. de
Roche fort j Mémoires de la marquise de Fresne^ Mémoires de M. d!Ar-
tagnan. Facilement écrits, eux aussi, — avec cette facilité qu'il ne
faut hésiter à qualifier en bon français de regrettable et fâcheuse,
parce qu'elle donne aux ignorans l'illusion du naturel, — tous ces
MénK>ires, en ce qu'ils contiennent de prétendument historique,
sont aussi dangereux à consulter que les inventions de La Beaumelle
ou les compilations de Soula vie, mais, en ce qu'ils contiennent d'anec-
dotique,dansles récitsgalans ou licencieux, on accordera que de loin
en loin, par intervalles, ils ont déjà quelque chose du tour agile et
de l'amusante vivacité des Mémoires de Gramont et de V Histoire de
Gil Blas. Je ne mets pas en doute que Le Sage ait lu toutes ces pro-
ductions, qu'il ait même personnellement connu Courtilz de Sandras,
dont le libraire était aussi le sien, et qu'il ait enfin, tout en l'épurant
un peu, suivi cette veine à son tour. C'est aux faiseurs de romans
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388 BEVUE DES DEUX MONDES.
historiques, très certainement, qu'il a dû Tidée de mêler les avra-
tures de Santillane à rhistoire du duc de Lerme et du comte d'OIi-
yarës et, comme eux, il s'est abondamment servi pour cela des
Anecdotes qui couraient les librairies du temps.
On a voulu quelquefois faire honneur de cette transformation du
roman à l'auteur de l'Histoire de Francion^ Charles Sorel, et ses
successeurs, parmi lesquels on nomme surtout Scarron, pour son
Roman comique^ et Furetière, pour son Roman, bourgeois. C'est
remonter trop haut, de quarante ou cinquante ans trop haut, et
c'est surtout se méprendre sur le caractère des œuvres. Si l!on
élimine en effet de X Histoire de Francion les grossièretés qui la
déshonorent, la gravelure et l'indécence, il ne demeure, comme aussi
bien du Roman comique et du Roman bourgeois^ qu'un fonds pas-
sablement vulgaire, des accidens invraisemblablement grotesques,
des caricatures sans doute assez lestement enlevées, mais rien,
absolument rien, qui ressemble à ce que nous avons depuis appelé
le roman de mœurs. Il importe beaucoup de ne pas s'y tromper.
VAsiréCy le Grand CyruSy la Clélie sont des romans qui tiennent
encore du poème, et même de la poésie; Francion^ le Roman
comiqucy le Roman bourgeois tiennent encore de la farce, et, à
vraiment parler, ne sont que des parodies. Les premiers visent à ,
l'héroïque, les seconds au grotesque. Or, ce qu'il s'agissait pré-
cisément de remplir, à la fin du xvir siècle, c'était Tentre-deui^
de l'héroïque et du grotesque. Car le grotesque ou le carica-
tural, et on l'oublie trop souvent, n'est pas moins éloigné du
train de la vie commune que l'héroïque même. Si les romans
de M"* de Scudéri sortent du bon caractère et de la vérité, ce
n'est pas avec les visions de Scarron qu'il faut s'imaginer que
l'on y rentre. L'idéal du sentiment et la charge de la caricature
s'obtiennent par les mêmes moyens, c'est-à-dire par une altéra-
tion également systématique des rapports vrais des choses. Si
Ton allonge les corps, et que l'on atténue les formes, et que
l'on effile les traits, on obtient la banale et inexpressive beauté
des figures de keepsakes anglais, comme si l'on grossit les traits,
et que l'on épaississe les membrures, et que l'on élargisse les
formes, on obtient la laideur convenue de nos journaux à ima-
ges; mais, de Tune et de l'autre manière, il est clair que l'on s'est
écarté de la nature. Pareillement, les personnages du roman héroï-
que sont plus hauts, ou plus délicats, ou plus jolis que nature,
mais les personnages du roman comique sont plus laids, ou plus
grossiers, ou plus bas. Les uns et les autres, ils sont donc égale-
ment distans d'une juste imitation de la vie, puisque l'imitation de
la vie n'est à leurs auteurs qu'un point de départ dont ils font pro-
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ÉTUDES SUR LE XVni* SIÂGLE. 389
fession de s'écarter chacun à sa façon, et d'après des règles cer*
taines. Ils ne se servent de la nature que comme d'un moyen de
la défigurer elle-même, et leur objet est de la grandir ou de la
diminuer, de l'embellir ou de l'enlaidir, de la surfaire ou de la
rabaisser, mais non pas du tout de la représenter telle qu'elle est.
C'a été le rôle du roman pseudo-historique, dans les premières
années du xym* siècle, que de tracer à la littérature d'imagination
cette voie moyenne, en quelque sorte, et d'y développer le sens du
réel avec le goût de l'observation. En effet, d'une part, en les met-
tant en scène, on ne pouvait pas représenter sous des traits trop
différons de ceux que tout le monde leur avait connus des person-
nages historiques dont la mort était d'hier. Le moyen, par exemple,
à Courtilz de Sandras de peindre Mazarin sous les traits d'un pro-
digue, ou Ninon de Lenclos sous ceux d'une Mère de l'Église? Mais,
d'autre part, la notoriété de quelques-unes de leurs plus brillantes
aventures ôtait à l'écrivain tout scrupule d'invraisemblance. Ce qui
s'était passé s'était passé ; l'on n'en pouvait arguer l'impossibilité.
L'étonnante fortune d'un Lauzun, pour ne nommer que celui-là,
comme elle permettait toutes les espérances aux cadets de Gas-
cogne, permettait du même coup toutes les inventions à leurs his-
toriographes. Enfin, la littérature des Mémoires, déjà si riche, ache-
minait, elle aussi, le roman vers le même but. On en voit assez les
raisons, sans qu'il soit besoin de les développer. Qu'est-ce, à vrai
dire, que des Mémoires privés, comme sont ceux de Saint-Simon,
par exemple, ou comme est la Correspondance de Madame, duchesse
d'Orléans, sinon cette peinture détaillée des caractères et des mœurs
dont la grande histoire n'a consigné dans ses annales que les résul-
tats le^ plus généraux ? Et qu'est-ce qu'un roman de mœurs, dans
sa forme originelle, avant que l'artiste en ait extrait pour ainsi dire
l'œuvre d'art, sinon, réciproquement, des Mémoires particuliers sur
les hommes et les choses de son temps? Nulle autre cause, — il est
bon de le noter au passage, — n'a eu plus d'influence, au xvni* siècle,
et jusque de nos jours même, sur cette forme du récit personnel que
le roman a conservée si longtemps. Les Mémoires d'un homme de
qualité^ comme la Vie de MariannCy et comme Y Histoire de Gil
Bios de Santillane, sont autant de récits personnels, on peut bien
dire : de confessions.
En même temps qu'elle s'insinuait ainsi dans le roman, l'obser-
vation du réel se précisait, et prenait possession de ses moyens, dans
ce genre d'ouvrages dont les Caractères sont demeurés le modèle.
Personne n'ignore quel fut le succès du livre de La Bruyère. En
huit ans seulement, de 1588 à 1696, il ne s'en succéda pas moins
de neuf éditions, ce qui n'était pas alors plus coomiun en librairie
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390 REVUE DES DEUX MONDES.
que cinquante représentations au théâtre; et dans les années qui
suivirent, il ne s'imprima pas moins d'une trentaine d'ouvrages à
l'imitation du chef-d'œuvre. Évidenunent la mode y était. Or,
quel plaisir y cherchait-on? et à quoi la curiosité s'y intéressait-
eUe? Aux portraits, com^e nous le savons par le nombre des clés
qui nous en sont parvenues, c'est-à-dire aux imitations d'après le
vif, et dont un habile déguisement, en imposant au lecteur la néces-
sité de chercher un original qu'il iinîssatt toujours par retrouver,
assaisonnait encore la malice. L'homme est toujours l'homme : le
xvn® siècle dans sa gloire a aimé, comme le nôtre, les indiscré-
tions, et quand on lui œ a donné, il y a couru. Dans les Caractères
de La Bruyère, ce que nous admirons aujourd'hui, nous qui sommes
à deux cents ans bientôt de la cour de Louis XIY, c'est la part de vérité
générale que l'art merveilleux d'un grand maître a su comme empri-
sonner dans ces linéamens qu'il croyait copier d'après nature. Mais
ce que les contemporains en ont tout particulièrement goûté, n'es-
sayons pas de nous donner le change, c'en sont les applications, ce
qu'il y avait d'observé de près et, par conséquent, d'individuel,
dans chacun de ces portraits, le sel de la médisance et souvent aussi,
probablement, de la calomnie. C'est justement là ce qui fera quel-
ques années plus tard le grand succès du DiabU boiteux. Dans cette
inépuisable galerie d'originaux qui forme le livre des Caractères^ Le
Sage n'aura eu qu'à puiser àpidnes mains, les animer, et faire agir
en quelque sorte sur la gnmde scène de la vie ces portraits descen-
dus de leur cadre.
En effet, du Diable boiteux^ ôtez la fable, qui, sans doute, n^y
est pas essentielle, et numérotez les paragraphes comme on a fait
ceux des Caractères^ vous avez un livre du même genre. Cela est
tellement vrai que, dans les premières éditions, la table des matières
est rédigée, par caractères, dans la forme suivante : Ch. m. — La
Vieille Coquette^ le Vieux Gakmty le Mimcien, le Poète trafique,
le Greffier^.. Ch. x. — Le Licencié^ le Maitre d' école, la Vieille
Marquise, la Procureuse, le Peintre de femmes... Ch. xn. — L'Aile-
mand, le FrancaiSy le Comédien, la Comédienne, V Auteur drama-
tique^ etc. Au mêiïie point de vue, il n'est pas moins curieux d'étu-
dier les corrections, additions, et retranchemens que Le Sage a fait
subir à son œuvre dans l'édition définitive qu'il en a donnée, dix-
neuf ans après la première. On le voit alors qui supprime un^fait
divers dont la singularité faisait, en 1707, l'objet des conversa-
tions parisiennes, et qui en introduit un autre, signatum prœsente
nota, frappé à la marque de 1726. « Considérez dans la chambre
prochaine, disait l'Asmodée de la première édition, ces deux pri-
sonniers qui s'entretiennent au lieu de se reposer. Us ne sau-
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ÉTODES SUR LE XVUV SIÈCLE. 391
raient dormir. Leurs afiaires les inquiètent, ^^ franchementi elles
sont assez délicates. Le premier est un joaiOier accusé d'avoir recelé
des pierreries dérobées* L'autre est un polygame : il y a six mois qu'il
se maria par intérêt avec une vidlle veuve du royaume de Valence.
Il a épousé par inclination peu de temps «près une jeune personne
de Madrid et lui a donné tout le bien qu'il a reçu de la Yalencienne.
Ses deux mariages se sont déclarés. Ses deux femmes le poursui-
vent en justice. Celle qu'il a épo«aée par inclination demande sa
Bfiort par intérêt, et celle qu'il a épousée par intérêt, le poursait par
incUiuution (1). » Tout Paris, en 1707, connaissait vraisemblaÛe-
ment le procès de ce bigame et celui de ce joaillier receleur : il les
avait oubliés, en 1726, et c'est pourquoi i'Mstonette a disparu du
Kvre. Les additions ne sont pas moins instructives. « A propos d^Épt-
ire$ dédicatùires^ dit quelque part le démoa, il faut que je vous rap-
porte un trait assez singulier. Une femme de la oour, ayant permis
qa'<m lui dédiât un ouvrage^ en voolutiroîr la Dédicace avant qu'on
l'imprimât, et, ne s'y trouvant pas asses bien louée à son gré, elle
prit la peine d'en composer une de sa £içon, et^ de l'envoyer à l'au-
teur pour la mettre à la tête de son ouvrage. •> Ces quelques Kgnes
ne figuraient pas dans l'édition de 1707. En 1726 , elles étaient
sans doute une allusion plus ou moins transparente à quelque
anecdote qui courait, je ne puis pas dire les salonsy où Le Sage ne
fréquentait gvène, mais les cafés littéraires. Ne sont-ce pas là, très
visiblement, les matériaux, épars encore, de ce qui va devenir le
roman de mœurs?
Mais si Thonneur en revient à Le Sage, il est juste de dire
que La Bruyère, et ses imitateurs, avaient commencé de lui don-
ner l'exemple. Qui ne se rappelle ce» morceaux justement celles,
dans les Caractères, où l'oo n'a vm, comotne, par exemple, dans
le fragment d'Émircy tout narratif, que des moyens ingénieux de
l'artiste pour varier la monotonie de son plan, et soutenir une atten-
tion qu'il pouvait craindre de voir languir? « Il y avait à Smyrne
une très belle fille qu'on appelait Émire et qui était moins con-
nue dans toute la viUe par sa beauté que par la sévérité de «es
mœurs... » Mais je crois y découvrir quelque chose de plus. J'y soup-
^ni^ une tentative de La Bruyère pour mettre en action ses pro-
pres personnages. Vous diriea «oe intention de roman qui n'a pas
été ce que l'on appelle poussée, comme si La Bruyère s'était défié de
(1) Les passages de rédition de 1707 qui ne se r«treav«iit plus dajss rédition dédni-
tiye, ont été soigneusement relevés par H. Anatole France, dans une édition du Diable
boiteux, qu'il a donnée ches Lemerrei 2 toL in-12, Paris, i87g. i^aurak Boohaité
que, conune dans le» bonnes édition» de Ia Umyèn^ us tiitto indifo&t mmI les
derniers ijontés de Tautaur.
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392 REVUE DES DEUX MONDES.
ses forces, ou comme s'il avait hésité à s'essayer franchement dans
un genre qu'aucun vrai chef-d'œuvre n'avait encore illustré, et qui
demeurait le partage à peu près exclusif, des femmes et des aventu-
riers de lettres. Un ancien a dit là-dessus et, — ce qui est admirable I
— sans le savoir, un joli mot : Historia^ quoquo modo scriptûy semper
legitur» De quelque manière qu'écrive l'historien, il est toujours
assuré d'avoir des lecteurs. Le romancier à plus forte raison. C'était
du moins l'opinion du xvn* siècle, et il fallait plus d'un chef-d'œuvre
avant que le xviii* siècle Tabandonnât, et découvrit les signes qui
distinguent un bon roman d'un mauvais. C'est aussi pourquoi l'his-
toire du roman français ne commence qu'avec Le Sage. Les roman-
ciers qui l'ont précédé peuvent avoir eu personnellement toutes les
qualités que l'on voudra, cependant, ils ne comptent pas dans la
littérature. Leur genre est encore trop indéterminé... Mais, quoi qu'il
en soit de ce point particulier, si les moralistes, comme La Bruyère,
à la fin du xvii* siècle, reculaient encore devant une exacte imita-
tion des mœurs, il était un lieu du moins où cette imitation même
était poussée jusqu'à l'excès de la fidélité : c'est le théâtre, qu'il
nous reste à caractériser.
Il semble, à la vérité, que les auteurs en vogue, l'auteur du
Joueur et celui du Grondeur, l'auteur du Flatteur et celui du ISéglU
geruty achèveraient d'user le chemin que leur a frayé Molière, et pour-
tant, à bien y regarder, ce ne sont plus des caractères, ce sont des
portraits, et des tableaux de mœurs, qu'ils peignent. En dépit de
l'étincelante fantaisie qui l'anime ou plutôt qui l'emporte, et qui
donne à l'action des Folies amoureuses et du Légataire universel
cette unique allure de mouvement et de rapidité, il y a déjà dans
la comédie de Regnard comme qui dirait des touches d'un peintre
de la vie familière et des mœurs bourgeoises. Il y en a bien plus
encore, quoique bien moins habilement appliquées, dans le théâtre
de Dufresny. Mais c'est surtout avec Dancourt qu'il faut voir com-
mencer la véritable comédie de mœurs. D'abord, comme Dufremy,
c'est ordinairement en prose qu'il écrit, « n'étant pas naturel qu'on
parle en vers dans une comédie, » et d'une cinquantaine de pièces
qu'il nous a laissées, on n'en trouve pas, effectivement, plus de dix
qui soient écrites en vers (1). La prose est-elle au théâtre, comme on
l'a dit, un moyen de serrer la réalité de plus près? Ce n'est pas ici le
lieu d'examiner la question. Il suffit que c'est bien la prose qui con-
vient à la nature des pièces de Dancourt, surchargées d'épisodes
étrangers à l'action proprement dite, quand encore il est possible d'y
(1) Gomme rien en ce monde n'est nouyeau, Je ferai de pins remarquer qne
Dolineny, qoand il écrit en yert, a pour eyatème de no pas marquer la césure et de
disloquer ainsi Hiexamètre, afln que le Ters on ressemble d'aaUnt à de la prose.
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ifl«i
ÉTUDES SUR LE XTin* SIÈCLE. 898
reconnaître une action, encombrées, un peu comme de nos jours la
plupart des pièces de M. Yictorien Sardou, d'une foule de person-
nages, qui se groupent en tableaux vivans, et dont le rôle évident chez
r4LUteur comique du xyii* siècle, comme chez notre contemporain, est
de constituer le milieu, l'atmosphère particulière, le fond de toile,
vivant et remuant, d'où l'action du drame se dégage. Cette action
elle-même, quelquefois heureusement nouée, comme dans le Cheva-
lier à la modey quelquefois plus lâche, comme dans le grand nombre
des pièces de Dancourt , quelquefois enfin nulle , comme dans la
Femme d'intrigues ou dans les Agioteurs^ pour l'approcher encore
plus de la réalité, c'est à l'anecdote, au scandale d'hier, au vaudeville
qui court les conversations que le poète, aussi souvent qu'il le peut,
l'emprunte avec une prédilection marquée, conune dans la Loterie j
comme dans le Mari retrouvé, comme dans la Désolation des
joueuses, comme dans les Agioteurs, comme dans le Moulin de
Javelle, comme dans les Curieux de Compiègne. Il y a là un parti-
pris, une intention formelle et hautement déclarée, de chercher le
succès dans une imitation, reconnaissable à tous, des mœurs con-
temporaines. Faute de pouvoir atteindre à la vérité supérieure du
caractère, si Dancourt faisait des préfaces, il érigerait en système
qae la représentation du train de la vie quotidienne est l'objet propre
de la comédie. C'est pom> cette raison que nous voyons dans son
œuvre défiler successivement toutes les classes, ou plutôt toutes les
conditions de la société d'alors : honmies d'épée, hoomies de robe,
conseillers et procureurs, femmes d'argent et femmes d'intrigues,
marchandes à la toilette et vendeuses de marée, sergens recruteurs,
traitans, frotteurs et cochers ; et si l'observation était seulement un
peu plus scrupuleuse, on pourrait presque dire que ce qu'elle per-
dait en profondeur, elle Ta regagné en étendue (1).
On peut vraiment le dire, si maintenant, au lieu des pièces de
Dancourt, nous prenons pour type le véritable chef-d'œuvre de
cette comédie de mœurs de la fin du xvn^ siècle, et c'est préci-
sément le Turcaret de Le Sage. Je ne sais pourquoi l'on per-
siste à voir dans Turcaret une comédie de caractère, à moins
que l'on ne veuille absolument se méprendre sur ce mot de carac-
tère. Cest un caractère, en effet, que d'être avare, c'est un carac-
tère que d'être jaloux, c'est un caractère que d'être hypocrite, c'est
un caractère que d'être débauché, c'est un caractère que d'être
misanthrope; mais ce n'en est pas un que d'être financier, non
plus que d'être baronne de contrebande ou marquis d'aventure;
(I) Voyei nur Duieouit im litre récent, léger, •piritaeUement écrit, dans le goût
Lbre et facile de loii modèle, par M. J. Lemaitre : la Comédie après Molière st 1$
Théâtre de Dancourty 1 toI. in-lS. Paria, 1883; Hachette.
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39& BETUB D£S DEUX MONBES«
et c'est même si peu ce que Ton appelle an caractère qne c'est jus-
tement ce que ron opposera bîentât aux caractères sous ^e nom de
conditkms. Turcar^r, par ses origines, — et que d'ailleurs Le Sage ah
ou non passé par la ferme générale» ^— est sorti tout entier du Bam^
geoh gmiilhomme et de 2fi Coniiegse d'EscarbagnaSy deux des
rares comédies de Molière qui soient de vraies esquisses de rncBors;
et^ comme la Comtesse d'Escarbagnas ou comme le Bourgeois gen-
iilhomme, il hut avouer que Turcaret n'est pas une comédie de
caractères, mais de mœurd. Le Sage a d'abord élargi l'eisquisse, il a
ensuite ramené l'audacieuse caricature du maître aux proportions
de la réalité, il a enfin pis d'un air plus sérieux ce qui dans la
Comtesse d'Escarbagnas et le Bourgeois gentilhomme avait été
traité plutôt en badinant ; mais l'espèce et le genre sont demeurés
dans Turcaret ce qu'ik étaient dans l'œuvre de Molière. Ce qui lût
la valeur de Turcaret^ c'en sont les mœurs.
Elles sont mauvaises, mais elles sont fortes; elles sont ignobles,
mais elles sont fidèles. Et, puisque nous en sommes à reviser l'opinion
consacrée, ne se tromperait-on pas encore de voir dans Turcaret
une satire uniquem^t dirigée contre les gens d'argent? Car enfin,
comme on en avait &it la remarque, dans le temps même de son
apparition au théâtre, n'est-il pas vrai que, parmi les intrigantes qui
le pillent et les effrontés qui le bernent, le moins malhonnête homme,
c'est presque M. Turcaret? En tout cas, ce monde interlope qui fait
la débauche aux dépens de ce sac d'argent, — cette baronne qui
le ruine si galamment, ce chevalier de lansquenet qui la tient elle-
même sous contribution, ce marquis de la Tribaudière, toujours
entre deux vins, Frontin et Lisette, Marine et Flamand, M°^ Jacob elle-
même, la fille du maréchal de Domfront, et M""^ Turcaret, la fille du
pâtissier de Falaise, — tous tant qu'ils sont, ne sontrils pas peints de
main de maître, avec la même vigueur et justesse de touche que
M. Turcaret, raillés, comme lui, avec la même âpreté satirique, copiés,
comme lui, d'après lé vK des mœurs contemporaines, qui courent à
grands pas aux mœurs de la régence? et pourquoi, dans ce tableau,
de la fin d'un siècle ou du commencement d'une décadence, ne
veuWon décidément reconnaître et voir que le seul personnage du
traitant? Non I Turcaret n'est pas, comme on le dit, la dernière des
grandes comédies de l'école de Molière. Bien loin de là 1 Cest la pre-
mière de nos comédies de moeurs, ou du moins, — car il faut faire
aussi leur part aux Dancourt et aux Dufresny, — c'en est le chef-
d'cBuvre, au xvu* siècle; l'expression supérieure, et abrégée, de tout
ce que l'on avait, depuis vingt-cinq ans, tenté dans le même genre
et vainement essayé d'attraper. . . i
On voit dans quel milieu , sous quelles influences littéraires, ^
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ÉTUDES sua LE XVUl® StBGLE. Sd5
quelle école s'est formé le talent de Le Sage. U y a des œuvres
qui se suffisent, comme Don Quichotte^ par exempte, et qui n'ont
pas besoin que Ton aille autre part qu'en elles-mêmes chercher de
quoi les comprendre et les intei^réter. Mais il y en a d'autres,
conmie Gil Blas^ qui ne dépendent guère moins du temps et de
la circonstance que du talent de l'écrivain qui les signe. C'est loème
pour cela que Gil Bios n'est que du second ordre, tan^ qu'au
contraire Don Quichotte est manifestement du premier. Et encore
n'avoQS-nous pas tout dit, ou plutôt nous ne commençons qu'à dire.
Ce n'est pas assez, dans la nature, que deux ou plusieurs principes,
ayant ce que l'on appelle des affinités entre eux, soient mis, par le
hasard d'une rencontre, en présence l'un de l'autre; mais il faut le
plus souvent qu'une condition extérieure se surajoute, pour ainsi
dire, à leur affinité native, et opère du dehors le mystère de leur
combinaison. U n'en va pas autrement dans l'art. Cette condition,
pour Le Sage, ce fut la connaissance de la littérature espagnole.
U y fut initié, dit-on, par l'abbé de Lyonne, un des fils du célèbre
ministre, et la tradition en paraît assez bien établie pour la recevoir
sans difficulté. Je ferai toutefois observer qu'à défaut des suggestions
de l'abbé. Le Sage encore ici n'eût eu qu'à suivre le courant du
siècle. Dans un temps où toute la politique française tournait sur
cette grave question de la succession d'Espagne, on reprenait aux
choses d'Espagne une vivacité d'intérêt qu'à peine avait-on un mo-
ment cessé d'y porter. Si Le Sage a fréquenté chez les Yiliars,
conmie le veut une autre tradition, il y a connu la marquise, mère
du maréchal, et dont les Lettres sur l'Espagne ne déparent point
la collection de Lettres de M"« de Coulanges et de M"* de Sévigné.
D'ailleurs, au théâtre, les comédies de Thomas Corneille, encore
vivant, — depuis Don Bertrand de Cigarral jusqu'à Don César
d!Avalosy — maintenaient toujours quelque chose du goût espa-
gnol. Enfin, l'une de ces femmes de lettres que nous avons citées,
la comtesse d'Aulnoy, publiait vers le même temps ses Nouvelles
espagnoles^ ses Mémoires de la Cour d'Espagne^ son Voyage dEs-
pagne surtout, dont il ne serait pas difficile de montrer le parti
que Le Sage a tiré. Une indication, un mot, un hasard même
auraient donc pu sufiire à pousser le traducteur des Lettres d^Aris-
iénéte dans la voie où il devait rencontrer son chef-d'œuvre. U
tfttonna longtemps, comme on le sait, douze ou quinze ans environ ;
puis, un jour, il eut l'idée de faire entrer dans les formes du roman
picaresque ce qu'il avait amassé patiemment, tout autour de lui,
d'observations et de notes ; et de cette combinaison heureuse de la
satire avec la comédie et de l'aventure avec la satire, sous l'influence
de la nouvelle espagnole, naquit cet inimitable Gil Bios.
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806 RETUE DES DEUX MONDES.
II.
Dne des choses les plus irritantes qu'il y ait en critique, c'est la
quantité de lectures et d'écritures que vous impose quelquefois
un aimable étourdi, ou un mauvais plaisant, parce qu'il lui aura
plu, sans motif, présomption, ni preuve^ de jeter dans la circula-
tion littéraire un impertinent paradoxe. La vérité, sur quelque sujet
que ce soit, tiendrait en quelques pages, bien souvent même en
quelques lignes. On ne calculera jamais avec exactitude ce qu'il faut
de place et de papier pour la réfutation de l'erreur. Voilà tantôt cent
ans qu'un jésuite espagnol, ou peut-être même son éditeur, en 1787,
sans autre intention que de « lancer » sa traduction, s'est avisé de
prétendre que Gil Bios était traduit littéralement d'un manuscrit
tombé par hasard entre les mains de Le Sage, et depuis lors, —
Espagnols, Français, Allemands, Anglais, Américains ou Russes, —
il a Mu que quiconque parlait de Gil Bios donnât son opinion moti-
vée sur le système du père Isla, perfectionné par Llorente, en 1822.
Je ne sais si cette hypothèse d'un manuscrit primitif aurait encore
de nos jours, en Espagne ou ailleurs, quelques désespérés parti-
sans. En tout cas, les recherches de la critique l'ont ruinée, pour
toujours, et de fond en contible. La question n'est plus aujourd'hui
de prouver l'inexistence d'un Gil Blas espagnol, ce qui ne laissait
pas d'être assez difficile (car comment prouver le néant?) mais uni-
quement (et c'est sans doute plus aisé) de dresser la liste des emprunts
que Le Sage a pu faire aux romans picaresques ou au théâtre espa-
gnol ; en Espagne, on dit couramment : les plagiats. Convenons d'abord
qu'ils sont nombreux, et qu'il est quelque peu puéril, comme on le fait
encore parfois, d'en contester l'évidence (1).
François de Neufchâteau, le premier, dans une dissertation datée
de 1818, avait indiqué deux ou trois endroits de Gil Blas comme
indubitablement inspirés du Marcos dObregon du chanoine Yicente
Espinel. L'Américain Ticknor, à son tour, serrant la question de plus
près, en 18A9, dans sa grande Histoire de la littérainre espagnole^
et y spécifiant les imitations, en avait porté le nombre jusqu'à six
ou sept. Enfin, en 1857, un professeur de l'Universitô de Berlin^
M. Franceson, dans une dissertation savante, mais confuse et incom-
plète, a trouvé dix passages en tout du roman de Le Sage copiés
(1) Toate rhistoire de la controvene, reprise depuis ses origines, a été assex correc-
tement exposée dans une récente brochure, dont nous n'acceptons pat toutefois les
coBcloslons : dU Gêsekichtê dêr Gil-Blai-tragey par M. Edmond Veckenstedt, 36 pages,
Berlin, 1879; Galfary.
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ETUDES SUE LE XTIU^ SliCLE. 397
ibrement, c'est-à-dire imités, traduits, ou réduits de celui d'Espinel.
L*un et l'autre critique d'ailleurs, animé à la recherche par son suc-
cès même, nous a rendu le service d'augmenter cette première liste
de tout ce qu'il a pu découvrir dans la littérature espagnole dont
Le Sage aurait fait son profit. Ils avaient à leur disposition, pour les
y aider, le travail d'un critique espagnol, don Adoifo de Castro, qui
dans deux opuscules datés de 18A5 et de 18Ad s'était efforcé de
déterminer le nombre exact de ses auteurs que Le Sage avait
imités. Ainsi, tel épisode est emprunté d'une comédie de Figueroa,
tel autre d'un drame de Rojas, le troisième, d'une comédie de
Galderon, le quatrième, d'un drame de Moreto. Sur quoi peut-être
serait-il curieux d'examiner à notre tour d'où Galderon et Rojas eux-
mêmes ont emprunté leur drame ou leur comédie. Mais il vaut mieux
indiquer, et sans sortir d'Espagne, les moyens de compléter cette
énumération. A tant d'emprunts j'ajouterais donc, si c'en était ici le
lieu, le détail de tous ceux que Le Sage a faits à la Vie (TEstéva-'
nille Gonzalez et aux Aventures de Guzman d Alfarache. En effet,
ils sont peut-être plus nombreux que tons ceux qu'il a pu faire aux
Belations de Marcos cCObregon. Et, pour aller plus loin encore,
je ne doute pas qu'un investigateur patient des romans picares-
ques, un lecteur attentif d^AlonzOy serviteur de plusieurs maitres^
par exemple, de Yanez y Riv^a, ou encore de Buffina, la Fouine de
Sévilhy de Castillo Solorzano, faisant la même recherche, et sachant
d'autre part comment Le Sage compose, n'aboutit aux mêmes résul-
tats. Seulement, ce n'est pas là la question, ou du moins, si c'est
une question, la question de l'originalité de Gil Blas en est une
autre, et voici comme on peut la poser (1).
Il existe de Le Sage, sous le titre de Félix de Mendoce^ une imi-
tation avouée d'un drame de Lope de Yega, et, sous le titre de Don
César Ursin^ une adaptation déclarée d'une comédie de Galderon : il
s'agit de savoir pourquoi ni la comédie de Galderon ni le drame de
Lope de Vega, lesquels sont pourtant d'autres hommes que Vincent
EsjMnel, ne se sont acquis la réputation européenne de Gil Blas.
U existe paiement de Le Sage une traduction avouée de Guz^
mon d'Alfarache^ et une adaptation déclarée d*Estevanille Gon-
zalez : il s'agit de savoir pourquoi ni le second ni le premier de
ces romans picaresques ne se sont acquis la réputation européenne
de en Blas? Il existe enfin des suites, continuations, ou imitations
de Gil Blas} il y en a de françaises, il y en a d'allemandes ; peut-
être en trouverait-on en d'autres langues encore : il s'agit de savoir
(1) Si peat-ètre le lecteur était carieoi de MToir eommeiit en BsptgrDe on traite
encore aajoord*hai Le Sage, U se procurerait nne récente édition de la Vida del F«ct«-
dêro Mareos de Obr$g<mf et Urait la préface qa*jr a mite M. Jnan Pares de Gntman.
1 ToL in-18, Barcelone, 1881. BibUoteca • Ârte j Letraa. »
laiÉI Ifc Digitized by GoOgle
398 BBYUE DBS DEUX MONDES.
pourquoi^ françaises ou allemandes, aucune de ces continua-
tions ne s'est acquis la réputation earopéenne de Cil Blas?1iniB, si
c'est là tout le problème, ia solution n'en est pas difficile. En el^,
c'est qu'il y a probablement dansait/ Bia$ cfuelque chose de plus que
dans Marcoê d*Obregon^ et c'est justement en raison de ce quelque
chose que Gil Bios n'est pas Afarcos dObregon. Il peut convenir
à l'orgueil castillan de croire qu'en traduisant Gil Blas en espa^
gDol, c'était sa chose qu'il reprenait, son bien, sa prc^riélé détenue
par un possea^ur illégitime ; en fiait, si l'on a traduit Gil Bios dans
la langue elle-même des romans picaresques , c'est que tous les
romans picaresques mis ensemble n'étaient pas pour tenir Keu du
chef-d'œuvre de Le Sage.
Il n'y a pas de meilleon preuve que, si Le Bage emprunta beau-
coup, — ce qui n'est m contestiâjle, ni sérieusement contesté,
que je sache, ~ il rendit davantage. Le roman picaresque doit bien
plus à Gil Blag qu'il ne lui a effectivement prêté. Car, en dehors
de quelques curirax des choses d'Espagne, qui donc, si ^7 Blm
ne leur avait fait une r^utatkm rétrospective, connaîtrait le Mar-
cos d'Obregon ou le Guzman d^Aifatache? ou plutôt, puisque
nous l'avons nommé tout à l'heure, et que le livre a été traduit,
dans sa nouveauté même, qui coaiMtft donc aujourd'hui, qui Kt la
Fouine de SétHUy et qui sait seulement, en dehors des espagno-
lisans, le nom de GastiUo Sobrzaaio? Est-ce beaucoup s'avancer que
de dire que tout le monde aujourd'hui le saurait, et connaîtrait le
livre, s'il avait p(u à Le Sage d'en faire directement emploi dans son
Gil Blas? G*est toujours le cas de Corneille ert de Guillem de Castro.
Voilà tantôt deux cent cinquante ans que PEmt>pe ne connaît à peu
prés du dramaturge espagnol que oe qu'il a convemi au poète fran-
çais d'en imiter pour le perfectionner I Se rejettera-t-on pewt-ôti^
sur f ignorance où le pubHc litténôre aurait alors été de la langue
espagnole? Mais, sans compter que presque tous ces romans avaient
eu les honneurs de la traduction française,!) suffit de répondre que,
traduits ou non, ils sont tous ou presque tous, du même temps où
Don Quichotte faisait soÀ tour d'Em^pe.
^V La première partie de Gil Bios parut au commencement cte
Tannée 1715. A la préparation dis ces deux mrmcés volumes, qui
ne fonneraioit pas de nos jours un in42 t)e trois cent cinquante
pages. Le Sage, au total, n'aviât pas consacré beaucoup moins de
quatre ou dnq ans* ftitre la comédie de Tïircarety qui fut domiée,
comme on le sait, au mois de janvier 170d, et te premier volume de
Gil Blas^ dont il y a quelques exemplaires datés de 1714, on ne trouve
en effet à citer de lui qu'une révision des Mille et un Jours de
l'orientaliste Pétis de la Croix, on 1710, et deux farces, en 1711,
pour le théâtre de la Foire«. Il est permis d« tirer de là cette con-
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ÉTUBia SQB u inu* anteLE. 309
dafiMm que GU Btàs n'a pas été toat à £aiA, comioe Sainta^-Bea^e
aimait à le répéter, écrit pour le ii&iwr^^MtiT^mait ai sur com-
madev Maie, an conteaii», oonpaaé kntenmu et lenleamit écrit,
OQmmo «ne œuvre où l'auteur s*e8t leiTaiiché des besognes ^e lui
impofliât la uéccoehé de vnmev el proposé^ une fois ao moins, de
donow tcA^e sa mesiKre^ LeiSagâ avait alors quarante^ept ans. C'est
l'âge où réecîvsÂn digooi (te MODam ^roiire en quelque sette le
besoin de faire oeuvre qui àan^ el d'élewr ce qm, depuis Horace,
on appelle son monuiaent»
Des six pa*emters Uvres que contieBsent ces deux volumesi» il
n'en est pae un dont la fable ne soit plus on moin& direetement
iositée d'uja eriginal espagnol ou italien^ le Marcos dObrefon d'Es-'
pioel, ou VAne 4i'«r de>FireinuQla. L'amoluceméme de don Bapba^
et du seigneur de Meyadas, qui passe dans nos éditions pour une
rq^dse par h» Sage d son propre bien, et cpai c'est rien de plus
que le canevas de» Crispin rivet de sen matire, sevait^ au témoi-
gnage dç Tickuory empruntée d'uM conaédie d' AnÉonki de Mendoaa.
Néanmoins, le détail était déjjà.si fraoçaiSy pour ne pas dire pariaieD,
et Le Sage luL-nëme se rendait slbirâ< compte que c'était toi^otirs
la veine du DiabU boiteu^p qu'en tête du premi» vohune il avait
ea soin de placer la DédaréUietii suimnte : « ûoHune il y a des per-
sonnes qui ne sauraient lice sans faire applicttiion des caradèies
vicieux ou ridicules qu'elles troureBUt dans kft ouvvagea, je déclare à
ces lecteurs malins qu'ils auraient tort d'iqipliquer le& portraits qui
sent dans le présent livi e. )> Nés pères^ cpii n'étaient pas plus sols que
nous, savaient de reste, en 171&, ce que voulait dire une semblable
déclaration. £Ue était, assez clair^nent^ d'un satirique; elle était
aussi, comme nous dirions, d'un céaliale. Mais ce qu'il y avait de
pbis ici que dans le Diable boiieuoty et,, en un certain sens, de nou-
veau, c'est que les caractèiesi, au lieu d'être dispersés au hasard d'une
composition capricieuae, et presque Hintaatique^ étaient eeg9gé6»
sinon tout à fait dana une action suivie, mais au moins distribués
seien le cours naturel d'unevie humaine, fiil Blaa n'avadt plue besoin,
comme Leandro Ferez, qu'un démon complaisant souievât pour loi,
a comme on soulève la croûte d'un pâté, ^ les toiis des maisons de
Madrid ou de Paris; il entrait dans la maison même; et c'était de
l'antichambre oudei'office, du cabinet de toilette ou de lacbuBobre
à coucher qu'il observait, si j'ose ainsi direv tn naiuralibusy ses
compagoone tour à tour ou ses maîtres. Âjoutea ici que le choix
lui seul de la profession que Le Sage donnait à son héros, en le
tirant de la société des picaros où nous avions pu craindre un
moment qu'il tombât, donnait au personnage ce qui manquait le
plus à ses originaux espagnols, et ce qui avait empêché LazarUle
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AOO BETUE DES DEUX MONDES.
de Tormes ou Don Pablo de Ségovie de faire la fortune europééime
de Gil BlaSy à savoir : l'humanité.
CTest qu'en effet, tout entremêlé qu'il soit souvent de moralités
ennuyeuses, le roman picaresque, iMzarille de Tormes ou Bon
Pablo de Ségovie^ ne peut guère être considéré comme une lecture
divertissante que par les coupeurs de bourse dans leurs bouges et la
canaille dans ses présides. L'épouvantable population qui s'y démène
y est en général d'une brutalité de corruption qui n'a d'égde que sa
firanchise d'immoralité. Ce n'est pas l'immoralité joyeuse du bon com-
pagnon raillard de nos contes gaulois, dont Panurge est demeuré le
type impérissable, c'est l'impudeur insultante et cynique du coquin
tanné, cuit, recuit et bronzé par le crime. Sans y mettre aucune affec-
tation de pruderie, on se demande conunent des hommes de cour, un
poète, un vrai poète, conmie Quevedo, un historien, un diplomate,
un représentant de Charles-Quint dans les conciles, tel que Mendoza,
peuvent s'attarder aux scènes qu'ils nous retracent, et demeurer
insensibles à ce qu'elles provoquent de dégoût, de haut-le-cœur et
de nausées. Le Sage lui-même n'a pas toujours su se défendre assez
d'y donner, presque de s'y complaire, et, dans sa réduction de Guz-
man d'Alfarache, notamment, on rencontre beaucoup trop de ces
peintures, qui cessent d'être humaines justement à force d'être espa-
gnoles. Je veux dire par là qu'elles sont la fidèle représentation
d'un état de mœors si spécial à la race, au climat, aux circonstances
historiques, au degré de civilisation de l'Espagne du xvi" siècle,
qu'elles en cessent d'être intelligibles à tout lecteur qui préten-
drait y chercher autre chose qu'un document historique. Aussi bien
est-ce le défaut. de cette grande et curieuse littérature espagnole.
Elle est originale, profondément originale, à bien des égar<te la plus
originale peut-être des littératures de l'Europe moderne, mais, par un
inévitable retour, et comme en paiement d'une originaUté qu'elle ne
doit pas moins à son orgueilleux isolement du reste du monde qu'à
sa vertu naturelle, elle est si spéciale qu'elle ne convient qu'à l'Es-
pagne. Tel est, comme on l'a dit bien souvent, le cas du théâtre
espagnol, et tel est le cas du roman picaresque. Le goût de terroir
en est trop fort (1).
L'incomparable supériorité de Gil Blasy le secret de l'univer*
sel intérêt qui s'y est attaché, c'est que Le Sage a dégagé de la
gangue du roman picaresque ce qui s'y pouvait trouver enveloppé de
véritablement humain. Gil Blas n'est pas en révolte contre la société,
(1) Voyes sur les romans picaresques : Ticknor, Histoire de la littérature espagnole;
£.-F.de Nafarrete, en tète da second Tolnme des Novelistas potteriores a Cervantes;
et qQelqoes pages do M. Emile Moniégat, dans ses Types Uttérairee et Fantaisies
esthétiques.
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ÉTUDES SUR LE XYUP SIÂGLE. AOl
comme le sont au fond les gueux du roman espagnol. Tout laquais,
yalet de chambre, ou secrétaire qu'il soit, il n'est pas ennemi de son
maitre, ni de ses semblables. Et s'il est capable de friponneries un
peu fortes, on lui pardonne, parce qu'il n'a pas ce trait du iripon de
profession, qui est de mettre sa gloire dans ses friponneries. Les
héros habituels du roman picaresque, un don Gusman d'Alfarache
ou un don Pablo de Ségovie, n'ont dans les veines qu'un sang mêlé
de voleur et de fille, ou d'aventurière et de banqueroutier. 6il Blas
est né dans une condition modeste, humble même et presque misé-
rable, mais toutefois honnête. Nous rentrons avec lui dans la vérité
de la vie. On peut s'intéresser au fils de la duègne et de l'écuyer,
parce qu'il n'est pas, comme les picaros espagnols, un rebut de la for-
tune et de l'humanité. 11 n'est pas, comme eux, marqué d'une tare ori-
ginelle qui l'éloigné irrémissiblement de la société des honnêtes gens.
Rien ne l'empêche, s'il le peut un jour, de s'y introduire. Et pour
qu'il s'y introduise, ea eflet, et s'y joigne, il suffira qu'il ait reçu de
la vie l'éducation qui lui manque. C'est encore un trait de res-
semblance avec la réalité que Le Sage avait sous les yeux. Les
hommes alors se formaient par l'usage des hommes. L'éducation de
la famille se bornait à quelques leçons d'une morale sévère, que
l'on inculquait aux enfans, au dauphin de France lui-même, à force
de coups d'étriviëres. Elles se gravaient profondément, si profondé-
ment qu'on les en oubliait. Mais la véritable école de la jeunesse
commençait avec son entrée dans le monde. A dix-sept ans, ou même
plus jeune, on a montait sur sa mule, » comme 6il Blas, on sortait
de sa ville natale, et l'on allait a voir du pays. » Les principes fléchis-
saient d'abord, et, dans le feu de la première ardeur, on s'en regar-
dait soi-même aisément quitte. Ils n'en demeuraient pas moins, et
quand on avait, par sa propre expérience, appris et compris qu'ils
étaient encore ce que les hommes avaient inventé de mieux pour le
gouvernement de la vie, on s'y tenait. C'est cette philosophie qui
constitue, par-dessous la flagrante immoralité des actes, ce que l'on
peut appeler la réelle moralité de Gil Blas.
Les autres mérites particuliers de ces deux premiers volumes
sont assez connus, et surtout l'excellence d'un style que l'on met-
trait volontiers, pour sa perfection dans la simplicité, au-dessus
même du style de Voltaire, si ce n'était, comme nous le verrons,
un air d'abandon, et une grâce de facilité qui lui manque. Il y a
certainement peu d'écrivains, dans l'histoire de notre littérature,
qui soient aussi naturels que Le Sage, mais il y en a pourtant
deux ou trois, M""» de Sévigné, par exemple, ou Voltaire, de qui
le naturel ne sent pas, comme le sien, le travail de la lime. Ce
qu'il est bon encore de noter, dans Gil Blas, comme une nou-
Ton LTn. — 1883. 26
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403 Kl 88 B» DHHL liONMS.
veauté de qie|que ÎH^UKitaiice, c'est le nombre et l&prédsioAdes
BBtenus détaiiftdela vie comnoDe. Le roouiA de Le Sage est un roman
où. l'oD inaage, oà Toa sait ce que Fou mange, où aiéoie on aime à
le savoir. U y est question de lapina eL de perdrix, de bisques et de
baobist de lièvres ^ de cailles. Oo y fait une cbëre dont Tabo»-
dance, la délicatesse ^ et parfois l'él^;aQce n'eni assurément ne«
à voir avec l'abominaJi>le cuisine espagnole» — tnerluza, poolela
étîques;» et garbanzM. Et cela étail si nouteaii, m. 1715, ou renou-
vela de si loin, m devait méœe avoir tant de peine à s'y faire que,
bien des annéea plus tard, en i82S , Tauteur d'un Éloge de Lu
Sagcj couronné par l'Académie française, ne pouvait en cacher, je
suis tenlé de dire son indigiiation, et se plaignait, asseï comique^
ment, que « les scènes les plus dramatiques du roman fussent inten*
ron^Hies par la descriptioB du repas des personnages, b Je crois
même qu'il se tondait là-dessus pour reprocher au roman de maur
qoer d'élévation mcoale (1). Aujourd'hui noua ne senons pas éloi-
gnés de faire plutM un mérite à Leaif^de cette exictitude. Et nous
n'auriona pas tort« Car, entre beaucoup d'autses, le trait est de ceos
qui prouvent l'intention de conformer^ jusque dans le détail» Taveik*
ture romanesque à la réalité de la vie.
Tel qu'il avait paru en 171&, k livre ne semblait pas demaa*
que l'on était fort peu dans l'habitude alors de
s, — puisque Scarnm et Furetiire, avant Le
plus terminé les leurs que ne feront, après Le
Grébilfon fils^ — c'était sans doute une assec
lane que l'intendance d'une grande maison* Bt
emble pas avoir été tout d'abord aussi vif qoa
laravant celui du Diable boiteux. Toujours estrë
Nressa de poursuivre ni plus loin, ni plus haoiy
\ héros. Au surplus, il avait sonlagé les trois nmr
nt au cœur : contre les gens d'argent, contre les
B les précieux. Il se reposa neuf ans, ou plutAl
vaudevilles pour les spectacles de la Foire, el
librairie, f ai quelque Ueu de croire cpi'il revit
raduction des Mille et une NuitSy de l'orieo-
ind avait l^ué ses manuscrits à la Bibliothèque
icrit Pontchartrain à l'abbé de Louvoîs à la date
urtait faire imprimer quelqu'un de ces manu-
à, UMiqae ë'ioie cvtiiM djgnké morale dont il Mi pW»
I que de définir le cancière, baU qui oonsiaie ■urtout dani
étaili et dans le rcjjet de tout ce qu'ils peufent avoir de trop
» On trourera cet Éhg9 de L§ Sage, par Halitoone, liiiif
a tome i** do l'éditioD do ISSS.
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ÉTVDBS WR u XTHP sièole. AOS
I, ai faisaot corriger les trada^ons et les mettre dans un
beau françaift*.. od poumdt les faire corriger par qaeicia'uB,
âme le sieur Le Sage, par rapport i la diction {i).«. » Or, coanne
é deux derniers volumes de la première édition des Mille et tme
Nuits ne parurent qu'en 1717, il y aurait donc quelque chose de La
Sage dans le conte fameux d'^l/i Baba et les Quarante Vident^ Je
n'insiate pas autrement, n'ayant pas retrouvé dans ces deux der^
niera volumes quelques idiotisnes, :&milieir8 à Le Sage, qu'on relève
dans le premier volume des ifiilê et un Jâurs^ De wù^foe qu'il avait
an 171 ft interrompu toutes occupations pour se donner tout i Cil
Blus^ ainsi fit-il en 1728. Il avait doimé, tant à la Foira Saint^Lau*-
wot qu'à la Foire Saint-Crerraahi, dix actes en ITffî, il n'en donne
que ffois en 1723, l'une de ses phis médioeres farces, — its Tram
Cùmméree^ — en collaboratien avec d'Omeval , «et le troteième vdtun
de €il eioê parait en 1724.
Dans l'iaten^lle qui s'était écoulé, loot xm règne, et même toute
me période de notre Wstoim, avait eu le temps de commeneer
et de finir. Louis XIY vivait encore an commencement do 1715,
le Bégent était moit dans les derniers jours de 1723. On peut
regretter qne l'auteur de Twrcaret n'ait pas glissé dans ce volume
la tnoinfre allusion au Système, et que l'étrange carnaval dont Law
mena le branle n'ait pas trouvé son peintre dans Le Sage, mais le
vemancier n'a- 1- il pas pcirt-étre fait encore mieux que oefe, et
n'ast-ee pas ici que le livre devient pour rhistoire des mœuTs sous
l'ancien régime un document sans prix? Car il n'est pas rigoureuse-
ment vrai qu'autrefois, comme on le répète, un homme « né chré-
tien et français » ne fût pas en voie d'arriver à tout; seulement, pour
y arriver, ce qu'on doit dire, c'est qu'il fallait, s'il était « né peuf^^ a
qu'il passât par le canal de la domesticité. Nous en avons un curieux
témoignage dans les Mémoires de Gourville; nous en avons un mé*
moraUe exemple dans la fortune de Colbert. L'auteur de Gil Blm
en avait eu sous les yeux de plus fameux encore, s'il est possible.
M'avait-il pas vu, oomme toute la France, le fils d'un apothicaire 4a
Brive-4a*C^illarde , pocff avoir joué jadis auprès du jeune duc de
Chartres le rôle qu'il allait faire jouer à Gil Blas auprès du futur Pfai«
lippe lY, devenir successivement archevêque de Cambrai, cardinal
et premier ministre? N'avait-il pas vu, comme toute l'Europe, le fils
d'un jardinier des environs de Plaisance, pour des bassesses aux«
<IMttes on ne saurait comparer aucune de celles du fils de l'écuyer
(t) U CMnêt éês maiM$etitê de Im BibiioMqtiê nutienaUf pur M, Léopold Delitku
Paris, 1868-1874-1881; ImprimeHe Dationale, t. l Voyez, aussi daos rëdition de 1822,
la notice d*Audiffret et dans cette notice une lettre de Le Sage, la seule, Je crois, que
Wm connaisse, arec le vf" 1038 de la eoUeetion B. FUlen.
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hOh BEVUE DES DEUX MONDES*
d'Oviedo, revêtir, lui aussi, la pourpre, et gouverner l'Espagne? Et
ne les avait-il pas vus enfin, eux deux, Dubois et Alberoni, le valet
insolent et le bouffon cynique, Mascarille et Sbrigani, sous le nom
de leurs maîtres, par goût naturel de l'intrigue et par pur amour de
l'art, brouiller la paix du monde?
Gil Blas, le Gil Blas de ce troisième volume, tour à tour secrétaire
de l'archevôque de Grenade et confident du duc de Lerme, n'a suivi
que de loin ses modèles, mais il est bien de leur espèce. Ce que nous
serions tentés aujourd'hui de noter d'invraisemblance dans la diver-
sité même des conditions qu'il traverse, c'est précisément ce qu'il y
a de toute son histoire qui ressemble le plus à celle de son temps.
Ainsi faisait-on son chemin. Quand on a le bon esprit de préférer aux
a{q[>arences vaines, — telles que le droit de s'asseoir sur un tabouret
ou le privilège de se couvrir devant le roi, — les réalités palpables de
la fortune et du pouvoir, c'est un titre pour y parvenir que de com-
mencer, dans une société monarchique fortement organisée, comme
les Dubois et comme les Alberoni, par manquer de naissance. Mais
dans une société corrompue, si l'on manque de scrupules en même
temps que de naissance, et qu'ainsi Ton se trouve prêt à tout faire
indifféremment, — rédiger, comme Gil Blas, un mémoire politique,
et pourvoir, comme Gil Blas, aux plaisirs du prince, — le moyen
alors est sûr, et le chemin tout droit de la servitude à la puissance.
Le Sage ne s'y est pas trompé. Je ne sais à quelle intention, dans la
première partie de Gil Blas, il avait inséré cette amusante apologie
de l'état de laquais, où je renvoie le lecteur, mais je constate que,
dans cette seconde partie, les événemens se sont en quelque manière
chargés, d'amusante qu'elle était, de la rendre profonde. C'est bien
là ce que nous admirons dans ce troisième volume. Et nous pou-
vons dire que, comme tout à l'heure, dans les deux premiers
volumes de Gil Blas, nous avions vu Le Sage élargir aux pro-
portions d'un tableau de mœurs ce qui n'était dans les romans
espagnols qu'un tableau d'aventures grotesques et de basses filou-
teries, ainsi maintenant, nous le voyons agrandir, dans ce troisième
volume, le tableau de mœurs à son tour jusqu'aux proportions d'un
véritable tableau d'histoire.
Les critiques espagnols ont été si frappés de l'exactitude et de la
ressemblance de la peinture, le romancier leur a paru si parfaite-
ment informé de faits si particuliers, ils ont enfin trouvé le détail
lui-même des mœurs si profondément espagnol, que c'est de cette
partie, qui cependant contient le moins d'imitations manifestes, qu'ils
ont voulu tirer, par un tour inattendu, leurs plus forts argumens pour
prétendre qu'un auteur espagnol avait seul pu tracer cet admirable
tableau. Et, de fait, lorsque l'on se reporte du roman à l'histoire,
"\
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irUDES SUB LE XYin* SIÈCLE. hOb
il est impossible de ûe pas admirer Tart prodigieux avec lequel Le
Sage a extrait de l'histoire générale ce qu'il en peut pour ainsi dire
tenir dans la vie d'un simple Gil Blas. Le tableau ne déborde pas de
son cadre, mais il y demeure sévèrement maintenu. Et là où tant
d'autres, comme accablés sous le nombre de renseignemens de toute
sorte que lear offraient les Anecdotes et les Mémoires du temps,
eussent laissé l'histoire envahir sur le roman, Le Sage, en cela véri-
tablement classique, est peut-être encore moms admirable pour ce
qu'il met que pour ce qu'il omet, pour ce qu'il dit que pour ce qu'il
sacrifie, pour ce qu'il montre enfin que pour ce qu'il nous laisse &
deviner. La satire en même temps est devenue moins âpre, au moins
dans la forme, la narration tout entière moins longue et cependant
plus ample. Les personnages, moins dessinés en caricature, sont
plus naturels et plus vrais. Notons aussi l'art de poser et d'animer
les ensembles. Il éclate quand on compare ce troisième volume aux
deux premiers, et le fourmillement de toutes ces foules de serviteurs
ou d'empressés qui s'agitent dans le palais de Tarchevôque ou
dans les coulisses du théâtre de Grenade, au caractère en quelque
sorte individuel des aventures qui se succédaient ou plutôt s'emboî-
taient l'une l'autre dans la première partie. Gil Blas désormais n'est
plus seul en scène. Le tableau s'est comme peuplé à mesure qu'il
s'agrandissait. Toutes les conditions, — depuis le cuisinier du grand
seigneur négligent jusqu'au ministre d'état qui soutient l'édifice
de la monarchie , — au lieu de défiler tour à tour sous les yeux
du lecteur, lui sont proposées ici toutes à la fois en spectacle, cha-
cune tenant son rôle dans la vaste comédie du monde et y pre-
nant sa part de l'action commune. Les figures qui venaient, dans
les premières parties, l'une après l'autre, au premier plan, et là,
comme devant le trou du soufileur un comédien qui s'écoute lui-
même, nous racontaient leur histoire avec l'esprit de Le Sage, ici
sont reculées, telle au second plan, telle au troisième, selon les loig
d'une perspective plus savante, qui n'est qu'une conformité de plus
avec la vie. Et c'est toujours le monde vu d'une antichambre, mais
d'une antichambre de plain-pied, qui conmianderait toute une longue
enfilade d'appartemens dont chacun conduirait lui-même à un plus
vaste et un plus magnifique.
Le Sage avait laissé passer neuf ans entre ses deux premiers
volumes et son troisième ; il laissa s'écouler onze ans entre le troi-
sième et le quatrième. Était-ce l'imagination qui se refiroidissaitf
Au premier abord, on a quelque peine à le croire, car c'est id
de toute sa vie littéraire la période la plus remplie. A peine en
effet ce troisième volume de Gil Blas a-t-il paru qu'on le voit qui
retourne au théâtre de la Foire. Entre autres farces, il y fait jouer.
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ÈQ6 JBEVBE VBR DBDX VORSCB.
«d4726, ie TéWipte de Mém&iriyvéllk^de sesfKèoesqut't lUldBrtri^
tflîHie,!» le iM »oéléènsBttDe, » « r^égaotêsime « aivleiir île ^ ibw^
trtVHf^^ iummte U y est ^)pdé, ne defvik jnintis liri pardoiMer (1).
fin 172ê, il donne «oe iDoinrelfe é(UtioD^ très augmentée^ <ie mm
Siàble 'boiumjc. jjes mmées «vmntes, avec tm 'oolkibcnteuis liili-
locfls, d'OrnewI «t FufleMer, on dirait qa'ih im fait gâ|^ra dt
«défrafer les spectacles de la Foîrt, Enfin il fait paraître, en 1782^ «a
Iradnctioa de Cuzmmi4^AtfarackB et «on rmnan des j^v^fwr)^» 4è
M. de Bêémchêne-y en 17S4, la J^f^méê dês ParquBs^ «t sa rédttO^
tion de la Vie iEttev&mlle GcntéUez; en 178&, la dermère parcia
de Oil Bios; en 1736, le Bmchelier de Seiiankmqtv^^ ^ sans cottxp^
ler, comme tonjonrs, de nombreQx vaudeville». Ce ne sont pas À,
aemble^Ul, les signes d'one vehie qoi s'époise et d'une inspiraSiM
ipiitarit Mais il y faut regarder plus attentiveoient. On s'aperçoit alors
que eette fécondité n'est qu'apparente. En réalité, à mesure qu'il a
imité de Tespagnol ce qui lui paraissait sasceptible d'en être utttiaé«
Le Sage en a soigneusement conservé les morceaux. Maintenant
qm l'artiste scmpuleux a fmt emploi de tous les matériaui qu'il
«raîÉ assemblés pour en former son chef-d'oeruvre, l'homme de lettres
besogneux vide son portefeuille, eH place comme il peut, tantôt cbas
un libraîre et tantôt cher un autre, les rognures qui s'en peuvent
vendfe. Toutes ces traductions, ou réduction, étaient probaUemenl
bitea, ou du moins préparées, depuis longtemps. Preuve nouvelle
delà leate el consciencieuse préparation du chef-d'oeuvre, k laquelle
il ibut i^outer encore celle-ci que, comme en 172S Le Sage n'avait
i puMiè, de même, en 173$, il s'abstint de nouveau toute une
9, évUeoMDtot pour se donner tout entier à la préparation du
damier volume, qui parut en 1786.
Il &at avouer qu'il trahit 1» fatigue, ce qui a'a pas de quoi nous
éÉonner si nous réflèchissoiis que l'écrivain venait d'entrer dans sa
aiNxaiite^Iuritième année. A cet âge, tes plus heureux ne réussissent
qu*ii peiae à s'égaler eua-mémes; les autres se cherchent, ne se
iDauvent ptas, et réduits à se copier, ihs font nsoins bien ce qv'iis
aivaient fiiét autrefois. Les tvoisdemiera livres de €il Bios peweirt se
nnttnar & deux épisodes essentUa» Le premier, cTest Tbistoire de
Scipion. Composée fort habilement de fragmensrqiportés ânfCuimm
iAlt^achteX àBÏEitewnille GmzahMy ce n'estqu'une version plus
espagnole^ et par conséquent moins heureuse, du thèa^ dkwt This^
loira flleHttème de GU Blm osé la vasion françaôe. On ne retombe
(1) On remarqnera qae, tandji qu'il n'est pM abiolnioeni dAmontoé que U G«t>ritl
Triaquero da roman de GU BUu seit un nom «oui lequel Le Sage f*en prenne à Voltaire,
f^m ln^mème, Le Sage, qui a Mt ane note pour nous apprendre quMi s'aglAtaH, éxan
I du, TanpU ém MéÊtoAm^ du poète et du poème de ta Ugm.
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ÉTUBBS SUB LE XYIII* SIÈCLE. 807
pas sansqaelque apparence d'CTnui des scènes û largement Iramraies
de la seconde partie dans ce récit d'aventures et de friponneries ]|^e»-
resqoes. Le second de ces épisodes, c'est Thistoire des rapports de
6fl Mas avec le comte duc d'Olivarës. Imitée en plus ^na poim
du récH que fait €onzales de ses rapports avec le duc d'Ossone, elle
a de plus le malheur de n'être guère qu'une répétition du récit des
rapports de Gil Blas avec le duc de Lerme. Quant à ce que ntus
louions particulièrement tout à Theure dans la seconde parâo»
cet équilibre maintenu savamment entre les droits de flnstoim «t
les exigences du roman^ voilà surtout ce que l'on ne retrouve plus
dans la dernière. Tel ebapitre, — sur les causes de la disgrâce du
comte due d'ORvarès, par exemple, et sur la guerre de Portugal,-^
est un résumé d'événemens qui ne serait pas mal à sa ptace dans
quelque endroit de YEsêai sur les vnœurs. Et cependant, ces tr(MB
derniers livres, quoique par endroits fatigans à lire, ne sont pas
inutiles au roman. Car ce sont eux qui achèvent de déterminer
ce que l'on peut appeler à bon droit lia philosophie de Gil BtaSy
et qui, de l'entrecroisement et du brouillamini de tant d^aven*
Inres, dégagent enfin une véritid^le conception de la vie. Autre trait
encore que Ton essaierait vamement de retrouver dans les roman
picaresques, et qui, plus que tout autre peut-être, a marqué la
place du chef-d'œuvre de Le Sage parmi les romans qui durent,
Ko efiet, pour ceux qui ne contieunent que des aventures, si bril*
honment d'ailleurs qu'elles soient contées ou ingénieusement îm»>
ginées, on les Ht quand on tes rencontre, et l'on n'est mèm^pas
toujours f&ché de les avoir hts, mais ceux-là seuls demeurent, et
sont vraiment les seuls où l'on puisse revenir, qui enferment une
signification prédse et une leçon de tous les temps. C'est Id ce que
n'ont pas toujours compris tes délicats et les raffinés. Ils ont cni
que c'était surtout la manière de présenter les choses qu'ils goû-
taient dxas Gil Blas, et, contons de cette explication superficielle,
ils n'ont pas pénétré jusqu'au fond. Mais le fond n'est pas moim
intéressant que la forme, et il est fadie de le montrer.
Rten assurémait ne ressemble moins que Tami SantSIane, eoKM
rappelait fanûHèrement scm patron, le duc de Lerme, à un héros
de roman, à un Bamilcar ou à un Saint-Preux. S'il s'agit de porter
un jugement sur le personnage, il esfC d(mc permis de tnmver quo
la j^upart du temps, jusque dans ses pires friponneries, il porte me
bonne humetn* égale et souriante qui n'est pas toujours assez éloignée
de ressembler au cynisme. On a ranarqué aussi qu'il n'était pas
très brave, surtout en amour, et qu'il cédait à ses rivaux les bonnes
grâces des dames avec une ^omptitude, un empressement, une
complaisance même qui ne laissent pas d'avoir quelques rapports
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A08 BBYUE DES DEUX MONDES.
à la poltronnerie. Sa délicatesse non plus , en amour comme en
affaires, n'était pas précisément outrée. Et enfin , quand sur ses
vieux jours il eut a donné dans le point de vue moral, » ^ns comp-
ter qu'il s'y prit un peu tard et, comme on dit vulgairement, après
fortune faite, sa moralité toute neuve eut à souffrir encore plus
d'un accroc. En ce sens on peut donc, avec raison, contester qu'il
représente l'humanité moyenne ; ou du moins, tout compte fait, il
ne semble pas qu'il y ait beaucoup d'orgueil à se flatter soi-même
qu'en mainte circonstance on se fût conduit, sans être un héros
de vertu, plus honnêtement ou plus courageusement que lui. Mais
avec tout cela, malgré tout cela, si l'on veut, il a des qualités pré-
cieuses, les qualités de l'homme du xvn* siècle : de l'équilibre et
du ressort, une préparation naturelle aux événemens de la fortune,
je ne sais quelle indifférence aux jeux cbangeans du hasard, et cette
conviction qu'il n'y a rien de tragique dans les accidens de la vie
commune, — pas même la mort.
A la vérité, c'est un peu ce qu'en lui reproche ; il prend la vie
trop en riant. Je dis seulement que c'est une manière de la prendre,
et'qui peut-être en vaut bien une autre. Car enfin, ouvrir sa bourse
et n'y rien'voir dedans, ce qui d'ailleurs est arrivé plus d'une fois à
dejplus honnêtes^que Gil Blas ; être trompé par une coquette, et pillé
par-dessus le^marché, ce qui est du train ordinaire et comme de
l'ordre^éternd des choses; convoiter une grande place, et, s'il y faut
un calculateur, se voir préférer un danseur, ce qui paraît être la
loijde la.distribution des faveurs de ce monde, Le Sage estime, avec
son héros, qu'il n'y a jamais là de quoi faire les grands bras, invo-
quer les hommes et les dieux à témoin de ses infortunes, et se
répandre publiquement en injures, lamentations et sanglots roman-
tiques* Et aussi bien, ce que l'on ne peut corriger ni par force ni
par^adresse, le'plus simple n'est-il pas d'en prendre aaplus vite son
parti, puisqu'après tout il en faudra bien toujours finir par là? C'était
la philosophie, de son temps, c'était alors celle delà race : accepter
les choses comme elles s'offrent, et se consoler de l'infortune en s'en
moquant. Je sais bien que Saint^Preux, que Werther, que René parle-
ront^un jour d'un autre style, et nous examinerons leur conception de
la vie, à son tour. Mais je sais, en attendant, qu'après avoir promené
ehez*les Natchez o la'grande âme blessée » de René, Chateaubriand
a'est^rembarqué pour^i'Europe, et n'a point épousé Céluta; je sais
que le coup de pistolet de Werther n'a point tué Goethe et qu'à
défaut de Charlotte, il s'est bourgeoisement accommodé de Ghris-
tiane Vulpius; et je sais^'que le désespoir de Saint-Preux, après s'être
exhalé tout entier dans la Nouvelle Hélolse^ n'a point laissé de traces
sur^Rousseau. Concluons donc, avec les vrais juges, que la philoso-
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ÉTUDES SUR LE XTUf SIECLE. &09
phie de 6il Blas est bien celle de l'expérience. Elle serait meilleure
s'il avait tempéré d'un peu de sympathie pour ce qui en est digne
l'enjouement de sa sagesse égoïste. Elle serait tout à fait la bonne
si c'était au nom de quelque principe plus relevé, de quelque mo-
rale plus haute qu'il eût raillé nos travers, bafoué nos ridicules et
condamné nos vices. Telle quelle, et sans plus de prétention à l'hé-
roïsme, dans la médiocrité même de son bon sens, elle a son prix,
croyons-le bien, et disons-le, puisque nous le croyons.
le voudrais que ce fût la seule chose dont on eût à regretter
l'absence dans le roman de Le Sage. Sans doute, Gil Blas est un
chef-d'œuvre; mais il y a chef-d'œuvre et chef-d'œuvre. Car tout
genre a ses lois, et ses lois sont déterminées par sa nature même.
On ne juge que par comparaison. Ceux qui croient se borner à tra-
duire l'impression directe qu'ils reçoivent des œuvres ne font pas
attention que cette impression dépend de l'idée qu'ils se font du
genre auquel appartiennent les œuvres. Mais cette idée à son tour
dépend essentiellement de l'œuvre qu'ils considèrent comme le
chef-d'œuvre du genre. Il n'est plus question, dans le siècle où
nous sommes, d'établir que le roman est un genre dont la dignité
peut s'égaler à celle de tant d'autres genres qui croyaient autrefois
le primer; l'expérience, et la preuve, par conséquent, en est faite.
Mais où est le point fixe? Et comme, par exemple, il est admis que
la tragédie de Racine ou la comédie de Molière n'ont pas été dépas-
sées, en est-il ainsi du roman de Le Sage, et Gil Blas^ en même
temps qu'il est le chef-d'œuvre de son auteur, doit-il être tenu
pour le chef-d'œuvre du roman français?
III.
J'avancerai d'abord un paradoxe dont je prie le lecteur, avant que
de se récrier, de vouloir bien attendre le développement : c'est qu'il
manque à Gil Blas un certain degré de naturel. J'entends par là que le
style de Le Sage, admirable d'ailleurs, mais plutôt pour sa justesse
que pour son aisance, et pour sa propriété que pour sa souplesse,
est un style, quand on prend la peine d'en éprouver le titre, très
laborieusement et très savamment travaillé. Les omemens littéraires
proprement dits y abondent : figures de rhétorique, métaphores, anti-
thèses, allusions d'histoire ou de mythologie. Le nombre surtout de
ces dernières étonne. Gil Blas déborde de souvenirs classiques :
« G'edt ainsi, nouveau Ganymède, que je succédai à cette vieille
Hibiy » ou encore : « La ffite pensa finir comme le festin des Lapi-
tfus, » ou encore : « J'envisageai mon maître comme Alexandre
regardait son médecin. » On n'a pas plus de lettres, ni plus de satis-
Ij ' '. D^^ge^
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ULO BBYCB DES DEUX MONDES.
faction à montrer qu'on en a. U n'est pas jusqu'à une yieUle actrice
qui ne lui rappelle immédiatement la « déesse Gotys; » et lui-même
ne dit pas de lui qu'il est le plus discret des valets confidens, mais
^'il en est « l'Harpocrate. » Les admirateurs à outrance répondront
sans doute ici que c'est un trait de caractère, que Gil Blas est tout
trais émoulu de la discipline du docteur Godinez, qu'il ne voit la vie
et le naonde, comme nous tous à son âge, qu'au travers de ses livres,
et qu'enfin ces allusions même ne laissent pas de relever ce qu'il y
axrait autrement de vulgaire, et d'inavouable au fond, dans le récit
qu'il nous fait de quelques-unes de ses aventures. Ge serait bien
répondu si Gil Blas, ou son ami Fabrice, ou encore don Chérubin
de la Ronda, dans le Bachelier de Salanumque^ étaient seuls à se
ressouvenir ainsi de leurs humanités. Mais il n'est personne, dans
Gil Blas non plus que dans le Bachelier, à qui le romancier n'ait
prêté de ces allusions; et jusque dans les Mémoires de ce prétendu
capitaine de flibustiers, d'où Le Sage a tiré les Aventures du chem-
lier de Beauchêne^ on n'est pas médiocrement surpris de rencontrer
à tout coup, comme on faisait voile pour les Antilles ou pour le
Ganftda, Ixion, Acrisius, Syrinx et Daphné, les Amazones et les Pié-
rides. Ces traits ne sont donc pas du caractère des personnages,
miôs bien, et positivement, du style de l'auteur, de sa façon parti-
culière de penser et de dire.
C'est qu'aussi bien, si le procédé ne laisse pas d'enlever quelque
naturel au style, il y ajoute beaucoup de comique. Or, voilà le grand
point pour Le Sage. Le travail visible du style est, dans Gil Blas,
comme dans le Diable boiteux^ de cette espèce particulière. Le Sage
travaille avec des procédés d'auteur comique^ il raconte à peu près
comme il écrirait pour la scène. Prenez le mot si souvent, cité du
Diable boiteux : u On nous réconcilia, nous nous embrassâmes, et
depuis ce temps4à nous sommes ennemis mortels; » et comparée le
mot, non moins souvent cité, du Médecin malgré lui : « Je te le par-
donne, maïs tu me le paieras. » Il y a dans l'un et dans l'autre un efiet
de concentration du sens, calculé pour l'optique de la scène. C'est
écrit pour être dit plus encore que pour être lu. Quiconque repren-
dra Gil Blas avec cette attention que l'agrément même de la lecture
nous empêche ordinairement d'y donner, reconnattra, je crois, que
les nK>ts les plus heureux que l'on y rencontre sont compris sous cet
exemple, et rentrent tous, ou presque tous, sous la définition qu'on
en pourrait donner : a Le juge écouta la plaignante et, r«yant atten-
tivement considérée, jugea que l'incontinent muletier était indigne
de pardon; » ou encore : « J'avais été trop bien élevée pour me
hÔBser tomber dans le libertinage. A quoi donc me déterminer? Je
me fis comédienne pour conserver ma réputation. » Ce qui £ût ici la
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ÉTUMA sot u lyur aiÈcu. Ml
ptoiaante vivacité de l'es^tflfiîoiiy c'eatce çù v^j «st paa« lea i^oua^
eatenduft qu'elle tnkrmt, W raecoof ci qmi sert à k» trôdiikey L'agi**
kté émi Técrif ma swile par-dessu rûaieFmédÂaiie que I'qa attWi*-
dlûty el v«^ d'abord au bomt de sa penaée». C'est le procédé, canstant
de ttolière. Forteoient uaarfué^ dana ces bouis. de phrase^ l'inte*^
liott contt^ne Test biea plaa follement enoore dans le cythioe siéiM
dm diâcours. Ra^ peleir^mi» cette afK^ogie^ da volt, telle que Le.
Sage Faplacée dans la bouche du capitaine Rekmdo: aTuvas^moa
enfant, men^ ici un^ vie bien agiréable» car je ne te (^ois pas assea;
set pouf te faire une peine d'èire avec des voleurs* Eh! voitrOii
d'autres gens^ dand le monde? Non,moii afiQi,tou8 leabomme&aîment
i s'approprier lebiend'autrui; c'est un sentiment généraL»lamanière
seule de le foire en est différente.... Les conquérans» par exeniple,
s'emparent des états de leurs voisins. Les personnes de qualité
empruntent et ne rendent point. Les banquiers» trésoriers, agrafi
de changOi commisy et tous les naarchands^ tant gros qœ petits, ne
sont pas fort serupuleuou Pour les g^s de justice», je a'enparlem
point«.« » C'est un morceau de brvroure, comme on en rencontre
tant et de si lestement troussés dans la comédie de fiegnard. Le
premier discours de Fabrice à Gil Bias est également si bien açpc(h
prié pour la scène qu'à la fin du siècle, dans le Mariage de Figaro^
Beaumarchais, qui doit tant à Le Sage, n'aura qu'à en rejH'endre le
mouvement pour obtenir le fameux monologue : a J'arrivai à Yalen*
cia avec un seul ducat, sur quoi je fus obligé d'acheter une paijre
de souliers. Le reste ne me mena pas bien loin. Ma situation devint
embarrassante; je commençais déjà même à faire diète; il fallut
prompteraent prendre un parti. Je résolus de me mettre dans le aer*^
vice... )) Vous avez reconnu le passagpe : « Mes joues creusaient, Da<m
terme était échu, je voyais arriver de loin l'affireux reoors, la plume
fichée dans la perruque*.. En frémissant, je m'évertue.». »
Il n'est pas jusqu'aux jeux de scène et jusqu'aux attitudes qui ne as
retrouvent engagés dans la narration de Le Sage, des'jeax de scène
que Ton est tenté de mimer, et des attitudes qu'il vous vient me
envie d'essayer. Ainsi quand Gil Blas roDContare sa première bonne
fortune : « Vous ne vous trompez pas, ma mie, interrompis-je, en
étendant la jambe droite et penchant le corps sur la hasdie gauche. &
C'est de la fatuité de théâtre, une façon de s'étaler dont le ridicule
sauterait immédiatement aux yeux dans la vie coiumune, mais ajus*
tée tout exprès à la scène, et aux convenances de sa perspective^
Joignez maintenant à cela tout ce qu'il y a dans Gil Bios , dans
les premiers livres surtout, de caricatures un peu fortes, — le doo-
teur Sangrado, le soigneur Mathias de Silva, tout un lot d'entremet*
teuses, d'usuriers, d'intend^us, de laquais échappés des couliss^,
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112 BEVUE DES DEUX MONDES.
qne vous reconnaissez pour les avoir vus figurer dans le répertoire
de Molière, de Regnard, de Dancourt, de tant d'autres encore, — et
vous comprendrez ce que Ton veut dire quand on dit qu'il manque
à Gil Bios un certain degré de naturel. On veut dire que, dans Gil
Blas lui-même, le roman de mœurs est encore engagé dans la comé-
die proprement dite. Il n'y a pas seulement ses origines, il y a
encore ses procédés. Le genre lui-même ne se meut pas dans sa
propre et pleine indépendance. Les lois, ou les conventions si Ton
veut, qui le ^distingueront un jour de tout ce qui n'est pas lui ne
éont pas encore assez nettement déterminées. La convenance n'est
pas encore entière entre la forme et le fond, l'adaptation n'est pas
encore parfaite entre les moyens et la fin. Si l'objet propre du roman
est reconnu, qui est la peinture de la vie commune, les procédés
sont toujours ceux de la comédie, qui en est la satire ou la déri-
sion. Or le roman n'est pas la comédie, et, depuis deux siècles
tantôt, nous ne l'aurions pas vu prendre lé développement et Tac-
croissement de dignité qu'il a pris dans toutes les littératures euro-
péennes s'il n'ét»it venu nous apporter quelque chose que nous ne
trouvions pas dans la comédie, -^ ni duis la comédie d'intrigue, ni
dans la comédie de mœurs, ni dans la comédie de caractère. Et loua*
Le Sage, comme on l'a fait quelquefois, d'avoir, selon l'expression de
CEharles Nodier, je crois, « versé la comédie dans le roman, » c'est
louer La Chaussée, par exemple, ou M"** de Graffigny, d'avoir été,
quelques années plus tard, des romanciers au théâtre.
Une autre qualité qui fait défaut au roman de Le Sage, c'est la
composition. Le Sage ne compose pas. Il n'y a pas de sujet dans
Gil Bios. On y doit reconnaître une conduite, c'est-à-dire une suc-
cession d'épisodes par où le héros, s'élevant de condition en con-
dition au-dessus de la foule obscure, atteint enfin jusqu'à ces hauteurs
d'où, comme d'un lieu dominant, on voit au-dessous de soi s'agiter
sans repos l'active iourmilière humaine. Ce n'est pas là toutefois ce
qui s'appelle un plan. Et la preuve, c'est que, sans parler de ces nou-
velles qui, — comme le Mariage de vengeance ou V Histoire de don
Raphaëly — viennent sans cause et sans profit à la traverse de Thistoire
de Gil BlaSy la preuve, c'est que, si l'on ne peut rien ajouter à Gil Blas^
û est aisé de concevoir que Le Sage lui-même y eût ajouté presque
autant d'épisodes qu'il eût pu lui convenir, comme il n'est pas dov^
teux que l'on en pût retrancher plus d'un comme parasite et surtout
conmie insignifiant. Otez, par exemple, toute l'histoire de Scipion :
vous y perdrez assurément, vous lecteur, de précieux détails et de
très amusans épisodes, mais il est trop évident que Gil Bios n'y
perdra rien. Boileau reprochait à La Bruyère d'avoir habilement évité
le plus diflicile de l'art d'écrire en évitant les transitions, et il vou-
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^ï=r^^^ï^==55Ç==SW
ÉTUDES SUR LE XYIU* SIÈCXE. il8
lait dire par là qu'il y a bien de la différence entre un livre et un
recueil de pensées ou d'observations, quand ce serait les Carofitères
eux-mêmes de La Bruyère. Le reproche n'est pas moins vrai, je ne
dis pas du Diable boiteux^ mais de Gil Bios lui-même.
Examinons, en effet, les procédés de Le Sage; négligeons ses tra-
ductions et ses adaptations, le Don Quichotte d! Avellaneday le Guz-
mon d*Alfarache^ qu'il n'a guère fait que « purger des moralités
auperfines, « la Vie d^Estevanille Gonzalez; passons outre à la
chronologie des œuvres ; et considérons-les plutôt dans l'ordre de
leur succession logique, ou si l'on aimait mieux le mot, dans l'ordre
de leur valeur littéraire. — Prenons d'abord /^i/^/a/?^^ amusant. C'est
le dernier écrit de Le Sage, un recueil de a saillies d'esprit et de traits
historiques des plus frappans, » à ce que dit le titre. On y trouve des
fragmens du Marcos d'Obregon et du Guzman d'Alfarache^ des his-
tOTiettes que l'auteur avait employées déjà sept ans auparavant dans
le Bachelier de Salamanque^ des anecdotes plus ou moins authenti-
ques, un fait divers arrivé la veille, une réplique entendue au café,
une scène de mœurs observée au spectacle de la Foire. Voilà le pre-
mier assemblage des matériaux d'un roman à venir. Aujourd'hui
c'est à peu près ainsi que procèdent nos romanciers naturalistes.
— La Valise trouvée nous montre Le Sage au travail. Il s'a-
git d'un courrier que l'on a dévalisé sur la route; les habitans
du village ont ramassé le sac aux dépêches et le portent au château
voisin, où on l'éventre pour en décacheter les lettres et les lire.
Chacune de ces lettres est un commencement de mise en scène de
ce que nous appelons un petit événement parisien. — Lettre d'un
acteur dramatique qui a donné une pièce nouvelle au Théâtre-
Français et qui se plaint à son ami du mauvais succès qu'elle a eu.
— Lettre d*une fille des chœurs de VOpéra^ à PariSf à sa mère^
qui demeure en province. — Lettre d'un militaire qui mande à
une dame de ses amies comment une maîtresse infidèle s'est rac-
commodée à son amant qui ne voulait plus la voir. — Lettre d'une
jeune bourgeoise à Paris à une de ses amies établie à Saumur. Si
le point de départ était moins futile, si le cadre était plus nettement
dessiné, s'il existait un lien entre ces lettres, nous aurions là comme
Fesquisse d'un véritable roman de mœurs. Encore faut-il bien remar-
quer que l'invention de ce cadre si simple ne lui appartient pas et
qu'il l'a empruntée d'un Italien, Ferrante Pallavicino (1), l'auteur du
Courrier dévalisé. — Faisons un nouveau pas ; cherchons quelque
(1) H CorrUre svaligiato, pnblicato da Ginifacio Spironcini. Le Sage avait déjà
transporlé da même liyre quelques épisodes et jusqu'à des expressions textuelle»
dam son Gil Bios.
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moyenderqnxHrterà xuk cMtre Itoutet' cas scènes èpirpiUéeft; sup»»
fmoDB dai cfaeiiiÎBée& qui se racontent l'Ustoire des inebest traitani
on des pauyrss diaUes qui se cbaifisiit à lewir foyer: son» «vtns
r Entretien de^ eheminéé» di Mmârià^ C'est un peit artificiel encoMi^
osais BOHS sra&s encece par deveis mma l'exemqpla de GervâalGs^ et
eélëère Diahgue de^ chien» Sdjrion ei BergmKta. ^-<-La snppoaft*
gam de Luis. Yidess de fiiœixaiu a'ai4^ô pas (pnslqw chose dto phis
jngémem eecore? Qui de no» en effoi ae serait ciirieux de ce gnî
se passe dans ces intérieaFS si Uen ciosi oà chacun^ qi»nd le sofe
arrÎTSr et ({ue la nuit^de ses (unbres et de son silence a enyek>ppô
Ift grande^ nttOt dépouilie son visage efliciel et redevient jusqu'au
iMdemain oe qne fe naânve Ta fiutZ Yoîlà le Diable boitwas^ --*•
Mafe^ sfii est menue ingéoslenx, il est plus conforme à la réalitéi.
pe«t«ètrer d'imaginer une lie himaine cpii se racontemt eHeHo^nie,
à Flmitatien de VEstevamlie Gemzai&z^ ou du Guzman SAlfarache^
une irie' ohargéer de beaucoup d'avenlurest dont une moiliô se pas^
sérail il Paris et Tautre au Canada^ une mokié à Madrid et une
moitié a« Mexique, et nous intitulerions oda leê Aventurée du ch^
vêHer de Beauckine^ ova encore leBaehetier deSalanèonque^* lù^
besoin de poursoirre, et de moirîrer qoe^ ~ sauf TexceUente idée^
qn'i • eue celte fois de ne pas fave passer son héros aux Indes
œoideiitalei», ^-^ Gil Bla» est eacadement ooaaposé de la mftme
mamère?
On voit la oonséquenoe. 1 fij prendre ainsi^ ce n'est que par
hasard que l'on peut une feis en sa via rmcontrer l'unité. Car ks
épisodes ne sortent pas les nns des «itces^ et la succession n'ett est
r^ée par aucune logique intérieure, ptiisque l'aas«aQi)lage des nm-*
tériaux a précédé tout motif de tes assembler, eit que le choix ne
s'exerce sur eux en y^u d*aucnne idée préconçue. C'est conune si
le savant expérimentait pomr expérimenter, sans attendre de son
expérience la eonûrmation ou la contradi^on d'un résultat prévit.
Des découvertes considérables se sont en quelle sorte lakcsé £BÙre
ainsi : de même, dans te cas de Gil Bia$j ce procédé d'art a enfanté
presque un cbef-d'ceuvre. Mais quelque admirable que le détail y
puisse être, on sent bien qu'il manque quelque chose. El ce quelque
chose, nous pouvons te défimr. C'est œ surcroît de valeur qu'un
détail, pour heureux qu'il soit en luininéme, tire de son rapport
avec tom un ensemble ; c'est a«ssi ce plaisir qui suit, plaisir esthé*-
tique entre tous, le plaisir que l'on éprouve à voif comme seortir
de terre une consiruction qui remplit, à mesure qu'elle avance, toutes
les parties d'un dessin et d'un plan ; c'est enfin cette satisfaction
particulière, Tune des plus hautes qull y ait au monde, que donne
la vue du dôfioitif et de l'achevé, comme si le pouvoir vainqueur de
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énfDGB «OR u lifuf siàcts. Ali
bk ibrme «raH soostiait m néant ce qui <élaît Hi d'essliQce péris*
sAble eft f avait éterufeé. Là Traimrat, «C nulle part «illeurs, e$t le
secret d^une certaine fatjgue, â faut le dire tout bas, mais il fami
le ^Ere, qui nous prend quand nous refisons Gii Blm tout d'une
suite. L'œuvre n'est pas composée. Ge qui iiiaiK[(ie à Le 8age, e'esd
nnfemion, la véritable intention, oetle<(ui crée les grands enseo^
Mes et qui les crée en quelque façon d'eux-mêmes, avec rien, l'ta^
fentîeB, je ne veux pas même <Ure des Garantes, mais riovention
des Daniel de Foe et des Samuel Ricbaardson, celle & qui nous devons
Hebinson et €laris9€. fl lui faut tov^outfi sous les yeux un modèle,
et un modèle littéraire.
Autre et dernière lacune enfin, dont il contient de montrer llm-
portadsce : le roman de Le Sage manque de richesse psychologigue
et de complexité morale; dans ce roman de caraictère, ît n'y a pas
de earsictères. L'une des ndsons d'être du roman cependant, c'est
que la comé<Be ne peut pas enfonoer très profondément dans les
earactères particuliers, et qu'elle est obligée, par la nature même de
ses moyens, de se contenter le plus souvent d'indications générales
et sommwres. Le caractère le plus individuel peut-être qu'il y ait
dans le théâtre de Molière, c'est Tartufe, qui est îartufe si l'on veut,
mate qui est surtout et avant tout l'hypocrite. Tout de même Har-
pagon est Harpagon, sans doute, et H. Jourdain est M. Jourdain,
mais ils sont surtout et avant tout, M. Jourdain, le bourgeois gen^
tâbcmime, et Harpagon, l'avare. Ces carodères sont généraux avant
d'être individuels. Ils ne se composent pas lentement, successive
mefrt, lis ne s'enrichissent pas de nuances nouvelles à mesure
qu'ils se développent, ils ne se compliquent pas selon le cours des
circonstances, ils sont à'ebotd tout ce qu'ils sont, et tout ce qu'ils
doivent être. Ge sont des vices ou des ridicules incarnés. Mais s'il
est intéressant de les voir agir dans leur rdle de puissances mal-
faisantes, il est intéressant aussi de savoir comment ils se sont for-
més* C'est l'objet propre du roman, ou du moins de ce que jus-
qu'ici le roman a produit de plus rares chefs-d'eeuvre. Si c'en était
le lieu, peut-être vaudrait-il bfen la peine d'appuyer sur oette dîs*
tinction, car, dans la langue littéraire elle-mènie, et à plus forte
raison dans Tusage quotidien, nous voyons que l'on confond presque
sans s'en apercevoir deux sens très différens du mot de oaractènes.
Jànâf nous appelons comédies de caractère les comédies de Molière,
et c'est une appellation consacrée, mais c'est aussi le roman de
caractère que les Anglais admirent dans les romans de Richardson*
Au premier sens, le mot de caracttee exprime donc ce qu'il y a
de plus général dans la peinture de Tavarice ou de l'hypocrisie; et
dans le second sens, il exprime au contraire ce qu'il y a de plus
particulier dans la peinture de Clarisse ou de Lovelace. De telle
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&16 B9fU£ DES DEUX MONDES.
sorte que, le caractère au théâtre, c'est Arnolphe, Tartufe, Alceste
Harpagon, Trissotin, en d'autres termes ce qu'il y a de plus géné-
ral qm se puisse concilier avec la vie individuelle, tandis qu'au
rebours, dans le roman, le caractère, c'est Manon, c'est Clarisse,
c'est Tom Jones, c'est René, en d'autres termes ce qu'il y a de plus
individuel qui puisse par qudque endroit demeurer vraiment géné-
ral, c'est-à-dire humain.
Voilà bien ce que l'on ne trouve pas dans le roman de Le Sage : en
{premier lieu, de tels caractères, et, en second lieu, la psychologie déli-
cate et savanmient nuancée qui les explique, les rend probables et via-
bles. « le viens de relire Tom Jones^ écrivait un jour à Walpole M"* du
Deffand...Ie n'aime que les romans qui peignent les caractèr6s,bons
ou mauvais. C'est là où l'on trouve de vraies leçons de morale, et si
l'on peut tirer quelque fruit de la lecture, c'est de ces livres-là ; ils
me font beaucoup d'impression ; vos auteurs sont excellens dans ce
genre et les nôtres ne s*en doutent point. J'en sais bien la raison,
c'est que nous n'avons point de caractère. Nous n'avons que plus ou
moins d'éducation, et nous sommes par conséquent imitateurs et
singes les uns des autres. » Et, à quelques jours de là, comme Wal-
pole, qui ne partageait pas, en raffiné qu'il était, cette admiration
pour Tom Jones non plus que pour Clarisse^ leur opposait précisé-
ment Gil Blasy M°>® du DeiTand, mettant le doigt sur les vraies raisons
de son impression, y persistait en lui disant : a A l'égard de vos
romans, j*y trouve des longueurs, des choses dégoûtantes, mais une
vérité dans les caractères y quoiqu'il y en ait une variété infinie^ qui
me fait démêler en moi-même mille nuances que je n'y connaissais
pas... Dans Tom Jones^ Alworthy, Blifil, Square et surtout M""® Miller
ne sont-ils pas d'une vérité infinie 7. . Enfin, quoi qu'il en soit, depuis
vos romans, il m'est impossible d'en lire aucun des nôtres. » Elle
allait trop loin à son tour, ne faisant pas métier d'écrire, se lais-
sant prendre tout entière à l'enthousiasme du moment, et Walpole
avait raison de défendre notre Gil Blas contre ce dédain de grande
dame. Mais pourtant elle ne se trompait pas. Ce qui fait défaut
au roman de Le Sage, si ce n'est* pas la variété, c'est bien ce
qu'elle appelle ici la vérité des caractères. La psychologie de Gil
Bios est un peu courte. Les personnages y sont trop d'une pièce.
Tel était Gil Blas quand il sortit de sa petite ville natale, sur la mule
du chanoine Gil Ferez, son onde, et tel il est, quand, à la fin du
récit, en dépit de la chronologie, il épouse la vertueuse Dorothée
de Jutella. Les aventures ont glissé sur lui sans y laisser de traces
profondes. II s'est enrichi d'expérience, et les années ont amené
naturellement en lui ce qu'elles amènent de changemens à leur
(1) Ccrrêtpfmianee complète de la. marquise du Dêffanâ. Ed. Le8airc,t. ii, 33^| 3:)7.
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ÉTUDES SUR LE XTOI" SIÈCLE. hl7
suite; il ne se croit plus la huitième merveille du monde, c l'or-
nement d'Oviedo et le flambeau de la philosophie; » mais nous
n'avons pourtant pas de peine à reconnaître, dans ce nouveau sei*
gneur de village, « le petit écervelé qui avait plus d'esprit qu'il
n'était gros , » quand il venait avec sa bouteille chercher du vin
pour le souper de son oncle. Le caractère est conforme à lui-même :
sibî constat. Ce n'est pas très étonnant, puisqu'il est uniforme. La
vie n'a fiait que développer en 6il Blas ce que la nature y avait
mis de tout temps, elle n'y 'a vraiment rien transformé, ni surtout
rien ajouté. C'est pour cela que, n'étant naturellement ni bon ni
mauvais, il nous demeure sympathique jusque dans des occasions
de soi fort peu louables, parfois même un peu a dégoûtantes, »
selon le mot de M"** du Deffand, mais c'est aussi pour cela qu'il est
un personnage de comédie plutôt que de roman et que s'il nous
en apprend beaucoup sur le monde, il ne nous apprend sur lui-
même et, par conséquent, sur nous que peu de chose.
Il ne sera peut-être pas inutile de faire observa: que ce que
nous nommons ici des noms de richesse psychologique et com-
plexité morale est le principe ou encore la racine même de l'émo-
tion dans le roman. Ce qui nous émewi à la scène, ce qui ravit les
applaudissemens et fait couler la source des larmes, ce sont les
situations fortes, les rencontres tragiques du hasard, les jeux cruels
et sanglans de la destinée, mais peut-être est-ce bien plus encore
l'intimité que le poète a su nous faire contracter avec ses person-
nages, la connaissance qu'il nous a donnée de leur nature inté-
rieure, le lien d'humaine sympathie qu'il a réussi à nouer entre
eux et nous. Dans le roman, à coup sûr, c'est de là que toute
émotion sort. Là vraiment, il est permis de dire que les infor-
tunes nous émeuvent d'autant plus sûrement que les victimes
en sont plus près de nous, non pas, à la v^té, dans le sens où
quelques-uns l'entendent, parce que leur condition plus sem-
blable à la nôtre nous fait reconnaître dans leur malheur celui qui
peut nous arriver demain, mais en ce sens que nous apprécions
mieux leurs motifs d'être affectés par des événemens qui seraient
insignifians, ou même ridicules, si nous n'avions appris à en mesu-
rer toute l'influence sur leur sensibilité. Rappelez-vous ces deux
chefe-d'œuvre du roman anglais contemporain : Jane Eyre et
Adam Bede^ et de là remontez à ces chefs-d'œuvre du roman clas-
sique : Tarn Jones et Clarisse Harlowe* Les événemens eux-mêmes
n'y sont rien ou presque rien ; ce que nous en aimons, c'est ce qu'ils
exercent d'action sur des personnages dont nous apprenons à me-
sure à connaître et démêler les moindres sentîmens, l'ombre qu'ils
portent dans des âmes pour qui nous savons que le bonheur ne
L^ii.— 18:8. S7
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il8 BXflHK DS8 DEUX HONDBB«
peut avoir qu'aie fonsfie et le malbeur qa'ooe prise, c'est ce <
leur sialbeur on leur bonheur éyeîëe de retestissemem en bosbu
Mais fui ne voit que ce pkîeir dépend presque umquemenlde la
liaison, comme nous disions, que le poète a su nous iinre oontraelv
avec ses .persotinages et, en deux moÉs, de ce que nous «avons de
Iwr psycfadogpe?
On pense bien miintenant que, si nous nous sonuoes efforcés de
détarmiaer «oe qui manque à GU Bkis avec tme piécisioD, — ^ «u
{dutét ^iM rigueur, -^ que Ton n'appU^^e pas d'ordioaire jrax cIaB«-
siques, et Le Sage en est un, ce c'est si pour te vain plaisir de
tiottbler cbee qvdque lecteur la légitime sÀniration que nous pro-
iessons nous-méme pour un cbeM'œuvre de notre littérature natish
nale, ni laêaie en vertu d'un certain idéal que nous nom Airgenans
du roman et que nous plaoenons arbkraiiiement à des iMUteuiB
que nul encore n'aurait «tteinles. Mais c'est qu'en ppumuivant cas
études nous nous proposoas de faire voir comme quoi ohacime
des qualités qui font défaut dans Gil BUs oiA été sucœssivvment
acquises au roman. — L'analyse morale, nous la montrems pro-
duttnement dans Marivaux, et surtout dans oette Marùame dont le
Bdoindre titre de gknro ne sera pas d'inspirer Richanlson. Le pacfiût
naturel» nous le montt'erons dans Manon Le$caui, ce cbef^'csuvre
unique peut-petite au monde par l'absence du style, et, si je puîs
aiosi dire, l'évanouissement de toutes les qualités de forme dans la
vérité du fond. L'unké de la composition, enfin, nous la montre-
rons dans cette Nomelle Htioise^ que l'on semt tenté parfois de
mettre au premier rang des ciiefiHd'csuvre ennuyeux, mais dmit
l'apparition n'a pas moins marqué, non-seulement dans fat tittènr
ture française, mais dans la itttérâture européenne, uneiére noul^eié
pour le roman* — €ar tous les genres, dans l'histoire d'une même
Uuératare, n'atteignent pas en même temps le point de leur per«-
fectfon, non plus qu'au cours de la lévolutioa de l'année toqs les
fruits n'atteignent à la fois le pemt de leur maturité. Gomme fl y
an a de précoces, il y en a de tardife. Né vers la fin du xvfl* siècle,
mais dans Gil Bios lui-même encore trop embairassé du isouveair
de ses origines, c'est au xvor siècle que le roman a conquis aon
indépendance et son droit de cité littéraire; c'est peut^U^ «eule^
ment datis le eiècle où nous sobums que l'avenir conviendra qu^ a
produit ses chefo^f oewre.
Ferdimand Brunetièbs.
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«MiP4nr«"H|M)"nHiw«k*'>'«'<<-'**H«waMMatHa^r*
AUX
PORTRAITS DU SIÈCLE
Les personnes qui aiment à s'instruire et qui désireraient lire un
bon article de doctrine, bien substantiel, sur les variations de
recela française depuis cent ans, sont prévenues de ne pas me
siivre plus loin. Je ne viens pas faire de la critique d'art en règle ;
de plus autorisés étudieront sans dooie à ce point de vue l'expo»-
sition des portraits. Mon cas est tnen moins prémédité. Le hasûrd^
-* qui s'appelait cette fois d'un beau nom, la chariléy ** a réuni
dans un salon quelques-uns^ des plus matquans parmi les gens de
ce siècle; des 'générations séparées par les années, par les révolu^
tion&de la politique et du goût, sont assemblées dans le péle*4i^e
d'une fête historique: on y rencontre les belles dames, les princes»
les actrices, les écrivaiost les généraux, les bomokes d'état, les gœs
de mérites divers qui se sont sœcédé, de Louis XVI k M. Grévy.
Comme tout le monide, je suis entiré un jour dansxe salon; la cotia*
pajpiie qui s'y trouvait m'& séduit; j'y suis revenu presque chaque
maftin, aux heures tranquilles et solitaires, écouter l'entretien de
ces morts et de ces vivans. J'imagine que,daas la vallée de Josaphat,
quelque historien incorrigible, oubliant see terreurs et ses intérêt»
personnels, s'attardera sur le rebord de sa tpmbe pour regarder
pass^ les ressuscites faaieax ^ entendre leur déposition. Celui-là
pourra enfin se vanter de connaître la vérité. Nous n'en somtnas pas
là. MM. les membres du connté de patronage font des miracles de
bienfaisance, mais ils ne sont pas l'Éternel ; ils n'ont pu ai^peler
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i20 REYDE DES DEUX MONDES*
qu'un siècle, et dans ce siècle, des ombres, tout ce qu'il est donné
à Tbomme d'évoquer : Tenues sine corpore vitas. Ce ne sont pas
elles qui nous donneront la vérité historique, un fruit que je n'ai
encore vu mûrir sous aucun ciel; mais ce qu'elles nous donnent a
bien son prix, c'est la chronique du xix* siècle, illustrée par tous
les maîtres de l'art. Des faits, des aperçus connus de tous, banals
à force d'être redits, mais entrevus jusqu'alors dans le gris confus
des pages d'imprimerie, s'éclairent, vivent, palpitent, quand on les
rapporte à des figures présentes, aux voyageurs rencontrés tout le
long de la route, durant ces cent ans. C'est la vie nouvelle de la
comédie ou du drame, alors qu'ils passent du demi-jour du livre à
la lumière et au mouvement de la rampe. Vous êtes entré, sans
doute, à cette fête de charité, donnée à l'École des Beaux- \rts par
tous les grands acteurs du siècle, aidés de quelques comparses.
Youlez-vous y revenir un instant 7 On fait peu de visites aussi pro-
fitables que celle-là : elle offre la plus délicate jouissance des yeux
et de l'esprit, avec la consolation de soulager quelques misères : les
heureux trouvent là de beaux rêves pour leurs nuits de loisir, et
procurent une nuit de repos aux malheureux pour qui la journée
est un mauvais rêve.
1.
D'abord, quand on entre, on va droit aux grand'mères et l'on
s'attarde avec elles. Les voilà, ces bonnes fées, groupées autour de
la reine, comme dans un menuet à Trianon. Gluck est au milieu
d'elles, il accompagne le bal ; ses doigts errent sur le clavecin,
cherchant pour ces nobles dames des mélodies nobles et touchantes;
il leur dit l'invocation ai Orphée aux filles du Tartare : « 0 vous,
ombres que j'iroplore,.. » et elles passent, les ombres colorées par
Greuze, Vestier, Danloux, Heinsius, Vigée-Lebrun, peintes dans des
gammes claires et simpljes, dans leur attirail de bergères, leurs
fichus de mousseline, leurs écharpes de gaze, leur poudre blonde et
leur sourire. Car tout sourit en elles, la lèvre, le regard et l'attitude,
j'allais dire la gorge blanche, qu'elles ne cachent guère. Il semble que
ces vieilles aient gardé tout l'art et le secret du sourire. Dernières
filles du XVIII* siècle, elles disent en l'achevant : « Nous avons fini
notre songe délicieux et léger ; nous avons pris la vie pour ce qu'elle
vaut, nous en avons joui sans lui donner plus d'importance qu'elle ne
mérite, comme d'une agréable comédie, d'une heure passée en com-
pagnie aimable, égayées par les honnêtes gens et les égayant de notre
mieux. Nous avons eu un peu de plaisir et beaucoup d'esprit ; nous
ne croyons pas trop à nous-mêmes, pas toujours à Dieu, et pas du
tout aux hommes ; d'ailleurs nous sommes sensibles et yertueuses»
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AUX PORTRAITS DU SIÈGLS. i21
si TOUS prenez ces mots au sens indulgent que leur donn^ le siècle.
Nous finissons la fête du vieux temps ; nous savons bien qu'il est
morty mais il a été si doux ! Qui n'y a pas vécu n'aura pas connu
le plaisir de vivre, croyez-en l'évéque d*Âutun. Petits enfans, ne
nous méprisez pas ; vous serez plus sérieux, plus austères, votre
existence sera plus pratique, plus utile peut-être à vous-mêmes
et à autrui ; mais quand vous vous ferez peindre, vous paraîtrez
souverainement ennuyeux, parfois fort laids et de bonne heure très
vieux; nous, notre charme restera toujours jeune, et dans cent
ans, c'est devant nous que vous viendrez rêver. Ne nous méprisez
pas, petits enfans; si nous avons été folles, nous sommes braves
comme des filles sorties de bon sang, et nous Talions prouver :
regardez à qui va notre sourire I n
On regarde, en efi'et, sur l'autre paroi de cette première salle, à
quelques pas, en face : les gens à qui sourient ces femmes, ce sont
Barère, Saint-Just, Robespierre, les conventionnels de David, ceux
qui vont jouer avec ces têtes charmantes. £n se tenant au simple
classement chsonologique, les organisateurs de l'exposition ont
introduit dans ce salon un drame poignant, qui saisit au vif Timar
gination la moins prompte. Les robes des dernières marquises £rô-
lent les habits à revers et les gilets des montagnards. Voyez cette
audacieuse M°^ de Nauzières, aventurée entre Yestris qui étudie
une pose et Mirabeau qui rugit un discours : que fait-elle là, en avant
de ses sœurs? Elle se fait peindre en Turque, toute drapée de blanc,
sur un bel escalier de marbre, à l'entrée d'un grand parc aux om-
brages paisibles ; elle a consciencieusement essayé un turban bleu,
dans la petite étude de Danloux que j'aperçois plus bas ; il ne seyait
pas, elle s'est décidée pour le blanc; à la voir si pimpante, si con-
tente de son travesti, uniquement soucieuse d'assurer l'aigrette de
plumes à son turban et de nous montrer ce pied mignon qui descend
une marche, on jurerait qu'elle s'apprête pour un divertissement à
la cour ; lisez la date du portrait : 1793. Et ces arbres verdoyans
vous disent que cela se passe après le 31 mai, au plus rouge de
la terreur, au moment où Saint-Lazare
Ouvre 868 cavernes de mort,
conmie écrit André Ghénier, qui compose d'un air inspiré dans un
coin de la salle. — Le portrait de M*"^ de Nauzières devrait figurer
en tête du chapitre où M. Taine nous montre la vie de chaque jour
continuant son train, avec ses petites joies et ses humbles soucis,
derrière la guillotine, sous le fracas de la tempête politique. Nous
avons peine à nous représenter cette continuité des habitudes
durant les grandes crises ; dans l'histoire, ce qui occupe fortement
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422 RB^nm des dbhx wasoESm
le |>iieflii6r pbtfi masque tout le reste ; à distance, notre îmifcgiT^^j^
maltrisép pur la Ira^^dîe qui «e joue sur le théâtre, ne nous Iwae
plu84l^yeux pour voir le parterre et la foule, placide des speetâteiwg.
Gamoiid^là^ qui e^ tout le jnofi^s poursuit la lutte du pa^ quo*
tidieui ¥aque à ses aQaires et à ses ptaisirs; il danse coBime ¥e8K
tris, » grime cemme Potier, se &it peindre en Turque, comme»
M"^ de Nauzîi^es., totft au moins il vit, comme Sîeyèa^; il oublie tout
peur sa passion maîtresse^ comme ces deux pécheurs à la Ugoe
que j'aperçus, le 23 mai 1&71, soua les arches du pont de la Om-
ot»rde. La bataille hurlait dans Paria, le Louvre brûlait, nos géné-
raux renaîecit d'occuper le Palais-Bourbon, les obue des batterie»
de Mootmairtce balayaient eno(»:e la place Louis XV; immobiles à»
leur poste favori, mes deux pêcheurs laissaient passer la commuoAi
pouffsuivaient leurs succès, et n'avaient d'angoisses que pour les tres-
soittemens du fil sollicité par le goujoiu
La belle dame si imprudemment fourvoyée jusque dans la
caimp ennemi nous y a entraînés trop vite ; Rivant d'abandonner le
vîeax monde à sa chute, rentrons eocore dans sa grâce, saluoB»
quelques-uns de ceux qui vont nM)urir : le roi,, flasque et pâle, un.
spectre déjà, dans l'insigniflant tableau de Duplessis ; au-dessous die
lui, l'enfant reyal,^ im Louis XYII qui joue avec sa croix de Tordre^
mi portrait minosculey comme si le pauvret espérait échapper aux
yeux qui le guettent, là tout près., sur le mur oà sont les bour*-
reaux» Le livret de l'exposition attribue cette toile k Fragonard le
fil8« Ceci m'inquiète. Le livret veut bien ajouter que Fragonard le
fils est né en 1780 ; le peiatre aurait été un enfant prodige s'il avait
fiiit le portrait du dauphin. Ce chérubin joufflu serait plutôt du
père, Jean-HoDoré, que nous voyons tout à c6té, peint par lui-
même avec la sévérité et la minutie d'un Hollandais; à moins que
oe taUeautin ne soit un faux Louis XVII, et qu'il n'y ait là un nou*
vol usurpateur à ajouter sur la longue liste de ceux qui ont dérobi
le nom du petit martyr. — Encore un bel enfant, et qui ne périra
pas, celui-là, car il est né c(»fié : <3reuze a Men vouhi le peindre au'
sortir du berceau ; en avançant de quelques pas et d'un demi-
siècle, nous le retrouverons dans le chef-d'œuvre d'Ingres. C'est
Edouard Bertin. Passer des mains de Greuze à celles d'Ingres I
L'honneur est enviable, mais c'est varier beaucoup, même pour un
grand journaliste. — Àvez-vous jamais rêvé que le ciel vous accor-
dait le don de seconde vue et que vous erriez parmi vos contempo-
rains, en lisant sur leurs fronts comment la fortune ou la fatalité
les marque à bref délai pour des destinées diverses? Reculez-vous
par ia pensée dans la société si vivante qui nous occupe, refiutes^
vous un des siens; la seconde vue de l'histoire vous domiera le
pouvoir effirayant que vous souhaitez. Nous venons de réprouver
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AUX PQBTIULITS DU SIXCLB. &SS
devant ces deux enEaiis» qui ^^ndisseat pour des leodemams si
inégaux^ Quelle est cette jeune f eauae blonde et frêle, qui joue 1a»^
guissamment avec des guirlandes de fleiurs? Elle sortira de la ter^
reur la tête sauve» comme par lairade; les envoyés du comité de
salut public» qui anmënent toule la famille de Montmorin, la dépo^
seront par pitié sur la route, tant sa faiblesse est grande; elle le
regrettera peut-être. C'est 11°^® de Beaumont« la triste malade de
corps et de cceur, que les sèches amours de Chateaubriand ne
réc^uiferont pas. Comme on conifurend d^à, devant ce portrait^
ce que CS^nedoUé disait, qu'elle « avait Tair d'être ccmÈpoBte d'élé-
mens qui tendaient à se désunir, à se fuir sans cesse. » Cette
fenune charmante, qui écrivait à son ami : « Je tousse moins, c'est
pour mourir sans bruit, » Y Hirondelle, conune elle se nommait en
badinant, semble poser à peiae sur la terre et battre d^ d'uneaile
pour la quitter.
Il faut pourtant prendre cougé de vous, grand' mères; la nuit
vous entraîne comme les dernières étoiles, quand le ciel rougit à
l'orient» et le voici qui s'empourpre de sapg devant nous, avec
l'aube du siècle nouveau. Descendez dans le passé, étoiles p&lîes,
anciennes amours oubliées.
L'orage fond, la foudre éclate, c'est Mirabeau. V(»là bien, sur
cette toile médiocre, entre des auditeurs stupéfaits, la grosse tête
laide et puissante, cette tête dont Rivarol cUsait c qu'elle n'était
qu'une grosse éponge toujours gonflée des idées d'autrui. » Le
jugement est trop sévère pour le grand tribun, mais le mot est si
bien frappé qu'il le fout conserver; un jour peut-êtire, il reservira
pour d'autres. Évoqués par David, les conventionnels se succè-
dent; l'empire des idées préconçues est si fort qu'on s'attend à
voir des monstres, des faces farouches. Bien de tel. Saint*Just est
un berger d'idylle ; impossible de rêver un éphèbe plus gracieux,
plus souriant ^ plus tendre. Jfaximilien Robespierre, maigre et
noir, sourit aussi, mais d'un mauvais rire de prooareur. Barère est
moins avenant dans cet admirable portrait, qui suffirait, avec celui
de M°^ d'Orvilliers, à assurer la gloire de David. LVateur de la
plaine est à la tribune; il a sir les lèvres la harangue froide et cal-
culée où il réclame la mort de Louis Capet. C'est tout le jacobin.
Sous ce front fuyant, rétréci aux tempes, l'idée fixe s'est logée,
cette idée dont le travail envahissant a été si lumineusement expli-
quée par un grand historien de notre temps. Tous ces gens-là ont
le calme ou bien, comme Saint-Just, le sourire vague des mania-
ques. Us ont lu Rousseau, ils sont bons logiciens et dévek^pent
ses théorèmes. Car sous les diffiévences apparentes, il y a un lien
commun eatoe tous ceux et ceUas qui peuplent celle salle, mar-
quises et montagnards, bergères et bourreaux ; tous sont à quelque
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A2i REVUE DES DEUX MONDES.
degré filles et fils de Jean-Jacques; seulement les unes n'ont lu que
la Nouvelle Héloîse^ les autres ont poussé jusqu'au Contrat social.
Le portrait du philosophe devrait présider la réunion ; absent, on
le devine partout, il est le dieu de ce temps, et je ne crois pas que
jamais homme ait exercé une aussi prodigieuse influence sur toute
une suite de générations, sur toute l'histoire d'un siècle. Senti-
mental ou raisonneur, il a pris ses contemporains par toutes leurs
fibres. Aujourd'hui encore, nous en vivons, ou plutôt nous en
mourons, des idées couvées par Jean-Jacques. Quiconque a élevé
un enfant sait par expérience combien le métaphysicien déraisonne
à chaque ligne, quels démentis flagrans la nature lui donne. N'im-
porte; les moins savans d'entre nous sont d'accord pour condam-
ner sa philosophie, et tous nous appliquons des doctrines sociales
qui 'découlent directement de cette philosophie, sans nous aperce-
voir de la contradiction. Que demandé-je le portrait de Rousseau?
Ne se prépare-tK)n pas à dresser une statue au fou de Genève dans
le pays de Voltaire et de Diderot? Qu'on vienne, après cela, nous
parler de notre époque scientifique et de la méthode d'observa-
tion! Si nous étions mûrs pour l'appliquer, il y a vingt-cinq ans
que les enseignemens de Darwin auraient tué jusqu'au souvenir
des fantaisies du sophiste.
Mais je m'égare, je reviens aux conventionnels, et je les cherche.
Disparus, évanouis, eux aussi, comme les jeunes femmes de tout à
l'heure qu'ils ont guillotinées. Les perruques à cadenettes ont été
rejoindre dans le panier les boucles poudrées. La révolution s'est
précipitée, haletante, dévorant tous ses enlans. Dans cette salle où
tant de personnages divers bruissaient il y a un instant, l'afireux
cauchemar ne nous laisse plus voir qu'Un monceau de tètes, roulant
péle-méle sur le sol. Et la galerie se termine par un second portrait
du vieux Gluck, cherchant toujours à son clavecin l'harmonie qui
console et résume la peine commune ; il n'a pas vécu jusqu'à ces
années, mais il leur a légué des chants formidables comme elles,
la Bacchanale des furies et le Chœur des enfers .-«... Larves,
spectres, ombres terribles... » — Qui va ramasser ce monde écroulé,
relever les lois et les courages? Suivons le siècle en sa course
rapide, passons dans la salle voisine.
IL
David y règne encore, par ses élèves plus que par lui-même.
C'est proprement le domaine de Gérard, de Girodet, de Gros et de
Pmdhon. — Les visiteurs se pressent devant un portrait de jeune
honmie, presque d'enfant : Bonaparte, par Grenze, en 1789. Le rap-
DTCchement de nems est piquant, et c'est une aimable surprise, ce
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AUX PORTRAITS DU SIECLE. i25
Bonaparte vaporeux, châtain, presque blond, — un Bonaparte à la
cruche cassée. Mais l'attribution soulève bien des doutes. Est-il
vraisemblable que le vieux maître, à Tapogée de sa gloire, ait été
chercher à La.Fëre le pauvre sous-lieutenant inconnu? J'indique
seulement cette réserve chagrine ; ne disputons pas au public son
plaisir, associons-nous à son émotion. Trois portraits sont là, côte
à c6t6 ; le premier, le Greuze, puisque Greuze on veut, c'est le
grand rêve flottant encore dans l'espoir des vingt ans ; mais quelle
maturité de]; réflexion sur ces traits juvéniles, quelle décision
dans les lignes du visage, quelle calme possession dans ce regard,
jeté sur l'avenir comme un regard déjeune aigle, fixé déjà sur les
rayons du soleil d'Egypte I Ce ne sont pas les chimères accoutumées
de cet âge, des visions de femmes et d'amours, qui battent sous
ce front : ce sont des prises d'hommes et de mondes. Et conmie
cette tête est trop tendre et trop étroite pour l'idée qu'elle contient,
David ia^prend, l'agrandit et la durcit, dans l'ébauche voisine ; son
crayon la fixe sur la toile comme un ciseau dans du marbre; elle
devient le masque mémorable du général de Marengo, du jeune
dieu de victoire, avec la pureté grecque des lignes et l'audace fran-
çaise du regard, insoutenable, dominateur ; jamais il ne sera plus
fier, jamais il ne sera si beau ; le col se hausse et le front s'élargit
à la mesure d'une couronne; pourtant il ne se sent pas assez vaste
encore, il échappe à David, inachevé, avant que les crayons aient
pu saisfr le buste et les pinceaux colorer cette apparition d'un mo-
ment. Un autre peintre, Pagnest, reprend ce visage, l'amplifie à
nouveau et l'établit dans toute sa puissance; ce n'est plus Bona-
parte^ c'est Napoléon, c'est l'empereur. César romain, toujours
superbe, mais déjà lourd de victoires et de pouvoir, un peu gras,
un peu jaune, un peu las du poids du monde; le col s'affaisse, la
paupière est plus pesante, le regard plus éteint ; il ne se lève plus
vers le soleil d'Egypte et d'Italie, il descend sur les neiges de Russie
et les brumes de Waterloo. Non, rien n'est saisissant comme la
progression de ce visage, que les peintres se passent, sans pouvoir
l'arrêter et le fixer dans sa fortune changeante ; c'est l'incarnation
vivante des vers du poète :
... du premier consul déjà par maint endroit
Le front de l'empereur brisait le masque étroit.
Un de ces derniers matins, je m'amusais à suivre le garde répu-
blicain qui venait de prendre le service d'ordre au palais des Beaux-
Arts. Le brave soldat erra d'abord dans les salles, promenant sur
les tableaux ces yeux indifférons, étonnés, un peu timides, que
chacun a pu remarquer chez les visiteurs populaires du Louvre. Il
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lûa RSim AEB DEUX HMIDES.
arriva devint le Napoléon de Pagnest, s'arrêta Bet, le regard fiie,
réveillé, otoué sar celte toile^ Je l'observai dorant phisienrs minutes ;
sa loufde pensée traviôllait vistblemeiit devant cette figure dool Q
savait la l^ende» œ soldat du peuple conme lui, entouré de maré-
chaux» commandant à tous, Talgle d'argent de la Légion étincehnte
sur la poitrine. Mon hoaune n'était probablement pas un politique
et ne connaissait que sa consigne ; mais je sentids bien que si le
portrait avait parlée la main se fdt ponée d'eUennème à fat visière
du shako, que si te portrait avait marcbét l'homme aurait obéi^
suivi» ee serait fait tner. Ce garde républicaîn, c'est la France de
iSOOt celle d'aajoutd'hui, cdle de toujours. Poor un temps, eite
supporte Robespierre, eUe a'accommocle de Barras, de tout el de
tons ; en la crok raisonnable ou résignée, jalouse de cabne et de
liberté; mais la vieille imagination gauloise a le sommeil léger:
vienne l'étincelle, eUe s'enflunme, elle éclale, et l'homme du pro-
dige l'emporte où il veut, toi^urs amourease de bruit, de force et
de grandenr. J'ai vu devant ces tableanx les visiteurs de toute oon-
ditbn ; ikdes degrés divers, tous sulnssaient la <ascmation et tra-
hissaient les sentimens dm garde de Paris, la curiosilé, l'enthou-
siasme, le respect chez les plus simples ; oomme ce sotdat, je cro»
bien que, si Napoléon avait ordonné, presque tous eussent obéi.
Nous aurons bean modifier les cerveaux, puisqo'oa^ les modifio
aigourd'bui, nous ne changerons pas ce qui est d'essence humaine;
et c'est peut-être fort heureux, et peut-être avez-vons raison, garde
de Paris, de croire encore aux épopées, à la gMre et aux aûrades*
Seulement tenez-vous en défoise; avant de croire, demandez d'aberd-
le miracle; qooî qu'ai disent la légende et Béranger, l'empereur
est bien mort. Garde républicain, n'allez pas prendre le change, si'
d'aventure vous rencontriez dans les salles un portrait qui ressens
blftt dangereusement à oelui de Pagnest.
On devine comment est composé le saion où trône Napoléon; i»
famiUe impériale, des généraux, des conventionnels repentis, grimés
en sénateurs ou en pairs de la restauration, des femmes avec ia^
taille sous la gCM*ge et le turban ma les cheveox. De l'impératrioe
Joséphine il n'y a qu'un pastel de Prudhon; c'est bien le genm de
peinture qui convenait à la pauvre figure efiacée. Plus loin, un
superbe masque en giisaiUe de Pauline Borghése, par le même
Prudhon. L'adorable fenmie coBsa*ve toute la puissance du type
napoléonien, tempérée par une grâce voluptueuse; on ne sait ce
qu'il faut le plus admirer, de fart du peintre ou de la souveraine
beauté du niodèle; c'est vraimei^ dommage que Prudhon ne soit
pas tombé, comme Ganova, sur un jour très chaud, et qu'il n'ait pas
achevé ta déesse. Auprès de F empereOT, les mères de ftonHe s'a^en^
drissent sur le roi de Rome, une tête blonde ébauchée par Lawrence;
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AUX POlTKArrB DU SIÈCLE. hi7
les traito du père sont bien reoomiaissables chee ren&iit, mais
adoQcis 6t estompés; le sang noir du Corse est affiné par le tîmx
fing de Hapsbonrg. Dans l'autre saUe, Louis XVtl^ id to rc de
Kome ; et Fes pourrait en placer daBs chaque saUe, à chaque géné-
ratioD, de ces frètes fantAmes nés au pied en trdne et à qfd le sri de
France est si <rf)stinément cruel. Les peintres les ébaoctent et don-
nent que ee n'est pas la peine de leer donner kt pl&ritudede la vie,
pmsqu'îls 80»t destinés à passer comme des ombres. Nous ne
t'ignorions pas, cette fataKté des enfans des Tuileries; mais Texpo-
sition des pordaits la rend sensiMe et vivante, en nous faisant
entrevoir toute la série de ces p&les effigies. Je doute que les mères,
après avoir parcouru ce musée, rèrent la nuit d'être reines de
IVanoe.
Autour de l'empereur, ses lieutenans 0I ses maréchaux, Kléèer,
Benbier, Soult, Junot, Lepic, Championnet. Ici, attendez^vous à
•quelques déceptions. Pour la plupart, ces porteits n'ont pas grande
toamin*e, ces physionomies légendaires ne sont pas autrement
caractéristiques. M'eurent41s pas le temps de se faire peindre entre
dmix campagnes, ou pensent-ils, en bons courtisans^ que le maître
•doit briller seul et •qu'il faut rester terne pour ne pas l'ofilLsquerMe
ne sais, mais quand ils servaient la convention, D«rid leur dcmnait
uae autre mine. Çà et là, quelques gaucbmes trahissent l'impro-
visation hâtive de toutes ces gnmdeurs, de ces cours nouvelles, et,
ai j'ose dire, de cette mascarade de rois. On pense aux anecdotes
contées par M"* de Rémusat. Regarder le portrait du roi Jérôme,
écrasé sous ses insignes; cela semble peint sur un théâtre et posé
par quelque figurant qui a précipitamment revêtu des cordops, des
chaînes d'ordres, un manteau royal trop lourd. Montaigne eât dit là
-devant : « J'en vois qui se prélatent jusqu'au fbye et aux intestins. »
Rqiardez, dans le même ordre d'idées, ce grand incroyable noir,
^i se promène devant le Vésuve, une rose à la main, et qu'on a
haptisé du nom de Murât, peut-être un peu à la légère. En sortant
<de là, on peut aller revonr les princes et les courtisans que peignait
Rigaud; ils sent plus à l'aise, au Louvre. Ici, on est théâtral ou
effM^ Au surplus, les portraits militaires sont moins nondweax
qu'on ne s'y attendrait et d'importance secondaire. Les diels de la
grande armée ont mieux que la toile pour dmrer; leurs noms sont
gravés là-haut, dans Paris, sur les pierres où les sofdats de Rude mon-
tent la garde. — En revanche, l'empereur a sous la main Finâspen-
aaUe Tirfleyrand; il en a même deux exemplaires : s'il voulattnous
en céder un t Le prince de Bénévent s'est fait faire tout petit, ponr
mieux passer par tous les trous et par tous les régimes; il porte w
vent son née futé, taillé oonmie exprès pour flairer les consciences et
les rapports secrets.
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428 REVU^ DES DEUX MONDES,
En face, si Napoléon a le temps de s*en occuper, Gérard a groupé
800S ses yeux de fort aimables personnes. M"* Ducbesnois porte son
carquoii sur un costume mythologique; M*^ Georges ne porte que
sa bielle tète sur ses épaules sculpturales, et nous somipes lob de
nous en plaindre. Àn-dessus des actrices, les femmes de la cour et
quelques-unes qui la boudent, mais timides et réservées, sachant
que ce moment du siècle ne leur appartient pas. Bien peu d'années
se sont écoulées, depuis que nous avons quitté la salle de Louis XYI
et de la révolution : comme tout ce monde a déjà un air différent
des airs d'alors I Là-bas, de l'enjouement, de la gatté, les hommes
mêmes souriaient, et même les membres du comité de salut public :
les têtes fermentaient , pleines d'idées naïves et ardentes. Ici , on
est grave, rembruni, compassé, on a vu se dérouler des événemens
terrUries, on n'est pas sûr du lendemain, et puis il faut se compo-
ser un maintien de cour. Là-bas, les femmes regardaient à terre,
regardaient les hommes; ici, quelques-unes lèvent les yeux au ciel,
d'autres les tiennent fixés dans le vague, sur des paysages ossia-
nesques ; on se fait volontiers peindre sur des fonds de montagnes
ou de mers; on a des aspirations infinies et mélancoliques; je gage
que ces femmes sont un peu moins spirituelles et plus vraiment
tendres que leurs aînées; beaucoup ont fait retour à Dieu, toutes
attendent quelque chose à adorer et se laisseront facilement prendre
aux idées sublimes, voire même aux paroles pompeuses. Les âmes
sont préparées, émues, lassées, un peu crédules : apparaissez. Char
teaubriand.
Au fait, où estait, lui qui devrait balancer Napoléon dans notre
curiosité 7 Je sais bien que ce n'est ni le temps ni le quartier des
hommes de lettres, des idéologues; je n'en vois aucun, excepté
rinoffensif Ducis. Mais René ne saurait manquer, pas plus que
W^ Récamier, la reine de beauté dont le nom radieux illumine le
lever du siècle et fait penser à la parole du Cantique : « Ton nom est
comme un parfum répandu. » — Âvez-vous vu dans un bal un
couple très épris quitter furtivement le salon pour s'isoler dans les
jardins ou dans les galeries peu fréquentées? Ainsi a fait Chateau-
briand. Il est descendu , il a suivi H™* Récamier dans la solitude
du grand vestibule. Peut-être aussi lui déplaisait -il de tenir ses
états dans la même pièce que Bonaparte, peut-être espérait-il, en
s'allant exposer devant la porte d'entrée, que les visiteurs pressés
s'arrêteraient là et diraient : Voilà l'homme du siècle I Hélas I les
visiteurs montent plus haut et trouvent Napoléon. MM. les organi-
sateurs ont-ils voulu uquiner le père d*Atala? Ils viennent de sus-
pendre dans son voisinage un autre portrait de l'empereur, celui
de Lefèvre; en outre, ils l'ont méchamment placé sur un retour du
portant où se trouve M"^ Récamier, qui tourne le dos au soupirant
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AUX PORTBÂITS DU SIÈCLE. &20
éconduit. Chateaubriand est représenté à deux époques de sa vie;
d'abord le portrait de la jeunesse, par Guérin, avec toute la mise en
scène de rigueur : fatal, soucieux, la cravate lâche, les cheveux en
désordre, René est assis sur des rochers abrupts, il se profile sur
les torrens et les pics sauvages des arrière-plans. Dans le second
portrait, le pair de France s'apprête pour le sacre de Charles X, il
étale l'hermine et tous ses ordres sur sa poitrine. Mais, tel que
nous le connaissons, il les donnerait bien volontiers pour rebrunir
ses cheveux blancs et revenir à l'âge des rochers. M°^* Récamieri
dans le grand tableau de Gérard, fait mine d'ignorer que son ami
se morfond là derrière , elle s'incline vers nous avec son sourire
d'enfant innocente; tout est marbre autour d'elle, l'atrium antique,
la colonnade, les dalles où posent ses pieds nus; bien qu'une mince
portière garantisse à peine l'atrium des brises d'un jardin, l'hé-
roïque femme a posé drapée dans un unique et léger tissu, avec
une écharpe jaune sur les genoux; elle est abandonnée sur une
chaise de repos : quelle chaise ! quel repos ! Est-ce un avertissement
aux espérances trop faciles, ce cadre de marbre et la sensation de
froid qu'il donne? Si elle le voulait, l'enchanteresse réchaufferait
toutes ces glaces, elle le sait bien; depuis les lettres de ce pauvre
Benjamin Constant, nous nous défions, nous la soupçonnons d'avoir
été la plus irréprochable sans doute, mais aussi la plus accomplie
des coquettes. Ce n'est pas vous, René, qui y contredirez, et vous
seriez plus avisé d'envoyer au moins l'un de vos portraits consoler
là-haut l'infortunée M°^ de Beaumont.
Avant de quitter l'empire, il faut rendre justice à ses peintres.
Sauf Prudhon, ils n'étaient pas en grand crédit auprès de nous, et
nous avons tous à nous reprocher quelques propos irrévérencieux
sur leur compte. L'exposition des portraits, qui est un triomphe
pour David, sera une réhabUitation pour ses disciples : chacun
s'écriera en sortant de là : « Quel donmiage pour eux et pour nous
qu'ils aient jamais fait autre chose que des portraits! » Girodet
reprend un bon rang avec une ravissante jeune fille en blanc, avec
le portrait noble, clair et simple de M. de Bourgeon. Gros se
tiendrait moins bien sans le comte Chaptal, œuvre très travaillée
et très vivante. Guérin est plus mal défendu par Chateaubriand.
Gérard, le peintre des fenmies, serait impeccable s'il rencontrait
toujours pour modèles des statues comme M"* George ou M** Réca-
mier. Peut-être n'est-ce pas sa faute si ses héroïnes ont des attaches
de cou aussi disgracieuses, si H""^ Pasta a l'attitude d'une cigogne
effarouchée ; la métaphore du col de cygne est tellement à la mode
dans la littérature du temps que , pour la mériter, ces dames se
croient obligées de distendre les muscles de leur nuque. Je ne sais
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Uê REfUl DK DBDX HOIIBBS.
pas «m plus «i c'est le peintre ou ies modfeles gui afiectiomient de«
ferts, des jaunes, des roses déplorables. Cependant Pradhon les
réprocnrei lui; ses caresses de couleur, ses molles lassitudes de
pinceau reposent nos yeux des t(nis trop crus, des lignes trop dures.
Le portrait de M. <te Hesmay et cdui d'un oonrentionnel semblent
embus avec de Fasbre liquide. Si ce charmeur n'était pas htrae-*
ownt représenté dans cette salle, Faspect général souffiirait (fun
caractère de sécheresse, de froid et de tnonotome. La morale de
notre promenade, e'est qu'un empereur oonmie tm roi a toujours
b peinture qu'A leut. Chacun l'a «enli en passant d'une gdefie
1/mis XIV à une galerie Louis XV. Napoléon penchait pour lasérérilé
du |;rand roi. Phis on relit rhistoire, plus on étudie nos Totsins les
flsieux établis en puiasaoïce, et pinson se convainc que la vraôe gran^
deiir ne va pas sans un peu de gène, disons le mot, sans tm peu
d'ennui. C'est rincon^Fénîent inévitable de la règle qu^on s'impose
fmÊT être plus fort. Napoléon l'afvait compris. Noire imagination nous
représente tout d'abord l'épopée impériale conmie un déchatnemmt
Mrolqiie, nous la voulons impétueuse et lumineuse, nous croyon
ittitendre des If izr«^t(f/atWsouffler sur fEurope, entraînant des foules
enfiévrées ; il semblerait que le peintre attitré de cette merveS-
leuse folie ait dû être Gérieauh, avec sa palette enflammée,
broyant des couleurs sans nom, brossant sur les visages et les
chevaux des touches paradoxales de vert ou de bleu, comme dans
la pochade du lieutenant Dieudonné. Ce n'est pas fà la vérité.
Géricault était un révolté, un romantique d'avant Theure. Le trmt
iKstinctJf de Napoléon, c'est le génie de tordre et de la règle ; sans
ifuoî îi n'e&t pu mstituer les cadres encore debout de notre société.
L'étudiaat de Brienne état d'instinct un géomètre, il vouhrt et il
oètiot un air de géométrie dans tout, dans sa cour, dans ht prose
dn Fontanes et les vers de Duds, dans la peinUire dé Gérard et de
flvDS. fout ce nonde qui novs entoure est exact, ordonné, grave et
fÊrSm soleoMi, à défiNit de m^esté ; car tout ce monde est éclos
en petit Oront volontaire dessiné Ri par Greuze^ A bien ccnnpter les
dates, un tiers de cette salle appartiendrait fc la restauration ; mais
Kmpressim générale de Tcdl proleste contre cette iwtitortion.Tout
ici est frappé à la nmique de f empeheur, tout est dans sa dépen-
dance. C'est que les Bourkons héritèrrat des peintres, comme des
généraux et des administraleurs de Temple. Ceux qui portent déjlt
la iiwée royale semUenl rédtersans conviction -un réle bien appris,
il n'y aqu'une exception : cfest ce gentîBionnnean visage qiiiîtueil
et loyal, si bravement campé dans le magnifique portrait de U*
ffrenee; le duc de Richelieu clôt brillamment la saNe ; H attend que
f âdifice impérial s'efibndre, il se prépare avec TaHeyrand ft sawer
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AUX POnRim DD 8liG£H» ASI
loist ce qoi peut être sauné das ruines, françaises. L'bommecTétalv
FhomètehQmme^ a isôt gniTar sur son cadie m devise, qui ne cod-
vieBdndt guère à b plupart de ses ydsiiB, qui ferait sourire Talh
leyraod : Mutare^ timere spem^. L'histoàre ne hd a pas encore
remdK toute justice ; tes kîstoiieK tinsorés Toient trop* Fémigré dsp^
rièie le nanistre» Heveusenirat qu'il émigra \ D'abord oa ne eoupa
pdnt sa tètev qui nous eôt manqué ; et puis il fit de si bonne be*
sogne, cbez le simveraiD qui ÏKfmH accueilli, qu'eo 1845 il pot se
jeter aux pieds d'Alexandre et hsri dire : « S»re, ne permettez pas
q«'oD ^lère l'Akace à la Francel » Et FAIsaoe nous fut eooservéew
A ce prix, les paûîotes les plus susceptibles regretteront tout bas
qu'il n' j ait pas eu tornjours des émigrés; on s'en contenterait povr
nduHres, de ces transfuges qui peuvest arborer la fiëre (torise :
• Changer ni craindre ne daigne, »
m.
Ingcea, ûelarrohe,. Arjr Sd^ffisor, no» iatrodaisent daas un nou^»
?ea« naoïide. La salle où noas entrons et qudques parties de lii
soivanta sont consacrées h la manarcUe parlementaire » presque
ezchisiveimnt à la nuinarchie de jufllet. Le petit salon où nous
fuici a son caractère bien à lui, la société n^ est pas mêlée, pas
Ms gâte, Bois fort intéressante ; c'est un saJon parlementaire, dCMS^
trinairs, a^o une porte ourerte aux artistes ; ks boréaux des DébœêSy
ceux du Glèbe et deux ou trois ateliers en fent presque seuls tous
les frais. Pas de rois ni de reines, aucun portrait de Louis lYHI,
de Charles X, de Louis-Phîlippe ; on pourrait se croire dans la meî^
leure des répobiques ; il doit y aroir dans ht charte un artîd?
additionnel, stipulant que le roi règne et ne se fait pas peindre*.
Presque pas déjeunes femmes, qnelqoess vieilles seulement; encore
moins d'umfinmes; des redingotes sérëres, des crarates roulées à
pfaisieurs tours; nulle dépense de couleur pofirks: peintres, te ncn*
est de rigueur. On ne se bat plus , o» ne fait plus sa cour, ni la
cour, ou médite, on parle, on «écrit, on peint Dans la salle de Tens^
pine, nne petite fille jouait avec un grand sabre de grenadier qu'elle
traînait sur son dos ; cette enfant symbolismt son époque. L'inatrur
ment est changé qui violente la fortune : si la petite fillé, qui a di
grandir, s^était fait repeindre icr et voulait continuer à servir de
syaalNile, elle devrait diurger sur se» épaules la tribune. Toilà la
reiaeil Iioa peiotres n'ont pas nninqué de la figurer, Delaroche Pa
sinnilée dans deui tabteaux : le pronier nous montre H. GukoI
nne moitié de la bîeriienreuse tribune; le second.
'r'
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432 REYtE DES DBOX MONDES*
M. ThierS) s'emparant de Tautre moitié. Un hasard favorable a
voulu que l'arraDgement des deux portraits permit de reproduire
avec eux l'épisode le plus saillant de notre histoire parlementaire;
une fois de plus, les deux adv^saires se mesurent, face à face,
affrontés, continuant dans la mort le long duel poursuivi pendant
quarante ans dans les parlemens, les académies et les salons. Gui-
zot tient la tribune de toute l'énergie de sa volonté ; Thiers y monte
connue à l'assaut. En tant qu'œuvre d'art, le portrait du premier
est bien supérieur à l'autre. L'homme se détache sur le marbre,
son visage en a la dureté et la pâleur; grand, sévère, tout noir, les
tempes déjà blanchies parle travail et le pouvoir, encore jeune pour-
tant, s'il a jamais été jeune ; il va parler, du regard il prend la me-
sure de son auditoire et examine si celui-ci est à la hauteur de son
dédain ; pas un livre, pas un papier sous sa main ; la toile est vide
et nue comme un temple protestant; rien que la pensée concentrée
sous ce front ; elle va partir et monter haut, implacable conmie le
boulet. Certes, l'homme qui médite et regarde ainsi est puissant,
iAtègre et droit ; mais si j'étais son prince, j'hésiterais à l'appeler :
pour accomplir son idée, il laisserait crouler mon trône et le monde.
Si cette figure ne respirait pas la raison, elle serait terrible; cinq
cents ans plutôt, ce portrait eût été celui d'un inquisiteur ; plus
tard, d'un défenseur de La Rochelle, d'un compagnon d'Ârnauld à
Port-Royal. C'est tout un aspect du génie français, celui de Coli-
gny, de Pascal et de Richelieu. — Où est l'autre aspect, celui de
Montaigne, de Retz et de Voltaire? Demandez à Thiers, qui gravit allè-
grement les marches de la tribune, une brochure à la main, quelque
budget sans doute, dont il va faire danser les chifires dans un clair
mirage. Il est moins absorbé , lui , il a un œil et une oreille aux
aguets pour saisir les mouvemens, les bruits d'opinion; plus alerte,
plus pénétrable et plus communicatif, il va s'insinuer, convaincre;
il est assez avisé pour tourner les obstacles que l'autre renverse ;
le roi et le peuple le goûteront plus, parce qu'au besoin il les fera
rire ; sa tète bourgeoise travaille sous son toupet, elle fourbit les
argumens et les malices que ce petit David va asséner sur le grand
Goliath; je crois bien qu'en définitive la victoire lui restera, car il
est le plus vivace et le plus français des deux, il parle à un pays
qui préfère l'esprit à la sublimité, la clarté à la profondeur, la bonne
hum^ur à la vertu.
Au-dessus des deux adversaires, isolé dans les hauteurs, un
homme triste, vieilli, à l'air noble et fatigué, les écoute en croisant
les bras. C'est Lamartine ; non pas le bel adolescent de MiUy, le
poète et l'amant d'Elvire; hélas I ce n'est plus qu'un député, déjà
dévoré par la politique, séduit, lui aussi, par la tribune tentatrice
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^^^
AUX PORTRAITS DU SlàCLE. i33
OÙ ses yeux s'abaissent; ne lui demandez pas de vers, il vous ferait
un discours, et sur les financesy encore. Pourtanti sa mine lassée
nous le dit, la politique n'a pas mieux contenté son âme que la poème
et l'amour ; il s'ennuie, il persuadera k la France qu'elle s'ennuie
avec lui, et il leur faudra une révolution pour se désennuyer. ^-
D'autres portraits complètent ce tableau vivant si ingénieusement
composé. H. deRémusat attend son tour de parole, mais avec moins
d'ardeur que ses grands rivaux; ce visage est bien trop fin, trop
sceptique, pour apporter de la passion aux affaires et mettre un
prix démesuré aux portefeuilles; si le bon vent lui en apporte un,
il le saisira avec adresse; s'il le perd, il reviendra s'en consoler avec
les lettres et les muses, il retournera demander à son ami Âbélard
comment la philosophie enseigne à supporter toutes les pertes. Non
moins spirituelle et fine est la physionomie du comte Mole, dans un
des meilleurs portraits d'Ingres; le noble pair, un peu dégingandé,
se dandine dédaigneusement ; il devait être ainsi à l'Académie, le
Jour où il cribla d'épigrammes le malheureux Alfred de Yigny et le
renvoya tout meurtri dans sa tour d'ivoire. Âry Scheffer, que nous
voyons là-bas à côté de sa mère, a peint plus loin Yillemain et
Lamennais, réunis côte à côte par le hasard. Yillemain professe, sa
parole et son geste aflSrment ; Lamennais, très dramatique d'attitude,
réfléchit et doute; tout ce pauvre front est contracté par la lutte
intérieure. Est-ce comme lettrés qu'ils sont ici 7 Ce n'est pas pro-
bable; ils se rapprochent de la tribune, Lamennais pour retrouver
une chaire, Yillemain parce qu'il tient pour axiome que la littéra-
ture mène à tout, pourvu qu'on en sorte. Scheffer a mis une note
touchante dans ce grave concert; la vieille mère de Guizot, assise
derrière son fils, attentive sous ses coiffes, écoute la parole de son
enfimt, jouit avec recueillement de son génie et de sa gloire.
Tout ce monde a les yeux tournés vers le marbre de la tribune,
la pierre d'aimant de cette salle; en est-elle donc la seule puissance?
Non. Regardez, en face d'elle, le plus beau de ces portraits, le por-
trait du siècle, celui qui tue tous les autres. C'est l'enfant que nous
avions vu aux mains de Greuze, Edouard Rertin ; Ingres l'a peint à
son tour, au seuil de la vieillesse, et en a fait un chef-d'œuvre
incomparable. On a tout dit depuis longtemps sur cette toile au
point de vue de l'art; je voudrais seulement me demander si l'ha^-
bileté de l'ouvrier suffit à expliquer la fortune exceptionnelle de
certains tableaux. Je ne le pense pas. Nous ne les plaçons si haut
que parce qu'ils symbolisent clairement une époque ou une idée
maltresse. C'est le cas ici. Cet homme qui a une telle conscience
de sa force, qui appuie avec tant d'assurance ses mains robustes
sur ses genoux, c'est plus qu'un homme, c'est un pouvoir nouveau :
TOMB Lvn. — 1883. 28
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ivp^l
A à R£T0B 1^ 9EDX MOHDBS.
c*a8ft la presse. Seul, Bertin n'envie pas la irièiuie; îi aflon javuii
il attend que ces orateurs et ces miiwtres ^emieat faire antidtaiiihre
cbes loi. Le monstre ne (ait que de natftre^ il est TrM, mais on pMt
prévoir sa croissance prodigieuse; on devine qu'il va tout envahir,
tout subordonner à ses caprieesi bouleverser les sodétée et les
habitudflfl de l'esprit humaisi plus sûresient que tous les autres
i^ns de nos transforaatioDs. Bientôt sou bruit fonnidable counira
tout, et il saura le 'donner pou le bruit du peuple, pour le brait
de la vérité; bieotét la tribune ne sera plus que sa servante; ^le
ne pi^le qu'à une élite, et lui^ parle à l'univers; â se rit d'elle,
comme le vaisseau qui court sur l'Océan se rit de la barque qui
flotte sur un lac« — Voilà pourquoi Bertin est si fort, Ingres si
inspiré ra le peignant, à leur Insu peut^tre à tous deux» I>ans trois
ou quatre cents ans, quand de vagues légendes auront remplacé les
noms perdus, le musée qui aura le bonheur de posséder cette toile
rintitulera simplement : k Jourmilistet comme nous disons de telle
statue de Romain : le Gladiateur y b postérité qui s'arrêtera devant
elle verra apparaître dans ce mot et sur cette figure toute une iaee
de l'histoire du passé.
Après ce coup de maître, comment expliquer les incompréhen-
sibles défaillances du pinceau d'Ingres 7 Assez naturellement, il me
semble. Les coloristes paraissent toiyours égaux à eux-mêmes ;^oe
sont gens de ressources, qui dans les momens difliciles dissimulent
leur pauvreté sous un riche manteau. Ingres, pour qui le dessin
est la bonne foi dans l'art, méprise ces artifices; quand il perd le
sentiment de la vie et de la grftce, il ne lui reste rien pour nous
faire illusion, il est franchement déplaisant; c'est le cas dans cet
étrange p(Mrtrait de femme. Je n'aime guère mieux le duc d'Orléans ;
on dirait un dandy en garde national, contraint de monter sa fac-
tion; il s'en acquitte assez gauchement et rêve d'aller rejoindre
Musset, auquel il ambitionne de ressembkar. — Toujours Talné des
Tuileries, marqué par la fatalité, le Marcellus de ceUe nouvelle salle!
Un autre petit prince joue dans un parc ; il grandit, et Wintorfaalter
nous le montre lieutenant d'Afrique ; il grandira encore, et ML Son-
nât nous le rendra général, avec les belles étoiles. — Après Ingres,
c'est Delarodie qui fait ici la meilleure figure, puis Ary Scbefier. DeUr
croix, l'insurgé, a osé gUsser sm jHropre pormût dans cette austère
compagnie. Hais vous douteriea-vous, si l'on ne vous prévenait pas,
qu'Us sortent des ateliers romantiques, ces personnages si noirs,
si tranquilles, reçus de plain-pied dans la société que fréquente
IL Ingres? Bst-ce le respect, la gravité des modèles et le froid du
milieu qui éteignent la palette des révolutionnaires de la couleur?
I^ peintres ont dû souffrir de cette contrainte ; j'imagine qu'en
achevant les séances, ils allaient joyeusement piquer une nouvelle
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AUX ipOHTRAITS 00 SIÈCLE. Mb
touche d'écartete oa d'outre-aer sur la Naiêsance cTHenrî IV et
hs MMSdcres de Sûio. ~ Sa Térité, le salon doctrinsire n'est ptô
foiàlre, ie comprends «n peu qne la Fiunce s'ennuie, tf'aîlieiirs nos
ptf lementakes se font plus noirs qm'ils ne isont et ils ne nous mon*
trent pus toute levr vie* Je me mm kissé dire qfuMI y avait éms ce
temps des fewmes gracieuses et aimées : pourquoi tmt-^Ies déserté
votre salon? Yous y tolérez à peine cbns un coin la Muse ée la
patrUy la belle et inévitable Delphine Gay ; la voici, exactement telle
que la vit cbez M. de La Bouillerie, un soir de février 1880, le vieuï
m^omane qui évoquait naguère ce soutenir: u Robe btencbe,
écharpe bleue, poses de GorimieaH cap Misène^ d Ingrats! pom-
qud avefr^ous relégué dans la salie vdsnie la Malibran? Les che^
veux épars, le regard noyé, elle va joner Desdémona: tie voulez-
voos plus que Maria«^élicia voos chante ie Swile? Vous ave2 tous
pleuré en Técoutant, et«quand j'ai connu ies phis vieux d'entre vous,
ils avaient oubUé les beaux discours, ^ ne se rappelaient phis que
ces bonnes larmes, fit Bacbel^ est-ce par fausse honte tpie vous
reniez auprès de la Malibran 7 C'était alors une gamine maigre,
tonte noire, toute simple, avec des yeux farouches et de modestes
bijoux de eorail. Nos tragédiennes de taknt ne croiront jamais qu'on
ait •eu du génie avec d'aussi pauvres boucles d'oreilles.
La tribune écarte les actrices; elle n'admet pas davantage, ou
elle effiraia peut-être, tout un monde de fimtiâsie et de libres ré^es,
qui a hSstk été pour quelque chose dans la gloire de Tépoque. Ge
monde de bohème, le succès ne* l'a pas encore tiré des ateliers et
des mansardes; vous ne le trouverec pas dans les grands tableaux
des maîtres; il faut l'aller curieusement cherdier dans de chètifi
tableautins, dissimulés dans l'étranglement du passage, accrocbés
sur b retour du portant* Tant mieux. Ces pochades d'écrivains et
d'artistes, ces souvenirs de camaraderie, brossés par Boulanger et
par Delacroix, nous donnent l'impression vraie du moment, ils sen^
tent b jeunesse et l'espérance; on les voit faire au pied levé dans
le tumulte de l'atelier, entre des volées de paradoxes, des projets
de poèmes et de romans^ des théories sur l'art et des dgarettes.
Pichot vient de leur lire Walter Scott, et Delacroix se costume en
Ravenswood pour se peindre; Paganini racle son violon avec des
gestes épileptiques; Achille Devéria croque ce jeune homme imberbe
couché sur un soia; c'est \enfmt prodige y le poète des Odeê et
Baliadee: presque tout le siècle va passer, et nous le re^ouverons
à ht an dans les portraits de l'apothéose. Bakac travaille dans son
froc de doninicain; Rousseau et Gorot commencent à peindre*
BGÉ<e avec de la s^a ou avec un jaune d'œuf délayé que Delacroix
a dessiné cette curieuse petite lêle de Qeorge Sand , prise à une
heure douloureuse, après le voyago d'Itafie peul^tret Regardes-k
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i36 BEYUE DES DEUX MOETDES.
de près, c'est une merveille d'éclairage et d'expression : peinture
émue, passée de toD, comme une page d'Indiana. Le pastel de
Musset est beaucoup plus loin, dans notre salle, comme pour nous
jffouver qu'il a toujours yingt ans et qu'il est immortel. Bohèmes
ou dandys, artistes et poètes, n'envies pas l'auguste salon de la
tribune; vos vers, vos livres et vos toiles dureront plus que son
marbre, et si le siècle survit, ce sera par vous.
Il vieillit, le siècle, il se hftte vers son déclin et nous presse de
marcher avec lui. Nous l'avons vu dans les convulsicms de son
^ance, dans l'héroïque élan de sa jeunesse, nous venons de le
voir dans la vigueur de l'ftge, donnant son grand effort intellectuel.
Époque mémorable et relativement heureuse I Les esprits avaient
encore une foi absolue dans le catéchisme de 1780, ils n'en épui-
saient pas les conséquences inéluctables. En religion, en politique,
en littérature et en art, un accord raisonnable s'était fait pour une
heure entre les doctrines du passé et celles de l'avenir; les &mes
religieuses conciliaient leur dogme avec leur libéralisme ou, à défaut
de dogme, s'enivraient d'un déisme poétique. Les boomies d'état
avaient créé une machine compliquée, séduisante et fragile, pour
régler l'exercice du pouvoir et celui de la liberté; ils se flattaient
que le pays le plus logique, le plus impatient du monde, se conten-
terait toujours de la fiction sur laquelle vivent des races moins
subtiles, moins remuantes. Ils croyaient la révolution accomplie et
Rousseau satisfait, parce que les classes aisées avaient le privilège de
taquiner le gouvernement et les orateurs de talent la facilité de renver-
ser un ministère. Les écrivains, les artistes revenaient au sratiment
de la vie et de la réalité, sans perdre de vue l'idéal et les règles
éternelles du goût. Toutes les chimères tourbillonnaient dans le
ciel d'alors, l'impitoyable critique ne leur avait pas encore coupé
les ailes, le pessimisme ne les avait pas dispersées de son souffle
découragé. C'était un beau rôve! En quittant ceux qui l'ont fait,
regardez le dernier, ce général au visage si triste ; il a l'expression
navrée d'un laboureur qui verrait dans son diamp les épis s^nés
par lui se changer en orties ; c'est Gavaignac*
IV.
Rentrons chez nous. Car c'est notre chez nous, l'époque qui nous
reste à traverser, depuis 1850 jusqu'à ce jour. Belle ou laide, c'est
nous qui l'avons faite ce qu'elle est. Si l'histoire et l'art s'éva-
luaient au mètre carré, je ne sends encore qu'à la moitié de ma
tâche; les vivans en usent sans façon avec les morts; ils mi envahi
ces deux dernières salles et le salon supplémentaire qui donne sur
le vestibde d'en bas. A la rigueur, on pourrait diviser ces eoirtem*
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AUX PORTRAITS DU SIECLE. iS7
porains en deux groupes; une des salles s'efforce de représenter
plus particuUërement le second empire, une autre les années
récentes, depuis la grande blessure. Cette division serait artifi-*
cielle; aucune différence caractérisée ne la justifie, ni dans la façon
de peindre le portrait, ni dans la physionomie de la société qui se
fait peindre; ces deux époques se pénètrent et se confondent, les
mêmes acteurs sont en scène; si lointaine que paraisse à certains
éfflids la première, nous Tavons trop vécue pour la voir avec des
yeux étrangers* G*est pour nous le monde des vivans, au moins
par le souvenir, car le mot n*a pas d'autre exactitude; il y aurait
bien des croix k ajouter après les noms des artistes et des person-
nages de ce temps qui figurent là, péle-mêle avec les portraits dont
nous coudoyons les originaux. Parmi les morts, Flandrin tient la
première place : bien que nous ayons vu peindre la plupart des
toiles qui portent sa signature, lui seul apparaît à ma génération
avec je ne sais quel recul dans le vieux temps. Ses portraits sont
déjà pftlis comme des figures d'ancêtres, ses femmes surtout, qui
ont, conmie celles de Chassériau, l'air de sortir d'un monastère
et d'appartenir à un autre flge. On regrettera de ne pas trouver id
le beau portrait de Napoléon III dont chacun a gardé le souvenir, et
qui eut l'heur de plaire à tout le monde, excepté, dit-on, au
modèle. On trouvera, en revanche, ceux du prince Napoléon, du
comte Walewski et du comte Duchfttel, un peu éteints, avec des
allures d'ombres au milieu de l'éclat des peintures nouvelles. Com-
bien d'autres morts réclament notre justice et nos regrets. Millet,
Léon Cogniet, Courbet, avec un savant portrait de Berlioz, Re*
gnault, qu'on ne s'accoutume pas à ne plus voir en tête de notre
jeune école, Ricard, l'arUste si consciencieux, si varié, tout à fait
supérieur ici avec le portrait de M^ de Kolowrat.
Je m'arrête. Si je n'ai pas abusé jusqu'à présent des critiques de
détail, je me suis promis d'y renoncer entièrement à cette heure.
J'aurais fort à faire s'il me fallait rechercher encore devant chaque
toile qui nous donne le plus de plaisir, H. Heissonier, avec sa pré-
cision spirituelle, H. Carôlus Duran, avec ses splendeurs de million-
naire, M. Bonnat, avec sa science solide, H. Cot avec sa grâce,
H. Cabanel avec sa distinction, H. Baudry, que je nonmie le dernier,
parce que je ne me sens pas impartial pour ce grand travailleur qui
regarde en haut. Surtout, je ne veux pas établir des comparaisons
hasardées entre les peintres que nous avons admirés, en suivant
la pente du siècle, et ceux qui nous attendent à son déclin. Je ne
crois pas qu'on puisse comparer aux œuvres anciennes des tableaux
achevés d'hier ; ceux qui l'essaient de bonne foi me paraissent dupes
d'une illusion. Non -seulement le temps met sur les toiles cette
harmonie indéfinissable que les peintres nomment la patine nuds
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A38 RETDB DES DEUX MORDES.
il leor donne, comme à toutes choses, une patine idéale, une pré-
Tention de respect et de poésie qui s'impose à notre imagination,
infiuœce notre esprit à son insu, nous rend injustes pour le tra-
vail tout neuf. En outre, je ne veux pas oublier que les artistes
représentés ici y sont venus, non pour se faire juger, mais pour
faire le bien; il serait peu courtois d'exercer notre critique à leurs
dépens. De même pour les modèles; eux aussi sont venus faire la
charité; ce serait la comprendre singulièrement que leur demanda
des comptes sur leur vie publique ou privée. Enfin nos contempo-
rains n'ont pas besrâi qu'on fasse du bruit autour d'eux, qu'on les
raconte et qu'on les loue; ils s'en chargent euxHOiémes ; ils me par-
donneront d'avoir été de préférence l'avocat des morts. Il arrive
souvent, dans ces dernièces salles, qu'on rencontre l'original au*
dessous de son portrait, comme un homme au soleil devant son
ombre; quelquefois l'un et l'autre ont peine à se reconnaître; l'un
était jeune et l'autre est vieux, le portrait était ministre et l'origi-
nal ne l'est plus; si c'est une femme, la mode a eu sept ou huit
révolutions depuis le temps où elle portait cette robe et cette coif-
fure. L'autre matin, je vis entrer un médecin illustre, courbé
sous le poids de ses quatre-vingts ans, qui venait se chercher là,
lui aussi; il erra longtemps parmi ses contemporains, sur lesquels
il doit avoir encore moins d'illusions que nous tous ; pour dire
d'eux quelque chose de neuf et de jHquant, c'est à lui qu'il eût
fallu passer la phnne.
Essayons plutôt de dégager la physionomie générale de cette réu-
nion, comme nous l'avons fait pour les précédentes. Nous serons plus
embarrassés ici. Aux autres haltes du siëde, c'était tantôt un homme,
tantôt une idée maltresse qui emplissait la salle et tenait attentifs
tous les personnages assend)lés. Chez nous, je ne trouve ni l'homme,
ni l'idée. Notre société est éparse. S'il n'y avait pas irrévérence à lui
appliquer la définition que Pascal imaginait pour Dieu, on pourrait
di^ d'elle qu'elle est le cercle dont le centre est partout et la circon-
férence nulle part. Dans ces salons, plusieurs hommes consid^ables
sollicitent notre curiosité, aucun ne rallie tous ses entours sous sa
domination. Qui domine ici? CSe n'est pas ce grand journaliste, pen-
ché smr sa plume, dans un portrait vraiment magistral. Héritier de
Berlin, mais comme le chemin de fer a hérité de la diligence, il
personnifiait de son vivant la plus grande force de l'époque, il a
renversé plus d'un ministère, il n'est jamais parvenu à être ministre.
Bst-ce, dans un autre portrait de premier ordre, ce poète blanchi
que nous vtanes enfant sur le sopha de Devéria et qui règne sans
discussion sur la république des lettres? La foule passe devant lui,
respectueuse, mais pressée, comme les paquebots modernes devant
Patmos, oà lé oemmeroe ne fait pas escale. Seraient-ce ces gèfié-
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AUX poia:BAiT8 im siàous. ftSO
nux, doDi l'un nous reçoit au baut du grand estidiierZ Us ne tom^
mandent et ne veulent cominander qu'à leurs soldats. Ces priiKesf
on ne les tolère qu'à la condition qu'ils se fassent particuliêr&. J'al-
lais oublier le premier magistrat du pays, dais ce grand portnît
riche, austère, un peu terne» Toutes ces personnes éminenies soflt
des centres partie, aucune n'est le centre; nulle tôte ne surgit aa^
dessus des autres, sans doute parce que tous ces Ixoès citoyens se
n^pellent la parole du jardinier de SÂiak^are» dans Richard U:
c Ces tiges s'élèvent à une hauteur déplacée dans une 'r^ubliquew
Nul, dans notre gouyemement, ne doit dépasser le niveau, b
Contradiction bizarre I Personne ne soutiendra, je pense, cpie le
trait distinctif de notre époque sent l'originalité. C'est plutôt l'unir
fonnité qui est sa loi ; les dehors en témoignent, le vèt»ient est de
plus en plus effacé, sombre, pareil pour ces homnes de tout état,
qui semblent n'avoir qu'un seul tailleur ; quant aux esprits du plus
grand nombre, Panurge pourrait venir les présider:
Cherchez qui Tova ment,
Biles chères brebis.
Et cependant toutes ces physionomies trahissent des préoccupations
distinctes, personnelles ; on sent que nul souci commun ne les relie
ni ne les groupe ; chacun fraie sa voie séparément et joue des coudes
dans cette foule, en se hâtant vers un but particulier. Quel est donc
le mot de cette Babel, si ce n'est pas l'originalité? C'est un mot
neuf et barbare : l'individualisme. Ah ! le vieux Laine peut sortir
du cadre où Géricault l'a enfermé, là-bas, et pousser une recon-
naissance chez ses petits-neveux; il s'enorgueillira d'avoir été si
bon prophète : la démocratie coule à pleins bords, elle a tout sub-
mergé. On peut se réjouir ou s'afiliger de ce fait inévitable, il est
puéril de le maudire ; seuls les enfans pleurât et s'irritent ccmtre
les faits. Il n'y a qu'à enregistrer et à accepter cette dernière trans-
formation du siècle. Hais que veut cette démocratie? Je consulte
les arts, ce sont eux seuls qui doivent me renseigner ici ; b pein-
ture que j'étudie reproduit la vie réelle, elle prend les Inmimes
très près de terre, elle ne s'échappe pas vers l'idéal; die est riche,
habUe, elle entoure ses modèles d'accessoires confortables, c'est une
peinture de grand luxe; elle est aux ordres de l'opulence, encore
plus que de la célébrité, car il y a beaucoup d'inconnus dans ces
salles; comme les autres privilèges, elle se donne aux grosses for*
tunes, gagnées par le travail, je veux l'espérer du moins. Ainsi le
but vers lequel gravitent les préoccupations de cette foule, œ serait
l'argent, et c'est un immense coupon de rente qu'il eût faUu peindre
au fond de ce dernier salon. C'est là que viendraient converger
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hhO REYUB DES DEUX MONDES.
toutes les espérances du siècle, de ces hommes aux visages fatigués,
usés par une vie trop intense, trop rapide? A ce propos, et si Ton
continuait d'écouter Tesprit de pessimisme, on pourrait peut-être
trouver Tbomme que nous cherchions en vain, Fhomme à qui va la
foule. A Fangle de la salle, tout au bout de ces galeries et termi-
nant le cortège historique des cent ans. J'aperçois le portrait d'un
praticien célèbre, M. le docteur Blanche. Il dirige une maison qui
doit être fort grande, — je ne le sais pas encore par expérience, —
et qu'il faudra sans cesse agrandir. II n'est pas de semaine où nous
ne lisions un matin dans le journal que la politique, la Bourse, les
lettres et les arts lui ont envoyé quelque nouvelle épave. Est-ce donc
à lui que va aboutir ce pauvre siècle énervé, surmené, saturé d'é-
motions, de déceptions, de morphine et de bromure 7 Ne reste-t-il
que des idées mortes dans des corps débilités 7 Notre promenade
doit-elle finir chez le docteur Blanche?
Non, mon siècle, je ne veux pas être un fils ingrat. Si tu me
montres id bien des aspects peu consolans, je n'oublie pas que tu
en as d'autres, qu'en cherchant l'argent tu as remporté sur la
matière les plus superbes victoires que l'histoire ait enregistrées;
je n'oublie pas que beaucoup de tes travaux seront le perpétuel
orgueil de la raison humaine ; surtout, ce n'est pas ici que je peux
oublier combien tu es secourable aux malheureux, penché sur les
petits, bon lutteur contre la soufirance commune. Et si, malgré tout
cela, les plus chagrins continuaient à désespérer de leur temps, il
faudrait leur dire avec Bossuet : « Une petite goutte de joie nous
est restée pour nous rendre la vie supportable. » Cette petite goutte
de joie, ce sont les portraits d'enfans qui sourient sur ces murailles.
Le dernier cadre que mon regard abandonne, en sortant du salon
d'en bas où se termine notre visite , emprisonne un bel enfant. A
ceux-là nous devons léguer autre chose que des récriminations sté-
riles, des découragemens et des deuils. U faut que leur France soit
meilleure que la nôtre, qu'ils lui refassent le cœur, comme les mem-
bres blessés. Leurs mères s'effraient de les voir grandir dans ces
salles où rien ne leur parle du del, parce qu'elles savent que pour
€ux, comme pour nous, comme pour nos pères, le premier besoin
sera toujours celui de là-haut. J'ai plus de confiance que les mères.
Le bûcheron ivre, qui promène l'hiver sa cognée dans le bois,
peut abattre quelques branches, il n'empêchera pas l'étemelle flo-
raison d'avril. Chaque génération apporte son espoir divin, comme
chaque printemps ramène ses fleurs. L'un sort naturellement de
l'àme qui s'entr'ouvre, comme les autres du bourgeon qui s'épa-
notdt. U faut seulement souhaiter à ces petits de trouver, en ache-
vant le siècle , l'apaisement du grand combat qui l'a déchiré, de
la lutte entre la raison nourrie de sdence et le cœur altéré de foi*
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AUX PORTRAITS DU SIÈCLE. Ail
n est permis de rêver avec les enfans. Ce siècle, en se levant dans
des ftmes toutes rainées, leur apporta on livre qui les illumina : le
Génie du christianisme. Livre superficielt vieilli pour nous ; il n'a
concilié que des différends littéraires ; mais il était l'aliment demandé
à cette heure-là par une génération sensible et poétique. L'ftme de
nos fils en demandera un autre ; que l'un d'eux fête le centenaire en
écrivant le Génie du christianisme scientifique ; qu'il soulève tous
ses frères jusqu'à ce point de vision supérieur, que nous devinons
sans le découvrir, où deux vérités n'en font qu'une!
Il faut quitter les portraits ; ces vivans vont retourner à leur tftche
et ces inorts à leurs tombes. Ceux-ci, tout conmie ceux-là, sont
revenus chercher dans Paris un peu du bruit, de la popularité et
de la lumière qu'ils aimaient tant. Us ont bien payé ces derniers
plaisirs. Ce fut une idée ingénieuse et touchante d'appeler les morts
à une bonne action posthume, de faire secourir la postérité malheu-
reuse par des aïeux qui semblaient ne pouvoir plus rien pour elle.
Décidément, il n'est jamais trop tard pour racheter ses fautes. Qui
aurait cru que Robespierre revint un jour gagner des indulgences?
Et ces bonnes grand'mères, un dernier jeu de l'imagination nous,
les montre, descendues de leurs cadres, arrêtées à leur tour devant
le tableau de H. Houchot, considérant avec pitié le triste asile de
nuit. Dans ces salles où tant de splendeurs, de puissances et de
grâces ont reçu l'hospitalité quelques semaines, elles reçoivent pour
une nuit les plus déshéritées de leurs petites-filles. Je n'essaierai
pas de vous émouvoir avec le tableau de la douloureuse veillée ; un
de nos maîtres, des mieux aimés ici, l'a refait naguère, et il sait
peindre. Mais la grand'mère , qui n'a pas eu le plaisir d'entendre
notre ami, demande à l'un des portraits d'aujourd'hui ce que nous
faisons pour cette infortune; curieuse, elle s'étonne sans doute à
l'aspect du salon moderne et s'enquiert de notre condition. Notre
contemporain répond que nous sonmies une démocratie. La grand'-
mère, qui ne se piquait pas de grec, ne comprend pas très^bien ;
son interlocuteur lui explique que la démocratie est une société
organisée pour l'abnégation, le sacrifice, la protection des plus fai-
bles, l'assistance aux malheureux. — n Que ne le disiez-vous tout
de suite? fait la grand-mère. J'appelais tout cela d'un autre nom,
qui vient peut-être du grec, mais en passant par l'évangile; je l'ap-
pelais la charité. Hais les mots importent peu : nous sommes d'ac-
cord, secourons ces pauvres femmes. » — Si Ton comprenait que
les deux mots doivent avoir le même sens, grand'mères et petits-
fils seraient bien près de s'entendre.
Eugèiie-Melchior de Vogue.
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LES P&OGRÈS
BB Ek
MICEOGEAPHIE ATMOSPHMQÏÏB
lMOr9*»UmimvîwpuéhP€Umo9phère,^pÊBtm.^.m(piÊLP$^
Depuis cinquante ans* c'est-à-dire depuis les premières recherches
d'Ehrenberg et de Gaultier de Glaubry sur la nature des poussières
atmosphériques, on a vu se produire un grand nombre de travaux» de
râleur diTerse* qui nous ont peu à peu familiarisés avec l'idée de cher^
cher dans l'air les germes des maladies épidémiques. Le mot de
Pringle, que « l'air est plus meurtrier que le glaire, » semble se réri-
fier de plus en plus, liais Ton ne se borne plus à parler raguement de
• Pair impur » des grandes villest des o miasmes » qui infestent les
salles d'h6pitaux; il s'agit désormais de saisir sous une forme visible
l'ennemi qui se cache dans l'air» d'établir le signalement qui le fera
reconnaître, d'étudier les moyens de Texterminer. Ce sont les admira-
blés travaux de IL Pasteur qui, phis que tous les autres, ont contribué
à répandre ces idées et à stimuler les efforts des chercheurs en nous
apprenant à découvrir dans les poussières aériennes ks germes des
fermons, à les isoler, à les récolter, à les soumettre à des cultures
qui les multiplient. Et l'un des progrès les plus utiles parmi ceux qui
procèdent de cette féconde impulsion, c^est la créatioa du service
de micrographie atmosphérique qui a été ^inauguré en 1875 à l'obser-
vatoire de MontsouriStCiommencées d'abord par H. Schœnauer, les ana-
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LA MIGROGRi^HIE ATMOSPHÉRIQUE. AÂ3
lyties* microseopiques de l'air ont été continaées à HoQtsouris, depaiâ
1877, par IL P. Uiquel, qui Tient de résumer dans une belle publia
calion tes résultats de ces buit années de recherches. Avec on tel goide*
nous pouvons essayer, sans trop de risques» d'eq^serbrièTement Félat
de la question.
Les sédimens que charrient les fleuves aériens efifrent nn mélange
complue et inOniment varié de poussières minérales» de débris orga-
niques et d'organismes vivans de nature animale ou végétale. Les
particules inertes fournies par le règne minéral se présentent le plus
souvent sous la forme de firagmens irréguliers à arêtes vives et tran-
chantes, dont la grosseur varie depuis le graijst de sable visible à l'oeil
nu jusqu'aux poussières les plus fines. A cette limite d'extrême divi-
sion où le microscope lui-même semble impuissant à en définir les
contours, elles se distinguent à peine des germes de bactériens, et
l'observateur serait fort embarrassé d'en déterminer la vraie nature,
s'il n'existait pas aujourd'hui un mode d'expérimentation qui permet
de suppléer à l'insuffisance des moyens optiques, je veux dire la cul-
ture des microbes, pratiquée avec tant de succès par M. Pasteur et ses
disciples. C'est par les eosemencemens que l'on parvient à démontrer
l'existence des germes qui se dérobent à l'investigation directe.
Les procédés employés pour recueillir les poussières atmosphéri-
ques se sont graduellement perfectionnés sous la main d'une foule
d^expérimentateurs habiles. Le moyen le plus simple coosiste à expo-
ser à l'air une plaque de verre enduite d'un liquide i;luant; une autre
méthode revient à examiner l'eau de pluie, la neige ou la rosée artifi-
cielle qui se dépose sur un ballon de verre rempli de glace. On n'ob-
tient ainsi, avec beauoôup de fatigue, que des résultats insignifians.
Pour arriver à récolter en peu de temps des quantités notables de sédi-
mens, il faut recourir à des appareils que traverse un courant d'air
provoqué par une trompe ou tout auti^ système d'aspiration. Tels s<mt
les divers appareils collecteurs fondés sur le principe de l'aéroscope
de Pouchet et munis de compteurs qui permettent de mesurer le
volume d'air aspiré. Pour retenir les poussières que charrie le courant
d'air, on emploie généralement des lamelles glycérinées:
La goutte de glycérine qui contient la récolte étant portée sous le
microscope, on y constate d'abord la présence des sédimens inertes
qui en constituent d'ordinaire les élémens les plus abondans. Gonmie
ra!vait déjà remarqué M. Pouchet, ces élémens bruts des poussières
sont caractéristiques de leur lieu d'origine : l'air des appartemens
habités tient en suspension des brins de soie, de cotoo, de chanvre,
de laine; dans l'air des rues, ces épaves microscopiques de la civilisa-
tion deviennent pkis rares et sont noyées dans les détritus terreux; i
la campagne, des fibres d'écorce ou de végétaux en décomposition pré-
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iAi REVUE DES DEUX MONDES.
dominent dans le mélange. D'autre part, le poids des sédimens récol-
tés aux champs est, pour un même volume d'air, plus faible que celui
des poussières récoltées en ville, ainsi que Pavaient déjà démontré les
expériences de M. G. Tissandier. M. Miquel ajoute que, d'après ses pro-
pres expériences, la quantité des poussières atmosphériques diminue
tellement après les pluies, quMl faut renoncer à en évaluer le poids, au
parc de Montsouris. Cette diminution porte principalement sur les
matières inorganiques.
A côté des sédimens de nature terreuse, charbonneuse, ferrugineuse
et des débris de toute sorte enlevés par le vent à nos habitations, les
poussières renferment des poils de végétaux, des fragmens de duvet
ou d'écaillés, des pattes d'insectes, des dépouilles d'acariens, etc. ; il
est beaucoup plus rare d'y rencontrer des œufs ou des cadavres d'in-
fusoires nettement reconnaissables. Pour démontrer l'existence des
œufo d'infusoires dans les poussières atmosphériques, il faut généra-
lement recourir aux procédés d'ensemencement, par lesquels on par-
vient à les faire éclore dans des sortes d'aquariums minuscules. Par ce
mot dHnfusoires on entend ici des animalcules microscopiques qu'il
ne faut pas confondre avec les bactériens, rangés désormais parmi les
cryptogames d'ordre infime.
En dehors de ces œufs, si rarement vus, et des germes de bactéries,
toujours fort difficiles à saisir, comme nous l'avons déjà dit, le micro-
scope fait découvrir parmi les sédimens atmosphériques plusieurs classes
de corpuscules organisés, parfaitement visibles avec des grossissemens
de 100 à 500 diamètres et qui peuvent être classés comme il suit : l*" de
simples grains d'amidon ; 2» des pollens incapables de germer, mais
propres à féconder les ovules de certaines plantes; 3^ des spores de
cryptogames capables de germer et de former une moisissure , une
algue, un lichen déterminé ; enfin 4^ des végétaux complets, tels que
les algues vertes, les conidies, les levures, les diatomées, etc.
Les pollens, fort répandus dans l'air au printemps et en été, tendent
à disparaître à l'approche de l'hiver. A Paris, pendant Tété, on en trouve
souvent de 5,000 à 10,000 par mètre cube. La rareté des pollens carac-
térise les poilssières recueillies en hiver ou dans des lieux fermés.
Parmi cette armée de corpuscules organisés, le contingent principal
est fourni par les plantes cryptogames, dont les spores oflrent une
grande variété de formes et de modes d'assodation. Pendant l'hiver,
ces spores sont habituellement vieilles et rares, au moins par les
temps humides. La température douce des mois d'avril et de mai
donne un premier essor à la végétation cryptogamique, et l'air se
charge alors de jeunes spores auxquelles succèdent plus tard les
grosses fructifications qui persistent durant tout l'été.
Pour établir aussi exactement que possible la statistique des spores
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LA inCROGEAPHIE ATMOSPHEBIQUE. hkb
aériennes des moisissures, M. Miquel a pensé que le procédé le plus '
sûr serait de les compter directement sous le microscope. En effet, la
méthode des ensemencemens fractionnés, employée faute de mieux
pour l'évaluation des germes de bactéries à peine visibles au micro-
scope, a le défaut de ne rien nous apprendre sur les microbes inca-
pables de se multiplier dans les liquides adoptés : on sait qu'un grand
nombre de semences de lichens, d'algues et de champignons ne se déve-
loppent jamais dans les sucs ou les bouillons où se plaisent certaines
mucédinées, et Ton risque ainsi d'obtenir des résultats fort incom-
plets. En comparant entre eux le nombre des spores germées dans les
liquides en question et celui des spores comptées au microscope,
M. Miquel a trouvé que le premier était au second comme 1 est à 20;
d'où il faut conclure que, sur vingt semences introduites dans le bal-
lon, dix-neuf y restent inaclives et passent inaperçues. Il est vrai,
d'autre part, que dans les dénombremens directs on ne peut guère
éviter de comprendre les spores infécondes tuées par la vieillesse et
la sécheresse. Mais la numération des spores, répétée souvent dans le
même lieu et dans des conditions identiques, peut au moins nous
éclairer sur leurs variations, et c'est là l'essentiel.
La comparaison des chiffres obtenus à des jours différons montre que
la fréquence des spores tantôt se maintient stationnaire, tantôt pré-
sente de brusques variations. Si, à telle époque, le métré cube d'air
n'en contient que 1,000 ou 2,000, à d'autres momens leur nombre
peut s'élever à 100,000 ou 200,000. Le maximum s'observe d'ordi-
naire au mois de juin (35,000 spores par mètre cube d'air pour la
moyenne de cinq années). Pendant l'hiver, le nombre des spores de-
meure relativement bas, surtout par les temps froids et humides, tan-
dis qu'en temps de sécheresse l'air se trouve souvent assez riche en
vieilles semences que les vents soulèvent en balayant le sol. En été,
les alternatives de sécheresse et d'humidité produisent des effets tout
différons. Les pluies qui surviennent quand la température est assez
élevée pour favoriser le développement des végétaux inférieurs rajeu-
nissent les vieux mycéliums, les graines de cryptogames, qui né tar-
dent pas à fructifier et à livrer aux vents les millions de semences
qu'elles ont engendrées. Si les pluies viennent à manquer, les para-
sites privés d'air s'étiolent et meurent, et les spores aériennes dispa-
raissent peu à peu. Quelques observateurs cependant ont cru pouvoir
aflirmer que les pluies d'été purifiaient l'air et le débarrassaient de
ces végétaux parasites ; c'est qu'en effet une forte pluie entraîne vers
le sol la plupart des poussières que l'air tenait en suspension; mais,
quinze heures après ce lavage, on voit les semences reparaître cinq ou
dix fois plus nombreuses I C'est ainsi que s'expliquent les contradic-
tions apparentes qu'on relève dans les faits observés par quelques expé-
rimentateurs habiles. En dehors de la température et de l'humidité, la
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kh& BfiVOB DÊB J>WL M0En>BS^
djiectioa da wai paraît Meore exmcBt wa kifltteiue> mu^foèa aorfai
ijiéqiiiiacd: dea vfiOfM ûam Vair do Montarada : la Teite du naod^ qui
parrwiment h* FobaerratûirQ; sqpiffte atioir tmiisé Pani sumnt Fuu àa
aas-DBaoyds dwaièiret, sont toi^jMn^ Mto dau^éB de poufiattmB oi^gen
iiM€is« cii(^ prcme ({Oi) Im tUIés. popufevse» cooMt^ent tn krals
««Ma ivrdegiid'iiifaGikm ^te supémttirk Gain de l!a(tm«ipbèieid69
cbaaipiEk En; prewot les. m0ir»Mft d!iMK piolixla dat tron aiMiéfiB^
IL Miimial a tm^rà las cbiffines mmmi pour k» speiMi GûBtaAuea dons
UA màtre^eube i'aîr» ^Momsoai&a :
Mtot. PriiitAmpf. Été*. Automne. Année.
MOO' la^oao 9^ooo> 9^,800' ii,â09
La moï^mi)» gteéBate ast d^^mTOiit l&,tM poD mkire eibe (114 par
Ite^ sœaÉs an tesaaft conq^ de ca fait cpie hea aéroscope»^ laiaaaai
éabappQir au moins Ift isoitû A»|ifiritoaMrtinaaphèiiqut», il aettbto
qua» Bfius^ aeransi pluB paè» dtoi b) irintè» «a partaot 1b> wHBbrti uM^m
de» spaoefteDDleftiiett dfiusiuDlitffatd'ak'k SOc.
Qttajal h ht ditacBdûalioa eante deioaa^aporaa^ qui seraic du reaaoK
des botanistes de prefèBstniv Mi Miquel Va pimsoireiMBt taîssèa* de
cM.. i. Le aMTOgiaphe* qmi veudû s'eoeopas stoieusesMiir 4e leur
6tude,. dilril,. tnaiurora^. j'em suet pcrandé^ de Boabrens fsit&ioléree-
aaDB à p«i>lrâr.. Il Testai par esemple^ plasieaFs eipèee» d^al^gues et de
cbaflifignMs aft £aiee raeee k oertaiM» époquesi de l'annôe ei abonder
daofi d'auliea*; il venra ploeieuiB aspèca&de mioDopbytae enyahir p»e»>
que eeudainemeAt ral«iosphère,8'y; maiïUABir tnfts frdqiwntes pendant
deus^eu ttoie^ane^ puia diapataltre oib da^ensr dfune; extrême rareté;
A.vac le* aeceuns dea aiiroacepes, il lui sera. aisé, de découvrir dîna l'air
de o^riaines rigiomi ks graines éb qmelqiaeamoiaiBsuresBedoiite«i>dBS
agricutteui».... Au poifcit de vue dsili'bygièae ^idaPè^ologaedequei-
fuee aflbclienB oooiagieiiBeev ili na paralii pan étaMi que les- speres ai
diverse» iataeduitefl dans notve éoaaomie^ amooBobre do^SûO^MOpar
jouir eui dft lOft millioQS par an^ soient de l'innocuité k plttstparCrite.
L'appeidtion du mugnel dans tobouebof dea^ jeunes ente» et daa» les
¥oiea ceapiratoirea des mourans semble bien démontorer qua lev unir-
aioanrea font auaÉî partiei de 1» daese deapureatees^piêta à enwhip
notce oigamame dèa qu'il prteente uai peint ¥uloé9alike> ou* de< faible
rtataCanoei m
Eni sommes, le rôle de cea végétBor microaoopiquea senbla pouitant
Mee baaacoup meinai important qu« cefaiiidea beettriesi dent il sera
bieiiÉ6t qntestioQ. Leur miasion aqiparente eat de nous' débarraasar
promptemeat d'unof foule de subataooes^ mortes: qui enoooribmie le
sok Danal^air des! égouts^ ikscmti plus rares qu'on o« l'aavait cra :
leur nombre moyen s^y Hq^proebe deoelm q«i'a4é(é aoté peurFair du
pare deiMontsearii^; maia aeownl anad on le ttoum piu^ftUbtar Dani
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Iià MIQMKitAPBIl ATMOSraéUQUE. Ukl
\mwAm 4e PHttCoi-^tteii,^» a eomplé m mtfydiioe 5 ^mtos pv lftr#
d^tlr; aoi Utoratoiref de Bioiiteouris, k |Mloe t syorei pu Mtre# Od
voit q«e tes semencee tifpion^wiiiyifii awi bea«ooitp plus rtrit deof
les a^Mnphières confinées qofà Pair libre* L'analyse micresccçique des
poosBièrss répandues anr les venbles de nos appartamenscoadiBl k
des résoUats anatognes» U n'en eaCpae msiDSTrai i|ae, dans les duos*
baes <le maladee^ ces ponesièies ponrraiem coneerfer pendant lony*-
tevpa ées génies d'mfeotion et mériteraient 4^tee études, i oe
peint de tue, avec le plus grand «lin«
Mons arrifiene à la partie la pku intéressante des red^rebes de
M. Afiqnel, qui a pour objet Pétade des germes de bactériens répandus
dans l'air. Laôsant de côté les nombrenses class^keatioos, plus on
moins arbitraires, qui ont été proposées par divers botaoisCes, M. Miquel
se centeirte de ditiser eesorganiemes saicroseoptqucii en mkreoootus,
bactérinas^ badUes et vibrions. Les nicrocoecaa se présentent ordif
Édrement sons la tonne de cellules gtebnleases, privées de mouvemens
sqpontaanés^dont lesdimendonsne dépassent pas quelques millièmes de
millimètre; les microbes de œ groupe sont ceu qui domineotdans l'air
de Paris. Les badériumsaffectent la forme de bMennets courts, mobiles,
isolés on réunis eoitre enx, an nombre de 4601 à qaatre articles. Lers-
qnfUs d)endent dans une infnsion, ils y produisent, en ee crotsant en
teoseenst une sorte de fourmillement. 11 devient eouTentdiffidle de les
distingnev des bacilles, qui sont formée de cefinles disposées eo fila^
mens c^des de kmgaeiff indéterminée. Les bacilles sont, les uns im*
mobiles (oomme la bactéridie diarbonoeose de VL DaTaiae), les autres
mobiles (comme le ferment butyrique de M. Pastenr) ; é cOté des badUes
àfilamens iniques, on rencontre encore des badlles rameux. Ëoin,
H. Biliquel réserve le nom de trîèrwms au organismes ûlamenteux nous,
ondalaos, qui se meuvent dans ks infosione à la manière des angnSles,
tandie que M. Pasteur comprend sous cette dèoominatioa une fouie de
bicaies.
Cette classiâcalio](, fondée simplement sur des caractères exté*
riemrs, a Favantage de ne pas trancher prématurément des questiens
qui ne pourront être élucidées que lorsque nous connaîtrons mienx les
phase» variées de lagerminatien et de lacroiasanoe de ces êtres infimes,
les modifications qu'ils peuvent sabir sous Pinflnence d'une nurtrition
riche oi pauvre, de la 4empératurey des sgene chimiques, etc. Cette
étode difildie est à peine ébauchée, e4 une obscnrité profonde règne
encore sur la filiation des espèces bactériennes, ainsi que snr les trans-
férmations dont elles sont susœptibies.
Les aéroscepesv d'un nsage fort commode pomr Fétnde statistique
des spores de cryptoganws tdles qne les moidsiores, les algues vertes,
les lichens , deviennent insottsane lorsque s'agit de compter ces
germes de bactériens, qu'un voile à peine translucide cache encore
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A&8 lŒTUB DES DEUX lf(»fDE8.
à nos yeux. Après avoir longtemps expérimenté cette méthode d'obser-
vation fatigante et le plus souvent illusoire» H. Miquel s'est définitive-
ment arrêté à celle des ensemencemens, préconisée par M. Pasteur. 11
se sert, à cet effet, de tubes à boule, contenant une liqueur putrescible,
préalablement stérilisée, et dans lesquels Pair est introduit par un
aspirateur. Le passage de Tair une fois terminé, Porifioe d'entrée doit
être scellé à la lampe, tandis que l'extrémité opposée du tuba reste
bouchée par un tampon d*amiante. Le petit ballon ainsi ensemencé
est alors placé à l'étuve, et son contenu s'altère ou ne s'altère pas, sni«
vaut que l'air aspiré était ou non chargé de germes. Chaque expérience
étant faite sur 50 tubes à boule, dont chacun reçoit le même volume
d'air, on admet que la richesse de cet air en germes est indiquée par
le nombre des tubes dont le contenu s'altère.
Tel est le principe de la méthode des « ensemencemens fractionnés, n
Elle suppose, avec raison, que chacune des conserves qui se sont alté-
rées a reçu au moins un germe ; mais il est clair aussi qu'elle a pu en
recevoir davantage. M. Miquel s'est parfaitement rendu compte de la
justesse de cette objection, qui repose sur la distribution inégale des
corpuscules dans un volume d'air donné. « Aussi faible qu'on le sup-
pose, dit -il, le poids des poussières introduites dans un seul ballon
peut renfermer deux, trois ou plusieurs germes de la même espèce,
qui ne sont, plus tard, comptés que pour un seul. Quelquefois aussi
plusieurs spores diverses peuvent adhérer ensemble, et celle qui germe
le plus tôt peut entraver le développement des autres, en envahissant
rapidement le milieu où elles sont semées en bloc. Souvent il arrive
aussi que Pair, abondamment pourvu de graines de moisissureSi en
apporte plusieurs espèces capables de croître dans le bouillon neutra-
lisé, d'absorber rapidement l'oxygène dissous dans le liquide, et de
priver ainsi les germes atmosphériques des bactéries d'un élément
nécessaire à leur éclosion. Généralement cependant, les moisissures
croissent lentement dans le bouillon privé de toute acidité, et les bac-
téries prennent vite le dessus. » — Ces causes d'erreur font que les
nombres obtenus restent souvent au-dessous de la réalité; on pourra
toutefois admettre qu'ils indiquent d'une manière assez exacte la
richesse relative de Pair à des époques différentes, si l'opérateur a
soin de se placer toujours dans les mêmes conditions d^expérience. Ce
qui semble prouver que les germes sont d'ordinaire répartis d'une
manière uniforme dans le milieu ambiant, c'est que quatre ou cinq
groupes d'expériences effectuées dans le cours d*une journée et au
même endroit donnent des résultats à peu près identiques, si le vent
ne varie pas, et si Pair n'est pas, dans l'intervalle, lavé par la pluie ou
par une chute de neige. 11 en serait autrement si Pon admettait, avec
M. Tyndall, Pexistence de ces nuages ou essaims de bactéries, que le
célèbre physicien anglais veut avoir observés à l'aide du « plateau des
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LA MIGB06RAPHIB ATHOSPHiRIQUB. A&9
cent tubes. » C'est une sorte de damier garni de œnt tnbes à essai qui
renferment des infusions préalablement bouillies; en le laissant exposé
à Tair» on constate que les tubes sont attaqués d*une manière très
inégale, et M. Tyndall en conclut que les germes flottent dans l'atmo-
sphère par groupes et par nuages qui se succèdent d'une manière plus
ou moins capricieuse. Mais ce mode d'expérimentation n'est pas assez
précis pour conduire à des résultats concluans. « Pour ma part» dit
M. Miquel, je ne crois pas aux nuages de bactéries, dont je compare
Texistence éphémère à la fumée des usines, diluée dans l'atmosphère
au fur et à mesure qu'elle s'échappe du foyer qui la produit, surtout
si le vent a quelque force. » En attendant qu'on trouve un procédé plus
sûr, on pourra donc se servir avec confiance de celui qui est journel-
lement employé depuis cinq ans par les habiles expérimentateurs de
l'observatoire de Montsouris.
Mais les précautions dont il est indispensable de s'entourer pour
obtenir des liquides nutritifs parfaitement stérilisés avant l'ensemen-
cement ne sont pas aussi simples qu'on l'avait longtemps supposé. La
température de l'ébullition est en général insuffisante pour tous les
germes contenus dans ces liquides, et s'ils restent parfois limpides
après un chauffage à 100 degrés ou môme à 70 degrés, cela prouve
seulement que les germes qu'ils tiennent en suspension n'y trouvent
pas les conditions favorables à leur développement ; pour se convaincre
de la persistance de cette fécondité latente, il suffit d'ensemencer avec
une goutte de ces liquides un bouillon parfaitement stérilisé. La tem-
pérature nécessaire pour détruire sûrement les germes des microbes
les plus réfractaires à la chaleur humide n'est pas inférieure à 110 de-
grés; encore faut«il la faire agir pendant deux ou trois heures, car des
germes de bacilles peuvent résister dix minutes dans l'eau chauffée à
près de 140 degrés. Gomme ces températures élevées auxquelles il
faut soumettre les infusions végétales, bouillons, jus de viandes, ^,
pour les stériliser, ont pour conséquence d'altérer les substances albu-
minoldes de ces liqueurs, on a cherché d'autres procédés pour obtenir
des milieux nutritifs sans germes, et M. Pasteur en a indiqué plu-
sieurs : on arrive, en effet, au môme but en extrayant directement,
avec certaines précautions, les liquides animaux de Torganisme des
êtres vivans, en faisant digérer de la viande fraîche dans de Teau por-
tée au préalable à 110 degrés, en filtrant les sucs ou les jus de viande
à travers du plâtre, de l'amiante, etc. En somme, on possède désor-
mais plusieurs moyens de préparer sûrement des liquides purs de
tout germe et capables de favoriser l'éclosion des bactéries aussitôt
qu'ils en sont ensemencés.
A l'observatoire de Montsouris, les tubes à boule ensemencés sont
placés sur des supports et rangés sur les étagères d'une étuve main-
Tom LTH. -* 1883. 29
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£50 UfUE MB DEeX HORDES.
tenue coDStaflOteeiH à «ne lempérature 4e 99 à 55 4egp68, qui paraît
faTcmbleaadé^loppemeDt de la plopart des bactéries. La éKirée ^uxcar
batioB, fort variable, etiie ph» souvent de 2 à 5 joure; il est assezrare
de y(^ af^parallre les sIgMSd'iJifëpafâon au bout de vingt-quatre heares,
et eucore plus rare de vonr une conserve se troubler seulement au bout
drim mois. A Montseuris, ce D(*e6t que vers le quarantième jour que
les conserves restées stériles sont éëittitiwment supprimées, ce qui
est pk» que suffisant pour assurer la rigueur des statistiques. Mais pour
obtenir des chiffres comparables, 3 "feut us^ toujours du même liquide
nutritif, car le degré de sensibilité ou d'altérabîHté des divers liquides
employés pour les besoins de la micrograpbie varie beaucoup, .^si
M. Miquel a trouvé Tinfusion de foin, tant vantée, 33 fois moins sen*
sible que le bouillon liebig neutralisé; ce dernier, à son tour, Fest
k fois moins que le bouillon de bœuf neutralisé, et 7 fois moins que le
mémo bouillon neutralisé ei Balé au centième. On remarquera Pac-
croissement de sensilnlité que produit id une faible dose de sel marin ;
il parait, en effet, que le cblorurede sodium, km de gêner révolution
des germes de microbes, la favorise au contraire, mais seulement quand
la dose de sel est modérée; le maximum d'altérabilité a lieu pcm la
proportion de 7 à 8 grammes de sel par Etre; au-delà de 18 grammes,
le sel agit comme antiseptique. — Le jus de veau, stérilisé par filtration
sur le plâtre à la iwnpérature ordinaire, a été troové 13 ibis plus alté-
rable que le bouillon Liebig stérilisé à 11* degrés, qui sert de type de
comparaison (i). Il semble d'ailleurs qae les liquides pourvus d'un
degré de sensibilité élevé favorisent d*une manière spéciale le rajeu-
nissement des bactériums, dont on voit alcNTS augmenter la proportion
par rapport aux bacilles et aux HHcrocoqtœs.
Ce qui vient d'être dît suffit pour montrer avec quel soin sont exé-
cutées les recherches statistiques qui se poursuivent à Montsouris, et
combien d'efforts ont été faits pour écarter toutes les causes d'erreur. Il
semble donc que les moyennes établies par M. Uiquel et ses collabora-
teurs puissent être acceptées avec confiance. En les comparant avec la
température, rétat de sécheresse et d'humidité, etc., il est facile de sai-
sir des relations constantes entre le diittre des microbes et divers états
météorologîqnes bien tranchés. En général, le chiffre des bactéries,
peu élevé en hiver, croît au printemps, reste haut en été et baisse rapi-
dement à la lin de Pautonrae; cependant les variations sont moins
régulières que dans le cas des moisîssun^, comme le montrent les
moyennes mensuelles relatives à la période triennale 1889-1882, qae
nous mettons en regard des moyennes mensuelles des spores de cry-
ptogames, pour la période quinquennale 1878-1882 :
(i) lA degré de sensibilité d*an liquide une foîi déterminé pw les comparaUonS|
les résultats qu*il fournit peufent être réduite an liquide normal (boaUlon Uebéf).
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LA lœiOMJPHIS ATXOSSaÉBIQUE* JWUL
Ofonm, SâctédAs*
Janider. 48 745a DéKâmbre.... 50 7,030
Tôvrier Z3 7,090 Noyembre... «8 8,010
mÉtn 67 5,48(r Oetebre f70 fl,330
ilwS. 81 1^0 SëpCemlifei.. M» 1(^039
II» ^«. 10» i2;m Aott ,.....». ao 2a,;Me».
Jain 51 35,030 JaiUet 95 23,160
Les irariatioBS du nMilnre des bactâries bobI CBCore bien plus capri-
cieuses lorsque Ton consîdôre séparément les moyennes mensuelles
de chaque année :
Atrif
fU
1880.
56
f05
ao
53
1881.
48
8»
100
1882.
60
49
21
43
LB80-88.
55
H9
Joiib.. »..•....
51
Juillet
0&
00 s'assure aiséaieBâ que ces* ûuctuattonfi dépesdent des ahenuh
tives de sécheresse et de phiie. ContitiEement à ce qui se remarque
pour les sporeftdes naoïsissures^ le chiffre de» bactéries^ faibte en. temps
de pluie,, s'élève toi^oors peodant k sédtesesse. Cela tieat sans doute
au. QM>dfi de végétation dea mkvobea, qui rechcrcbent les milieux
bumsdes, les substances iaibibées de sucs, que le» vents n'arrachent
pas. faeiteiMni du sol mouillé; il en résulte que l'air ne oomiaence à
s'en peupler que lorsque toulie humidîté a disparu du sol. On peut
cep^ûdaut constater que les chaleur» foctea et continwef amènent «ne
diminutioD da nombre des baetéiieer dtoi elles affaiblissent évident-
ment la vitalité. La force et la divecUM du vent ne sont pae non plus
SSAA inAueoce sur lee résultats obtenus, surtout quand le sol est see
et friable.. Les statistiques de Montaottriftpreuveot que rait le plus pur
vient du sud, du côté d'Arcueil (/i2 microbes par mèlre cube),, tanîdis
que Tair le plua impur arrive ^ Borà^est,. des coUmes de BeMerille
et da la Villette (152 microbe&per mjètre cube).
Voici eafin les moyeunes trimestrielles [obteuMea depuis Fhif er de
1879-4880.
Automne.
mver.
Printemps.
âté.
Année.
itf
83
7e
92
84
Sa soMme^yair ém parc de Hontaourisi renferme donrpar mètre
cube bk bactéries rajeiioiasablef dans le bouMton Liebîg (f>.Mais l'in-
poreté de l'air va es cioîssaiit à mesure qv^n se rapproche du centre
4e la idHe. Deux années de recberchres comparatives exécutées tdmul-
(1> Oa pré» de OOS ndcrobefl qnf pouiTaient éclore dans le bouillon de bœuf cbmrgé
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&&2 RETUI BE8 DEUX KONDES*
tanèment à Montsouris et à la rue de RiTOIi, avec de l'air puisé au mi-
lieu du parc et pris à la mairie du IV* arrondissement, à k mètres au-
dessus de la chaussée, ont prouvé que l'atmosphère centrale de Paris
est neuf ou dix fois plus chargée de microbes que l'air pris daii9 le
voisinage des fortifications. C'est ce que montrent avec évidence les
moyennes suivantes :
Automne.
Hitor.
Printemps.
EU.
Année.
Kontfonris
89
56
57
100
76
Rue de Rivoli. . .
760
410
940
920
750
En considérant les résultats journaliers, on constate des variations
beaucoup plus marquées : les minima, pour la rue de Rivoli, peuvent
descendre au-dessous de 20, et les maxima dépasser 5,000 germes par
mètre cube (aux époques de sécheresse quand les voies publiques n'ont
pas été arrosées). Mais, ds^ns les régions supérieures, l'air parait être
toujours remarquablement pur; au sommet du Panthéon, M. Benoist
a trouvé deux fois moins de germes qu'à Montsouris.
Ck)mme on vient de le voir, l'infection de l'air est habituellement dix
fois plus grande dans l'intérieur de Paris qu'à Montsouris. Les analyses
effectuées au cimetière de Montparnasse n'ont donné que des nombres
doubles de ceux de Montsouris; il semblerait donc que les cimetières,
loin d'être des foyers d'infection, sont plutôt mie cause d'assainissement
des grandes villes, au même titre que les jardins publics. Cette conclusion
a été pleinement confirmée par des expériences directes qui ont démon-
tré que des masses d'air, chassées à travers un amas de terre saturée de
substances putrides, restaient néanmoins aussi pures que l'air filtre par
une bourre de coton. On n'aurait donc à redouter que les microbes que
la pelle du fossoyeur amène accidentellement à la surface du sol.
Les neuf dixièmes des bactéries qui existent dans l'air de Paris pro-
viennent des poussières accumulées dans les maisons et de la boue des-
séchée des rues. La poussière des rues s'insinue continuellement dans
l'intérieur des maisons, qui la restitue à l'air ambiant au moment des
nettoyages, échaage incessant qui perpétue fatalement l'infection de
l'atmosphère des grandes agglomérations humaines. Un danger des plus
graves vient des virus figurés qui s'amassent dans les chambres des ma-
lades, et qui ont pour origine les desquamations, crachats et déjections
de toute sorte, desséchés et réduits en poudre impalpable qui pénètre
partout. Après la mort des malades ou leur guèrison, on se livre à un sem-
blant de désinfection qui ne détruit rien, et des germes d'épidémie peu-
vent ainsi rester longtemps cachés, en conservant une funeste vitalité.
Mais le danger qui réside dans les immondices dont le sol des grandes
villes est saturé et qui infestent les rues, n'est pas moindre: de là l'im-
portance d'une solution pratique du grave problème des vidanges. En
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LA MIC3I06RAPHIB ATMOSPHÉBIQDE. &&S
toat cas, M. Miquel est d'avis que le moyen le plus efficace pour purifier
l'atmosphère des villes consiste à conduire sans délai à l'égout tout ce
qui est déjà putréfié ou susceptible d'entrer en putréfaction.
Malgré les récentes découvertes de M. Davaine, de M. Pasteur, et de
quelques autres savans, les rapports qui existent entre les bactéries
de l'air et les maladies zymoHques (maladies causées par un ferment)
sont encore enveloppés d'une grande obscurité. On n'a encore réussi à
démontrer l'existence d'un microbe spécifique que pour un très petit
nombre d'affections. M. Miquel a essayé de simplifier les termes du
problème en se contentant de confronter les fluctuations du nombre
des bactéries avec celles du chiffre des décès enregistrés à Paris
depuis trois ans et attribués aux maladies suivantes : fièvre typhoïde»
variole, rougeole, scarlatine, coqueluche, affections diphtériques, dys-
senteriê, érysipèle, infection puerpérale, diarrhée cholériforme des
jeunes enfans. Cette comparaison a montré que les crues des microbes
sont presque toujours suivies, à courte échéance, d'une aggravation
de la mortalité, sans qu'il y ait cependant un rapport direct entre le
chiffre des bactéries et celui des décès. C'est une question qui demande
évidemment, pour être tranchée, des recherches longtemps continuées.
Au point de vue de l'hygiène, un intérêt particulier s^attache aux
expériences instituées dans les salles d'hôpitaux. M. Miquel a effectué,
depuis 1878, un grand nombre d'analyses dans les salles de THôtel-
Dieu et de la Pitié. A l'Hôtel-Dieu, les moyennes mensuelles ont varié
depuis &,000 jusqu'à 7,500, quand l'air du parc de Montsouris ne con-
tenait que 82 microbes par mètre cube. A la Pitié, les moyennes,
beaucoup plus élevées en hiver qu'en été, approchent parfois de
29,000; la moyenne générale, déduite de quinze mois d'observations,
est de 11,000 microbes par mètre cube d'air. Pendant les mois d'été,
le nombre des bactéries est deux fois plus faible, sans doute parce
qu'alors les fenêtres restent ouvertes une grande partie de la journée.
L'atmosphère des salles se purifie alors, aux dépens, il est vrai, du
quartier environnant. On n'a pas oublié Tépidémie de variole qui, en
1880, s'était développée autour de l'annexe de l'Hôtel-Dieu, où était
installé un dépôt de varioleux,et qui, après l'évacuation de l'annexe sur
l'hôpital Saint-Aotoine, se transporta dans les quartiers contigus au
nouveau dépôt. C'est là un nouvel argument en faveur du déplacement
des hôpitaux et de leur installation en plein air.
L'atmosphère des égouts , comme on pouvait s'y attendre , a été
trouvée très chargée de bactéries. Dans l'égout de la rue de Rivoli,
l'air en contient constamment de 800 à 900 par mètre cube. Quant à
l'eau d'égout, elle renferme de 20 à 30 millions de microbes par litre,
et lorsqu'elle entre en putréfaction, elle peut donner naissance à un
nombre de bactéries mille fois plus élevé. Voici les résultats de quel-
ques analyses exécutées sur des eaux de diverses provenances :
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kbk BEFUE BBS DEUX MOtXMS.
Tapeur GondeiMéft a» Tâtiiosfààre 280parUtro.
Eau du drmin d'Asniàrai 12,000
Eau de pluie 16,000
Eau de la Vanne 02,000
Eau de la Seine, puisée à Bercy I,2M,000
U. pwisâe àAniàrot. 3,900,000
JEan d'égOQt, puisée à Clid^ 20,000,000
De pareils chiiïres montrent combien lliygiène publique est intéres-
sée à récoulement rapide du contenu des égouts, problème mal-
heureusement toujours à Tëtude. Le jour où il sera résolu, on verra
la mortalité diminuer, comme dans ces villes anglaises qui ont bra-
vement adopté répuration du sewage par l'irrigation des champs. En
attendant, il ne faut pas négliger Pétude des antiseptiques, qui per-
mettent de combattre Finfection locale. Les expériences de M. Mlqnel
fournissent déjà, à cet égard, de précieuses indications.
Les antiseptiques les plus puissans, dont une faible dose BufBt pour
arrêter ou pour prévenir Paltération du bouillon de bœuf neutralisé,
sont en première ligne l'eau oxygénée, dont Faction désinfectante a été
signalée par M. P. Bert et Regnard, puis le bichlorure de mercure, le
nitrate d'argent Viennent ensuite l'iode et le brome, quelques chlo-
rures métalliques, le sulfate de cuivre; le chloroforme, qui paralyse
les bactéries sans les tuer; Facide thymique, plus efficace que Facide
phéniqae; divers nitrates, Falun, le tannin. Parmi les substances mo-
dérément antiseptiques il faut ranger les fébrifuges tels que les sels
de quinine, Facide arsénieux et le salicylate de soude ; enfin, parmi
les substances faiblement antiseptiques, le chlorure de calcium, le
borate de soude et Falcool. Le sel marin, la glycérine, Fhyposulfite
de soude, ne méritent pas leur réputation. Parmi les gaz qui tuent
les microbes, il faut noter les vapeurs de brome, de chlore, Facide
chlorhydrique, le gaz nitreux.
Les faits et les chiffres qu'on trouve réunis dans le livre de H. Mi-
quel suffisent à justifier Fintérôt universel qu'inspirent les recherches
concernant les microbes de Fatmosphére, et à recommander les me-
sures hygiéniques fondées sur une vague intuition du rôle dévolu
à ces êtres mystérieux. Parmi ces mesures on doit comprendre la
suppression de toute usine insalubre dans le voisinage des grandes
villes, Famélioration des égouts, la démolition des habitations mal-
saines, Fagrandissement des cours et la réduction de la hauteur des
maisons, Félargissement des voies publiques, le remplacement des
pavés par des couches d'asphalte pouvant être lavées avec facilité, la
création de vastes parcs et jardins dans l'intérieur des villes. Quant à
la chirurgie et à la médecine, on sait le profit qu'elles ont déjà retiré
de toutes les mesures destinées à mettre les malades à Fabri des
effets malfaisans de Fair împUr.
R. Radau.
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REVUE DRAMATIQUE
LA. COKÉmE-FllANÇABE ET VARl DB I.A 1II8B BM SCÉNB.
ÊtwU ftir la nrisB «n seèn$^ par V. Emile PerriD, — préface an haltième yolume
(188Q âê8 Annahê du tMé$re tt de la mrnique, par MM. NoM et StouRig. Paris,
1883; Charpentier. ^
M. Éimie Perrin, admiiiistratetir-féiiéral de la Comédie-Françidset
esi on homme malicieux et gnre. Pendant près de trois années, qui
font cent cinqoante-siz feuUletona, il a estnyé sans bonger les répri-
mandes de M. Sarcey. Assurément Paverse ne tombait pas tontes
les semaines; au moins n'était-ce pas diaque lundi la grosse jrfuie :
souvent ce n'était qu'à peine qiidques gouttes chassées par un
vent oblique, après une de ces ecibetlies qui luisent sur l'Odécm.
IL Tadministrateur-général avait même ses lundis secs : le Vaude-
ville et le Gymnase ou, mieux encore, le Cbàleau-d*Ea[U avaient
donné la semaine d'avant du divertissement au critique. D'aiMeurs, à
parier sériensement, IL Sarcey ne considérait pas que le principal de
sa besogne fftt de molester M. Perrin : celui-ci, en somme, n'était pour
lui qu'un en-cas ; mais quel en-cas I C'était une merveilleuse conserve :
chaque fois que manquaient les viandes firatcbes, M. Sarcey la décro-
chait et s'en coupait une tranche. Pendant trois années, le patient
n'avait pas frémi; void que MM. Noël et Stoullig, rédacteurs d'une
sorte d'almanach des théâtres, demandent à M. Perrin la préface de
leur huitième volume: M. Perrin coneeni à l'écrire pour la dédier i
IL Sarcey, et de quel tour plaisant il récrit! Il est flegmatique et pince-
siBs-rire autant que son adversaire est eipansif et réjoui; à le voir se
mettre en travers au moment oi ce bonhomme âfùgn pensait rava-
ler, on croit imaginer une pantomime bisarre où le dravalier de la
Triste-Figure interrompt un régal de Sancho»
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A56 RETUB DES DEUX MONDES.
Pour commencer, le directeur félicite le critique sur cette « ténacité
qui est un des traits de son caractère, une des forces de son talent; »
pour conclure, il lui dit avec une assurance qui ne laisse pas d'avoir bon
air : (c II est convenu que je suis un administrateur néfaste pour la C!omé-
die-Française; vous le répétez à satiété^ vous tâchez de le persuader à
vos lecteurs. Eh bien I monsieur, je ne crois pas que ce soit Tavis du
public; je ne suis môme pas bien sûr que ce soit le vôtre, et vous m'ex-
cuserez de vous dire que ce n'est pas du tout le mien. » Ce commence-
ment et cette fin ont leur prix; entre les deux, cependant, il fallait
parler de quelque chose, et M. Perrin, membre de TAcadémie des
beaux-arts, a disserté sur la mise en scène : il a bien choisi son sujet.
En effet, nous savons que les griefs de M. Sarcey contre M. Perrin
sont de deux ordres différons : d'une part, la Comédie-Française ne
donne pas assez aux belles-lettres, elle est mal pourvue de nouveau-
tés, elle néglige le répertoire; d'autre part, elle donne trop à la mise
en scène, elle est trop occupée du décor et du costume. Sur le pre-
mier point, M. Perrin aurait peut-être quelque embarras à nier ; il ne
pourrait que réclamer le bénéfice de circonstances atténuantes, dis-
courir sur l'impuissance des auteurs et sur la « force des choses : »
es^il coupable si chaque saison ne produit pas son chef-d'œuvre et
s'il ne peut faire, pour préparer plus de reprises, que les après-midi
soient de vingt-quatre heures 7 Voilà, j'imagine, à peu près tout ce
qu'il pourrait dire; il ne pourrait soutenir, à rencontre de M. Sarcey,
que ks Rantzau^ les Corbeaux et Service en campagne^ avec Barberine et
les Portraits de la marquise, soient un bagage considérable pour toute
une année; non, quand bien môme on y ajoute les reprises de Mithri-
date, du Demi-Monde^ de la Famille Poisson et cette déconvenue doré-
navant historique, le Roi s'amuse. Mais, par bonheur, ce n'est point
aux griefs de cet ordre que M. Sarcey revient le plus souvent : il est
difficile d'écrire tout un feuilleton « sur la pièce nouvelle que la Comé-
die-Française n'a pas représentée cette semaine » ou « de la tragédie
qu'elle a négligé de reprendre; » on blâme les gens avec plus de com-
modité, plus de variété, plus d'abondance sur ce qu'ils font que sur
ce qu'ils ne font pas. D'ailleurs M. Sarcey veut se persuader que, si
M. Perrin ne monte pas plus d'ouvrages inédits ou ne remonte pas
plus d'ouvrages anciens, c'est parce qu'il est trop curieux de toiles
peintes, d'étoffes et de pas à régler; s'il n'est qu'un petit serviteur des
lettres, c'est parce qu'il est grand décorateur, grand tapissier, grand
costumier, grand ordonnateur de mouvemens scéniques. C'est là-des-
sus et sur tout le détail matériel des pièces qu'il donne, plus souvent
que sur ce qu'il ne donne pas, que M. l'administrateur-général est inter-
pellé par le critique : c'est donc là-dessus qu'il parait avoir plutôt à
répondre, et je comprends qu'il le préfère : il a plus beau jeu sur ce cha«
pitre. Au moins Sommes-Dous forcés d'approuver ce qu'il prétend faire
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RETUE DRAMATIQUE. &57
en ces matiôres, sinon toujours ce qu'il fait, et de déclarer que nous
approuverons tous ses actes lorsqu'ils seront d'accord avec son sys-
tème; au contraire, M. Sarcey, non content de blâmer les actes d'après
le système, — qu'il n'admet que pour les juger, — réprouve le sys-
tème absolument. Ainsi, M. Perrin, en choisissant ce terrain pour sa
défense, obtient d'abord ce résultat qu'il divise la critique.
Il se peut que, sur un point de fait, nous nous séparions de M. Per-
rin et que notre témoignage lui soit moins favorable que le sien propre;
sur le point de droit, nous pensons comme lui ; nous souscrivons à ces
théories que son adversaire n'accepte par hypothèse que pour l'en
accabler. Faut-il, pour marquer nos positions, choisir un exemple?
« J'ai donné tous mes soins, déclare M. Perrin^ pendant plusieurs
mois à la mise en scène de ce drame : h Roi Camuse. — Vous aves
eu tort, s'écrie M. Sarcey... — Vous avez eu raison, disons-nous. —
Mais, en admettant que vous eussiez raison, reprend M. Sarcey^ vous
n'avez pas réussi : la mise en scène du premier acte est froide et la
mise en scène du quatrième indiscrète. Vos seigneurs ne bougent pas
plus que des souches et votre tonnerre m'empêche d'entendre M^** Bar-
tet. — Point du tout, réplique M. Perrin; ici et là tout est parfait: ici,
le rideau tombe justement sur ce tableau de désordre que vous
réclamez; et là, je vous défle de trouver un tonnerre mieux appris
que le mien I » Notre avis, en l'espèce, est contraire à celui de M. Pad*
ministrateur; nous avons pour ses seigneurs et pour son tonnerre les
mêmes yeux et les mêmes. oreilles que M. Sarcey. Mais qu'importe?
« Mes seigneurs bougent, dit l'un. — Ils ne bougent pas, fait l'autre, n —
et nous ne les voyons pas bouger plus que lui ; mais l'important est
que Tun et Pautre sont d'accord sur ce point que les seigneurs doi-
vent bouger, et nous nous entendons avec eux là-dessus. « Mon ton-
nerre fait sa partie sans couvrir celle de l'acteur. — Point 1 il la
couvre I » Il nous semble bien qu'il la couvre, en effet; mais l'impor-
tant est que tout le monde soit d'accord là-dessus, qu'il ne doit point
la couvrir; personne n'y contredit. L'accident nous intéresse peu; la
théorie seule a du prix à nos regards; elle serait ruinée si M. Perrin
convenait que sa mise en scène est mal réglée, s'il ajoutait : « Je m'en
moque, » et si M. Sarcey ne s'en était même pas aperçu. Mais on voit que
c'est tout le contraire : l'un s'évertue à nier le cas et l'autre à le prouver ;
(fest donc que le cas a de l'importance. Vainement on dira que M. Sarcey
n'admet cette importance que par hypothèse et pour vexer M. Perrin sur
le terrain même qu'il a choisi; Pacharnement de sa critique est le gage
de sa sincérité : si cette mise en scène ne l'avait, en effet, choqué, il ne
crierait pas si fort, et si, à Poccasion, une faute en ces matières l'irrite,
ffesi que ces matières ne lui sont pas indifférentes. La théorie, après
ce débat, demeure intacte : le jugement sur le fait ne prévaut pas contre
elle; même elle tire gloire de l'accusation aussi bien que de la défense*
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&&8 REVUE DES D£UX M<»îi»S.
JU ibéoriô, M. Pemn^ dans cette préface, l'expose à mervetUe : <i U
faut admettre, <dit-il, qae toute pièce de théâtre est faite pour être
rq[>résentée^. U £aut les clartés de la scène pour donner à noô œiim
dramatique son vrai relief , ^a puissance, sa vie... Les chefs-^'œuvie
ne perdeot rien à être entourés de plus de soins qu*on ne leur en a
longtemps accordé... C'est par un progrès oontinu, logique que la
misa eo scène a pris une réelle importance dans le théâtre moderne;
ce progrès s'est accompli ai ec l'assentiment, la complicité du public,
sous l'effort combiné des auteurs et des comédiens animés d'un miêiM
désir, marchant vers un même but ; obtenir du Uiëâtre le plus d'iUu^
sion possible^, il faut quo tous les arts accessoires qui doivent concour
rir à l'illusion théâtrale se fassent des serviteurs dociles de l'auteur.. •
La loi d'harmonie, voilà leur règle... Leur mfluence eist d'autant meil-
leure qu'elle est mieux dissimulée et que le public la ressent plus à sob
instt... L'importance du décor et du costume ne doit jamais être uoe
préoccupation pour le spectateur;, «mais rien en cela ne doit être donné
2U1 hasard ; le temps ni la dépense ne doivent compter; le jeu des
acteurs, le mouvement de chaque scèue, l'aspect du décor^ la juste har-
monie dechaque accessoire^ doivent être réglés avec le soin le phis scru-
puleux, parce que du bon accord de toutes ces choses d^nd souvent
la bonne impression reçue par le public »
Voilà, resserrée en vingt lignes, la théorie de M. Perrin sur la mise
en scène; il confesse, d'ailleurs, que son andntion est de faire de la
Comédie-Française, pour la perfection où elle pousse cet art^ le modèle
des autres théâtres i on sait, en effet, quMl n'y épargne « ni le temps,
ni la dépense, n — et c'est justement là-dessus que le querelle M. Sar-
çey. L'éminent critique préférerait que la Comédie-Française consacrât
aux ouvrages qu'elle monte beaucoup moins d'heures et d'argent, et
qu'elle en montât davantage. Moi aussi, je voudrais qu'elle renouve-
lât plus souvent son a£Sche, qu'elle ouvrît ses portes à plus de comé-
dies nouvelles, qu'elle entretlûtdans leur lustre un plus grand nombre
de vieilles pièces; mais peut-être est-ce lui demander l'impossible. Je
regretterais qu'elle renonçât au souci d'une représentation parfaite :
j'imagine qu'elle pourrait faire plus sans se résigner à faire moins Men;
mais s'il faut ab$o]ument choisir entre la quantité des œuvres et la
qualité de l'exécution, c'est encore, je l'avoue, pour la qualité que je
me décideraL
Pour faire beaucoup de besogne et la faire médiocre, n'avons-notfs
pas rodéon? C'est son rôle de tenir beaucoup de pièces au répertoire,
comme un Bouillon Duval tient beaucoup de plats au bain-marie; c'est
son rMe d'accommoder à la hâte un grand nombre de comédies, voire
do tragédies nouvelles. La Comédie-Françaifle, à moa sens, a droit d'aï»
mer la perfecticm : il se peut que son menu soit trop court, et nouflcour
sentons volontiers qu'elle l'aUonge, s'il est moyen de le faire sons rien
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KETJm DRIKATIQUE. àb9
gâter ; mais nous maintenons surtout qu'il ne doit rien porter que d'ex-
quis, de médité, de fait à point. On dira que M. Perrin agit moins bien
qu'il ne parle; qu'il yiole à chaque instant cette loi d'harmonie qu'il
proclame; qu'il fait préTaloir sur le principal ce qu'il JQomme si juste-
ment l'accessoire : noua lui laisserons le soin de le nier et d'affirmer
qu'il touche à la perfection ; il nous suffit qu'il y prétende, et, même
si, par cette prétention, il est induit dans quelque faute^ s'il fait le mal
en visant maladroitement au bien, nous en rejetterons le tort sur rin-*
firmité humaine, nous nous garderons de crier haro sur le pécheur.
Il a péché, par excès de sèle pour on certain art, contre les lois de cet
art après les avoir promulguées; nous craindrions, par trop de du-
reté, de décourager son zèle : or, il est bon, à notre avis, que dans
un théâtre au moins on s'efforce, même si l'on n'y réussit pas, de pro-
duire des exemplaires parfaits de cet art. Que la Comédie-Française
soit le palais de la mise en scène : cette déesse moderne n'a pas le
choix entre tant de demeures I
Qu'on jette un coup d'œil, en effet, sur Thistoire du théâtre en
France (1) : on verra par quel progrès continuel, depuis deux cents
ans, depuis un siècle et demi surtout, nous sommes venus à cette idée
qu'il doit exister une convenance exacte du décor et du costume au
drame et que pas même un mouvement, dans la représentation scé-
nique d'un ouvrage, ne doit être abandonné au hasard. Depuis le théâtre
de la rue Mauconseil où ;se jouaient les pièces de Jodelle entre trois
morceaux de tapisserie, deux formant les côtés de la scène et le troi-
sième tendu dans le fond, nous sommes devenus un peu plus diffi-
ciles en fait de matériel de théâtre. Dès la construction de la salle du
PalaisrRoyal et Tapparition de Mircmô^ — qui n'avait qu'un décor, mais
fait exprès, — il se trouva des critiques pour protester contre ces exi-
l^ces nouvelles ; l'abbé de Marolles, tout abbé qu'il était, fut en cela
le précurseur de M* Sarcey : grand ennemi des « machines » et a per-
spectives, 7> il se plaignait que « cet embarras inutile, » divertit le
public des beaux vers. Pourtant, l'abbé de Marolles n'eut pas raison de
cet art importé d'Italie. Si, pendant longtemps, le luxe des décors fut
réservé aux a comédies en musique, » aux ballets, à l'Opéra, c'est qu'un
décor simple et en quelque sorte neutre suffisait le plus souvent à des
ouvrages composés sous le régime de l'unité de lieu; c'est aussi que le
public du xvu* siècle voyait plutôt avec les yeux de Tesprit qu'avec les
yeux du corps ces héros plus spirituels que matériels de la tragédie et
de la comédie classiques» Ce n'est pas pour une autre raison qu'il lais-
sait la fantaisie madiresse du cxBtume au théâtre. A ces vers de Cbma :
(i) Voyez E. Morice, Essai sur la mise en scène depuis les mystères jusqu*au Cid,
Ludovic Cellep, Us Décors^ les Costumes et la mise en scène au xvii* siècle; et Burtout
Adolphe JuUien, Bittoire du costume au îhiAire depuis hs ongines du ihééêre en
Francs jusqu'à nos jours^
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&60 BETUE DES DEUX MOIWES.
Le fils tOQt dégoattant da meurtre de fon père,
Et, sa tâte à la main, demandant son salaire,.*
lorsque racteur Baron, pour figurer cette téte« agitait son chapeau de
cour à plumes rouges, ce n'était pas un chapeau, mais une tète que les
spectateurs voyaient par la pensée. Aujourd'hui, si M. Mounet-SuUy,
M. Dupont-Yemon ou quelque autre, en costume contemporain, agitait
de la sorte en déclamant ces vers un a tuyau de poêle» en soie ou bien
un <t claque » de soirée, il n'y aurait personne dans la salle qui s'ima-
ginât voir autre chose que ce « tuyau de poêle » ou ce « claque; » l'effet
serait désastreux. Nous ne pouvons plus voir des Grecs que dans une
architecture grecque et des Romains que sous un vêtement romain.
Est-ce tel ou tel réformateur qu'il faut accuser de ces changemens 7
Est-ce Marmontel et Diderot? Est-ce Lekain et W^ Qairon? Est-ce
Talma? Est-ce les romantiques 7 Le certain est que, pour procurer l'illu«
sion au public, il a toujours fallu, depuis un siècle et demi, des décors
et des costumes qui convinssent plus proprement au drame ; il n'est pas
d*abbè de MaroUes qui puisse nous ramener en arrière. M.Saroey assu-
rément ne prétend pas que nous reculions jusqu'au delà de Mirame : il
se contenterait de décider que le magasin de décors de la Comédie-
Française doit se composer d'un péristyle de temple, d'une place publi-
que, d'un vestibule de palais, d'une forêt et d'un salon; que la garde-
robe d'un sociétaire doit contenir un costume antique, un habit
Louis XIV, un habit Louis XV, un « complet » moderne. Lui prété-je
plus de goût qu'il n'en a pour la simplicité? Au moins il a déclaré, —
mais ceci en termes exprès, — qu'il regrettait et voudrait voir revenir
le temps encore proche de nous où les comédiennes pouvaient jouer
la plupart des personnages contemporains, en robe de mousseline :
« un ruban noué autour de la taille marquait que la robe était de cé-
rémonie; et ces costumes, après avoir servi au théâtre, étaient encore
d'usage à la ville. » Outre que la mousseline apparemment était plus
solide en ce temps-là qu'aujourd'hui, je vois une foule de raisons pour
qu'il soit impossible de restaurer des conventions de cette sorte.
M^^ Sarah Bernhardt, assure-t-on, doit jouer Froufrou l'hiver prodiain:
un ruban noué autour de sa taille sur une robe de mousseline ne mar-
querait pas pour les yeux ni pour Fimaginaticm du public qu'elle est
la frivole héroïne de MM. Meilhac et Ualévy, pas plus qu'un écriteau
accroché à l'un des portans ne marquerait que nous sommes dans son
salon et non sur une place publique ni dans un autre salon, celui des
Ganaches ou du père Grandet. Il serait superflu de rappeler qu'une
enseigne de ce genre suffisait aux spectateurs de Shakspaare pour s'ima-
giner que la scène représentait une forêt ou la pleine mer: dans l'art
théâtral comme dans les autres, les conventions dénoncées ne se réta-
blissent pas ; la ruine de celles-là, au contraire, annonce la ruine de
celles-ci. Le progrès de la mise en scène vous afflige-t-il? Yoilei-vous
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BBTUE DRAMATIQUE. AÔl
#
la face : vous n'ôtes pas au bout de vos ehagrins* Les partisans de l'art
nouveau, — j'entends les lettrés et non les entrepreneurs d'exhibi-
tions, —condamnent les premiers tout décor, tout oostume, tout mou-
vement qui ne serait pas utile proprement au drame; ces artifices
de spectacle sont, de l'aveu de tous, faits pour les théâtres de féerie,
qui ne veulent qu'amuser les yeux. Il faut laisser à ceux-là tout
ce faux luxe de tableaux, de vêtemens et de cortèges qui n'ont de
prix que par eux-mêmes : l'auteur dramatique les trouvera précieux
partout ailleurs que dans un drame; il n'a pas donné son ouvrage
comme un prétexte à les exposer. Mais peu à peu Tidée s'est formée que
le décor et le costume et toute la mise en scène doivent s'accommoder
exactement à l'époque et au lieu de Faction, ou, si l'auteur n'a pas
pris garde de marquer cette époque et ce lieu, au temps et au pays de
l'auteur, et par surcroît, dans l'un et l'autre cas, autant du moins qu'il
se peut faire, à la condition, aux mœurs, au caractère du personnage.
Que la mise en scène ainsi entendue puisse nuire au drame, je n'ima^
gine pas que personne s'avise de le soutenir; qu'elle lui serve plus ou
moins, on disputera là-dessus, mais d'un commun accord on reconnaîtra
qu'elle lui sert. D'ailleurs, à consulter l'histoire, à voir le perpétuel
progrès des exigences du public, ceux mêmes qui veulent qu'aujour-
d'hui cette mise en scène soit utile sans admettre qu'elle soit néces-
saire, doivent bien se douter qu'un jour utilité deviendra néces-
sité. Un tel état de cet art moderne est donc au moins l'idéal vers
lequel les directeurs de théâtre doivent insensiblement le pousser.
Voit-on assez clairement combien il en est encore loin? Si Ton se
reporte en arrière de deux siècles, on admire peut-être les change-
mens obtenus; mais si l'on regarde vers l'avenir, on ne peut manquer
de trouver que nous sortons à peine de la barbarie. Au moins ne faut-il
pas décourager ceux qui s'efforcent à nous en tirer. Nous savons ce
qu'il faut faire; c'est l'avantage le plus solide que nous ayons jus-
qu'ici sur nos devanciers : au moins ne fant-il pas gêner ceux qui com-
mencent de le faire; nous devrions compte de cette malveillance à nos
successeurs.
Est-ce, d'aventure, dans cette partie de l'art qu'on appelle propre-
ment la « mise en scène, » est-ce dans la façoq de régler les rapports
du jeu d'un acteur au jeu des autres que nous avons fait depuis deux
cents ans tant de progrès qu'il soit prudent de nous arrêter? « Molière,
dit La Grange, n'était pas seulement inimitable dans la manière dont
il soutenait tous les caractères de ses comédies, mais il leur donnait
encore un agrément tout particulier par la justesse qui accompagnait
le jeu des acteurs ; un coup d'œil, un pas, un geste, tout y était observé
avec une exactitude qui avait été inconnue jusque-là sur les théâtres de
Paris. » Avons-nous trop renchéri déjà sur les scrupules de Molière?
Mais il m'a M donné, le mois dernier, d'assister à une répétitioa
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462 REVUS DBS DEUX liOJNDBS.
gèûÊralQ, non pas dan3 un petit tfaé&tre, oÉaifl dtns un grand, noa pas
dans un tbéâAre iiJm, mais dans nn théâtre subvenltonné par Tétat^
nom pas <d'ua <oavrage qu'on pAt négliger sans iKmte, mais d'âne (smt^
acclamée par toui^ l'Europe et que Pbonaeur oommandafit de nom
rendre an mwM avec to soin que îe directeur d'une petite ville d!AlId*
magne, d'Âmàîque» d'Angleterre nu d'ttalie avait mis à là produire :
fai vu à rOpôra*-Comique la lépétitîan générale de Carmm. Les
acteurs, les cboriMes, les figmians étaient en habii «de ville; auctm
décor« du moins Mxcmx décor complet^ n'était planté sur la scèoei la
plupart des mouvemieM ifétai^it qu'à peine réglés; quelqttea-uns
étaient e66a:j^és, ce jour-là, pour la première fois : c'était la dernière
répétition générale.
Le surlendemain^ malgrS la protestation des auteurs, qui deman^
daient au moins une répétition générale avec décors et costumes, une
répétition, une seolo, — qu'en eussent dit Molière et La Grange 1 —
où, les mouvemens de scène fussent ordonnés; malgré les avis, ks
plaintes, les Objurgations d<e toute sorle^ M. le directeur de rOpérà-
Comique, mattre chez lui oomme un négrier à son l>ord, donnait la
première représentation de la pièce. M. Perrîn ëinit danâ la salle:
est-oe le lendemain qu'il éoivit ces lignes: « Le moindre heurt, une
maladresse, un écart, peirvent compromettre l'effet d'une belle sGène«
faire «éclater le rire lorsqu'on cemptait sur les larmes, changer la for-
tune d'une pièce et la faire tourner en désastre? » Assurément ce oe
fut pae le <as : la gràoe de l'ouvrage fut la plus forte; et M* Sarcey, par
un certaii2 tour, pourrait triomfJier de cet exemple : <t Voilà, me dirait«il,
nn opéra dont la nuise en scène est détestable et qui cependant réussit
à miracle; vous voj^ez bien que eetfle p^driie de l'art n'a qu'une faible
importance I m Je toi répondraîB que, si la mise en soène de Carmm eût
été benne, le plaisir du public» quelque wif qu'il fût, s'en serait encore
avivé ; au meins n'eût-ii pas manqué à chaque instant d^ôtre gâté par
la rupture de l'iltauiton théâtrale. l'invilerai M. Carvalho à mè«Uttf refms-
euie de M. Perrin.
Si de pareils manquemens à l'art sont possibles à TOpéra-^Gomique
•t lorsqu'il s'agit de Carmen, que sera-oe pour mx ouvrage moins digne
de respect, dans un tbéÂHe de:coBkédie eu de drame, dout le directeur
est tenu seulement de suivre la vote de son intérêt, -^ qu'il ne oosfciait
pae toujours? Si l'on réflécfait à quel <degn& de bassesse peut rester
luresque partout cet art de la mise m scène auquel Molière, seicQ te
témoignage de La Grange, altachait tant de prix, on trouvera ban que
Jttatement l'administrateur de la maisnn de Molière s'effurcede le ponsser
plus haut. Qu'il n'atteigne pas teiqours où il vise^ qu'il ne donne pas
toujeurs au speotateur « la seneation de la vie vraie, » qu'il n'ordonne
pas toujours ses comédiens^ selon la logique de la aeène et de la ûtuftt
tion, » t'est possible ^ namA oariain ; mais au moins aait-îi quCU faut
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RBVGK dramauque* &6S
le f^e» au moms veuMl l6 faire et n'y épargne-i-il ni ses soins, ni ion
temps, ni l'argent de la maison; il est ce directeur dont il parle, g«i
a recommence vingt lois la besogoe, » qui « cherche, étudie, compare le
mouvemect de cha(|ue scène, » jusqa^à ce qu'il soit à peu près content
de l'effet; il offre toujours l'exemple de la conscience» et le diable serait
contre lui qu'il offrirait quelquefois l'exeiaple du succès. Assez de gens
peuvent profiter à ses leçpns pour qie nous ne le découragions pas de
les donner.
Sur le décor et le costume, il est à peine besoin d'insister. On n'ad-
mettrait même plus les héros presque immatériels du Ibè&tre claa«-
sique dans une architecture et sous des vétemens dont la convention
s'éloignerait trop de la vraisemblance. Agamemnon, Joad ou les Horaces,
dans uneperapective à la Le Nôtre, nous paraîtraient presque aussi déplac-
ées que dans une gare de chemin de fer. Achille sous une perruque
Louis XIV, Âugsste affublé de cet a habit à la romaine d que le grand
roi portait dans les carrousels, nous sembleraient presque aussi ridi-
cules qu'en redingote ou en frac S&éme les décors et les costumes
composés d'après l'antique par des dessinateuis de l'école de David,
par des artistes épris de la statuaire, et qui négligent comme frivole le
menu détail de l'architecture, du mobilier ou du vêtement, même
ceux-là qu'on peut trouver fort bien imaginés pour ces personnages qui
ne sont proprement, à coup sûr, ni des Grecs ni des Romains, ceux-là
même bientôt ne nous donneront plus nUusion scènique. L'antiquité
nous est devenue plus familière : il suffit que ces personnages se
nomment Grecs et Romains, pour que bientôt nous ne supportions plus
de les voir autrement que dans des décors et des costumes que
M* Schliemann et M. Duruy déclareront exacts. Au moins on n'accep-
terait plus de voir jouer Tartufe et le Misanthrope en habits Louis XY
et Louis XYI, comme on le fit pour Tartufe jusqu'en 1829, pour le Misan-
thrope jusqu'en 18S7 ; pas plus que de voir louer VÉpreuveoix le Mariage
de Figaro avec les costumes de l'empire et de la restauration. Qu'on
observe l'époque et le lieu de l'action lorsque l'un et l'autre sont marqués
dans l'ouvrage ; la date et la patrie de l'ouvrage, lorsque la scène se passe
dans le temps et dans le pays de l'auteur, voilà ce que nous exigeons
chaque jour avec plus de rigueur. Est-il besoin de répéter que le décor
et le costume doivent convenir aussi à la condition, aux mœurs, au
caractère du personnage et même à sa situation particulière dans chaciue
scène? On connaît ce trait de Molière entrant chez sa femme, le soir de
la première représentation de Tartufe et la trouvant parée de ses plus
beaux atours : « Comment donc, mademoiselle, s'écrie-t-il, que voulez-
vous dire avec cet ajustement? Ne savez^vous pas que vous êtesincom-
inodée dans la pièce ? et vous voilà éveillée [et ornée comme si vous
alliez à une fête 1 Déshabillez-vous vite, et prenez un habit convenable
à la situation où vous devez être. » Le salon de l'Avare ne sera pas le
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AdA BEVUE DES DEUX MONDES.
même que celui du Bourgeois gentilhomme, ni la toilette d'Agnès ou
d'Henriette celle de Gathos ou d'Uranie.
Mais dans nos pièces modernes, quels soins plus délicats ne faudra-
t-il pas pour assurer la perpétuelle convenance du décor et du cos-
tume au drame I Non-seulement nous sommes mieux renseignés sur nos
contemporains que sur les Grecs et les Romains ou sur nos pères, de
sorte qu'ici la moindre inexactitude nous choquera, mais dans nos comé-
dies l'unité de temps et celle de lieu sont rompues; les personnages sont
plus matériels et plus individuels que ceux du théâtre classique ; ils sont
de chair et d'os; ils vieillissent, ils voyagent; chacun a son tempérament
qu'il nous fait connaître, son rang dans la société, ses habitudes, ses for-
tunes diverses; aucun ne ressemble à l'autre ; aucun ne peut se passer de
ses vètemens et prendre ceux de son voisin; aucun, s'il est chei lui, ne peut
se passer de ses tentures et de son mobilier, ni se loger chez un autre,
pas plus qu'un escargot ne se logera dans la coquille d'un crabe. Rare-
ment un personnage pourra garder le même costume d'un bout à l'autre
de la pièce : le vêtement du matin n*est pas celui de l'après-midi ni du
soir; le vêtement du travailleur n'est pas celui du parvenu; ni le vête-
ment de l'homme riche celui de l'homme ruiné. Tel qui, au premier acte
aura un lustre au plafond, n'aura plus à la fin de flambeaux sur la che-
minée; même il aura été forcé de déménager : au lieu de satin sur la
muraille, il n'aura qu'un papier déchiqueté ou bien ce sera le con-
traire, la fortune lui ayant souri. Des nuances presque imperceptibles
devront être observées : la coquette qui s'habille comme une « cocotte »
ne doit pas être confondue avec elle, ni la femme du « meilleur demi-
monde » qui singe la femme du monde ne doit avoir absolument le
même aspect. Deux canapés, même deux fauteuils, ne seront pas
pareils chez la baronne d'Ange ou chez Froufrou; du moins, s'ils sont
pareils, ce ne sera pas par aventure, mais par la volonté des auteurs.
On s'aperçoit que je parle comme si, dès maintenant, l'art de la
mise en scène était porté à sa perfection; comme si tous les direc-
teurs s'occupaient avec un succès constant de la valeur expressive
du décor et du costume; comme si, au lever du rideau, le spec-
tateur, en promenant ses regards de gauche à droite de la scène,
en les arrêtant un moment sur les personnages, apprenait exactement
où la scène se passe et quels individus sont devant ses yeux; comme
si, d'un bout à l'autre de la pièce, la mise en scène criait la vérité. On
sait que nous n'en sommes pas là; on sait de quel à-peu-près nous
nous contentons, et que cet k-peu-près, malgré le mensonge des mots,
est de beaucoup éloigné de l'idéal. Ce n'est pas souvent qu'on voit sur
une scène un décor qui soit une expression particulière d'une situa-
tion. Combien, au contraire, de salons et de mobiliers d'aspect banal,
qui conviennent également à plusieurs pièces, à plusieurs personnages
et même aux plus divers, parce qu'ils ne conviennent à aucun I Dans
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' REVUE DRAMATIQUE, 465
aucun théâtre autant qu'à la Comédie-Française on n'a souci de ce rap«
port de la décoration au drame : il faudra cependant que, dans tous,
on en vienne à garantir ce rapport; est-il donc sage de reprocher à la
Comédie-Française le bon exemple qu'elle propose?
C'est encore de la Comédie-Française qu'il faut attendre les réformes
du costume, et celle-ci, qui sera la première de toutes, car elle en est
la condition nécessaire : à savoir que les costumes, aussi bien les
costumes de ville que les costumes historiques ou étrangers, soient
fournis ^ar le théâtre. On sait qu'autrefois le comédien était tenu de
se vêtir lui-même, qu'il représentât un roi de tragédie ou bien un
bourgeois du temps; l'actrice devait se défrayer de tout, qu'elle fît
Hermione ou Célimène, Zaïre ou Susanne. De là cette fantaisie qui
régnait sur le costume, chacun n'ayant qu'un souci : être aussi galam-
ment paré que possible, au meilleur marché; les grands seigneurs
donnaient aux comédiens leurs habits de cour à peine portés; les
comédiennes à la mode imitaient les grandes dames, lorsqu'elles ne
tenaient pas de leur libéralité leurs propres ajustemens. Si l'on est
venu à établir, au profit du bon sens, l'unité de ton dans les costumes,
c'est que les entrepreneurs de théâtre se sont décidés à les fournir.
On fait encore une exception pour les habits de ville : rien ne saurait
la justifier. Un vêtement qui doit servir sur la scène, que ce soit la
toge ou la redii^gote, le pallium ou la jupe moderne, doit être com-
mandé, exécuté, payé par les soins du directeur et selon les avis de '
l'auteur aussi bien qu'un décor et qu'un meuble, que ce décor repré-
sente un palais antique ou bien un salon de nos jours, que ce meuble
soit une chaise curule ou soit une « fumeuse. » Ce n'est pas seule-
ment l'équité qui le conseille ; c'est la raison d'art qui l'exige. Ainsi
seulement serons-nous assurés que les costumes aussi bien que les
décors exprimeront la pensée de l'écrivain et conviendront aux per-
sonnages. Jusque-là que verrons-noi4S? Ce que nous voyons chaque
jour : neuf fois sur dix, par des motifs que l'on devine, le^ hommes sont
mis trop pauvrement et les femmes trop richement.
La répétition générale ou même la première réserve à l'auteur de
singulières surprises : l'amoureux sort du Jockey-Club avec un pantalon
coupé par un tailleur concierge ; la femme séparée , qui vit dans la
retraite, porte une toilette qui ferait pousser des « ah I » sur le champ
de courses. Dans une comédie die M. Gondinet, je me souviens qu'un
père d'humeur facile interrogeait son fils en camarade sur une note
de bijoutier qu'il avait reçue par erreur : « Doit M. de Jordane pour
diamans montés en clous de sabot... Qu'est-ce à dire? — Hél oui,
répliquait le jeune homme; c'est pour Nadine... Elle joue un rôle de
paysanne... Pas moyen de porter ses diamans !.. Je les ai {nris et
fait monter comme dit la facture. — Malheureux I s^écriaitj le père;
TOMB LVII. — 1883. 30
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liQ6 R£VU£ DES DEUX MONDES.
elle va jouer les pieds en Pair ! » Apparemment cette Nadine était
une étoile d'opérette; mais si les actrices de comédie et de drame
ne se passent pas de tels caprices d'élégance, il né s'en faut de guère.
D'autre part, sans doute, plus d*une comédienne d'avenir est éloi-
gnée du théâtre ou des rôles par la cherté des toilettes. S'il est cepen-
dant une scène où les licences de la coquetterie soient un peu répri-
mées, s'il est une scène aussi où le mérite soit aidé à se produire en
habits convenables, c'est justement celle de la Comédie-Française.
M. Perrin, par ses conseils, modère la prodigalité de telle de ses
sociétaires*, il est telle pensionnaire, d'autre part, qu'il fait habiller
de telle façon pour jouer tel rôle dans une pièce moderne, aux frais de
la maison. Lequel de ses successeurs établira qu'il en soit de même
pour tous les comédiens, pour toutes les comédiennes et dans tous les
rôles? Celui-là sera le digne héritier, non -seulement de M. Per-
rin, mais de M. le baron Taylor, de M. Edouard Thierry et d'un autre,
M. François Buloz, que nous ne saurions oublier ici comme fait M. Per-
rin dans sa préface. Celui-là aura cette gloire de rendre possible la con-
venance du costume au personnage, comme est déjà possible la conve-
nance du décor au drame. Quand Tune sera possible comme Tautre,
Pane et l'autre ne tardera pas à devenir réelle. Bientôt môme les théâ*
tre6 libres ne seront pas dispensés par le public d'imiter en ses réformes
le premier théâtre de Pètat. La mise en scène alors sera vraiment ce
qu'elle doit être : Pillustration de Pœuvre dramatique.
Mais pour que cet âge d'or arrive, il ne faut pas sommer M. Per«
rin de reculer jusqu'à Page de fer, sous prétexte qu'il entend un
peu trop en financier l'âge d'argent. S'il dépense trop de temps et
trop d'écus pour de beaux décors et de beaux costumes et de belles
ordonnances de scènes, qui font rentrer dans sa caisse encore plus
d'écus qu'il n'en a tiré, il faut reconnaître qu'il se préoccupe du rap-
port de tout cet appareil aux ouvrages; s'il rompt quelquefois cette loi
d'harmonie qu'il proclame, ce n'est ni par ignorance ni par mépris,
mais par excès de zèle; s'il ne fait pas exactement son devoir, il le
connaît du moins et s'efforce de le faire : c'est un double avantage
qu'il a sur d'autres directeurs, à qui nous le désignons pour modèle.
G^est assez pour que nous le laissions monter au Capitole, quand
MM. Noël et StouUig lui prêtent un marchepied, et que nous ne le
tirions pas par les pans de son habit en ajoutant notre poids à celui
de M. Sarcey.
Loois Garderai*
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stte
CHROJMIQUE DE LA QUINZAINE
14 mail
Les affaires de la France ont passé dans ces dernières années par
bien des phases diverses, les uûes aiguës et violentes, les autres à
demi tempérées. Mettons, si Ton veut, que, depuis quelques semaines,
elles sont entrées dans la phase d'une tranquillité relative, qu'elles
sont moins tourmentées; soiti
On n'en est plus pour Tinstant, il est vrai, à ces fébriles agitations
qui ont rempli les premiers mois de Tannée, qui ont poussé les partis
à des iniquités inutiles contre des princes paisibles, ni à ces inquié-
tudes suscitées, propagées par la menace inceàsante de manifestations
tumultueuses. On n'en est plus même à se demander si le ministère
qui existe n'est point par hasard en péril de mort prochaine, s'il ne va
pas tomber demain, ou, au plus tard, après-demain. Le ministère vit
encore de la force qu'il s'est donnée par une certaine fermeté d'atti-
tude dans une crise déjà oubliée, où un soupçon de faiblesse aurait pu
tout compromettre. Les chambres elles-mêmes, après leurs vacances
d'avril, ont repris leurs travaux sans faire beaucoup de bruit. Elles ont
eu déjà sans doute quelques discussions assez animées et suffisam-
ment instructives; elles auront avant peu plus d'une occasion de reve-
nir à des questions périlleuses ou irritantesi Elles en sont dans l'in-
tervalle à discuter sur les récidivistes, sur les enfans abandonnés*
Dans ces premiers débats, en général, même dans ceux qui ont pu
toucher à des intérêts sérieux, la passion n'est pas ce qui a dominé
jusqu'ici. Il y a, nous en convenons, une certaine apparence de calme
qui peut faire illusion. — Le mal intime et profond existe toujours cepen-
dant, il n'y a point à s'y méprendre, et il se traduit, sinon par des
agitations extérieures, du moins par la confusion des esprits, par Tin-
cohérence des projets, par la difficulté de revenir à une direction juste
et éclairée des affaires du pays. Le mal existe, parce que les influences
qui Tont créé et développé sont toujours prépondérantes, parce que
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les passions de parti n'ont pas cessé de régner dans le gouvernement
comme dans le parlement, parce que depuis trop longtemps déjà tout
procède d*une impulsion qui fausse la politique de la France à Tinté-
rieur comme à l'extérieur. Le calme peut être à la surface aujourd'hui ;
le mal est dans les choses, dans les faits, dans cet étrange système
qui a engagé la république dans une voie où elle trouve au bout du
compte les résistances religieuses qu'elle a provoquées, les mécomptes
financiers auxquels elle s'est exposée, l'isolement diplomatique où
elle s'est laissé réduire. On a beau répéter sans cesse, pour se conso-
ler ou pour se rassurer, que ce sont les ennemis de la république, les
réactionnaires qui parlent ainsi ; bien des républicains sensés, réfléchis
sont eux-mêmes les premiers à comprendre, à avouer ce qu'il y a de
grave dans cette situation telle qu'elle est apparue récemment encore
à la lumière de deux discussions très calmes, très sérieuses qui se sont
engagées devant le sénat sur les affaires religieuses et sur les affaires
extérieures de la France.
Une des plus tristes erreurs de la politique de parti qui gouverne la
France depuis quelques années est certainement cette guerre aux
croyances, atix influences religieuses qui est devenue une sorte de mot
d'ordre et de système, dont la dernière discussion du sénat atteste une
fois de plus le caractère et les excès. De quoi s'agit-il aujourd'hui ? Le
gouvernement a imaginé pour son usage tout un ensemble de pénalités
variées qu'il prétend appliquer sommairement au clergé. Il avait déjà
la faculté de poursuivre devant la juridiction administrative pour obte-
nir des déclarations d'abus; il y a ajouté la suspension ou la sup-
pression discrétionnaire des iraitemens ecclésiastiques. Il ne s'en est
pas tenu là; il a demandé au conseil d'état une sorte d'avis ou de
consultation dont il pût s'armer désormais pour exercer sans contesta-
tion[ce droit de disposer des traitemens, et même un autre droit nou*
veau, celui de poursuivre les évoques devant les tribunaux en dehors
de la juridiction administrative. Le conseil d'état ne s'est pas prononcé
sur la faculté de poursuivre les èvêques devant la police correction*
nelle; mais il 8*est empressé, pour le reste, de reconnaître au gouver-»
nement tous les droits possibles, le droit de surveillance et d'action
disciplinaire qui résulte de sa souveraineté à l'égard de tous les fonc-
tionnaires religieux ou civils, le droit tout spécial d'appliquer la sup-
pression du traitement, — la « saisie du temporel, » — à tous les
ecclésiastiques, depuis le plus haut dignitaire de l'église jusqu'au plus
humble desservant de village. Le conseil d'état a invoqué l'ancien
régime, les droits monarchiques, les décrets impériaux, les traditions,
les usages de tous les gouvernemens; — et voilà pourquoi la républi-
que est pleinement autorisée aujourd'hui à supprimer les traitemens
des desservans, des curés et même des èvêques I C'est précisément sur
ce point que M. Batbie a voulu interpeller le gouvernement, et il l'a
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REVUE. — CHRONIQUE. 469
fait, non en politique passionDé, mais en jurisconsulte aussi instruit
que mesuré. Il a montré tout ce qu'il y avait de vain dans ces préten-
tions nouvelles, dans ces interprétations captieuses de tout un passé,
et M. le garde des sceaux, en se bornant à commenter, à s'approprier
Pavis du conseil d'état, ne s'est pa§ aperçu qu'il répondait à la question
par la question, qu'il n'avait rien justifié du tout, qu'il réhabilitait
tout simplement le bon plaisir dans les affaires ecclésiastiques.
Où donc le conseil d'état a-t-il découvert ce droit qu'il reconnaît
au gouvernement de supprimer de sa volonté propre les traitemens
du clergé, non-seulement des desservans, mais encore des prêtres,
des évoques dont la position est reconnue par le concordat? Dans
quelle disposition précise de législation puise-t-on cette prérogative
exorbitante qui ferait d'un ministre de parti, éphémère comme les
circonstances qui l'ont porté au pouvoir, l'arbitre capricieux de l'exis-
tence du clergé, des nécessités du culte? Est-ce à l'ancien régime
qu'il est permis de demander des exemples? Il faudrait cependant
être sérieux. S'il y a des prérogatives d'état qui sont inhérentes à la
république comme à la monarchie, qui se transmettent à travers tous
les régimes, il y a aussi des conditions de vie publique et sociale qui
se transforment incessamment, 11 y a des garanties nouvelles qui
entrent à leur tour dans le droit. Quelle analogie y a-t-il entre le
temps présent et une époque où ce mot de « temporel » dont on se sert
avait un autre sens, où le roi était le protecteur, le gardien d'une reli-
gion d'état, où il avait des privilèges particuliers par cela môme. qu'il
se chargeait d^exécuter, de faire respecter les lois de l'église? Nos
ministres ne sont pas, que nous sachions, des « évêques du dehors, »
et s'ils n'acceptent pas les obligations des rois, ils n'ont pas apparem-
ment leurs droits. Est-ce à l'empire et à ses décrets de 1813 qu'on
peut demander des armes? Plaisante ambition pour la république de
chercher ses modèles dans un régime où la volonté d'un maître était
la première loi, où tout se décidait par mesure de haute police I Ce
droit qu'on prétend avoir reçu en héritage de tous les gouvernemens,
qu'on affecte de mettre aujourd'hui au-dessus de toute contestation,
est, au contraire, si peu certain, si peu clair, qu'il n'y a pas longtemps
encore des ministres hésitaient à se l'attribuer; ils croyaient, il est
vrai, l'avoir pour les desservans, ils avouaient naïvement qu'ils ne
l'avaient pas à l'égard des évêques et des curés reconnus par le con-
cordat. M. Paul Bert lui-même, dans son passage aux affaires et
depuis, croyait si peu à ce droit de suspension sommaire des traite-
mens ecclésiastiques qu'il proposait justement de l'inscrire dans des
projets destinés, selon lui, à compléter le concordat, à ajouter une
sanction pénale aux déclarations d'abus. Ce droit n'est nulle part, dans
aucune loi, dans aucun texte. Que reste-t-il donc? Il reste ce triste
penchant qui tend à faire de la république d'aujourd'hui le résumé et
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la couronoement de toute? les traditions arbitraires. On irait au besoin
cbercber l'arbitraire jusqu'au fond des siècles pour s'en servir dans
un intérêt de parti t
La vérité est que ce n'est là qu'une forme, un incident de cette guerre
qu'on poursuit et qui prend aujourd'hui un caractère d'autant plus
blessant pour toutes les consciences honnêtes qu'elle procède par
mille moyens détournes, qu'elle affecte de se déguiser parfois sous des
semblaps 4^ légalité. Il y a eu des temps où l'esprit de secte allait
^udaciQUsement à son but, où il ne cachait pas son hostilité contre les
religions traditionnelles, ses desseins de proscription et de destruc-
tion. Aujourd'hui on agit avec plus de diplomatie, — plus habilement
et plus sûrement, dit-on. On a l'art des subterfuges et des euphé-
mismes, La guerre, oh I sûrement, personne ne la veut. M. le prési-
dent du conseil est le premier à en désavouer la pensée. M. le garde
des sceaux, qui est certainement sincère, répudiait l'autre jour avec cha-
leur ridée qu'on prêtait au gouvernement de vouloir « déchristiani-
ser » la France. Soit I Malheureusement on a beau dire, la guerre ne se
poursuit pas moins, non plus seulement contre l'église catholique,
contre ce qui s'est appelé si longtemps le « culte national, » mais
contre toute idée religieuse. Tantôt, sous prétexte de neutralité, on fait
disparaître des écoles les emblèmes de tous les chrétiens, on introduit
dans Tenseignenient des programmes équivoques; tantôt on bannit
les sœurs de charité de leurs maisons, les aumôniers des hôpitaux,
môme ces aumôniers chargés de réciter les « dernières prières » pour
les pauvres. Un jour, on avoue tout haut l'intention de remettre la main
sur certains édifices religieux, de les « désaffecter, » — c'est encore
un nouveai) mot comme « laïciser; » — demain on proposera d'effacer
des budgets m^ni^ip^^^ ^^^ dépenses des cultes. Là où l'on craindrait
encore d*agir ouvertement, on procède d'une manière subreptice : on
supprime des traitemens. Au moment présent, à défaut de la suppres-
sion totale du budget des cultes qui rencontrerait peut-être encore
quelque difficulté, une sous -commission des finances est en travail
d'qne série de propositions réduisant la dotation de quelques archevê-
ques, les indemnités des évoques, les honoraires des curés, — suppri-
mant les bourses des séminaires, les traitemens des chanoines et des
vicaires-généraux. Et comme il faut que le comique, pour ne pas dire
le grotesque, se mêle aux choses les plus sérieuses dans une campagne
de ce genre, on a eu tout récemment cet incident puérilement bizarre
des petits livres scolaires dont les auteurs se sont crus obligés de
régler leurs citations sur les fantaisies du conseil municipal de Paris.
Oui, ils ont expurgé La Fontaine I ils ont biffé le nom de « Dieu, » effacé
le mot de « prière ! » ils ont corrigé, accommodé leurs citations au
goût laïque, atténué les couleurs religieuses de certains morceaux (
Racine a été banni comme trop clérical ! Le conseil municipal de Paris
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REVUE. ~ CHRONIQUE, 471
doit être content, il a ses auteurs, dont il distribué gratuitement les
œuvres dans ses écoles. Gela vaut bien ces congrès d'instituteurs de
province se réunissant pour divaguer à Paise sous le regard paternel
de l'inspecteur prim#e, pour faire la leçon aux desservans et au gou^
vernement.
On dit que M. le président du conseil a de l'orgueil; il n*en a vrai-
ment pas autant qu'on l'assure, puisqu'il laisse courir ces inepties,
puisqu'il supporte tout, Il aurait peut-être voulu maintenir les aumô*
niers des hôpitaux de Paris ; mais le conseil municipal ne l'entend pas
ainsi et il s'incline. Le manuel de H. Paul Bert ne paraît pas lui plaire
absolument ; mais M. Paul Bert est une puissance, il est par son influence
sur les instituteurs émancipés le vrai ministre de l'instruction publique
bien plus que M. Jules Ferry lui-même, — et il faut défendre M. Bert.
M. le président du conseil défend encore le budget des cultes; mais il
supprime sans droit les traitemens ecclésiastiques, ce qui est toujours
une manière de faire sa partie dans l'œuvre de secte qui s'accomplit au-
jourd'hui. Ainsi vont les choses et on ne s'aperçoit pas qu'on s'expose à
rencontrer la résistance croissante de toutes les consciences sincères.
On ne voit pas qu'on donne trop raison à M. Batbie disant avec autant
de modération que de prévoyance : « Vous créez à la république, au
régime républicain à peine établi, des diflBcultés que vous pourriez
éviter et que vous devriez lui épargner. » Cest le dernier mot et la
moralité de cette sérieuse discussion qui a eu au moins le mérite de
montrer où nous en sommes dans cette voie de conflits religieux où le
gouvernement s'est laissé entraîner sans savoir peut-être jusqu'où il
ira, sans avoir maintenant la force de s'arrêter.
Qu'en est-il, d'un autre côté, de ce court et brillant débat qui s'est
engagé aussi au Luxembourg sur nos affaires extérieures et qui touche
certes à un des plus graves intérêts de la France, à l'intérêt national
lui-même? Ici, c'est un homme qui sait toujours allier Télégante me-
sure du langage au sens supérieur des afi'aires diplomatiques, c'est
M. le duc de Broglie qui s'est chargé d'interpeller le gouvernement sur
le caractère, sur les conséquences de cette triple alliance de l'Alle-
magne, de rAutriche-Hongrie, et de l'Italie dont on a déjà tant parlé,
qui pourrait sans doute en certains cas créer une situation délicate à
notre pays. M. le ministre des affaires étrangères, qui a lui-même parlé
avec talent, avec habileté, a paru croire qu'il aurait mieux valu se taire
sur une question qui ne pouvait recevoir de réponse, que le silence
était ce qu'il y avait de plus digne, de plus fier dans certaines circon-
stances. C'est d'un fin diplomate. A quoi bon cependant affecter de se
taire sur un incident qui a retenti partout, qui a été l'objet de toute
sorte de commentaires dans la plupart de» parlement? M. pladstone a
été interpellé d^ps le parlement «anglais. M. Tiwa « eu à tfexpliq«ep
dans |a çbambrq 4e Buda-Pesth. M. Mîincini s'wt fait un devmv de
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472 REVUE DES DEUX MONDES.'
multiplier complaisamment ses exposés dans le sénat comme dans
la chambre des députés de Rome et, selon le mot spirituel de M. GhaU
lemel-Lacour, il a commenté ses propres commentaires. Ces décla^
rations multiples, il est vrai, n'ont pas notabléÉent contribué à dis--
siper les nuages qui couvraient, qui couvrent encore la triple alliance;
elles n'ont même pas été toujours absolument concordantes. Quand
les ministres étrangers ont eu parlé, on n'a pas été beaucoup plus
avancé. C'était une raison de plus pour que la curiositéiémoignée par
M. le duc de Broglie, inspirée par un sentiment tout patriotique, ne
dût pas paraître surprenante. Le ministre français n'a pas pu satis*
faire cette curiosité : c'était son droit et peut-être son devoir. Cha-
cun restait dans son rôle. Paris n'a point à coup sûr renvoyé la lumière
qu'il n'a pas reçue de Rome, de Buda-Pesth ou de Londres. Ce qu'il y
a de plus clair après tant de discours, c'est qu'il y a évidemment
entre l'Allemagne, l'Autriche et Tltalie, quelque chose qui ressemble
à une entente, à un rapprochement, mais que cette entente, à laquelle
on s'accorde à maintenir un caractère tout défensif, tout pacifique,
n'a rien d'offensant ni de menaçant pour la France. On le dit, nous
le voulons bien. C'est là un de ces incidens qu'il ne faut ni diminuer
ni exagérer.
Après tout, ce n'est pas la première fois que des combinaisons de ce
genre se produisent ; à cette heure même, justement, on publie les
dernières parties des volumineux Mémoires du prince de Mettemicb.
C'est l'histoire d'un homme qui, après avoir été mêlé aux événemens
mémorables du commencement du siècle, après avoir réussi à recon-
quérir pour son pays une grande situation, avait mis son génie dans la
politique de l'immobilité. Il a passé sa vie à nouer, lui aussi, des com-
binaisons pacifiques, défensives. Au lendemain de la révolution de 1830,
M. de Metternich réunissait les souverains d'Autriche, de Russie et de
Prusse à Mûnchêngraetz dans une triple alliance qui paraissait assez
énigmatique, et l'on se souvient de la hauteur avec laquelle l'ancien
duc de Broglie, alors ministre des affaires étrangères de France, recevait
la communication de ce qui s'était passé à Mûnchengrœtz. Quelques
années après, M. de Metternich réunissait encore les trois souverains à
Tœplilz pour confirmer plus que jamais l'alliance. A quoi ont abouti ces
savantes combinaisons? Elles n'ont sérieusement servi à rien. Le seul
point nouveau aujourd'hui est l'entrée de l'Italie, à la place de la Russie,
dans cette autre triple alliance. Si l'Italie est flattée de son rôle, elle est
libre. Quant à la France, ce qu'elle a de mieux à faire, c'est de ne mon-
trer aucune impatience prématurée de cet isolement que les événe-
mens lui ont créé et de profiter de sa liberté pour résoudre quelques-
unes de ces questions coloniales qui, en intéressant son rôle extérieur,
ne sont certes pas de nature à troubler la sécurité du continent.
Ces questions qui ont été effleurées dans la dernière discussion du
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i-nrj^nrr-^
REVUE. — CHRONIQUE, 473
sénat, ^ui, sans menacer personne, ne laissent pas néanmoins d'être
assez vivement discutées dans quelques pays de l'Europe, ces questions
ont pris depuis quelque temps une certaine importance, ne fût-ce que
comme dédommagement du médiocre rôle que nous avons joué en
Egypte. La principale est évidemment aujourd'hui cette affaire du
Tonkin, pour laquelle le gouvernement vient de demander un crédit
assez élevé et qui va être décidée ces jours prochains par le parlement.
Il s'agit, pour tout dire en quelques mots, d'envoyer un corps expédi-
tionnaire dans ces régions du Tonkin qui touchent à Tempire chinois,
qui sont déjà soumises par un traité régulier de 1874, à l'influence exclu-
sive de la France, et dont l'occupation est devenue une nécessité pour
garantir nos possessions de l'Indo-Chine. La difficulté est de mener
à bonne fin cette occupation en évitant de se jeter dans des aven-
tures guerrières avec l'empire de Chine, qui revendique toujours
cette contrée, et en continuant ou en renouvelant les rapports de
protectorat avec le royaume d'Annam, dont le Tonkin est une dé-
pendance. Cette difficulté, on l'a étudiée sous toutes ses faces
sans doute, on la surmontera. Tout est du reste visiblement engagé
déjà. Des troupes ont été expédiées et un envoyé est parti pour aller
négocier avec le souverain d'Annam, le roi ou empereur Tu-Duc, l'exé-
cution pacifique de nos desseins. La chambre semble toute disposée à
donner au gouvernement toutes les ressources dont il a besoin. L'entre-
prise est certainement séduisante, puisque c'est l'extension, le complé-
ment de cet empire colonial de l'extrême Orient dont la Cochinchine a
été la première ébauche. Qu'on réfléchisse bien seulement sur la nature
de l'œuvre qu'on se propose. Qu'on n'oublie pas les mécomptes aux-
quels on s'est exposé dans cette campagne tunisienne qui a pu être
compromise par le décousu de l'organisation et de l'exécution autant
que par les malhabiles dissimulations du gouvernement. Qu'on se
rende bien compte quMl faut autant de fermeté que d'esprit de suite
et de prudence si l'on veut faire quelque chose de sérieux dans ces
régions lointaines, si l'on ne veut pas recommencer cette série de
fautes, de défaillances, de contradictions qui ont marqué notre poli-
tique en Orient depuis quelques années et qui nécessitent aujourd'hui
un effort décisif. L'essentiel est de concilier ces intérêts lointains avec
nos intérêts de grande puissance. — Après cela il restera toujours vrai
que, pour raffermir la France en Europe, pour lui assurer les moyens
de jouer son rôle dans le monde, la première cofadition est de lui faire
une politique intérieure qui ne mette pas Tinstabilité dans ses institu-
tions, le désordre dans ses finances, la division dans les consciences
et dans les esprits, — qui ne perpétue pas enfin le malaise sous l'ap-
parence d'un calme trompeur et éphémère.
L'Angleterre, à part ces questions lointaines qui la touchent tou-
jours au vif» parce qu'elles intéressent son influence et son commerce.
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h7h REVUE DES DEUX MONDES.
l'Angleterre ne laisse point d'avoir, elle aussi, comme toutes les autres
nations, ses difficultés, ses préoccupations, ses luttes intérieures. Elle
n'en a pas encore fini surtout avec cette crise irlandaise qui a pu
être atténuée dans une certaine mesure, il est vrai, par la politique
agraire de M. Gladstone, qui ne garde pas moins sous bien des rap^
ports une singulière gravité*
Tout ce que le gouvernement anglais a pu faire par des lois d'une
équité hardie, par des réformes presque radicales dans les conditions
de la propriété, il Ta fait, et il a peut-être réussi à avoir raison de l'an-
cienne ligue agraire ; il n'est pas arrivé jusqu'ici à paciQer l'Irlande, à
vaincre complètement les sociétés secrètes, les passions meurtrières. Il
en est toujours h soutenir une lutte énergique contre des ennemis qui
ne reculent pas devant le crime. Il y a un an maintenant que lord
Cavendish et M. Burke étaient frappés à Phœnix-Park en plein jour par
d'audacieux meurtriers qui échappaient d*abord à toutes les recherches.
Ce n'est pas sans beaucoup d'efforts que la police anglaise, mise en
mouvement de toutes parts, est arrivée à pénétrer le mystère de l'as-
sassinat de Phœnix-Park et de bien d'autres assassinats, à mettre la
main sur les principaux coupables, qui appartiennent tous à une société
dite des « invincibles. » Cette vigoureuse campagne de répre^^sion
ne s'est pas ralentie un instant depuis un an, et le résultat de toutes
les recherches, facilitées à un certain moipent par des délations inté-
ressées, est ce procès multiple qui se juge à l'heure quMl est à
Dublin, qui est certes plein de détails étranges et caractéristiques.
Ces « invincibles » qui défilent depuis quelque temps devant la cour
de Dublin, ce sont des nihilistes irlandais qui sont résolus à tout, à
l'incendie et au meurtre, qui, le plus souvent, ne désavouent pas leur
crime. Les délateurs eux-mêmes, garantis aujourd'hui par leurs dénon-
ciations, sont de curieux personnages. On demandait en plein tribunal,
il y a quelques jours, à l'un d'eux si l'association n'avait pas voulu assas-
siner l'ancien secrétaire pour l'Iriande, M. Forster; il a répondu que le
mot a assassiner » était peu poli, qu'on avait voulu « éloigner » M. Fors-
ter, — et comme on le pressait de questions en lui demandant où l'on
aurait transporté l'ancien ministre, ce lugubre humoriste a répliqué
d'un ton dégagé : « Je ne m'en souviens plus, j'ai oublié l'adresse de
son caveau de famille. 9 Ce procès qui se déroule à Dublin, qui compte
déjà un certain nombre de condamnations à mort, n'est pas fini. La
justice anglaise n'a ipêine pas encore sous la main tous les coupables,
et c'est ici une complication de plus dans cette singulière et éternelle
affaire irlandaise. Le cabinet de Londres a aujourd'hui è obtenir des
États-Unis l'extradition de quelques-uns des chefs dQ cette faction du
meurtre qui se sont réfugiés au-dçlà de l'Atlantique. Il parait décidé à
depaan^or aux Américains cette extradition : de sorte que )9 répression
dep crimes irls^ndais se complique p^r 1^ f^it d'une question diploipa--
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RKTUB. -^ CHIONIQUB. A75
tique aaseï grave. Il s'agit d*une interprétation du droit d'asile, Lea
États-Unis se rendront^^ils h la demande que lord Granville est sur le
point d*adresser à Washington? Ils hésiteront probablement, ils pour*
ront invoquer les traditions, les exemples du gouvernement britan-
nique lui-même en plus d'une circonstance. La difficulté ne laisse pas
d'être sérieuse, et c'est ainsi que l'Angleterre voit sans cesse renattre,
sous une forme ou sous l'autre, ce problème irlandais dont elle ne peut
arriver à ao délivrer ni par les mesures libérales, ni par lea coerci**
tiens et les répressions,
U cabinet de M, Gladstone» du reste, malgré lea succès qu'il a eus
jusqu'ici, malgré l'ascendant qu'il n'a pas perdu, n'est point ^ un em^
barras près dans sa politique intérieure, et il n'e^t peut^tre plus ^
l'abri des mécomptes. U vient de réprouver ces jours derniers encore à
propos de cette éternelle affaire de Tadmission de M, Bradiaugh qu'il
avait essayé de régler par un bill de conciliation proposant la modiû«
cation du serment parlementaire et qui semble aujourd'hui plus com-
pliquée que jamais après une discussion nouvelle et un vote récent de
la chambre des communes. C'est une vieille et assez maussade his-
toire qui se reproduit périodiquement depuis trois ans et qui n'est peut^
être pas près dç toucher h un dénoûment. M. Bradiaugh, élu une pre-
mière fois par NorthamptQn, a cru pouvoir forcer l'entrée du parlement,
s bannière déployée » en refusant le serment religieuiç traditionnel,
en se donnant comme un représentant de la libre pensée, ou pour mieux
dire, de l'athéisme; il a été arrêté au seuil de la chambre, il n'a pas été
admis, Élu une seconde fois, il s'est ravisé, il a offert de prêter le ser-^
ment sur la Bible qu'il avait d'abord refusé ; mais on s'est souvenu
de ses premières déclarations, des opinions qu'il avait publiquement
professées, et, bien qu'il fût cette fois dau^ la stricte légalité, il a été
de nouveau repoussé. Il a essayé de tous les moyepg, même des mani-
festations populaires et d'une sorte d'entrée de vive fprce dans la
chambre; il n'a pas réussi, C'est alors que M- Gl?idstope, pour en finir
ayec un conflit dangereux, a eu la pensée de proposer un bill tendant à
modifier la formule religieuse du serment ou plutOt à substituer une
simple déclaration au serment, et c'est sur ce bijl que s'est engagée
tout récemment une discussion des plus sérieuses, des plUP vives, qui n'a
pas duré moiqs de qqatre ou cjpq jours. M. Gladstone a retrouvé les
plus beaux élans d'une inépuisable éloquence pour soutenir ^on billi
pour défendre, non l'élu <ie piprthampton, majs ce qu'il considérait
comme un principe libéral. M, qradUugh lui-mêin§ a demandé à être
entendu, il a plaidé sa cause. I/oppos}^ion, à sou tour, conduite par le
chef des conservateurs dans la chambra des cqmjuunçs, i?ir Stafford
Northcote, a combattu énergiquement le ministère et rs proposition.
Bref, le bill a été repoussé, l^e pabipet, ffialgré se^ efTort^» i été
vaincu. La majorité contre Ifli p'a été, y e^\ vraif qH§ de trois voîi^,-
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1( Mlll' ■! -Il la <v»iv •'
A7d RETUE DES DEUX MONDES.
ce n'est pas moins toujours une défaite. Cet échec, qui est le premier
essuyé par le ministère, a évidemment plusieurs causes. Il y en a une
toute personnelle peut-être: c'est que M.Bradlaugh n'excite ni intérêt ni
sympathie. Il a pu dire sans trop se tromper devant la chambre : « Vous
avez très mauvaise opinion de moi. » C'est vrai; le bill avait le tort de
paraître proposé justement en faveur d'un personnage peu intéressant,
peu en crédit. 11 y a une autre raison assurément plus sérieuse, plus
profonde : c'est que, malgré tout, cette réforme du serment religieux
répugne visiblement à une portion considérable de la majorité minis^
térlelle, aux vieux whigs, qui se sont abtenus en assez grand nombre.
Elle répugne plus vivement encore au sentiment populaire, à la masse
nationale, qui n'a montré que de la froideur pour la proposition du
gouvernement. On a beau dire que la tradition anglicane a déjà plié
devant les catholiques, devant les Israélites, qu'elle devra plier devant
hs athées. C'est possible; les Anglais ne paraissent pas en être là. Il
s'est môme trouvé un député Israélite qui a été un des plus vifs contre
le bill.
De toute façon, le ministère a été battu. Que peut-il, en définitive,
résulter de ce vote ? Il est bien clair que le cabinet n'en est point ébranlé
pour le moment, qu'il ne peut pas y avoir une crise ministérielle
pour M. Bradlaugh, à la suite d'un coup de scrutin qui n'avait rien de
décisif, qui ne change pas les rapports des partis. Les conservateurs
seraient les premiers embarrassés d'être appelés à former un minis«
tère dans ces conditions, avec une majorité qui n'est pas réellement
une majorité, qui compte des libéraux, des Irlandais avec la masse
des tories. Le cabinet n'a pas pu penser un instant à donner sa démis-
sion ; il peut encore moins songer à une dissolution du parlement, qui
serait pour le moins très risquée, très hasardeuse, si elle était déci-
dée à propos d'une question où le pays a été loin de suivre le gouver-
nement de ses sympathies et de ses vœux. Le dernier vote de la
chambre des communes n'a donc rien changé essentiellement et ne
peut avoir aucune conséquence immédiate. Il est tout au plus un
symptôme, un avertissement. Il est le signe saisissable do ce qu'il y a
de difficile, de fragile peut-être dans la situation générale du minis-
tère et du parlement. M. Gladstone supplée à tout sans doute par un
ascendant incontesté, par une puissance de parole qui vient de se
révéler ces jours derniers encore avec éclat. Il n'est pas moins dans
la condition laborieuse d'un chef de gouvernement toujours occupé à
résoudre le problème de concilier lord Hartington et M. Chamberlain,
de maintenir intacte, autant que possible, une majorité composée de
vieux whigs et de radicaux. Il ne peut faire un pas vers les radicaux
sans se créer des embarras d'un autre côté. Et qu'on le remarque bien :
ce n'est pas même sur une question comme celle du serment parle-
mentaire que les dissentimens peuvent être le plus dangereux. Il est
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BEVOE. — CHRONIQUE. 477
dair que les radicaux du cabinet et de la majorité sont surtout peu
favorables à la politique extérieure d'intervention et d'extension que
le gouvernement suit, que M. Gladstone, en véritable Anglais, ne
craint pas de continuer après lord Beaconsfield. C'est tout cela qui fait
que les petits' échecs peuvent avoir leur signification et qu'une cer-
taine faiblesse peut se cacher pour le ministère sous l'apparence
de force qu'il garde encore.
GH. de MÂZADiE.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Les porteurs de rente 5 pour 100 qui ne voulaient pas se résigner à
la réduction d'intérêt que. leur imposait l'exécution de la loi relative à
la conversion, ont eu, depuis le l*' mai jusqu'au 10 mai, deux moyens
de se prémunir contre l'application de cette loi. Ils ont pu .demander
à l'état le remboursement au pair, c'est-à-dire réclamer 100 francs
pour chaque coupure de 5 francs de rente, ou bien porter leurs inscrip-
tions sur le marché de la Bourse afin de les vendre au cours du jour*
Comme ils étaient assurés que le premier mode ne leur pouvait donner
que 100 francs, tandis que le second leur procurait de 109 à 110 fr.,
il est assez naturel que bien peu aient été tentés de choisir le premier
mode.
De là vient que, sur un capital de près de 7 milliards de francs, placé
en rente 5 pour 100 et qui ne produira plus désormais que 4 1/2, [il
n'a été présenté de demandes de remboursement que pour la somme
très insignifiante de 95,000 francs ne représentant pas tout à fait
5,000 francs de rente. Cette somme sera remboursée à partir du 16 couv-
rant. 11 sera détaché le 16 août prochain un dernier coupon trimes-
triel de 1 fr. 25 sur la rente 5 pour 100 convertie, et, à partir de ce
moment, la rente actuelle sera officiellement transformée en une rente
4 1/2 pour 100 non convertible ou remboursable pendant une période
de dix années.
Au point de vue des demandes de remboursement^ la conversion
a donc pleinement réussi; mais il est évident que, s'il ne devait se
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A78 RBYtJB DËd DEUX MOÎIOBS.
trouver ({ti'uû nombre infime de poitetirs de rentes 9 pour 100 asse^
naïfs pour Vouloir un remboursement au pair, il a pu au contraire s'en
trouver un nombre très considérable parfaitement résolu à ne pas
garder leur rente après réduction et à en retirer le plus fort Capital
possible par une vente sur le marché. Aucun délai n'oblige d'ailleurs
ces porteurs à se presser. Ils pourront vendre dans B\ï, mois aussi bien
qu'aujourd'hui, et ils ont tout intérêt à attendre une occasion favorable.
11 est par conséquent impossible de dire encore si le succès matériel de
la conversion se doublera d'un succès moral, par Tacceptation presque
unauime de ses conséquences et de ses effets par la masse des rentiers,
ou si le déclassement du 5 pour 100 ancien, devenu du k 1/2, ne pren-
dra pas avec le temps des proportions dont les ventes effectuées au
comptant depuis un mois ne peuvent encore donner Tidée.
Ces ventes ont été cependant assez importantes depuis le !«' mai
pour causer d'assez vives inquiétudes au sujet de la position de la
place. Tout ce qui était offert au comptant a été pris par les établisse-
mens de crédit, non pour être conservé, mais pour être immédiate-
ment vendu à terme et finalement recueilli par la spéculation, amenée
ainsi à grossir ses engagemens sur nos fonds public. La spéculation
pourrait- elle continuer bien longtemps ce travail d'absorption tempo-
raire, et n'arriverait-il pas un moment, si les portefeuilles ne cessaient
de rejeter du 5 pour 100 ôur le marché, où les acheteurs à terme se
verraient contraints à suspendre leurs ordres d'achats? Une panique
pouvait éclater ce jour-là; le meilleur moyen dé conjurer le péril était
d'arrêter le déclassement du 5 pour 100 par un mouvement de reprisé
destiné à prévenir le public qu'il ne devait pas compter voir le noaveau
4 1/2 pour 100 descendre au-desàous des cours actuels, 109 à 110 fn
C'est jeudi dernier, alors que ce fonds Venait d'être asse^ rapidement
précipité par des ventes continues à 108.75, que s^est produite, avec
autant d'énergie que d'opportunité, cette intervention salutaire des gros
capitaux contre lés Incertitudes et les craintes des petits portefeuilles.
Toutes les offres au comptant et à terme ont trouvé leur contre-partie,
et les cours des deut rentes 3 et S pour 100 ont été relevés en deux
bourses de près d'une unité. Les vente* d'Inscriptions pour compte des
rentiers de province se sont immédiatement ralenties, et il ne paraît
guère douteux que la résignation à la conversion ne soit à peu près
unanime, si l'on parvient à tenir le k 1/2, sans défaillance nouvelle,
au cours de 110 ITancs.
En fait, la conversion n'a pas jusqu'ici déterminé de gtoê meuve-'
mensdecapluux; on en trouve la preuve femelle dans le dernier
bilan de la Banque dé France, oâ le portefeuille et les avances étaient
en diminution et où n'apparaît aucune trace d'opérations d'tm carac«
tère anormal. La reprisa sur les fonds puMics à Paris a eoinddé assez
étrangement avec ^élévation, par la Banque d'Angleterre, du tattt de
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RETUB. — CflftONIQOE. . 470
l'escompte de 3 à i!i pour 100. Cette modification, qui était prévue
depuis quelque temps, iudique bien moins un resserrement réel
de l'argent au-delà du détroit que la situation toute spéciale de la
réserve de la Banque d'Angleterre, et n*a par conséquent exercé aucune
influence sur les tendances de notre propre marché monétaire, dont le
trait principal est toujours Textréme abondance des ressources. Grâce
au revirement des troid derniers jours, les prix des deux rentes 3 pour
100 et du 5 pour 100« à la fin de la première quinzaine de mai, se trou-
vent ramenés au niveau des derniers cours de compensation.
Il en est de même pouf les valeurs de la compagnie de Suez, qui,
pendant cette période, ont eu Uû marché très agité, et après avoir rapi-
dement baissé, se sont relevées en même temps que le 5 pour 100. De
2,360, Pactioû a reculé à 2,160 pour revenir à 2,400; on cotait 2,380
samedi soir. La baisse avait été provoquée par un article du ïimes et
d'autres journaux anglais et parl*anûonce d'un meeting auquel devaient
prendre part, le 10 mai, à Londres, les représentans des principales
compagnies anglaises de navigation maritime entre la Grande-Bretagne
et l'extrême Orient. Le meeting a eu lieu, et le projet de formation
d'une société pour le percement d'un second canal a été adopté à l'una-
nimité. Un comité exécutif a été nommé avec mission d'élaborer un
projet définitif, de réunir les fonds nécessaires, de prendre toutes les
mesures propres à la réalisation des principes posés dans le meeting.
Il semble donc bien que ^agitation anglaise contre l'administration
actuelle du canal ait un caractère plus sérieux qu'on ne se plaît à le
croire ou à le dire de ce côté-ci de la Manche, et peut-être les action-
naires du canal de Suez feront-ils sagement en répondant autrement
que par une indifférence dédaigneuse aux menaces peu déguisées du
Times contre la compagnie et son chef, M. de Lesseps. Quel que soit le
but de cette agitation, percement d'un second canal, rachat du canal
actuel ou prédominance de l'élément anglais dans le conseil d'adminis-
tration de la compagnie, une question des plus graves se trouvé posée:
comment remédier à Tinsuflisance, nettement et énergiquement pro-
clamée par les armateurs anglais, de la grande voie commerciale ouverte
entre l'Europe et l'Orient par des actionnaires français ? Les recettes
de la première décade de mai se sont élevées à 2,340,000 francs, en
excédent de 550,000 francs sur celles de la décade correspondante de
mai 1882, ce qui n'a pas peu contribué aux rachats dont l'action a été
l'objet cette semaine.
Les transactions n*ont pas été très actives sur les titres des che-
mins français, la hausse provoquée par l'annonce de la signature pro-
chaine des conventions ne s' étant pas soutenue. Le Lyon abaissé après
le détachement du coupon. 11 perd environ 30 francs sur le cours de
compensation. Le Midi a reculé de 25 francs et le Nord de 15 francs.
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A80 BEVUE DES DEUX MONDES.
Les Chemins autrichiens se tiennent un peu au-dessus de 700 francs;
le dividende sera de 32 francs, ce qui a causé quelque déception. L'as-
semblée générale des actionnaires des Chemins lombards a voté un
dividende de 5 francs. On a prélevé sur le bénéfice net une somme de
2 millions pour l'achèvement en 1883 des dépenses extraordinaires de
reconstruction nécessitées par les inondations de Pautomne de 1882.
On prévoit en Espagne de très belles récoltes, ce qui pourrait ramener
des acheteurs au Saragosse et au Nord de PEspagne.
Les actionnaires de la Banque d'escompte se sont réunis le 7 cou<«
rant en assemblée extraordinaire. La réduction du capital de 100 à
50 millions a été votée. Les actions actuelles libérées de 125 francs
seront échangées à raison de deux pour une contre des actions libé-
rées de 250 francs et au porteur. Le capital a été ensuite élevé à 65 mil-
lions par la création de 30,000 actions nouvelles destinées à payer les
apports de la Banque Française et Italienne, décidément absorbée par
la Banque d'escompte.
Une autre société, la Compagnie foncière de France et d'Algérie,
vient également de faire consacrer par une assemblée extraordinaire la
réduction de son capital de 100 à 50 millions au moyen du même pro-
cédé que la Banque d'escompte.
Le 5 pour 100 italien s'est maintenu très solidement aux environs
de 92 francs. La signature de Tirade, portant concession de la ferme
des tabacs en Turquie, ayant été enfin officiellement annoncée, le 5
pour 100 turc a été porté à 12 francs et la Banque ottomane à 775 fr.
Un rapport de sir Colvin, concluant à une revision de la loi égyptienne
de liquidation, a provoqué un mouvement de réaction sur les titres de
la dette égyptienne unifiée. Ce rapport propose, en effet, que le chiffre
d'amortissement de cette dette soit réduit, afin que le gouvernement
puisse disposer de ressources qui lui sont indispensables pour le paie-
ment des indemnités et des dépenses d'occupation de l'armée anglaise.
Comme, d'autre part, les recettes de la caisse delà dette publique con-
tinuent à présenter un excédent considérable, la réaction s'est arrêtée
sans peine après le détachement, qui a eu lieu le 6 courant, du cou-
pon semestriel de 10 francs. ,_^
Le directeur-gèra^it : C. Buloz.
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■^
LÀ
COLONISATION OFFICIELLE
EN ALGÉRIE
I.
ESSAIS TENTÉS DEPUIS LA CONC
Ceux de nos compatriotes qui se sont fixés dai
du nord de l'Afrique se plaignent fréquemment (
mère patrie. Les représentans attitrés de notre c
c'est-à-dire les sénateurs, les députés, les meml
généraux des trois départemens d'Alger, d'Oran
les délégués de ces conseils au conseil supérieur
expriment, à ce sujet, des doléances contenues,
pays, avec cette vivacité de ton qui est particu
mais qu'il ne faut pas trop lui reprocher parce
la fois, en matière politique, d'excitant et de fr(
depuis quelques années surtout, en lamentation
un peu à des reproches. Volontiers on donne i
l'autre côté de la Méditerranée, quand on ne le
ment, que nos ministres et nos chambres pari
assez médiocrement des affaires de l'Algérie, et
faute d'ajouter que, si par hasard ils s'en occup<
lement pour démontrer qu'ils ne les connaisseo
point du tout.
Tom LTu. — 1*' lum 1883.
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&82* RETUE DES DEUX MONDES.
Ainsi articulées, ces plaintes sont-elles fondées? II serait embar-
rassant d'en convenir, et, de prime abord, elles semblent entachées
de quelque exagération : il faut distinguer toutefois. Si les habitans
de TAlgérie se bornaient à regretter de ne plus entendre, comme
jadis aux beaux jours du régime parlementaire, des voix autorisées et
puissantes plaider avec éclat leur cause à la tribune française, ce
n'est pas moi qui les contredirais. Oui, il est vrai, les temps sont
paBsés où, devants une chambre dont j*avai8 rhomeurde bire par-
tie, lé maréchal Bugeaud, au lendemain de la bataille d'Isly, et le
général de La Moricière, après la prise d* Abd-el-Kader, le front encore
éclairé des rayons de leurs récentes victoires, venaient agiter devant
des collègues presque aussi émus qu'attentifs ces étemels pro-
blèmes algériens que, sous une forme différente, mais les mêmes au
fond, nous nous efforçons de résoudre aujourd'hui. Sur cette ques-
tion demeurée ouverte entre les membres d'un même cabinet, le
très sagace ministre de Tintérieur du H octobre, M. Thiers, n'hésitait
pas, en repoussant les prévisions défavorables du président du conseil
et de quelques-uns de ses collègues moins confians que lui, à se por-
ter, avec sa clairvoyance habituelle, le garant intrépide des futures
destinées de notre colonie africaine, tandis que d'excellens esprits,
M. Dufaure et M. Lanjuinais, M. de Tocqueville et M. de Beaumont,
H. de Chasseloup-Laubat, le général Âllard, M. de Corcelles, se
demandaient entre eux, non sans quelque appréhension, quel système
il valait mieux suivre pour tirer tout le parti possible des ressources
de nos nouvelles possessions. Certes ils étaient loin de s'accorder
entre eux sur le point de savoir s'il fallait faire appel à la puis-
sante initiative du gouvernement en s'abritant sous sa tutelle» ou*
laisser toutes choses suivre leur cours naturel^ en se* confiant au
temps et à l'activité individuelle des intéressés pour arriver à des
résultats plus lents peut-être à obtenir, mais autrement étœdus,
d'une nature moins factice et^par conséquentv plus sûrs et plus dura-
bles. On comprend que, traitées par des personnes aussi compétentesi
les graves questions qui tooohai^t de si près^à^ l'avenir de TAlgé*
rie aient eu le don fle oaptivar l'attention. publique. Il en^a toujoucs
été ainsi' sous tous nos régimes de libre di80Us»on. Les assenUilèesi
répij^ïlicames, de i8&8 à 1852, quoique absorbées par de terribles
pvAocûttpations, n'ont eu gande de se désintéresser de œtte coloiiie
afrioaiDe, où le général Cavaignac avait' brillamment Gonquîs, sous
le gouvernement de juillet'» teius ses grades militaireSé II y a plus:
paadant les deux dernières années de l'empire, quanili \m peu d(aip
avait fini par pénétrer dans les ]X)ttages de la nMcbine gouverna^
mentele, jusqu'alors 8i> hermétiquement fermée, ce fut du côté de
l'Algérie que se portèrent les premières investigations du» corps*
législatif, prompt à saisir l'occasion soudainement oiferte d'execcer,
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LA GOLOrilSATION OFFIGIMJLE EN ALGÉRIE. &88
-60 matiàre si grave et si délicate, une initiative pditique qui lui
a^ait été, pendant longues années, jalouseiaent refoMé^.
JLu printemps de 1868, une conunission d'enqméle agricole avait
été instituée, sous la présidence de M. Léc^ld Lehcm, pour aller
se r^dre compte sinr place, d'après un guestâoimaîfe extrêmemœt
détaillé, de tous les besoins de nos tr<Hs provinces d'Alger^ d'Qran
et de Constantine, — qu'elle avait mission de parcourir. L'année sui-
vante, une décision impériale, dsAée du 5 mai 1869, nommait une
autr^ commissioii extra-^^lementaire diargée d élaborer les ques^
lions qui se rattachent à la constitution et à F organisation admi^
nistrative et politique de V Algérie. Cette commission, présidée par
le maréchal Bandon, ancien gouverneur-général de l'Algérie, comp-
tait parmi ses membres M. Ferdinand Barrot, alors grand référen-
daire du sénat, M. Chamblain, conseiller d'état, M. Gastambide,
conseiller à la cour de cassation, H. Paulin Talabot, les généraux
Allard, Desvaux et Greslof • M» lassîfi, directeur du service de l'Al-
gérie au ministère de la guerre, en était seorétaire, et H. le sénateur
Bébic remettait au ministre^ au mois de janvier 1870, le rapport dont
il avait été chargé. L'enquête agricole oidonnée par la corps légis-
latif, ainsi que le rapport de la commission gouvernementale, étaient
attendus sur les bancs de la ntttjoritéetaurceuxde l'opposition avec
une égale impatience. Le 11 avril, M. Jules Favre rédamait avec
instance le dépôt de cette enquête et affirmait n'ètiie que l'écho
de tout ce qu'il avait entendu dire en Algérie en déclaranit « qu'elle
passait pour avoir été faite avec le plus grand adn et une entière
indépendance. » Au mois de décembre de cette même année,
H. Léopold Lehon -déposait en même temps une demande d'inter-
pellation sur les a&ires de l'Algérie et annonçait que les procès-
verbaux de l'^enquéte pouvaient être dès lors distribués aux membres
du corps législatif.
Quant au r^>port de M. fiéhic, nombre d'exemplaires en avaient
été tirés à l'imprimerie impériale,et, quoique le texte lui-même n'ait
jamais jété officiellement publié, ses dispositions principales étaient
parfaitement connues de tous les membres du parlement s'intéres-
sant aux afiSedres de l'Algérie. Gbose vraiment singulière, les conclu-
sions en étaient pi»» libérales, plus Iftrges, dictées par une disposi-
tion d'esprit infiniment phis moderne çpie celles adoptées par une
autre commission nommée en novembre 1880, c'esthà-dire en plein
régime républicain : à V effet 4' étudier les modifications à apporter
au gouvernement^énéralde V Algérie. Aux tecmes du projet impé-
rial de 1870, « le gouvernement et la haute administralion étaient
centralisés, à Alger même, aux imaîns d'un gouverneur-général qui
avttit rang de ministre et devenait, en cette qualité, direotem^it rea-
4>(m6able. Il était ossiaté d'un oaMdil>attpôriôur, exolufiivemeot com-
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&8& BEYUE DES DEUX MONDES.
posé de membres élus par les conseils-généraux des départemens
civils et composés d'indigènes. Ce conseil supérieur, — où ne siégeait
pas, comme aujourd'hui, une majorité de fonctionnaires, — votait, en
recettes et en dépenses, le budget du service local et en recevait les
comptes. Il donnait son avis sur toutes les questions qui lui étaient
soumises et pouvait émettre des vœux sur les objets intéressant l'Al-
gérie. Le gouverneur-général exerçait la plénitude des pouvoirs admi-
nistratifs et politiques attribués aux ministres. Il participait, lors de sa
présence à Paris, aux délibérations du conseil des ministres et repré-
sentait le gouvernement devant le sénat et le corps législatif... Dn
sous-gouverneur assistait le gouverneur-général et le suppléait,
en cas d'absence, soit à Paris, soit à Alger. Le gouverneur-général
et le sous-gouverneur pouvaient être choisis soit dans Tordre mili-
taire, soit dans Tordre civil. »
Quoi de plus sage et, pour Tépoque, de plus hardi que ces pro-
positions émanées d'une commission composée de hauts dignitaires
de l'état, délibérant sous le contrôle immédiat d'un gouvernement
qui n'a jamais passé pour follement épris de la stricte application
des formes parlementaires ; et n'est-il pas vraiment surprenant, et
j'ajouterai un peu triste, d'avoir à constater que, dans ses lignes
principales, particulièrement en ce qui regarde la responsabilité
réelle du gouverneur-général de TAIgérie, le projet d'organisation
arrêté par les conseillers de l'empire devançait de beaucoup, comme
résolution virile, Tensemble confus des mesures timidement indi-
quées par les sénateurs et les députés de l'Algérie, et par les quel-
ques fonctionnaires auxquels le ministre de l'intérieur, M. Gonstans,
a jugé bon de s'adresser en 1880, sans que les résultats de cette
consultation officieuse, vue d'assez mauvais œil en Algérie, aient eu
d'ailleurs la moindre influence vivifiante sur la direction à donner à
notre politique algérienne?
U n'en avait pas été ainsi en 1870. Dès le mois de janvier, Tat-
tention publique avait été fortement appelée sur les affiûres de notre
colonie africaine par une discussion du sénat, à laquelle avaient pris
part le maréchal de Mac-Mahon, M. Michel Chevalier, les généraux
Damnas et de La Rue. Au corps législatif, l'intérêt avait été bien
autrement excité, au mois de mars suivant, lorsque M. Léo-
pold Lehon développa à la tribune l'interpellation déposée Tannée
précédente. La majorité qui avait applaudi sans réserve le jeune
orateur, qui avait entendu MM. Lefébure et de Kératry abonder
dans son sens, devant laquelle le baron Jérôme David, ancien offi-
cier des bureaux arabes, était venu déclarer qu'il était converti à
l'idée de substituer désormais la prépondérance de Télément civil
à la suprématie des commandans militaires, ne fut qu'à moitié sur-
prise et ne parut nullement scandalisée quand M. Jules Favre, dépo-
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mKmeaamm
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. &S5
sant une pétition des babitans de Constantine, se mit à réclamer
hautement pour les colons le droit de nommer eux-mêmes leurs dépu-
tés. La discussion avait été brillante. Les objections du ministre
de la guerre avaient eu le cai*actëre de simples réserves, tandis
que les critiques mises en avant par les membres de l'opposition
s'étaient presque exclusivement adressées à la forme que le gouverne-
ment entendait donner aux mesures projetées. 11 entendait, en effet,
les décréter par la voie du sénatus-consulte, alors que les opposans
du corps législatif, devenus exigeans, émettaient la prétention de
prendre directement part à leur confection ; mais ces divergences ne
portaient point sur le fond des questions engagées. Finalement, le
corps législatif se trouva à peu près unanime pour déclarer quor
près avoir entendu les explications du gouvernement sur les modi-
fications qu'il se proposait d'apporter au régime législatif auquel
l'Algérie était soumise^ et considérant que, dans Vétat actuel des
choses^ Vavènement du régime civil paraissait devoir concilier les
intérêts des Européens et ceux des indigènes^ il passait à V ordre
du jour. Au cours du débat, M. Jules Favre, récemment revenu
d'Afrique, et qui s'était porté l'éloquent interprète des vœux des
babitans de l'Algérie, avait pu, sans provoquer la moindre récla-
mation, s'écrier du haut de la tribune, le 9 mars 1870 : « Vous le
voyez, messieurs, la barrière est tombée, car nous nous tendons
une main fraternelle pour introniser la liberté. » Ce n'est pas tout*
Le 28 mars, M. Léopold Lehon, en son nom propre et au nom de
M. Jules Favre, afin de manifester, sans doute, par l'alliance des
noms, l'accord survenu entre la majorité et l'opposition à propos
de l'Algérie, déposait une proposition de loi dont les nombreux arti-
cles réglaient l'organisation future de notre colonie conformément
aux vues exprimés par le leader de la minorité. Le gouvernement,
par la bouche de M. Ollivier, en acceptait les dispositions principales,
se bornant à demander que la discussion des mesures projetées et le
vote du corps législatif, renvoyés dans la séance même à ^ commis-
sion d'initiative, fussent remis à une autre session. Ainsi, plus d'hé-
sitations, plus de retards, plus de fins de non-recevoir opposées
aux vœux des babitans de notre colonie ; la sympathie pour leurs
légitimes revendications était devenue générale et le moment sem-
blait arrivé, presque à la veille de la chute de l'empire, où l'Algérie
allait enfin recevoir, par l'entremise régulière du parlement, après
de solennels débats, cette organisation définitive toujours si ardem-
ment souhaitée et qu'aujourd'hui elle attend encore vainement.
Comment se fait-il que tant d'espérances aient été si cruellement
déçues? Comment tant de bons vouloirs n'ontr-ils abouti à produii*e.
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ft86 BETUE BE8 DEUX HOfOOES.
après treize ans, quedes résultats aussi incomplets? Et pourquoi uous
laut-il deredief aitendre nos compatriotes fixés en Algérie se plaindre
encore aujourd'hui , n(m sans quelque apparence de raison , de
Finsoudance'que, sous la république, le gouvernement et les diam-
Ixres semblent témoigner pour leurs intérêts les plus essentiels?
La plainte n'est que trop naturelle, mais les reproches sont-ils
bien justes? Hélas 1 ce sont les malheurs de la patrie qui ont
été l'unique cause de cette soi-disant indifférence. Au lendemain
de ses revers, la France a dû, pour assurer son salut au sortir
de répreuve qu'elle venait de traverser, se replier pour ainsi dire
sur elle-même et courir au plus pressé. Les membres de l'assem-
blée nationale, aux prises avec les difficultés du jour, n'avaient
pas l'esprit assez libre ni même assez de loii^s pour se livrer
aux discussions de principes qu'aurait amenées l'étude d'une
nouvelle organisation de notre colonie algérienne. La forme des
délibérations de nos assemUées parlementaires n'est pas d'ailleurs
restée ce qu'elle était naguère sous les monarchies c<mstitution-
nelles de 1815 et de 1830. La discussion de l'adresse au début de
chaque session et celle du budget avant sa clôture fournissaient
alors l'occasion de passer en revue et de traiter amplement à la tri-
bune tous les sujets qui touchaient aux intérêts vitaux de notre
pays. L'examen annuel du budget a bien été maintenu, parce qu'il
est la condition essentielle de tous les gouvernemens libres, mais, à
la chambre des députés, la discussion n'en est jamais venue qu'aux
derniers momens de la session, alors que ses membres étaient pressés
d'entrer en vacances. Quelle possibilité pour un député d'appeler
utilement, en de pareilles circonstances, l'attention de ses collègues
sur un sujet aussi vaste et aussi compliqué? Et la présentation si
tardive du budget au sénat, qu'a-t-elle été jusqu'à pd*ésent, sinon une
vaine formalité et, pour ceux qui prennent au sérieux les affaires
du pays, une véritable déception? Sera-t-il permis à celui qui écrit
ces lignes de constater qu'à trois reprises différentes, quand il a
voulu, à propos des dépenses ^e notre colonie, soulever la ges-
tion si importante à ses yeux d'une responsabilité ministàieUe
effective pour les affaires de TAlgérie et signaler les tnconvéniens
très fâcheux qui résulteraient, suivant lui, pour l'expédition des
affaires, du système des rattacbemens inauguré un beanei ma-
tin, puis abacnâonné, puis repris, dont on ne sait pas encore an
juste ce qu'il en est advenu, jamais il ne lui a été donné d'<d>tenir
des mioôstres en «xerdce autre ^hose que des reposes, assuré-
ment fort courtoises, mais encore plus écourtées, et des promesses
évasives qui n'ont été Bvîvies d'aucune exécution? Alore qu'un
alOTce ai complet s'est prolongé durant tant d^années, est-il donc
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LA COLONISÂTIO!!! OFilCIEXCE EEÏ /M.GÉRIE. tô7
gurprenant que l'attration da publie «d soh venue à se désiiH
téressermsenfijjoienieut d'un sujet dont les dépositaires du pouvcnr
et les repréaentaiis de la Dation Tont si peu entretenu?
Mais parions franchement et disons les cboees comme dies sont*
No» compatriotes établis de l'autre eôoé de la Méditerrnràe n'ont*
ils pas, eux aussi, quelques reproches à se faire, et dans le moment
où je voudrais attirer surkvrs doléances légitimes l'attention qu'elles
méritent, peut-être ne trouveront-ils pas mauvais que je leur demande
s'ils sont bien assurés de n'être pas eux-mêmes, jusqu'à un cer-
tain point, responsables de cette défaveur dont ils gémissent?
Qu'ils me permettent de procéder à leur examen de conscience, ce
qui est toujours facile quaod il s'agit des autres. Les Algériens ont
reçu de la répfublique, comme don de joyeux avènement, presque
tout ce qu'ils avaient demandé à l'empire, un peu plus même, car
personne, que je sache, excepté M, Grémieux, ne les avait entendue
formuler un voeu impérieux pour la naturalisation immédiate et en
bloc de tous les Israélites de l'Âlgérîe. Deux décrets datés de Tours
et de Bordeaux, en octobre 1870 et en février 1871, ont constitué
notre colonie en trois départemens ayant chacun le droit de nom^
mer deux représentans. Les gouvernemens et la haute adanmetr»-
tion de rAlgérie ont été CMtralîsés à Alger sous l'autorité d'im
haut fonctionnaire qui recevait le titre de gouverneur-général civil
de ces trois départemens. Par suite des événemiens de la métro-
pole, et sans qu'il fût besoin pour cela d'aucun décret, la presse
algérienne, jusqu'alors si sévèrement bâillonnée, est devenue soii-
dainement libre comme celle du reste de la France, et nos compa*
triotes des trois départemens d'Alger, d'Oran et de Constantine ont
été mis, du jour au lendemain, en possessiovi, pour la défense de
leur cause, de cet instrument merveilleux à la fois et redoutable,
car il est égalemeirt puissant pour le bien et pour le mal. Voyons
l'usage qu'ils en ont fait.
Depuis le jour où la France a pu, après la paix, rentra en
possessicm d'elle-même et de la plus grande partie, sinon, hélas l
de la totalité de son sol national, le gouvernement de M. Thiers
s'est uniquement appliqué à guérir les douloureuses blessures
qu'elle venait de recevoir. A Alger la politique réparatrice de cet
homme d'état avait droit de compter sur une ccrdiale adiésion,
car personne, dans le passé, n'avait pris plus chaudement à
cœur les intérêts de notre colonie africaine. Le choix de l'amiral
de Gueydon et le soin de lui assigner le Utre de gouverneur-^
général ciHl attestait une fois de plus non^seulement la syiapaAie
persévérante du dief du poizvoir exécutif pour ses anciens cliens,
mà& sa prompte clairvoyance à deviner la nature des difficultés
aoxquëles il fdkit pourvoir. Ikf, Thi^*s se rendait parfaitement
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A88 REVUE DES DEUX MONDES.
compte de l'intensité da mouvement d'opinion, plus vif peut-être
que réfléchi, qui se prononçait alors contre le maintien dans notre
colonie de toute suprématie même apparente qui serait accordée
à l'élément militaire sur l'élément civil. Il faisait, en même temps,
trop de cas des braves commandans de notre armée pour les vou-
loir sacrifier à de puériles déclamations; il se tenait, avec rai-
son, pour assuré que l'autorité supérieure de l'un de nos offi-
ciers de marine les plus distingués, administrateur heureux de la
principale de nos colonies des Antilles, serait acceptée avec plaisir
par ses subordonnés militaires, porteurs comme lui de la glorieuse
épée qui en a toujours tant imposé aux Arabes. Il ne doutait pas
non plus que les partisans les plus décidés d'une administration
toute civile accueilleraient sans murmure son choix, parce qu'ils se
sentiraient ainsi garantis contre les complaisances qu'entraînent par-
fois, entre officiers d'une même arme, les camaraderies d'une com-
mune carrière. Sur ce dernier point, les prévisions de M. Thiers ne
furent point tout à fait réalisées. Tandis que les personnes établies
de vieille date dans le pays s'applaudissaient de rencontrer chez le
nouveau gouverneur un protecteur intelligent de leurs sérieux inté-
rêts, doué à la fois de l'esprit d'initiative et pratiquement versé, par
les précédons de sa vie de marin, dans la connaissance des questions
coloniales , les journaux de l'Algérie qui se piquaient d'indépen-
daace n'attendirent pas longtemps pour entamer contre .lui une
guerre violente qui ne prit fin qu'à Tépoque de son remplacement
par le général Cbanzy. L'ancien président du centre gauche répu-
blicain, le vainqueur de Patay, a-t-il eu la chance de trouver
un peu grâce devant ces terribles contradicteurs? Pas davantage.
Après une espèce de lune de miel, dont la durée fut assez courte,
les diatribes reprirent de plus belle contre les abus d'une adminis-
tration entachée d'arbitraire et déclarée insupportable, parce qu'elle
était remise aux mains d'un général commandant de corps d* armée.
Aucune des invectives prodiguées à l'amiral de Gueydon ne fut épar-
gnée à son successeur. Au bout de trois années, le général Chanzy
était devenu pour la presse algérienne une sorte de bouc émis-
saire dont le sacrifice était absolument nécessaire au salut du peuple.
Alors s'organisa de toutes pièces une campagne vraiment curieuse,
étant donnés le temps où nous vivons et les opinions de ceux qui l'ont
entreprise et menée à bien. On se serait cru transporté à quelques
siècles en arrière, en plein régime féodal. Pour les sénateurs et
les députés républicains de l'Algérie, pour les membres des con-
seils-généraux, pour les organes les plus avancés de l'opinion radi-
cale, il s'agissait de désigner eux-mêmes le gouverneur qu'ils
entendaient faire mettre à la tête de la colonie. Peu importait
qu'il y fût inconnu ou qu'il en ignorât les besoins. Serait-il plus
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LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGÉRIE. 489
OU moins apte à remplir les fonctions dont on voulait l'investir^
C'était le moindre souci de ceux qui jetaient son nom en avant.
L'essentiel était qu'il fût en possession d'un crédit indiscutable
auprès du chef de l'état. Ainsi qu'on avait vu, avant la révolution
de 1789, les puissans seigneurs du temps supplier le monarque
régnant de leur accorder comme gouverneur, pour le plus grand
bien de leur province, quelque membre de sa royale famille, un
frère, un cousin, un neveu, au besoin quelqu'un de ses bâtards, de
même peu s'en est fallu que l'on ait eu le spectacle des délégués de
l'Algérie se traînant avec les mêmes instances aux pieds du président
Grôvy. Cependant, comme en république il n'y a point de bâtards, ils
lui ont simplement demandé son frère, et ils l'ont obtenu. M. Jules
Grévy aurait-il, à lui seul et de son propre mouvement, imaginé ce
choix? Je ne l'ai pas entendu dire, et je crois qu'il s'en défend. M. Al-
bert Grévy avait-il songé lui-même à cette candidature avant qu'on
lui en parlât? Je l'ignore également. Mais j'ai assisté à son débar-
quement à Alger. Ce fut une ovation sans pareille. Deux années plus
tard j'étais de nouveau à Alger. Ahl combien la note était changée !
Je retrouvais M. le gouverneur-général tel que je l'avais laissé, plein
de zèle pour la colonie, avec quelques expériences en plus, faites
sur le terrain, notamment la plus cruelle et la plus inattendue pour
lui, celle de la prodigieuse mobilité d'impression de ses adminis-
trés. Jamais, au plus fort de la polémique dirigée contre eux, ni
l'amiral de Gueydon, ni le général Cbanzy n'avaient été l'objet d'un
concert de critiques aussi acerbes, de récriminations aussi violentes,
probablement assez mal fondées, en tout cas, extrêmement inju-
rieuses.
Comment, de bonne foi, les sénateurs, les députés, les feuilles
publiques de l'Algérie qui ont si vite passé du plus étrange engoue-
ment à des rages de dénigremens impitoyables n'ont-ils pas songé
que, par ces brusques transitions d'un excès à un autre, ils afiai-
blissaient singulièrement eux-mêmes leur autorité et portaient ainsi
atteinte, dans leurs propres personnes, à la confiance qu'en raison
de leur situation au parlement et de leur rôle dans la presse, la mère
patrie était disposée à leur accorder comme aux représentans natu-
rels et les mieux accrédités auprès d'elle des intérêts de notre grande
colonie africaine?
Mais pénétrons un peu plus avant dans un sujet qui devient de
plus en plus délicat. Puisque nous sommes en train de chercher
l'explication de l'espèce d'indifiérence qui a, peu à peu, remplacé
l'intérêt si vif et si continu qu'excitaient jadis les débats relatifs
aux affaires de l'Algérie, risquerons-nous beaucoup d'offenser les
amours -propres en supposant que leur ancien retentissement -^--.-^
en partie à l'éclat des noms de ceux qui jadis y prenaient pari
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àBO BEVUB DIS JDIDX MONDEjBb
colonie n'avait alors de représestans officiel» ni dans Vwtke ni dno»
rentre chambre; eependaat les combats livrés par quelqueskons des
généraux qui escaladaient bravement la tribune conuoe ils auraient
BOMté à l'assaut d'une ville arabe, et la renommée eurq>éeime de h
plupart des orateurs mêlés à ce brillant tournoi, n^om-^spass été
poar quelque chose dans le succès d'une cause qui avait Ja bonne
fortune d'eurfrier sous ses drapeaux de pareils champions? Depuis
1871, r Algérie, comme cela est de toute justice, choisit elle-même
les sénateurs et les députés auxquels elle donne mission de la repré-
senter dans les oonseÛs de la nation. Il n'aurait dépendu que de sa
volonté, sans sertir bien entendu des cadres obligatoires^ du parti
républicain, démettre la main et de porter ses suffrages sur quelque
illustration civile ou militaire, fameuse ailleurs que dans les cirooBr*
scriptions des trois départemens^ Elle a procédé autrenaienl;. Elle a
préféré, cek était certainement son droite prendre ses mandataires
sur place, pour ainsi dire, en raison de leur notoriété toute locale,
persuadée apparemment qu'elle serait ainsi en mesure d'exiger de
ses élus un souci plus profond et une connaissance plus intime
des sentimens et des intéréte des contrées qu'ils allaient avoir Thon*-
neur de représenter. C'était une préoccupajiion des plus légitimes.
Au sénat et à la chambre, on a tout d'abord tenu les repré-
sentans de nos départemens algériens pour gens ayaoït droit
d'être consultés, et dont il était convenable de suivue les avis
pour ce qui regardait les affaires de leuus majaqbtaikes. En Jbit,
le sénat et la chambre ont pris soin, cooune en témoigne le
Journal officiel^ de les faire entrer, autant que possible» dans
toutes les commissions ayant à s'occuper de notre colonie ; le plus
souvent, leurs collègues les ont choisis pour organes de ces com-
missions, parce qu'ils s'imaginaient n'être aiâsi que justes envers
d»B personnes naturellement désig4Qées à leur préférence pitf les
siii&*age6 des électeurs algériens non moins que p^x leuars lumières
propres et leurs connaissances spéciales. Plusieurs rapports récem-
ment distribués, tant au sénat qu'à la chambre, et les travaux plus
anciens de M. Wamier, autrefois député d'Oran, ne sont pas pour
détruire c^e avantageuse impression. Mais voyez la surprise! Voici
que les journaux de notre colonie ae mettent à déclarer hautement,
un beau matin, que c'est là, de la part des chambres françaises, une
déplorable en-eur. Aies en croire, sénateurs et dépatôs n'ont jamais
été choisis de l'autre côté dû la Méditerranée en raison de leurs
opinions personnelles sur les affaires propres à l'Algérie, opinions
dont on n'avait pas même pris la peine de s'informer. Us avaient
uniquement dû leur élection à leur ferveur républicaine ; d'où résul-
tat la conséquence que, dans tout ce qui touchait à l'organisatiou
de ia Gotomie et à laf estmi de ses affaiies courantes, il n'y 9mi pa»
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Là COLOmSâTIOIf QFF&CIKLLE EN ALGÉRIE. AM.
Hen de lenir le moindre compte de oe que «es messieurs pouvaient
«ré on penser (1). On en est à se demander quel profit» ^^?rè8 awir
poursuvn de leurs attaques tous les gowemeurs que la république
leur a e»voy6s, les feuilles publiques de l'Algérie pensent trouver
à ruiner eUesHorvémes auprès du parlement et de k métropole le
trédit des représentans officiels que nagoève elles ai^uyaiant de
leur chaude adhési3n.
U 7 a plus. Ce sont quelquefois de graves personnages qui semr
lilent là^bas prendre \m incompréhendble plaisir à dénoaeer eux-
mêmes leurs propres inconséquences. Pas plus tard tqu'au mois
de décembre 1880, n*a-t-on pas entendu un membre du conseil-
général de Gonstantine, délégué de oe dépairtetnent au oonsoil eupé-
rieur de TÂlgérie, et depuis dorenu député, ccmstater de la façon
la plus solennelle devant ses collègues iégàrement étonnés, qu'un
avis important émis, au cours de Tannée 1878, par le conseil géné-
ral de 'Gonstantine n'avait jamais été, de sa part, qu'un sknple
artifioe, infant eu surtout pour but de faire échec au gouverne-
ment militaire d'alors^ et que c'était M, il n'hésitait pas à le
répéter y beaucoup moins une opinion raisonnée qUune mammvre
pour arriver à la suppression du gouvernement militaire? Sur l'ob-
servation de l'^n de ses collègues» que c'était jmagissement étrange,
de se servir larmes inavouables pour tomber une personnalité
désagréable^ et qu'on aurait dû enfouir avec soin pour ne pas s^ex-
poser à sentir le rouge ^vous monter au visage^ le même conseiller-
général ne trouvait rien déplus à propos que de maintenir l'exacti-
tude de son assertion et la légitimité du procédé (2).
(1) «... Les républicAint, pensant qu'il ûJlait ft^wnt toat Mayer U répobUque Bie-
nacée et U mettre à l'abri de tontes les atteintes, firent (en 1876) les plus grands
efforts de propagande en faveur de M. X,.. dont les opinions républicaines leur offraient
plus de garantie et de sécurité que celles de son concurrent, sans songer à loi demander
qvelle» étaient ses opinions algériennes; ils n« lai posèrent pas un instant cette quei*
tionydont llntérét leur eût paru très secondaire à cette époque. M. X... est un répu-
blicain convaincu, ayant passé sa vie à s'occuper des questions politiques, mais n'ayant
Jamais songé à prendre les questions algériennes au sérieux. B connaît beaucoup
mieux la place du gouvernement que nos villages de l'intérieur, ne parle pas un mot
d'arabe, et n'a jamais montré à prepes des questions algériennes une compétence
dépassant las bornes d'une ineontastahie onédiocrité. L'élection de H. X... et de set
collègues ne fut donc, pas plus que celle des députés algériens, des élections algé-
riennes, mais des élections politiques... Vraie en ce qui regarde les cinq élus de 1879»
cette appréciation n'est pas applicable à un sixième représentant, M. **^, qui ne fut
nommé qu'en 1877, alors que la question politique avait un peu perdu de son àcrété...
On ne peut pas dire que c^st à sa répntatloo, ni à ses doctrines algéviemies qu'il a
44 d'être cboisi comme candidat par les républicains ardens, par les colons partisans
de la décentralisation qui composent la grande majorité des électeurs de la province
de Constantine. M. *** a dû uniquement cet honneur à M. Gambetta,qui daigna
étendre ses vues sur lui... • (Extrait du n* 7,492 de V^AIàar, du 30 juillet 1880.)
(S) Séanoa du conseil supérieur du 11 décembre 1180, pages S8, 20, 33 et suivuites.
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A92 RETOE DES DEUX MONDES.
Après avoir ainsi exposé non sans tristesse, mais avec impartia-
Kté, nous l'espérons du moins, le tort apporté par certaines erreurs
de conduite et par des emportemens de parole à tout le moins irré-
fléchis à une cause qui nous est chère, il nous est agréable de pou*
voir signaler une sorte de revirement qui commence à s'opérer dans
t'opinion. Cette indifférence pour les affaires de notre colonie, que
les Algériens ont tant déplorée sans se douter qu'ils y étaient peut*
être bien pour quelque chose, semble en train de faire place à un
autre sentiment. La question de la colonisation, c'est-à-dire de
la mise en valeur agricole et de l'exploitation industrielle de nos
possessions du nord de l'Afrique, vient d'apparaître tout à coup à
notre sollicitude patriotique sous un nouvel aspect. Des hommes
d'état soucieux des grands intérétsde notre pays, — et par mieux un
ancien président du conseil, M. Waddington, et M. de Saint-Yallier,
notre ancien ambassadeur à Berlin, — ont du haut de la tribune
engagé la France à se préoccuper un peu plus qu'elle ne l'avait fait
jusqu'à présent du soin de tirer tout le parti possible des établisse-
mens qu'elle possède encore hors de son territoire. Ils ont pris la
peine de lui indiquer qu'elle pourrait trouver ainsi non-seulement
l'emploi de son activité naturelle et de son esprit d'entreprise, sans
risque d'exciter la dangereuse inquiétude de ses voisins immédiats,
mais qu'elle aurait, par surcroît, la chance de recouvrer peut-être au
loin et par voie détournée, une influence qui s'en allait décroissant
sur le continent européen. L'attention publique vient ainsi d'être suc-
cessivement appelée sur le Congo et sur Madagascar, sur la Cochin-
chine et sur le Tonkin. Pour revenir de là en Algérie, le détour est
un peu long, cependant nous y avons été ramenés. Les mêmes
ministres qui préparent une expédition pour construire un chemin
de fer au Congo, pour civiliser les Malgaches, pour mettre les Anna-
mites à la raison et nous assurer la conquête du Tonkin, élaborent,
dit-on, en même temps un projet de loi, qui ouvrirait prochai-
nement un crédit considérable pour la colonisation de l'Algérie. Je
souhaite un succès complet à tous ces patriotiques desseins, qu'ap-
prouvent plusieurs judicieux esprits. Mais le Congo, Madagascar
et le Tonkin sont bien loin. Je ne connais pas ces pays, où je n'ai
jamais été, où je ne mettrai probablement jamais le pied. L'Algérie,
je la connais un peu et je l'aime beaucoup. J'ai suivi de près, pen-
dant ces dernières années, les épreuves par lesquelles elle a passé
et ses heureux développemens. C'est pourquoi, sans prétendre traiter
les questions multiples qui se rattachent à un pareil sujet, je vou-
drais tâcher de rendre compte d'une façon précise des divers essais
de colonisation successivement tentés pour mettre à profit les incom-
parables ressources de cette magnifique portion de l'Afrique, afin
qu'instruits par l'expérience acquise, nous soyons plus à même de
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ir^""io^'"',
LA COLONISATION OPHCIELLE EN ALGÉRIE. 493
savoir au juste ce qu'il convient aujourd'hui d'y faire et surtout
ce dont il importe de s'abstenir.
L
L'idée d'imprimer une forte impulsion à la colonisation algérienne
en mettant cette entreprise à la charge de l'état, quoique favorisée
par les circonstances récentes que je viens d'indiquer, remonte plus
haut dans le passé. Â vrai dire , ce système date presque des
premières années qui ont suivi notre conquête. Il a été le rêve
de tous les généraux qui se sont succédé conune gouverneurs de
l'Algérie, et les honorables représentans de notre colonie se trou-
vent avoir hérité, beaucoup plus qu'ils ne s'en doutent, des doc-
trines et des procédés du régime militaire, dont ils se proclament,
d'ailleurs, les plus acharnés adversaires. Cette tendance n'a rien de
singulier chez des sénateurs et des députés qui ont, de tout temps,
adhéré à la politique autoritaire de M. Gambetta, ou qui sont
naguère entrés dans la vie politique sous son patronage. Ce qui est
nouveau et caractérise l'époque où ce plan vient d'être conçu,
c'est la combinaison financière qui lui sert de point de départ et
qui en constitue la base indispensable. La pensée en a surgi à
l'époque où nos recettes de chaque exercice dépassant régulièrement
les prévisions budgétaires , on trouvait simple de grever l'avenir au
profit du présent, et de recourir au commode expédient des dépenses
sur ressources extraordinaires pour exécuter l'ensemble des grands
travaux publics préconisés par M. de Freycinet. Le germe est éclos au
sein des commissions budgétaires de la chambre des députés. Il a pris
graduellement corps dans les rapports sur l'Algérie des années 1879,
1880 et 1881. L'honorable M. Gastu, alors député du département
d'Alger, depuis remplacé, si je ne me trompe, par M. Letellier, a,
dans son rapport déposé le 29 avril sur les services du gouverne-
ment-général civil de l'Algérie, ébauché le premier, sous forme de
vœu, les mesures à prendre pour donner satisfaction au plan choyé
par un grand nombre de ses électeurs algériens.
Comme les terres, dîsait-il, augmentent sans cesse de valeur, les in-
demnités à payer pour les acquérir s'accroissent d'autant. Un acte de
prévoyance serait évidemment de mettre à profit Pinstant où leur valeur
n'a pas acquis un taux trop élevé pour s'assurer, d'un seul coup, d'une
grande quantité de terres dans la zone qui avoisine les territoires
colonisés; mais nous ne pouvons nous dissimuler les difficultés finan-
cières d'une opération de cette nature faite sur une grande échelle. £t
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pomtiAl, si l'oA veut que la odoaisatioû se fasse dans des prc^rtioi»
plus vastes, il faut avoir des terres à Tavance et beaucoup (1),
En 1880, sous la plume de M. Thomson, député de Gonstantine
et rapporteur du budget de 1881, les souhaits tin peu vagues expri-
més par M, Gastu revêtent leur forme à peu près définitive. Après
avoir constaté que les sommeft annuellement affiactées par les
chambres aux travaux de colonisation et aux achats de terres s'élè-
vent au total de 2,570,600 francs environ, rh(»[iorable rapporteur
de 1880 se demandait quel inconvénient il y aurait à faire masse de
ces différentes allocations que le parlement n'a jamais hésité & voter
et à les inscrire au budget algérien sous la rubrique : « Garaûtie
d'intérêt et d'annuité d'amortissemens du capital avancé à la caisse
de colonisation. » En résumé» la commission de la chambre des
députés acceptait la création d'une caisse de colonisation dans les
conditions indiquées et faisait remarquer que l'état trouverait une
large compensation aux sacrifices qu'il s'imposerait; l'augmentation
de la population devant avoir pour effet de donner une vive impul-
sion au commerce» à l'agriculture, et amener ainsi un accroisse-
ment de la richesse publique (2).
Au cours de l'année 1881, les choses se précisent encore davan-
tage. L'administration avait annoncé l'intention de soumettre au
parlement un programme général de colonisation. Elle avait évalué
à trois cents le nombre des villages à Mre figurer à ce programme^
et, recherchant les moyens de constituer à bref délai ce vaste do^
maine colonisable, elle ne s'était pas bornée à esquisser le plan
d'une caisse de colonisation ; elle avait apporté, le 3 avril 1881, à
la chambre des députés, un projet présenté au nom du président
de la république, par M. Gonstans, ministre de l'intérieur, et par
M. Magnin, ministre des finances, « ayant pour objet de Biettre à la
disposition du ministre de l'intérieur et des cuites une somme de
50 millions pour être employée en acquisitions de terres et en tra-
(i) Rapport fait au nom de la commissioa chargée d'examiner le projet de loi volt
le badget des dépenses de Texercice 1880 (ministère de Tintérienr), service du gon-
yemement-général ciyil de rAIgérie, par M. Gastu, député (séance du 29 mai 1879).
Cette commission était composée de MIL Brisson, préHdent, Bethmont, Gnichard,
Casimir Perler, Berlet, Lellèvre, Clemenceau, Gatineau, Latrade, Joly, Spulter, Llon-
yiUe, La Case, Millaad, Legruid, Noirot, Lockroy, Proust, Farcy, RouTier, Gasta,
Varambon, Germain, Devès, Lamy, Parent, Blandin, Wllson, Floquet, Gonstans, Lan-
glois, Bardoux, Maigaine.
(2) Rapport fait au nom de la commission du budget chargée d'examiner le projet
de loi portant fixation des dépenses et recettes de l'exercice 1881 (ministère de Tinté-
rieur), aenrice du gouTomement-général cîril de TAlgérie, par M. Thomson, député
(aéanceda 3 Juin 1880).
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LA GOLOmSÀaOC»? ORFIGIULE 9N ALGÉBIE. A»5
.TOiu de coloDisation en Âlgàrie (1). » Une commission spéciale de
rôtiglHleux .membres était nommée pour examiner Téconemie de
ce projet, qui devait être également étudié par la commission dn
budget. La commission spéciale choisissait encore pour rapporteur
M. Thomson, mais tandis que l'honorable député avait terminé, dès
le 12 mai 1881, son rapport sur le budget de l'Algérie, il n'avait
pas été mattre de déposer à la môme date son travail sur le projet
de loi du 5 avril 1881. Ce rapport ne fut distribué que dans la
séance du 12 juillet, presque à la veille des vacances du parlement,
et ne put devenir, par conséquent, l'objet d'aucune discussion.
A la rentrée des chambres, vers la fin de l'année 1881, un change-
ment ministériel était survenu , qui avait appelé M. Gambetta à la
présidence du conseil ; M. Waldeok-Rousseau était ministre de l'in-
térieur, et U. AIlain-Targé gérait nos finances. Ces messieurs appor-
tèrent, le 9 décembre, un projet de loi reproduisant sous réserve
de quelques modifications, celui qui ayait été déposé, le 5 avril pré-
cédent, par MM. Gonstans et Magnin. En 1882, nouveau change-
ment ministériel I C'est M. René Goblet qui, cette fois, est ministre
de l'intérieur, mais c'est toujours l'honorable M. Thomson, chargé,
l'année précédente, de faire te rapport sur le projet de loi des 50 mil-
lions, qui dépose encore cette fois, le 29 juin, au nom de la com-
mission du budget, le rapport sur les dépenses générales de l'Algé-
rie. A cette date, a la commission du budget n'avait pas encore'pu
se livrer à l'examen du prcjet de loi spécial pour la colonisation, n
Au reste, ajoutait M. Thomson, « quel que soit le procédé financier
auquel on se fixe définitivement, il n'est pas douteux que les moyens
d'achever la réalisation du programme général de colonisation
soient fournis à bref délai à l'administration algérienne (2).
Une autre année s'est écoulée; un autre ministère s'est formé;
les brefs délais se sont tant soit peu allongés. Cependant, comme
M. Waldeck-Russeau était le ministre de l'intérieur du cabinet qui a
présenté aux chambres le projet de décembre 1881, et comme il se
trouve avoir pour collègue aux finances l'un des membres du gou-
vernement qui a pris, au ô avril de la même année, l'initiative de
la combinaison budgétaire en question, nous pouvons supposer,
sans risque de beaucoup nous tromper, que c'est bien le même
projet qui va être soumis au parlement. Pour l'étudier dans ses
(1) Rapport fait aa nom de la commisBioa du budget chargée d'examiner le projet
de loi portant fiiatioa da budget général des dépenses et recettes de rexercice 1883
(ministère de Tintérieur), service da gouvernement-général civil de l'Algérie, par
M. Thomson, député (séance du 13 mai 1881).
(2) Rapport fait au nom de la conunission du bud^t chargée d'examiner le projet
de loi sur le budget général de l'exerdce 1883 (ministère de l'intérieur], service da
gouvernement-général civil de l'Algérie, par M. Thomson, député (séance du 29 juin 1882).
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i96 REVUE DES DEUX MONDES.
lignes principales, nous ne saurions donc avoir de meilleurs guides
que les deux anciens exposés des motifs du gouvernement et les
deux rapports de l'honorable M. Thomson.
Le côté financier du projet en question est d'une netteté parfaite :
Art. 1". — Une somme de cinquante millions (50,000,000) payables
en cinq annuités, à partir de ***y est mise à la disposition du ministre
de l'intérieur pour être employée en acquisitions de terre et en tra-
vaux de colonisation en Algérie,
Art. 2. — Le ministre des finances est autorisé à servir ces annuités
au moyen d'avances qui pourront être faites au trésor par la caisse des
dépôts et consignations.
Pour le remboursement de ces avances en capital et intérêts calculés
au taux de quatre pour cent {k pour 100), la caisse des dépôts et consi-
gnations recevra, jusqu'au complet remboursement, une somme de
trois millions soixante-dix mille francs (3,070,000 fr.) qui sera inscrite
chaque année, à partir de ***, à un chapitre distinct du budget du
ministère de Tintérieur (1).
Si nous sommes bien informés, il se pourrait bien que des mo-
difications de détail fussent, au dernier moment, apportées aux
mesures financières à prendre pour le paiement et la répartition
des avances qu'il s'agit de se procurer; mais l'économie géné-
rale du projet n'en serait pas altérée et le fond de la combinaison
resterait intact. Voyons, grâce aux documens que nous avons cités,
quels motifs en ont décidé l'adoption et quels en sont les traits
essentiels.
L'exposé des motifs du projet de loi du 9 décembre 1881 établît :
Que la création de trois cents nouveaux villages est indispensable
pour asseoir solidement notre domination dans le Tell algérien. Les
ressources dont on avait jusqu'alors disposé (terres séquestrées et
soultes de rachat de séquestre) étaient épuisées. Pour entreprendre
Tœuvre nouvelle, il fallait donc rechercher les moyens d'y suppléer.
D'après les renseignemens qu'elle s'est procurés, l'administration
estime que, sur les trois cents villages projetés, cent cinquante
environ pourront être installés au moyen des terres appartenant à
l'état. Quant aux cent cinquante autres villages, chaque centre étant
présumé avoir cinquante feux agricoles avec un périmètre de 2,000 hec-
tares, et le prix de l'hectare étant porté en moyenne à quatre-vingt-
(1) Texte du projet de loi présenté à la chambre des députés, ayant pour objet de
mettre à la disposition du ministre do lUotérieur une somme de 50 millions de francs
pour être employée en acquisitions de terre et en travaux de colonisation en Aigrie
(séance du 9 décembre 1S81).
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LA GOLOMISAXION OFFiaSLLE EN ALGERIE. &97
cinq francs (85 fr.), ce serait 300,000 hectares à se procurer au taux
présumé de vingt-cinq millions ciûq cent mille francs (25,500,000 fn).
Le calcul des dépenses occasionnées par rétablissement des centres créés
depuis 1871 ayant démontré qu'il serait imprudent d'évaluer la dépense
d'installation des trois cents villages à moins de quatre-vingt mille
francs (80,000 fr.) pour chacun d'eux, il en résultait une nouvelle somme
de 2/i millions environ, somme à se procurer pour l'achat des terres, la
plupart par la voie de l'expropriation, et pour les travaux d'installation,
c'est-à-dire une dépense totale, en chiffres ronds, de cinquante millions,
(50,000,000 fr.). Le peuplement des trois cents villages, à cinquante
feux agricoles chacun, permettrait d'établir dans de bonnes conditions
quinze mille familles d'agriculteurs, ou soixante mille personnes
environ. En ajoutant à ce chiffre celui des industriels qui viendraient
se fixer dans chaque centre, où des emplacemens à bâtir et des lots de
jardins (iO par contrée) leur seraient réservés, c'était un nouvel appoint
qui donnait, en somme, un total de dix-huit mille familles ou soixante-
douze mille personnes pouvant être établies en Algérie (1).
Le gouvernement ayant reconnu dans ses communications offi-
cielles la nécessité d'implanter dans la colonie une population fran-
çaise assez dense pour faire contrepoids non- seulement à Tèlément
indigène, mais encore à l'élément européen étranger, Thonorable
M. Thomson s'est appliqué à démontrer dans ses dillérens rapports,
par des raisons tirées de ses connaissances personnelles du pays, les
avantages qu'il y aurait, suivant lui, à grouper ensemble les nouveaux
arrivans qu'on se proposait d'attirer dans notre^lonie. a II y avait
à craindre, pensait-il, que livrés à eux-mêmes, ils ne s'éparpillas-
sent au hasard dans des établissemens éloignés les uns des autres,
formant des espèces d'îlots toujours menacés par les indigènes des
tribus environnantes, de telle sorte qu'aux époques troublées où le
fanatisme musulman porterait la population arabe, sinon à un mou-
vement insurrectionnel, du moins à quelques actes d'insubordina-
tion, leur sécurité deviendrait un sujet de préoccupation pour
l'administration. Au point de vue de la prise de possession du
sol, et dans un intérêt tout à fait politique, il importait donc
de créer des centres fortement constitués, représentant un certain
nombre de familles françaises, par conséquent aussi un certain
nombre de fusils, capables, non-seulement, de se garder elles-
mêmes, mais de protéger, par l'ascendant moral qui résulte de la
(1) Exposé des motifs du projet cle loi ayant pour objet de mettre à la disposition
du ministte de Tintérieur une somme de 50 mitlions de francs pour être employés en
acquisitions de terres et en travaux de colonisation en Algérie (séance de la chambre
des députés du 9 décembre 1881).
TOME LTU. — 1883. 32
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ftgfi EEYUE m MU MÛNBBS.
force matérielle , tonte la région dont chaouii des trois oeoÉs vik-
lagea se tronverak 6tre le oœtre natunei d'attraction (1). »
D'autres coosidécatîons non mdns importantes pouvaient être
invoquées, au dire 4e Thonorable M. Thomson, pour témoigoer
combien était indispensable, à l'iteure actuelle , la €olonisati(m de
V Algérie par Vétat. a La création àb trots cents nouveaux viUages,
afiSrmait-tl dans son ra{ip(»rt sur le budget de Texercice 1883 rdatif
à l'Algérie, constituera le dernier effort de l'état. Ces villages éta^
blis, l'initiative individuelle viendrait terminer l'œuvre de U cîvili*
satiim commencée... (â). » L'entreprise éteit grave tout à la foie par
le obifibe tievé du crédit et par l'étendue des terres à acquérir,
parce que, vu la résistance présumée des incfigènes, l'Adminis*
tratioii devrait, dans k plupart des cas, se les procwer par la vole
de l'expropriation pcMir cawe d'utilité publique^ A l'administoation
revenait l'iobligation de désigner rtnaphtoemenl des villages en rai-
son de leur position stratégique plus ou moins susceptible de défense,
de la fertilité des terrains à mettre en cuhure et de l'abondance des
eaux nécessaires à l'alimentation des émigrans et de leurs troupeaux ;
à elle encore de décider si les terres achetées devraient être mises en
adjudication par enchères, vendues sous certaines conditions ou.
concédées gratuitement, et, dans ce dernier cas, à quelles conditions ;
opérations toutes plus délicates les unes que les autres et qui, par
suite de leur Importance au point de vue du résultat final, ne pou-
vaient être utiiemeiit conûées qu'à la direction unique de l'état.
L'honorable rapporteur de la commission n'hésitttt pas d'aiUeum à
convenir dans ce n^^me document « que l'administration algérienne
n'avait pas jusqu'à ce jour fait preuve d'une application sufl&sante
pour surmonter les difikuhés qu'il avait mis tant de soin iL signaler*
Les renseignemens parvenus à la commission établissaient que cer-
tains choix inconsidérés, quant à l'emplacement des villages, avai^t
abouti. à de vrais mécompites; que le triage à faire dans le nombre
des demandeurs ne laissait pas que d'être très embarrassant, et que,
dans des circonstances trop fréquentes, nombre de colons sérieux
avaient eu k subir les suites ISU^heuses des fausses manœuvres, des
négligences, des erreurs de l'administration (S). » Cependant l'hono-
rable rapporteur terminait en concluant que le mieux était encore
de continuer de mettre à sa charge une t&cbe infiniment plus lourde
que celle sous le poids de laquelle elle amit jusqu'à présent suc-
combé (&)•
On nous permettra de nous dispenser d'examiner la partie finan-
(1) lUpport dtt M. ThooiMD à U dMimbr» des députés («èaaM da li ioiUai 18S1).
(3) RApport d« M. Ihomioa à U ohambra dea députés (séance da 29 Jaia iWh
(3) Ibid,
{k)SbvL
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LA. COLONISATION OFFKIELLS UC ALGÉRIE. h99
dère du projet ; nous reconaiâfisoDS Tdontkrs, à ce sujet, notre eom-*
plète incoMpétenee^ Peut-être, m. poiot de vue budgétaire, est«ll
p^nnis de se demander s*il est m^, et mâoie, licite d'aliéner ainsi
la liberté du parlement, de loi lier les mains paqr ayanee pour vm
li^s de viiigt*deux années en faisant masse (c'est l'expression doitf
on s'est servi) des différentes allocations qu'il a précédemment
votées et qu'on lui suppose rintentk)n de voter encore pendant cet
espace de temps au profit de la colonisation algérienne, afin de les
inscrire en bloc au budget sous la rubrique de « garantie et nuNr*-
tissement d'un capital avancé par la caisse des dépôts et con^gna-
tions. M N'est-ce point Ut une, forme déguisée d'emprunt, et si pareils
expédions étaient couramment employés à faire face à toutes les
dépenses ayant le double caractère d'être utiles et momentanées,
où irions-nous et que deviendraient les fimmces de notre pays? Je
laisse ce sujet à éclaircir aux sages esprits qui ont, à l'heure qu'il
est, justement souci de la bonne gestion de la fortune publique de
la France. Ce n'est pas que je sois autrement effrayé de l'octroi
d'une somme de 50 millions consacrée à développer 1^ magnifi-
ques ressources de nos possessions du nord de l'Afrique. C'est de
l'emploi à faire de ce capital que je me préoccupe, et des moyens
pratiques à mettre en usage afin d'en tirer le meilleur parti possible.
La question, du reste, n'est pas nouvelle. Elle a été traitée
supérieurement par M. de Tocqueville dans le rapport qu'il a fait,
en 18&7, au nom d'une commission parlementaire qui, je le crois,
a élè la première saisie de l'une de ces demandes de crédits
à l'usage des colons algériens, crédits dont le retour est depuis
devenu si fréquent, et qui ont tant de fois fourni aux membres de
nos diverses assemblées politiques l'occasion d'exprimer leurs
vues sur la direction à donner aux aflEatires de notre colonie afri-
caine. Voici quelles étaient à cette date les conclusions de l'éminent
rapporteur : « En matière de colonisation, disait-il, il faut tou-
jours en revenir à cette alternative : ou les conditions économiques
du pays qu'il s'agit de peupler sont telles que ceux qui voudront
l'habiter pourront facilement y prospérer et s'y fixer ; dans ce
cas, il est clair que les hommes et les capitaux y viendront et y
resteront; ou bien, une telle condition ne se rencontre pas, et alors
on peut aJOQrmer que rien ne saurait j wiais la remplacer. »
Dans ces termes absolus, le dilemme de M. de Tocqueville est
logiquement irréfutable. Mais la logique absolue ne gouverne pas
le monde, et les conditions économiques d'un pays peuvent d'ail-
leurs être graduellement modifiées et même parfois très prompte-
mont changées. L'Algérie en est un temple. A coup sûr, eUe
n'était plus, au moment où nous en avons fait la conquête, ce
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500 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle avait été avant notre ère, c'est-à-dire une sorte de grenier
d'abondance pour les Romains. Il est de même incontestable qu'elle
s'est prodigieusement et très heureusement transformée depuis que
nous l'occupons, surtout pendant le cours de ce» douze ou quinze
dernières années. Loin de moi la pensée que la colonisation offi-
cielle ait été Tunique cause de ces notables progrès, ni même qu'elle
y ait joué le premier rôlel II serait toutefois injuste de nier qu'elle y
ait eu sa part ; j'incline même à croire qu'il serait fâcheux de vouloir
désormais tenir l'administration tout à fait à l'écart des mesures à
prendre pour hâter le peuplement et la mise en valeur des contrées
algériennes. C'est une affaire de mesure et de temps. Dne coloni-
sation exclusivement officielle serait une colonisation essentielle-
ment factice. Le rôie des agens d'un gouvernement peut être, aux
époques de début, celui d'initiateurs, mais il faut qu'ils se hâtent
de reprendre le plus tôt possible celui qui, à la longue, leur con-
vient uniquement, à savoir : de conseillers bienveillans et de pro-
tecteurs efficaces. Les gouverneurs militaires ou civils de notre
colonie africaine ont, chacun à leur date, beaucoup contribué à sa
prospérité. Us lui ont rendu plus de services qu'ils n'ont commis
de fautes. Ce sont eux qui ont inauguré la grande expérience de
colonisation officielle entreprise sitôt après notre conquête, qui a pris,
d'année en année, des déveioppemens si considérables et que l'on
semble vouloir, à tort ou à raison, poursuivre encore aujourd'hui.
C'est pourquoi, au lieu de débattre théoriquement des doctrines sur
lesquelles toutes les opinions se sont produites, je juge plus utile
d'étudier de près les essais de colonisation successivement tentés sur
le terrain. Us ont été assez nombreux, surtout depuis 1871, pour
nous fournfr une excellente occasion d'en apprécier le fort et le
faible, et de constater scrupuleusement pour chacun d'eux, quels
en ont été, en somme, les résultats effectifs. Cette façon de procé-
der n'a rien d'ambitieux; eUe est, j'en conviens, on ne peut plus
terre à terre. Je me féliciterais toutefois, si, grâce à la précision des
faits que je vais rappeler, il m'était donné de fixer les hésitations de
l'opinion publique et d'agir, quelque peu que ce fût, sur les déter-
minations des hommes qui tiennent aujourd'hui en mains les desti-
nées prochaines de notre belle colonie, car il est temps qu'ils sachent
au juste ce qu'il convient de faire. Entendent-Us rompre entièrement
avec les erremens du passé, ou veulent-ils les continuer tout en
les modifiant? Dans ce dernier cas, qui est le plus probable, ils
ont un intérêt majeur à bien discerner, dans la foule encombrante
de mesures successivement prises un peu au hasard par leurs devan-
ciers, ceUes qu'ils peuvent adopter sans trop d'inconvéniens et celles
que l'expérience acquise les engage à éviter.
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LA COLONISATION OPHCIELLE EN ALGÉRIE. 501
II.
Presque aussitôt après roccupation définitive du Sahel, c'est-
à-dire du massif des collines qui environne Alger, le problème de
la colonisation s'imposa de lui-même et par la force des choses. De
hardis pionniers s'étaient tout d'abord mis à l'œuvre, et, sous la
protection d'une forte garnison dont les corps détachés rayonnaient
autour de la place, ils avaient commencé par cultiver les terres
faisant naguère partie des domaines du dey, qui demeuraient aban-
données dans la banlieue de son ancienne capitale. Peu à peu ils
avaient poussé plus avant, et, grâce à l'assistance des commandans
militaires, grâce surtout à la coopération gratuitement prêtée par
nos soldats, quelques établissemens agricoles et plusieurs centres
créés par ces premiers colons s'étaient étendus de proche en
proche jusqu'à la plaine de la Mitidja. Nos compatriotes y ren-
contraient une terre d'une merveilleuse fertilité, mais couverte
presque partout de palmiers nains dont le défrichement était non-
seulement pénible et coûteux, mais très malsain. Nombre de loca-
lités qu'on aperçoit maintenant de loin sur le chemin de fer d'Alger
à Oran, couronnées des plus magnifiques ombrages, étaient alors
dépourvues de toute végétation et entourées de marais pestilentiels.
La plupart, comme Boufarik, par exemple, ce centre aujourd'hui
si prospère , dont la population s'est renouvelée successivement
jusqu'à trois fois, avaient alors une réputation néfaste d'insalubrité et
passaient, dans Topinion de nos troupes, pour autant de tombeaux.
Cependant, malgré les difficultés du début, en dépit de l'hostilité
des indigènes et de leurs trop fréquentes pilleries, l'élément euro-
péen allait gagnant chaque jour du terrain, non-seulement près
d'Alger, mais aux environs d'Oran, de Bône et de Philippeville, et
tout le long du littoral. Son essor alla même jusqu'à donner brus-
quement aux terres primitivement concédées à des civils une valeur
assez considérable pour susciter d'assez fâcheuses spéculations de
la part de personnes à coup sûr fort peu soucieuses de l'avenir de
la colonisation. Ce fut pour mettre obstacle à ce scandaleux trafic
que des arrêtés successifs pris par les divers gouverneurs imposèrent
aux concessionnaires, de 18A0 à 18&7, certaines clauses résolutoires:
1* construire une maison d'exploitation en rapport avec l'étendue
du terrain concédé ; 2^ planter un certain nombre d'arbres par
hectare ; 3<> défricher et mettre les terres en valeur ; A» les entourer
d'une haie ou d'un fossé. A ces conditions, le colon ne recevait encore
qu'un titre de possession provisoire. Des inspecteurs de colonisation
devaient en outre vérifier, après un temps donné, l'état de la con^
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902 EEWE DG» DSCX MeVDffi^
cession, et, si les clauses stipulées pour l'octroi de la propriété
définitive du sol n'avaient pas été remplies, le colon pouvait être
évincé (1).
On devine aisément les inconvéniens d'un pareil système unifor-
mément applicable à toutes les parties d'un Immense territoire, dont
les circonstances économiques variaiit à Textrôme d'une contrée à
l'autre, quant à la nature du sol et à l'espèce des productions Jbgri-
ooles qu'il est en état de fournir^ Mais tel est le fond à peu près
iimiiuable de toua les plans de colonisation officielle, et le résultat
]» plus sûr en a toujours été de paralyser à force d'entraves et d'in-
stiduiitéles féconds efforts de l'initiative individuelle. Le^suprême du
ganre n'était pas toutefois encore atteint. Il restait à essayer d'imp»-
troniser en Algérie des colonies militaires à l'instar de celles qu'ar
vaient jadis hodées nos devanciers les Romains, Cette idée avait
souri au maréchal Valée, qui, par un arrêté en date du 1^ octobre
18&0, songea, le premier, à créer près de Goleah une colonie militaire
de &00 soldats, auxquels furent alloués conditionnellement quelques
hectares de terre, avec un emplacement propre à servir de centre
aux constructions rurales qu'ils étaient tenus de bâtir. Les avan-
tages stratégiques de cette combinaison étaient de nature à frapper
vivement l'imagination du maréchal Bugeaud; qui, dans des occa-
sions récentes et décisives, venait de reo^rter sur les Arabes
de brillantes victoires. Elle aUait droit au cœur du grand homme
de guerre et du fervent agriculteur qui avait adopté la fière devise :
Eme et aratro^ Après laly, tous les efforts du maréchal, dont Vin-
fkience sur la direction à donner aux ai&ires algériennes était deve*-
nue justement dominante, tendirent à faire agréer par le gouverne-
ment un ensemble de mesures élaborées de longue date avec amour
jusque dans leurs moindres détails et jugées par lui indispensables
au succès de la colonisation. Au ministère de la guerre l'adhésion
ixâ complète. A vrai dire, l'exposé des motife du projet do loi déposé
au commencement de 18A7 par le titulaire de ce département, le
général Moline de Saint-Ypn, pour demander l'ouverture d'un crédit
de 3 millions à affecter à l'établissement de camps agricdes en
Algérie, n'était que le développement des idées du maréchal. Il était
clair qu'il en était l'auteur, et c'était lui, en réalité, quiavak tenu la
plume. Outre qu'il expose clairement le plan dont il s'agit, ce docu-
ment officiel indique avec grande précision où en étaient les essais
décolonisation expérimentés, en 18A7, sur le territoire de nos trois
provinces ; c'est pourquoi nous en reproduirons ici les passives les
plus essentiels:
(1) Arrêté du 4 mai 1841, ordonnances des 21 JnUlet et l** septembre 1840, des
ÔJnSn et 1" juillet 1847.
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"^ *""'"iriii
LA GOLONS&TION OmOSELLE IN ALGÉRIE. bW
... Malgré toute Pattention apportée par le ^n^erBemeat à ia coloni-
sation «i Algérie, ce n'est guère qu'à pandr de 1842, disait i'eiqMisé des
motifs, q«e cette ooinire longue etdlfDcile a pa devenir r<A)et d^flbrta
puissans et coatinns... Troie petits liages créés à grand'petne; deux
dans la banlieue et un dans la Mitidja, tfoel^fues concessioDS isolées
dans le voisinage des villes d'Alger, de Bône <et d'Oran, rétablissemeat
de quelques coiocs dans les villes de BlidAh,tk)leah et Cherchell, voilà
tout ce qu'on a fait et pu faire... De 1842 à 18I|5, quinze centres, dimt
une petite ville, ont été fondés dans le Sahel; vingt-sept étaient créés
ou efi voie de ^construction daas la province d'Alger, huit dans ta pro-
vince d'Oran et buk aulres également dans la province de Conalaii-
Une...
Tout m se félicitant des résultats «cqms et en témoignant de sa
confiance dans la future prospérité des villages en voie de prépara*-
tion» le ministre de la guerre se demandait « s'il ne conviendrafît
pas d'établir dans les vides (qui séparaient ces centres les uns des
autres, non-seulement des concessionnaires ricbee et <dotés de
grandes étendues de terrain, mais mie colonisation phis forte, plus
défensive que la colonisation ^empiétement libre, comptètemeDlt
civile, en un mot tme colonisation armées.. » Cette oolonisatieii,
dans la pensée du maréchal Bugeaud et du général MoKne de Sainte
Yon, devait Ôtre a une véritable avant-gairde destinée à se servir
d» lusil comme de la bêche, une sorte de boucKer pour les éta«-
bUasomens placés derrière elle... Les hommes habitués au métier
des armes, continuait le mînisitre, sont seuls en état de fournir tm
choix de sujets jeunes, vigoureux, acclimatés, aguerris, énergi*
ques et capables de tenir les Arabes en respect (1). » Venaient
ensuite, daas Texposé des motifs, des détails circonstamciés sur la
meilleure manière d'organiser ce corps de soldats d'élite appelés à
devenir des colons modèles. On renonçait à y admettre les Kbërés
du s^vice, parce que l'expérience avait démontré qu'ils étaient en
général plus pressés de retourner en Franœ cultiver les terres de
leurs parons que de faire valoir celles qu'on leur promettait en
Algérie. Les nailitaires ayant encore trois années à servir sous les
drapeaux donnaient plus de garantie parce qu'ils demeuraient assu^
jettis aux règles d'une stricte discipline. Ccp^idant, comme il est
difficile de faire de la colonisation avec des célibataires, il levrr était
octroyé un congé de trois mois au bout desquels ils étaient disci-^
plioairement tenus de revenir «n Algérie muni chacun d'une épouse
légitime*
(1) Voir l'exposé deg motifs du ministre de la guerre, général Moline de Saint-Yon.
(Moniteur de 1847, page 420.)
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50i REVUE DES DEUX MONDES*
Volontiers on se croirait en présence de quelque utopie ou du
rêve bienfaisant d'un despote oriental. Loin de làl Le système que
le gouvernement proposait aux chambres françaises d'instituer par
voie législative, le maréchal Bugeaud l'avait déjà pleinement inau-
guré à titre d'expérimentation. Il avait commencé par fonder à
Fouka un village composé de libérés; puis, comme il n'avait pas
trouvé chez eux assez de zèle pour la culture ni assez de docilité
pour ses conseils agricoles, il avait créé, à Mercd et à Mehelma, deux
autres villages ne comprenant que des hommes devant encore trois
ans de service à l'état. A peine installés sur leurs futures conces-
sions, ces militaires avaient reçu un congé régulier pour s'aller
mettre en quête des compagnes qu'ils devaient associer à leur sort.
La ville de Toulon n'avait pas été peu surprise de voir un beau
matin une vingtaine de jeunes soldats descendre sur ses quais et
parcourir ses rues, avec la mission officielle de découvrir et de rame-
ner au plus vite à Alger un nombre égal de jeunes filles se sentant
la vocation de contribuer au peuplement de notre colonie. Plus
d'une feuille publique s'amusa de ce mode nouveau de recrute-
ment, mais le maréchal, qui ne regardait pas à payer de sa plume
pour défendre les œuvres qui lui étaient chères, ne manqua pas de
faire constater dans le Moniteur (1) que c'était la propre femme du
maire de Toulon qui avait bien voulu se charger de diriger elle-
même, avec un zèle patriotique et méritoire, les choix de ces couples
parfaitement assortis. Pour un peu, la note officielle, non contente
de rétablir ainsi la vérité des faits, aurait conclu par cette phrase,
qu'on lit à la fin de la plupart des romans édifians : a Ils furent très
heureux et ont eu beaucoup d'enfans. »
La chambre des députés se trouvait donc avoir à discuter un
projet parfaitement sérieux, ayant même reçu un commencement
d'exécution et qui peut, à bon droit, passer pour le beau idéal de
la colonisation officielle. Cependant la commission parlementaire ne
lui fut aucunement favorable. Son rapporteur, M. de Tocque ville,
ne se borna point à produire , comme nous l'avons déjà dit , les
fortes objections qu'il avait, en principe, contre les procédés tou-
jours un peu factices, suivant lui, qui sont à l'usage des partisans
de toutes les colonisations officielles ; il critiqua avec gravité, mais
non sans une certaine vigueur, qui dut lui paraître un peu amère,
la tentative essayée par le maréchal dans les centres militaires de
Fouka, de Mered et de Mahelma. Il ne craignit pas d'affirmer qu'elle
n'avait pas été heureuse : t En réalité, la condition des colons
sortis de l'armée ou des soldats encore soumis aux lois militaires
n'apparaissait pas comme ayant été, en aucune façon, avanta-
(1) Moniteur do 1847, page 614.
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LA COLONISATION OFRCIELLE EN ALGÉRIE. 505
geose pour eux. Ils étaient presque tous misérables. Nulle part leur
succès n'avait été en rapport avec les sacrifices que l'état s'était
imposés... n — « En Algérie, ajoutait avec raison M. deTocqueville,
faisant, à propos de circonstances du moment, une réflexion géné-
rale malheureusement applicable à toutes les tentative^ de colonisa-
tion en Algérie, l'état, qui n'a reculé devant aucun sacrifice pour
faire de ses propres mains la fortune des colons, n'a presque pas
songé à les mettre en position de la faire eux-mêmes (1). »
Les conclusions du rapport, rejetant en bloc le projet de loi pour
l'établissement de camps agricoles, avaient été acceptées à l'unani-
mité par les membres de la commission. Au cours des débats enga-
gés sur les crédits extraordinaires de l'Algérie, débats pendant les-
quels les dispositions de la chambre s'étaient clairement manifestées,
le nouveau ministre de la guerre, le général Trézel, vint déclarer à la
tribune qu'une ordonnance royale du 11 juin 18A7 avait prononcé
le retrait du projet de loi sur les camps agricoles. C'était Tenterre-
ment définitif du plan que le maréchal avait toujours choyé avec
une tendresse toute particulière. Nul doute que l'échec ne lui en
ait été fort sensible. Peut-être en voulait-il un peu au ministère de
ne l'avoir pas très vigoureusement défendu et de l'avoir si vite et
trop facilement abandonné. Toujours est-il que trois semaines plus
tard le maréchal Bugeaiid abandonnait l'Algérie pour n'y plus revenir.
Ajoutons qu'après 18A8, le temps et de plus njûres réflexions aidant,
le maréchal parut lui-même assez revenu des idées dont il avait été
le plus ardent promoteur. Dans une brochure, publiée à Lyon en
18Â9, il n'a pas hésité à reconnaître avec une sincérité bien placée
dans la bouche du glorieux vainqueur qui avait rendu tant de
signalés services à notre colonie, quels déboires lui avaient causés
les trois centres militaires où la fantaisie lui avait pris de rendre
obligatoire, pour ses soldats, le travail en commun. Il faut l'en-
tendre raconter d'une façon piquante l'accueil glacial qu'à sa pre-
mière visite il rencontra de la part de ces hommes habitués à le
saluer de leurs acclamations. Il les trouva, sur le seuil de leurs
portes, mornes et presque impolis. U ne recueillit que des plaintes.
Au lieu d'un surcroît de production, qu'il avait cru devoir résulter
du travail en commun, c'était l'émulation dans la paresse qu'il avait
involontairement provoquée. « Les socialistes, afiligés de voir sou-
vent la misère à côté de l'aisance et même de la richesse, poursui-
vent la chimère de l'égalité parfaite. Ils croient, ajoutait tristement
le maréchal en se rappelant , sans doute au lendemain des journées
révolutionnaires de Paris, le spectacle que lui avaient naguère offert
les trois villages de sa création, ils croient l'avoir trouvée dans l'as-
(1) Rapport de M. de TocqneTiUe. {Moniteur de 1847, page 1446.)
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506 RBVUE BBS BEOX M<HfDES,
sodatio»; ififats ils se trompât; ib n^obtiendront queTégalrté dans
la uisère (1). )^
La misère pour de braves gens an sort desquels, comme wAih-
tsàfe et comme agriculteor, il portât le plus vif int^t, voilà bien
à çtoi avait ^uti, au bout de peu de temps, l'essai tenté par le
maréchal Bugeaud. Quamt à la edonisatiofi, elle n'en profita guère
eUe-méme, car, lisons-nous dans un ouvri^ ayant pour titre : V Al-
gérie en i880^ eu le Cinquantenaire dune colonie^ « les soldats de
ces trois village rentrèrent presque tous chez eux, abandonnant
leur propriété éventudie (2), »
III.
Le système de colonisation çii venak d'échouer aind devant le
parlement était sorti armé de toutes jnèces du cerveau d'un émi-
nent seldat, auquel ne manquaient ni l'expérience , ni le bon sens, ni
assurément la connaissance des choses de l'Algérie. C'était toute-
fois une conception «n peu factice, où les habitudes du métier et
une sorte de fantaisie personnelle avaient tenu beaucoup de place.
Il n'entrait, au contraire, aucune fantaisie dans les mesures prises
par deux autres généraux non moins attachés à notre colonie afri-
caine, qui, peu de temps après les journées de join, songèrent à la
doter d'une population bien difiiérrate de celle que le vainqueur
d'Isly aurait préféré y établir. En 1848, Cavaignac et La Mori-
cière obéissaient résolument, mais sans beafueoup d'illusion, à de
cruelles nécessités, « C'était le moment où Paris regorgeait d'ou-
vriers sans emploi; la prudence et l'humanité conseillaient de leur
ménager une issue, A ce titre, nos possessions dans le nord de
l'Afrique s'offraient naturellement à l'esprit. Tout sacrifice appliqué
à cette destinaticm prenait la forme d'un intérêt national (3). » Un
décret signé par le chef dii pouvoir exécutif, à la date du 19 sep-
tembre i8A8, fixaM à douze mille le nombre des colons à expédier
en Algérie, auxquels mille cinq cents autres furent adjoints au mois
de novembre suivant, ce qui portait le chiffre total à treiae mille
cinq cents. Cinquante maliens de francs formèrent la dotation de
cette entreprise, à savoir : 5 millions sur l'exercice de 18&8, 10 mil-
lions pour 18&9, le surplus à répartir sur les exercices sumns. Dn
arrêté du général La HOTicière, ministre de la guerre, annonçait, le
27 septembre, que chaque colon recevrait : l"" une inbitation
(1) tes Socta/wtejr el U Trawail en commnk, par le maréchal BagMad dlûy. Oa^
noine, imprimeur, 1849.
(2) L» Cinquantenaire d'une colonie : P Algérie en 4880, par Ernest Mercier.
(3) Rapport de M. Reybaud^ séance da 6 avril 1850. — Moniteur du 12 aTril 1850,
page 1190.
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LA COLONISITION OFTICIEULE BBT ALGERIB* 507
que l'état ferait construire; 2® un lot de terres de A à 12 kedtarea,
suivant le nombre des membres de la famille; 3^ les semenoes, des
instrumens de culture, des bestiaux et enfin des rations de vivres
jusqu'à la mise en valeur des terres (1). L'appât était considérable
et l'afilnence des demandes Ait énorme. Il y avait nécessité de foire
UD choix. Dès sa seconde séance, une commission parl^nentaire
nommée à cet effet s'occupait sans relâche, avec un réel dévoue-
ment, de la classification des bénéficiaires et présidait au départ
des convois. A défaut des chemins de fer, qui n'allaient pas encore
jusqu'à Marseille, ni même jusqu'à Lyon, ils prennent les voies
fluviales, et c'était sur la Seine, à Bercy, qu'avaient Ue« les embar-
quemens, non dépourvus de quelque éclat et d'une certaine miee
en scène. La sympathie pour les émigrans était générale; l'en-
thousiasme pour l'œuvre elle-même ne faisait pas non plus défaut,
«t, comme d'usage, on se servait pour l'exprimer de la phraséolo-
gie déclainatoire qui était à la mode du jour. « On commence à
comprendre, disait un article du Courrier français^ reproduit par
le Moniteur^ que l'Algérie est destinée à résoudre le problème social
qui, depuis le 2A février, agite la France... L'Algérie n'est ]Bta8
aujourd'hui une question politique, elle est devenue une question
sociale... Terre de perdition sous la monarchie, c'est une terre pro-
mise sous la république... Les citoyens qui vont s'y rendre n'au-
ront pour ainsi dire qu'à la iraf^er du pied pour en faire sortir les
moissons, les herbes potagères et les arbres à récolte, vignes, oli-
viers et mûriers, etc... (2). » Avant la fin de l'année, quinze convois
de calons quittèrent ainsi successivement la capitale, emportant
les vœux d'une population émue, et fortifiés, au moment des de-
niers adieux, par les discours pleins de promesses d'hommes con-
sidérables et dignes de foi qui leur annonçaient en toute sincérité
une ère de bonheur et de prospérité. Les représentans de l'assem-
blée nationale n'avaient pas été les seuls à encourager, à Theure
du départ, par de chaudes et cordiales paroles, ceux qui allaient
quitter le sol natal. Ce qui étonnera peut-être quelques-uns des
républicains de nos jours, ils avaient tenu à se faire seconder, dans
cette ikckt patriotique, par les dignitaires les plus éminens du
clergé de Paris. Après les discours tout politiques de M. Trélat,
président de la commission parlementaire, venaient les harangues
toutes chrétiennes de M*' l'archevêque de Paris ou de quelques-uns
de ses graads vicaires. A MM. Recurt et Henri Didier succédaient
comme orateurs M«' Sibour, l'abbé Buquet, M. le grand-vicaire
de La Bouillme, et les accens de ces ecclésiastiques ne semblaient
(1) Monitmr de 1848, page 2616.
(S) MoffiUewr de 1848, page 2744.
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508 REYUE DBS DEUX MONDES.
pas pénétrer moins avant dans Tâme des auditeurs. La forme était
différente ; la confiance, et, pour quelques-uns, il faudrait dire la foi
dans le succès, étaient égales de part et d'autre. Au départ du
quinzième et dernier convoi, organisé et commandé par un ancien
oflBcier de l'armée d'Afrique, après quelques paroles patriotiques
prononcées par M. Trélat, au moment où il remettait, comme d'ha-
bitude, aux émigrans le drapeau aux trois couleurs, ce fut le tour
du curé de Saint-Ambroise de s'adresser à eux. « Dieu, s'écria-t-il,
bénira votre voyage, car vous vous dirigez vers sa terre. Toute la
terre est à Dieu sans doute; mais, de même que la terre promise
était son bien, ainsi l'Algérie, qui oiTre tant de rapports avec la
Palestine, est le bien de Dieu de préférence à toute autre région.
Gomme les Français qui s^embarquèrent avec saint Louis, écriez-
vous : « ûiex volt! (Dieu le veut 1), nous marchons forts de son
secours. Nous faisons voile de par Dieu -y nous arriverons à bon
port. » Cependant les colons poussaient des acclamations de joie,
la foule enthousiaste saluait de ses applaudissemens le bateau prêt
à s'éloigner, et le Moniteur ^ en reproduisant la scène, regrette,
comme à son ordinaire, que la population tout entière de Paris
n'ait pas pu être témoin d'un si magnifique spectacle (1).
Il est curieux de suivre pas à pas les phases diverses de ce grand
exode de 18A8, dont les débuts commençaient sous de si heureux
auspices. Les premiers convois furent dirigés du côté d'Oran, parce
que les études pour l'établissement des colons y avaient été depuis
longtemps achevées ; mais les treize mille cinq cents émigrans furent
répartis dans une égale proportion entre les trois provinces (2). Us
rencontrèrent partout un bon accueil. Dans quelques localités, les
habitans du pays avaient d'avance ouvert des souscriptions pour
leur venir en aide. Les Arabes même avaient paru s'intéresser à
leur sort. Les commandans militaires montrèrent beaucoup d'em-
pressement à leur épaVgner les embarras du premier établissement.
Ils témoignaient en leur faveur, a Bien de plus satisfaisant, écrivait
le général Saint-Arnaud au 25 novembre 18&8, que le spectacle
des nouveaux villages. La tenue des colons, leur excellent esprit,
leur courage justifient tous les éloges, et permettent toutes les espé-
rances (3). » Toutefois les impressions deviennent graduellement
moins bonnes sur leur compte et le désenchantement commence à se
faire jour parmi eux. Aux premiers mois de 1849, ils ne désespè-
rent pas encore, mais la confiance dans l'avenir a beaucoup dimi-
nué. « Les santés sont toujours bonnes, écrit avec prévoyance un
correspondant de Constantine; mais bientôt les grands travaux de la
(i) M(mit9ur de 1848, page 3409.
(2) Monittur da 12 octobre 1848.
(3) Momtewr de 1848, page 3470.
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LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGEBIE. ^ 509
moisson vont commencer et causeront plus de fatigue aux colons
que la culture de leurs jardins (1). » Quelques-uns commencent à
se plaindre de l'abandon dans lequel on les a laissés après leur
arrivée, et ces plaintes trouvent un écho et peut-être quelques exci-
tations dans les journaux du pays. Le ministre de la guerre 'est
obligé d'intervenir et fait déclarer par une note insérée au Moni-
teur que les colons venant journellement de Paris ou des départe-
mens ne peuvent avoir droit aux mêmes subsides que les familles
désignées sur la proposition de la commission instituée par la loi
du 29 septembre 1848 (2). » A Oran, un journal de la localité pré-
sente le relevé de ce qui s'est passé dans cette subdivision : « Sur
&,làà colons, 126, dont 75 célibataires, sont déjà partis, soit pour
rentrer en France, soit pour reprendre leurs anciens métiers dans
les villes de la province, il y en a eu 20 d'expulsés. Dans la subdivi-
sion de Mostaganem, sur 1,83i personnes habitant sept villages,
138 ont quitté, dont 67 célibataires. Il y a eu 11 expulsions. Les
décès ont été nombreux, et la mortalité a sévi surtout sur les enfans.
90 décès pour 115 naissances. »
Nous ne trouvons point au Moniteur de chiffres précis pour les
autres subdivisions, mais nous avons lieu de croire que, dans la
province d'Alger et dans celle de Constantine, il en fut à peu près
de même. Les départs y étaient nombreux. Parmi les demeurans,
les habitudes de fainéantise et d'insubordination avaient pris le des-
sus; à Mazagran, des troubles éclatèrent parmi les colons, qui ne
voulaient pas reconnaître l'autorité du maire placé à leur tête, et le
sous-préfet avait été obligé d'intervenir pour rétablir l'ordre. Les
ressources financières pour l'exercice de 1849 ont d* ailleurs été vite
épuisées, et le ministre de la guerre annonce, le 2 mars 1849, qu'il
ajournera l'envoi de nouveaux convois, parce que, dit-il, la saison
est trop avancée, mais, en réalité, parce qu'il commence à conce-
voir des doutes sur le succès de l'entreprise dont la direction lui a
été confiée (3).
Tel était l'état des choses, quand intervint une décision de la com-
mission budgétaire de l'assemblée accordant un nouveau crédit de
5 millions pour envoi de nouveaux colons, et pour secours à donner
aux anciens émigrans, mais stipulant : « que l'emploi de ce crédit
n'aurait lieu qu'après qu'un rapport circonstancié sur l'état de la
colonie algérienne aurait été soumis à l'approbation du corps légis-
latif. » La commission nommée par le ministre de la guerre, afin de
dégager sa responsabilité personnelle, partit de Paris le 27 juin pour
(1) Moniteur de 1849, p. 1352.
(2) Moniteur de 1849, p. 2G9S.
^3} Moniteur de 1849, p. 679. *
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510 BEYUE DES DEUX MONDES,
Alger, avec mission de pénétrer deam l'intérieur des terres et de se
rendre compte de tout par elle-même. Quarante et un villages où
séjournaient les colons furent, de sa part, l'objet d'une enquête mi-
nutieuse. De l'inspection qu'elle avait faite et des dooumens qu'elle
avtit réunis, il ne résultait rien de favorable à l'envoi de nouveaux
colons (1). Quand vint la discussion à l'assemblée, ce fut le rapport
teur, M. Ch. Reybaud, qui ouvrit les débats. Son discours, qui
obtint l'assentiment à peu près universel résume brièvement en
termes pleins de clarté et de bon sens ce qu'il faut définitivement
priser delà tentative de colonisation, essayée en Algérie au moyen
des émigrans de 18ii8 :
n Dmqs cette question des colonies agricoles de l'Algérie, il est
deux points sur lesquels tout le monde semble d'accord : le pre-
mier, c'est que ces colonies ont été le produit de la nécessitô, des
circonstances, et qu'elles ont été, dans une proportion notable du
moins, composées d'élémens défectueux peu en harmonie avec leur
destination... Yoilà un premier point dont l'évidence n'est plus à
démontrer... Le second est de s'abstenir de tout acte, presque de
toute parole qui pourrait ressembler à une condamnation anticipée
et ajouter de nouveaux germes de découragemens à ceux qui exis-
tent déjà sur les lieux*.. Il y a plus d'une critique à faire, plus
d'une objection à élever sur ce qu'ont été ces colonies, sur ce qu'elles
auraient pu être. Les sacrifices n'ont pas été en rapport avec les résul-
tats. On aurait pu employer les ressources du Trésor à des créations
mieux ordonnées et plus profitables. Qui n'en a pas le profond senti-
ment ?.. D'accord avec la commission du budget, d'accord avec le
gouvernement, notre commissicm vous propose de décider : « Qu'à
l'avenir, il ne sera plus fondé de colonies agricoles en Algérie dans
les mêmes conditions ni avec les mên^s élànens. Il est temps de
s'arrêter dans une voie où la dépense n'est pas en rapport avec les
produits (2). »
Ces conclusions de la commission furent acceptées en troisième
lecture et presque à l'imanimité par l'assemblée. Quant aux sages
avertissemens dont M. Beybaud s'était &it l'interprète, en 1860,
ik n'étaient pas destinés à peser d'un grand poids, vingt ans après,
sur les déterminations d'une autre assemblée patriotiquement,
mais un peu étourdiment empressée de recourir, pour aider au
développement de notre colonie algérienne, presque aux
moyens dont nous venons de constater l'insuccès*
(1) M. Charles Reybaud. (Monitmir du 5 Juillet 1850, page M89.)
(SjDitcours de M. Reybaud, séance du 5 JuiUet 1850. (MmiUuTj page 3SS9.)
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Là colonisation OFnCIELLE EN M.6ÉRIE. 511
IV.
Ce qui console un peu, quand il faut, par respect pour la vérité,
reconnaître les méprises dans lesquelles sont parfois tombées nos
assemblées d^ibérantes françaises, c'est que les mesures irréflé-
chies qu'elles ont trop souvent adoptées à l'improviste leur ont
presque toujours été dictées par quelque sentiment d'irrésistible
générosité. Ce fut le mobile qui décida, en 18 A8, les représentans
du peuple à diriger vers l'Algérie les ouvriers déclassés de Paris.
Ce fut encore un mouvement de sympathie non moins spontané
qui poussa, en 1871, rassemhlée nationale à attribuer 100,000 hec-
tares de terre dans notre colonie africaine aux Alsaciens-Lorrains
originaires des provinces annexées à l'empire allemand. Introduite
à Versailles, dès les premières séances, par voie d'initiative indivi-
duelle, cette proposition fut aussitôt acclamée. Les termes dans les-
quels elle était conçue expriment d'une façon touchante quelle était
la. préoccupation de ceux qui l'avaient rédigée, lorsqu'ils deman-
daient tristement à leurs collègues de la voter comme une sorte
d'atténuation, si légère et si incomplète qu'elle fût, aux dures con-
ditions de paix que, peu de jours auparavant, ils avaient été contraints
de signer avec les détenteurs de nos provinces perdues :
L'assemblée nationale, disaient les signataires de la proposition,
attachée par des liens de cœur indissolubles aux patriotiques popula-
tions de l'Alsace et de la Lorraine, dont elle a céïé avec une douleur
profonde, sous Tempire de circonstances qu'elle n'a pas faites, le ter-
ritoire matériel, et voulant, autant qu'il est en son pouvoir, garder les
armes et les bras de ces races si vaillantes, décrète :
Art. !•'. — Une concession de 100,000 hectares des meilleures
terres dont l'état dispose en Algérie est attribuée aux Alsaciens et Lor-
rains habitant les territoires cédés, qui voudront, en gardant la natio-
nalité française, demeurer sur le sol français.
Art. 2. — Le transport gratuit aux frais de l'état et une indemnité
de premier établissement seront accordés aux individus et aux familles
déclarant vouloir user du bénéfice qui leur est offert.
Art. 3. — Une commission de quinze membres sera nommée pour
étudier et préparer, dans le plus bref délai possible, la série des me-
sures qui devront réglementer l'exécution de la présente loi (1).
Au 15 septembre suivant, la motion parlementaire devenait une
loi définitive insérée au Moniteur ^ et précédée d'un rapport de M. Ga-
(t) Proposition de M. de Beleastel eC de (nieh|a«-iMM de ees coltôgues, déposée le
20 J«da. {Jâùmtewr da 22 juib 1871.)
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m
512 RETUE DES DEUX MONDES.
simir Perier, ministre de l'intérieur. ;Deux décrets du 16 et du 28 oc-
tobre réglaient, en même temps, le mode de distribution des terres à
allouer aux colons. Le titre premier disposait que le colon qui jus-
tifierait de la possession d'un certain capital devrait s'engager à le
dépenser pour la mise en valeur de sa concession, mais qu'il n'en
deviendrait propriétaire définitif qu'après avoir fourni la preuve des
dépenses effectuées. Il n'est pas besoin de dire que peu d'Alsa-
ciens-Lorrains (une trentaine à peu près) étaient en état de rem-
plir ces conditions, tandis que celles du titre n s'appliquaient au
plus grand nombre. Le titre n apportait une notable innovation
(fut-elle très heureuse?) au système précédemment suivi. La con-
cession était transformée en un simple bail d'une durée de neuf et,
plus tard, en 187â, de cinq années, après lesquelles, les conditions
de résidence et de mise en culture étant remplies, le colon devenait
propriétaire définitif. Il résultait de cette combinaison une aggra-
vation des anciennes clauses résolutoires; elle plaçait le conces-
sionnaire dans la situation fort précaire d'un fermier qui, courant
le risque d'être définitivement évincé, se trouvait dans l'impos-
sibilité de contracter le moindre emprunt sur des terres qu'il
ne lui était pas loisible de donner en gage.
La contenance des lots alloués aux Alsaciens-Lorrains était un
peu plus considérable que pour les émigrans de 18A8 ; le décret
portait, en effet, « qu'il leur serait donné de 3 à 10 hectares par
tête, les en fans et les domestiques comptant comme unités. » Gela
même n'était pas encore suffisant. Le souvenir des difficultés contre
lesquelles on s'était jadis heurté et des échecs qu'elles avaient ame-
nés était déjà complètement oublié, et l'on retomba à peu près
dans les mêmes erreurs que par le passé. Le triage opéré sur place
par les comités de Nancy et de Belfort entre les demandeurs de
concessions ne fut pas toujours très heureux. Sur la simple annonce
des terres mises à leur disposition, beaucoup d'individus origi-
naires des provinces annexées étaient accourus en Algérie dépour-
vus de toutes ressources et nullement préparés par leurs profes-
sions antérieures à l'existence pénible qui les attendait sous un
climat si différent du leur. A plusieurs points de vue, le nouvel élé-
ment de colonisation que les désastres de 1870 amenaient en Algé-
rie, tout en laissant encore à désirer, valait mieux que celui qu'y
avait déversé la révolution de févrie-
d'ailleurs sur les colons d'autre pr
chassés sans retour possible du so!
à se laisser décourager par les
prêts à s'imposer les plus rudes
terre demeurée française, la patrie
due. Cette fois encore les cultivât^
f^É^ci ir%r\Mfwrf%0k%^ir A.*ii*.«rA«>o AvraiAVif^
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LA COLONISATION OPHCIELLE EN ALGÉRIE. 513
coup les moins nombreux. Presque tous les Alsaciens étaient des
ouvriers de fabrique. Pour ces hommes, entourés la plupart d'une
nombreuse famille, habitués à vivre dans des villes opulentes et
à y toucher de gros salaires, dont les femmes, les enfans même
trouvaient le plus souvent à s'employer à côté d'eux à des tra-
vaux rémunérateurs, quelle déception d'être ainsi tout à coup
déposés sur une terre brûlante et nue, de laquelle il leur fallait tout
attendre et qu'ils n'avaient cependant jamais appris à cultiver I Ce
n'était point le sol qui allait leur faire défaut. Les terrains abon-
daient par suite du séquestre mis par l'amiral de Gueydon sur les biens
des tribus révoltées; ce qui leur manquait, c'était le moyeii de s'y
établir n'importe comment. L'administration algérienne avait, en
effet, été prise au dépourvu. Dans le premier moment, elle n* avait
pas d'argent à sa disposition, car il n'y avait pas eu de crédit régu-
lièrement ouvert, et les ressources nécessaires pour subvenir à
tant de besoins avaient dû être prises, non sur les fonds du bud-
get, mais sur les amendes imposées aux chefs insurgés et dont
l'amiral de Gueydon avait la libre disposition. Peu à peu quelque
ordre s'était mis toutefois dans cette lamentable situation, grâce
à la puissante impulsion donnée par le gouverneur-général, grâce
aussi à l'activité des autorités administratives civiles, mais grâce
surtout, il faut le dire, à l'efficace coopération des commandans
militaires des trois provinces, animés, à Tenvi les uns des autres,
de la meilleure volonté à l'égard de nos malheureux compa-
triotes et que secondaient sur place, avec un zèle intelligent qui
ne s'est jamais lassé, des comités locaux composés à Alger, à
Oran et à Gonstantine des personnes les plus notables du pays. A
Oran, les généraux Osmont et Gérez, à Gonstantine, le général de
Galliffet, avaient, avec le plus généreux empressement, prêté des
transports d'artillerie et détaché des escouades de soldats du génie
pour hâter les constructions destinées à abriter les nouveaux débar-
qués. Gependant, à la fin de 1872 et au commencement de 1873, il
s'en fallait de beaucoup que, dans la plupart des localités, l'instd-
lation définitive fût achevée. Les hommes logeaient toujours sous
la tente et la plupart des femmes n'avaient encore de refuge, avec
leurs enfans en bas âge, que dans de méchans gourbis improvisés à
la hâte. Partout l'état des santés laissait énormément à désirer. Telle
était la situation déplorable à laquelle le ministre de l'intérieur résolut
de pourvoir en instituant une conmiission, présidée par M. Wolôwski,
et chargée de régler et de surveiller l'emploi des fonds provenant
des souscriptions publiques primitivement destinées à la libération
du territoire et qui, n'ayant pas été réclamés par les souscripteurs,
devaient, après un certain délai, être affectés à l'assistance des
TOMB LTn. — 1883. 33
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51& BBTUB DE0 DBDX UÙfXÙUê.
Alsaciens-LorraiDS» Sur la somme totale de 6,25&,000 francs distri-
buée entre les trois comités de Tinstructiott, de secours et de cokK
nisaticm^ ce d^ider, le comité de ccrionisation, avait reçu pour sa^
part 2,350,055 francs quil était chargé de distribuer au mieux
pour l'assistance des imigrans alsaciens-lorrains en Algérie.
C'est au rapport présenté, le 31 juillet 1876, à la commission
générale, au nom du comité de colonisation en Algérie, par M. Guy--
nemer, membre de cette commission, que nous allons emprunter
les renseignemens et les chiffres qui tcmt suitre (1). Us ne sont
plus approximatife, conmie ceux dont nous ayons dû nous ccmten-
ter jusqu'à présent. Ils sont le produit d'une enquête officiellement
ordonnée par une réunion d'hommes expérimentés, sorrpuleuse*-
ment menée jusqu'au bout par un ancien administrateur doué de
l'esprit le plus judicieux, qui avait visité lui-même les lieux à plusieurs
reprises et auquel les diverses questions qu'il avait à traiter étaient
particuliéroment familiëres. Rien de vague cette fois. Le tableau
tracé est fidèle, net et complet; c'est pourquoi il peut servir à don--
ner, à propos de l'émigration alsacienne-lorraine de 1871, une idée
strictement exacte des résultats qu'obtient la colonisation offictelle
même quand elle s'exerce dans des conditions exceptionnellemeiit
favorables et avec leconcoursempressé de toutes les bonnes volontés.
Nous avons ici le bilan mathématique de ce que coûte à l'administra-
tion l'établissementd'unefamilledecolonsen Algérie. Voici leschiffres.
« D'après les listes nominatives officiellement fournies, il y avait,
à la date du 1^ mars 1875, un total de 863 familles installées comme
colons au titre n en Algérie. 272 de ces familles (1,202 personnes)
étaient installées (hns dix*huit villages de la province d'Alger; 397
de ces familles (1,936 personnes) étaient installées dans vingt-huit
villages de la province de Gonstantine; 19A de ces familles (977 per-
sonnes) étaient installées dans quinze villages delà province d'Oran;
total : 863 familles composées de i,115 personnes dans 60 villages.
Si à ces familles on ajoute celles qui sont arrivées en Algérie avec
quelques ressources et ont reçu des concessions au titre i*', plus
d'autres familles installées par la Société de protection et par
M. Jean Dolfus à Azib^Zamoun et Boukalfa, on arrive au chifTre total
de 1,020 familles, plus de 5,000 personnes réellement installées en
Algérie au 1«* mars 1875 (2). »
ai l'on cherche à se rendre compte de la dépense qu'a définiti-
vement occasionnée l'installation comme colons des familles, dont
l'existence a été constatée, au 1** mars 1875, dans les divers vil-
lages, on trouve t
(1) Paris, Imprimerie nationale, 1S75.
(2) Rapport de M. Gaynemer, page 17.
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Google _^
«« LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGÉRIE. 515
Pour la construction seulement des maisons. . . . 1,730,793 fir.
Pour assistance directe par Tadaûnistration pen-
dant les années 1871, 1872, 1873 et 1874 1,260,017
Pour assistance par le comité de colonisation. . . 1,108,300
Secours de toute espèce donnés par les comités
de France, d'Alger, Oran, Constantine 700,000
Pour ko familles restant à installer 60,000
Total 4,859,200 fr.
Dans ces chiffres ne sont pas comprises les dépenses d'intérêt
collectif nécessaires pour la création des villages, c'est-à-dire che-
mins d'accès, travaux pour captation des eaux, fontaine, lavoir et
abreuvoir, assiette du village et empierrement des rues, construc-
tion des édifices publics, tels que mairie, école, église et presby-
tère, évaluées à 150,000 francs quand elles sont complètes pour un
village de 50 feux.
La part proportionnelle qu'il faut attribuer aux Alsaciens-Lorrains
dans les dépenses d'intérêt collectif indiquées ci-dessus pour les
nouveaux villages se montaient, au 31 décembre 1874, d'après les
tableaux dressés par l'inspection des finances au
chiflre de 1,100,000 fr.
Si on y ajoute les chiffres des dépenses pour
•construction des maisons et assistance. • 4,859,200
Gela fait un total de 5,959,200 fr.
On trouve donc, en résumé, que a l'installation des 900 familles
aura coûté environ, en chifiBres ronds, 6,000,000 francs pour les
maisons et l'assistance, soit en moyenne environ 6,888 francs par
famille. » Gomme, au début de l'émigration, des détachemens de
troupes ont été employés à la construction des villages et que, dans
la suite, les colons ont presque partout rencontré, pour leur instal-
lation, le concours efficace et gratuit des officiers et des employés de
l'administration, c'est, à vrai dire, un minimum de 7,000 francs qu'il
faut équitablement compter pour rétablissement en Algérie d'une
famille composée de S, 4 ou 5 personnes. Tout porte même à croire,
TU la sympathie particulière que nos compatriotes des provinces an-
nexées ont rencontrée en Algérie et les nombreux secours de nature
diverse qu'ils ont reçus sur place et qui ne sauraient se chiffrer en
argent, que l'installation de chaque fomille alsacienne-lorraine a dû,
suivant toute probabilité, coûter même beaucoup plus cher.
Que sont maintenant devenues, -k l'heure où ces Ugnes sont
écrites, ces 900 familles, objet de tant de bienveillance et de tant de
soiûsl Gela serait extrêmement curieux à savoir précisément. Les
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516 BETUE DES DEUX MOia>ES«
renseignemens officiels font malheureusement défaut. Yoici toutefois,
en ce qui les regarde, ce que nous trouvons dans l'ouvrage récent
d'un ancien habitant de rAlgérie, qui a pris soin de relater avec
une scrupuleuse impartialité, qualité assez rare dans la contrée où
il réside, tous les faits qui se sont passés sous ses yeux depuis
environ cinquante ans : a Malgré les efforts de l'administration et
des comités, malgré les secours envoyés pendant plusieurs années
de France, la réussite fut peu brillante, comparativement aux
efforts et aux sacrifices faits. Quand on cessa de distribuer de l'ar-
gent et des vivres, un certain nombre d'Alsaciens rentrèrent chez
eux ou se dispersèrent; d'autres attendirent l'expiration des cinq
années du bail, vendirent leur concession depuis longtemps grevée
et disparurent (1). »
V.
Prendre les précautions nécessaires, afin qu'au lieu de se disperser
au bout de quelques années, les Alsaciens-Lorrains demeurassent fixés
en Algérie, tel était le but à poursuivre. Une société fondée aussitôt
après les désastres de 1871 afin de venir en aide à nos compatriotes
des provinces annexées crut possible de l'atteindre en cherchant à
lier les nouveaux colons, non point seulement par des obligations
positives, mais par ces attaches autrement puissantes qui rendent
si chère au cultivateur laborieux la terre qui le nourrit. Sans vou-
loir faire en aucune façon de la colonisation officielle, elle se propo-
sait, en mettant à profit, en 187&, les enseignemens résultant des
récentes tentatives du gouvernement, d'essayer à côté de lui, d'ac-
cord avec lui, mais avec une entière indépendance d'action, ce que
pourrait produire l'initiative d'un comité composé d'hommes unique-
ment désireux de faire acte de bienfaisance et de patriotisme. Us
n'en étaient pas à ignorer ce qui s'était passé à l'occasion des
100,000 hectares attribués aux émigrans des provinces annexées
et de leurs défectueuses installations. Un des membres de ce comité,
M. Guynemer, celui-là même dont nous avons cité le rapport
adressé à la commission Wolowski, avait été chargé, vers la (in de
Tannée 1872, d'aller visiter tous les colons alsaciens-lorrains dissé-
minés un peu partout dans les trois départemens d'Algérie et de
leur porter, de la part de la Société de protection, des secours qui
ne montèrent pas à moins de 130,000 francs. Le retentissement
du voyage de M. Guynemer, les sommes importantes et les con-
seils utiles qu'il ne se fit point faute de distribuer pendant son
excursion ont, dans le temps, donné à penser à beaucoup de per-
(i) L'Àlgirie $t Us Questions algériennes^ M. Ernest Mercier. Paris, Chrilemel.
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LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALCiBIE. 517
sonnes, et plasieurs s'imaginent peut-être encore aujourd'hui, que la
société dont il était le délégué n'avait pas craint d'accepter le patro-
nage de tous les Âlsasiens-Lorrains établis en Algérie. De là à consi-
dérer cette société comme responsable des mesures bonnes ou
fâcheuses prises à leur égard il n'y avait pas loin. Bien de moins juste
cependant, et c'était plutôt le contraire qui était la vérité. M. Guyne-
mer, en effet, avait été frappé des inconvéniens de l'éparpillement
infini de ces familles réparties un peu partout, dans des villages
éloignés les uns des autres, et noyées pour ainsi dire, au milieu de
populations de provenances très différentes, françaises, il est vrai,
mais dont les habitans de la rive gauche du Rhin ne comprenaient pas
tous la langue. L'aspect des habitations, la plupart insuffisantes,
quelques-unes presque insalubres, qu'en raison tie l'exiguïté des cré-
dits dont elle disposait, l'administration, avait été réduite à construire
pour les nouveaux colons, lui avait inspiré de justes inquiétudes. Il
s'était surtout ému au spectacle offert par les misérables abris où,
vu la presse des premiers momens, et malgré les dangers hygié-
niques d'un pareil encombrement, il avait fallu entasser provisoire-
ment et péle-méle hommes, femmes et enfans en une sorte de lamen-
table promiscuité. Enfin, l'oisiveté forcée dans laquelle avaient dû
vivre tant d'émigrans, arrivés à n'importe quelle saison de l'année
et dépourvus, presque tous, des moindres notions agricoles, en atten-
dant l'époque des premiers travaux de culture, lui était apparue
comme la plus funeste des inaugurations pour la vie de labeur à
laquelle ils étaient destinés.
Ce fut pour éviter semblables déboires aux colons que la société
de protection avait dessein de placer en Algérie sous son patronage
direct, qu'au printemps de 1873 son président voulut aller lui-
même choisir sur place les terrains que, moyennant certaines con-
ditions, le gouvernement annonçait l'intention de vouloir mettre à
sa disposition. Quelles étaient ces conditions? Comment ont-elles
été remplies; à combien se sont montés les frais de l'entreprise, et
quel en a été le résultat définitif pour l'avenu: des colons dont la
société de protection prenait les débuts à sa charge? C'est ce que nous
allons exposer brièvement. La tentative a été partielle et le champ
de l'investigation est restreint. Tout s'est passé au grand jour. Les
comptes ont été tenus par sous, mailles et deniers comme s'il eût été
question d'une spéculation industrielle. Une publicité étendue leur
a été annuellement donnée. Le contrôle est donc ici des plus faciles,
et puisque nous nous sommes jusqu'à présent appliqués à recher-
cher surtout quel est, en chiffres exacts, le prix de revient de l'éta-
blissement d'une famille de colons en Algérie, c'est bien l'occasion
de le fixer positivement à propos de cette tentative volontairement
circonscrite, qui va nous permettre non plus seulement d'approcher
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518 EETUE DBS DEUX MOm>ES.
de la vérité, mais de la faire toucher, pour ainsi dire, au doigt et à l'oeil.
Les territoires concédés en tonte propriété par décrets présidentiels
à la société de protecticm, pour être attribués par elle à des Âlsa--
ciens-Lorrains, c'est-à-^e Azib*Zamoun , aujourd'hui Hausson*
viller, Boukalfa et le Gamp-du-Maréchal, sont d'une contenance d'en-
viron six mille hectares, à peu près celle de quelques-uns de nos
cantons français les plus petits, mais les plus peuplés, tels que Douai
et Dunkerque dans le NiH'd, Aix et Nimes dans le Midi. —
Séquestrés sur les Arabes à la suite de l'insurrection de 1871, ces
teTitoiressont presque contigus les uns aux autres et situés à 80 kilo-
mètres d'Alger sur la route qui mène de cette ville à Tizi-Ouzou,
chef-lieu de l'arrcwidissement de ce nom, et au Fort-National. Le
gouvernement s'était engagé à y exécuter, comme pour d'autres
centres, dans un certain espace de temps et suivant un ordre déter-
miné, tous le& travaux dits d'intérêt public, à savoir : ch^nin d'accès,
empierrement des rues, conduite d'eau, fontaine, lavoir, abreuvoir
et plantations, la construction des édifices communaux, c'est-à-dire,
l'église, la mairie, l'école et le presbytère, enfin, tout ce qui con-
cerne le sei-vice topographique, c'est-à-dire la délimitation des terri-
toires et l'allotissement des terres à opérer, suivant les indications
de la société. Cette dernière prenait à son compte la construction
des maisons, le choix et l'installation personnelle des familles, l'achat
des animaux et des instrumens de culture, les semences et le mobi-
lier nécessaires à un ménage, enfin la nourriture et l'entretien des
colons jusqu'après leur première récolte. Quinze années étaient don-
nées à la société pour terminer le peuplement dans trois villages,
délai au bout duquel l'état se réservait le droit de rentrer en pos-
session des lots de terrains allolis et non occupés. Avant la fin de
la septième année, le peuplement des trois villages était absolument
complet. Aujourd'hui, nul ne saurait douter que les populations qui
les habitent ne soient acquises pour tout jamais à l'Agérie et qu'elles
ne soient destinées à faire souche d'exceUens colons. Reste à savoir
àjquelles conditions ce résultat a été obtenu.
La société avait tout d'abord posé ce principe dont elle ne s'est
jamais départie, qu'elle n'accepterait, autant que possible, pour
colons que des cultivateurs mariés, ou, s'ils sortaient d'un régiment
de l'armée d'Afrique, des fils de cultivateurs Mhétés du service, ayant
été naguère employés aux travaux de la campagne, et s'engageant
à se^ marier si leur demande était accueiUie. Les colons une fois
acceptés devaient avant de partir pour l'Algérie, ou s'ils y rendaient
déjà, avant d'être installés sur la concession, signer une convention
dont les clauses à régulariser devant notaire les constituaient moyen-
nant la redevance annuelle d'un franc, quelle que fût l'étradue de
la concession, les fermiers de la société pour Fespace de neuf acmées.
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LA COLONISATION OFHaELLB EN ALGÉRIE. 519
Toute liberté leur était laissée pour tirer parti de leurs terres
comme ils l'entendraient, sauf l'obligation de les cultiver euxHBèmos»
ou par gens à leurs gages^ el de faire reotrer la société par des rem-
boursemens successifs dans la totalité des avances qu'ils en auraient
reçues* Une fois arrivés à Alger, ils étaient accueillis au débarque*
Doent par l'agent de la société et par un membre du comité local
afin d'éviter de les voir errer dans les rues et subir l'influence de
ces déclassés trop nombreux dont les conseils et l'exemple auraient
pu au début être si pernicieux^ Quelques heures après, ils étaient
conduits aux lieux de leur destination, où ils trouvaient pour^y
enU*er immédiatement leur maison toute bâtie, les bœufs et les instru-
moDS aratoires nécessaires pour leur culture, le matériel très complet
d'un modeste ménage et, sans figure aucune, leurs lits tout faits.
Le remboursement intégral des avances faites et exigibles par
dixièmes, après deux années de résidence, aurait-il toutefois lieu
régulièrement? Voilà la question qui se posait après la seconde
récolte pour Haussonviller, le premier des villages fondés par la
société. Le recrutement de ce centre avait été fait un peu à la
hâte, faute d'expérience. Les comités de Nancy, de Belfort, de Luné-
ville et les conmiandans de nos divisions militaires en Algérie avaient
laissé tomber leur choix sur un personnel dont une partie au moins
laissait quelque peu à désirer. En outre, les produits agricoles des deux
années écoulées avaient été plus que médiocres. Il devenait évident
que, les dioses demeurant ainsi, soit qu'il y eût manque de bonne
volonté, soit impuissance de leur part, les colons de la société
allaient se mettre sur le pied de tout attendre d'elle, de tout en
exiger avec l'espoir secret, assez mal déguisé, d'arriver finale-
ment à se dérober aux remboursemens des avances qui leur avaient
été faites. La société prit alors trois graves déterminations dont
elle n'a eu plus tard qu'à se féliciter. Elle se décida à augmenter
d'une façon considérable, et proportionnellement au nombre des
membres de la famille, l'étendue des terres concédées à ses colons.
Elle annonça l'intention de leur faire l'abandon gratuit et complet,
à l'expiration des neuf années de bail, de la valeur entière des
maisons qu'ils habitaient, don gracieux qui abaissait notablement
(presque de moitié) la dette dont ils auraient à s'acquitter avant
d'être constitués propriétaires définitifs de leur concession. Enfin,
elle déclara qu'elle se réservait de faire elle-même directement le
choix ^es colons à établir dans ses villages et qu'aucune demande
ne serait accueillie quand elle ne serait pas accompagnée de l'enga-
gement pris par écrit de verser à la caisse de la société, avant le
départ de France ou sur place à Alger, avant toute installation, une
somme de 2,000 francs servant de garantie et qui devait d'ailleurs
être rendue par fractions à l'intéressé au fur et à mesure de ses
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impétueux. Cependant les eaux déversés durant l'hiver tout le long
de la rive qui borde le Camp-du-Maréchal donnent naissance à des
marais sans écoulement, dont les émanations pestilentielles fort
redoutées devenaient, pendant Tété, pour le pays environnant, une
cause évidente d'insalubrité. Avant de songer à y établir aucun
colon, la société, qui jouissait de l'usufruit de ce territoire depuis
Tannée 1873, appliqua les revenus qu'elle tirait de sa location aux
Arabes à creuser des fossés pour écouler Teau de tous les bas-fonds,
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LA COLONISATION OFFIUELLE EN ALGÉRIE. 521
à planter des eucalyptus et des arbres à haute tige le long desdits
fossés et dans tous les endroits restés humides. Lorsque ces fossés
furent devenus de véritables petits canaux, presque des torrens, qui
conduisaient rapidement les eaux des terres submergées se perdre
dans le Sebaou; lorsque les arbres eurent atteint une hauteur qui
métamorphosait absolument tout l'aspect de la plaine; après qu'une
commission composée des notables du pays eut déclaré qu'elle
était devenue parfaitement salubre et susceptible d'être livrée à la
colonisation, le président de la société et son secrétaire-général
se rendirent de leur personne par deux fois à Nancy. Us y avaient
convoqué toutes les familles des pays annexés qui avaient demandé
par écrit à être admises comme colons au Gamp^u-Miuréchal. Us leur
avaient, au préalable, communiqué les plans de l'assiette du futur
village et celui des maisons à deux étages, beaucoup plus spa-
cieuses que ceUes d'HaussonviUer et de Boukalfa, qui leur étaient
destinées et dont la construction devait revenir à A, 600 francs.
Ajoutons que les exigences de la société avaient grandi. C'était
A,000 francs dont elle exigeait le versement avant le départ
de France , prenant toutefois rengagement de restituer sur place
la moitié de cette somme aux intéressés au fur et à mesure de
leurs besoins régulièrement constatés. Ces conditions furent
acceptées avec reconnaissance. L'embarràs était de choisir entre
les postulans en raison de leurs bons antécédens, de leur robuste
santé, de celle aussi de leurs femmes, car les femmes elles-
mêmes avaient été convoquées et n'étaient point les moins perti-
nentes à répondre aux questions qui leur étaient adressées. Ces
questions, est-U besoin de le dire, portaient surtout sur leur apti-
tude comme agriculteurs, sur la quotité du petit capital qu'ils
étaient en état de réaliser. La plupart l'évaluaient de 5,000 à
6,000 francs, quelques-uns assuraient qu'ils pouvaient disposer de
12,000 à 20,000 francs, quand Us auraient vendu les biens immobi-
liers, les bestiaux et le matériel d'exploitation qu'Us possédaient
dans leur pays d'origine. Avec ces données, leur réussite était cer-
taine et, en réalité, à l'heure qu'U est, ils ont tous réussi.
Pendant ce temps-là, un fait non moins heureux s'était pro-
duit à Haussonviller et à Boukalfa. Les annuités échues rentraient
facUemeut; plusieurs colons s'étaient par anticipation libérés entiè-
rement vis-à-vis de la société qui avait pu les constituer proprié-
taires définitifs. Enfin un certain nombre d'entre eux étaient en
voie d'arrangemens avec le Crédit foncier, disposé à leur prêter
une somme suffisante pour qu'Us pussent, à la fois, éteindre leurs
dettes et consacrer le surplus à l'amélioration de leur exploitation
agricole. Dans leur dernière assemblée générale, les fondateurs de
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522 EEYUE DES DEUX MONDES.
kt Société de protection n'ont pas entendu sans satisfaction leur
comité annoncer que dii^huit autres familles seraient prochainement
dans la même situation. Quant aux colons du Gamp-du-Maréchal,
comme ils ne doivent absolument rien à la Société de protection,
ils s^ont tous, au cours de Tannée prochaine, mis en possession
définitive de leurs concessions.
Lorsqu'on envisage le côté purement financier de la question,
on trouve que la Société de protection, qui vient d'entamer son
quatrième million, a dépensé pour l'œuvre qu'elle a entreprise
en [Algérie la somme totale de 870,799 francs. £lle y a créé trois
centres, qui sont, dans l'ordre de leur fondation : Haussonviller,
Boukalfa, le Camp-du-Maréchal , aujourd'hui complètement peu-
plés. A Haussonviller, il y a 63 feux et 296 habitaus; à Boukalfa,
23 feux et 132 habitans; au Gamp-du-Maréchal, 35 feux et 220 habi-
tans; en tout, pour les trois villages ensemble, 111 feux et 6A8 habi-
tans. Haussonviller a coûté, pour la construction de (50 maisons, la
somme del88,50Â francs; Boukalfa, pour la construction de 21 mai-
sons, dont 6 doubles, 70,203 francs; le Gamp-du-Maréchal, pour
la construction de 26 maisons, 81,951 francs, d'où il résulte que
l'établissement d'une famille est revenu, les autres frais laissés
de côté, pour Haussonviller à &,188 francs, pour Boukalfa à
3,3&3 francs, pour le Gamp-du-Maréchal à 2,8Â0 francs. Il y a
là une variation dans le chifire des dépenses pour les trois villages
qui ne laisse pas que d'être considérable et une différence
dans les résultats acquis qui est vraiment significative. Elle devient
plus frappante encore quand on remarque que, depuis le jour où
la société a pris le parti d'exiger, à titre de garantie, le verse-
ment préalable d'une somme d'argent, elle n'a plus eu, sauf une
seule fois, d'expulsions à prononcer et que celles des premières
années (35 sur près de 700 individus) se rapportent exclusivement
à l'époque où elle donnait tout à ses colons sans rien exiger d'eux
qu'une promesse de remboursement, et enfin, que la prospérité des
habitans de chacun de ces trois villages se trouve être précisément en
proportion inverse de l'étendue des sacrifices qui ont été faits pour
eux. En un mot, plus la Société de protection s'est éloignée des
us et coutumes de la colonisation officielle, plus elle a laissé à ses
protégés le soin de se tirer d'affaire presque à eux tous seuls et
avec leurs propres ressources, plus le succès s'est accentué.
Est-ce donc une illusion de penser que l'exposé de tous ces e
de colonisation ofiicielie, partant un peu factices, qui ont été ébau
depuis cinquante ans en Algérie, offire des exemples, je ne vou(
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JiiJCllUU-WP t|
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGÉRIE. 52S
pas dire des leçons, qui ne sont peut-être pas à dédaigner pour les
chambres et pour le gouvernement, si les projets de loi récemment
déposés devaient être prochainement mis en discussion ? Les ques-
tions qu'ils soulèvent méritent au plus haut degré de fixer l'attention
de tous ceux qui s'intéressent aux affaires de l'Algérie. Ces questions
sont nombreuses et délicates, déplus, assez confuses par elles-mêmes
et fort mal connues. Il y aurait hardiesse de ma part à les vouloir
aborder toutes. Je me sens toutefois encouragé à en traiter quelques-
unes, non les moins importantes, en m' apercevant que les idées qui
me sont propres ne sont pas loin d*être partagées dans notre
colonie par des personnes d'une autorité incontestable siégeant
au conseil supérieur de l'Algérie, ou dans les conseils-généraux des
trois départemens. La compétence spéciale des membres du conseil
supérieur du gouvernement, composé de fonctionnaires haut placés
dans la magistrature, dans l'armée, dans l'administration, celle des
délégués élus par chaque département, donnent aux opinions émises
par eux une valeur dont il est impossible de ne pas tenir grand
compte, et je crois discerner qu'ils ne conviennent pas tous égale-
ment des avantages attribués par de trop ardens promoteurs à la
colonisation officielle de l'Algérie, directement entreprise par l'état
lui-même. J'ai des craintes à ce sujet. Pour ce qui regarde nos com-
patriotes des provinces annexées, je ne serais pas, à coup sûr, indif-
férent aux bénéfices que, les premiers sans doute, ils seraient appelés
à recueillir des sacrifices consentis par l'administration. Mais, à un
point de vue plus général, sont-ce bien là des sacrifices vraiment
utiles auxquels un gouvernement prudent et judicieux doive se
prêter? J'hésite à me prononcer, car je ne suis nullement un théori-
cien. Les règles abstraites de l'économie politique m'imposent
plus qu'elles ne me plaisent. Je crois que leur rigoureuse exacti-
tude risque parfois d'induire en erreur, parce qu'elles ne tiennent
pas assez compte de la complexité des choses de ce monde. D'un
autre côté, je sais que les entralnemens d'une sympathie mal rai-
sonnée peuvent nuire aux intérêts qu'on aurait le plus à cœur de
servir.
Dans la prochaine étude, où je tâcherai d'élucider un peu ces
questions épineuses, j'aurai donc à faire eiSDrt pour garder une
di^sition d'esprit suffisamment impartiale à l'égard de deux caiMies
qui me sont également chères : le sort 4os Alsaciens qui songe-
raient à se réfugier en Algérie, et les futures destinées de notre
belle colonie africaine.
G'* d'Haussonville.
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ESSAIS
DE
PSYCHOLOGIE SOCIALE
II'.
LES CONSÉQUENCES DE L'HÉRÉDITÉ.— LES LOIS DE FORMATION DU CARAC-
TÈRE, L'INSTITUTION DES CLASSES, LES CAUSES MORALES DU PROGRÈS
ET DE LA DÉCADENCE.
Nous avons examiné, dans une étude précédente, ce qu'on nomme
l'hérédité psychologique (1) ; nous avons essayé de montrer que
l'action de l'hérédité, très sensible dans les phénomènes organiques
et dans les phénomènes mixtes, s'efface et s'atténue à mesure que
l'on s'élève dans la hiérarchie des facultés et tend à disparaître
quand on arrive aux fonctions caractéristiques de l'homme, la pen-
sée pure, l'art, la moralité. Dès les commencemens les plus obscurs
de l'existence, Thérédité rencontre à côté d'elle, au-dessus d'elle,
un principe antagoniste, le principe qui fait, à son plus bas degré,
l'individualité de l'être vivant, à son plus haut degré, la personna-
lité de l'être raisonnable. Il est impossible de rien comprendre au
monde réel et vivant si l'on ne tient pas compte de ces deux forces
en présence dans la bataille de la vie, sur l'humble terrain de l'exis-
tence individuelle comme sur le théâtre élargi où se joue le grand
jeu de l'histoire*
(!) Voyei U R0vm da 15 avril 1883.
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ESSAIS DE PSYCHOLOGIE SOaÂLE. 525
Ces conclusions, prises dans la réalité, rencontrent cependant des
résistances qui ne désarment pas. L'hérédité, nous dit-on, est Tex-
plication suprême, la dernière raison de tout. Elle est l'ouvrière
unique de l'intelligence de l'homme, de son caractère et de son
histoire ; c'est elle qui explique l'origine de la pensée et toutes ses
formes, la moralité et toutes ses lois; elle encore qui a fondé l'or-
ganisme social en distribuant dans des cadres nécessaires les apti-
tudes, les capacités et les forces, elle toujours qui crée la civilisa-
tion avec ses attributs essentiels, la solidarité, la continuité, le
progrès ; c'est grâce à elle et à elle seule que se forme peu à peu
le capital intellectuel ou social d'une nation, et qu'il se transmet
fidèlement comme le patrimoine d'une famille unique qui ne meurt
jamais et reste toujours ainsi l'héritière d'elle-même à travers les
siècles, assurée d'une fortune sans limite et d'une prospérité sans
trêve.
Nous voudrions faire la part de ces illusions et remettre en lumière
dans tous les phénomèaes de la vie individuelle et sociale l'action
de la personnalité humaine, sans laquelle l'hérédité ne pourrait ni
produire sûrement ses plus heureux effets ni les transmettre impu-
nément. Inexplicables par une seule de ces causes et par un res-
sort unique, ces grandes fonctions de la vie et de l'histoire s'ex-
pliquent aisément par le jeu combiné des deux forces, et c'est aussi
de cette combinaison, selon qu'elle avorte ou qu'elle réussit, que se
déduisent les lois principales qui décident du progrès ou du déclin
dans les choses humaines.
I.
Quand on lit les récens ouvrages de la psychologie nouvelle où
disparaît à tout jamais la personne humaine, engloutie dans le grand
fleuve où chaque individu n'est qu'un flot qui passe, sans existence
réelle et presque sans nom, on est saisi d'une sorte d'efl'roi, et l'on
est tenté de répéter le cri de désespoir que jetait Michelet vers la
fin de sa vie, en présence de ces théories naissantes qui lui sem-
blaient déposséder l'homme de lui-même et le livrer tout entier en
proie aux forces cosmiques : « Qu'on me rende mon moi / » — En
effet, au nodlieu de toutes ces influences q\j^ pèsent sur chaque
homme, les actions variées du milieu et cTu clVbat, celles du groupe
social dont il fait partie, sous le coup de la pression qu'exercent sur
nous les siècles passés, la suite de nos aïeux dont l'influence anonyme
et secrète descend jusqu'à nous, la famille immédiate qui a pétri
notre âme par la discipline bonne ou mauvaise des exemples et de
l'éducation, l'opinion et les passions de nos compatriotes, les pré-
jugés et les tyrannies du temps où nous vivons, quand tout semble
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526 EEYUB DES DEUX MONDES.
akMsi concourir à faire de ce moi une résultante de circonstances
aocumulées et fatales, le miracle, c'est que l'individualité du carac-
tère ou celle de Tintelligeace puisse se maintenir* Gomment et à
quelles conditions peut se conserver dans le monde l'originalité
morale et intellectuelle qui seule donne à la vie son intérêt et aon
prix?
Mais avant tout, nous devrons écarter du débat les récentes théo-
ries de l'empirisme anglais qui ont poussé à leurs dernières limites
les applications de l'hérédité. Selon MM. Herbert Spencer et Lewes^
les formes de la pensée ne sont, comme les formes de la vie, que
le dernier terme d'évolutions antérieures. L'erreur commune de
Descartes et de Kant est d'avoir pris comme type d'étude l'esprit
humain adulte, et considéré les conditions actuelles de la pensée
comme des conditions initiales, des aptitudes innées, des préfor-
mations. Ce qui constitue l'intelligence, c'est l'expérience de la
race, organisée et consolidée à travers un grand nombre de géné-
rations. L'idée de l'évolution est appliquée en toute rigueur à l'ori-
gine des idées ; le développement mental accompagne fidèlement le
développement du système nerveux qui le produit et qui l'exprime.
Les expériences individuelles ne fournissent que les matériaux con-
crets de la pensée. Le cerveau représente une infinité d'expé-
riences reçues pendant l'évolution de la vie en général ,*^ les plus
uniformes et les plus fréquentes ont été successivement léguées,
intérêt et capital, et elles ont ainsi monté lentement jusqu'à ce haut
degré d'intelligence qui est latent dans le cerveau de l'enfant, et
qu'il léguera à son tour, avec quelques faibles additions, aux géné-
rations futures (1). — Il en va de même pour la genèse des idées
morales. Elles ne procèdent pas autrement que les formes de la pen-
sée. 11 n'y a pas un code de morale inné, ni en puissance ni en acte,
dans l'entendement humain. Toutes les idées fondamentales mou-
lées dans notre cerveau par l'expérience des siècles se sont créées
successivement et transmises avec les modifications de la structure
orgamque. Nul fait de conscience n'échappe à cette explication uni-
verselle: ni les sentimens, ni la volonté, ni le phénomène moral dans
toutes ses délicatesses et sa complexité. Les vraies bases d'une théorie
du bien devront être cherchées dans la biologie et la sociologie ; le
seul bien que nous puissions concevoir, c'est l'équilibre définitif « des
désirs internes de l'homme et de ses besoins externes, » en d'autres
termes, Tharmonie entre la constitution organique de chacun et les
conditions de l'existence sociale, qui est à la fois l'idéal moral et la
limite vers laquelle nous marchons. La morale se constitue graduel-
lement par les lois empiriques des actions humaines, reconnues ches
(i) H. Spencer, Prmcîptt de psychologie^ synthéie ipéoic^.
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ESSAIS m PSYCHOLOGIE 60CULE. KL7
toutes les oatioi» civitiséas comme les coûditions ess^iti^Ies de
leur existence et répoûdant le ooieux h leur instinct de consenrAr-
tion* Ainsi se développent une k une les règles de conduite privée
et publique, qui ne sont dâos leur luuable origine que des expé^
riences généralisées d'hygiène sociale et d'utilité (1).
Donc plus de discussions vaioeB sur les aKiomes de métaphy-
sique , les principes régulateurs de la raison» les idées directrices
de Tentendement, les principes de morale. Ni Tinnéité de Des-
cartes, ni celle de Leibniz, ni les lois formelles de Kant, ni la
iable rase de Tempirisme vulgaire* ni la sensation transformée
n'ont raison les unes contre les autres, dans cette vieille que-
relle sur l'origine des idées. La question est renouvelée et ne se
pose plus dans les mêmes termes, ou du moins les termes
anciens n'ont plus le même sens. U y a une innéité, mais actuelle^
non d'origine, qui est le résultat de l'expérience collective des âges
et comme le résidu des efforts de chaque homme et de chaque
génération. C'est l'hérédité qui a tout fait; elle a créé de toutes
pièces l'homme intellectuel et moral, comme l'homme physique ;
elle l'a tiré lentement, pas à pas, du presque néant où gisaient son
misérable présent et son précaire avenir; elle en a formé sa nature
actuelle ; c'est de ce point obscur qu'elle a développé la trame de
ses riches destinées.
Quelle que soit pour certains esprits la séduction d'une pareille
hypothèse qui applique au règne de la pensée le même transfor-
misme qu'au règne de la vie, et qui, d'un petit nombre d'actes psy-
chiques très simples, peut-être d'un seul, l'acte réflexe, fait sortir
la variété infinie des instincts, des intelligences, des sentimens et
des passions, toute la raison, toute la conscience morale de l'hu-
manité, AL Ribot lui-^même, si hardi dans le sens des solutions sim-
ples, ne se reconnaît pas le droit d'accepter celle-ci daùs les con-
ditions où elle se présente* Elle ne lui semble ni vérifiable par
l'expérience, ni suflisanunent démontrée par la logique (2). -^ Dis-
cuter cette question sans bornes dans le temps et dans l'espace,
nous ne l'essaierons même pas; ce st^ait remuer jusque dans ses
fondemens la science de l'âme tout entière ; d'ailleurs elle se rap-
porte plutôt à l'hérédité spécifique qu'à l'hérédité individuelle; elle
a en vue d'expliquer la transmission des aptitudes et des fonctions
générales dans l'espèce plutôt que la transmission des variétés indi-
viduelles, ce qui est notre siyet propre. Au vrai, c'est une thèse de
métaphysique, car l'empirisme a sa métaphysique, quoiqu'il pré-
tende le contraire; c'est un de ces problèmes d'origine où, d'après
(1) Voir les Bases de la morale évoluUonm$i$f par O. Spencer.
(3j BU»ot, l'Hérédité p8ych9lomuêf p. 399.
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528 BEYUB DES DEUX MONDES.
l'école empirique, rexpérience seule pourrait décider en dernier
ressort» et où, par le fait, Texpérience ne peut rien décider, puis-
qu'il lui est impossible d'y atteindre. Qu'il nous suffise de signaler
en passant ces libres spéculations sans nous y arrêter. Il vaut mieux
restreindre le terrain de la discussion à ce qui est plus directement
observable, à ce qui relève de l'expérience individuelle et actuelle.
Prenons pour exemple les lois de la formation du caractère, qui
est un des points de la psychologie où s'est porté le plus vivement
l'effort des controverses actuelles (1).
A quoi se bornent les théoriciens de l'hérédité absolue dans
l'explication qu'ils en donnent? — Ils nous accordent que c'est le
caractère qui constitue la marque propre de l'individu au sens psy-
chologique et le différencie de tous les individus de son espèce. Ils
nous accordent aussi que, dans les conflits de la vie morale, la
raison dernière du choix est le caractère. Mais ils prétendent que,
bien qu'il agisse en tant que cause, il n'est lui-même qu'un effet :
c'est une simple résultante d'élémens où l'on chercherait en vain,
à l'origine, quelque chose comme une libre énergie, comme la capa-
cité d'un simple effort créant une initiative. Le caractère, selon eux,
est un produit très complexe dont l'hérédité est la base, avec des
circonstances physiologiques qui s'y joignent, mêlées à quelques
influences d'éducation. Ce qui le constitue, ce sont bien plutôt des
états affectifs, une manière propre de sentir qu'une activité intellec-
tuelle et surtout volontaire. C'est cette manière générale de sentir,
ce ton permanent de l'organisme qui est le premier et le véritable
moteur de la personnalité. Or, comme ces élômens sont héré-
ditaires, il n'est pas douteux que les caractères qui en résultant ne
soient héréditaires eux-mêmes. Ce qui en explique l'infinie diver-
sité, c'est la variété des associations qui peuvent se faire entre ces
divers élémens affectifs et vitaux. Cette multiplicité de combinaisons
possibles nous dispense d'avoir recours à quelque unité mystérieuse
et transcendante. D'ailleurs, par une concession qui ressemble beau-
coup à une ironie, on laisse aux métaphysiciens la liberté de rêver
au-delà et d'admettre, s'il leur platt, avec Kant, un caractère iniel^
ligible qui explique le caractère empirique (2). Mais on refuse de
les suivre jusque-là et même on se soucie peu de comprendre ce que
cela veut dire.
Ces explications sont-elles suffisantes? Je ne le pense pas. Je n'y
peux voir, pour mon compte, qu'une série d'assertions sans preuve.
Il nous sidBra d'opposer à cette théorie du caractère, expliqué uni-
(1) Ribot, VBérédité psychologique et \le$ Maladies de la volonté. — D* Jacobjr, la
Sélection dans ses rapports avec Vhérédité^ etc.
(2) UHérédUé psycholoffique, p. 326. — Les Maladies de la volonté^ p. 30 et suif.
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^^jF^
ESSAIS DE PSYCHOLOGIE SOCIALE. 520
quement par rbérédité, celle qui résulte de Tétude des faits. Nous
ne prétendons pas nier la part qui doit être réservée à la faculté de
transmission, mais nous essaierons de la restreindre dans ses vraies
limites. Croit-on que cette œuvre soit impossible? Croit-*on que l'on
ne puisse vraiment pas démêler la double part que prennent Thé-
rédité et le principe d'individualité dans Thistoire d'un caractère
bumain, d'après l'observation la plus simple, en debors de tout sys-
tème préconçu, de tout parti-pris d'école?
L'important est de bien distinguer les élémens multiples qui
entrent dans la composition du caractère. — Une erreur fré-
quente est de le confondre avec le tempérament. Ce terme, dans
son acception techoique, exprime précisément le ton général de
l'organisme auquel l'école biologique prétend réduire l'essentiel du
caractère, et qui n'en est, selon nous, qu'un élément inférieur et
subordonné; il exprime le résultat de la prédominance d'action d'un
organe ou d'un des systèmes qui constituent l'organisme. C'est là
à peu près la définition de M. Littré, et tous les vrais écrivains ont
d'instinct employé ce mot dans ce sens spécial et restreint. La
Rochefoucauld a dit, non sans une certaine insolence d'idée, mais
dans une très bonne langue : « La vanité, la honte et surtout le
tempérament, font souvent la valeur des hommes et la vertu des
femmes (1). » De même M"* de Sévigné, quand elle écrit : « Quelle
journée I Quelle amertume I Quelle séparation I Vous pleurâtes, ma
très chère, et c'est une affaire pour vous ; ce n'est pas la même
chose pour moi, c'est mon tempérament (2). » Le psychologue
et naturaliste Bonnet a eu le sentiment très exact de ces nuances :
a Chez les animaux, dit-il, le tempérament règle tout; chez l'homme,
la raison règle le tempérament, et le tempérament réglé facilite à
son tour l'exercice de la raison. » — Kant, au contraire, est tombé
dans une confusion regrettable quand il a classé les caractères en
sanguins, nerveux, bilieux et lymphatiques; il n'a fait ainsi que
classer les tempéramens, c'est-à-dire les divers genres de constitu-
tion physique, résultant des influences de race et de naissance, des
actions diverses et des causes qui ont contribué à former l'organisme.
— Comme on l'a dit, le tempérament est la base physique et le
mode d'expression du caractère, il n'est pas le caractère même.
Croirait-on, par hasard, avoir défini des caractères, si l'on disait
d'un homme que, dès le premier mot d'une discussion, le sang lui
monte au visage, ou si l'on disait d'une femme qu'elle est nerveuse?
Resterait à savoir, après cela, ce qu'est cet honmie, et ce qu'est
(i) Maxim$Sfp. 220.
(2) 11 juin 1677.
TOMB LTU. — 1883, 34
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530 BEVIIE DES DEOX MONDES.
cette femme, si cet homme est avare ou prodigae, s'il eet fourbe ou
loyal, si cette femme a un naturel aimable ou maussade ; car il y
a bien des variétés dans la catégorie des nerveux et dans celle
des sanguins; ce sont là des désignations toutes de surface et qui
ne disent pas grand'chose.
Vhumeur n'est pas non plus le caractère. Ce mot désigne plus
particulièrement une disposition du tempérament ou de l'esprit^
mais d'ordinaire une disposition passagère, accidentelle. On est,
selon les jours et les mom^is, de bonne ou de mauvaise humeur.
L'humeur est essentiellement variable et fugitive, comme le remarque
M. Lafaye (1), qui ajoute qu'on soutient son caractère, qu'on ne
soutient pas son humeur, sans doute parce qu'elle dépend de quelque
accident intérieur, de quelque état momentané de complexion ou
de santé. C'est ce qui a fait dire à La Rochefoucauld que « les fous
et les sottes gens ne voient que par leur humeur. » Ne craignons
pas de consulter toujours sur ces nuances les bons écrivains. C'est
précisément cela qui fait leur différence avec les médiocres; il y a
chez eux un tact, une intuition de fine psychologie qui peut gui-
der la science dans ses observations, éclairer ses pressentimens.
La Bruyère a bien raison : « Dire d'un homme colère, inégal, que-
relleur, chagrin, pointilleux, capricieux : c'est son humeur, ce n'est
pas l'excuser, comme on le croit. » Et Jean-Jacques Rousseau oppose
avec bonheur deux traits de sa physionomie dans ce contraste où
il y a tout autre chose qu'une antithèse de mots : a Mes malheurs
n'ont point altéré mon caractère, mais ils ont altéré mon humeur
et y ont mis une inégalité dont mes amis ont encore moins à souf-
frir que moi. » Dans tous ces exemples se marque un sens psycho-
logique très délicat et très fm.
Le naturel est le caractère naissant, la donnée première du carac-
tère; il lui donne sa base psychologique, si je puis dire, comme le
tempérament lui donne sa baîse physique. C'est, selon M. Littré, la
manière d'être morale, telle qu'on la tient de la nature. On ne peut
mieux dire. La variété des naturels est inépuisable. Comment décrire
toutes les diversités possibles de naturels, bons ou mauvais, hon-
nêtes ou pervers, dociles ou réfractaires, laborieux ou indolens,
généreux ou égoïstes?
On peut cependant introduire un certain ordre dans cette multi-
tude en apparence confuse, si l'on remarque qu'il y a pour cer-
taines classes de naturels un signalement commun : par exemple,
la prédominance des instincts et des désirs relatifs à la vie phy-
sique donnera le gourmand, le peureux, le paresseux, le libertin;
la transformation de ces instincts par la réflexion produira l'égoïste,
(1) Dictionnaire des synonymes.
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ESSAIS DE PSYCHOLOGIE SOCIALE. 531
l'ayare; la prédominance des sentimens bienTeillans produira la
sympathie active^ la charité, l'amour de l'humanité; la prédominance
des émotions expliquera le sentimental, le passionné, le mélanco-
lique; la supériorité des facultés actires produira l'ambitieux, le
politique, l'homme de guerre; les aberrations de la volonté rendent
compte des naturels dxstinés, réfractaires, indociles à l'expérience
de la vie comme à l'éducation; le triomphe exclusif de l'élément
intellectuel ou son mélange, à dlQérentes doses, avec la sensibilité
expliquera les hommes de raisonnement et d'observation, ou bien
les artistes et les poètes. — Le naturel, tant qu'il n'est pas élaboré
par le travail personnel de l'homme, a une force d'impulsion presque
irrésistible qui a été de tout temps remarquée :
Le natarei toujours sort, et sait se montrer ;
Vainemeot on rtrrète, on le force à rentrer,
Il rompt tout, perce tout et trouve enfin passage (1).
C'est le cri de La Fontaine : « Tant le naturel a de force (2)! » C'est
l'observation de Destouches, si connue, si souvent citée, avec des
erreurs continuelles d'attribution et d'origine :
Chassez le naturel, il revient au galop (3^ ;
ou la maxime pédagogique de Bonnet : a C'est à bien connaître la
force du naturel que consiste principalement le grand art de diriger
l'homme. »
Le fiatureï est le premier trait psychologique de l'individu vivant;
il existe chez l'animal comme chez l'homme; mais, chez l'homme,
l'individualité monte plus haut et s'achève en devenant la person-
nalité par l'intervention de la volonté et de la raison. — Avant de
montrer la part de l'homme dans la formation de son caractère,
nous devons signaler un élément très important qui, sous mille
formes, y intervient, je veux dire l'ensemble des influences exté-
rieures, de toutes ces actions mêlées, le milieu ambiant, lescoutumes,
les institutions et les religions, les opinions régnantes, les mœurs de
chaque génération ou de chaque peuple qui modifient ou transfor-
ment profondément cette donnée première du caractère futur. C'est
là une cause inépuisable de variétés nouvelles que l'on peut à peine
indiquer dans une rapide analyse. Qu'il nous suffise de rappeler
(1) Boileau, satire xi.
(2) Fables, n, 18.
(9) U Ohriêux^ ui, 5.
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REVUE DES DEUX MONDES.
[e tour d'imagination ou la forme d'esprit, le cours mobile
ons, certaines épidémies morales peuvent introduire, à
3 époques, de cbangemens apparens dans l'expression
els analogues ou même, au point de départ, identiques.
3s types peuvent, selon les siècles, subir des transforma-
ne sont étonnantes qu'en apparence. Que de variétés bis-
lans un seul type, par exemple celui de l'bomme d'ac-
is principe ni préjugé d'aucune sorte, aventurier au
3, promenant sa rapière indifférente et mercenaire & tra-
petites cours d'Italie, condottiere ou capitaine à gages,
' toujours prêt de toutes les causes qui le paient; officier
3 au xvui* siècle, à travers les grandes guerres de l'Âu-
la France et de la Prusse ; soldat discipliné sous le génie
on, rêvant d'un bâton de maréchal ou d'un trône à travers
>s de bataille de l'Europe; plus tard spéculateur effréné
jetant sans garantie le patrimoine de cent familles dans les
3 merci de la Bourse; ou bien encore, politique sans scru-
ngeant à temps d'opinion et de parti, risquant son enjeu
es les grandes parties qui se jouent au nom du peuple,
toujours que, dans cette mobilité vertigineuse des partis,
tournera aujourd'hui ou demain en faveur de la cause à
s'est momentanément engagé I Au fond, n'est-ce pas tou-
lôme personnage qui se renouvelle selon les temps? — Tel
eût été volontiers au xiv* siècle un moine rêveur et doux,
r une foi non discutée, sous une règle acceptée, écrivant au
î cellule quelque traité sur Vlntemelle consolation^ ne vous
ais si vous le retrouvez parmi nous, dans ce temps de cri-
^erselle, transformé par l'esprit du siècle, savant de toute
humaine, toujours doux et pacifique, mais s'efforçant de
)ire à l'invisible, le bénédictin du positivisme. — Imaginez
it le poète sensible du xviir® siècle, l'élève de J.-J. Rous-
i qui ne demandait qu'à toucher les cœurs, à verser quel-
rs ou à en faire répandre, et pour qui l'émotion était une
santé, vous le retrouverez parmi nous, mais transfiguré par
)uisqu'il y en a une dans les idées) ; c'est quelque roman-
raliste à outrance, vivisecteur implacable, analyste impas-
infirmités humaines, ou quelque poète qui confondra le
ec l'épilepsie, en proie à je ne sais quel démon inconnu
s nerfs surexcités, non sans quelque artifice, secouent
3nt pour arriver à secouer les nôtres. La sensibilité de
les est devenue une névrose ; c'est dans l'air et dans
temps. — Et l'égoïste, sous combien de déguisemens il
ir à nous? Il a pu être avare il y a deux siècles, à une
:i le crédit n'étoit pas inventé, où l'on enfouissait son
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ESSAIS DE PSYCHOLOGIE SOCIALE. 5S8
timide million dans une cassette gardée à vue. Harpagon est devenu
un spéculateur fastueux, versant les trésors de sa chère cassette à
condition qu'ils lui rapportent au centuple, et tirant de gros intérêts
de son apparente prodigalité. Bien ne serait plus piquant que de
poursuivre les métamorphoses des mêmes personnages dans l'en-
tralnement des idées ou des passions, dans le changement des
mœurs, l'action et la réaction des types, qui modifient les milieux
où ils se produisent, et des milieux, qui mettent sur des types, iden-
tiques au fond, leur empreinte perpétuellement mobile. C'est la
comédie humaine, non pas celle de Balzac, qui s'est borné au
xix^ siècle, mais celle de tous les temps.
Telle est, à ce qu'il me semble, la loi de composition successive
du caractère humain, l'ordre dans lequel se classent les divers élé-
mens dont il est formé jusqu'au moment où l'action personnelle
entre en scène. Quelle est la part de l'hérédité dans ces divers élé-
mens? Elle est très grande en tout ce qui concerne le tempérament.
Il n'est guère douteux que la constitution physique ne reproduise
d'ordinaire ou celle du père, ou celle de la mère, ou le mélange des
deux, et quand on ne peut pas reconstruire la généalogie d'un tem-
pérament, il est vraisemblable que cette variété inattendue s'explique
par quelque accident survenu à l'instant de la conception ou dans
la vie embryonnaire de l'enfant. — Nous devons mettre à part, en
dehors de la question d'hérédité, les influences historiques et sociales
qui pénètrent et s'établissent en chacun de nous ou par la coutume
et l'opinion régnante, ou par la mode et les mœurs. L'action qui
s'exerce ainsi n'est pas une action héréditaire : elle est actuelle,
puisque les mœurs et l'opinion changent d'une génération à l'autre;
il en faut chercher l'origine dans l'instinct d'imitation, si puissant
sur les jeunes esprits, dans une sorte de contagion morale qui se
produit pour les idées et les sentimens, pour la manière de penser,
de sentir ou de vouloh: à une époque déterminée. — Besterait à exa-
miner, au point de vue de l'hérédité, ce que nous avons nommé le
naturel, cette manière d'être morale que chacun apporte en nais-
sant, qu'il manifeste dès que cela lui est possible et par laquelle il
s'annonce dans la vie comme un individu distinct de tout autre. Dans
cette trame complexe que nous essayons de démêler, les fils si ténus,
si délicats, tendent à se confondre dès qu'on ne les retient pas de force,
isolés sous le regard de l'analyse. On ne peut nier que l'hérédité physio-
logique ne pénètre encore ici sur certains points et n'exerce quelque
action sur le naturel. Mais dans quelle mesure? Et quelle part faut-il
faire à ces inQuences? Elles ne dominent pas comme dans le tem-
pérament, dont elles forment l'essence ; ici, elles rencontrent un élé-
ment de diversité, l'élément antagoniste que le docteur Lucas et
M. Littré signalent sous le nom à'innéité, et dans lequel M. Bain et
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53& REVUE DES DEUX MONDES.
If. Wirndt reconnaissent le facteur personnel. C'est ce principe dont
nous avons essayé récenunent de démontrer la réalité négligée et
méconnue par Técole biologique. Nous avons établi, autant que cela
est possible dans ces difficiles matières, que la variété étonnante des
natures morales , poussée parfois jusqu'à la contradiction, dans la
même famille et sous les mêmes influences héréditaires, entre les
enfans et les parens, ou les enfans entre eux, est incompréhensible
en dehors de ce principe; qu'elle est absolument réfractaire aux
applications tirées de l'hérédité directe et immédiate, médiate ou
indirecte, et que si, à bout d'argumens, on prétend la rattacher
sans preuve à des retours inattendus d'atavisme ou à des perturba-
tions normales qui accomplissent encore la Irâ en ayant Tair de la
violer^ dès lors on quitte le terrain de l'observation, on se perd dans
l'inconnu, où chacun reprend la liberté de raisonner à sa guise et
à son aise, c'est-à-dire sans profit pour la science sérieuse. — Donc,
au centre de la vie, de l'aveu du docteur Lucas et de M. Littré, de
M. Bain et de M. Wundt et de bien d'autres, plus fidèles à la réaUté
qu'à un système, il y a un primum movens qui échappe au déter-
minisme, un germe d'individualité qui ne peut être détermioé du
dehors, vu qu'il précède toute détermination extérieure, la condi-
tionne et la modîifie. On restitue ainsi au caractère sa base pre-
mière, son essence propre, mêlée profondément à des fatalités phy-
siologiques et à toute sorte d'influences héréditaires, mais déjà
assez fortement marquée pour s'en distinguer nettement. Ce n'est
là que le caractère originel, qu'il ne faut pas confondre avec le
caractère ultérieur et acquis ; mais cette donnée primitive a une
grande importance. Dans le cas où rien ne l'entrave, elle devient
l'idée directrice, le ressort moteur de notre vie ; elle en contient
en germe le plan et les développemens futurs, si une autre cause
ne vient pas déranger ce plan et impiîmer à la vie une autre direc-
tion.
C'est ici qu'apparaît l'action de l'homme. Il peut ou accepter cette
manière d'être morale qui lui est donnée, ou la combattre ou enfin,
sans la combattre, la transformer. Il dépend de lui de laisser préva-
loir sans lutte et sans effort l'ensemble de ces dispositions natu-
relles, d'y consentir^ si je puis dire, ou bien de les modifier^ Voilà
le dernier élément du caractère humain; c'est le pouvoir d'agir sur
une nature donnée, et de compléter l'individualité en l'élevant jus-
qu'à son terme supérieur, la personnalité. Au premier degré, la
itetue humaine était encore eogagée profondément dans les élé-
m'sns naturels qui sont connue sa matière, marbre w argile. A ce
second degré, l'artiste, l'iiemme lui-même, va dégager peu à peu
la statue, imprimer à la matière qui lui est donnée la forme de sa
pensée propre, convertir la fatalité en liberté : c'est l'œuvre vrai-
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'^*— r:r"_ I ii<Ji*«
ESSAIS Dfi FSÏGHOLOGIE SOCIALE. 6ib
ment humaine, devant laquelle se retirent de plus en plus l'héré-
dité et toutes les influences de ce genre ; c'est le triomphe de l'hoDUitô
sur la nature transformée, c'est-à-dire sur la nécessité domptée*
Tous les hommes, à beaucoup près, n'accomplissent pas cette
t&cfae; il n'^Di est pas moins vrai que c'est la tàdie humaine par
excellence, il sufGit d'ailleurs que quelques-uns l'aient virilement
faite, que d'autres y travaillent pour que nous la proclamions non-
seulement souhaitable, mais possible, réalisable et constituant le
but le plus élevé de la vie. La vraie loi, celle qui résume toutes les
autres, n'est-elle pas que l'honame doit être tout ce qu'il peut être?
— Yoyons-le donc à l'œuvre : voyons ce qu'il peut par l'élaboration
de son caractère, dans la lutte à soutenir contre le tempérament
qui lui impose ses servitudes, contre l'hérédité qui l'assiège de ses
influences, contre la nature qui tend toujours à le déposséder de
lui-même. Cest aux déterministes eux-mêmes que nous emprun-
tons particulièrement les élémens de notre observation ; il semble
que leur témoignage, invoqué à ce propos, sera moins suspect que
le nôtre, et qu'en les faisant parler nous obtiendrons plus de crédit
que si nous parlions en notre nom.
C'est une concession bien importante que nous fait Stuart Mill
quand il dit « qu'on agit toujours conformément à son caractère, mais
qu'on peut agir sur son caractère. > Gela nous suffit à la rigueur. Le
caractère n'est donc pas impesé à l'honmie comme une fatalité; il y
a quelque fissure k travers la muraille de la prison , par où peut
passer un minimum de liberté. Or, ce qu'il est possible de faire
avec ce peu de liberté, si peu que ce soit, pour agrandir la brèche
du déterminisme , seuls les observateurs de la vie morale s'en dou-
tent; seuls ils savent comment , en l'appliquant bien, en l'employant
à' propos, on peut en tirer parti pour l'augmenter indéfiniment, com-
ment, par une méthode de culture appropriée, on peut lui faire pro-
duire des résultats inattendus.
Pour montrer ces résultats et les moyens par lesquels on les
obtient, consultons non pas des philosophes, mais des médecins.
Leur enseignement est bien curieux : il nous montre comment le
traitement moral, appliqué à la folie, consiste essentiellement à
éveiller et à soutenir l'attention du malade. Cette même méthode
s'applique à l'élaboration du caractère. N'est-ce pas au fond quelque
chose d'analogue, et ne sonome^-nous pas, tous, plus ou menus,
des malades? Ne s'agit-il pas de nous délivrer des hallucina-
tions du tempérament, des penchans ou des habitudes, comme il
s'agit, pour les aliénés, de les affrandiir des idées fixes? Un très fin
psychologue, le docteur Maudsley, a tracé quelques linéâmens de
cette hygiène morale qui méritent d'être mis en lumière ; on y
trouve une réfutation décisive du déterminisme héréditaire, bien
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536 REYDE DES DEUX MONDES.
que ce ne soit pas assurément là l'objet que s'est proposé le savant
docteur.
D'abord il faut considérer que le caractère étant le produit actuel
d'un long développement et d'une action persévérante, on ne doit
pas attendi-e, pour agir elBcacement, qu'il soit entièrement façonné
par les circonstances et par la vie. Si l'on peut prévenir cette époque
de formation complète» cela vaut beaucoup mieux. Hais surtout il
faut se persuader qu'on n'agit pas par surprise, à l'improviste et
comme par un coup de théâtre, sur son caractère. On ne défait pas
si facilement une trame si complexe, si fortement tissue et consoli-
dée ; on ne peut détruire en un instant l'histoire de toute une vie.
On a besoin pour cela de temps et de soins; il y faut employer des
procédés; il faut ruser avec son caractère : c'est quelque chose
comme une tactique savante ou une diplomatie qu'il faut conduire
avec art, sans précipitation, sans mauvaise humeur ni décourage-
ment. Non sans doute, on ne réussirait pas, par un pur eiïort de
volonté instantanée, à penser, à sentir d'une certaine façon ou à tou-
jours agir suivant certaines règles qu'on s'imposerait tout d'un coup.
Hais ce que peut tout homme, c'est modifier imperceptiblement son
caractère en agissant sur les circonstances qui, à leur tour, agiront
sur lui; il peut, en appelant à son aide certaines circonstances exté-
rieures, apprendre à détourner son esprit d'une série d'idées ou
d'un ordre de sentimens dont, par suite, l'activité s'éteindra; il
peut diriger son esprit vers un autre ordre d'idées ou de sentimens
qui dès lors reprendront en lui plus de force; par une constante
vigilance sur lui-même et un exercice assidu de la volonté dans une
direction voulue, il arrivera ainsi à. contracter insensiblement l'habi-
tude des actions, des sentimens et des pensées auxquels il souhai-
tait s'élever. Il peut ainsi grandir par degrés son caractère jusqu'à
l'idéal proposé. — Que se passe-t-il quand nous voulons faire un
exercice physique quelconque , d'escrime ou de gymnastique par
exemple? Nous coordonnons, pour l'ajuster à un but spécial, le jeu
des muscles distincts en une action complexe. En faisant cela, nous
développons en nous le pouvoir d'avoir des volitions qui comman-
dent les mouvemens nécessaires à cette An. Nous arrivons ainsi, en
acquérant ce pouvoir particulier sur nos muscles, à exécuter des actes
compliqués dont nous serions, sans cet entraînement préalable, aussi
incapables que de voler en l'air. Il faut un entraînement analogue
pour acquérir un pouvoir spécial sur nos sentimens et nos pensées,
en les associant en vue d'un acte déterminé. H. Uaudsley indique
avec une singulière compétence les moyens d'atteindre ce grand
résultat, le self-developmeni. Sa pensée constante est qu'on ne peut
transformer de vive force son caractère en contrariant brusquement
toutes ses affinités, en effaçant toute l'œuvre des années de crois-
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ESSAIS DE PSYCHOLOGIE SOCIALE. 5S7
sance et de formation ; mais rhomme est loin de savoir lui-même
tout ce qu'il pourrait tirer de ses facultés mentales par une culture
rationnelle et logique ainsi que par un exercice continu; pour y
parvenir, il est de toute nécessité de donner à sa vie un but élevé
et d'avoir en vue ce but défini dans tout ce que l'on fait; suivre
une voie contraire, négliger la culture assidue et l'exercice de ses
facultés mentales, c'est laisser son esprit flotter à la merci des
circonstances extérieures; enfin, pour l'esprit comme pour le corps,
cesser de lutter, c'est commencer à mourir (1).
Yoilà comment la médecine elle-même nons enseigne les moyens
de refaire notre caractère , de le reconquérir sur l'hérédité, en
général sur la nature, et d'y marquer notre forte et personnelle
empreinte. L'action sur les habitudes , qui sont une part consi-
dérable du caractère, est un autre aspect de la même ques-
tion. Cette action est double, elle opère en deux sens contraires.
L'habitude est une force mystérieuse qui enveloppe la vie d'une
sorte de fatalité. Oui, sans doute, mais c'est nous qui l'avons créée,
et l'ayant créée, nous pouvons la dissoudre. — Quand on dit que
le caractère est fait en grande partie d'habitudes, c'est dire qu'en
grande partie il est notre œuvre; car dans les habitudes, c'est la
liberté qui se lie elle-même. En les contractant, je crée en moi ime
sorte de solidarité entre mon présent et mon avenir, dont je réponds.
Cet avenir que je prépare représentera une somme de volonté
actuelle où je me reconnais moi-même, et que j'ai convertie volon-
tairement en une sorte de fatalité. Je dis une sorte de fatalité, car
l'habitude n'imite la fatalité que par sa forme, par son mécanisme
extérieur. Ce que la volonté a fait, elle peut le défaire; elle garde, au
moins très longtemps, son droit et le pouvoir de l'exercer. On ne peut
même jamais dire, à langueur, que l'abdication soit définitive; on
ne doit jamais croire qu'il soit impossible de dissoudre cette nécessité
volontaire que nous avons construite nous-même. Ni la psychologie
ni la morale ne donnent raison à ce quiétisme intérieur, à ce fatalisme
paresseux qui s'endort si volontiers sur « le mol oreiller i» des
habitudes prises, en disant : « Je ne puis me refaire. » Dans l'œuvre
perpétuelle et toujours à recommencer de la vie, il faut que la per-
sonnalité se surveille et soit prête à se ressaisir; elle le peut, elle
le doit.
Telle nous parait être la vérité expérimentale sur la formation du
caractère, composé de tous ces élémens divers et successifs : le tem-'
pérament, l'humeur, le naturel,* les influences sociales, les habi-
tudes individuelles et, par-dessus tout cela, le pouvoir personnel
qui s'en empare, qui réduit l'hérédité et qui crée l'homme nouveau,
(I) Crime $t FolU, condodon.
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y
53S REVUE DES DEUX MONDES.
rhomme maître de lui en face de la nature non détruite, mais transe
f(N*mée.
Ce n'est donc pas exagérer les choses que de dire que le carae*
tére qui» à l'origine, était une donnée de la nature, peut devemr, au
terme de ses évolutions, ToBuvre de l'homme. Il exprime l'empire
sur soi-m^e, et, comme dit Kant, la disposition à agir suivant des
{principes fixes. Il contient la dignité de l'homme, la résolution de
ne pas avilir ou abaisser en soi la personnalité humaine. Il manifeste
d'une certaine manière la relation de notre p^sonnalité avec l'idéal ;
il traduit par de nobles inquiétudes, chez les meilleurs d'entre nous,
la nécessité de se proposer un but qui nous élève au-dessus descir-
coiKstances extérieures, de toutes les formes delà servitude, qui mette
notre cœur à son vrai niveau et qui serve à définir notre vie autre-
ment que par une succession de sensations insignifiantes dans leur
pauvre et monotone variété. Que ce but, choisi librement ou en vertu
d'une vocation secrète, mais qui n'en exige pas moins l'application et
l'emploi de toutes nos forces, que ce terme de nos efforts soit la
science, l'art ou Taction, le caractère façonné en vue de cet objet
et formé pour ainsi dire à son image devient le signe de notre affran-
chissement et comme un acte continu de liberté à travers les résis-
tances des hommes ou les obstacles des choses. C'est donc une psy-
chologie fausse qui fait du caractère la résultante des milieux et
des influences, une table rase sur laquelle tous les événemens du
d^iors et tontes les fatalités intérieures mêlent leur empreinte, une
réalité purement phénoménale, construite, xouche par couche, par
des séries d'alluvions accidentelles. Le caractère devient à la longue
notre œuvre personnelle, il est l'histoire vivante de chacun de nous,
il représente la part de chacun de nous, si humble qu'elle soit, dans
les destinées d'une famille ou d'une race, d'un siècle ou d'une
nation.
C'est la décadence des caractères qui fait les époques de déca-
dence» Ces tristes jours sont ceux où les volontés s'ailaiMissent,
où les grandes initiatives baissent, où on laisse prendre l'empire
sur soi aux fatalités de nature, où l'on accepte son caractère tout
fait de l'hérédité et des influences organiques, sans essayer de le
refaire; où se produit une sorte d'abdication indifférente ou molle
devant la force, d'où qu'elle provienne; où se manifeste partout une
vague disposition à rejeter la responsalnlité sur les événemens vic-
torieux, sur les grands courans qui entraînent les masses et dont
personne ne vent s'isoler ; quand se révèle enfin je ne sais quelle
joie lâche à s'abandonner, à ne pas opposer ni aux hommes ni aux
choses on effort inutile et solitaire : époques abaissées, dont les deux
signes irrécusables sont l'effacement universel et le triomphe du
médiocre.
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ESSAIS DE PSYCHOLOGIE SOCIALE. 639
H.
La même iHusion qui avait fait 'croire d^abord qu'on tenait dans
rhérédité la clé de la nature humaine, qu'elle en ouvrait toutes les
parties mystérieuses, que la psychologie indiriduelte n'aurait bien-
tôt plus de secrets, cette illusion s'est étendue à l'organisnx) social
tout entier. Le même principe expliquant la naissance et le déve-
loppement des sociétés humaines, on a pensé mettre la main sur le
ressort universel de la civilisation, sur l'agent infaillible du progrès;
et quelques esprits hardis n'étaient pas éloignés de croire que, par
une sélection intelligente et continue, combinée avec l'hérédité, on
arriverait à diriger presque à coup sûr l'évolution sociale, à l'admi-
nistrer scientifiquement. On déléguait à la science, dans un rêve
grandiose, le soin de pourvoir à la marche du genre humain et à la
préparation de l'avenir ; elle deviendrait quelque chose comme une
Providence terrestre, dont le siège serait le cerveau de quelques
savans. 11 dépendrait d'eux de faire éclore sur ce pauvre globe un
paradis industriel, économique, où l'humanité, épurée par une héré-
. dite toujours progressive, riche de tous les biens accumulés du passé,
n'en laissant jamais rien perdre et les augmentant sans cesse, verrait
enfin des jours heureux briller sur sa vieillesse, où la guerre s'étein-
drait, où la haine sociale se convertirait en amour, où la misère dis-
paraîtrait • Beau rêve de philantlvopes darwinistes, qui semble aigoor-
d'hui se dissiper, après quelques années d'illusions, et qui est venu
se briser, comme tant d'autres, contre des réflexions tardives et
des observations plus précises.
Étudions d'abord les faits qui ont donné lieu à ces grandes espé-
rances et qui d'ailleurs ont leur intérêt dans le présent et dans le
passé de l'espèce humaine, en dehors des applicadons exagérées
qu'on a voulu en déduire pour l'avenir.
Parmi les conséquences sociales de la loi d'hérédité se place au
premier rang l'institution de familles privilégiées, investies par l'opi-
nion de certaines aptitudes qui avaient désigné à l'origine leurs chefs
ou fondateurs pour certaines fonctions supérieures, le gouvernement,
le commandement militaire ou simplement une autorité morale de
conseil et d'influence. L'hérédité naturelle est la base de l'hérédité
instituée. Voilà ce qu'explique très bien M. Ribot dans un chapitre
où il ne s'agit que d'histohre et où il nous oifire l'occasion et le plaisir
trop rares d'être d'accord avec lui (1). Il montre que tous les peuples
ont eu une M, au moins vague, à la tiransmisBion des capadtés, que
(i) VBérédiU psychologique, m* pcrtie, cbap. ir.
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SAQ RETUS DES DEUX MONDES.
des raisons sociales, politiques, on même des préjugés out dû con-
tribuer à la développer et à Taflermir, mais qu'il serait absurde de
croire qu'on l'a inventée. Les institutions qui en dérivent reprodui-
sent logiquement les caractères que l'on reconnaît dans l'hérédité,
qui est par essence un principe de conservation et de stabilité : la
famille, par exemple. Dès que nous arrivons aux temps historiques,
nous trouvons la famille patriarcale fondée sur la base immuable
de l'hérédité. L'enfant est regardé comme la continuation immé-
diate des parens. A l'origine, un chef de la famille, être mystérieux
et révéré; puis, une suite de générations, chacune étant représentée
par le fils atné, à la fois dépositaire des traditions, mandataire du
patrimoine, représentant du premier père qui revit en lui avec
toutes ses lumières et son autorité indiscutable. C'est un être unique
qui se perpétue à travers les ftges. M. Fustel de Coulanges, dans
la Cité antique j a mis hors de controverse le caractère de la
£&mille antique, sa participation strictement héréditaire aux mêmes
croyances et aux mêmes rites, ce que Platon exprimait à sa manière
quand il définissait la parenté : a la communauté des dieux domes-
tiques. » Ce caractère se retrouve identique dans toutes les bran-
ches de la race aryenne, chez les Hindous, les Grecs et les Romains.
La même chose se passe pour l'investiture des chefs politiques,
qui gouvernent une tribu ou un peuple, comme le père de famille
gouverne ses enfans. Au début de la période historique, la souve-
raineté concentrée en un seul homme est absolue; il est le roi. Les
traditions primitives le représentent comme un dieu ou un demi-
dieu. S'il fallait une preuve, dit Herbert Spencer, que c'était bien à
la lettre qu'on attribuait au monarque un caractère divin ou demi-
divin, nous le trouverions chez les races sauvages, qui admettent
encore aujourd'hui que les chefs et leurs familles ont une origine
céleste, ou que les chefs seuls ont une âme. L'hérédité est la base
du pouvoir souverain. La souveraineté étant de source divine, ou
par naissance directe, comme chez les races sauvages, ou par délé-
gation, comme chez les civilisés, il est clair qu'elle ne peut se trans-
mettre que par le sang.
Enfin, comme elle a fondé la famille et l'état, l'hérédité fonde les
catégories dans les sociétés organisées. Dès que les premières formes
de la vie civilisée commencent à se produire chez les aryens, l'insti-
tution des castes ou des classes apparaît. Ce qui caractérise la caste,
c'est qu'elle repose sur une origine surnaturelle, sur la délégation de
dons et d'attributs distincts : on n'y entre que par la naissance, tout
l'art ou le mérite ne peuvent en forcer les portes; chaque individu
en naissant se trouve fatalement encadré; et c'est ainsi l'ordre de
la nature qui décide souverainement des capacités et de la fortune
de chacun, selon la loi sacrée de Manou : « Une fenune met tou-
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ESSAIS DE PSYCHOLOGIE SOCIALE. 6il
jours au monde un fils doué des mômes qualités que celui qui
l'a engendré. — On doit reconnaître à ses actions l'homme qui
appartient à une classe vile, qui est né d'une mère méprisable. —
Un homme d'une naissance abjecte prend le mauvais naturel de
son père ou celui de sa mère, ou tous les deux à la fois ; jamais il
ne peut cacher ses origines. » Ce n'est que l'application rigoureuse
et dans ses dernières conséquences de l'hérédité morale, qui, suppo-
sée inflexible, répartit dans des moules immuables les prêtres, les
guerriers, les marchands et agriculteurs, les parias. — Contrairement
à la caste, la noblesse doit son origine à la sélection, qui est une
cause naturelle. Elle suppose au début la supériorité des forces, des
talens, des caractères ou l'éclat des services rendus. Souvent elle
naît de la conquête. Une race conquérante, inférieure en nombre,
supérieure en force, formeune race privilégiée, comme les Normands
en Angleterre, chez nous les Francs, les Incas au Pérou. D'autres
fois elle s'est établie par le choix du prince, qui récompensait quelque
action d'éclat, ou bien par la nature de certaines charges et de cer-
taines fonctions qui anoblissaient. Mais, quelle qu'en soit l'origine,
une fois fondée, le caractère de la noblesse est d'être héréditaire.
Elle est continue et permanente, sauf le cas de dérogeance. Cette
hérédité du sang suppose, conune dans la caste, la foi à l'hérédité
du mérite; elle repose sur cette croyance, passée en institution,
que tous les genres de supériorité sont transmissibles; qu'on reçoit
de ses aïeux le courage, la loyauté, l'honneur, tout aussi bien que
la force physique. Toute la hiérarctiie sociale du moyen âge, toutes
nos épopées féodales, tous nos vieux poèmes représentent les vail-
lans comme bsus de vaillans, et les couards et les félons comme des
bâtards, rejetons dégénérés d'une grande race, où ils se sont intro-
duits par violence ou surprise, — A la même croyance se ratta-
chent, par voie de conséquence inverse, les institutions et les lois
qui supposent l'hérédité des vices et des crimes ; et de là les races
maudites, les castes impures, les familles proscrites; de là aussi
la vindicte sociale punissant la perversité du père sur les enfans
et les petits-enfans. « Les êtres produits par génération, dit Plu-
tarque dans son Traité sur les délais de la justice divine j ne res-
seinblent point aux productions de l'art. Ce qui est engendré pro-
vient de la substance même de l'être générateur, tellement qu'il
tient de lui quelque chose qui est très justement puni ou récom-
pensé pour lui, car ce quelque chose est lui. »
Toutes les institutions politiques et sociales ne sont, on le voit,
que l'application pratique de la croyance originelle à la transmis-
sion des aptitudes qui ont fondé une famille et une race. Il arrive
ainsi , par une singulière rencontre , que les institutions les plus
antiques de rhumanité, contemporaines des sociétés naissantes,
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&A2 RBYUE DES DEUX IfONDES.
trouvent use confirmation et un appui inattendus dans ies théories
les {dus modeniea et particuliëronent dans l'école de Darwin. Remar-
quons, en effet, le caractère aristocratique de ces théories. Tous les
partisans de Darwin ne s'y rallient pas ; mais il s'agit seulement de
logique ici, non de politique, et il n'est pas douteux qu'au point de
vue purement logique, le transformisme ne s(Ht entièrement fayorable
au dogme de la transmission des privilèges du mérite, de l'intelli-
gence ou des capacités suivant le sang et attachées à certaines (amillee.
N'y a-t-il pas l'une de ces coïncidences étranges ou l'un de ces retours
étonnans de doctrines que remarquent les observateurs de l'esprit
humain? Parcourons quelques-imes des applications de la théorie
nouvelle, telle que les expose, non sans courage, un de ses inter-
prètes les plus fidèles et les pins convaincus (1). Les classes sociales,
nous dit-on, se sont formées dans chaque société de la même fiaçon
et par l'action de la même loi que les races au sein de l'espèce et
que l'homme lui-même au milieu des espèces animales. 11 faut avoir
l'ent^dement obscurci par des préjugés de système ou des passions
personnelles pour ne pas saisir les mille liens qui unissent ces
inégalités innées, originales, aux inégalités sociales garanties par
la loi, en d'autres ternes l'hérédité naturelle à l'hérédité instituée.
On nous donne ces deux propositions fondamentales comme résu-
mant les conséquences nécessaires de la théorie : 1^ il n'est point
d'inégalité de droit qui ne puisse trouver sa raison dans une inéga-
lité de fait, point d'inégaUté sociale qui ne doive avoir et n*ait à
l'oirigine son point de départ dans une inégalité naturelle ; V oorré-
lativ^nent, toute inégalité naturelle qui se produit chez un individu,
s'établit et se perpétue dans une race, doit avoir pour conséquence
une inégalité sociale, surtout lorsque Tappuîtion et la fixation de
cette inégalité dans la race correspcmdent à un besoin sodal, à une
utilité ethnique plus ou moins durable.
A Tappui de cette double thèse, on cite tous les faits histiviques
d'hérédité que nous avons énumérés et bien d'autres, comme l'in-
stitution de la magistrature et du sacerdoce antiques i côté des aris-
tocrates, des royautés et des castes, en général de toutes les auto-
rités politiques, héréditaires d«is l'origine, qui ont pu sans doute
exagérer le fait primitif des inégalités naturelles, parJkns même le
fausser par la ruse, l'hypocrisie ou la violence, mais gui le plus sou-
vent n'ont fait que Texprimer avec un saisissant relief ci le traduire
avec éclat sur la scène de Thistoire. Dire que ce fait est fatal, c'est
fire qu'il est légitime ; les deux choses ne se dktinguwt pas dans
(1) M«» aômence Royer, On^inei de Vkomme H des sodéUs^thêfi. im.— Noos aToos
expoié avec plus de déTeloppement ces conséquencei du darwiniame doos on chapitre
àeè ProbUmes de morale sociale, inUtalé î Origine et avenir des soditis d* après la
dêctrim^VévotatUm.
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ss^ss
ESSAIS BE PSTGHOLOGIB SOGUU. 5A3
récole de révolution. Marquer TiMÎgiQe et le caractère des inégalités
sociales^ c^est retrouver leurs titres dans le seul code qui ne soit pas
rédigé par Tarbitraire et la fantaisie, le code de la nature.
De là que de conséquences I L'équité n'est pas l'égalité qui s'é-
tablit d'honune à homme dans la démocratie moderne, ce n'est pas
l'égalité absolue, c'est la proportionnalité du droit. II n'est pas vrai
que tout bonmie soit ^al à un autre, pas plus que l'animal n'est égal
à l'humanité. De même, que dans les organismes les plus élevés, la
division physiologique du travail est la condition même de la vie, de
même dans l'organfeme social qui en r^roduit les conditions et les
règles, il y a division et hiérarchie des fonctions. C'est l'idée mat*
tresse de la scienœ nouvelle, la sociologie. Ajoutez-y l'hérédité qui
est au fond de la doctrine et, par une série de coisséquences, vous
pourrez reconstruire toute une société qui ressemblait fort à la
société féodale, sauf que la féodalité avait pour base la force et que
la société future aura pour base la science. Mais le principe sera le
même : l'inégalité transmise par le sang et garantie par la loi, le
privilège scientifique à la place du privilège militaire, la noblesse
du laboratoire au lieu de la noblesse de l'épée. Il y avait autrefois
le noble et le peuple; il y aura maintenant le savant et la fouie. Le
savant deviendra caste à son tour; il fera souche de petits savans
en herbe avec tous les privilèges de sa sagacité acquise et transmis-
sible; il tendra de plus en plus à prendre au sérieux le dogme de
l'inégalité héréditaire et à exclure la multitude du partage de
soa droit incommunicable et garanti. ^
Et qu'on ne pense pas que ce soit là une utopie solitaire. Sous
des formes variées, ce rêve a été ùÀt plusieurs fois de notre temps.
Il nous serait aisé de signaler, chez pfaisîears de nos penseurs con-
temporains, ce g^me d'une dictature inteliectueUe, déléguée aux
savans, ministres et mandataires du progrès, d'avance consacrés
par la nature, dont ils sauront mieux que tout autre interpréter et
, appliquer les lois, le ne crois pas, en disant cela, m'éloigner i)eau-
coup de la pensée intime de M. Herbert Spencer, qui se trahit en
plusieurs endroits de ses livres. Qu'est-ce, en effet, pour lui que le
progrès social, sinon la tendance à YintégraHon, c'est-à-dire à la
concentration des élémens du groupe social, « à la consolidation
de la masse totale? » Qu'est-oe, au contraire, <îue le déchu, la dis-
solution, sinon la tendance des parties à se disperser, a de la masse,
à se déconsolider t » Une société est en progrès à mesure qu'elle
s'organise en parties distinctes et coopératives, en une hiérardiie
coordoonée de mouvemens et de facultés. Le terme de sa croissance
est atteint quand les unités sociales se sont agrégées en groupes
coordonnés qui accomplissent des fonctions distinctes et harmo-
niques, c'est-à-dire quand tous les mraibres qui la composent
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5i& BEVUE DES DEUX MONDES.
sont irrévocablement fixés dans les cadres d'une hiérarchie immo-
bilisée. Telle est la doctrine qui ressort de la Statique sociale^
de YEssai sur le progrès^ de toute la Sociologie de M. Spencer.
Et, sous des termes techniques, peut-on voir là autre chose qu'une
résurrection scientifique des classes formant cette « hiérarchie
immobile » qui marque le jour de l'évolution accomplie? Dès lors,
grâce à cette distribution des capacités, des forces et des fonc-
tions sociales , le bien parfait régnera sur la terre : « Le pro-
grès ainsi expliqué n'est point un accident , mais une nécessité.
Loin d'être le produit de l'art, la civilisation est une phase de la
nature, comme le développement de l'embryon ou l'éclosion d'une
fleur. Les modifications que l'humanité a subies et celles qu'elle
subit encore résultent de la loi fondamentale de la nature orga-
nique, et, pourvu que la race humaine ne périsse point et que la
condition des choses reste la même, ces modifications doivent abou-
tir à la perfection. Il est sûr que ce que nous appelons le mal et
l'immoralité doit disparaître; Û est sûr que l'homme doit devenir
parfait (1). d — Il n'importe pas en ce moment de savoir combien
de temps doit durer cet équilibre parfait, quel sera le lendemain
de ce règne de la perfection sur la terre, et par quel rythme fatal
la dissolution doit accomplir son œuvre dans les sociétés d'abord,
dans la terre elle-même, dans le monde actuel tout entier. II nous
suflisait de montrer que l'évolution sociale se fera par la prédo-
minance de l'élite scientifique, en vertu de la loi fondamentale
a de la hiérarchie coordonnée. » N'est-ce pas proclamer la néces-
sité de ce qu'un des disciples de cette école appelle « une classe
régulatrice, distincte des classes gouvernées, » se formant par un
lent et patient travail d'aflinage et de perfectionnement, la caste des
savans, ouvriers ou plutôt initiateurs de la civilisation, qui doivent
concentrer entre leurs mains la fonction sociale par excellence, le
pouvoir de faire les lois, c'est-à-dirQ d'interpréter le vrai droit natu-
rel fondé sur les lois de la vie, d'établir, à tel moment de l'his-
toire, l'utilité spécifique qui correspond à chacune des phases de
l'humanité?
Cette fonction du savant, tout idéale sans doute chez M. Herbert
Spencer, prend chez un de nos plus brillans écrivains une consis-
tance singulière, j'allais dire une réalité effrayante, si je ne nie
souvenais à temps qu'il ne s'agit que d'un rêve. On n'a pas oublié
la sensation que produisit, il y a quelques années, cette hypo-
thèse proposée sur l'avenir du monde et sa transformation par
la science. « Le but poursuivi par le monde, nous disait-on, loin
d'être l'aplanissement des sommités, comme le voudrait la démo-
Ci) HerilMrt Spencer, Social StiUia.
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ESSAIS DE PSYCHOLOGIE SOCIALE. 5ili5
cratîe sectaire et jalouse, doit être, au contraire, de créer des
êtres supérieurs, que le reste des êtres consciens adorera et ser-
vira, heureux de les servir, La fin de l'humanité, c'est de pro-
duire des grands hommes; le grand œuvre s'accomplira par la
science, non par la démocratie. •• L'essentiel est moins de produire
des masses éclairées que de produire de grands génies et un public
capable de les comprendre. Si l'ignorance des masses est une con-
dition nécessaire pour cela, tant pis. La nature ne s'arrête pas
devant de tels soucis ; elle sacrifie des espèces entières pour que
d'autres trouvent les conditions essentielles de leur vie... L'élite
des êtres intelligens, maîtresse des plus importans secrets de la
réalité, dominerait le monde par les puissans moyens qui seraient
en son pouvoir et y ferait régner le plus de raison possible... Par
l'application de la science à l'armement, une domination univer-
selle deviendrait possible, et cette domination serait assurée en la
main de ceux qui disposeront de cet armement... L'être en posses-
sion de la science mettrait une terreur illimitée au service de la
vérité. Les terreurs, du reste, deviendraient bientôt inutiles. L'hu-
manité inférieure, dans une telle hypothèse, serait bientôt matée
par l'évidence, et l'idée même de la révolte disparaîtrait. » Ainsi se
reconstituera, au profit de la science, une aristocratie formidable
dont l'aristocratie du passé ne pouvait donner aucune idée : « Le
principe le plus nié par l'école démocratique est l'inégalité des
races et la légitimité des droits que confère la supériorité de race.
Loin de chercher à élever la race, la démocratie tend à l'abaisser;
elle ne veut pas de grands hommes... Il est absurde et injuste, en
eflet, d'imposer aux hommes, par une sorte de droit divin, des
ancêtres qui ne leur sont en rien supérieurs. La noblesse, à l'heure
qu'il est, en France, est quelque chose d'assez insignifiant, puisque
les titres de noblesse, dont les trois quarts sont usurpés et dont le
quart restant provient, à une dizaine d'exceptions près, d'anoblis-
semens et non de conquête, ne répondent pas à une supériorité de
race, comme cela fut à l'origine; mais cette supériorité de race
pourrait redevenir réelle, et alors le fait de la noblesse serait scien-
tifiquement vrai et aussi incontestable que la prééminence de
l'homme civilisé sur le sauvage, ou de l'homme en général sur les
animaux (1). »
Nous ne prendrons pas au pied de la lettre ces spéculations écloses
dans toute la liberté du dialogue ou du rêve; nous ne toucherons
(1) Dialogues et Fragmens philosophiques, par Ernest Renan. — Troisième dia-
logue, Révesy p. 100-120.
Ton LTii. — 1883. 35
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pftç, dwwitage mx droits irégi^tos. v:aimç»i énomues que Vqo,
atteU>u§ 4 c^Ufii dyoj^^tie d'hpjncPQ^ 4iyJioi3é3*, Hais dou$, troiuxona là.
et opua vouboos ç(\aal4tep un ét^t. de riouigiQation co(a.emporaiixe^
ujfte we sur Taifenir. (jtii ft'est w unique,, m wôme rare parmi lea
sa-vans. CoDwue»t3!eu*rraogçra la démocratie moderne, si jalouse
dç^Wp^çTté etpJus çnoore. d'égalité, uous ipCeu saxQi^s. rieu^ A.cç^pr
ter4;ttrelte o^ei toi de s^eQJipu«(ûe«tii8quft cpl rétablît le^iuégjiJir
tfe 5ociWea daua toute leur rigu/^ur,^ cpmme la çpnditiw du. progrès»,
axc;ç la.sapcjioftd'uue. fetalité qui ost celte des toî$, de Ia.natui:e?.ll
s^iff^bh bieu qu'ijl y 9ii wtifiatbio. dç tjempéxamejftt comme de doc-*
tripe çntre Técok démocratique ^t F^olç d©. Darwiu. Si le divQrcft
a'a p^. encore éckté, cela tient,, ou bieu ^ une affectation d'igpor
nwwje invmisemblable do h part d'gue démocratie, qui se prétend
sçi/înjlitiquo, ou bien à une complicité de silewe concertée par le^
habite pow n'avoir pw i 3'Qi^pliquçr sur des. poi»ts délicats et
laisser croire le plus longtemps posi^ble que l'accord règne entre.
Ic^ m^ttrea du pouvoir «Kttuel et ce.u?; qp'on, proclame comm» les
m^tpqs de la pensée eontemporw». Et pouBtaut» infailliblemjçnt,
cci€ti twm ceK si te darwinisme a rwojju
Powr nous, qui nç sommes pas liés par tes momies engagemens,.
etqjui gardAn;^ dana ces grande conflits d'idéeala liberté de notre
ju^ment* upus avouons ingénument que, malg^ notre goût pour
la,$cieuc0r WW ue verrions p43 saji^ ti^rreur l'ayènement de. cette
diQtAturo d'un nouv^u gemre, quelque atténuée qu'eJte fût dan3>la
pr»)i(pjifi. Que Vou rçnde tes. plu» graodsi honneurs ai» «avaus qui
ilbi^stront up pays» qu'on, tes comble de ricbesses, si l'on veut, pour
l^ mettra à l'i^ri des soumis yulgjwresudaua lea conditions, les plu»
f^yor^^bles auj^grwdea e^pérteuc^ dout dépeudent tea découvej;lea»
eJi pour, tesquellos il w &ut jamw3,qu'une nation lésine (car ce serait
l^iOjsr ayec sa. fortun)? ou. sa. gteire)^ jp l'accorde et de tout cœur
ïl ^pbKwîis,;5Qrtoaa do rab«ti:acitiou et, rentrons dans tes iaits. Que
l'OP appelle au séwt qu.elqf*fi»-uns d'entre eu?; qui puissent éclairer
k lé<;i8latfiur sur des qu^stiona-spéciole»! soit. Mais jfi me défierais
bçftucoujp d'une çbfwbre'mw^çiwïi^ntrecrutéqd^ cetteX^çon* Uosprit
sçieutiûflçue çt l'esprit politi^ ne.marohont.pas toi^ours^dumômet
pas,;, les méthode diffèrent :. la, sciencQ cherche l'univcasel et l^
nécessaire dans les lois; la politique cherche le possible dans,lC!3
tçwsa^tions^ l^aiiptitudeç diiS^rent é^oroont, tin ^rit eixcellont
dftns.te labiorfttpurq peut ôtre uuespwt înciiirahlementjfcwK dans une
commission législative ; il peut y apporter une raideur et une logi-
que absolue qui peuvent faire beaucoup de mal. Supposez une oli-
garchie scientifique régissant souverainement un peuple : ou peut à
peine imaginer de quelle expérience elle pourrait s'aviser sur ses
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ESSAIS DE PSYCHOLOGIE SCfeïÀIE. 84?
sujets, in anima tilt (1). La ctrriôsité savante pouiWiît être désas-
treuse sur ceux qui y seraieiit soutriis. Ce tnêttte désîiitéreéÉte-
mentï^rtitique, qui èét utife gloire ^daiis la aclèwce, serait uti grtlta'd
pôril dattS le triaiiiement des fchoses'hUUMtines, dout les deilx-^élé-
metïs à'feottibîtier SOttt les itttêrèts *t !es droits. Ou ne traite ^as^éës
deux élémeïis, (jui représetiteïlt des intetHgenees et des toIc«rt*,
parlés ttoômes pPocédés d'etpêrîmentatiôn quelôs substances iteëh-
siWes d'un 'laboratoire. S'il s'agit des îmér6(s,'lls ne soùflfrétlt Jitta
qu'une intelligentte prétendue supérieure les interprète à sa tMtiîÔVe
ôt en déclare arbitrairement la conTenawcè ; s'il s^agit défe droits, Ul
y a là'une idéalité Vivante, résistante, indotttptB[ble,^dont la ptitlqtie
de la science ïie donne aucune idée. En toiites tes matîèreis délicates,
un homme de simfpïe bon sens,'dfe droite iiaison,noti'ettdoôtritié'pttr
les systfemies ni fanatisé par leîs partis, cuirait plus de garanttes
que le 'plus illustne algébriste ouie plus grand chimiste dfef l'Eu-
rope.
Les exemples ne mHnquent'pas autour de nous & Tappui de notre
opinion. Dn des meilleurs écrivains, un des rares criliquefe qUe la
•France possède encore, écrit, jour par jour, Un livre, qtii 'SOMi dés
plus curieux, pour montror le dommage que ta politique àTàlt^dx
tertres dfepufis un demi^ècle. 'Ofa 'pourrait en écrire un ttttttfe sur le
tort que la politique tei fait aux Sciences, pour montrer combien die
a dévoyé d'intelligences et 'troublé de carrières parsesprëMigès
Bouvént stériles. ^ An fbnd, les lois et les Institutions sociales n^o^t
pas beaucoup de leçons à prendre des sff?{ans, si l-on réserve'ctttaiûs
points qui touchent à Thygiène et au régime indUâtriël.iLasCiSiiCe
positive n'a rien à démêler avec la'conscieuce ; de tOUt^'Ieis^SCiôMtes
réunies on ne pourrait extraire un s^uP principe juridique, Kh^seul
atome de morale.
Quand c^ parle des savons s^pëlés à'régir le monde "au nom'de^
sôlectitm, on pense surtout aux représetftansdelaphysidlogieet'flèla
biologie, lesquels aurâîerit pour mission d'appliquer puremetft ^t
simplement les lois de l'Wstoîre naturelle aux r^qpfports et auxpliéttô-
mèues sociaux. C*est \ cie titre qu'ife devront excTtîer leur^oUVéWi-
neté.'Or, s'il y a une Idi évidétite qui ressorte de la ^biolo^e, c'ë*t
celle^ii,queTîOustroûv01is^tortauIéeparï![.'flérbert'S][>fencer en dët*x
proposkions : 'ht première, tfeétqne la qualité ffunosoéifitfe bai«e
(1) Veat-on un exemple enire mille? Dans un liTfe tout récent, VVnwen inviiible,
delfM. ^aifour Stewart et ïait,'noas trouTdns cette i'dée vràiteent neuve eut )'é!irploi
de l'électHéité cdmnfe âiode de éhiiiitfent app]h|té Ittx (â^iminéls : ^'On'pcMt,'Ue«ui
-aMMitcétUémi^TMIs, MpplKfiMr ndlMtridté'dera^ à^réatfr^rpe«Mt'UbS|Mtt{»a
fixé par la loi et soni la direcUon de pbyiiclens et de physiologistes habiles, one tor-
hire absolument imàescriptible^ sans accompagnement de blessores ou de contosions,
qui pénétrerait toutes les libres de la charpente de pareils m'écréans. »
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548 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS le rapport physique par la conservation artificielle de ses mem-
bres les plus faibles ; la seconde, c'est que la qualité d'une société
baisse sous le rapport intellectuel et moral par la conservation arti-
ficielle des individus les moins capables de prendre soin d'eux-
mêmes. On voit d'ici les conséquences immédiates, la condamnation
d'une sotte et active compassion, charité ou philanthropie, qui inter-
vient en faveur des infirmes et des incapables pour contrarier le
travail salutaire de la nature, ce travail d'élimination par lequel
la société, livrée aux lois naturelles, s'épurerait continuellement
d'elle-même; l'interdiction du mariage, ou bien « à ceux qui se
trouvent dans un état marqué d'infériorité de corps et d'esprit, ou
bien à ceux qui ne peuvent épargner une abjecte pauvreté à leurs
enfans, car la pauvreté est non-seulement un grand mal en soi, mais
elle tend à s'accrottre en entraînant à sa suite l'insouciance dans le
mariage (1). » Il y a lieu d'aviser, s'écrie M. Spencer, reprenant à
son compte cette même idée ; si les gens prudens évitent le mariage,
tandis que les insoucians s'y précipitent, d'autre part, si une géné-
rosité inconsidérée, bornée dans ses vues, arrive, en protégeant les
incapables, à produire une plus grande somme de misère que
l'égoïsme extrême, il reste qu'il faut à tout prix et le plus prompte-
ment possible modifier les arrangemens sociaux de manière qu'au
rebours de ce qu'ils font aujourd'hui, ils favorisent à l'avenir la sur-
vivance et la multiplication des individus les mieux doués et s'op-
posent à la multiplication et même à la conservation des antres. —
Ce sont là quelques-unes des applications qu'on peut faire de la bio-
logie au gouvernement des sociétés humaines; elles sont graves,
elles pourraient devenir redoutables.
Tout cela est très logique; ce sera la matière des prochains
décrets que rendra la science dès qu'elle sera devenue la maîtresse
de la vie humaine. En même tenips que s'établira sur des bases
nouvelles une oligarchie très autoritaire, se fondera sous sa direc-
tion l'ère de l'humanité renouvelée par ces lois, héritière d'une
vigueur, d'une santé, d'aptitudes toujours croissantes, transmis-
sibles avec le sang, destinée à représenter dans tout leur éclat
les deux principes sociologiques de l'avenir, la sélection et l'hé-
rédité, qui, bien administrées, procureront à nos descendans une
prospérité sans limite. — Mais voici qu'à la loi du progrès par Thé-
rédité s'oppose une loi toute contraire, celle du déclin amené par
la même cause. Sur ce point, comme sur tant d'autres , se pro-
duit'une de ces apparentes antinomies qui sont le désespoir de la
raison. Je crains que les espérances de M. Spencer ne soient trou-
vées vaines et qu'il ait eu tort de voir dans le progrès une néces-
(1) Darwin, la Descendance de Phonme, traduction française, t n, p. 438.
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mrnmmsm.
ESSAIS DE PSYCHOLOGIE SOCIALE. 5&9
site de nature <c comme le développement d'un embryon ou Téclo-
sion d'une fleur; » je crains que la conquête du mieux sur la terre,
sans parler du bien absolu qui est une chimère, ne redevienne ce
qu'elle était avant les beaux rêves du darwinisme, une œuvre dif-
cile et lente, précaire et disputée, sujette à de terribles retours,
incomplète et partielle, condamnée à ne se réaliser jamais dans tous
les élémens qui la composent, reculant sur un point tandis qu'elle
s'avance sur d'autres; œuvre imparfaite toujours, c'est-à-dire
humaine. L'ouverture du paradis terrestre est provisoirement
ajournée.
Examinons cette loi de la décadence, voyons dans quelles circon-
tances elle produit son effet, qui est non-seulement de suspendra
le progrès, mais de le faire rétrograder. La nature organique nous
en fournit de nombreux exemples. C'est même pour cela que plu-^
sieurs savans, plus ou moins disciples de Darwin, préfèrent le mot
transformisme à celui d'évolution. Dans un récent écrit, M. de
GandoUe nous en donne la raison. Ce mot est préférable , dit-il,
parce que les changemens successifs de formes ne sont pas toujours
dans le sens d'un plus grand développement. Il se fait quelquefois
des changemens dans le sens d'une simplification. Ainsi les para-
sites (animaux ou végétaux) sont des états simplifiés de certaines
organisations; de même, les animaux qui vivent dans les cavernes
et les plantes aquatiques. On ne sait pas toujours, dans ces struc-
tures, ce qui est un non-développement ou un retour vers un état
plus simple après plusieurs générations compliquées, mais on peut
constater ou présumer dans certains cas ce qu'il en est (i). M. Rey
Lankaster a publié dans le même sens, en 1880, un peiit volume
intitulé : Dégénérescence {Degeneration^ a chapter in Darwinism).
Les causes d'une dégénérescence se retrouvent aussi bien dans
l'organisme social. Malgré son optimisme et sa foi dans le déve-
loppement intellectuel, toujours croissant, de l'humanité, M. Galtoa
exprime la crainte que l'amélioration des facultés dans les races de
haute culture ne marche pas assez vite pour les besoins croissans
d'une civilisation qui grandit énormément. « Notre race est sur-
chargée; elle semble courir le risque de dégénérer, à la suite d'exi-
gences qui dépassent ses moyens. Quand la lutte pour l'existence
n'est pas trop grande pour la force d'une race, elle est saine et
conservatrice; autrement elle est mortelle (2). »
On cite un exemple frappant à l'appui de cette opinion : la divi-
sion du travail augmente toujours avec la civilisation; mais il n'est
guère douteux qu'en même temps qu'elle simplifie l'œuvre, elle
(i) Darwin considéré au point de vue des causes de son suocèf, 1882.
(2) Hereditary Genius, p. 345.
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&50 R£WE DES BBex MÛMINIS,
41111111116 les ofibffts de TciBprk, ehaque indhridtt n^ayant à penser
qu'à une ebose, «e qui deviondrak à 1^ lengus un ol)€diac)e ^mi ébm^
I<^peffiieatiBteIkctjuûri dans les popHlalJODS très cm^ Tout là'en^
donc pas profit et ^ain dans le pi^^^ës appajf^nt, ni cm iodustriot
ni ailleurs* El, dans quelques pagies ^cellenlee, que je me plaîs &
pésumer, M. de G»detle «g^Iak idès 187S les causes Damhreuset
qui amènent peur le genre humain ou pa«ur les nations une sélee»^
lion dans le mauvais sens ou un arrêt de eéleelioD. L'histoire, dit^
est d'accarxl avec la théorie pour mootrer à quel degré le pDOgsès
intellectuel et moral de l'humanité est irrégulier et douteux ; il y a
À 04^ bien des ^rauses. Des peqpulalions d'élite ont di^«ru •entière-
ment; 4e6 inyasions de barbares continuent toujours , s<mis ia
forme des émigtadions len masse de prolétaires chinois, irlandais
et autoes dans les pays toivUèsés d'anjourd'ibui. C'est d'ailleurs un
fait receonu que oe sont les famiUee les Moins înleUigQnles «et 4et
moins prévoyantes qui ont le pkâ .d'enfans, et, dès loro, «il «aat à
craindre que le progrès de l'inteUigeBce «w subisse ides mom«is
4'avrèi. *-^ La marche des faits inadurels n'est jp^A néeessairemanlt
-oonfonne è l'idée que neus oious iaisans de ce qui .est bon ou mmi*-
^vaîs. La théorie ide IL Danwin ^ur l'adaptation des ^ètoes onganieés
AU milieu et auk ciroenslancee ne s'acoomptit pas toujours dans k
.sens du perfeclionnemeiiit ide d'organisme physiologique ou scicisl
4al i€pie nous l'entendons. Le onende est peiiplé laujourd'hui d'une
iufinilédtespèees «végétales «tianimales peu développéei^ Ges-étces
iolérieurs sont tmAianm bien >adaptés aus >circQnstaoces adneUes^
puisqu'ils eaistent, que d!au(res que nous appdons supérieurs. De
inèMe pom- les raoes et les familles humaines : les plus grossières
sont quelquefois miepK que les eutrea^iâoplées auxoonditions «Ae la
'fie. Ainsi les nègres résistent iparàtftemeot axix climats équatoriaca,
tt, dane ms pays dviltsés, œiÂaines pepulaiions de prolétaires <^ao*
•ceomoient pour «virre de leondÉtions misérriries que d'wotpee «e
surpaient pas «apporter* fii donc dl arrive à se prodnire dans f ave-
iMT des hommes plus twidiisens «t phisi clâirvoyans qvt^vjonrd'lMâ,
il y en avnra aussi, et beaucoup, de moins int^lligens et moins prè-
-viqfans, 4 oôté d'eux ou ailleura» qui convoiteront leurs biens cft «e
moqueront de leurs droits. L'opttmfSBie est très agréable, puisqtiHl
séduit les hommes 4es plus tposMfe, mais il d'est pas oonfonne txa
faits du passé ni aux faits proiNttffes pour Tavenir. La s^ectsun^t
l'hérédité mipesvent iniuer'daBfê le sens du progrès, «i Ton s^^n rap-
porte au eoaditîons connues et vraisemblables, que dime manière
iloutmse, ttemporairset 'extrêmement tenle (t). Ce serait donc uoe
(i) A. de CaotfettB^.iKitetfvte aeimoes tt en mwmi éenk dêw» tiè9tm. ^ La
SélôctioH dans Petpèce humaine^ p. 422-436.
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ESSAIS DB PSSCHDIOfilB SOCIIftU. 5M
iUwîoii da reconstnure sut U base des idées HMideme» la tbtorid
d« perfectionnemeiili iodàfini de eertams pbibsophes Itrançùs d«i
siteb dernier, à la façon de Condor cet.
Yoilà, eertes, de» faits qui contfarient, sinon le texte ménae de
Darwin, du moins los idées (p»e sa doctrâie a fût maître dans les
esprits, les espérances qu'elle a suscitées, et puticuUëreinent le
dogme àa progrès total et nécessaire, cher' k M. Spencer. A la suite
des théories transformistes et de rétonmaiite fortune qu'elles ont
faite, il s'était créé da»s les esprits une sorte d'hi^itnde dfB consi^
dérer la sélection comme un moyen* infaillible de réaliser Le progiiis,
que ^hérédité- se chargeait de fixer, de consenrerel do trattsmetire.
Quoi de plus naturel à coneev^iîrT La nature elte^^môme nous
enseignait le perfeetionnenent des espèces par la sélection* Si
l'homme se substitue à la nature, s^il arrivo à diriger, aiec toutes
les lumières de rexpérienoe et de ia Bajsen, cet instrument déjà si
puissant, quels résultats ne doit-il pas obtexinrl Et la facilité de
transmission menant s'y joindre^ vfiHà l'idée du perfectionneoienl
indéfini qui recommence dans Timaginatiois de* rbomnhe, mais,.eetto
fois, sur des bases scientifiques, et arec cesdeox pouvoir» n^rveiL
lousement adaptés k la réalisation de cette goasdie ee^éraiice : lasél3C*
tion qui acquiert toujours et IThéréditè qui conserva
Maïs aussitôt M» de Caodolle seniet en dravars de ce mouYeixieni
des esprits a?ec de sérieuses objections, prouvant qae,.s'ii y a pro-
grès, oe progrès est bien lent, Men incertain. Et voici qi^lqiie clKOse
de pins. Le docteur Jacoby orriiro avec un formidable dosskff pour
nous déoaentrer que la consécpience finato de toute séLection, ce
n'est pas, comme on l'avait cru, le perfectionnement de Kespèce ;
c'esl la dégénérescence (1). Ce q«i nous paraissait rinstnuneiit le
pkis actif du progrès devient nn agent de décadence infaillible. Nous
somnoes loin de compte. Et voilà l'idée dn progrès rejetée au» pédl
des vents et des flots, dans l'océan des contradictions.
C'est un terrible homme que le doctemr Jacoby. Qnel masaacre
d'illusions et de vianités dans ce livre;! C'est le nécrologe d^ la gloire
humaine. Quelles cendusiens désespérantes pour tous ceuA qui tien-
nent i la grandeur de l'esprit bHQai% an» manifestations éidatentos
du génie, anx illustrations dn patriotisme, de la science eÉ do TaHil
Tous les grands hommes sont des élémens funestes; ils dàlr^tisonli
d'avance leur race par la cwasommadon qu'ils font de la réserw de
force nervense qui devait suffire à plusieurs géoérations. Leur génie»
qm n'est qn'na prodigieux égoîsme, dévore la sutetancer de leur
postérité ; ce sont des semeurs de folie ou et naoïrt. Du reste»
leur race dure pen; elle est destinée à s'éteindre^ 4 très oourte
(1) Êtudês iur la séUction dans ses rapports avec VhérédUé cheM Vlmmê^ iiSl.
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652 B£TUE DES DEUX MONDES.
échéance, dans Taliénation mentale ou la stérilité. Le talent est,
presque [au même degré, la condamnation d'une famille ; il pèse
comme un lourd anathème sur une race. L'intelligence même, quand
elle est très cultivée, est un signe fataL « La noblesse guerrière de
Minive, le clergé savant de Babylone, nous dit-on, la bourgeoisie
intelligente de Thèbes aux cent portes, de Memphis, sont mortes
et ont disparu complètement de la face de la terre. Le fellah qui
cultive le champ de cotonniers n'est pas le descendant dégénéré de
quelque gouverneur de Rome, de quelque pontife du lumineux Râ,
c'est l'arrière- neveu de quelque batelier du Nil; et quand la civili-
sation, dans sa marche de Test vers l'ouest, aura fait le tour du
globe, elle trouvera sur les bords delà Seine, errant dans les ruines
de la grande cité, des descendans, non de nobles du faubourg Saint-
Germain, non de savans du Collège de France, non de riches ban-
quiers, de bourgeois lettrés, pas même d'ouvriers parisiens, si ingé-
nieux et si mtelligens, mais peut-être de charbonniers auvergnats,
de gargotiers de banlieue. « Le grand Patrocle n'est plus et le
méprisable Thersite vit encore In — On se prend à rêver quand on
lit des prédictions comme celle-ci : « En cherchant à nous élever
au-dessus du niveau commun, nous condamnons par là même à mort
notre race, et nous échangeons la vraie immortalité, l'immortalité
physiologique, contre l'immortalité de convention qu'on appelle la
célébrité; nous payons de la vie des générations futures et de notre
propre existence dans l'infmi des siècles quelques lignes dans les
dictionnaires biographiques. Ce ne sont pas les descendans des puis-
sans, des riches, des savans, des énergiques, des intelligens qui
constitueront l'humanité future, ce sera la postérité des paysans
travailleurs, des bourgeois nécessiteux, des humbles et des petits ;
V avenir est aux médiocrités (1). » Singulière manière de concevoir
cette société de l'avenir, triomphante par l'élimination progressive
du talent et du génie I
L'auteur étudie particulièrement deux formes de la sélection,
celle qui s'opère par le pouvoir et celle qui se fait par le talent,
la souveraineté et l'aristocratie, en donnant à ce dernier terme le
sens le plus étendu, aristocratie intellectuelle, industrielle, com-
merciale et nobiliaire. — Et d'abord la souveraineté, qui est évi-
demment un type de sélection , puisque le pouvoir représente à
l'origine une supériorité de caractère ou d'intelligence, se combi-
nant avec l'hérédité par suite de la position exclusive et anormale
qu'elle crée à ses représentans et qui restreint singulièrement le
choix des unions possibles. L'auteur prend comme sujet de son
expérimentation la famille d'Auguste, et, rassemblant avec une
(1) Pré face f p. xir.
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ESSAIS DE PSYCHOLOGIE SOCIALE. 553
érudition facile, mais d'une critique peu sévère, les témoignages
des annalistes, des moralistes, d^ poètes, il soumet chacun des
membres de cette famille à un examen médical dont le résultat est
désastreux. Quelle conclusion que celle qui embrasse l'histoire phi-
siologique de cette dynastie depuis Octave jusqu'à Néron! Voici une
famille où se rencontrent tous les dons de la nature, beauté, intel-
ligence hors ligne, talens militaires, éloquence, goût de l'esprit et
de l'art, éducation incomparable, avec cela une situation privilé-
giée au-dessus de l'humanité. Et, dès la quatrième génération,
cette famille n'est plus représentée que par un histrion monstrueux
et grotesque, souillé de tous les vices et de tous les crimes. Et,
pour en arriver là, que de hontes de tout genre, que de maladies
et de forfaits partagés entre les divers membres de cette famille :
l'imbécillité, l'épilepsie, toutes les formes de la névropathie, le fra-
tricide, les débauches infâmes, les morts prématurées, la sté-
rilité dans certaines branches, le germe des maladies nerveuses
dans les autres I Tibère, le plus intelligent de tous, avant d'accep-
ter le pouvoir que lui ofirait le sénat, s'était écrié un jour que ses
amis ignoraient quanta bellua esset imperium! Cette bète féroce,
Vimperium^ il en devinait la puissance funeste; la famille d'Au-
guste est demeurée dans l'histoire la preuve eÔroyable de cette
force de destruction.
Cette même thèse avait été déjà soutenue avant M. Jacoby par
M. Wiedemeister dans une étude analogue sur la Folie des Césars.
— M. Jacoby poursuit son analyse, mais plus brièvement et super-
ficiellement, sur les principales dynasties de l'Europe occidentale
du XIV* au xviir siècle, et il arrive à des conclusions analogues,
mais qui, sur plus d'un point, semblent forcées. — L'aristocratie, fon-
dée sur le talent en quelque genre que ce soit, est soumise à la
même loi de déclin rapide et fatal, c Toutes les classes privilégiées,
toutes les familles qui se trouvent dans des positions exclusive-
ment élevées partagent le sort des familles régnantes, quoiqu'à un
degré moindre, et qui est toujours en rapport direct avec la gran-
deur de leurs privilèges et la hauteur de leur situation sociale. »
Le fait principal sur lequel cette thèse s'appuie, c'est que les aris-
tocraties semblent frappées de stérilité croissante, que ces popula-
tions privilégiées diminuent très rapidement, et qu'elles ne se main-
tiennent qu'en se recrutant d'élémens nouveaux sous peine de périr,
comme elles périrent en France et dans les pays démocratiques où
le recrutement ne se fait plus. A Rome, dès la fin de la royauté, il
restait si peu de familles nobles des premiers temps que Brutus
dut instituer une nouvelle noblesse minorum genlium. En Grèce,
l'extinction graduelle des Spartiates, qui étaient la noblesse du
pays, dans l'Europe moderne, la disparition si rapide de l'aristo-
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Googk-
toire aes races et des peuples et tomes convergentes rer» le même
résultat, l'autenr conclut par des paroles tristes. Uue ^rle de pea-
simisme hmpire ses dernières pages. Toute supériorité se paie : les
familles privilégiées, souveraines, aristocratiques, intelligente^
savantes, riches, actives, disparaissent fatalemenc. La science, l'art,
les idées, pour naître et se développer, consomment des générations
et des peuples. Les lois de la nature sont inmiuables et maUMOv à
qui les viole 1 Cbaque privilège queThomme s'accorde ou qu'il prood
par la supériorité de son esprit au de son méirite est un pas ven la
décadence. Toute distinction inteUeoCuelle et sociale amène eonoMe
oempensation infaillible un retour en arrière. La natore semble arveif
tont organisé peur l'égalité. Bar le nmpsa dm b mort, elle nitekh
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CSSAIS 8fi BSYGHOlOGa SOGIAfiE. ^55
Kmt; «ft «néBBltssaiit tout ce qui &'élèv6, elle 4émBcrmiM i^kuma^
nité (l).
JHous ne aaurioBS nous associer k de pureils 'pronostics, qui n'im^
pli^^i rien moins que Irégâlilé future des hommes dans la bar-
barie, j'igiioranoe et ta misère. La loi* ded'Usteiire y donne un absolu
déaoaenlL Nous repoussons de toutes dos forces de pareils enseigne-
meas qui ne s'attachent qu'à cerUnis faits spéciaux, négfr^nt
tous les autres faits qui les restreignent ou les nient, s'appfliquant
à en donner une interprétation systématiqifê que l'on porte à la der-
nière outrance, créant -des illusions de statistique et de logique
mêlées dont l'es^t devient facilement dupe. Pcnir ne prendre que
quelques exemples et sans entrer dans la discussion d*nne thèse si
éteadue, assurément il résulte une impression sinistre et fortement
motivée du tableau de kt décadence des Césars, que l'on nous pré-
sente arec tous les traits les plus violens qu'cm a pu extraire des
hifitoriens, des pamphlétaires et des satiriques romains. Hais qu'on
yeuille bien y réfléchir : esA<e la sélection qui est vraiment cou-
page ici? £8l<e elle qui a« vite détruit cette dynastie, fatalement et
sans autre cause que l'aecumulatiott de tous tes biens de la nais*
sanoe, de rintelligence et de ta fortune sur quelques tètes privilé-
giées? Assurément non, o'est une «ause mwale qui a le plus puis-
Sttmment agi dans cette œuvre de décadence ; une cause que l'on
aperçoit très distinctement dans les analyses die M. Jacoby, mais qui
méritait d'ètr» mise en première ligne, au-dessus de tontes les fata-
lités physiologiques : — cTest l'exercice d'une votonté sans contrôle
et san& frein, que rien m* limitait, qui ne reconnaissait aucune loi
qu'elle-même , qui épuisait sa toute-puissance dans des rêves et
dans des fantafeies pour lesquelles Fimpossible n'existait pas, pour
lesquelles le monstrueux était une tentation d^e plus. La phis infàil-
lyofa, hi plus certaine et la pire des dégradations, c'est celle d'une
vokmÉé qui ne sent de limites, ni autour d'elle, ni anMlessus d^elle.
Ce fut là l'inévitable corruption des Césars, eomnoe ph» tard ce fut
celle de Louis &V, mettant à profit pour son épouvantable ëgoîsme
la monarchie absolue de Louis XIV, et devenaat ainsi te phis lamen-
able exempte de ce que peut faire dans une ftme originellement
ncble l'influence dissolvante du pouvoir. Car si Louis XYI en a été
la victime tra^que, Louis X? en a< été la victime moralte. — Partout,
daas cette histoire, et d^s bien d^autres que l'on pourrait citer de
décadence» royales, c'est à Târae quHtftwit regarder d'abord et à sa
corroptK» secrète par l'abus die la puissance; c'est elle qui est la
vraie cause de tous les autres malheurs, de toutes les autres forme
(i) Ouyrage cité, pages 606-608.
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5^5Q REYUE DES DEUX MONDES.
de la dégénérescence. L'hérédité en transmet l'influence fatale, quand
cette influence est devenue une sorte de délire chronique ; mais je
ne vois pas très clairement ce que la sélection vient faire là. En tout
cas, il est assez étrange que, si la sélection est coupable, ses eflfets
s'arrêtent là où le pouvoir monarchique est limité, dès qu'il recon-
naltdes bornes dans des lois, dans des parlemens, dans des insti-
tutions nettement définies, dans l'opinion du pays; ce qui prouve
bien que la vraie raison des troubles pathologiques d'un souverain,
c'est sa souveraineté même, quand elle est sans frein. La vraie
maladie des Césars, celle de Napoléon dans les dernières années de
son règne, c'est l'hallucination de la toute-puissance, c'est le ver-
tige de l'impossible.
Et de même, n'y aurait-il pas bien des observations à présenter,
à propos des faits qui établissent le rapide déclin des aristocraties,
et des commentaires que ces faits ont suggérés? Est-ce vraiment la
sélection qui cause tous ces désastres, qui amène l'extinction gra-
duelle des classes privilégiées et les condamne à périr là où manque
la ressource de l'anoblissement des roturiers? Bien d'autres causes,
plus actives et plus directes, contribuent à la production de ce fait
très complexe et d'une observation très délicate. M. A. de Gandolle
présente, à ce sujet, une réflexion bien simple sur l'extinction iné-
vitable de tous les noms de familles, roturiers aussi bien que nobles.
Évidemment, dit-il, tous les noms doivent s'éteindre, et d'autant
plus vite^qu'ils sont portés par moins d'individus du sexe masculin,
car les familles sont désignées par les mâles, et de temps en temps
un père ne laisse point d'enfans ou seulement des filles. Supposez
une population qui resterait la même dans sa totalité de siècle en
siècle, et qui ne changerait pas même par le fait d'émigrations ou
d'immigrations, il arriverait forcément chez elle que le nombre des
familles désignées par des noms ou par des titres héréditaires dans
les mâles diminuerait graduellement. Un mathématicien pourrait
calculer comment la réduction des noms ou titres aurait lieu,
d'après la probabilité des naissances toutes féminines , ou toutes
masculines, ou mélangées, et la probabilité d'absence de naissances
dans un couple quelconque (1). Et maintenant, que dans une
chambre des pairs, comme en Angleterre , où chacun arrive seul
de son nom, ou dans les portions privilégiées d'une nation, comme
la noblesse, l'extinction du nom de famille soit plus rapide que par-
tout ailleurs, cela est tout naturel, mais je ne vois là qu'un phéno-
mène économique très simple, non un effet tragique de la sélection.
(1) Hi$toir$ des sciences et des savan9, etc., 'a Sétection dans Vespèce htmaine,
pftge 389 et suiv.
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■■■Mppiiai^s^
ESSAIS DE PSYCHOLOGIE SOGIALiS. 557
Beaucoup d'autres raisons de ce genre pourraient être alléguées pour
expliquer ce fait, tout autrement que ne le fait le docteur Jacoby
sous l'empire d'une idée unique.
De même, quand on vient nous dire que non-seulement les aris-
tocraties sont condamnées à une disparition rapide, mais que dans
le temps très court qui leur reste à vivre, elles sont vouées à une
sorte de décadence intellectuelle et morale, et qu'après avoir donné
à un pays la fleur brillante des plus belles vertus militaires et les
fruits substantiels des plus grandes capacités politiques, elles des-
cendent, par une sorte d'épuisement fatal, à un rôle inutile et de
pur apparat, je reconnais là une fatalité. Mais d'où vient-elle ? Est-ce
une conséquence de ce patrimoine intellectuel et moral, accumulé
dans une race et qui l'épuisé? Ne serait-ce pas plutôt Teflet des
conditions de la société nouvelle où ces aptitudes ne trouvent pas
leur usage ni ces dons leur emploi? Pense-t-on que les démo-
craties soient très encourageantes et très hospitalières pour les
races nobles qui ont joué un si grand rôle autrefois dans l'histoire
de la nation? Est-ce s'aventurer trop que de dire que cela môme
qui les rendait jadis si chères et si précieuses à d'autres régimes
les rend suspectes aux régîmes nouveaux, et qu'il n'est pas de
cause plus dissolvante pour des mérites héréditaires que d'être
rejetés par une sorte de défiance ou de jalousie sociales, d'être
paralysés par les circonstances et de se sentir inutiles? — Il se passe
quelque chose de spécial qui mérite d'être signalé pour l'aristocra-
tie du talent. On s'étonne que la famille d'un grand poète ou d'un
grand savant descende rapidement du sommet où l'a élevée un effort
superbe et solitaire du talent ou du génie. On veut expliquer cela
par une dépense excessive de la substance nerveuse qu'un seul a
consommée pour lui et qui amène une irrémédiable décadence dans
sa race. Ce sont là des raisons bien hypothétiques, bien vagues, et
qui ne doivent pas se substituer aux causes directement observa-
bles et manifestes. D'abord, c'est un fait, et nous en avons démontré
l'exactitude , que ni le talent ni le génie ne sont héréditaires. Et
puis, quand un niveau élevé a été atteint dans une famille par suite
de quelque accident heureux, il faut pour le maintenir presque
autant d'énergie morale qu'il en a fallu pour y atteindre. Mais qui
peut répondre que cette énergie se perpétue longtemps au même
degré, et que les grands efforts durent au-delà d'une génération ou
de deux ? La volonté ne serait pas ce qu'elle est, si elle était tou-
jours égale à elle-même, toujours tendue dans un effort égal, tou-
jours également heureuse avec les hommes ou avec les choses. II
est de son essence même d'avoir des caprices, des défaillances, des
retours en arrière. Elle est une faculté humaine, souple, diverse,
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ii^g»la pftraeiqji',ellei,est,hw»aiqç, et c'esit toHjçw*. là,. qu'il, ep-lwit,
v€m pow €^i;pUqj^er la pl^pt^t.d^ 4éc«di^i>ces» comme c'estili
aussi qu'il faut en venir pour expliquer l^s grandeurs moyouepla-
né^ o^Jeflh ijel^wmoi^ft adjpairabWa diA pwvre étire, tour à, tour-si
ii^fiflie e< sigr^nd., qui e$t l'hwïutte.,
Iliow i^'aiccepjtwç aupune dft ces dewx, tb^ses. coWwres, issu^ de.
réfioite nouvelle : l'UiW qui.étafeUt le pirogirès uéceswire, Kwtre qui.
pifoolifcrne la,idéofideaeefat<Je par la sélection et rhérédité, Unous
suffit àfà les phNcar en f^tp^rux^ de l'autre. pour montrer, ccoubien il.
y.a^de fatul^isie et> df {arbitraire dfius ce&a^bitieusea syntbè$es»,dma
cet. emeovblo de conclusions préjonturées^ qu'on v«ut! tirer de flûte
trô^, QWiewx,, mwa eiwpre.impiarfditemwt, étudia et inc0wplète.T
n^ connus* 1^9 trajit commuu à ces tb^nes^ c'est qu'eUes^sedou-
neRt up tort.égi4 en n^iigeaAt ]e$ cw^es^ moyales» hors*desq;^Ueai.
tout re$te obscur». é^gOMitique dau$^le3 lois du. progrès ou. de 1^
décades^, et qui, seules en coutiewiWtJa, riûsoo. suffisantes &m3i
exclue pourtant les autres caupe^^, qui. sottt la. matière physiolo-
gique; ou, historique imposé^, h la, liberté,
III.
le voudwis resserrer les. conclusions de cette longue étude». les
ramwof sous les, yeux, du lecteur en quelques propositiom très
simp^ei^. et.trô^ nettes:
Ç!aiast,ror4re psychologique! l'hérédité est, upe influence,, elle*
n'e^ p943i une^ fatuité* KUe, péuèjre j^qu'au centre de notr^. vie
ioit^ieure^ par lesr instincts,, leebahitudes.de raioe^ies impulsiom.et.
eujtratuemeng physiologiques mais, sauf le^, cae. morbides, eUeue
depiûne pas lapersomoe morille aju poiitf de la déposséder d'elle-
miàme et.de créer l'irreispousaUUté^
Bien qu'elle. ne soit»qtt'u#j^ influewe, o]u,mieux.qiî'un;ensemble
d'influeuces^ l'hérédité c^t (Être surveillée.aveç.g3raiid soiu, jcombattue
etrréprimée làoù cela.est .possible pour qu^elle ne pèse pas d'un poids
trop lourd sur la* vierd^ nos* successeurs. £«Ue crée entre les génô-
ratious une loi de. solidarité q^i. double nos. devoirs envers nous-
mêmes de devpirs envers no3 desceudaos. Nou3 sommes respon-
sableSf daus une certaine , mesure envers, eux. Un homme peut
cqmprcm^ttre la. sauté morale de ses. fils ou de ses petits-ûls de
bieu4es.maniëre^ oon-seulemeat par uuefoUe véritable en iuvolon-
taire, qui. a, bieja des, chawes. de se. trausmeltre, mais pjar quelque
gçrme de, nudadie mentale qu'il await pu ejO^icacement combattre;
par des martagea efifectués contre les, loisd'.uue saine physiologie;
par. de^ habitudes d'iutengpérauce qui sont des cauj^es de pertur-
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•s ^/fl|M4^^
ESSAIS HÊ 1KSït«mxy|»É «OÔI^Le; WQ
i)at(iôûd profondes ^ comme xnté âépftiyàti^ àntitij^ ]^r ftafant
ttm^tl d&tis de léll^» tdnâltim»; i^ôlt'ftiéme par €es îd)t^s ^ tttMleâl
plttisavit^d^e seûthnens sittgûKtsrs, 'çM une exaltÀtiott ^ ntie nvâm-
^lid habittteH^, •où l'on sft twmpfeat à jVHiW, éommô Hwttleft, ôVt» ta
Wte (1). n y a dte ijuol trettAler 'tti péïisjanl à touties ce* fofifles
^tvèifstes dé respottsàbilité qui UMS iucmibent dtM lliistoifei'ftitWe
tf nue race. Du tîce, un p^ntihant contracté, p^uteùt aitoir un fëtéà-
tiissigttient eônsfAér^tetians uvi avéïitr qui nous èthappis. Bt, de mëttM,
l^hftbitudtô du bien, le goût deiii isentimens nobl^d et ûëficâtH, vtàe
cuhurô élevée de l'esprit et assidue de la tôluirté, pefutènt «Wëi-
"fier ht nature d'une manièfe hsuii^use, tnèmé le tetnpéf^am^nt, lisqtièl
est transmissible. ïl y a dont UU ëlémfent de tran^rhisîàiuù du Mal
qui dépend de ^ttùtt^, une sertie de péché originel, physidlogiquè èfu
iûartittctîf, que nôus pouvons trammettte dSmittné ou afikiWi. 'Aïttîèt^ôs
qui resteront inconnus à leurs detscéndans et qui, àleurtouf, n^lès
connedrront pas, les honnnes de chaque génération n'en «bm'pàs
moins tenus à lerur égard pat* des devoirs de justice et de charité. îl
i&at absolument que cet Ofdi'e dé tonsidéfatiônià entre dans notfe
éducation mofale. On a eu raison de dire que, parmi 'les Influences
diverse» qui mènent Themme, twfe des plus pmîssantes est cefte des
BWrts. Cn Inng passé pèse sur nous. ïl dépend de nmis que le
prfeent que nous fdsons pèse 4'un poids moins lourd isur nos rfëfe-
cendans, ou qu^, du moins, nous leur fossions lu tâehe moins diffi-
cile qu'eite ne nous a été 'faîte & nous-tûitmes eu améliorant, autMit
<^ cela est possible, toute chose Hutour de nous et la natâcre morale
èUTIOltS.
Sans rien nie* de ces influences, nous les avons regardées enfkce,
mesurées du regard, et après avoir marqué leur place dtms la tîe,
nous avons essayé de fes limiter. Nous avons montré qu'il y aien
chaque être tiVïint un élément d'individualité qui échappe â la loi
ff hérédité, et qui Che* Thomine s'élève jusque k persotinalitè. hh
création de l'homme libre est le but de ila vie. L'homme est donc autîfe
chose qu'un produit fragile d^I'entre^roisement des ft«fces cosmiques.
Il est un être distinct do tout autre être et capable de développemettt
indéfini par la conscience et la Hbené. En dépit de toutes les fâttiffltés
que nous subissons du dehors ou que nousportons au dedans âr **^"
l'école biologique n'a jamais pu réussir que par des artifices de I
et d'analyse à se débarrasser de ce pouvoir personnel. Cet él
irréduolibie à tout autre, se manifeste dans chaque acte lib
(1) Psychologie morbide dans ses rapports avec la philosophie de Phistoit
docteur Moreaa (de Tours), page 116 et seq.
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560 REYUE DES DEUX MONDES»
est une protestation contre la loi d'hérédité, qui la suspend ou la
supprime dans les circonstances vraiment morales de la vie, qui
commence de nouvelles séries de phénomènes non prévus, qui crée
enfin la responsabilité, en rejetant les excuses trop faciles d'un fata-
lisme paresseux. — Il se manifeste dans l'éducation, celle que l'on
se donne à soi-même et aussi celle que Ton reçoit des autres, et qui
est un double acte de volonté, l'action d'une volonté étrangère sur
la nôtre. — Il se montre dans la formation du caractère, qui est en
partie l'œuvre de Thomme, l'expression de sa vie morale, l'histoire
vivante de ses luttes et de ses épreuves. — Il a sa part dans l'insti-
tution des classes privilégiées, dans la sélection de courage ou de
mérite qui les fonde, et aussi dans le déclin qui les entraîne à leur
ruine et où il est rare qu'il n'y ait pas quelques fautes graves et
quelques défaillances à noter dans ceux qui les composent. — Enfin,
la manifestation la plus irrécusable et la plus éclatante de cet élé-
ment de la personnalité humaine, sa révélation sociale, c'est l'his-
toire même du progrès. L'hérédité toute seule n'explique que la
transmission d'un état acquis ; le phénomène collectif le plus con-
sidérable dont elle puisse rendre compte, c'est la civilisation, c'est-
à-dire, comme on l'a très bien définie, le bilan d'une société à un
moment donné, ce qu'elle a de solide, de fixe, d'emmagasiné en fait
d'idées, de sentimens, d'institutions, son capital industriel, scienti-
fique et moral. L'hérédité est une puissance de stabilité et de con-
servation, non d'acquisition ; elle est l'instrument par excellence de
la civilisation, elle n'est pas la faculté du progrès. Ce qui explique
le progrè<^, au contraire, c'est-à-dire l'acquisition d'un état nou-
veau, d'une forme nouvelle de l'art, de Tindustrie, de la science,
c'est l'efibrt de chacun et de tous déterminant une marche en avant,
un mouvement, c'est une grande initiative qui a réussi. Les civili-
sations qui n'avancent plus sont des civilisations saturées à l'excès
d'hérédité, de tradition et de routine. Dès que l'effort s'arrête, la
mobilité et la vie cessent, la stagnation commence, la décadence
est proche. Le rôle des deux piîncipes est par là nettement marqué.
Dans l'ordre intellectuel et social, l'hérédité conserve, c'est la liberté
qui crée; dans la lutte pour la vie, l'avenir est aux individus et aux
peuples qui savent combiner ces deux forces et les associer dans
une action durable, la faculté d'initative et le respect du passé.
E. Cabo.
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«,*i»' i *- -4 ,
TÈTE FOLLE
PREMIÈRE PARTIE.
I.
— Je yeux tout yoiri — entendez-vous, docteur? — la salle de
jeu comme le reste. Nous sommes ici pour nous amuser et papa
m'a permis de faire sauter la banque I
Ces mots jetés trop haut, d'une voix claire et mutine, une voix
d'enfant et de Parisienne, au seuil des grands salons du cercle
d'Aix-les-Baîns, eurent pour effet d'attirer sur celle qui les pronon-
çait l'attention d'un groupe d'hommes massés dans la large baie
ouvrant sur le vestibule, et aussitôt un léger frémissement courut
d'un bout à l'autre des banquettes qui encadraient l'espace réservé
pour le bal. Toutes les têtes s'étaient tournées vers la porte ; un
même nom, Jean d'Erquy, passait de proche en proche sur des lèvres
questionneuses. Chacun de ces colporteurs de nouvelles qui font la
loi dans leurs coteries respectives s'écriait d'un air de satisfaction :
— Je vous l'avais ditl.. Ils sont sur la liste depuis hier I.. — Et, à
mesure que du Tond des jardins, où s'éteignaient les dernières fusées
d'un feu d'artifice, remontait la foule élégante, rappelée par les
préludes de l'orchestre, on répétait : — Les voici I Regardez là^bas...
Avec le docteur Aubin. Cette jolie personne qui donne le bras au
docteur est sa fille... — Sa fille?.. Il est marié?.. — D'où revenez-
vous? La mère était Laura,.. oui, la grande Laura,.. Laura Cohen.
— Elle est charmante I.. — Étrange surtout... Quant à lui, on le
prendrait plutôt pour un gentilhomme campagnard ; cette puissante
face de lion, ces fortes épaules, ces yeux enfoncés sous un sourcil
Ton LYU. — 1883. 36
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562 REVUE DES DEUX MONDES.
proéminent, ces traits un peu lourds, cette barbe épaisse, •• quel-
que chose des allures vigoureuses et carrées de son talent si viril...
— Et il est jeune encore... cinquante ans peut-être... — Allons
donci il ne les a pas. — Est-ce jpossible^ ayant àojk tant produit?
— Attendez..* R^yinonf ^,Kl(intiïéclatantmiccès luiDuvtit le Théâtre-
Français, a été jouée en 186... et sa jeunesse scandalisait alors tous
les hommes mûrs condamnés à attendre.
— Jean d'Erquy?.. Vous avez dit Jean d'Erquy? demanda vive-
ment une femme à la mine souffrante et vêtue avec une simplicité
presque monastique, qui n'avait jamais encore échangé un mot avec
personne soit à Thôtel qu'elle habitait^ soit au Casino où elle était
venue pour la première fois.
Ce fut une surprise que le réveil de cette muette, supposée indif-
férente à tout, sauf aux exig^aces du traitement et à Theure des
offices. Quarante-cinq aiis, sans beauté, sans toilette, malade et
dévote, hautaine ou timide, voilà tout ce qu'aurait porté jusque-là le
signalement de M"^ de Kerlan si Ton eût chargé les baigneurs
d'Aix de le dresser, mais l'événement de cette soirée la faisait tout
à coup sortir d'elle-même ; elle devenait capable de s'intéresser à
quelque chose d^^humain, de mondain même, elle rajeunissait, elle
se transf^urait pour «insi dk<8^ J>8boui^ armée d'un >k)rgo9D-qiû ^m-
blait entpeses doigte, les jouesiaBiméee^'vDe soudaine nmg^sty ^e
examinait de loin les nouveau-vemu^ tandis que mtt voisin, tm gros
négociant iyonnaisi pottâmadé, frisé, convof t de bqoi», tépoadait à
l'interpellation qui ^AÎt venue le chercher ïâ brasquiêmêfit :
— Oui, madame^ Jean d'Erquy^ l'auèeur dramatique dodt tes bolles
comédies ont fail>courir-tout Pàdis.. ▲ Lyooanssi, des acteurs qiA vàkûi
ceux du Théâtre-Français les jotMnt^netc'est un enibousiasiiieUv Nmb
sommes pourtant , .noas autres , «bacun sait ^a, plas diffioîlea que
les ParisiensU^ Ën&a, Jean d'lkq«iy, q» tout le ofionde ooimatl, le
rival des Dumas, des Âugter^ desSanikni^ • Said^aièref idoe, /m jW
ioàSy luianûs«afisuffe-4<)R»80,<)00fraBOs^iiBlapocbe««0,«<>efi»CB
pour trois actes, o'est jdii I Votlà c&que j'appelle de l'argeHl aîsémeiit
gagné; carienfin, îl d'y. a pas de misère fonds^. Avec une^hime,
et de l'eacre, et de l'eapriu.» Vous me direz que l'esprit n'etrlfiiB
donné à tout ie monde*.. C'est jusKe»^ mais il y a prenûèflaneiil la
chance. Datis aucun métier on n'airive à rien sans lia chance»
— Oh] ce succès-là est de bem aloi, dit im viemc taMsteur en
se .mêlant à la convorsation^» Jamais d'£rquy n'a fait auoun sauri^
ike au faux goût, .au scumUo* Rien de iictice:; il semble qt'on
respire chez lui un air sain^ vivifiant..* Quelle logiqve ioiperttfrbabie
w Mtiel.» Des oaracières qui ae tiennent debout ce d'aboid la
coanaisaanoe du monde «comme peut jBeul l'avoir peut^^e wt
homme bien né.
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-..•.You&>êtea, d€bSQ».a0Û$,, monteur ?> demMidar IV^ de KfivIaQi.
ivec un regard attendri, chargé dereconnaissanoai^oommeiairâ^ige'
qpioU^ veAait.dfeAtendre seifûtadreaséà elle-mâme..
-w^te.a'aiipaci rhonneurv.. Nob^. je p(»iet par ouî-4ir6« U porter
n'oatrc^.pasi.uadc^plua* grands noms de la. Bretagne?
MP« df^.KerUa ât un. sigpe^^affîrmatif aasea.fier^ et le Lyonttaôs*
rcipiiti . poMxawivaftt «)a. idée : :
*^ ia^petita:cU)it.a(VoirunetbûUedottI Ai moin» toutefois qu& Kar^
geoti BQ Icwr fonde dans les maina. Ces aortes de gens sai^nt racementi
conserver et faire fructifier ce qu.'il9' gagnenl;.
-^ Gomme c'est agréable I Koust somme^.lepoint d^ mire! dirait
ccqpendant au docteur Aubin W" d'Enquy avec uno petite moue
quidiasimulaitmal sa joie tiiom^anlie.Yoijà ce que c'est quad'Avoir
un it^^ta.trop célèbrel.
-^ Jia.crois que la papa.o'est pas. seul' à^produire de reflet, made^
moiselle, et que vous avez hîeiiiVOtr0 partde oeEtte ovation ioonte&ue,
répondit ledocteur^bomme d'.espriti aiutant.que.de science, qui, très
répandu k Paris,, venait chaque été occuper dans cette slation tberr
m^ un délicieux chalet, où les d'.JSrquy^se dirigeant vers lai Suisse,
avaient été retenus au passage. — Avançons. Ma femme lèhbas nous
faijL des signes.. Ije jeu; aura son tow: si bon. vom» semble; maïs vous
comptez bien, aupara;vant„dansier onigeu^JUmi^ine?
^ Certainement.^. î'isi la val&cidMs le3 jioiibeisi oomme si nous
n'avions paaiescaladé le. Revara,
*^ A la bwne.heyrel: Voilà des jualadea-telles qu'il m'en faudrait
toujwrs.
-*- Ohl des malad^s^,» résignez-vous à n'être jamais pour moi
qu'un ami,. cher docteur- Us^ médecins psfdraieiit. leur temps.. • Je
n'ai pas la plus petite besogne à leur donner» Yqh» hoeh^ ,la»tête... .
Enogtre, des menaces?.» Yausalles, me réfuàt^ comme ce matin, —
je. n'ioa. crois pas un mot, — que je.auis nerveuse plutôt que bien
robuste et qu'il ne faut pas que j'sdmseu. B&hi c'est sî amiusant
d'abuser I . # Vous dainse?, j lespëore 2 :
— ^ Impossible... La epravitéîprofeaeionneUer
--^ Quel dommagel.., Vous tenez donc beaucoup. à. ce qu'ouivous
ptenne au sérieux? . *
-** J'y tiens absolumeatt.et la preuve^ .c^est que, si vous» manquez
encore au respect. que vous me* devez» je vous feiai gronder par
votre père,..
-<^Me faire grondes J Je voua en défie bien*. Ce serait la pre*
mitedfoisl
— On ne le voit que trop.. Allons,. ^ant gâtée que vousétes» on
vousiaimèneia des cavaliersi qui vous ôteront toute envie de regret-
y
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56& AEYUE DES DEUX MONDES.
ter votre vieux docteur. En attendant) je vous laisse à ma femme.
Venez-vous, d'Erquy?
— C'est celai délivrez ce pauvre père... Nous l'avons encore
perdu I II est accroché à chaque pas par des gens qui prétendent le
connaître et dont je parie qu'il ne sait pas seulement les noms.
Yoilà ce qui empoisonne nos voyages I Nous (inirons par nous
déguiser sur les livres d'auberge. Mais je pose en ce moment, vous
le savez bien. Au fond, cela me flatte extraordinairement que l'on
nous poursuive, que l'on nous obsède,., je m'accommode à mer-
veille des inconvéniens de la popularité.
Elle enjamba d'un bond la banquette qui les séparait de M"»* Au-
bin et se trouva prise aussitôt dans le groupe de femmes dont cette
gracieuse et spirituelle personne était le centre. On lui fit place
avec empressement, ce fut un murmure confus de présentations à
la hâte, puis un hymne de louanges à demi-voix en l'honneur du
grand écrivain dont M"* Laure était la fille.
— Oh! répondit-elle, je ne ferai pas de modestie... Jamais je ne
me lasse d'entendre admirer papa... Je bois cela doux comme lait...
Et encore on ne le connaît qu'à moitié. Je suis seule à savoir com-
bien il est bon.
Ces dames la trouvèrent si simple, si gentille !.. Les complimens
furent alors à son adresse. Quelle adorable toilette et quels che-
veux ! Ils foisonnaient au hasard, légers comme une buée d'or, sous
le plus drôle des petits tricornes planté de côté; ils s'échappaient à
longs flots du ruban qui essayait de les retenir, baignant le dos tout
entier d*une nappe blondissante. Beaucoup de mères, dont les filles
n'avaient que des queues de rats, critiquaient cette coiflFure capri-
cieuse et désordonnée, mais sa folle abondance, il fallait le recon-
naître, encadrait joliment d'une auréole rayonnante, en le faisant
paraître plus mignon encore, le visage de Laure, un petit visage
aux traits délicats , au teint changeant , qui pâlissait ou s'anioiait
selon les impressions les plus fugitives.
— Oui, dit-elle, en tirant une boucle de façon à l'allonger jus-
qu'à sa ceinture, oui, les cheveux sont à moi, c'est un fait. Quant
à ma robe, je n'y suis pour rien. One invention de Worth. Papa
veut que Worth m'attife. Les meilleurs' faiseurs, à l'en croire, sont
à peine assez bons pour sa fille. Pauvre papa I Mais on a déjà dansé
une polka et personne ne vient m' inviter... Voilà comme votre mari
tient ses promesses, madame Aubin !.. Un danseur, il m'en faut un...
n'importe lequel, fùt-il boiteux... Tous les danseurs ici sont estro-
piés plus ou moins, n'est-ce pas?.. Bon I la seconde valse qui com-
mence! Et je continue à faire tapisserie 7.. C'est trop fort I
D'un regard plein de dépit et de colère enfantine , elle fouillait
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TÈTE FOLLE. 665
tous les coins de la salle, en quête de l'oiseau rare. Soudain le pli
qui rapprochait ses fins sourcils s'effaça;., d'un geste impercep-
tible de son éventail, elle indiqua un homme qui semblait chercher
quelque moyen de franchir ou de touraer le rempart des ban-
quettes, et dit tout bas en rougissant un peu :
— Si celui-ci pouvait m'inviter?
— Vous n'êtes pas dégoûtée 1 reprit sur le même ton M"*® Aubin.
La fleur des pois tout simplement. .. Mais il ne danse jamais.
Au même instant, comme pour démentir cette affirmation, l'étran-
ger, — ce n'était pas un Français évidemment, — s'inclinait devant
Laure.
— Bien volontiers, répondit la jeune fille avec vivacité. — Puis, se
ravisant à demi, elle reprit avec un peu de confusion, sa main déjà
posée sur le bras de son cavalier : — C'est le docteur qui vous envoie?
— Pardonnez-moi, mademoiselle, répondit-il en souriant, d'une
voix un peu lente, mais sans aucun accent du reste qui pût révéler
sa nationalité, je suis venu de moi-même.
— Le comte Tzérényil se hâta de dire M°*® Aubin. Je croyais que
vous aviez quitté notre Savoie? ajouta-t-elle en s'adressant à lui.
— Non, madame, bien loin d'avoir épuisé ses charmes, je lui en
ai découvert de nouveaux et j'y reste. Vous me permettrez encore
d'aller vous rendre mes devoirs?
— Quelle question 1 Nous ferons demain de la musique... Vous
voilà invité.
— Alors... je puis?., chuchota Laure à l'oreille de M"* Aubin.
— Vous pouvez, répondit celle-ci en riant de la joie naïve qui se
peignit sur les traits de l'étourdie dont elle s'intitulait le chaperon.
— Je trouverais peut-être la tâche fatigante à la longue, dit-elle
aux amies qui l'entouraient. Autant suivre et patronner un feu fol-
let. On ne l'a pas disciplinée. Elle est décidément fast^ pour me ser-
vir du mot de lady Walford, mais quel bijou I
— Un bijou difficile à garder, en effet, repartit la vieille Anglaise
mordante et collet monté, très difficile, croyez-moi, car il tentera
le monde. On dirait déjà,., regardez plutôt,., que la Hongrie a
envie de s'en emparer.
— Pourvu encore que ce soit par des moyens légitimes! fit
observer d'un ton bref une dame de province.
La Hongrie, représentée par le comte Mathias Tzérényi, avait en
réalité une mine conquérante qui eût justifié bien des inquiétudes.
Nul autre n'aurait su s'envoler ainsi d'un élan comparable à celui du
faucon qui emporte sa proie. 11 n'était plus très jeune, mais cette
beauté souverainement élégante, qui est l'apanage de sa race, défiait
l'empreinte des années. Svelte et bâti pour porter avec désinvolture
le costume brodé, empanaché, quelque peu théâtral d'un magnat
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666, REVUE DESaDBQX MONDES.
plotfi^((p& nolce YulgairaJiabit vQok^ avâU le* teintibniaolairrxiriiafti'
pâJtor.luHiiQeusâfle.nez impercepûbLementuCOUEbé eQibeed'iaîgleé.
Ses. lèvres, élusses, et roug/^i s'eiUi:'o«vraieiit sur. de fortesidefllif
blanches» à. Tombre. do^. cette. mBustocb» pfSDdaatey.qtti^. ai^ec un.
regard rêveur que Ton crokait toujours fixésurl'imineaiitédes plaisesi
natales, donne une expression d'indicible, mélancolie à ces. pbysio-
nomiies^orageuses, faites.poucBefléterhardijBeDtUMUesJes passions.
M^"" d'Ërquy., mai^ô.ses audaces.de pietite.(ille:V«k»(aireir.s^Cr'
frayutnn peu de l'étreinte isof^ieuse qui awûtprisrpossession.d'ieHe
dès.le premier moment.. Celte, valse^ dM^ chaque iBeauce semblak<
scandée par un choc d*éperon et qu'aurait dû accompagner le chiAt
tantôtpDécipité^tantôtralenti, plein de Tenreendiabléetoude langueur
mûurante^des.violonsit2igaaesy n'était pointde cûlles qui'uoa mère piru?
dente permetii sa ûlle, et, quoiqu'elle n'eût pas de mère poui. la coi^
seiller^ Laure en était avertie par un instinctfiecret, mais^^ea somme,
cett&émotion mémeavait soacharme. L'enCantgâtée fifiitpar s'y abaor
donner sans plus de réflexion ni de scrupule, et^ passaat pvèailesoQ
père, lui envoya radieuse un baiser du bout des doigts. Aa moment
même, le docteur reparaissait suivi d'iinca;valier imbecbe (pft'il était
allé.arracher aux .déÛces du. cigare. et dabaccaiiatpouerameiierpar
l'oseille à sa jeune amie*. GelleTci eot un coap d'œiL moqueu/i et
dédaigneux qui voulait dh*e : — Trop tard !.. J'ai mieux que oeHI
— Et le comte surprît ce^ regard, coBune il avait surprisi les moindres
émotions de cette jolie fille qu'il serrait contre lui, captiva «ffiiroatt
chée. La^ caresse des cheveux légers qui voltigeaient au souffle de
lavaise lui efHeurait le visage, leur parfum le grisait peu à peu;
vus detout près, les yeux qiu'il avait crus hleus comme presque teas»*
les yeux de blonde, étûent en réalité d'uik vert somkMre, irisé;, inson-
dable, dans lequel.soa regard à lui se perdaki. Combien il les: trou^
vail.pltts beaux encore que lorsqu'il lea avaitreBOonIrés le iBatio,à
la clarté du soleil, pétillant; de nudice.et taquinant leidM:tow,.qai
dirigeait une oaravaae sur la^route du Bevarsi ttatntenaat ils se
baissaient devant les siens»
— Si nou& nous reposions? di^, dû sa. voix grave* et ombî-
cale.
Mais elle répondit/avec vivacité :
— Non, non, je ne suis pas fatiguée.
Qurtemps d'arrêl,^ court qu'il fût, eût rendu ia^sonvessatioB iné-
vitaUe et, quel qu'en fût lesujety.elle n'aurait osé répondre un mot«
elle qui s'amusait si franchemeot d'ordinaire de la aUipUité et ses
danseurs. Mieux valait tourner jusqu'au bout- en silence^ comme
une feuille emportés passive par le tourbillon d'un grand* vent. BUe^
ne.distiBguait plus ii^^ Aubin, ni lady WaUbrd, ni aucun de œus
qui faisaient cercle autour de ce couple fantasque et cbamiant^ doit
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^^^PP5BP
TÊTE VÙLUi. M7
jfèrolatttm intemiinéle snempUssaitsmll&niâiiitenant le grand 6idon,
.toi» ies satpes s'étant •arrèlés^ curieux, jaloux pent-êtpe,
— iln superbe igarçcm I dit au «docteur Anibia M. d'Ëcquy, •ea^éâsi-
gnant te danseur de saille.
-^ fiangereux^ je veM ea avertie €e n'est fwsi umi qui l'm poé-
.MBté à M^'luord. £ania (fualiié de fiânr ptee ite iamiUe, je m'ani-
mis jamais f anrorisè Qet> eBlèVaneiit.
— Aahl im (euteraoNDt qui dure T^eepace "d'une valse I». D'aiUflODS
il ne faudm pis (dus de iemps à Liuire pour lui déoou^vrirtpiekpie
.fidiraitt* £Ue est «xtraonliBaH'emeiit moqueuse, ma fille 1
— lEhbienl elle sera la première à se moifuer du comte iiaftiaa.
it leiU)nDais.i)ieD, .aulizit du moias fpie Ton peut oonnattre œlÉe
raoeiiéhémeiite, sentimentate «t folle qui, »sar tous les points, dif-
fère de ia nôtnjà'bipielle^omlaDt^lle est sympaAiqae. Nous iious
F0BCautPOus sur le boiileFvard. Nous neusreDcontrions surtout avant
mOD mariage. Et puis le batccarat l'attire ici presque 'cbaque année.
*G'est le joueor de plus kDOomigible I II aime la «lusiqne aussi. Jia
-femme lui pardomie le Tosile à cause de cela -et l'invite qu^quefois
quand il passe. D'Mx ilopaFtfxyar -Saxon let reviecrt i^r Meate-Gario.
«Que voulez-vous? L'oisiveté imposée mé^é elle à une organisntieD
imace^ turbulente^ Satmée pour l'action, Jes grands efforts, tes
l^rands dévoûisems^^.
Là-dessus, le docteur Aubin, qui racontait volontiers^ retraça «o
i^yle épique l'iiîsteiFe générale des Taérényi, un&lignée de patriotes,
grands exterminateurs de Turcs, dont les diverses branches complè-
^nt des tfeld-mapédiaaz, des prinees^^primats, des palatins, généa-
logie'étourdissante !.. Le nom d'un Taérényi était Ué aux plus InnÉts
faits de Mathias Gorvin. Alexandre Tzérényi, Tzérényi "Sanderypour
placer, commfe il convient^ ce nom de baptême après le nom de
ftttiaille, suivit Hakocsy \dans l'ttxil let dédaigna l'amnistie. L'aiemldu
«mnie Matbias, pa^atteotein: éotairédes lettces, qu'il cultivait luè-
m6flaie,^consncra prinoièrenaent la fortune que lui avait rendue un
ridie -mariage à Ja fondation de irAoadénne hongroise, du théâtre
hongrois qui'de^aieot stinmler le sentiment ni^ional. Son fils ataié,
lepëre'deeelui-ci, fut l'ua des ohefe les plus enirainans des Mon-
tfsd^/ ces (derniers bataillons insurrectionnels que les kcipériaux et
les Russes réunis eurent tant de peine à écraser. 11 périt devant
Temesvar, sûr de la victoire qui semblait «'annoncer. Son frôw
nroinsiieureuK, fut témoin de l'écroukunent final «et partagea
pBce du comte Battbyanyi à Peath. iLa femme de joe demie
table amazone qui avait pris une part active à U guenre,
comme Porcia,
— Mathias Tzérényi, poursuivit le docteur, Mathias Tzéri
diemi^ du nom, est magnifique ^quaad ili»conte dane san^li
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568 REVUE DES DEUX MONDES.
ingénument ampoulé les exploits de tous les siens et ce qu'il appelle
leur martyre, II eût certes agi de même. Ce n'est pas sa faute si,
bercé pendant toute son enfance par des bruits de guerre qui
Fèlectrisaient, il grandit au milieu des deuils et de la ruine qui
suivirent de sanglantes représailles. Sa mère, dont la raison avait
sombré dans ce désastre, ne put l'élever; il vint à Paris trop jeune,
avec trop de dispositions aux plus grandes folies et trop de moyens
d'en faire. Le héros qu'il aurait été s'est dépensé ainsi. Vous con-
cevez bien que toutes ces têtes-là sont mal équilibrées, qu'elles por-
tent le germe d'un désordre héréditaire, aux manifestations diverses,
folie partielle, activité cérébrale démesurée qui fait de celui-là un
homme de génie, qui envoie celui-ci à Charenton, qui pousse un
troisième aux pires excës. Cest en somme le môme détraquement.
Le comte Mathias a eu plus de duels et d'aventures galantes qu'il
n'est permis d'en avoir. On le dit criblé de dettes,., cela doit être...
beau joueur du reste,., mais quelle sera la fin? Ou m'apprendrait
qu'après cette valse, suivie d'une invocation au manteau royal de
Saint-Étienne, il s'est fait sauter la cervelle pour fausser compa-
gnie à ses créanciers, je n'en serais pas trop surpris. En attendant,
il est du club, brevet d'élégance et d'honorabilité, qui répond à
tout, et il s'est bien conduit pendant la guerre dans je ne sais quel
corps de francs -tireurs. Mais pardon !.. mon bavardage parait vous
intéresser extrêmement, vous n'en écoutez pas un mot.
M. d'Erquy tressaillit conmie un homme que Ton rappelle de
loin :
— L'histoire de votre Hongrois?.. Curieuse, très curieuse !.. Mais,
dites-moi, quelle est cette dame en noir, là-bas, la seconde au troi-
sième rang 7
— C'était elle que vous regardiez avec cette persistance ? Vrai-
ment elle ne mérite guère de vous absorber ainsi. Une vieille fille,
je crois, une provinciale,., elle n'est pas de mes malades et jamais
je ne l'ai vue ici, mais le matin on la rencontre dans les salles
d'inhalation, où elle reste patiemment une heure de suite, absorbée
par son tricot. Quelqu'un l'a nommée devant moi ; K Tvan,Kerlan...
— M"* de Kerlan I répéta d'Erquy d'un air pensif, c'est bien cela.
— Voudriez-vous par hasard lui être présenté ? demanda en riant
le docteur.
— Non, inutile... Comme il fait chaud ici!
— Rejoignez donc votre fille, qui vient enfin d'échapper aux serres
de son Hongrois. Il ne la quitte pas pourtant, le drôle !.. Le voilà
installé auprès de ma femme.
— Laure n'a pas besoin de moi ; elle est en sûreté sous l'aile de
M"^ Aubin.
— Alors laissez-moi vous amener Bemeuf, le peintre, qui grille
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TÊTE FOLLE. 560
d'être mis en rapport avec vous ; il n'est pas le seul. Oh I soyez
tranquille, les ennuyeux seront écartés ; j'ai trié sur le volet.
— Due autre fois, voulez-vous? Je verrai vos amis avec plaisir,
mais ce soir la migraine me met hors d'état... On ne résiste pas à la
migraine, vous savez? C'est une infirmité odieuse.
— Et sans remède malheureusement. Le travail continu de la
pensée y prédispose et puis, — je vous ai déjà mis en garde contre
ces mauvaises habitudes, — trop de cigares, trop de café. II est
certain que votre visage s'est altéré tout à coup. Allez donc vous
mettre au lit ; nous ramènerons M**^ Laure.
— Je vais essayer d'abord du grand air et de la solitude. Tenez,
je serai très bien sur cette galerie.
Déjà il avait franchi l'une des portes-fenétres donnant accès au
large balcon couvert qui fait le tour du casino. Rapidement il gagna
un coin où le bruit ni la lumière ne pouvaient arriver, et, là, le front
entre ses mains, il s'accouda longtemps à la balustrade.
C'était bien elle, Nona I Et il ne la revoyait pas seule. Sa mère
à lui, le château de La Ville-Revault où il était né, l'horizon austère
auquel il avait confié si longtemps son ennui, ses ambitions, ses
révoltes, toutes les émotions de sa jeunesse contrainte, tourmentée,
lui apparaissaient avec cette figure qui évoquait pour lui un remords
mêlé d'attrait irrésistible, l'attrait du passé si triste qu'il ait pu être,
du passé avec tout ce qui s'y rattache : souvenirs d'enfance, figures
familières. Il se rappelait en même temps un récit qu'il avait écouté
à bâtons rompus, celui que venait de faire le docteur, des aventures
d'une race finie ou abaissée. Ce n'est pas en Hongrie seulement
que des rebelles de vingt ans, emprisonnés dans un réseau d'étouf-
fantes tyrannies, d*oppositions perpétuelles, d'impossibilités de
toute sorte ont demandé avec désespoir à vivre ou à mourir. Jadis,
au fond de la Bretagne, une tradition d'ignorance et d'entêtement
aveugle, les préjugés de sa famille et de son monde lui avaient lié
les mains. Il avait brisé l'obstacle, mais à quel prix? Pourquoi fal-
lait il, pour atteindre le but, pour accomplir sa destinée, affliger,
meurtrir tant de cœurs 7 II l'avait fait pourtant, il le ferait encore.
Ses chaînes étaient de celles que le devoir bien entendu conunande
de briser. Mieux valait que le coup de tête qui, le déracinant de sa
province, le séparant de son entourage, l'avait rendu libre, eût été
accompli à temps. Il lui devait d'être ce qu'il était, de mener cette
vie si pleine et si enviée qu'il n'eût échangée contre aucune autre. '
Comprendrait-elle cela ? Pourrait-elle parler avec lui de ce qui n'é-
tait plus, de ce qu'il ne pouvait oublier, des lointaines années qui
projetaient comme une ombre noire sur ses succès, sur ses plai-
sirs, sur les plus vives satisfactions que lui eût apportées sa brillante
carrière? Pauvre Nonne de Kerlan si profondément imbue de toute
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WÊÊmm
hQO' REVUE DESUem xokdes.
e^ipkob d«9upQrstitioD8l A ses jefox^ilétaM «ua réprouvé dont eUe se
détournait avec horreur. Et puia» une famma, fût-elle boiune» fût*
elle sainte, ne pardonne jaoïaisià oalui qui l'a dédaigaée... Le ma-
riage, décidé pour eux, et auquel il n'avait pu se résigner^ n'étaitril
pas resté dans sa màmoire comme un sujet d!étemelle raficune]
Qsendt-il ra<border avea cetta omintel S'il essayait pourtant? Une
étrange timidité paralysait cet. homme, ordinairement naattre de lui,
SûUdement appuyé sur une léputation qui ne pouvait guèret plus
grandir, habitua à observer et à>»Djregistrer les faiblesses humaines
plutôt qu'à les ressentir, cuîraasé de philosophie, le scepticisme aun
lèvres, la satire au bout.de la plume. Cette situatioa^ie prenait au
dépourvu, lui un inventeur de situations I cette vieille ûl^,. sa fian-
cée d'autrefois^ Tintriguait comme une énigme, lai, un débrouil-
lenr de caractères I it restait perplexe, indécis. L'idée de se heurter
kk froideur de celle qui représentait pour lui le pays natal qu'il
avait déserté, la famille qu'iL s'était aliénée k tout jamais, le jetait
dans une angoisse profonde.
— Galmons^nous, se disait^il, en reapirant l'air frais do soir, qui
loi apportait des parfUms de jasoûns et de roses.
Aix est le pays des fleurs» La lune voguait au front de la montagne,
qui découpait ses belles lignes harmonieuses sur le ciel clair; les^
massifs du jardin, tout h rheure fantastiquenbaint colorée par des
feux de Bengale, étaient rentrés dans l'ombre, leurs masses noires,
encadrant le jet d'eau dont on voyait l'aigrette élancée jaillir, puis
retomber en pluie d'argent; le bruit de sa chute nK)notone berçait
par intervalles l'agitation de Jean d'Krquy jusqu'k ce qu'un lambeau
de musique vint lui rappeler tout à caup que le bal continuait et
que peutrétre celle qu'il fuyait avec un si vif désir de jse rapprocher
d'elle ne resterait pas jusqu'à la ùjcu,
IL
a retourna dans le salesu^Sa. fille» rajonnwte d'entiaÎD, dansait,
naaintenant avec le jeune houone inoffensif que lui. avait amené le-
dûcteur; le Hongrois contiouait à la suivre des yeux, tout. es fai-
sant sa cour à )tr Aubin» qu'il ne quittait pas, peutrétre pareerque
Laure revenait toujours auprès d'eÛe» Il parut à. Jeaa d'&qiay que
MF* det Kerlan tournait la t&te da son cùià lorsqu'il ventra»^ L^tet*
meut U s'approcha d'elle^ puis,, plua tcovUé que jamais, se tint.
ddK)ut à quelques pas de &a chaise^ ua pouivant prendue suc lui»
quoiqu'il eût résolu, da lui parler, de lai regarder seulement. QueU
(gies. sacondes. s'écoulèeent qui lui parurent interminables; tout k
CQN(^ une voix dont le timbre jeune autant que.|aaais.le fit tn*-
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^wiUKr,^ne'Voix où^vibrait râflFectron, la bonté, queïquethose'aussî
de doucement plointir, prononça *pi^ès de lui *.
— Cfeât vous, Jean?
Le- sang lui monta au 'ns.age, un'broufflard'obscrcrrcifBcsTeux :
— Vous m'avez reconnu!., s'écria-t-il. — 'Et ses lèvres ^e posè-
rent wrec ferveur sur ^la main qû'onlui'tendalt.
— On ne m'en a pas laissé le temps, répondit-elle 'SOttriaâte tt
«n «pparencetrès calme. Votre nom edt dans toutes les bouches,.,
je l'ai ei^ndu,.. j'ai regardé;., je vous attendais. I^e prodige, c'est
que vous me reconnaissiez;., vingt-cinq années transfonneilt 'Utie
jeune fllle «en vieilte 'femme.
— 'Vous dte8 toujours la même,., toujours la même Nona.
Elle avait *trè8 peu ;chwDgé, en effet, depuis leur dernière wn-
conlre. Nonne (ce nom prédestiné lui allait bien, surtout lorsque,
dans Tintimité, on le poétisait par un joH diimnutfr ossianesque).
Noua gardant sur ses 'traits, assez irréguliers, du reste, ce sourire
'intérieur d'une âme puïe et tendre qui jaillit des yeux et s'étend,
«ans déranger leur expression phacrdej-à toutes tes fibres du'visag^.
Sa démarche était re^ée légère comme celle 'd'une personne (yoà
effleure à regret les choses d'ici-^bas; ees formés, trop frêles, Tap-
pelaient encore ceHes d'une TÎerge "byYanftine émergeant du 'fond
de pourpre ^de queflque vitrail, ses tnâins avaient une blancheur
d'hostie; on eût dit qu'un ^gouffleoéles»e^outevàîtincessamn)TOt sur
son graad front pâle les mèdbes cendrées "de ses cheveux, auxquels
«e mêlait ^jfhis d'un ffl d'argent, car Nona, bien que son existence
eût été à la surface semblable à un lac dormant, avait beaucoup
iKmffeit des 'cliiçriBfs et des fautes ff^utrui. Le denri-deuil qu'elle
ne quittait jamais révélait que son célibat était peirt^êtretmvetJFvag^.
Le regard de lean arrêté sur son visage -amaigri, sur «sesTête-
meiis noirs, parut îa gêner, car elle -rougit un peu, et lui dit en par-
lant fllus -vite que de coutume *:
— ^t)U8 ne comptiez 'guère me retrouver si loin de chez "moi?
J'ai été malade, très malade à plusieurs reprises. On m'ordonnrit
les^Rux, et je suis venue avec ma vieille Tina, ^5«)us vous TappcBezî
<:oreiïtiBe..,%lle vit «acore, pauvre femme !.. aussi étonnée qpe m^i
ipmr te ttoius ffavdir quitté Kerfan. Ces inomagnes de ht S«fOie
^soBtt l)îett beSIes, et cependaait, — tous rirez ûe mon -aveu, —
fretre'Bfettgne me parait, commet Tina, pflus belle encore TBBtefeAsI
— Om, la BretJ^ne est belle, en effeft, dît 'Jean, rêveiff et son-
geant à totft autre chose qu'à ce qiTfl répondait.
Hais les questions qui se pressaient dans sa pensée refusaient de
Ueî «sortir des lèvres; il retardait le moment de les feîre.
A X5es mots : tu La 'Bretagne ea(t belle, en effet, -» te regardde Nonne
«emHa r^Kmdre : — IHe ne îa pas etô assez Tpotnr^vtnrs rtftênîr.
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572 REVUE DES DEUX MONDES.
Et un silence se fit entre eux. Jean le rompit par cette phrase
banale : — Votre santé s'est bien trouvée des eaux?
— Bah! je ne souffrais pas beaucoup, môme en arrivant. Les
médecins avaient dft exagérer,., mais autour de moi on insistait...
— Autour de vous?
— Oui, votre mère elle-même, qui tient si fort aux habitudes
sédentaires.
Ce n'était pas sans intention que Nonne faisait intervenir dans la
conversation le nom de M"*^ d'Erquy, rompant ainsi la glace sans
paraître y toucher.
— Parlez-moi d'elle, dit Jean d'une voix basse, presque étoulTée.
— Eh bien! elle porte vaillamment les années sans qu'aucune
infirmité l'atteigne, sans que rien soit changé à sa vie...
— Ni?..
Jean s'arrêta, mais elle comprit.
— Ni à son humeur,., à sa manière de voir si absolue, si arrê-
tée. Nous ne pouvons espérer cela, mon pauvre Jean. Elle restera
jusqu'au bout, comme vous disiez, une digne fille de la terre de
granit. J'ai usé mes forces à combattre, à implorer...
— En ma faveur,., vous, Nonal
— Est-il possible que vous vous en étonniez?
Il avait repris sa main et la serra un moment, incapable d'expri-
mer la honte, la reconnaissance qui l'oppressaient.
— Comme tu m'abandonnes, comme tu m'oublies, vilain père !
vint lui dire Laure, qui, entre deux quadrilles, avait toute seule tra-
versé le salon à sa recherche.
Il l'avait oubliée, c'était bien vrai, il avait oublié tout ce qui l'en-
tourait, tout le présent.
— Tu t'amusais, mon enfant, dit-il en levant ses yeux humides
d'une émotion qu'elle ne pouvait comprendre vers ce jeune visage
épanoui par le plaisir; il me suffisait de le savoir. Mais, puisque
tu es venue, je veux te présenter à la plus ancienne, à la meilleure
amie que j'aie au monde.
Il y eut un regard échangé entre les deux femmes, un regard
pétillant de curiosité, de surprise, d'interrogations de toute sorte
sous les longs cils de la jeune fille, qui n'avait jamais entendu par-
ler de cette amie de son père surgie à l'improviste; un regard
sérieux, scrutateur et tout à coup empreint de tendresse profonde
dans les yeux gris bleu aux paupières bistrées de M"* de Kerlan.
Celle-ci avait pris entre ses deux mains la main de Laure; l'attirant
à elle jusqu'à ce que le joli front aux boucles frisottantes fût à por-
tée de sa bouche, elle l'embrassa brusquement avec un murmure à
demi-voix qui eut l'accent d'une bénédiction. Ce fut un baiser ma-
ternel et Laure le sentit; elle n'en avait jamais reçu jusque-là;., sa
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TÊTE FOLLE. 573
mère était morte en la mettant au monde. Spontanément elle répon-
dit & cette caresse.
— Laissez-moi vous bien voir, dit Nonne, la faisant asseoir
auprès d'elle. Je veux emporter votre charmante figure dans cette
mémoire où rien ne s'est jamais effacé. Mes prières vous suivront à
travers la vie. Je ne peux vous donner que cela, mais je vous le
donnerai tous les jours et de toute mon âme.
Il y avait quelque chose de si grave et de si pénétrant, dans ce
langage!
— Ne vous reverrai-je plus? dit Laure avec vivacité. J'en serais
fâchée... Il me semble vous connaître depuis longtemps. C'est
drôle !.. Un pressentiment, un souvenir... — Elle a peut-être été des
amies de maman?... dit-elle en interpellant son père à demi-voix.
Jean d'Erquy resta muet, tandis que Nonne répondait doucement :
— Nonl.. mais votre père vous a parlé peut-être de sa jeunesse
en Bretagne?
— Où l'on a été si dur pour lui? répliqua l'enfant terrible.
— On ne l'a pas compris comme il l'eût fallu peut-être, ma chère...
Quel est votre nom?
— Laure,.. le nom de mamian.
— Eh bien I ma chère Laure, reprit Nonne avec un frémissement
singulier dans la voix, votre père a gardé là-bas, quand môme,
plus d'une fidèle afiection.
La jeune fille prit l'air triste et décontenancé. Que signifiait tout
ceci? Depuis qu'elle existait, elle s'était figuré être seule à aimer
son père, de même qu'elle croyait être son intérêt unique, et cette
conviction l'enchantait.
— Gomme tu es rouge !•• tu te fatigues trop, dit M. d'Erquy,
tandis que M"* de Kerlan continuait d'observer, inquiète et char-
mée, cette figure, cette toilette, qui se rattachaient à un ordre de
choses si nouveau pour elle. Un peu scandalisée, elle Tétait,., mais
conquise néanmoins.
— Il faut que tu en prennes ton parti , je n'ai pas encore fini de
danser, dit Laure, consultant un petit carton caché dans son gant
et sur lequel s'inscrivaient les invitations.
Au même instant, le comte Tzérényi la rejoignit, et, saluant
avec sa grâce fière :
— Mademoiselle, vous m'avez promis cette mazurke.
Elle s'envola joyeuse sur un : « Au revoir! » amical et déjà familier
à l'adresse de M^ de Kerlan, qui l'entendit à peine, occupée qu'elle
était à essuyer les admonestations de Tina, dont la coiffe bretonne,
la jupe rayée , le tablier à bavette et la physionomie rébarbative
venaient de s'introduire dans la salle de danse, où cette apparition
bizarre provoqua des chuchotemens et des rires :
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57& REYUB DBS DEUX MONDES.
— Tattends là dehors députe te souper, exjlliquaît^^lle totlt'bte
& sa maîtresse. Vous m'aviez recommandé d'être exatte; 'j'ai cm,
Be vous voy«nt pas Tenir, qtfiWous était arrivé quelque milheur-..
"sans comptefr que les -gens me dôvisageaieiït comme une béftet cu-
rieuse. Il y en mpouirtant ici de tous 'les costumes et de toutes les
couleurs. Dirai^oD pas qu'ils 'tf ont jamais rien vu? A la fin j'ai pris
mon courage à deux mains et je suis entrée... Pourquoi pats?.. 'Vous
oubliez donc qu'il va être Six heures et que nous devons nous mettre
en route de grand matin? S'il y a du bon sens!.. Vous ne'potlltez
passons lever demain,., vous serez malade...
Jean *n'entenâait 'rien , mais il là'amusait des gé^es coum)U(^
ûe cette vieilte servante à niine de religieuse , si embèguinée , 'si
•méfiante, d'un abord si séfère, que, trente ■années auparavailt, 'son
frère et lui la surnommaient déjà : la tourièrede'KeHan.
— Ne me gronde pas, Tina, dit Nonne en riant de bon cœur.
Quand on va dans le monde une fois par exception, c'est bien le
moins qu'on s'ydésheure un peu, comme tu dis. Et rassune-toi, ma
bonne... il ne m'est rien arrivé de 'fâcheux, au contraire. Regarde
plutôt celui-ci... 11 est de Bretagne.
— De Bretagne? répéta Corentine.
Bile fixa ses petits yeux tilairs et perçans sur cet "homme qui
tenait compagnie à sa maîtresse, ^t, au bout d'un instant, grom-
mela d'une voix sourde :
— breton bisTcoaZy tuhttrdérez fia réaz,
Jean d'Erquy ri'avaît pas "tant oriblié la langue de swi pays qu'il
ne pdtt saisir le sens de cet antique proverbe : a ïamâis Brt^onne
fit trahison. » Il sentit que Corentine voyait en lui le^ncé irifitlëte,
le fils ingDit, te transfuge, ^t rougit tout en répondarit :
— J'ai home de Tavouer, Tiwa, mais je n'entends plus que Te
français.
— fhii, vou)5 ^tes «wemi totit à' fait fie Paris, ttdngî€mr1e«i,«lt
la vieille, mais je saurais retrouver un d'Erquyau'bottt duitfOTtfe,
mdil^ous ressemblez tomme deux gouttes d'eau *à ce portratl de
Tdire grand-père qui ert àla'Vaie-^Revatîh en halilt de chouan, -et
M. Armel, que Dieu le béntesel ^ tout pareil à irous.., ^*feSt43e
pas?reprit-elle,'«8'adres8ani&l?ona. 'Phis brun setflement, et dame I
plus mince... il est jeune. .. un beau garsl
— Au fait, mon ueveu Armd tioîl 16tre un homme unjorordTiui.
Vous ne iri^avez'pas encore pa^lé^e liii, Nona. BeuMttsement, tious
avons encore du temps devant nous...
— 'Hélas 1 non. le pars demain mi^.
— Demain?.. C'est impossiblel Un hasard mespérë nousrapprèche
après si longtemps et vous T:ompte2 les mintftesl
— Ce n'est pas le hasard, mon ami, ic*est Bien,.. Keu qtn sA tè
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TAXE f OUI» &7&
qa'U fût Uaisi quant & partir denakir il le fiiitt. le ne me doutais
paa que j'obéi$6ai3 à uu preBsentiment» lorsque la mauvaise boula
de quitter Aix sans avoir seulameAt aperçu l«a salons du Casino m'a
pai]3aéâ lusq^'ici* Serais-je veiHiesi j'avaia su que vous étiez en
SMiKHe?.^ N<»H peutôtra.^. Nous noua somttKSs renoontréa sans nous
chercher... La Providence m'accorde cette grâce que je n'aurais
jamais qsà lui demander de vous revoir une foiSf igouta Nonne
eu apposant sur csea derniers nnots.
^ Diu moins, dit Jean d'firquï, voua metpemattrex de vous recon-
duhre jusqu'à votre hôtel, de remplacer Corentineî
IL"^ de Kerlian fit un signe d'acquiescement et congédia la Bre-
tonne, qui avittt rétit)gradé jusqu'à la porte :
^ Kour âtre firancbe» répcndit-dUe en a'eaveloppant d'un châle,
je voua avouerai que cette musique m'étourdit; elle n'est pas d'ac^
cord avec mes pensées. Nous serons mieux, dehors»
U lui ofiîit son bras, et^ ea sortant du salon^ dit à M°^ Aubin. :
*^ Je. voua laisse, ma fille ; vous me réiMundee d!elle« *
— Ohl répliqua galment la jeune fenune».c'est m'enjdtmandertrop«.
M^* Lauf e vient de danser trois foiade suite avec un cavalier qui s'ob-
stine k n'invijt^r qu'elle et parait dévoré de jalousie quMd elle par-
tage ses faveura. Je vofua dénonce oe upumége^ VeiUea sur votre bien..
SUe. Tavertisfiait en plaisantant» mavsr aî¥ee intsniion peu^étre* La
père de M""" Laure ne se laissa. pss alarmer. Nonne de Kerlan, ou
plutôt la Bretagne» l'absorbait tout entier oe aofar-lâ.
Ensemble ils traversèrent le grand vestibule, la cour boidée d'oraiw
gers en fleurs, puis, une fois hors de la zone iUunuAée du Casino,
ita suivirent lentement les ruea aonobres et désertes* Pendant cette
promenade, Jean ne se douta guèr^dee énotiona juvénileaQpii.gon^
fiaient le coeur ^ sa oonpagpe. L» vie avait naarché pour lui» une
vie agitée dont 1a flot eftt empcorté^ cenune autant d'épavea biea
d!autrea souvenins que oelui d'un tôte^téte qpoelconque avec la
ùmiée qua l'on imposait à. son choix,, maia peur Mena, c'étail hier.
EUe se swtait raaieaéi^ par n^agie k unoi nuit moine bellei que
oeUe^ où les étoiles brUiaittol moins vives sur des aapeota^nioÎM
nans^ où k senteur amtee dos gwéte rempla^t ce parfujn ventigir
ueux des orangers; elle avût viugt am et eUek evoyaûk uaivement
s'appuyer pour ^uto la vie auv ua beaa loyal qfii lui appactraai^,
Qa l'aftftit si bien pénétrée decettet espéran^oe et il lui a.vait été ai
faeile^ aimant eUe-môma, de. pcendrer pour dm pcélérences plus*
décalées lea marquea d'aSectioa que bû pnodjfl^iût aoutami. d'eut*^
*«*<» Eautsl vraiment qpie. voua partiez demain? donuwda. d'Erquf
sjtaaoifuji^îusqiQe-Uu
Sto tresÂaiUit». ke cbarmo ébdt rompu :
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Digitized by V--'^'»^^i.>^ j
576 BEYUE DES DEUX MONDES.
— Oui, répondit-elle de sa voix calme et résignée, j'ai annoncé
mon retour ; on m'attend pour fêter l'arrivée de notre cher Armel
qui vient en congé après une longue absence.
— 11 est marin, c'est vrai,., j'ai vu sa nomination au grade d'en-
seigne. Comment ma mère lui a-t-elle permis de servir son pays
sous le gouvernement actuel?
— Ohl il a été bien difficile en effet de la décider. J'insistais, je
suppliais de mon côté, poussée par l'enfant qui n'eût osé livrer
seul un pareil combat ; mais nous ne serions arrivés à rien sans
l'abbé Le Goff.
— Vous m' étonnez. J'aurais cru que l'abbé ne pouvait que sus-
citer des obstacles... Il est toujours à La Ville-Revault?
— Oui, en qualité de chapelain maintenant. Il fait la partie de
piquet de M"*® d'Erquy, il lui lit la gazette, il lui dit la messe tous
les matins. Pauvre homme ! il a bien baissé depuis la mort d'Yves-
Marie, suivie à si peu de jours de distance par celle de sa jeune
femme qui avait pris la maladie en le soignant. Cet affreux malheur,
du reste, nous a tous accablés.
— Je l'ai ressenti de loin bien douloureusement, dit Jean, le
sourcil contracté. Entre mon frère et moi, l'union avait été intime
et profonde. Rien n'a pu la briser tout à fait. Il me jugeait, je crois,
sévèrement, lui aussi; n'importe, il m'aimait. Quand j'ai appris sa
mort, j'ai écrit à ma mère... Je m'imaginais qu'en un pareil moment
son cœur déchiré s'ouvrirait peut-être au pardon. Savez-vous ce
qui est arrivé?
— Elle n'a point répondu?
— Si fait! J'ai reçu les deux lignes suivantes : « Vous avez raison
de me plaindre, car je n'ai plus de filsl )>
Jean prononça ces mots d'une voix rauque comme s'ils l'étran-
glaient au passage et W^ de Kerlan poussa un long soupir.
— Je ne me suis pas découragé encore, j'ai écrit à l'abbé Le
Goff, le priant de servir d'intermédiaire entre moi et cette mère
inflexible. Lui, je dois le dire, il m'a répondu avec bonté,., une
lettre stupide du reste, mais ce n'est pas sa faute s'il a l'esprit
court... Quel précepteur nous avions là, hélas I et combien il faut
que l'éducation compte pour peu de chose, puisque, élevé par lui, j'ai
pu devenir ce que je suis I II m'adjurait sur le ton de la miséricorde
et de la douceur, comme si j'eusse été un criminel ou un fou fu-
rieux : — « Vous n'avez qu'un moyen de rentrer en grâce, disait-il,
et vous savez bien lequel. Faites votre soumission, brûlez les œuvres
profanes que le démon vous a inspirées ; puis, venez reprendre id
la vie de nos rieux... » Dépareilles inepties en plein xix* siècle!
Personne n'y croirait I Entreprendre de persuader à un abbé Le Goff
qu'il exigeait là un suicide et que le nom le plus illustre n'est qu'un
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^iii
TÊTE FOLLE. 677
fardeau écrasant s'il voue à Tinaction celui qui le porte, lui démon-
trer que ce nom est un patrimoine susceptible de s'amoindrir conoone
tous les autres, que la marche rétrograde de notre aristocratie dans
les routines du passé est pour elle une occasion de mort, c'était
bien inutile, n'est-ce pas? Je l'ai tenté cependant.
— Et vous n'avez pas tout à fait perdu votre peine, interrompit
Nona, car sans accepter tous ces raisonnémens, on y aura peu à peu
démêlé une lueur de vérité : la preuve, c'est que M"* d'Erquy a
laissé Armel se présenter aux examens de la marine en sortant du
collège. Vous savez qu'une direction plus éclairée que celle de ce
pauvre abbé lui a été donnée, qu'il a fait ses études chez les pères?
— Mon exemple aussi a dû servir d'argument en sa faveur, dit
Jean d'Erquy d'un ton de raillerie amère. Ils auront lâché la bride &
regret afin qu'elle ne fût pas une seconde fois rompue.
— Pour une raison ou pour une autre et après bien des débats,
Armel est entré à l'école navale ; maintenant c'est un officier d'ave-
nir, tout le monde le dit.
— D'avenir 1 ce mot-là doit vous faire trembler tous, vous qui vous
cramponnez si obstinément au passé, aux choses mortes, vous qui
choisissez de végéter sans une aspiration, sans une révolte, sans un
rêve de progrès au milieu des tombeaux I
M"^ de Kerlan trouva peut-être injuste qu'il l'enveloppât dans cette
accusation générale, car une rougeur légère que couvrit l'obscurité,
monta brusquement à son visage et elle répondit avec assez de
vivacité :
— On ne choisît pas toujours, on subit.
— Les hommes vraiment dignes de ce nom font leurs destinées,
ils forcent la fortune au besoin, répliqua Jean d'Erquy, poursuivant
sa pensée toute d'égoîsme, sans s'arrêter à la protestation humble
et douce comme une plainte voilée qui s'élevait auprès de lui.
— Enfin, reprit-il, vous reconnaîtrez qu'il faut que le fanatisme
et l'opiniâtreté aient paralysé la raison chez ma mère pour que ses
résistances n'aient pas cédé au retentissement d'un grand succès.
Le succès justifie toutes les audaces, il ne permet pas de douter de
la réalité d'une vocation; il va jusqu'à légitimer les fautes qu'elle
entraine, qu'elle impose.
— Bien d'autres que votre mère ne seraient pas de cet avis,
mon cher' Jean ; le succès n'a qu'une valeur humaine, c'est le monde
qui nous le décerne, le monde si souvent hostile au devoir. Vous
écrivez pour le théâtre, n'est-ce pas, et la religion défend les spec-
tacles comme un péché: vous livrez le nom de vos ancêtres aux
appréciations capricieuses de la foule. Votre mère a frémi de le
rencontrer dans un journal qu'elle reçoit. Depuis ce temps, elle ne
TOMl LTIT. — 1883. 37
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878 RETUE DBB MVX SONDES.
jette JaiHais les yeux sur le fauîUeton. Et yotre te?âil, le travail
d'an d'Ef^uJ^y qui ob derraitsaYoir que^prandre les année au nom
dHrei et de Ja reltgioilt est rémmiM par deTargeiitl Gommmit
escoser cela? Vous mt <lire8 qu'il n'y a plus de roi et que la reli-
gion n'exige plus qa'oa la défende les armes à la maia.
*^ Je ne dkai rieni paroe qu'il €st oiseux de combattre l'absurde.
Vous-même vous paries avec une pointe d'ironie qui me prouve
que rien de tout cela ne vous paratt soutenable, que vous n'êtes ai
imaai firetoame ni aussi catbolîqpie que ma mère.
*^ De grftœ, m m'Atoz pas les deux qualités dont je suis fière
poMiesBUs tout. Mon opinâtm ne compte pas, je n'ose rien penser,
il est d'ailleurs inutile qi» je pense. Ignorante comme je le &uis,
je n'égarerais sans doute. Songez donc que je n'ai jamais eu l'oo-
casion de mettre èe pied dans un théâtre et que les seules pièces
que j'aies lues scntt quelques tragédies de Radae et de GomeiUa. 11
69t vrai que je les relis souvent; je sens que c'est beaiu et je place,
en toute confiance, vos œuvres au rang de celles-là.
•^ Pauvre Nona I pauvre enfant! pauvre sainte I ÛMunent vous
faire comprendre?. •
— le ne comprendrais peut-^élre pas et je soufrirais. Taieec-vous,
mon ami. J'ai déjà défendu à Armel d'attater à mes illusions. Lui
aussi vous connaît bien et vousadmire passiiODoément. H est fier d'être
fié à vous par le sang, il refouie avec peine ses enthousiasmes en
présence de sa grand'mëre. Giier «nfitnt, il me les apporte, et je œ
les combats pas, cela va sans dire. Nous parlons souvent de vous,
lui et moi, en cachette.
— 0 Neaa, c'est enoors à ^ous que je dois de n'être pas un
«étranger pour le fils de mon frère. £slr-ii franc «t généreux oomme
fêtait Yines-Marie?
— Oui, «vec phis d'«sprit. il a navigué, il a vu te mondSé
-^ J'aimerais le rencontrer, dit Jean d'un air pensif.
Noua ne jugea pas i propos de lui répondre que M"** d'Erquy
«vail exigé du jeune koame la serment de ne jamais recberdier
son onde s'il uHait im jour à Paris, et qu'en 1870, pendant le siège,
4A H a'éttdt distingué Annel avait tenu parole.
Pour la quatrième fois, ils venaient d'arpenter l'espaœ qui sépare
leuasiBDde l'ktlel oèM^ de Kerian avait pris gîte. Les rues s'ani-
maient de nouvMU, ilienns qui marque la fin des spectacles, des
concerts, des plaisîra taries que h ville d'Aix offire chaque soir très
libéralemcDt 4 ses béCea, myant sonné. On revenait i pied, par
groupes; tes femmes encapuchonnées iaissaientenfrevoir»«ous Tétui
plus ou moins sombre qui la recouvraîl, l'ailedu papillon : un faaa de
soie brâlant^les denlelfes d'une robe légère. fit c'était unbabilentre-
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TÀIfi FOLLE. b7d
coupé» de petUa rires aooores, des bonsoirs échange deiYWtcbAq^e
port(9^ twdis que le défilé coi^uaU w clair de U luivi.
M^^'deKerlao&'acréta.
-<^ Adîfitt» mra ami 1
^ Ah L ia triste motl s'écria-t-il comme s'il eût m s'envoler sans
retour un lambeau de sa j/sufiosse ressaisi par basard. Pourq^uoi
n'es(-ce pas au revoir, coome voua le àimU Laure ?
KUe répliqua tout bas :
-^ INûdu est bon, il permet d^espérer. Et vow u'aiveatijouta-t^elle,.
aueuMbuecommandation àme faire, aueuuA eouumsaiiHxi^ii^ donner?
^ Qtie seule» Lorsque vous en trouverez le mo^en, pai^Iea h ma
mère de k petite.EUe est innocente, eeUe-là, de tout ce qui est «cmé,,
eUe n'a pas mérité d'ôtre répudiée* Si voua pou^e% samir, Nom»
combieni, qua«d je réfléchis k mes propres afiayres^— c'est rare, par
boaheur, je n'ai pas le temps, — combien l'avenir, le présent même,,
de cette enfant me préoccupe I Un homme peuit se paasar d^ap^^,.
défie» la vie^ ILvr^ seul le grand combat. Qu'important tes heriona^i
lea accrocs.! oa sort. meurtri de cette lutte» mais victorieux,. tMidùi
qu'une fisoMne» nea ne doit l'effleureo:. Lwre n'a qine moi, et ua
père qui a pu suffire à fenfanl, remplacer tout pour eQe, estbiea
embarrassé dès qu'il s'agit, de diiriger la jenneifiUei. iissi jeBeJa
dirige pasy voua avei vu,, c'est elle qui me mtee. Un cœur d'oc
que k sien, maïs l'inexpérieBce^ renfantillage» Wa entralnemem^
j'ai p^ur de tout cela, saM saioir rien conjurer. EtLo est restée en
pension jusqu'ici; k dis^butt ans, je ne puis, l'y rcoieltre, et suit les
points essentiels son éducation est bien incom^ète» Dans le meilleur
des penaioBDats en enseigne L'orthographe, mais non paa à ae ooor*^
dmre. La marier le mieux possible et jusqueJà faten choisir ses
relations, voilà ce qu'il £audrail« Eatt^e que je peux» moi qui tter
vaille, moi qui vis en garçouL GonmieBl m'aiderezhvons»? Je B!en.
sais rien» mais c'est peurtastsur votre aide que )a conqpte, Nona*.
— Ton aivez raison, réponditrette» Qù deieje vous écriée si ma
jour il y* a lieu de le faire?
tt tira un portefionille de sa psche,. trafa «ne adresse k la hftte et
la lui remit dana un serrement de main qui fut le dernier.
m.
Les soMimant amis de Jean d'Erquy,, ceux, qui creyaienfciei con^i
mdtre,, parce que, depnî» liagt ans, iUanniaienÉ aca nco&aettp»^
tageaicntacs pUsiis^ ne sMaÎMl eit réal^ lisa de l'homme qot
se dérobait sous Fartisle, rkn du cadre étouffimt qne eeiprifilèf^
comme oa le nommait d'orcfinaire,. avait dâ briser avant de donoer
lear lihre essor à ms facultés pnimaiHes^ riaa de ces deanus, al
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580 REVUE DES DEUX MONDES.
peu d'accord souvent avec la surface et qui recèlent les causes
secrètes d'où résultent un caractère, un talent, une vie tout entière.
On l'avait vu apparaître à l'improviste dans le boudoir ou dans la
loge de Laura. D'abord il y fit assez modeste figure, sans passer
néanmoins inaperçu, car chacun disait à l'oreille de son voisin que
ce provincial silencieux, un peu gauche et possédant pour tout
mérite, croyait-on, une carrure de jeune hercule, avait fixé le cœur
de cette idole fantasque, perpétuellement encensée, aux caprices
presque légendaires qui, dans le moment même, repoussait à la
fois les hommages d'un banquier richissime et ceux d'un homme
d'état fameux. Son expérience de femme de trente ans et de femme
de théâtre ne l'avait pas préservée, après tout, des dangers d'une
passion exclusive. Elle s'était attachée avec emportement à ce jeune
hoDune, ramassé durant une tournée de congé dans un coin perdu
de la Bretagne, on ne savait pourquoi ni conmient. Malgré ses
allures discrètes, sa persistance à s'effacer, il inspirait aux nom-
breux courtisans de la tragédienne une jalousie mêlée d'un peu de
mépris. Mais tout changea deux ans après, lorsque l'amoureux taci-
turne se révéla soudain auteur dramatique et débuta par un coup
de maître. Du jour au lendemain, Jean d'Erquy eut une situation,
des amis, des flatteurs ; chacun prétendit l'avoir deviné. Le choix
de Laura fut justifié à l'improviste. On découvrit que cet inconnu
possédait les avantages de la naissance et de la fortune, dont il
n'avait jamais fait parade, préférant attendre toutes les distinctions
de lui seul, travaillant sans rien dire, se recueillant dans une obscu-
rité volontaire jusqu'à l'heure d'un triomphe d'autant plus éclatant
qu'aucun prélude ne Tavait annoncé. Les originaux de deux ou trois
portraits, évidemment peints au vif et qui apportaient dans sa
comédie une note de réalité piquante, n'eurent garde de se recon-
naître. Pourtant l'auteur les avait étudiés de près dans ce milieu
propice qui réunissait toutes les nuances les plus diverses de la
société parisienne et cosmopolite. Ce n'était pas en vain qu'il avait
alTecté longtemps de s'éclipser et de se taire : il réservait appa-
renmient pour un meilleur usage les traits brillans, les mots qui
font fortune. Ce naïf était après tout un malin, — un malin de
génie !.. Ceci posé, on ne se demanda plus d'où venait l'auteur d'une
pièce prônée par la critique et jouée cent fois de suite; on ne per-
dit plus de temps à interroger son passé; Jean d'Erquy représen-
tait l'avenir, l'avenir glorieux, acclamé; à cet avenir diacun fit la
cour sans s'inquiéter du reste. U eût été pourtant curieux de savoir
que la première jeunesse de cet homme au talent si moderne, qui
manœuvrait d'une main si ferme et si exercée déjà tous les rouages
des sentimens, des travers et des intérêts de son temps, s'était passée
dans une sorte de tombeau où n'arrivait aucun des bruits du monde.
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TÂTE FOLLE. 581
Le château de La Yille-Revault» qui Tavait yu naître, sur les con-
fins des Gôtes-du-Nord et du Finistère, loin des villes, dans une
région sauvage de forêts, ne pouvait se comparer pour la morne
tristesse qu'à ce château de Gombourg, dont l'ombre grandiose et
profonde pesa sur l'œuvre et sur la destinée entières d'un autre
Breton, Chateaubriand; et Jean d'Erquy n'avait pas pour sup-
porter son sort le désenchantement maladif, la poétique môlan-
coUe de Bené; il était incapable de se perdre dans le rêve, d'invo-
quer au fond du donjon où les circonstances le retenaient prison-
nier une sylphide consolatrice, belle à la façon de Yelléda ou de
Gymodocée; il n'aspirait point aux solitudes du désert, mais bien au
spectacle agité de la vie contemporaine, au tumulte fécond de Paris.
Son humeur le poussait vers la révolte plutôt que vers le désen-
chantement; il prétendait ne pas laisser inactives les forces qu'il
sentait avec un mélange d'ivresse et d'effroi bouillonner en lui;
mais quelle issue leur donner? Sa mère, veuve, et son précepteur,
un vieil abbé, qui se nourrissait encore des numéros du Drapeau
blanc et de la Quotidienne^ précieusement conservés, lui propo-
saient comme unique exemple tantôt la carrière de son aïeul, qui
s'était fait tuer pour Madame au combat du Ghône, tantôt celle de
son arrière-grand-père, un émule des La Bochejaquelein, des Gathe-
lineau, des Bonchamps, jadis fusillé à Quiberon. De son père défunt
on lui parlait peu. Jean-Hervé de La Ville-Bevault, comte d'Erquy,
avait été aussi dans sa jeunesse l'un des derniers chouans; mais,
après l'arrestation de la duchesse de Berry, il s'était trouvé réduit,
faute de mieux, à chasser d'un bout de l'année à l'autre pour trom-
per ses velléités guerrières, quitte à s'enivrer d'eau-de-vie dans
rintervalle des laisser-courre et à augmenter considérablement la
population de son village par des caprices aussi violons que fugitifs
pour les moins laides d'entre ses vassales.
Si la comtesse avait souffert, nul n'en savait rien : jalousie,
humiliations, dégoûts, mauvais traitemens, elle offrit tout en
silence au Dieu implacable qui la frappait; sa dévotion austère,
presque farouche, n'eut d'autre efiet que d'enraciner chez elle
les principes prétendus d'honneur et de loyauté dont ses enfans
devaient être victimes. Jamais elle ne s'était demandé si l'inuti-
lité à laquelle le vouait la chute de ses princes n'avait pas été la
première cause de l'abjection profonde où était tombé son mari, tué
par l'ivrognerie qui l'avait d'abord hébété; jamais elle n'avait pensé
que des voies nouvelles pussent s'ouvrir à toutes les classes de la
société tentées également par l'œuvre du progrès. Au fond, elle ne
plaignait aucune misère, ses propres souffrances, impitoyablement re-
foulées, l'ayant endurcie, rendue pour ainsi dire inerte : la vie n'était
qu'un martyre, et c'était juste, puisque le deldevait se trouver au bout.
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582 REVUE DES DIOX IKHIDES.
Pour gagner le deU M"^ d'Erqay pratiquait la bienfaisance sous
tentes ses formes matérielles, dktribuant, sdon le cas, des tèt^
iiittis,du bois ou des drogues aux paysans d'alentoor, qu'elle armaîl
d'ailleurs de son mieux contre Tempiétement des lumiôrea. L'écde
n'arait pas de plus ardente adversaire ; la science représentait pour
elle un agent de la révolution ; si la noblesse était montée à L'éeha-
faud, si les reUgieusea avaient été chassées de leurs couvent, si Ton
niait Dieu, si l'on égorgeait les rois, c'est qu'on avait trop lu et trop
pensé. Bien ne lui eût été cette certitude, elle n'admettait pas que
le bien se trouvât dans les livres à côté du mal. Non, les ouvrir,
c'était s'exposer à perdre, sans compensatioii aucune, sa vertu, sa
foi, son boidieur en ce monde et dans l'autie. TeUes étaient les con-
victioDs qu'elle rkississait sans peine à répandre et à entretenir dans
le plus endormi des villages de la Basse-Bretagne. Ses deux fila
Tves-Marie et Jean furent élevés comme des gentilshommes qui
d'un moment à l'autre peuvent être appelés à défendre un drapeau
qui n'est plus celui de leur pays. Toutes les qualités requises au
tnnps de la ligue, on tes en pénétra au préjudice de celles qui ser-
vent aujourd'hui. Yves ne se révolta pas contre cet OQseignement;
c'était une espèce de centaure, toujours satisfait pourvu qu'on le
laissât galoper dans la campagne, doué d'un corps de fer et d'une
âme paisible. Sa mère le maria de bonne heure, sans qu'il fit de
résistance, et il s'attacha aussi fidèlement que s'il l'eât choisie lui-
même à la compagne qui lui était donnée. Le même sort était réservé
à Jean, qu'il s'agissait de mater, quelque indomptable que ftA sa
nature:
B&odei bien les jeoz de Totre Jesiie taureau, cm U toi» doMiera du wêêA.
EMtamim biea votre po^aiB, on U n noien daoa l*étaiif •
Ces préceptes de répression eaipruntés à hi Sagesêe de Bretajpie
revenaient sans cesse dans la boudie du bon [abbé Le Goff qui les
app&quait de son mieux, mais ils furent inutiles contre Jean,
mcapable de souffirir ni bandeau, ni entraves» Babyk)ne attendait
celui-là pour le dévorer, coomie le répéta souvent depuis son pré-
cepteur au désespoir, en rappelant certains spectacles de marioib-
nettes que l'enfant organisait avecune perversité précoce et oertainss
scènes ittaloguées auxquelles s^ex^rçait la plume à peine capable
encore de former des lettres, mais habHe k retracer défà les ridi-
cules d'autrui : l'i^é Le Goff y jouait toujomrs un rtie à la fois gro-
tesque et odieux qui avait valu phis d'un pensum au futur auteur
dramatique. Jean de^nait tout ce qu'on voulait lui cadber, jMPenait
tontes les leçons à rebours et pesait à ses supérieurs des quen-
tiotts éfideounent souflées par la mauvais ^^Bfoâk; il savait dénkher
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TETE FOLE&. £8S
dans la bibliothôqae, dont les poiles cependant étaient fermées à
dé, lesoovrages les plus propres à Tempoisminer, il aimait le pérâ:
Satan lui prêtait parfois dans la discussion les ressonices d'mie
terre et d'une logique à faire damner les saints.
Sa mère, à qui ks plaintes de Tabbé arrivaient chaque jour, usa
de rigueur le plus longtemps qu'elle put. S'aperoevant enfin que
ce moyen aggravait le mat, au Meu d'y remédier, elle imagina
d'appeler à soa secours l'ascendant tout d'indulgenœ et de bonté,
que semblait avoir pris sur le rebeOe une compagne d'enfance
qui était en même temps la plus riche héritière du pays. Nonne
de KeriiA lut attirée sans cesse à La Ville-Revault et, bon gré
mal gré, l'élève récalcitrant de l'abbé Le Goff aurait fini par se laisser
enchaîner au foyer, comme Yve&-Marie, si, alors qu'il y pensait le
moins, la destinée de son choix ne se fût offerte d'elle-^néme et
d'une fiaçon étrangement tentatrice.
Le journal du département annonçait une représentation extra-
ordinaire au théâtre de Brest. Laura, dont le nom avait retenti jus-
qu'en Bretagne, devait au cours d'une de ces tournées que les
acteurs de Paris font en province, jouer par exception, elle, la plus
belle des Phèdre, des Ghimène, des Hermione, un rôle de drame
moderne, écrit exprès pour faire valoir ses principales qualités. Jean
résolut de la voir, il la vit, et l'amour éclata chez lai en même tempe
que sa vocation, f une et Tautre irrésistibles et si étroitement con-
fondus qu'il n'aurait pas su les séparer. Cn grand cœur, pensa-t-il,
devait s*allier à tant de génie ; cette femme, cette muse saurait l'ai-
der. Avec la na!ve intrépidité de son âge, il trouva moyen d'appro-
cher d^ede, de m faire écooter. La passion à brûle-pourpoint du
jeune Breton fit sourire Laura; ce qu'il lui dit de ses ambitions,
de son désespoir, de ses facultés enchaînées Fintéressa; elle se
rappelait encore son propre début contrarié par f ignorance et la
misère, de terribles obstades aussi, qu'elle avait surmontés toute
seule, et le xôle de Providence ne lui déplut pas ; peut-être sut-eBe
lire sur ce front éclairé par l'enthousiasme les signes favorables qui
livrent l'avenir à qui les possède; et puis la situation était étrange. ••
Jean ne ressemblait à personne, il était fou d'une foUe assez rare.
Après avoir un peu raillé, la grande artiste se laissa graduellement
attendrir; cet enfant l'implorait de si bonne foi comme une divinité
qui pouvait dispenser i son gré le bonheur et la gloire; pourquoi
ne TeûtreBe pas exaucé? Bref, en quittant la province, elle l'em-
porta selon ses tqsux, dans un pli de son manteau, et jamais plus
Jean d'Erquy ne retourna dans la vidlle demeure où Ton dormaot
d'un eommeil de cent ans quil avait été seul â secouer.
La douleur de M^ d'Erquy, cette douleur de chrétienne, de Bre-
tamie et de mère, fut teHe que les paysans, qui^ent tout à coup
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fi8& BEVUE DES DEUX MONDES.
sa taille, si raide jusque-Ià| s'affaisser, son teint prendre sons des
rides soudaines les teintes jaunies du vieil ivoire , déclarèrent en
chœur qu'elle avait eu le sang tourné. Tout ce qui lui parut possible
pour ramener l'enfant prodigue, elle le tenta : les admonestations,
les prières, les anathèmes, elle n'épargna rien, sans rien obtenir.
Renonçant enfin à une lutte inutile, elle lui rendit compte de l'hé-
ritage de son père défunt, car il ne fallait pas qu'un d'Erquy vécût
comme un gueux à Paris ou ailleurs, puis elle le bannit de ses affec-
tions, plus vives et plus profondes qu'il n'avait pu s'en douter sous
la sévérité des apparences. On sut que ce sacrifice était fait et com-
bien il lui avait coûté le jour où, en revenant de la messe, elle prit
le petit Armel, alors âgé de cinq ans, sur ses genoux et l'embrassa
avec des larmes qui coulèrent une à une dans la chevelure bou-
clée du bambin. Il se tourna d'un air surpris vers sa grand'mère :
— Je t'aime pour deux maintenant, lui dit-elle avec une émotion
concentrée en le serrant si fort qu'il eut peur et se mit à pleurer lui-
même.
En effet, elle donna depuis au fils d'Tves-Marie toute la tendresse
relativement expansive dont elle se reprochait d'avoir sevré Jean, à
contre-cœur et par système :
— Qui sait, se demandait-elle bien tard, si la douceur n'aurait
pas mieux réussi?
Mais non , il eût abusé de la douceur comme il avait défié la
sévérité. Jean était perdu à jamais. Elle en fut persuadée le jour où
elle apprit que son nom figurait sur une affiche de théâtre. Peut-
être jusque-là eût-elle pu, s'il avait fait amende honorable, lui par-
donner sa désertion et les désordres qui le damnaient : ce péché-là
toutefois passait la mesure. Il y avait eu des d'Erquy prodigues et
débauchés, mais nul d'entre eux n'avait fait courir au nom de ses
ancêtres d'aussi basses aventures. Autant profaner quelque sainte
relique I La comtesse n'eût pas été beaucoup plus scandalisée d'ap-
prendre que son fils était lui-même monté sur les planches. Qu'il y
dût recueillir des huées ou des bravos, peu lui importait après celai
Cependant Laura continuait à se complaire dans son rôle de
bonne fée. Elle avait été en toutes choses l'initiatrice de Jean.
Leurs amours lui fournirent le sujet d'une première œuvre puisée
au plus profond de lui-même, comme il arrive à la plupart des
auteurs qui débutent. Ce n'était pas encore une de ces comédies
de mœurs solides et brillantes à la fois telles qu'il devait en con-
cevoir plus tard. Raymonde réussit par le pathétique de la situa-
tion, animée d'une flamme de jeunesse, assaisonnée par une saveur
d'inexpérience toute géniale qui emportait l'auditoire bien loin des
chemins battus; mais si cette pièce, quelque intéressante qu'elle
fût, n'attendit pas son tour des mois, des années, si elle échappa
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i
TÊTE FOLLE. 585
yictorieuse à cette fatale poussière qui s'amoncelle sur le premier
manuscrit, ce fut par le pouvoir de l'enchanteresse. D'un coup de sa
baguette, elle abattait toutes les barrières qui tiennent le talent en
échec, contre lesquelles parfois il se brise. Elle faisait vivre celui
de Jean d'Erquy dans un milieu favorable plus qu'aucun autre à
son développement. En même temps, les portes des théâtres s'ou-
vraient comme d'elles-mêmes, une sollicitude incessante, amoureuse
et maternelle tout ensemble, veillait sur le chemin du jeune homme
et en écartait les épines. Il arriva peu à peu que la femme toujours
prête à se sacrifier au profit de l'homme aimé tua l'artiste, dont la
vocation naturelle est de vivre égoîstement pour son propre succès.
Cette histoire, bien moderne cependant, rappelle certaine légende
du Nord qui nous montre une nymphe des eaux, jusque-là per-
fide et trompeuse comme toutes ses semblables, attachée par
malheur à un jeune mortel. Chaque soir, elle quitte le lac auquel
elle appartient pour venir lui apprendre de nouvelles chansons,
de nouveaux contes,^ de nouveaux jeux; chaque soir, elle s'ou-
blie auprès de lui davantage, jusqu'à ce qu'ayant laissé passer
l'heure fixée pour son retour dans le palais de cristal qui la
réclame, elle disparaisse tragiquement, punie d'avoir manqué à son
destin. Une flaque de sang sur le rivage est tout ce qui reste d'elle.
Il resta autre chose de Laura, il resta une petite âme allumée
au feu de la passion qui l'avait dévorée, une enfant dont la nais-
sance conduisit sa mère au tombeau. Laura n'était pas faite pour le
lot naturel des femmes. Une grossesse précipita l'éclosion des
germes de phtisie qu'elle portait. La mort la prit à trente-cinq
ans, terminant ainsi le poème rapide d'une vie qui avait épuisé les
jouissances de l'art, l'orgueil de la célébrité, les ivresses de l'amour
partagé : encore quelques jours et elle eût senti le regret de
vieillir sous les yeux d'un amant plus jeune qu'elle; la crainte de
l'infidélité, de l'ingratitude serait venue peut-être l'effleurer; elle
partit à temps, laissant au monde entier et à un seul cœur l'impé-
rissable souvenir de l'éclat, de la puissance, des prestiges de Laura.
Sa mort acheva l'œuvre qu'elle avait commencée : une grande dou-
leur mit le dernier sceau à ce talent qu'elle avait fait jaillir. Pen-
dant les longs mois de retraite, de recueillement qui suivirent une
si grande perte, Jean d'Erquy devint ce qu'on le connut plus tard.
Il s'enferma solitaire avec son travail, et son travail le consola. Mais
il fut aussi consolé par sa fille, par la petite Laure. Cette frêle enfant
devait remplacer pour lui l'amour et la famille qui lui manquaient.
Bien des années après, voyant clair en lui-même, il se dit qu'il
n'avait aimé qu'elle. La tendresse ordinaire d'un fils pour sa mère
s'était trouvée refoulée chez lui par une dureté trop grande; l'ami-
tié que lui inspirait autrefois son frère n'était que de la condescen-
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586 BEYUE DES DEUX MQHDES.
dancct aon affection pour Nonne de Kerlan, un mélaDge de sympii-
thîe et de pitié. Laura eUe-mômet c^te sublime Laura» l'ayiit
surtout ébloui comme la prennère rérélation du génie, la première
af^rition de la gloire ; il adorait en elle, d'abord, sa lib^atrice.
Les femmes qui, par la suite, semblèrent la remjdacer auprès de lui,
n'eurent en réalité d'autre emploi que de délasser sa pensée, too^
jours à l'œuvre, par des intermèdes de plaisir. Il ne tint sérieuse-
ment à aucune d'elles. Mais pour sa fille il eût tout sacrifié. Dès le
berceau, elle disposait de lui. Si elle paraissait souffreteuse et maus-
sade, il n'avait plus de repos. Avec l'anxiété d'une mère ou d'une
nourrice, il guetta les périls qui menacèrent sa première eniaoee.
Bien n'était plus touchant que ces soins minutieux de la part d'un
homme, fort inhabile, du reste, au gouvernement de la vie exté^
rieure. Il avait d'abord résolu d'élever Laure auprès de lui, mais
lorsqu'elle eut huit ans, il comprit que l'intérêt même de l'^ant
exigeait qu'il la mit en pension. Elle fut confiée à une femme intel-
ligente qui dirigeait à grands frais l'éducation d'un petit nombre
d'élèves orphelines ou étrangères séparées 'de leurs parais par
quelque circonstance. Paris offre des compensations sans bornes à
tons les malheurs que la pauvreté n'accompagne pas. Ces demoi*
selles recevaient les leçons de proiésseurs éminens et jouissaient du
bien-être, des distractions variées qu'elles eussent pu trouver dans
une famille riche. On les mêlait entendre de la musique aux bons
endroits ; on les tenait au courant de ce qui pouvait intéresser leur
imagination d'une manière profitable et former leur goût, elles
n'étaient pas astreintes à un uniforme banal et pouvaient librement
aimer les chiffons; bref, ses années de pension n'eurent rien de
pénible pour Laurette, que des gâteries sans nombre suivirent
hors de la maison paternelle. Lorsqu'elle y rentrait, c'étaient de
nouveaux plaisirs. Les amis de son père, hommes de lettres et
artistes, lui [H^odiguaient, en même temps que les bonbons, plus
de complimens qu'il n'en eût fallu k son âge. On la conduisait
chez de belles dames qui, pour s'assurer la satisfaction d'orgueil
d'avoir l'auteur en vogue à dîner, flattaient chez lui la fibre pater-
nelle. Laure fut prés^tée certain jour à une altesse comme si elle
eût été déjà elle-même quelque personnage d'importance. Elle
voyait Jean d'Erquy recherché, aldulé, elle lisait dans les jouiv
naux des tirades à sa louange, die se savait la fille d'un grand
homme. Sa mère se montrait à dUe conronnée de lauriers, dra-
pée comme Melpomène, dans le portrait en pied auquel on lui
avait fait de bonne heure envoya: des baisers; elle entendait appe-
ler cette quasi-divinité Laura, de son nom de baptême, selon l'usage
adopté pour les reines et toujours au milieu d'un concert d'admira*
tioa et de rogrets : jamais elle n'avait en ni elle n'aurait d'égale*
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TÊTE FOLLB. 587
D eût été diflidle qn'à ce régime U petite Laure d'Erqay se crût
quelque raison d'envier la situation de qui que ce fût. Elle s'enor-
gueillissait, au contraire, d'avcHr dans les veines un sang deux fois
illustrei elle était naïvement heureuse de sa beauté, ravie de son
sort , qni allait devenir tout à fait délicieux : après leur voyage
annuel de vacances, elle ne rentrerait plus en pension. Une gou-
vernante, choisie parmi ses anciennes sous-mattresaes, lui servi-
rait de porte-respect; elle se promettait bien de la puer à toutes
ses fantaisies. Pas un nuage dans le passé ; le présent, i'aveohr
cooleor de rose, voilà comme Laure eût.défini son existence si
quelqu'un l'eût interrogée à ce sujet. Elle ne se doutait guère de
la situation fausse dont son père, dans un moment d'expansion,
avait parlé avec des angoisses trop réelles à M"* de Kerlam
lY.
— Sais-tu, papa, que depuis ta rencontre avec cette amie dont
j'ignorais l'existence, tu n'es plus le méme7.« L'air si préoccupé!..
le suis jalouse!
— Jalouse?
— Oui ! tu te soucies peu maintenant de ce qui t'entoure. Tes pen-
sées d'en vont très loin. U y a pourtant ici de quoi les retenir! Vois
donc... tout est si beau !
Laure et son père s'étaient séparés du groupe de promeneurs
dont ils avaient &it partie jusqu'à Hautecombe. Laissant leurs com-
pagnons visiter l'abbaye et les tombeaux des princes de la maison de
Savoie, ils avalent préféré à ces magnificences architecturales passa-
blement surfaites le ^ctacle toujours nouveau du lac, dont on
embrasse, de l'endroit qu'ils avaient atteint, toute l'étendue trans-
parente et bleue, depuis les hauteurs que couronne le château de
Chatillon jusqu'aux glaciers qui ferment de leurs dentelures majes-
tueuses la vallée de Ghambéry.
— Quelle idée! répliqua Jean d'Erquy en laissant errer ses
regards sur la nappe de saphfa: où trempait le rocher à pic. Jamais j
au contraire, je n'ai mieux joui d'un voyage.
— Oh! n'espère pas me tromper. Tu as voyagé souvent en Bre-
tagne, ces Jours-ci, quoiqu'on pût te croire en Savoie.
— Eh bien! quand cela serait? Yas-tu me demander compte ?«•
Je suis plus discret avec toi ; je ne t'ai pas reprodié Jusqu'ici cer-
taines fantaisies hongroises.
Elle éclata de rire :
— Fantaisies hongroises! Le mot est joli; un motif de valse en
passant ztrmloj la ta... Tu aak que je ne prends rien ni personne
an sérieux, sauf mes cherp^aet8esdistraetigM^«Non« jaoïaîsje
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588 BETUE DES DEUX MONDES.
ne t'ai vu distrait comme cela... Qu'art-elie pu te dire cette vieille
Bretomie qui fait fait de la peine?
— Je croyais que cette yieille Bretonne , comme tu rappelles,
t'avait plu?
— Beaucoup au premier aspect. Mais si elle te rend triste I
— Je ne suis pas trisrte. Je réfléchis, voilà tout, et je me sou-
viens... Nous avons causé ensemble d'un temps bien éloigné.
— Que tu regrettes? Un temps où tu n'écrivais pas de pièces, où
tu n'avais pas de petite fille !
Et d'un mouvement câlin, Laure appuya sa tète sur l'épaule de
son père, qui l'attira plus près de lui.
— Je ne regrette rien, je ne peux rien regretter, puisque tu es là,
mou trésor, mais comprends donc... J'ai quelque part une mère, une
mère qui est vieille aujourd'hui. Elle mourra peut-être sans m'avoir
revu, comme est mort mon frère... N'est-il pas naturel que cette
pensée m'assombrisse quand une circonstance l'impose à mon esprit 7
— Elle t'assombrit,., elle te rend malheureux! s'écria Laure,
dont les yeux se mouillèrent.
— Vas-tu pleurer, petite folle? Sois tranquille, ton père est, mal-
gré tout, le plus heureux des hommes.
— C'est-à-dire qu'il devrait l'être,., mais il ne l'est pas,., en ce
moment du moins... Voilà pourquoi j'en veux à cette espèce de
revenant qui s'est trouvé là pour gâter notre plaisir. Dis-moi, elle
est donc bien méchante, ma grand'mère?
— Elle a toutes les vertus. Seulement nous ne pensons pas de
même. Je t'ai plus d'une fois expliqué cela.
— Et puis, n'est-ce pas, elle n'aimait pas maman? demanda tout
bas Laure, dont les paupières abaissées laissèrent soudain rouler
une grosse larme longtemps retenue. Crols-tn, reprit-elle, tandis
que son père l'embrassait en silence, crois-tu cependant que, si elle
me voyait, elle pourrait m'aimer, moi?
— Qui ne t'aimerait, ma Laurette?.. Mais tu veux rompre les
chiens, rusée! Il s'agissait du comte Tzérényi. Ainsi, tu me jures
que tu n'as fait aucune attention à cet étranger romantique qui
ne quitte pas la maison du docteur depuis que nous y sommes?
Un sourire sécha les pleurs de Laure.
— Je n'ai rien dit de pareil; il me semble, au contraire, fort
aimable.
— De sorte que tu n'es pas fâchée de lui plaire?
— J'en suis ravie; mais qu'est-ce que cela prouve?
— Que tu es une coquette on qu'il te plaît, lui aussi. L'un et
l'autre serait dangereux.
— Je ne sais pas si je suis coquette, mais la manière dont il me
platt n'est pas dangereuse du tout. Raisonnons... Le danger serait
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TÊTE FOLLE* 589
de Téponser, n'est-ce pas» parce qu'il n'offre point les garanties
— Ahl tu sais déjà7«.
— Crois-tu que le docteur ait gardé son histoire pour toi tout
seul? Il m'a charitablement avertie. Je t'avouerai même que le
moyen n'était pas très bon, car ce qui me charme surtout en lui,
c'est le passé aventureux. Tout cela est original et me fait songer,
je ne sais pourquoi, au joli tableau que nous avons vu, tu te rap-
pelles, à l'Exposition ; des hommes armés défilant à travers la steppe
derrière un cavalier qui racle son violon. Le comte Hathias devait
être de la caravane. Et puis cette marche de Rakoczy m'a toujours
électriséel L'autre jour, M"** Aubin la jouait au piano. Il nous
a dit entre deux gros soupirs le poème qu'un de ses compatriotes
a fait sur cette mélodie séditieuse. J'aurais voulu que tu fusses là!
D'abord il a récité les vers dans sa langue, puis il nous les a tra-
duits. Attends, je vais retrouver ça : « Ne joue pas parmi nous,
de grâce, la marche de Rakoczy!.. Mon cœur se fend, mon cœur
éclate lorsque j'entends la chanson hongroise... Ah! brise-le plutôt
ce violon qui sanglote et va l'ensevelir dans la Puszta ! Pourquoi le
garder encore?.. Il ne peut plus que désoler nos âmes... »
Laure déclamait à merveille ; c'était chez elle un art apparem-
ment héréditaire ; en même temps, elle singeait avec une drôlerie
vraiment irrésistible l'emphase du comte.
— C'est superbe, n'est-ce pas? reprit-elle. Je l'ai flatté en lui
disant que la musique hongroise était à mon gré la plus belle des
musiques. Il ne sait pas ce que vaut mon opinion !.. Quand on est
incapable comme moi d'écorcher seulement deux notes!.. Ces vio-
lons-là du moins n'ennuient jamais et ils vous font si bien valser !
Tu vois, nous revenons toujours à la valse.
— J'espère, mademoiselle, que ce héros dégénéré ne se permet
pas de vous faire la cour?..
— Qu'appelles-tu faire la cour?.. Des complimens?.. Il m'en fait
tout le temps au contraire... Tu sais qu'il te demandera la permis-
sion de venir nous voir à Paris?
— Je la lui refuserai net.
— Yraiment?.. Quel dommage I
— Tu l'avoues donc ! Ses grandes moustaches te tournent la tête.
— Personne ne me tournera jamais la tête.
— Sauf, j'espère, l'honnête homme que tu épouseras.
— Je n'épouserai aucun homme, honnête ou non. Entre nous, s'il
faut te dire la vérité, ceux qui sont absolument corrects et sans
reproche ne me paraissent point les plus agréables. On irrégulier
comme le comte Tzérényi, à la bonne heure!.. —Mais puisque je te
dis que je ne me marierai pas...
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f90 BETUE DBS DEUX MONDES.
<^ Voilà une notnelle Inlne!.. It powqQoi?
— Parce que je ne yeux jamais te quitter... jamaiSé*. jaaiaÎBr..
et que je n'aimerai jamais personne. .. ceqni s^aj^le aimer, sauf
mon père!
— GeBontlbAe6iiKyt8,ditJean(rErquyen«llBMitantxinafrgro^^
Il «était liafbitaê A ces dédarationsi mais y trouvait toujouiB le
même plaisir.
— Des mots! tTest ta vérité pure... Oiutl ^gardons nos seerets
pour nous. Toilà 'oes badauds qui reviennent.
De km on apercevuit en effet deux ou trois dames, l'ombrelle
ouverte, p^rmi lesquelles M*" Aubin, qu'escortaient Trèrônyi et
Bemeuf, le peintre, toujours jyrèts à se joindre aux excursions orga-
nisées par d^ folies femmes.
D'Brquy, si expansîf tout à Fheure avec sa fille, redevint tacStume
oommei Tordinaire. Le monde Taccusaitde hauteur, dHmpeitinence
même, tandis que, comme la plupart des hommes qui poursuivent
ou creusent une idée, il s'absw^but dans un travail perpétuel que
n'interrompait aucun des incidens du dehors. Son cerveau était de
ceiux i qui tout eert de pâture, qui ne cessât d'absco'ber, de Yasser
et de déduire. Laure seule savait arrêter les rouages înfotigaUes de
cette paissante machine. Il n'y avait pas de préoccupation qui tint
contre les gentillesses rieuses qu^elle jetait à la traverse. D'Erquy
se reprenait un instant à vivre de cette Tie du cœur qui nous
donne nos meilleures joies. Trop d'indulgence de sa part avait permis
à une sorte de camaraderie assez rare et peut-être fâcheuse, parce
qu'elle nuisait forcément au respect et & l'autorité, de naître et de
grandir entre lui et sa fiUe ; mais cette familiarité en revanche était
la source d'une confiance parfaite. Tenu à distance dans sa jeunesse,
sans possibilité de détente ni d'épanchement , Jean d'Brquy avait
versé, p«r crainte de œ qui lui semblait le plus grand 4e tous les
maux, dans l'excès contraire. L'éducation de Laure avait été l'ami-
thëse 'id)6olue de la sienne.
«--^ Ma foi! dit 11^ Aubfai en les rejoignant, vous aves été bien
inspirés d'échapper à ce bon moine qui nous a tenus une heure au
collet devant de mauvais marbres.
— Et maintenant, reprit Tzérényi, <eù allons^nous? à fat fontaine
j&temJltente?«, je vous avertÎB que cTest encore une mystiieation,..
ou à la grotte de RaphaSl?
— Va po«r la fontaine plutAlI s'écria Laure; je suis lasse des
pèlerinages littéraires, auxquels je ne comprends ricm. L'autre
jov, c'était 4UX Oiameitee. Tous étfei tous à vous extasier devant
UM petite maison grise percée de deux fenêtres et un jardin alm-
écÊûoé qui vous rappelait une histoh^ qtie ]e n*ai jamais lue. hea
jeunes filles sont bien malheureuses d'être ignorattles à ce péintT
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TKIE TQUJL. 591
~ Bàh) rSpfiqnt son père, tu sais le Lmc par oœor; œk iaà ta
suffis ici.
— El, ijoata le eomtev l^hisloire des Gharmeltes, comme celle
de la Grotte, est Ate en peu de mots. Dbue êtres s^aimèrent pa»->
dcmnémenl dans celte paofre petite maison, grise ccmone sqms la
rocber da Bautecombe. 11 n'en a pas falk davantage pou <|ne la
monde* entier y attftt en pMerina|^ adcnrer âterndlement en Tbimu%
temps qne l'amonr le génie qui Ta célébré*
-^ Ybilà les Confessiom et Raphml covrenablement résumés^
dit Jean d'Erqny avec un geste i^robateur. Voyons», Laar^ley fai*
scMis-noHS après tout le monde le famenx pèlerinage}
— Merci, je ne sois pas sentimentale, répondit-^elie en riant
Mystification pour mystification, j'aime mienx la fontaine»
Pendant une heure on resta sons les arbres qui abritent la seOFce
capricieuse à guetter un phénomène qui ne se produisit pas. LauiQ
était seule à s'obstiner sérieusement. On lui avait dit que quiconque
voyait jaillir la moindre goutte pouvait former un vœu avec la cer*
titude d'être exaucée.
— Je suis curieux de savoir ce que vous souhaîleriei, mademoi-
selle, lui dit le comte en se rapprochant.
— Mon Dieu ! pourquoi en ferais-je mystère?.. Mais tâchez de
deviner d*abord.
— Je ne sais. S j'étais femme, je n^aurais assurément quTun désir
dans le cœur...
— Et, en votre qualité dlK)mme, que soubaites-vous? demanda**
t-elle hardiment.
— Je n'oserais vous le dire...
— Parce que votre vœu est triste peut-être, triste autant que le
mien, interrompit M"^ d'Erquy , ramenée à la prudence par un instact
vague. J'aurais demandé comme une égofete, si la naïade s'était mon-
trée, de mourir jeuoe,.. oui, avant mon père, rien ne me paraissant
plus horrible que Tidée de vivre sans lui.
— Moi je suis seul, dit Tzérényi avec un accent de mélancolie
profonde, je l'ai été toujours,., et je donnerais bien votontier» ma
vie dès cet instant à la condition d'être regretté pu: un ange qui
vous ressemblât.
Elle rougit et se tourna vers son père, qui n'avait rien entendu do
ce dialogue à demi-voix. Quelqu'un fit observer presque aussitftt
que le soleil allait se coucher et €[ue c'était ta plus belle heure pomr
traverser le lac. Les barques attendaient amarrées à peu de distance»
Dans la pretnière montèrent les deux amies de M^ Aubin avetf
Berneuf ; dans rau|re, Jean d^Erquy, sa fille et la jeune femme
du docteur : on ne se demanda pas longtemps auquel des^ deux
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Î92 REYOE DES DEDX MONDES.
isquifs le comte Tzérényi apporterait un poids supplémentaire; il
nanœuvrait toujours de façon à être le plus près possible de Laure,
— réservé d'ailleurs jusc[ue-là et se bornant aux témoignages de
ette galanterie exquise qui, chez les hommes de sa nation et de
a caste prend les apparences d'un respectueux servage. Depuis
lus d'une semaine, grâce aux facilités que procure la vie des eaux,
race surtout à leur intimité commune avec le docteur Aubin, il ne
uittait guère M"'' d'Erquy, la suivant pas à pas pour ainsi dire sans
avoir où elle le conduisait. Cette incertitude était même le plus
rand charme d'un sentiment naissant qu'il se gardait d'analyser,
ien que Mathias Tzérényi n'eût jamais cessé un instant d'être amou-
eux de quelque façon depuis qu'il se connaissait, son humeur n'était
as celle d'un don Juan qui poursuit impitoyablement, à travers les
bstacles, un but arrêté d'avance, pour qui l'amour, en un mot, n'est
u'une sorte de chasse sauvage et brutale au fond. Il restait capable,
près tant d'aventures, de s'arrêter à toutes les fleurs du chemin et
lême de s'en tenir parfois à la moisson des plus innocentes mar-
uerites ; il pouvait rêver des heures entières par exemple au plai-
ir d'avoir tenu en dansant la taille souple de Laure dans ses bras,
u furtif serrement de main qui avait laissé la jeune fille toute inter-
ite, à un temps de galop qui, sur la colline de Tresserve, les avait
lolés cinq minutes du gros des amazones et des cavaliers, quoi-
u'il n'eût profité de ces cinq minutes que pour faire admirer à sa
Dmpagne les fragmens brisés du miroir bleu que l'on distingue
Qtre les branches enlacées des châtaigniers séculaires.
Intimidé devant l'innocence... Oui, il l'avait été, il en convenait
vec plaisir, cette sensation ayant son prix.
Pour s'en aller penser tout seul, par un beau clair de lune, à ces
nfaatillages, Tzérényi n'hésitait pas à délaisser un soir M^** Luz,
es Bouffes, qu'il avait retrouvée à Aix et qui était cependant la plus
iquante des distractions. Peut-être, d'autre part, la présence de
P Luz l'aidait-elle à se maintenir dans 4,es bornes platoniques.
Tandis que la barque, poussée par deux rameurs, fendait le lac à
ravers la fraîcheur et le silence, Laure était à ses yeux ce qu'est pour
artiste une figure adorable qui, placée dans un paysage, l'anime
i fixe le regard, sans pour cela éclipser l'ensemble qui lui sert de
idre. Les orages de la vie avaient toujours laissé grande ouverte
iix impressions diverses du beau cette âme richement douée. Il y
mi de l'étoffe chez le comte Tzérényi; malheureusement, par la
lute des circonstances plus que par la sienne propre, cette étoffe
avait été le plus souvent employée à rien de bon.
La Dent du Chat dessinait sa pyramide superbe sur le ciel pur et
eu comme Tonde elle-même; au fond du lac, pas un nuage ne
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TÈTE fOLLE. 593
couvrait les lointains glaciers dont les dômes et les aiguilles étince-
laient en une chaîne ininterrompue* Du côté d'Aix, le rivage trop
cultivé manquait de grandeur, mais la ligne élégante des Manches
murailles calcaires qui le dominent rachetait l'insignifiance des pre-
miers planst d'autant que le soleil à son déclin embrasait d'une vive
rougeur la pâle nudité des roches qui, peu à peu prenaient une teinte
violette avant de s'envelopper du manteau gris que le crépuscule
jette pour l'éteindre sur tout ce fugitif éclat. Debout, à l'extrémité
de la barque, Laure, tout occupée à défendre contre la brise le voile
de gaze blanche attaché à son petit chapeau de marin, oubliait de
prendre la même précaution pour sa jupe courte, qui tantôt dessi-
nait, tel qu'un vêtement mouillé, des formes sveltes comme celles
de Diane, tantôt s'envolait autour de ses chevilles, emprisonnées
dans de hautes bottines.
. Et Tzérényi s'abandonnait à une contemplation muette dont le
lac n'était pas l'objet* Quel que fût le point de l'horizon où se posât
son regard, il voyait voltiger partout une certaine robe de batiste
écrue, avec les plis mêlés d'un voile blanc et d'une chevelure d'or,
sous lesquels brillaient deux étoiles, deux beaux yeux d'enfant can-
dides, interrogateurs et hardis. Januds assurément le lac ne lui
parut plus beau ni la traversée plus rapide.
En revanche, il faillit trouver interminable la soirée qui suivit
cette promenade. L'aflSche n'annonçait ni bal ni concert; Laure,
par exception, ne devait pas venir au cercle : comment tuer le temps
jusqu'au lendemain?
Tzérényi se dhrigea machinalement vers les salons de jeu. C'était
son refuge habituel quand il n'avait rien de mieux à faire. Dès le
seuil il reconnut, devant la table principale, M"* d'Erqny, bien
qu'elle tournât le dos. La petite robe de batiste écrue avait été changée
pour une toilette plus sombre et d'une grande simplicité, une de ces
toilettes que Ton aventure dans un lieu suspect où l'on désire se
glisser incognito. Laure se tenait debout auprès de son père, qui,
assis au milieu des joueurs, posait une pièce d'or sur la carte qu'elle
indiquait du doigt. Tout en lui obéissant de cette façon, il avait l'air
de dire : — Tu m'as amené à faire ce que tu voulais, c'est inconve-
nant et ridicule. Âllons-nous-en.
Mais Laure, évidemment très excitée, quoiqu'elle s'étudiât à n'en
rien laisser paraître, semblait résolue à rester encore.
— Comment! vous voilà! s'écria-t-elle, lorsque Tzérényi fut venu
sans bruit se planter à ses côtés. Nous qui croyions avoir si bien
caché cette escapade! Papa en est tout honteux. Mais il m'avait pro-
mis et c'était mon idée fixe depuis le premier jour. Nous gagnons,
vous savez? Est-ce que vous ne jouerez pas un peu aussi?
ion un. — 1SS8. 38
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TÈTE FOLLE. 595
une mine pareille, je n'en abuserai pas, quelque plaisir que j'y
trouve. On dit pourtant que vous êtes joueur, reprit Laure étourdi-
ment, les yeux levés vers la belle figure de Tzérényi, qui salua» Gela
ne vous a pas encore ravagé comme les autres. Remarquez-vous, il
n'y a ici que des vieilles femmes? Quelles sorcières avec leurs petits
sacs et leurs doigts crochus I Ahl.. cependant en voici une jeune, je
ne suis donc pas la seule de mon espèce, Dieu merci I.. et jolie, très
jolie. La connaissez-vous? qui est-elle ?
Tzérényi leva lentement la tète et vit à deux pas H"* Luz, le cor-
sage très échancré, la tête très empanachée ; il la regarda fixement,
tandis qu*^e affectait Faâ* impassible des femmes qui attendent qie
Ton consente k les reooniialtre avant de hasarder un signe d'intel-
ligence, fit ime moue légère comme pour discuter sa beauté, puis
un geste tout à fait négatif en réponse à la dernière question de Laure.
— Quelque actrice, je suppose, dit-il innocemment.
Ce qui ne l'empêcha pas d'aller souper comme il en était convenu
avec M"® Luz, après avoir reconduit Laure et son père jusqu'à la
maison du docteur.
Tandis qu'il savourait son dernier cigare, l'idée le frappa qu'il
n'avait plus le sou, et il écrivit sans retard au seul de ses amis dont
il sût l'adresse en cette saison de dispersion générale. Lui emprun-
ter cent louis à charge de revanche fut l'affaire d'un instant. Là-des-
sus, il se coucha en murmurant avec un accent de pitié profonde :
— Quand on pense qu'il se trouve des imbéciles pour prétendre que
la vie n'est pas belle! Qu'ils s'en prennent à eux^^ômes, pardieu!
Voilà une journée bien remplie.
Toute la nuit 3 tmt obstinément, en doublant les enjeux et en
gagnant toi^ours, sur un as de cœur que lui désignait M^* d'Er^iy
avec un sourire plein de promesses. L'odeur des cydamens, pcÂés
tout près de lui, le poursuivait à travers 'Son sommeil. A l'aube, il
étidt riche et H erievnt malgré miSe obstades la eharmanle hmae.
tzérényi se vévieSla en sursaut avec ces mots sur les lèvres :
— Pourquoi pas?
Th. Ssimoii.
{L€ deuxUtM partie au prochain s^O
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LE
5ALON DE 1883
U convient toujours d'appeler d'un jugement général rendu à
uverture du Salon. La première impression que donne un Salon
t le plus souvent fâcheuse. On est étourdi par la multitude des
)leaux et comme aveuglé par les crudités de ton des peintures
iches. C'est la confusion d'un kaléidoscope. Tout d'abord on ne
itingue rien nettement. Puis les mauvaises toiles, qui sont d'ail-
irs en majoritéi s'imposent au regard par leurs couleurs criardes,
ir composition bizarre ou ridicule; et c'est à grand'peine, au con-
ire, que l'on aperçoit quelques bons tableaux, car les yeux, vite
igués, ne regardent plus que machinalement. Par la raison qu'on
it tout voir, on ne voit rien. La comparaison avec les autres Salons
nt alors à la pensée, et comme l'on n'a conservé de ces Salons-là
3 le souvenir des belles œuvres, — celui des choses médiocres
tant naturellement effacé, — on juge que le Salon actuel est infé-
iir aux pré'cëdens. A une seconde, à une troisième visite, le jour se
dans le chaos, les idées se modifient. On découvre beaucoup de
leaux de mérite qui ont échappé à la rapide inspection du premier
r, et dans les tableaux qu'on a déjà remarqués on admire de nou-
[es beautés. Il se produit un phénomène de sélection visuelle. Si
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LE SALom DE 1883. 597
Ton entre dans une salle qu'on connaisse bien, on voit seulement le
tableau préféré, l'œuvre capitale. Les autres toiles sont comme si elles
n'étaient point, elles ne peuvent ni arrêter ni détourner le regard.
Un Henner, un Baudry, sont en quelque sorte isolés, bien qu'ils
soient entourés de trois cents tableaux. La halle aux peintures devient
ainsi une galerie choisie, et il arrive souvent que l'opinion primi-
tive change, qu'on pense que le Salon ressemble à tous les Salons,
qu'il n'est ni meilleur ni pire.
Cette année, les nouvelles visites à l'exposition ne prévalent point
contre le jugement du premier jour. Le Salon de 1883 est médiocre.
Inférieur dans l'ensemble au Salon de 1882, il a moins d'œuvres de
haute valeur. On n'y trouve point les équivalens du Ludus propatria
de M. Puvis de Ghavannes ou du Barra de M* Henner. Parmi les maî-
tres qui ont exposé, — beaucoup se sont abstenus, — deux ou
trois seulement ont envoyé un tableau qui ait chance de marquer
particulièrement dans leur œuvre. Les maîtres d'ailleurs, il y aurait
injustice à n'en pas convenir, demeurent pour la plupart égaux
à eux-mêmes. Mais ce n'est point des peintres comme Gabanel
ou Gérôme, qui ont depuis longtemps leurs noms au Livre d'or,
qu'il faut s'inquiéter pour l'avenir de la peinture française; c'est
de tous ces jeunes hommes dont quelques-uns doivent leur suc-
céder à la tête de notre école. Or, chez les peintres de vingt-cinq à
quarante ans, on ne constate guère que des défiûUances. De débuts
caractéristiques, point; car nous ne pouvons prendre pour des nou-
veau-venus M. Rochegrosse et M"** Demont-Breton, puisque l'année
dernière nous avons ici loué leurs tableaux. U faut reconnaître
cependant que ces deux peintres ont dépassé les grandes espérances
qu'on pouvait fonder sur leur talent naissant. UAndromaque et la
Plage sont peut-être, dans les deux mille cinq cents tableaux du
Salon, les seuls dont l'histoire de l'art aura un jour à préciser la
date. G'est presque un enfant, c'est une toute jeune femme, qui
donnent l'exemple des grandes œuvres I
Il n'est pas douteux que l'invasion dans la peinture sérieuse de
l'impressionnisme et du naturalisme ne contribue à l'affaiblissement
de la jeune école* Get a art nouveau » est bien £ût pour séduire les
pdntres désireux des prompts succès : il est facile, et il a la vogue.
Théophile Gautier écrivait naguère qu'il y a pour les peintures
comme pour les toilettes des fenmies des nuances « distinguées, »
des couleurs à la mode : le jaune dtrin ou le bleu turquoise. Aujour-
d'hui, si l'on veut faire tapage au Salon, y être remarqué par le
public, loué par la majorité des critiques, récompensé par le jury,
le procédé est fort simple. Il suffit de peindre clair et mat. La facture
l&chée,cela va sans dire, est non-seulement toisée, mais reconmian-
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t08 RETUB DES DEUX HONDES.
dée ; ies sojets les plos vulgaires, — la Mort du cochon^ par eiemple»
— sent accaeillis avec faveur; et l'ignoraiioe de la persfKotiTe est
de fboil coiiimun. Des règles aussi faciles appellent les votaticNis
et font des prosélytes. De là ces scènes de genre couvrant des
toiles de cent mètnes, ces tableaux où, sous prélexle de pMn air
et de lumière diffiise, il n'y a plus ni éclat, ni relief; ces conpo-
sitioiis où, soos prétexte de 8incérHé,on pose les figures sans aucun
groupement comme des quilles dans un jardin ; oes peintures où^ sons
prétexte d'effet juste, on laisse tout à l'état d'ébauche, odu sous pré-
texte d'air ambiant, on montre des formes flottantes et indécises ; ces
échappées de paysage où, de peur d'être considéré comBie idéaliste,
on airache les pâquerettes pour planterdes pissenlits. Si oes tableaux-
là n'étaient que dépbdsans, le mal ne serait pas grand; on est par-
fidtenent libre de ne pas les regarder. Hais leur nombre qui cndt
chaqoe année donna de sérieuses inquiétudes. Tout peiatre de talent
qui passe à la nouvelle éoole est une force })erdue pour l'art.
La sculpture elle-mêne, la sculpture, où la France l'a disputé à
l'Italie pendant la reoussance, et où die est sans rivale depuis trois
siècles, n'appaialt point dans le magnifique épanoiisseaent du der-
nier Sakm. Jamais les beaux marbres, que dominaient le grandiose
Qmmd mtmel de Mercié, l'admirable figure tumulaire de Ghapu, le
groupe héroique de Lanson,n'avaient été en si grand nombre. Cette
sonnée, sans doute, il y a quelques ceuvres de premier mente;
ttais, d'une part, la retraite momentanée de MM. Paul Dubois,
Ghapu, H«:cié, SaintnHarceaux, Aimé IKlIet, d'antre part, certaines
défidllaaces cbez le j^us grand nombre des exposans, font que le
Salon ée sculpture est intoieur à celui de 1882.
Ainsi le même jugesseot s'impose au Sakn de peinture et au
Saloii de sculplure : il y a peu d'oeuvres capttito; ies maîtres ne
se surpassent pas et quelques-uns déclinent; les artistes de la jeune
génâalÉm s'afEûbUssent manfUestement. Pour cela, fieiut-il crier à la
décadence? U y a des années infécondes, qui se proorentpas que la
teire soit épuisée ai que la sève soit tarie. Toutefois, si plusieurs
Sakms de cet ordre se succédaient, on serait bien fimdé peut-^tre
à dteonoer l'id)ais8enient de l'art fençais. Et par Tait fmnçais nous
entendons l'art moderne, car la Franœ occupera bien longtemps
encore, quoi qu'il arrive, k premier rang en art. Alors même que
l'école française eembte défiâlir im peu mu Salon des Ghamps-
âysôes, elte tnem^ presque sans iulte -dans les exposilionsinler-
natimaks.
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I£ SAioif DB i88S. 599
I. — LA PBINTV&B.
I.
H. George Rochegrosse a vingt-deux ans. Par les fortes quali-
tés de Texécution» son Andromaque est un des bons tableaux du
Salon; c'en est l'œuvre capitale par le caractère grandiose et dra-
matique de la conception. Uion est pris. Les Grecs massacrent et
brûlent. Au pied des hautes murailles à appareil cyclopéen qui for-
ment l'enceinte de la ville s'amoncellent dans des flaques de saog
les cadavres et les têtes coupées; d'autres cadavres sont pendus au
faite des remparts. La fumée noire de l'incendie monte lentement vers
le ciel ; et sous l'arc trapu d'une poterne intérieure on aperçmt les
lueurs de la cité en flammes. Cest l'abattoir et la fournaise. Sur les
premières marches tout éclaboussées de sang d'un étroit escalier qui
mène à la plate-forme, Andromaque se débat au milieu d'un groupe
d'Acbéens; échevelée et à demi-nue dans ses vétemens déchirés,
elle lutte avec une sauvage énergie pour défendre son enfant. Ulysse
(ou Néoptolème) qui se tient debout au sonunet de l'escalier, dans
ime attitude d'impatience et de menace» a ordonné qu'Astyanax fût
précipité du haut des murailles. Déjà un Grec a arradké l'râfant des
mains de la mère, qui se cramponne désespérément au manteau du
ravisseur. Les scddats la maintiennent, la saisissant à bras4e-corpa,
la prenant au cou, aux jambes. On sent tout l'eflort qu'il faut i ces
quatre hommes pour retenir cette femme affolée de douleur, cette
mtee devenue lionne. Du pied, du dos, de l'épaule, ils s'arc-boutent,
afin de décupler leurs forces, contre les marches et les parois. Rien
ne fera l&cher prise à Andromaque ; son bras raidie sur lequel uo
soldat fait une pesée, cassera plutôt que de céder. Encore un élan du
Grec qui emporte Astyanax, et un lambeau de la rude étoffa que
tient la main de la mère restera dans ses doigts crispés avec sa dep*
nière espérance.
Devant ce tableau il ne convient pas de s'arrêter k louer l'har-
monie vibrante d'une couleur à la Henri Regnault ni à détailler les
autres mérites de la facture : l'exécution prestigieuse des casques et
des cuirasses, le dessin très étudié et fortement exprimé des figures,
la largeur et la fermeté de la touche. Ces qualités indispensables à
un peintre, car en toute chose on doit d'abord savoir son métier, ne
sont point rares aujourd'hui. La main qui fait le peintre ne manque
pas dans notre école, mais le cerveau qui fait le gruid artiste.
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600 REYUB DES DEUX MONDES.
Relever les munûUes écroulées d'Ilion, évoquer dans son caractère
farouche et héroïque ce terrible épisode de Thistoire légendaire, le
faire revivre par la furie du mouvement et le naturel des attitudes,
en donner l'impression d'épouvante, restituer de toutes pièces ces
guerriers, avec leurs types, leurs costumes, leurs armures, se tenir
au point juste entre l'exagération archaïque et la convention suran-
née, entre le ridicule et la banalité, il faut pour cela un autre enten-
dement que pour copier un défilé de voitures devant l'église de la
Madeleine, ou coucher une femme nue sur une table à modèle. Dans
les œuvres de cette sorte, les dons objectifs de Fœil ne sont qu'ac-
cessoires, la main n'est que l'humble servante de la pensée. C'est
donc l'intelligence du sujet, ce signe suprême du peintre d'histoire,
qui distingue avant tout M. Rochegrosse. Cette scène de carnage est
bien telle qu'il la fallait peindre, n'en déplaise à ceux qui n'ont pas
regardé la table iliaque^ à ceux qui n'ont pas lu chez Pausanias la
description du Sac de Troie^ peint par Polygnote dans la Lesché
de Delphes, à ceux mêmes qui ont oublié les vers de Virgile :
Plorima perque yitt sternnntar inertia passim
Gorpora, perqae domofl et religiosa deomm
Avec leurs casques à triple aigrette et à ailettes, leurs pots-en-
tète à haut cimier de queues de cheval, leurs cottes d'armes de
cuivre rouge, leurs cnémides d'airain et leurs épées de bronze,
ces Grecs sont bien des Grecs, non point les Grecs des carrousels,
non point les Grecs de la Comédie-Française, les soirs où Ton joue
Phèdre ou Andromaqtiey non point même les Athéniens des Pana-
thénées de Phidias, mais les Grecs des sculptures d'Égineet du bas-
relief de Marathon, les Hellènes des plus anciens vases peints, les
Achéens contemporains des murs de Tyrinthe et de Mycënes. On a
reproché au jeune peintre une trop grande recherche d'archaïsme. Il
faudrait plutôt lui reprocher de n'avoir pas été absolument fidèle à cet
ordre d*idées. Ainsi l'escalier dont les marches sont si régulièrement
ajustées et si bien parementées jure avec l'appareil primitif de la
muraille. Il semble qu'on devait accéder au sommet du rempart soit
par des remblais de terre, soit par des gradins ménagés dans la
masse granitique. En admettant qu'il y eût un escalier, les marches
en étaient abruptes et sans arête, et il n'avait pas de rampe à large
tablette comme un perron Louis XIV. Nous nous étonncHis aussi du
tabouret brisé du premier plan, qui porte trop visiblement le millé-
sime de 1883. Si nous faisons ces petites chicanes à M. Rochegrosse,
c'eet qu'il les provoque par sa recherche savante du détail. Nous ne
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LE SALON DE 188S. 001
prendrions pas la peine de discuter avec moins érudit que loi. L'an
dernier, nous avons été un des premiers à parler de M. Rochegrosse.
Nous sommes heureux, cette année, de saluer en lui un vrai peintre
d'histoire. Il a concouru sans succès, mais non sans honneur pour le
prix de Rome. VAndramaque le désigne incontestablement pour une
première médaille, et pour le prix du Salon. M. Rochegrosse ira se
fortifier encore dans Tétude des grands maîtres italiens et des beaux
marbres grecs; il ira prendre de nouvelles inspirations en Grèce et
à Rome, aux sources mêmes de cette antiquité classique dont il a
un sentiment si profond et si personnel.
H. Feyen-Perrin a peint une Danse des nymphes sur un fond
martelé d'un jaune rosé qui n'est franchement ni un ciel de soleil
couchant ni une teinte plate de décoration murale. La même indé-
cision apparaît dans les figures où la préoccupation du style le dis-
pute à la recherche de la réalité. La danseuse qui s'est détachée du
groupe principal n'est point gracieuse avec ses jambes écartées. On
doit louer en revanche le mouvement eurythmique et le joli grou-
pement des nymphes qui tournent en se tenant par la main. Dans le
Silène de M. Gomerre, l'inspiration est moins élevée. Le Falstafif
antique a fait dans le bois une mauvaise rencontre ; des bacchantes
et des satyres le terrassent, se roulent sur lui et lui écrasent sur
les lèvres des grappes de raisin noir. C'est une débauche de chairs
nues que rachèterait seule une exécution à la Jordaens. Or la facture
est bonne, non point surprenante. Le corps blanc de Silène est
exactement du même ton que le corps de la jolie bacchante rousse
qui le barbouille de lie. Des contrastes de coloration entre la chair
de la femme et la chair de l'homme seraient pourtant dans la vérité
et dans l'effet pittoresque. M. Gomerre est d'ailleurs un peintre de
savoir et de tempérament qui aura son jour. En attendant, regar-
dons sapseudo-Japonaise, où il module la symphonie en rose comme
il avait modulé dans son Étoile d^ opéra la symphonie en blanc.
Cette Japonaise, une blonde aux yeux bleus qui déroute toutes les
idées ethnographiques, est vêtue d'une robe rose brodée d'or retenue
à la taille par une ceinture rose rayée d'or; elle porte un éventail
rose ramage d'or, et naturellement au fond du tableau too^e un
rideau de soie rose à dessin d'or. C'est du plus charmant effet. — Le
livret nous apprend que cette Japonaise est le portrait de M"^ Achille
Fould. On désirerait que tous les portraitistes eussent de pareils
modèles. — La nature vaut donc mieux que l'invention, car une autre
Japonaise de Paris, que M. 6. Courtois appelle : Fantaisie^ est sin-
gulièrement minaudière et maniérée; elle est toutefois agréable à
regarder dans son accoutrement multicolore^ — un véritable arc-en-
del. Ce qui n'est point précisément aussi agréable à regarder, c'est
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BM BETUi ras deux mondes.
lu ficâQe de morgue que H. Falguière nous a montrée dans le
SpUnx. Le monstre est accroupi an fond d'ime grotte obecm^
Des cadavres dans des afttiludes ramassées, qei lappeUent les
horribles photographies de ce noyé que ses assassins araent lié
KTBC des conduites de pioml^ occopenl les premiers plans* Le
icsBÉi ne semble pas très orthodoxe, oubien ii&ut admettre quels
mort altère les formes. La couleur a de la vigueur et du mystère.
au demeurant, cette toile est moins un tableau qu'une ébaudie, et
Ton comprend que l'artiste n*aît point yooIu passer trop de temps
devant un si hideux spectacle.
Cette femme nue qui traversée ciel sur un char est-elle, comme on
b pourrait croire, Fétoiie du matin marchant vers les lueurs rosées
le l'aurore? Est-elle, comme le dit M. de Liphart, VÉtoile du $oir
im se dirige vers la pourpre du couchant? Le petit génie qui
le cramponne à la rrae du char s'efforce-t-il de la pousser ou
le rarrèter ? Ceci importe peu à savoir. Ge qui importe i dire, c'est
]ue cette figure isolée dans l'immensité du ciel a beaucoup d'efiet,
:.'est qu'elle a même plus que de l'effet. 11 y a de la profondeur dans
b ciel, de la légèreté dans les nuages; les tonalités des cheveux et
lu voile noir scmt justes ; le tmse de la femme, supérieurement peint,
l'est pas moins remarquable que le beau caractère du dessin.
Avril, c*e8t ta douce main
Qui, du sein
De It nstnre, desserre
Une «oisBOD de «enteur
fit éefltnra
Embaumant Tair et la terre.
G^eat à ton IresreoK retour
Que rAmoor
Souffle k dottcdttee haleinas
Un fen croupi et couvert^
Que rhyyer
necèloit dedans boa veteee*
Dans son Printemps qui pa$$ey M. George Beitrand s'est inspiré
le ces jolis vers de Bemy BeH^u. U a voulu exprimer sous une
brme symbolique ce renouveau du printemps, cette sève ardente
jai court dans fat nature entière* Montées à la bçon des Amasones
Hir de grands chevaux blancs, cinq femmes nues, ivres d'air, de
umière et de mouvement, et agitant des branches fleuries de pooi^
niers, dévalent comme une avalanche au milieu d'une clairière ineo-
lée de soieiL L'idée est poétique, mais pour la bien rendre, il fifflait
immer à ces figures ph» de style, i ces télés pins de vraie beauté.
11 fallait montrer d'autres femmes que des modèles d'alelicr , d'autres
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U 8à£0N Dl 18S3. 603
chevaui que des cbevauz d'ommbus. M. George Bertrand eût pu
ausri poQSBerdafai^iage l'exécution. C'est une ébauche, une prépai a*
tioD, ce n'est pas un tableau. Les figures, sans modelé et sans deai»<^
teintes, sobI creuses; le dessin gi^paeraîl à élre plus châtié; les
ombres pcrtées du feuillage sur les chairs des amazones et sur les
robes des cheyaux sont trop vivement accentuées. Le jeune peintre
ne mérite pas seulement des critiques* Il a su bien poser les figures
et les peindre en des mouTomens variés, gracieux et justes; il y
a dans cette toUe gigantesque une grande intensité Imnineose;
ei^, les idées poétiques sont si rares chez les peintres qu'on est
heureux d'en rencontrer une par exU*aordinaire, f&t-*elle même
exprimée avec une certaine vulgarité.
Après le Printemps^ de H. George Bertrand, vient VÉiéy de
M. Hans Hakart, le célèbre peintre viennois, l'auteur de VEntrie
de CharleS'^iiU à Anvers. C'est une sorte de hall qui s'ouvre sur
un jardin, dont les arbres et les bosquets onteagent une grande
piscine de marlve. Au fond de ce hall^ décoré de sculptures en
bois doré et pavoisé de (kap^es rouges et bleues, une femme
nue, la tète, ceinte d'an diadème, est à demi couchée sur un lit
d'apparal; elle présente le doigt à un papillon qui vient s^y poser.
Au premier plan, A gauche, une jeune fiUe assbe à terre, les
jambes rqiliées, rit A un enfant que la mère retire de l'eau. Un
peu pfais lois, une femme, vue de dos, met ou enlève sa chennse,
— grammatici cerUnU. A droite, un gronpe de femmes : Tune en
peignoir blanc, les autres vêtues de robes de velours et de brocart
se groupent autour d'une table d'édiecs. La pensée, si pensée il y a,
est, oonme on voit, assez obscure. Cette réserve faite, il faut recon-
naître l'agréable et pittoresque ordonnanee de la composition, le
dessin élégant mais peu sévère des figures, le diarme souriant des
physionomies. IL Hans Makart est un véritable artiste qui aime la
beaulé par^dcssus tout* Ifalhenreisement, il vise au beau et n'at-
teint qu'A la grâce, il cherche le style et ne trouve que la manière.
Au point de vue de la technique, il est mftrieur A la plupart de nos
bons peinties. Sa facture est trop &cile, ses corps sans deii9(>ti« parais-
sent un peu creux, son coloris est sourd et iaQx« Ce panneau de VÊti
fait feiet cPun beau taUeau reproduit eu mauvaise chromolithogra-
phie.
Dne œuvre d'un art tout autrement sérieux» c'est la Pegchê, de
H. iules Lefebvre. Assise de pn^l et les jambes pendantes au som-
UMi d'un rocher qui surplonbe les eaux noires du Styx, la jeune
fitte hésite A ouvrir W boite litale donnée par Perséphone. (Cette
botte, cm le sait, ne contenait rien qu'une vapeur empoisonnée qui
devait usphyxier Psyché.) Pour décor, las parois de granit et la
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60& REVUE DES DEUX MONDES.
Yoftte sombre du fleuve souterrain; au fond, une petite échappée
de ciel indiquant l'orifice par où les &mes des morts pénètrent
dans THadës. Psyché n'a peut-être pas l'idéale beauté qu'on rêve
pour l'amante d'Eros; la lèvre inférieure et le menton gagneraient
par exemple à être un peu plus accentués. Mais ce corps nu est
admirable par la pureté du galbe, le choix exquis des formes
jeunes» la délicatesse du modelé. Pourquoi le peintre a-t-il enlevé
à Psyché ses ailes de papillon et les a-t-il remplacées par une étoile
qui scintille au-dessus de son front? Cette suppression,[qui est une
grave hérésie mythologique, a l'inconvénient d'inspirer des doutes
sur l'identité du personnage à tous ceux qui ont oublié le récit
d'Apulée. Pour la plupart des visiteurs du Salon, une jeune fille
nue, sans ailes, et tenant une boite, n'est pas Psyché, c'est Pan-
dore.
M. Henner joue souvent le même air, mais cet air-là, on le vou-
drait toujours entendre. La Femme qui lit^ dont la pose rappelle
celle de la Madeleine du Corrège, c'est la blonde et rousse naïade
que nous avons si souvent admirée, émergeant d'un fond de bitume.
Quel charme mystérieux dans ce visage voilé par la demi^teintel
et comme le haut du buste resplendit dans la pleine lumière I A
quelque distance, le contour du dos et des reins prend une netteté
si surprenante qu'on le dirait tracé au burin. Regarde-t-on de près,
la ligne est bavochée, indécise, flamboyante, puis on ne tarde pas
à retrouver sa rectitude sous les feints repentirs. C'est à croire que
le peintre coomience par marquer, les contours avec la dernière sévé-
rité et qu'il y revient ensuite pour les barbeler à petits coups de brosse.
Procédé ou non , le résultat est merveilleux. Avec cette adorable
Liseuse, M. Henner expose une Tête de religieuse. Ce petit profil,
dont le dessin intérieur est précis et où le modelé a une rare fer-
meté, est un miracle de couleur. Il y a une superposition de noirs
intenses qui tient du prodige. Dans les demi-teintes, le voile de la
religieuse est déjà d'un noir très profond ; dans les ombres, il atteint
au noir pur, au noir le plus absolu que semble pouvoir donner la
palette. Or, ce voile si noir s'enlève en clair sur le fond noir. De tout
ce qui est noir dans la nature, les noirs d'ivoire et de fumée, le plu-
mage du corbeau, l'asphalte en fusion, la sécrétion de la sèche, le
bois d'ébène, le marbre de LucuUus, la nuée d'orage, la nox atra
des poètes latins, le gouflre sans fond, rien n'approche de ce noir-là.
VAlmaparenSy grande composition de M. Bouguereau, qui repré-
sente une femme entourée de neuf enfans, et la Nuit, gracieuse
figure du même peintre, qui peut compter parmi ses meilleures, ne
nous arrêteront pas. Nous avons dit mainte fois de M. Bouguereau
tout le bien et tout le mal qu'il y a à dire de lui. Passons à des œuvres
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LE SALON DE 188S. 605
moins connues, et d'abord à la Vénus^ de M. Antonin Heraé. Elle
est charmante, cette Yénus, mais bien faite pour étonner un peu.
M. Mercié n'a pas transporté dans la peinture, comme on s'y pou-
vait attendre, ses qualités de statuaire. Cette figure n'est remarquable
ni par le caractère de la pose, ni par la sûreté du dessin, ni par rélé-
yation du style; elle séduit au contraire par la souplesse ferme de
la pâte et la lumineuse harmonie du coloris. M. Hercié se révèle
comme un peintre de beaucoup de talent. Mais que l'auteur du David
et du Gloria victis n'oublie pas, au milieu des enchantemens de la
palette , qu'il est un statuaire qui a un peu plus que du talent.
M. Emmanuel Benner s'est enfin dégagé de l'influence de M. Hen-
ner, qui enlevait à ses tableaux toute valeur d'originalité. C'est dans
une manière très personnelle qu'il a peint les Grâces. Dans un pay-
sage d'une grande ckrté et d'une grande fraîcheur, trois belles et
fortes filles nues arrangent leurs cheveux. L'invention est ordinaire
et la composition est nulle, car ces figures, toutes trois sur le même
plan, ne se groupent pas. On ne peut donc louer dans ce tableau
que la noblesse du dessin, la grâce simple des attitudes et l'agré-
ment de la couleur : c'est déjà beaucoup. Une ébauche de M. Zacha-
rie, appelée la Femme aux pigeons, vaut bien qu'on la signale,
nonobstant ses négligences et ses incorrections. La figure tourne
admirablement, la tonalité est des plus fines et des plus vraies.
C'est bien de la chair et de la chair fraîche , sans toutefois que le
sang y afflue à fleur de peau comme dans les bacchantes de Rubens.
H. Wencker expose une Baigneuse. On ne saurait modeler une
femme nue dans une pâte plus souple et plus grasse; on ne saurait
aussi choisir un modèle plus vulgdre, et nous disons vulgaire par
euphémisme. Le Bain turcy de M. Debat-Ponsan : une jeune femme
étendue à plat ventre sur la dalle et massée par une négresse, n'a
pas non plus beaucoup de poésie, mais cette scène de hammam,
d'ailleurs très solidement peinte, n'en comportait pas. La belle
Romaine de H. Robaudy est une figure de style; pour cela, elle
ne manque ni de fermeté dans l'exécution ni d'harmonie dans la
couleur. Les draperies blanches qui la recouvrent tout entière res-
sortent avec beaucoup de relief sur la muraille blanche. Les valeurs
locales sont des mieux observées; ici, ce sont bien les tons chauds
et mats de la laine, là, c'est bien le fréîd luisant du marbre. M. Hec-
tor Leroux, un Romain égaré , fort heureusement pour nous, dans
le monde moderne , ouvre le sacrarium ^ en français la sacristie
d'un temple, ou encore l'oratoire d'une maison patricienne. Trois
jeunes filles chastement vêtues, — des Yestales, à en juger par l'in-
scription de l'abside, — font leurs ablutions matinales près d'une
fontaine de marbre. On aime toujours à revoir ces charmantes figures
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600 BEVUE MB DEUX MONDES»
de tf, Hector Leroux, à retrouver ces scènes £Biiii)èr«; de f Mtiquité^
dont b science parah ckezoet artiste ai facile et sûnatuteUe* ILÂry
Reun a pemt &r Haisama^ d'Apkndùe. Coflune dane le laUiBau
d'Apelles (et sana domte comme dans beaucoup d'antres moins céllK
brea) la déesse «sort du sein des ondes de la mer bbadûssante. »
Il y a Ut ka sigwa d'un talmt qm s'afirme^ Toutefois, f Aphrodijla
ne porte point sur le visage« la sér&uMi de cella qui cenimiuide aux
hommes et aax diauL Cette figure aérait plutôt une 0phéli8v.ou
même une Psycfaè persécutée. Il semble que la première expressioa
de Yéous naissante a èié le sourire. Les anciens disaient Vemèu
victrix, M» Âry Renan dit Vemu dohrosa.
IL
Les taMeanx reUgieuz sont peu nombreux» Il convicHt d'ajouter
que la manière dont sont traités les sujets de la Bible et de l'Évan*
gile ne fait point regretter qu'il j eu ait si peu. M.. Morot a q)pelé
son Christ en croix le Martyre de Jésus de Nazareth pour indiquer
sans doute qu'il n'a pas voulu représenter le Fils de Dieu, mais,
comme dit Tacite, € cet bomme nommé Christ qui fut livré au sup-<
plice sous le règne de Tibère par le procurateor Ponce Pilate. a
M. Morot a parAdtement réussi à tenir cette figure dans la plus vut*
gaire des rtelités humaines. Aussi bien M« Bonnat bà en avait donné
l'exemple par son tn^ célèbre Christ du Palais, de justice. Quel
intérêt y a441 à peindre un homme sur la croix, si cet homme n'est
qu'un siqqpKcié quelconque? C'est comme M. Brunet, qui a eu
ridée triomphante de montrer les Gibets du GolyùtJuL après que le
Christ a été porté au sépulcre. Il ne reste plus que les deux lar-*
rons I IV>ur en revenir à M. Morot, ce peintre fidt certes preuve de
tatent et d'étude dans le torse de Maœ, supéneuremenl modelé,
mais ces qualités de facture ne suppléent pas à tout ce qui manque
au tableau, ^kms n'insistoi» pas sur Téoartement disgracieux des
jambes ni sur leur dessin discutable, encore meias sur ce détail
que le Christ est cloué par quatre ckras sur une énorme poutre en
retour d'équerre, si massive et si lourde qu'il a ddL falloir un chariot
attelé de deux chevaux pour l'amener au sommet du Golgolha. Ce
Christ est si peu le Christ que c^e indifférenoe pour la traditisn
est sans i»q[)ortaooe. VAdatnUion des bergers, de M. LeRoUey est
conçue dans le même caractère réaliste ou prétendu tel, car, en
ces sujets, plus on smt la tradition et plue on s'approobe de la
vérité, n n'y a nulle reohcrdie dans les types; heureusement le
claîr-obseur biea entendu donne à la scène une impression myalé-
rieuse. U nous paraît que M. Carolus Dvan s^esl trompé dans la
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LB SALON DB 1883. 007
Teniaiion de saint Antoine. Le diable, qui s'y entend, a dùtLépédier
à ranacborète une feaune bien vivante, en chair et en os, et non une
figore éblouissante» féerique» dont la vue doit insjûrer plus d'éton-
oement qu'éveiller de désinu II est, au contraire» conforme à l'idée
iiagiographiqae de représenter les apparitions célestes dans Tirrar
diation d'une lumière surnaturelle. H. Gbartran « été bien inspiré en
peignant ainsi la Vision de saint François d'Assise. Ce tableaa,
remarquable à plus d'un égard, l'est surtout à celui-ci, qu'il est
le seul au Salon qui ait un véritable sentiment religieux.
M. Cazin a gâté un fort beau paysage, d'une impres^on poé-
tique et d'un caractère très perscHineU en y mettant les person-
nages les plus dèplaisans du monde. La description de ce tableau
est nécessaire pour montrer ce qu'on entend en 1883 par l'origina-
lité et la grai^ur d'une conception. — Ce sont bien là, si nous
écoutons autour de nous, les qualités maîtresses de l'œuvre de
H. Gazin, car vraiment on ne saurait piuder des mérites de l'ezé-
•cutkxi à la vue de ces contours défectueux, de ce dessin intérieur
nul, de ce modelé par trop sommaire. — Au premier i^n, à gauche,
une fenune morte, couverte d'un tartan à carreaux noirs et blancs,
est étendue contre un four à briques. Sur ce four, au second
pian, un groupe de trois bommes agitent des lances et des tronçons
d'épées; l'un est deuMHnu, les reins ceints d'une peau de brebis,
un autre est cuirassé, un ratre porte une blouse bleue. ▲ droite
est une enclume abandonnée. Au troisième plan s'avance une
fismme ainsi vêtue : un jupon rouge, une tunique blanche rama-
gée d'or, un cache-nes de laine à carreaux noirs et blancs. Non loin
de cette femme, une jeune fille serre la main à une amie. Au fond
du tableau se développe l'enceinte bastionnée d'une ville de guerre.
Or ceci Présente Judith sortant de Biihuliepour aller tuer BoUh
pheme. Voici du moins le titre que donne le livret à cette compo-
sition en casse-tête chinois. £t chacun de s'extasier sur le grand
caractère de ce tableau I Hais le canctère, il nous semble, c'ei^ le
l^ropre d'une chose, c'est ce qui la distingue d'une autre. Donc pour
qu'il y ait caractère dans une peinture, il &ut que l'artiste ait rendu
d'une façon précise et saisissante la scène qu'il a voulu représenter,
il faut qu'à premitoe vue, le sujet s'impose à l'esprit. U n'est pas
besoin de recourir à un livret pour savoir ce qu'est le Christ à la
faille j ou la Cène, ou le Radeau de la Miduee^ ou la Barque de
Dante. Que si vous nous montiez un Ecce homo avec un bourgeton
bien et un pantalon à carreaux, il n'y aura pas de caractèret puisque
nous ne reconnaîtrons pas Jésus. Quel caractère pourrait donc bien
avok la figure de M. Gaadn, qui n'est biblique ni contemporaine et
que Ton est libre de prendre, selon son gc^t, pour Judith ou pour
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608 EEYUE DES DEUX MONDESt
Louise Blichel? Si le personnage principal n'a pas de caractère par-
ticulier, la scène n'a pas non plus de caractère général, car l'action
est imparfaitement déterminée* Ces hommes sont-ils des assiégea^is
ou des assiégés, des miliciens ou des insurgés? Cette femme est-
elle une prisonnière rendue à l'ennemi, une parlementaire, ou
encore une reine qui yient au-devant de ses soldats révoltés? Toutes
les suppositions sont permises. L'idée est vague et indéfinie comme
est indécis le dessin des contours et comme est incomplet le modelé
des chairs. Tout cela, c'est de la fantaisie, et de la fantaisie sans
agrément.
M. Luminais nous montore le Dernier des Mérovingiens^ c'est-
à-dire Ghildéric III, tonsuré par des moines sur l'ordre de Pépin le
Bref. C'est un tableau sérieux, bien composé et solidement peint.
Mais, dans ce sujet, le comique est bien près du drame. La parodie
en est facile et la caricature tout indiquée : Childéric chez son perru-
quier. M. Jean-Paul Laurens a peint un conciliabule entre un pape et
un inquisiteur qui n'annonce rien de bon pour les hérétiques. Le
pontife n'a pas l'air méchant; il inclinerait vers la clémence, mais il
se laissera gagner par les raisonnemens de l'inquisiteur, un ascète
fanatique à la tête osseuse, au nez d'aigle, à l'œil perçant. Voyez dans
l'autre tableau du même peintre les conséquences de cette discussion.
Au pied des hautes murailles d'un alcazar mauresque devenu prison
du saint-office, une femme en deuil est agenouillée, priant pour son
mari qui est mort supplicié ou qui gémit dans un in-pace. M. Tony
Robert-Fleury expose Mazarin et ses Nièces. Olympe et Marie chan-
tent, Hortense les accompagne au clavecin. Vieilli et malade, le
cardînal écoute la musique assis dans son fauteuil, la tète renversée
sur un oreiller. Ce n'est plus le brillant cavalier des guerres de la
Valteline; c'est encore l'homme qui aurait pu être appelé le grand
cardinal, si le nom n'avait été pris par Richelieu.
Les peintres se laissent facilement dominer par les opinions
régnantes, qu'elles soient justes ou fausses. On a tant répété en ces
derniers temps que l'histoire de France ne commence qu'à la révolu-
tion de 1789 qu'ils ont fini par le croire. A mieux dire, si beaucoup
d'entre eux ont trop d'intelligence pour admettre cette manière de
voir, beaucoup aussi ont trop de sens pratique pour ne pas feindre
de la partager. II faut bien compter avec les commandes et les
acquisitions de l'état. Soyez persuadés que, si la monarchie ou l'em-
pire remplaçait la république, il y aurait au Salon autant de cheva-
lier d'Assas qu'il y a aujourd'hui de Joseph Barra, autant de sacres
et de couronnemens qu'il y a aujourd'hui de prises de la Bastille.
Quoi qu'il en soit, le cycle des sujets historiques s'ouvre au ser-
ment du Jeu de Paume pour se fermer à la jÂcification de laVen-
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LE SALON DE 1883. 609
dée. Ce qu'on voit de bleus et de blancs^ de volontaires et de
sans-culottes y de conventionnels et de hussards Ghamborand est
vraiment prodigieux I Parmi tons ces tableaux, ceux de MU. Le
Blant, Scherrer et Moreau de Tours seuls méritent d'être men-
tionnés; car pour le Joseph Barra que M. Wœrtz a peint dans une
gamme de couleurs si efiroyablement criarde, nous ne le citons
qu'afin de poser une question. Barra était- il fantassin ou cavalier,
tambour ou trompette? Jusqu'ici, sur la foi des historiens, des
peintres et des sculpteurs, on le croyait tambour. Il parait qu*il a
p^muté, car M. Wœrtz, qui dte un document authentique, repré-
sente Théroîque enfant avec l'uniforme des hussards.
On se rappelle sans doute les Derniers Momens de Maximilien
de M. Jean-Paul Laurens. Changez les costumes des personnages et
le lieu de la scène, et vous retrouverez dans la Mort du général Cha-
rette, de M. Julien Le Blant, le même groupe du condamné et d'un
ami pleurant dans ses bras, le même officier venant prévenir que
l'heure de l'exécution a sonné. Maximilien était posé de face, Gha-
rette est vu de dos ; peut-être cela vaut-il moins? La composition
de M. Le Blant est toutefois préférable dans l'ensemble. Son tableau,
bien que de plus petite dimension que le Maximilien^ a plus de
grandeur et de pittoresque. Le décor représente une place publique
de Nantes. A droite, près d'un mur de clôture contre lequel il va être
fusillé, se tient le hardi Vendéen. Un officier républicain s'approche de
lui, le chapeau à la main. Âgauche, au troisième plan, s'avance, l'arme
au bras, le peloton d'exécution. Au fond, perdue dans le brouillard
du matin, toute une division est rangée en ligne de bataille. Ces sol-
dats nous paraissent de formes quelque peu flottantes et indécises.
On nous objectera l'éloignement, le petit jour, la pluie qui tombe
ou le brouillard qui s'élève. N'importe I toutes ces conditions opti-
ques et atmosphériques n'autorisent pas des contours aussi flam-
bôyans, des corps d'apparence aussi inconsistante. Et d'ailleurs, si
le peintre admet qu'il pleuve très fort ou que le brouillard soit très
opaque, pourquoi les figures de Charette et de l'officier se détachent-
elles avec tant de netteté, comme éclairées par un rayon de soleil?
Le soleil luit pour tout le monde. — Dans le tableau de M. Scher-
rer, la petite garnison de Verdun, emportant le cadavre du com-
mandant Beaurepaire, sort de la place et défile devant l'armée de
Brunswick, qui lui rend les honneurs de la guerre. C'est une peinture
décorative bien composée et peinte avec plus de largeur que de
solidité. Les têtes manquent d'étude et les tonalités de justesse.
M. Scherrer serait-il achromatopsique? Il rend les rouges en rose.
M. Moreau, de Tours, a brossé avec une grande énergie et une
vigoureuse couleur Carnot à la bataille de Wattignies. Le chapeau
TOMB LTD. — 18S3. 39
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6l0f REYUE DBBRDEXIX IfONDESi.
raiyanaché- sur ta» poktecb^ aabm, les-, eliieyeiix floltang^. Voett m^
peiL égarée, k.'iepréseatttiti marche eA tôte^de, la. colonnet dîattaqoe^^
aa milieu dès tamboiurs ^ battant, la charge^. Deitrière GmxM
s'élafioent les voloiitaineB,. la< baîonoettei eni avant»
La tablaaui de M.^ Henry Dupray n-eal pas ptéciséaieût une page
d'hifitcôro nationale, mais^estufl^erOimaufie seène^ militaires eidavâô:
d'une' toucha vûeeuet fermer, Dansi ces sortas.de sujetSyM. fiuptay/
préftâre la pittcœesque au dramatiq;ue« Il s!agit enoore d'un.épifiodô;
des grandes manoeuvoesi Noi£i sommes transportée sur la principala
pla^îdTuna petite: yilloi, — mettons Thèviers (12^ G(N*p9'd'an[née)i oid
Dreux (5® corps), —«devant L'hôtel du)(7^ai.frian(7 ou^duuSMeid «for».
Il est'Bàidi. L'état-major a acb^è son.repas sommaire, etgénéral.en
chi^,. divisionnaires et brigadiers^ chefs, et sousrohefs> d'étal-ma^,.
aidesHle-camp, officiers d'ordoimance,.pdrévôtâi divisionnaiiesy, atta^
chôa militaires allemands,, suisses^ adDiglais^ russes, autiâchiena^ ita^
liensv^enusde Paris afinide suiive.les manœuvres^ montent^ achat*
val pour se rendre sut. le lieU( de l'action, lagudle n'en eal.enoore
qu!à. la.période de: piiéparation : oencentsaticMEà des tronpcfi, &pot-
sitions d!attaqua dt.rencontres d!avAnt>-g&rdes. A. droite, débauchant
d'une rue en pen^ctive, s!avance un régimentide dragons. Latôter
de ookmne a> grand'peîne k se fbayer passage aui milieu de* cette
cohue d'officiers de tout grade, de gendarmesi d'escorte, de natu^
rela de l'endroit <|ui n'ont jamias vu tant de «t militaincs^ » et.de^
fantassins (des* réservistes sans deute) quîf ont quitté leur nmg,
mêiffté l'ordre foiaael, pour dévaliser argent comptant les duuxu-
tieit9 de la villeet qui courent hieib vite rejoindra) Ibud compagnie.
La scène est prise sur le vif. IL Du^say ai bieuirâos»^ à. donner l'as*
peci juste d'une viUe soudaia entahiftetroMu^âeiiiilitaiifômfintieii
pleine paiixk, d'une ville mise à sac pont rire^
ML
Nous>awns passé en; revue les peintres^deila mythologie' et dajni>«
qnltsont encore nombreux^ les^ peintres roligieust qiti menaceiâ de
di^araitre, les peintres d'histoire, qtiiisonti^utàb des cIsaniquHBrs
qua^ des> histesiens^ Naas> parlerons maintenant das peintres de^
gelira..L8un3 tableaux ont pour la plupart les^dimensions^de ïJ^ith-
théiue cS Homère et de YEnitéei des^ croitéê^ à Chmutaitinopie^ mm
ils n'^Oi sont pas moias^. à quelques exeeptôBiSi pcës, des taUeamD
degemtt^ et de garnie déplaisant^/
Btttir lesJkuœ, Soms^VL^- Ghaiier ûiffoaa'i^ vÉsâblanent ias^ë
de^la Fête d» U Juillet^ cte^H.BoU. Seutemeafi le sujet ^bràn par
VL RoU appartient en quelque sotte à^ Vhmtai^e; le peintre
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Mrt^nsé à le traiter dans de valûtes propordons. Ces proportionB
deriennent purement et simplement ndtcules appliquées à la niaise
ingnetAede M. Giron. Dne demoiselle à la mode passe^de^Mit l'église
de la Madeleine, mollement étendue dans un huit-ressorts que trat-
nenl deux chevaux de pur-sang* A qudques pas de la voiture,
une iemme du peuple se proisène avec ses enfans; elle reconnaît
sa sœur dans la joU3 fille et s'arrête pour kn faire les cornes, kn
premier plan, à droite, une jeune femme vue de dos choisit un bou-
quet dans la charrette d'une marchande de fleurs; au fond se oroî-
aent les violorias, les omsribus et les cavailîers. Ce sujet piquant
est digne de feu Biard. Encore Biard n'eûWil pas perdu à le peindre
treate mètres de bonne toile; — un « panmeau de dix » lui eât suffi.
Sauf l'eiécution franche «et vigoureuse de k fenune qui achète des
fleurs, il n'y a rien à louer dans tout oed. Le tableau est peint sden
k femeuse fomule : bkmc et maty et selon le principe du a pleni
air, » c'est-à-dire sans perspective aérienne. Aucone figure n'est i
son plan. Dne feBune du vrai BMude qui est assise au fond de sa
Victoria est sans doute bien confuse de se voir transportée par un
makdroit et insol^it «effet de perspective dans le huit-ressorts ménie
de la drôlesse. Les chefvaux escaladent les m&rchqpieds des cou-
pés ei prennent pour des mangeoires les capotes renversées des
calèches, les cavaliers chevaudient sur les degrés de l'église et
les omnibus sortent du péristyle. Remarquons encore que la place
de k Madeleine ne parattpas avoir dix mètres de large, qu'il n'est
tenu ml compte des localités, que l'asphalte des trottoirs, le maca-
dunde lachaussée, les pierres de Té^e sont exactement du môme
ton, et étoonoBs-nous qu'il se trouve des gens pour vanter dans
cette toile une impression de vérité.
Le Salon €arrédu Loumte^ de M. OLouis Béroud, est aussi un tableau
de genre, un croquis de journal illistré, avec des figures de gran-
deur naturelle. Les mérites de la kcture rachètent la pauvret
ou k bizarrerie de k eoDoeptkm. La peinture est franche, large,
soKée, sans négligences m escamotage. Les figures ressortent en
plein relief, le vaste Salon caivé paratt « grand comme nature, »
les fonds s'^éloignent avec une dngutière vérité optique, Tan* cîr-
euk «t k lumièpe "vibre. M. 'Bérovd semble tavoir kit une étude
trto approfondie de k perspective linéaire et de k perspective
aérienne. N'aurait^il pas pehvt qu^fpiefois des décors de théâtre?
Les Noc0$ de Ccma^ qu'on voit presque en entier, le 6harle$ f et
ks autres chefe-d^œuvre sont erievésd^une touche vive et ihimi-
nense et nous apparaissent dans leur ton jusie et leurs valeurs par*
ticulières. Haïs voyez la legop que s^est donnée ii son insu M. fiépoud
•et dont il prafitera, 'nous le croyras. Bi 'vigoureusement peints que
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612 REVUE DES DEUX MONDES.
soient les visiteurs et les visiteuses dn Salon carrée l'œil n'est frappé
d'abord et n'est charmé ensuite que par l'éblouissante féerie du Yëro-
nèse, l'élégante silhouette du portrait de Yan Dyck| la tache d'or
du Corrège : c'est la revanche de la grande peinture!
M. Gervex eût été bien inspiré en remettant au prochain Salon
l'exposition de son Bureau de bienfaisance. Cet ajournement lui eût
permis déterminer son tableau, qui n'est encore qu'à l'état d'ébauche.
H. Gervex aurût eu le temps de remplir l'intérieur des galbes et
de modeler les tètes. Un visage d'enfant n'est point une boule de
chair percée de trois trous en guise de bouche et d'yeux. Le jeune
peintre aurait pu chercher un centre, un motif principal pour sa com-
position, et il aurait pu aussi peindre l'immense guichet de bois
qui occupe toute la partie gauche de la toile d'un ton de bois moins
sale et moins faux. Et penser que M. Gervex a tant de dons naturels,
tant de talent acquis I Voyez à travers la grande baie qui éclaire la
pièce les toits des maisons couverts de neige se profiler sous un
ciel nuageux que colorent d'une teinte rosée les pâles rayons du soleil
couchant. On ne saurait peindre avec des tons plus justes, avec une
plus vive légèreté de touche. Étudiez maintenant les mains de la
femme du premier plan, qui tient la petite fille. Quelle sûreté de
dessin I quelle fermeté dans le modelé ! Certes les défauts de 1(. Ger-
vex et des peintres de la nouvelle école sont des défauts voulus.
C'est pour cela qu'il faut leur être sévère.
Les bureaux de bienfaisance, même s'ils sont peints par H. Ger-
vex, ne suffisent pas à toutes les misères, témoin la Famille sans
asile^ de M. Pelez. Une pauvre femme et ses cinq enfans sont sur
le trottoir de la maison dont on les a expulsés. Trois enfans dorment,
le plus jeune tette le sein flétri de la mère ; un autre, assis sur un
paquet de bardes, les mains croisées et tombantes, exprime l'abat-
tement et le désespoir morne. Tout ceci est très solidement peint
dans une tonalité un peu grise. La tête de l'enfant qui sommeille
au premier plan a une exquise délicatesse de modelé. M. Pelez
aurait pu se priver d'afficher sur la muraille, conune une doulou-
reuse antithèse, des annonces de bals, de fêtes, de concerts. Cest
un délit d'excitation « à la haine et au mépris des citoyens les uns
contre les autres, » qui est justiciable du bon goût. M. Pelez oublie
d^ailleurs que beaucoup de ces fêtes ont tout justement la charité
pour objet ou pour prétexte. Dans un tableau qui est loin de valoir,
sous le rapport de l'exécution, celui de M. Pelez, M. Thévenot a
exprimé un senthnent peut-être plus poignant encore. Au fond d'une
misérable mansarde faiblement éclairée par une lucarne, un homme
affaissé sur sa paillasse songe qu'il n'a plus de pain à donner à la
chère petite enfant qui, à peine couverte de vètemens en lambeaux,
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LE SALON DE 1883. 613
joue galment à ses pieds avec une méchante poupée cassée. La scène
est digne de Dickens. D'autres misères et d'autres expulsions encore*
H. Caron, dans un grand tableau d'une manière sévère, nous fait
assister à VExpulsion des bénédictins de Vabbaye de Solesmes.
C'était une scène digne de tenter le pinceau; toutefois nous n'ai-
mons pas la politique en peinture, que cette politique flatte ou froisse
nos sentimens personnels. M. Langrand a été, selon nous, mieux
inspiré en nous montrant à l'œuvre ces Petites-Sœurs des pauvres^ qui
font le sujet de la belle étude de M. Maxime Du Camp, dernièrement
publiée dans la Revue. Certes les vieillards que soignent les petites-
sœurs aiment mieux avoir affaire à elles qu'au rébarbatif employé
du Bureau de bienfaisance de M. Gervex. Il est vrai que, pour les
sœurs, la charité n'est point un métier.
La paysannerie de M. Bastien-Lepage représente une fillette de
quinze ans et un jeune villageois qui parlent d'amour en se tour-
nant le dos, au milieu de carrés de choux et d'oignons. Il nous
paraît que l'exécution est plus sérieuse que dans les autres
scènes rustiques de cet artiste. Les figures peintes avec une fer-
meté égale dans toutes les parties sont solides sur leurs jambes.
Il n'en était pas ainsi du flageolant Père Jacques. Il y a plus d'air
et de perspective qu'à l'ordinaire, ce qui ne veut pas dire qu'il
y en ait encore beaucoup. M. Bastien-Lepage s'est décidé à mettre
une échappée de ciel à l'arrière-plan ; cela donne toujours un peu
de recul au fond. La couleur, systématiquement tenue dans les
tonalités sans éclat de la lumière diffuse, avec quelques réveils de
verts très crus, ne flatte point les yetix. Tout en protestant contre la
vulgarité des types, nous accordons que l'attitude gauche et embar-
rassée des deux amoureux est bien trouvée. Et pourtant, s'il y a là
du naturel, il n'y a point de simplicité. Cest un peu cherché et pré-
cieux, c'est le marivaudage à l'étable. Autrement forte et saine est
l'impression du tableau de M. Maurice Leloir : un robuste laboureur
qui arrête un instant la charrue pour donner un bon baiser à sa
femme. Si M. Sicard n'est point du tout un impressionniste, ce
dont nous le félicitons, c'est, en revanche, un réaliste convaincu.
Sa Plumeuse de poulets manque complètement d'idéal ; mais quelle
puissance dans l'exécution I
Bien aue la Plage de 1P~ Demont-Breton ne montre ni uneAlmà
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•il REYUE «ES DBDX MONDES.
edaise* iCe sent de vnds enfans, hftiés par le grand aîr, Intoniéi
par le seleil, que la oroissance a rendus sveltes et «que Texerace a
jGuts irobnstes. La mère est vraiment belle dans son attitude simple,
dans ses mouvemens harmonieux, dans son expression de cabM M
d'inefiable douceur^ Les pieds nus, le corps couvert d'ime rdbe
foncée, elle ae détache en relief sur la mer frangée d'écame etnnr
le ciel léger et éclatant. Un petit bonnet blanc, posé sur ses cheveux
très noirs, est le point lumineux du tableau. On dirait une aurdele
mise au front de cette mère hem*euse. Le dessin est serré et élégant,
la touche virile, la couleur vive et lumineuse* iP" Demont-Breton
mérite tous les éloges pour cette œuvre d'cm charme sévère, où Tené-
cution est à la hauteur du styie. Là edt l'alUance de la vérité et de
la poésie.
On ne veut point, au nom des grandes traditions de l'art de la
peinture, proscrire les types contemporains et les tableaux rus-
tiques. Mais on veut que, dans ces sujets, pris à la vie moderne, le
peintre s'eflbroe, comme en d'autres sujets, de marquer le style. On
veut que l'artiste trouve la noblesse, la simplicité des attitudes,
comme l'a fait M. Jules Breton dans le Matin; qu'il doime mott
émotion pathétique, comme H, Tattegrain dm%ie$ Deuiilam ; (ja^
montre la mâle grandeur du travail, comme M. Lhermite dans la
Mokson i qu'il exprime un sentiment profond de mélancolie, comme
M. Hébert dans le Petit Violoneux. M. Hébert n'a jamais miem
peint. Ce violoneux sera dans son œuvre ce que, toutes propertions
gardées, le Joueur de violon de la galerie Sciarra eat dans l'œuvie
du grand ilaphaôl.
IT.
Depuis vingt ans les portraits de &L Cabanel ont épuisé l'éloge.
Des deux très beaux portraits de femmes qu'il expose oelte année,
que pourrait-<m dire qu'on n'ait déjà dit bien souvent de lant d'antres
chefsid' œuvre ^signés par lui 7 Gabanel a la précision du dessin, ia
pureté des lignes, la; couleur harmonieuse, le modelé ferme etdéiicat
desflcueiHins. Il pénèti» jusque dans l'âaedu modèle, en saisit ia
pensée inthne et la fixe dans le regard. Si gnmde ^'elle Bok, la
rotation de Cabanel grandira enoore. Des effets de couleur, des
tpompe-l'œil de relief, des recherdies de sobriété austère dans l'ar-
nngement peuvent séduire ou frapper davantage chez les Miras
mattres du portrait. Anonn d'eux n'est sqpéirieur à oe grand pw-
tcaitiste.
AL Bonnal expose im eacellent portrait de M. liorton, miniatre
des Éiats^Jnis, et le portrait de M^E. K'''^, plus îmèressant enoed
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MF SiEVO» VE tMS. Of 6
qae «' le peintre des hommes »> se menlre là comme un pehrtve de
feomes. Sans donte, M. BomM a^ait déjà fait ses preutes en ce
genre dus le edlëbre portrait de M'°* Pasca; mais il nous semble
que celui de M"** K***^ est peint d'une touche plus légère, arec plus
àe mrorbidesse. Yètue d'usé robe de yelours bleu foncé dont le cor*
sage échancré, garni d'une ruche de dentelle, découvre le cou ^
lai Baissanee de la poitrine, W^ K*** est debout, de &ce. Ses Inras,
tombant naturellement, se rejoignent au-dessous du buse. Un aà-
lier de perles tombe du corsage et un croissant de dtamans brille
dans les dieyeux noirs; Le modelé du visage a de la finesse, mais
les ombres paraissent un peu bistrées. La pose, très bien trouvée,
ne nmnque dans sa simplicité ni de grâce, ni de noblesse. On
regrette de retrouver comme fond les étemels frottis bruns qu'on*
ploie uniformément M. Bonnat pour tous ses portraits» En vérité,
cette nappe de bitume s' obscurcissant près de la tête pour la iUre
ressortir en valeur et s'éclaircissant vers les pieds pour lEiettre de
l'air autour de la figure est un procédé auquel M. Bonnat ptrarratt
renoncer.
• Il convient aussi de dire un mot du Portrait du docteur Parroi^
par M. Paul Dubois, parce que l'oeuvre se distingue des portraits
habituels du peintre par son coloris plus vif et ses dimensions
réduites. Le docteur est représenté en buste, vêtu de la robe noii:e
et pourpre des professeurs à la faculté de médecine. Le faire précis
■ais large de la tête peut servir d'enseignement aux peintres de
petits portraits, dont l'exécution détaillée, peinée, sans liberté, enlève
9MX figures le relief et l'illusion de la vie;
Ce relief des formes, ce caractère vivant sont puissfunmenA rendus
dans le portrait de femme exposé par M. Roll. La figure entièrement
vêtue de noir, robe de satin à petits volans et manteau bordé de
vison, ressort sur un rideau d'un vert sombre qui tombe au fond de
la toile. Ce portrait, très simple el tris sobre d'arrangement, a un
grand aspect. La tète est peinte en pleine pAte, on pourrait diire en
pleine chair. Pour les étoffes, la brosse vigoureuse dui peintre tes
m chiffonnées avec une maestria incomparable. Toutefois, ne regar-
diBz pas de trop près : les cassures du sailîn, qui jettent do si vifs
hasans, sont presque en trompe-l'osil. On ne saurait demander à un
pommier de donner des abricots, ni à H. Boit de peindre oonmae
M. Bouguereau, mais les pommes ont, depuis Eve^ leurs timres de no-
Misse, et M. Boll a bien du talent. Pas plus que M. BoH, &L Falguière
n^est on portraitiste de j^^diessîon. C'est peut-être po«r cda qu'on re^
garde avec tant d'inlérêt son portrait de M- G***. L© pemtre-sculp-
tevf a posé se» modèle sur un divan turc dont les tons rompus s'hadr-
Mmisent à merveille' avec la robe grenat à garnitures de bandes de
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616 REVUE DES DEUX MONDES.
cachemire. La tête est modelée d'un pinceau un peu dur, un peu
sec ; en revanche, les mains sont yeules et sans accent. Ici trop de
fermeté et là pas assez. C'est cependant un curieux portrait, d'un
aspect très personnel et dont on garde longtemps le souvenir dans
les yeux. Le portrait de femme, d'un si grand caractère, qu'expose
M. Puvis de Chavannes donne aussi cette impression profonde et
persistante. On a bien lu, nous avons bien écrit : un portrait peint
par M. Puvis de Chavannes. Voici qui était imprévu. Le maître a
appliqué à l'art du portrait, où l'on prodigue tous les charmes et
toutes les puissances de l'exécution, les procédés simples, la fac-
ture tranquille et austère de la peinture murale, et, pour cette fois,
la tentative a bien réussi. Il ne faudrait pas cependant que ce por-
trait fit école parmi les portraitistes, ni que son succès très mérité fit
oubUer à M. Puvis de Chavannes qu'on attend encore de lui de
grandes œuvres.
M. John Sargent a-t-il voulu peindre up tableau ou une réunion
de portraits de petites filles 7 Les portraits sont sans doute ressem-
blans, mais le tableau est composé d'après des règles nouvelles : les
règles du jeu des quatre coins. Au premier plan, un bébé, assis sur
un tapis bleuté, joue avec sa poupée; à gauche, une fillette blonde,
appuyée les mains derrière le dos contre la paroi, vous regarde
fixement. Au fond, se tiennent les aînées, près d'un immense cornet
du Japon à décor bleu, haut de près de deux mètres, dont le pen-
dant attire le regard à l'autre extrémité de la pièce. II y a d'ailleurs
bien des mérites dans ce tableau à compartimens. Les physionomies
merveilleusement saisies frappent parleur vivacité et leur caractère
de vérité ; les attitudes sont variées et naturelles. La couleur est fine,
agréable, distinguée, et l'entente de la lumière tout à fait remar-
quable. Le malheur est que l'exécution proprement dite est lâchée.
Bien n'est fait, tout n'est qu'indiqué, mais indiqué, il le faut recon-
naître, avec une sûreté magistrale. Au moins, ne reprochera-t-on
pas à H. Sargent de trop finir ses tableaux. — Un autre tableau
d'enfans, divisé en trois parties, est celui de H. Tanzi. M. Tanzi a
pris le soin d'inscrire le nom de ces garçons au-dessus de leur tète.
C'est sans doute pour qu'on les reconnaisse. Ésope conte que cer-
tain peintre de la plus haute antiquité procédait ainsi. Il écrivait
près de ses figures : Ceci est un honune, ceci est un bœuf.
H. Glairin expose M"^ Krauss dans le costume de dona Anna du
Don, Juan. Assise sur un de ces fauteuils Renaissance à dossier
monumental, elle tient son loup à la main et, la tète tournée de
profil, elle semble au moment de proférer la malédiction contre le
meurtrier de son père. Si l'on reprochait à ce portrait de mancjuer
d'intimité, M. Clairin répondrait que le costume môme choisi par
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LE SALON DB 1883, 617
Ira prouve qu'il n'a pas cherché à représenter M"* Krauss chez elle,
mais M°* Krauss sur la scène de l'Opéra, non point la femme, mais
la cantatrice qui incame tour à tour en elle les héroïnes du drame
lyrique. En résumé, c'est un portrait largement peint et qui a grand
air. Yétu d'un yeston de velours violet, le comte de Beust est, au
contraire, tout à fait chez lui. M*^* Louise Dubréau a bien marqué
le fin sourire et l'énigmatique physionomie de l'homme d'état.
Médite-t-il une dépêche ou compose-t-il un concerto ? pense-t-il à
rOpéra ou à la triple alliance, est-ce Yradier ou Mettemich ? Une
autre femme peintre, M"^ Abbéma, efface le i&cheux souvenir de ses
Quatre Saisons du dernier Salon par un bon portrait de M. Auguste
Yitu et par un portrait deAP^^'G., que recommandent non-seulement
la fraîcheur du coloris, mais encore une exécution sérieuse.
Le petit Portrait de M. et M^ Alphonse Daudet^ par M. Montégut,
est à la fois un joli tableau de genre et un curieux document d'his-
toire littéraire. Le poète lit à sa femme le manuscrit de son der-
nier roman. Ils sont assis l'un à côté de l'autre, devant une table-
pupitre où une fleur s'épanouit dans un vase de cristal au milieu des
livres et des papiers : M"** Daudet, au premier plan, le corps droit,
la tête de profil; Alphonse Daudet, également de profil, mais un peu
incliné en avant, vers le manuscrit qu'il tient sur ses genoux. Une
bibliothèque d'ébène à hauteur d'appui règne au fond de la pièce
sous une tenture de cuir de Gordoue décorée de tableaux et de
dessins. Ce fond-là vaut bien comme intérêt un rideau rouge de
convention ou un frottis de bitume. Les romanciers et les historiens
philosophes parlent sans cesse des « milieux. » N'est-ce point sur-
tout aux peintres à montrer ces « milieux? » N'ajouteraient-ils pas
à la physionomie de leur modèle, ne la compléteraient-ils pas en
montrant l'individu dans son intérieur, entouré des meubles, des
livres, des objets d'art, qu'il a rassemblés, qui sont les témoins de
sa vie, les reflets de ses goûts et de sa nature? L'intérielb*, mais
c'est l'homme même! Une visite de cinq minutes en apprend plus
sur une personne qu'une coriversatioû de deux heures.
Ce portrait de jeune fille dans un paysage de forêt, qui a de la
profondeur, est le premier envoi au Salon d'un élève de M. Delau-
nay, M. Maurice Desvallières. Le dessin un peu sec est serré et
précis. L'arrangement du costume, l'attitude de la figure ont une
grâce simple et franche qui frappe et qui séduit. C'est un bon
début, sérieux et point tapageur. Toutefois que M. Desvallières garde
son jeune talent des suggestions de la nouvelle école pseudo-impres-
sionniste. Il y a dans ce portrait certaines fleurettes au premier
plan et un éclairage systématique qui nous inspirent quelques appré-
hensions.
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H. Col .a ]9«ifit:]^*l)'^'^<dififi ufi AJoBtÊmoentlrègii^ et très déc^
jTBtif (pà rappelle les poârtraîto ida t(Mnm6iieemeHt du >jNnr siècle. La
bcîxive est lifare<et £rârae; on ae rflaurait .trop engager H. dotàpe^v
fiisieF daK'Oatte laamtee. ^ xetnBiwe dansie poetrait de M. Faotiii-
Latoinr la âîncéfité bi^tuelle deJ'anlkite devant le modèle. Mais la
£uitud»e>truîtéei timelIée,:mofiaii(|uéeKuit à Timpression decetteiBmn:^
si .profondâaieflt sentie^ — L'épLéerBoe fôaMjûn sr^fes^ pas une.pean de
fhagrki. fGo portcût iout à itàt >remttPquaJbJe reet celui ,de Vi^^ M**%
par M. Maxime Faij\rre» La couleur est belle, la lètersai^anmieiU con^
sdnûte som l'enwelappe d'uA nodelé très éerme et très suivi. Le
pDttmit de W^^ 1***^ ide il. iStewart,«qai estid'uQ tcderas wif^ fâche
par Je dessin. Dans le fof toait de IF^ L.-U^ par M. WoactZp ton
remarque iiunlottt la^superi^iexécution du hvss jdiu. Il y.a^taJeni
daas île .ponbrait «de JL Paul ifmtchet par M^ Vennt de flaaterodie.
L'iea^fiint sottiptueufiemeni vôtu «qu'a peint M. iTbudouzeji dans les
carnations des .pàleufs lie «cwe. IL dallot «xpose un j^rtrait Âe
jeiine JHHoime 43^ il .a nendu Avee éclat ;la finie coloratian -ùb h
peau. IL Maurin icontinue .à d^ilier îles anéplate, les dépressions»
les impeiroeplibles irides cdu ràsage a¥ec «le ^o^ctilude ficr^pu*
leuse. Le portrait .d'une Xomme ^âgée par M. Neîl Wiûstler est
peint «n camaïeu iioir et gris; il faut aimer Ja .sobriété, mais pasi
ce poiflt. Bien i^piCinaus e(K)uli9ns ètce tries bre^ la «conscience. nous
impose débiter enccu?e les portraits signés iBarrot,Humbert, Geoirg^
Lebmann, Mguste LeLoir, Mwalon, Jêrnea Ligner, Friant, Clau-
die, Albert lublet, 911e recommandettt ra la lai^sse de la .touche,
ou la précision du modâlé,NMi Técliit delà couleur^ ou le charme du
seatimeiM^ ou ibt sérvérité de Te^preasion,
Les bêtes ont aussi leurs physionomies. Il arrive qu'on emprunte
auK animaux les traits disU&cti£s de la faœ pour caractériser un
visage humain. Les Grecs avaient créé pour Junon l'épithëte de
^âmç (aux yeuxdebceuQ et Ton dit^nadDaunément un nez d'aigle,
IU1 iront dellon, xm air félin. Des portraits d'hommes nous passe-
rons donc aux portraits de Mtes, ce qui bous ibumira une transi-
tion pour arriver aux paysages. Les animaux sont pour ainsi dire
partie intégrante du paysage. Sans eux la nature semble en être
encore aJU <iuatriëoie jour de .la ^éation. £lle est morne et déso^
lée.Il&uifit d'4ine vachequi paît l'herbe de la prairie, d'un chevreuil
qui bondit dans les J)roussailIes, d'une mouette qui rase la crête
des vagues pour animer un site^ pour donner un caractère de vie à
la plame, à la forôt, à l'Océan.
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IPfPPBpgpHPI^ ï_i^u j. i^ . ai .
Ui &ii.ooi m 186i. OiO
Eb tète du troupeau maircbe ItLgésnaB/à de M« BslL Cet miite,
A'um tanpéraïKieiil ai puiasait, ncMifra accoulamé i de Iriles 9ur-
piiiaee« Tantôt H peint un choc de eairaUenv tanlèC une draouitiqQe
adëne d'inondation, tantôft encore un éhkmissuit tableau de my-
tkcdiigie. Ai^uird'hui il expose le beau portrait dont no» aiRone
patlé et eette magietirale étude : u Si Dieu bii prête "vie» » fai bète
au. pdage blanc ei ^nu^ lustré^àkcroupepar un rayon de sdeîl,
qui ipak tranguilte devant une ohaumtire normande, auta Jsk pnme
d'honneur au concours régional» Quel relief snpiieiianil quettci lunur
neuse couleur 1 et comme l'animal eBtiûeBremdu danssomalKirel
Seulement le tableaa gagnerait k laBuppKessionde&peraonoageaquft
sTeatompent au fond eui silhouetteakifonBSft; la liberté de Ha touche
tourna ici au sans^fl6ne«. Cette facture l&cbé&jure aiiQ& l'exéculnn
large, maia iecme de> l'animal. Les payaana nuisent à ta Génissô ée
Roll comme la bei^er nuit au Taureau de Paul Potter. LaSariie
de r herbage f de 11. de Yuillefiiey, nous montre des vaches. cpiiiue
sont pas lûia de^ valoir celles delioyon; le Gué^de M*MaBaia, le
Pâturage f de AL de Theven, VÉiabUj de M. Barilleit, n^is mon^
trent des vaches qui ne sont pas loitt de valou celles detU, de Vuilr
kfrogr. 11"''' Deabaiiliëres voudrait sauver de l'abattoir tous les mour
tons de M. Yaieon et de H^ Zub^i et k cardinal de Richalîau
aimerait & jouer «irec les^chata de H*. Monginal^ Quant à. Vaimablft
bandet de M. Jadin^ il expliqiue qu'oa ait jadis écrhXÉlûffede t\âm.
La Gorgée aux loups^ de M. Tristan Lacroix,, est un très grand
paysage, conçu dans la manière large et vigoureuse de 2a Bemùie
dâs çhevreuihy de GourbeU. A L'entrée de l'étroit défilé (|ui s'eur
fonce entre les amonceileipens de ixKhers, une biche s'arrête auDi
écoutes. Cette bêle,, enlevée d'une touche franche qiui trahit la
spontanéité da ^exécution,, est rendue dans son moaveoientavee
une sâceté remajrq)Aable« A. droite,» un. vieux chêne; tord, ae& branches
dénudées;, au. fond se m^ent les arbres de la forêt dont k.vest
feuillage, traversé pajR les rais du soleil,, laisse voir une échappée
du ciel. Les rochers paraissent un peu fl(M pour du gcaiul,>Duâa
l'ensemble du tableau estid'uneexcdl^ite tenue^et donne une vive
et agréable impressioui da fraîcheur» Les familiejs de Fontaînebleaa
prétendent que cet aspect hiunide n'est pas dans le caracJère de la.
forêt,, où il! n'y a point de cours d'eau« à peipe de sources, et éù
l'ombre de. la feuiUée est chaude. Naua ne déddorone point. Q'aîir
leurs supposons, qju'il vienne de tomber une pluie d'orage, et le site
de M. Tristan LacrovL rentre daos son effet juste.
Un.criiiquetd'artea veine de paradoxe a. écrit que.le paysage, cet,
le genre de peinture le plus difficite. IL. a'y paraît pas. au. Salon <^>
18S3. Ou compte & Texpoiûtian aa.moms. sept.cents. passages snib
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620 BEVUE DES DEUX MONDES.
deux^mllle cinq cents toiles]; et parmi ces paysages, sept sur dix ont
de vrais mérites. C'est donc environ cinq cents lisières de bois ou
bor-ds de rivières qui s'imposeraient à la description critique des mal-
heureux « saloniers I » En cette occurrence, l'équité commande de
ne s'occuper d'aucun paysage puisqu'on ne peut s'occuper de tous.
Comment parler des Bords de VOise baignant dans la clarté fluide,
de M. Mesgrigny, et du Cimetière de la Méditerranée embrasé
de soleil, de M. Montenard, et ne rien dire de la Matinée d^été per-
due dans les brouillards opalins de l'aube, de M. Porcher, et des Mar-
tigues si éblouissantes de lumière, de M. Allègre? Pourquoi s'arrêter
devant la Vallée des Ardoisières^ empreinte d'une austère mélanco-
lie, de M. Pelou2e, devant la Vue de Carqueiranne^ où M. Achille
Benouville a mis du style et de l'effet, et passer vite devant l'humide
Vallée du Château-Gaillard^ de M. Paul Péraire, devant la t7am-
pagne d'Athènes y de M. de Curzon, devant cette Rafale où M. Yon a
donné un aspect pathétique à la nature bouleversée? Est-il juste de
citer le Vieux Chemin^ de M. Camille Bemier, la Fille du passeur^
de M. Aâan, la Ferme de Coursimonty de M. Sauzay, l'Étang du
Merle^ de M. Tancrède Abraham, et de ne point mentionner le Soir^
de M. Emile Breton, la Sortie du terrier ^ de H. Borchart, la Fin de
septembre^ de M. Nozal, la Floraison des jacinthes à Harlem,
de H. Demont, et tant d'autres jolis paysages de tant d'autres pay*
sagistes de talent? — De l'ensemble agréable de toutes ces toiles
il ressort cette idée que le paysage accomplit une évolution, non
point dans le faire, qui reste libre et vif, mais dans le choix des
sites. On déserte les hautes futaies et les sous-bois ombreux où se
plaisaient Théodore Bousseau, Diaz, Decamps, Courbet; on installe
son chevalet sur la lisière des forêts, au bord des rivières ou des
étangs , dans les grandes prairies , dans les plaines sans fin. On
cherche surtout les effets de lointain, les progressions de la perspec-
tive aérienne, la limpidité de l'atmosphère. On met dans le cadre le
moins de choses déterminées qu'il est possible. On peint le vide
pour obtenir l'impression de l'infini.
Où s'arrête le paysage ? Où commence la marine 7 La prairie au
bord de la mer de M. Lansyer tient évidemment de ces deux genres.
Au reste, le talent de Lansyer suflit à tous les deux. Une marine bien
caractérisée, c'est malgré son titre le beau tableau de M. Iwill : la
Seine à Rouen par un temps de brouillard* Le fleuve fuit dans la
perspective et le soleil levant perce à travers la brume. Cest d'un
effet très juste et d'une vive impression ; le brouillard, léger et fluide,
a une transparence magique. M. Benouf a peint un Bateau pilote
qui va au-devant d'un steamer. La mer est grosse, glauque, sombre,
cit la nuée d'orage couvre le ciel. La chaloupe montée par quatre
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LE SALON DE 1883. 621
hommes courbés snr les avirons firanchit la lame par bonds. Ce tableau
très solidement brossé est trop grand, ce qniest naïf à dire, oa trop
petit, ce qui semblera paradoxal. Les personnages et la barque, do
grandeur naturelle, sont à l'étroit sur cette nappe d'eau sans horizon.
Si les figures étaient réduites des deux ti^^ ou si la toile était aug-
mentée du double, — ce qui donn^^t des dimensions de panorama,
— on aurait l'impression de l'inmiensité terrible de l'Océan, eflTet
que sans doute a cherché le peintre et qu'il n'a pas réussi à rendre.
De natures mortes, de légumes, de fruits, de fleurs, il y a de
quoi approvisionner les Halles centrales et le marché^ de la Made-
leine. M. Philippe Rousseau apporte des asperges; M. Spihler, des
turbots et des soles; M. Tholer, des homards et des tourteaux;
H. Magne, des lièvres et des perdrix ; M. Bergeret, des pruD^ et
des abricots; M. Conin, des pêches que, ne pouvant faire mieux, on
ne se lasse pas de regarder; M. Benner, dea pivoines éclatantes;
M. Gesbron, des bottes de roses; M. Bidau, des violettes de Parme'
et des camélias blancs. M. YoUon méprise ces bagatelles ; il nous
offre tout simplement le Pot-au-feu: un morceau de bœuf cru posé
près d'une marmite de fer. La viande n'est pas appétissante, mais
on s'accommoderait volontiers de la marmite, car, la grande répu-
tation de M. YoUon le prouve de reste:
Un chaudron sans défaut vaut seul an long poème.
II. — LA SCULPTURE.
« Femmes, cachez vos larmes, » dit le chœur à' Œdipe à Colone.
En écrivant ces mots, Sophocle émettait, sans y songer peut-être, un
principe d'esthétique statuaire. Dans l'art sévère de la sculpture, la
douleur doit être contenue comme le mouvement doit être mesuré.
Les figures ne souffrent ni la déformation des traits du visage ni la
contorsion des membres. La véhémence d'un sentiment, qui est par
cela même passager, l'emportement d'un geste qui est par cela même
instantané et fugitif, ne concordent pas avec le caractère de durée éter-
nelle du marbre et du bronze. Dans le beau groupe des Premières
Funérailles j M. Barrias a fidèlement observé cette loi statuaire. Adam
et Eve portent dans leurs bras le cadavre d'Abel. Certes leur dou-
leur est bien grande, mais avec quel art le sculpteur a su en faire
sentir l'intensité et la profondeur, tout en conservant aux physio-
nomies un caractère de calme et de gravité recueillie I Pour ren-
fermé qu'il soit dans le cœur, le sentiment n'en est pas moins pathé-
tique. Ce groupe est supérieurement composé. Les deux figures se
présentent de fautif l? père, marchant à pas lourds et lents, porte
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6QS REVUE DOS DKJX MONDES.
daasfsesbrasle GOirps d'Abel»; bi mèea a'anôte.paur baser 4ui kooX
la cadavre, dont 4le soutient >k 4ète. Une peau de béte qû sert
de liaceul à Àbel a'eat détachée da sott corpa et tombe jusque à
terre, farmaot tenoa, remplissant le vide entre les deux figures
et <ionnaat au groupe une base solide, M. Barrias, qui a accusé le
type d'Adam daas la £orce eorpcâreUe, n'a pas craint d'imprimer
à«sa physioMomie quelque chose de farouche. C'est bien ainsi qu'on
peut se représenter le j^emier homme, en se^tenant à égale dlsUnoe
de la tradition biblique et des théories naturalistes. L'Eve est aussi
bien conçue, encore que l&pose des cuisses seorréûs l'une contre
l'autre jusqu'aux genoux soit d'aspect pauvre eft frissonnant. Dana
la figure d'Abel, on ne saurait trop louer cet ai&dssement d'un effet
si pathétique et de lignes si haimonieuses, ces formes éléguatea
et pures comme celles d'un éphèbe grec. L'exécution,, toujours
femieet savante, par^t tour à tour énergique et délicate selon qu'où
regarde une figure ou une autre. Les Premières Funérailles classent
M. Barrias dans les premiers rangs des sculpteurs contempocains.
La statue da M. Guillaume, cette femmedemi-nue assise au som-
naat d'ua rocher, le bras gauche appuyé sur une urne symbolique,
la mun dr^te tenant une ^e &ite d'une écaiUa de tofftue et de
cornes de bélier est-elle la Fontaine Hippocrëne ou la Fonttdoe €1^9-
talie,' la Nymphe de la Bëotie ou celle de la Phocide? Sommes-nous
sur l'Hélicon ou sm* te Parnasse? M. Guillaume, qvti s'entend bien
en mythologie, conmie il s'entend bien en art et en beaucoup d'au-
tres choses, dit que c'est Gastalie. Saluons donc la naïade divine
dont les ondes inspirent les poètes et purifient les criminels. Si
Téoûnent sculpteur avait fait sortir du marbre une charboonitoe
ou une marchande des quatre saisons, les chercheurs de a moder-
nismoy • comme ils dkent, auraient été plus satisfaits. Quoi qu'ils
en passent, une muse ou une nymphe reste un sujet toujours digne
du ciseau du statuaire. L'él^ance du galbe et la noblesse natu-
relle de l'attitude caractérisent la statue de Gastalie. Toutef(HS« si
l'on r^rouve dans ce marbre le faire précis et savant et le style
élevé de IL Guillaume, on n'y re^ouve pas le caractère profond que
l'auteur des Graeques et du Mariage romain excelle à donner à l'en-
semble des figures, à marqua sur les physionomies. B semJi)le que
M. Guillaume est plutôt un historien qu'un poète.
L'envoi au Salon de M. DaJou est considérable: deux très grands
hauts-reliefs qui attirent le regard par leurs dimensions et le retien-
nent par leurs qualités sériauses et originales. L'une de ces ouvres
r^JMrésente la célèbre séance des états-généraux du 23 juin 17S9. Ce
haut^reliaf est eomposé, ordonné, on pourrait dire exécuté comme ua
taUeaUt avec trcne plans bien diirtiaets, une perfl3)eGtiva nettement
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AE >BIJIÊM IDE d88&, ^3
fdéttvmmée ^t ibs dégfadntioDS "de tons «mphioés par vies dlTirs
(degréB «de T«iiet >Les «figures «ta preHuer pin gresMrtait «en plein
4«iief, sdles da ^second plu se medèleat <en demmlief, cellas 4q
zlroisîèine «fattâauant en Ibas^relkC A gaaolie, devant une grtnde
table reoouwrte d'un tapis fleurdelisé, le snarquis de DreH-ftpéaft,
ht oanse duns la main, ie ahapean ^evr la tdte, rair<M6 froid, très
digne, Inès vsuré «t quelque «peu inpertinent, tcomne 'il cenyinnt
à un genliilMNDme'qui parle «a noin>da roi à Messieurs du lienB,
rappeUe nm dé^éa rendre ^ «cm seufemia. iDcf^rant le grand
mattre des cérémonies, Mirabeau, aolideneiâiaro^bouté sur ees
4euK jambes, la ftète ^pejelèe en >arnère, <le buste «aiHant, da main
dMÎts' tendue, TindsK eniaranti pMmonoe les iamevaBS paroles «qui
isont trop connues pour toe népéliâeB. LtespressÎM de puîssanoeet
de oiéfi du tribun égale (comme intensité d'efiet l^exprossioB de
oakne ^ 'de dédain de 'Itenfoyédà ivrii 'mais eile ne la surpasse
pas. Pks loin, à gauche et «u fisad, tous les id^nitéa du tieis, les
uns assis, les aotRS dduxxt, regardent «tte scène xpâ [laarquiaia
pvemièpe phase (d'un dmel tàimirt. >n 7>a ^là^dnquante ^ou seizante
personnages, tous bienoaractérisés, ifariés d'.attHudeB etidephjiio-
noams^ exprimant les «uns ta K)0ilère, 'les autres Jla eurprise ou la
curiosité, ttons lavésolulian. €e ^i «st surtout 'remarquable dans
rowvve de M. Dakra, c'>est que cette «omposHieiiei pleine de met
d'effist qu'elle eoît, si aivHnée,si<tumaltue«Be qu^eUe paraisse, garde
ttéamneins 'la séir^té del'ordonnanoe, la oMsure des mouTemew,
la Mie eimplicité de la«cu]pture.La£Ûfim<f4?iie« états-généraux n*«et
point sans deute l'œuvre la 'meilleurs du jardin, — ies Premiii^i
^Funéraîlies l'emportent par rerpression d'un sentâment général, '—
mais^^n est à coup sèr la ]^>us ^persomelie.
Celte 'belle simpKei^, oes neuremens mesurés, cette ordomance
«sénuère que l'on admire dans la Sêënwe des étaU'-générauXy font «tout
i iiaît défaut à l'autre envoi de M. Dalou, qui semble une copie en
ronde bosse d^une i^théose de Rubens retou<^ée par François
Boucher; — les den peintres les moins faits pour inspirer un
sculpteur. Ce haut^rdief, conçu dans le goût pompeux du milieu
du KTiH* siècle, s'étend en hauteur. Au premier plan, deux hommes
s'ambrassent fireteniellement, tandis que d'autres personnages bri-
sent des épées, des lusHs, des cuirasses. Au second plan, un
groupe d'ouvriers (le chapeau rond et la bkmse l'indiquent du
neina) tendent un trophée de drapeaux à trois femmes qui planent
dans les nuées, ayant pour tout costume le l)onnet phrygien, le
triangle égalitaire f^ autres attributs républicains. Çà et là volti-
gent des Amours portant des guirlandes de leurs. De fort mauvais
'Vers, qui mppeUCTt par la facture les Commmidemens de F église
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62& REVUE DES DEUX MONDES.
et le Jardin des racines grecques^ nous renseignent sur le sens de
cette allégorie. C'est le règne de la république,* qui supprime la
guerre et donne le repos à tous les peuples. Nous espérons qu'il pas-
sera encore de l'eau sous le pont de Kehl avant ce retour de l'âge
d'or. Et quelle idée singulière M. Dalou a-t-il de faire de la poli-
tique en bas-relief? Tientril donc tant à rappeler qu'à tort ou à raison
on l'a pris jadis pour un homme politique? Ces réserves faites sur
la conception humanitaire de l'œuvre et sur sa manière théâtrale,
il faut reconnaître dans la Bépublique le don de la composition, la
fougue et la facilité de la main.
On n'a pas oublié le bas-relief destiné au tombeau de Reber qu'ex-
posait l'an dernier M. Tony Noël : une figure drapée, poétique et
mystérieuse comme l'ombre d'Ophélie. Cette aimée, M. Tony Nofil
a sculpté deux guerriers avec toute l'apparence de la vie et tout le
mouvement de la lutte corps à corps. L'un de ces hommes, frappé
d'une javeline, tombe près de son compagnon ; l'autre, se couvrant
du bouclier et tenant l'épée prête à frapper, continue le combat:
Vno avulso non déficit alter. Ces deux figures ramassées sont supé-
rieurement groupées; l'exécution est savante et énergique. M. d'Epi-
nay élève une statue à Callixène, célèbre pour avoir été la première
maltresse d'Alexandre. Enveloppée de la tète aux pieds dans une de
ces étoffes transparentes que les Latins appelaient vitreœ vestes, la
courtisane apparaît comme nue sous ces voiles légers. Elle ébauche
un pas de danse, le pied gauche en avant, le poids du corps por-
tant sur le pied droit, le buste tourné à gauche, la main tenant un
pan de la palla^ dont une des extrémités forme voile autour de la
tète. Cette élégante et gracieuse figure semble un grandissement
d'une terre cuite de Tanagra. En sculptant Diane et Endymion,
M. Damé a oublié que la ronde bosse n'est point faite pour repré-
senter les choses vaporeuses et intangibles. L'Endymion repose
sur un nuage qui a tout Tair d'un rocher, et Diane s'élève daos le
croissant de la lune qui n'est rien moins qu'une double faux ; quant
à la draperie qui flotte autour de la déesse, ce ne peut être évidem-
ment qu'une feuille de tôle découpée. H. Darbefeuille a symbolisé
r Avenir par un éphèbe nu qui tient d'une main un livre ouvert
et de l'autre une grande épée. Cet avenir-là parait plus probable
que celui de la vision de M. Dalou. Le Crépuscule de M. Boisseau est
une figure de femme conçue par un sculpteur français de la renais-
sance et exécutée par un praticien italien du xu* siècle. La Nymphe
Écho, de M. Gaudez, qui s'enfuit nue en tenant sa syrinx, sort de
l'atelier de Falconet ou d'Âllégrain. Le Titan supportant le mondé,
de M. Injalbert, serait un beau modèle de cariatide pour quelque
monument. M. Baujault donne à son Rive cette épigraphe : In
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-i
_^ii^—ifci#L .*«/■' mw-j^jL
^ LE SALON DE 1883. 625
s&mniis imperat caro. Le malheur est que ce pifttre n'est nulle-
ment de la chair. Il eût fallu la main de Garpeaux ou de Glésinger,
ou à tout le moins celle de M. Jules Frère, qui a modelé avec le
mouvement et la souplesse de la vie une figure nue sous ce titre :
Après le bain. Les^ formes sont lourdes, le galbe est sans distinc-
tioUi mais le travail du praticien réaliste est remarquable. La Biblis
changée en source^ de M. Suchetet, a beaucoup de sentiment et de
. grftoe* On regrette d'autant plus que le polissage à la prèle ait effacé
dans ce marbre tous les accens du ciseau.
Ici Ton danse. Voici une série de statues chorégraphiques auprès
desquelles le groupe de Garpeaux paraîtrait d'un mouvement mo-
déré : V Amour et la Folie y de M. Gordonnier, V Ouragan ^ de
M, Desca , Flore et Zéphyre, de M. Goulon,. Orphée et Eurydice,
de H« Martin. Les pieds ne tiennent pas aux socles, les corps per-
dent l'équilibre, les bras battent l'air. L'avant-veille de l'ouverture
du Salon, on avait réuni tous ces groupes autour du rond-point du
jardin. L'effet était le plus merveilleux du monde : on aurait dit un
quadrille. Après être sorti du bal, passons chez les acrobates. G'est
« la pyramide humaine, » « les jeux icariens » que le groupe de
V Immortalité, de M. Hector Lemaire. Et pourtant on n'a pas le
cœur à railler devant l'œuvre d'un sculpteur de talent, devant un
groupe monumental, de six mètres de haut et comprenant cinq
figures, qui a dû coûter tant de peines, tant d'efiorts et tant d'argent.
]{n elles-mêmes toutes ces figures ont du mérite : ce qui les gâte,
c'est leur superposition. Imaginez que M. Mercié ait placé au-dessus
du Quand mêmel le Gloria victis, et jugez de l'effet I Si l'on con-
servait seulement la mère, l'enfant et la figure tumulaire qui occu-
pent la base de cette Immortalité, on aurait un groupe d'un style
sévère et d'un beau sentiment.
H. Lanson, qui s'était élevé dans VAge de fer à la sculpture
hérdfque, tombe dans la sculpture de genre. La Douleur mater-
nelle représente une jeune femme assise sur un fauteuil, le dos et
la tête renversée contre un coussin et tenant sur les genoux le
cadavre emmailloté de son enfant. Gette femme porte un corsage «de
paysanne et une jupe à ruche copiée sur un peignoir élégant. Elle a
ses bras et ses seins nus ; il ne faut pas s'en plaindre, car ce sont
les meillem*es parties de la statue. Néanmoins, on ne peut s'em-
pêcher de penser que ce costume hybride n'est pas dans la vérité,
non plus que cette gorge découverte n'est dans la situation. Si l'on
veut rendre le vrai, au moins fautril ne pas commencer par choquer
la vraisemblance dans les petits détails. La tête, bien construite,
montre de jolis traits, mais l'expression des yeux, où l'on sent rouler
les larmes, est trop forcée pour une figure statuaire. La charmante
ion vm, « i863. 40
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KEWB Vm& d>£Ë|(;3iONIffiSt
EnsûmnteilUe de IL Delaplimobs;, Qui dort sw^aiiMileiàlÂidiOttÎBr
4ÛccuUire» est uae «attyre Ma fMQÛat aana ^eur, mais saas ai^ttfittir
iioiL.AL Aizelin a mis dane sa Marguerite qm reirient de TiégliK, les
jeux luodd^ement bûsBéai rla ^âce wgnale récrée par .le fioèkiu H
ne iaut paa eu youloir 4 Tairtiste d'avoir «oulpté Marguerite» ifiui est
,« limlle., » m9às .qui in'^t poiat « demoia^, » coDMae elle Je dit érèe
bien, avec une jupe tkm^ie» S'il Im amit donué la jii{>e eouite jneu-
tiounée dans le texte de fioethe, personne lU'eât reooaiMi.JUtargttente.
Un costumier d'opéra en Mmootre «u iupiter de W^imac» et ann
«i^price.a fm:^ de loîi
.Glé&k^er .a passé les tderaières aamées de sa vie à aoulf^ler
quatre atotnes équestres iqui doivent être placées au chao^^ de
Jfacs» devant la iaçadede l'IÉcsSe tmiiitaii^. Marceau et floobe eut
déjà été -exposéSi (iaraot eat au «noula^, voici Kléber.. L^uniforme
des généraus de la preimère irépuMique, qui n'était tnen ooDoinsque
(Sio^ple : grands panaches^ giaadas éoharpee, grands ivevero d'ian
Jpit, graufdes cravates & k Saint-Jast, proie à la aoulplure déoesa-
tive telle que l'antendait aament flésinger^ Klébef est reprfiaeQté
dans le feu du combat^ ie ^àbre levé^ coaunetsCil intUiait aatour
de lui les grenadiers du Mantrlhabor. ^lest une statue fJenie de
vie et de mouvement, Men digne du sculpteur qui, lui laussi, « a
fait tnembler le marbve, tant 'gtotse que fût k pièce. :i» IL fté-
miet a -évoqué un PoriehFahi eu xv^ micle dans tsoa typa flijgia-
reais^nent caractérisé et dans sôtk costuiBe scriqnileosameol endt.
Biencaœpé sur son pelât cheval et portant le tfaoqneton aux aemas
de la ville, cet ihomme na reoonaatt pas d'autre autorité «fae cette
du prévôt de (Paris, flobert d'fistoutevilK et n'eateoad pas d'airtie
Jrançais'que celai de Philippe de Coiamines et de Pierre Aringooe.
Ces caractères d'une époque disparue sereÉrouvent dans le Bœtilwr
àiche^idy de K. Tomyiénfif, Ga chevalier de grand cheorin eet assu-
i^émeat sans peur, mais non point sams reproche. S'il eat ie pca-
mier àl'attaque, il n'est p» le damier au :pfllage, et iersqa'il «ha-
vauche en écilaireur isur les ilanos de l'armée, il ne ae fidt pas faule
de détrousser un juif, iroire même un bon chrètôen.
Ingre^^ par U. Oudiné; HippoiyU FUmdritt, par H. Dégorge; 4^
£àiéral4>han2y sur son lit de mont, par M. Groiay:; le Barm Ilayhr,
par M. Jules Thomas, et anooro leJBanm Taylor, par M. BmdenfiSOflàà
peu près les seules statues iconiques de quelque iralean Poar les
bustes qui ae con^tenttpar ^^ntaines, bien pau méritent d'étne men-
tianaés. .Nous en (CÎteeons seulemeni qaetqae&-uns, à la lortona du
souvenir. Parmi les fau^es-typesou de kntaîsie, nous ih)us nppeloBB
l' Vmafieréu roy, da M. Manpietde YûasdoLeii'Évéfueiiuît^viiole,
de H.'Garrièa, dautccéationsiremarqiiiUeapar lecaractèredas phy-
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sionomies et l'excellent travail de Tébauchoir, et la charmante Pier-
reitây de M. Maurice de Gheest, qui a la grâce piquante d'un Walteau ;
parmi les bustes-portraits, celui de M. Patin, par M. Guillaume, celui
de M"* de B... par M. AUouard, celui de M. Eugène Labiche, par
mP"® Thomas, celui de M. Albéric Second, par W de Montégut, enfin
ceux de M. et M"*® B. W.., par M. Soldi. Un mot encore sur quelques
petits ouvrage : l'étrange bas-relief pseudo-égyptien de M. Devillez,
rejiréaentatit Salomé, la telle inédiille 4e la Liguâmes patriote»,
par M. fl. Dubois, et le corieui médafflon de femme que M. Louis
Ménard, le savant helléniste, a conçu et exécuté dans le style grec
arch^ûque.
Jusqu'ici on avait toujours pensé que le but suprême du grand
art de la statuah*e est l'expression du beau. Il parait qu'on pensait
mal, car le véritable objet de la sculpture, c'est d'exprimer le laid.
Tel est du moins le sentiment de M. Marioton, auteur d'un Diogène
ascétique, de M. Etcheto, auteur d'un Démocrite ivre mort, de
M. Turcan, auteur d'un groupe représentant V Aveugle et le Paraly'
tiquey de M. Gustave Michel, auteur d'un second Amugle et Paraly-
tiquey de M. Cariïer, auteur d'un troisième et dernier Aveugle et
Paralytique^ enfin de M. BaiBer, auteur d'un Marat demi-nu. Dans
ce concours de la laideur, le prix est emporté de haute lutte par
cette hideuse figure. Que notre conseil municipal ait l'idée d'ériger
une statue à a l'Ami du peuple » sur l'emplacement des Tuileries
brûlées et qu'un sculpteur quelconque accepte cette commande,
rien de plus naturel. Mais qu'un artiste de talent (M. Bafiier en a
beaucoup) s'avise de son propre mouvement de sculpter ce triste
personnage, plus abomin2i)le encore au physique qu'au moral, il
y a de quoi confondre l'entendement. C'est comme si un journal
d'Athènes nous apprenait soudain qu'on a découvert une statue
de ïhersite à Olympiel Mais la supposition est inadmissible, les
fouilles de la vallée de l'AIphée ne sauraient nous réserver pareille
surprise. Lasculpture grecque n'a point créé en quatre siècles autant
de modèles de laideur que la sciilpture française en cette seule
année 1883. On objectera que l'idéal moderne n'est pas Fidéal
antique. Tant pis pour l'idéal moderne I Ainsi que l'a très bien dit
Victor de Laprade, ce chrétien qui dans les questions d'art se ren-
contre avec un païen conuue lliéophile Gautier, a l'art moderne,
et il faut entendre par là l'art du moyen âge et le nôtre, n'a paâ
fait autre chose que d'ajouter quelques rides à la beauté sereine et
calme, à l'adorable jeunesse des types grecs. » — D n'y a vraiment
pas là de quoi être si glorieux.
HsisaY HoussAn.
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LA
^IGNE AMERICAINE
EN 1883
LE CONGRÈS DE MONTPELLIER.
En 1880, le département de l'Hérault comptait 2,5&3 hectares
e vignes traitées par les insecticides contre 2,62& hectares plantés
n vignes américaines. En 1881, 6,260 étaient soumis aux traite-
lens chimiques et 5,162 avaient reçu des cépages américains,
opinion inclinant en faveur des insecticides. En 1882, la vigne
méricaine regagnait le terrain perdu, car. les documens officiels
onnent 4,292 hectares pour les produits chimiques, et 10,918 hec-
ircs portant brillamment la vigne américaine !
Ces documens corroborent, ce me semble, les conclusions du
ongrës de Bordeaux : u La résistance désormais établie des vignes
méricaines pouvant aller jusqu'à l'immunité, ces vignes doivent être
onsidérées comme un moyen sûr de reconstituer le vign
Elis. » Â la suite de ce congrès nous disions : « La vigne i
étendra sur la France comme une marée montante ; ell
uter ni à vaincre, elle est, — et c'est parce qu'elle es
avenir que la lutte est si acharnée contre elle (1). » L'(
(1) Congrès de Bordeauœ; Dubjis, Nîmes.
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jJMË^d^MÊSS^I'&SJs^M^'.^^^^ --*l!lr:^,^3LjaJ4y^ . ju -'. ■! ■ ; 'J 'ii't-
LA TI6NE AMERICAINE EN 1883. 620
de deux saisons sépare ces documens de mes premières études ;
pourtant le mot de M. Planchon est resté celui de la situation :
« La résistance de la vigne américaine n'est que relative, mais la
moins résistante des vignes américaines est plus résistante que la
plus résistante des vignes françaises. »
Si l'exactitude absolue de ces paroles ne se traduit pas toujours
par des faits, c'est que l'adaptation en est encore à sa période expé-
rimentale. Les incrédules croient que ce mot cache un piège, que
c'est un manteau commode pour dissimuler les défaillances de la
vigne américaine, mais ce préjugé tombera le jour où on recher-
chera la succession d'échecs qui a cantonné jadis chaque variété
européenne dans la région qui lui est propre. Comme l'a fort bien
dit M. Giraud-Teulon : « Il faut se rappeler que les espèces impor-
tées d'Amérique proviennent de différentes régions d'une aire géo-
graphique égale à celle qui s'étendrait de Moscou à Cadix, et de la
Belgique à l'Algérie ; si la viticulture européenne, retombant en
enfance, entreprenait de revenir sur cette adaptation consacrée par
des siècles, la situation serait probablement plus grave que celle
de la vigne américaine, quoique si nouvellement débarquée sur
notre continent. »
Depuis la première étude publiée ici même (1), la vigne amé-
ricaine a gagné la confiance de ceux qui la voient de près, et tandis
que le professeur Husman éclairait la question en Amérique, le
congrès de Bordeaux rendait le même service à la France. Les
croyans de la vigne américaine y ont trouvé le baptême : le nom
d'américanistes qui leur a été jeté à la tête, ils l'ont ramassé pour
l'inscrire sur leur drapeau. En 1882, les preuves se sont accumu-
lées en faveur de la vigne américaine et se rencontrent sur les
points les plus étrangers les uns aux autres ; la remarquable étude
de M. Giraud-Teulon confirme en 1882 ce qu'on pressentait en 1880,
et cela avec tant de logique et d'autorité que je voudrais voir ces
pages entre les mains de tous mes compagnons viticoles, car elles
sont marquées au coin de la science vraie, de celle qui se lie indis-
solublement à la pratique.
Dn rapport de la commission d'enquête du comice de Béziers est
venu l'année dernière réduire à néant les légendes funèbres sous
lesquelles on voudrait ensevelir la vigne américaine pour la plus
grande gloire de poisons et d'explosifs coûteux, tandis que les amè-
ricanistes imprudens de la première heure ouvraient de nouveau
leur magasin et apprêtaient la charrette enrubannée des vendan-
geurs.
(l)iîeOTi#dn 15 juin 1881.
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6S0 R&VyE DES DEUX IIONDES.
Pendant que le phylloxéra continue à étendre son voile sinifitra
sur le beau pays de France, Fa vigne américaine jette çà et Bi un
raîneau d'espérance. Heureuse la terre qui en faccueillant saisit
là fortune au passage! c'est ce rameau qui fera reculer le désert et la
stéritîté sur lès inconscîens quf défendent vainement un passé qui
leur échapjje, car les moyens cfeimiques, même s'its étaient utiles,
ne sont qu'exceptfonnellement pratiques. Pendant que ces persévé-
rans de la ruine poursuivent leur chimère, Fa vigne américaine
recouvré de ses ffots de verdure la dernière trace de nos malheurs;
mais, ne partageant ni fînconstance dés ffots ni Taveugrement de la
fortune, elle s'étendra, rapide et bienfaisante, sut les claîrvoyans
qui auront volé à sa rencontre, laissant ceux qui l'auront repoussée
se repentir dans la pauvreté. Ils s'apercevront trop tard qjieTime ù
monetji et jamais ces retardataires ne ramèneront sur eux les vagues
d'or qui commencent à déferler sur les premiers vendangeurs. J'en-
tends les incrédules me dire : « Vous êtes orfèvre, monsieur losse t »
Mais non, j'bublTe sincèrement que Je puis être parmi ces audaces
hexiïeuXf lorsque J'appelle à la fortune ceux qui ne savent pas
encore la voir cbns la vigne américaine. Nous savons maintenant
que même des espèces à résistance discutée ont résisté Jusquici ;
que même les clintons de M. Pagézy, tués si souvent, prospèrent
et produisent depuis 1873, et l'étude comparée âTune foule de ren-
seignemens américains et français produit un ensemble de conclu-
sions dont là vérité est chaque jour confirmée par des faits nouveaux.
Qn voudrait trouver l'immunité sous forme positive plutôt que
sous forme comparative ; malheureusement elle n'est absolue pour
aucun des cépages américains connus à ce Jour, et ses dilTérens
degrés remarqués sur une même variété s^expliquent par le milieu
comme par le voisinage. En efiet, Te phylloxéra préfire certaines
espèces à certaines autres ; il abandonne celFes qui lui plaisent le
moins pour celles qui lui plaisent le pFus : ainsi un riparia semble
indemne s'il est entouré de vignes françafses; par contre, if réu-
nira tous les phylloxéras des environs s'il est entouré de mustangs,
variété qui paraît jouir d'une immunité complète.
L'adaptation a des lois inflexibles, qui ne demeurent obscures
que parce qu'on a cherché exclusivement celle des radnes, en négli-
geant le rapport des feuilles avec la température, l'état hygro-
métrique de l'air et ^intensité de la lumière. Les labruscas péris-
sent au Texas, parce qu'étant une variété du Nord, ils ne peuvent
traverser le long été de cette région; il en est de même dans le
Languedoc. La nuance foncée de leurs feuilles aidant, le soleil lés
dessèche, et, de plus, leur origine les porte à hiverner au mois
d'août, traversant ainsi septembre et octobre sans feuilleSi dans
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LA yjGNB àaaAuckim ek 1683. 4SI
un '4éU inoompafeîble Mec la «empérfttvure ; dans leur fatlntAt aer-
AiaU l 'abâeoce des ièuiUes coïnciderait «yec le froid et lihumi^lè.
D'^alUeuTS, les feuilles flétries par la cbaleur ne peuvent accom-
plir knirs fiûDctions, m donner la réplique aux racines qui, saas
elles, m'accompUsseot pas leur érohition annuelle. Ai'appm dextette
théorie, on ^trouve «des conoonds greffés ,ivès vigoureux à *c6té 4e
leurs pareils chétifs et non greffés; carQxhezdeStpremierB, lajpartie
aérienne est en .hara^mie avec le mitieu, et compense jusqu'à un
certain fioint la non-adaptation desradnes. Je remarque aussi qne,
fikfttés «m terrain {dat, «élevé, exposé à tous les vents, ils résis-
tent mieuK que dans des vAlIées abritées et obaudes. Nous savons
qu'on doe combat ia sécheresse que par la profondeur et un ameu-
btissement assez parfait pour détruire Ht conductibilité de la terre,
•en supf^aAt, bien entendu, que les racines {M'ornent de cette pre-
foiideur<et de cet ameubliss^[nent en s'^nfonçant jirofondémentdws
le soi. Ge n'est pas ainsi que se comportent les racines des labrus-
cas, dont l'habitat normal, humide et froid, les dispose par un.enra-
cânement superficiel à profiter du peu de soleil accordé par une
owrte saison «estivale et à éviter l'humidité excessive; est-il sur-
prenant que cette conduite tenue à quelques centaines de lieues
au sud de leur pays d'origine leur soit fatale?
les défaillances des clintons s'expliquent aussi par la .direction de
leurs racines et par une texturede ieuilies incompatible avec laxone
où on veut les placer. J'entends par direction des racines l'aqgle
qu'elles forment avec la souche. On se rend compte de l'eDet de
cet angle en comparant les racines du concoird avec celles du clin-
ton. Chez le ooncord, l'angle est presque droit et, par conséquem»
la direction est horizontale, ce qui défend aux racines de chercha
la irakhaur dans la profondeur, même si elle .s'y trouve, ce qui est
lare dans le Midi.
Chez le clintoi^, des causes inverses amènent un résukat iden-
tique; ses racines forment avec la souche un angle très ouvert; «lies
descendent presque perpendiculairement, et, ai elles ne rencontrent
pas la profondeur qu'elles cherchent, -elles se pelotonnant conU« Je
sousHSol impénétrable plutôt que de «'étendre à sa surface; c'est
une première cause de défaillance; nous trouvons la seconde dam
l'exiguïté de suriietce et d'iéjpaisseur deaes feuilles, qui, pas plus que
celles des labruscas^ j^e peuvent contribuer à la icirculation et k
l'élaboration de la sève. On peut .attribuer la durée des clintons de
IL iPagézy àxe qu'ils MX rencontré le sol profond et irais qui leur
est nécessaire et à ce que la greffe le» a dotés d'un fèuiUage i^pte
à supporter le soleil du Midi. Les racines du riparia sauvage sont '
dii^ecsement inclinées, «c'est-A-diie suivant des angles divers. Ceci
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6S2 REYUB DES DEUX MONDES.
explique l'égalité de leur bonne tenue, malgré des milieux dissem-
blables. Remarquons que cette vigne des rivières supporte des étés
secs, pareils à ceux qu'elle traverse sur les bords de rivières des-
séchées, mais qu'elle souffre d'une sécheresse perpétuelle. Les
racines du taylor tiennent le milieu entre l'horizontaie et la per-
pendiculaire; ce plant méconnu s'affirme vigoureusement dans les
terrains silico-humifères et silico-argileux. Il existe déjà à Saint-
Benezet 5&&,978 pieds de taylors de tout âge, plantés de 1876 &
1882 ; la plupart sont grefïés, et pas un ne laisse à désirer comme
végétation et fructification. Les greffes d'oeillades, espars, terrets
de 1881 ont produit, en 1882, 70 hectolitres d'excellent vin &
l'hectare et les greffes d'aramon de 1882 promettent beaucoup plus.
La résistance du taylor ne soulève aucun doute de l'autre côté
de l'Océan, et le professeur Husman dit, en parlant du fameux et
rarissime montefiore, « qu'étant un semis de taylor, il résistera,
non-seulement au phylloxéra, mais aussi à 27 degrés Fahrenheit
au-dessous de zéro (33 degrés centigrades). Il ajoute que le taylor
n'est pas assez fertile comme produit direct, mais que sa grande
qualité a amené quelques viticulteurs, notamment M. Jacob Rom-
mel, à essayer ses semis dans l'espoir de retenir sa résistance ea
lui ajoutant la fertilité et la grosseur du grain qui lui manquent.
Ce cépage demande une terre profonde et suffisamment siliceuse ;
mais ce terrain n'étant pas rare en Languedoc, on se demande
pourquoi le taylor ne retrouve que dans le canton de Saint-Gilles
l'estime dont il jouit en Amérique. Dans l'Hérault et dans l'Aude,
on lui préfère le riparia, qui, greffé en aramon, est d'une fertilité
merveilleuse. Aussi voit-on autour de Montpellier des routes bor-
dées de jeunes vignes de ce cépage.
Nous avons vu plus haut que les exigences de l'adaptation ne se
bornent pas aux racines et que celles-ci subissent indirectement les
conséquences de la non-adaptation du feuillage. En effet, les racines
ne peuvent fonctionner d'une façon normale qu'autant que leur
action est complétée par celle des feuilles, qui exposent la sève à la
lumière et la renvoient aux racines sous la forme du suc nourricier
qui dépose sur son trajet descendant les matériaux nécessaires &
rac€h)issement de la plante et à la production des racines. Il est
évident que les feuilles ne peuvent accomplir leur mission qu'autant
qu'elles sont saines. Par conséquent, un cépage n'est adapté qu'au-
tant que, par leur texture, les feuilles sont à l'abri d'altérations de
structure dues au milieu où elles se développent. Ces altérations
se produisent de trois manières : 1* les feuilles jaunissent momen-
tanément et partagent avec le reste de la souche une souffrance
passagère; 2<' elles sèchent, tombent et produisent par leur absence
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LA TIGNE AMERICAINE EN 1883. 63S
une répercassioQ de sève toujours nuisible et certainement fatale
si elle se répète ; 3"^ elles sont attaquées par le mildevo^ maladie
qui s'établit d'une façon très inquiétante dans la Gironde et cause
de grands ravages en Amérique, non-seulement sur les feuilles,
mais aussi sur les fruits et sur le cep lui-même. Nous trouvons
le mot mildew dans la Bible anglaise ; il y est prononcé par les
prophètes Amos et Aggée comme une malédiction. En anglais, il
exprime fort bien la nature de la maladie : moisissure humide,
imprégnée de rosée {dew). Elle est causée par des écarts de tempé-
rature et par de brusques variations hygrométriques produisant
des déchirures microscopiques de Tépiderme. Celui-ci, devenu
incomplet, expose le parenchyme à Tau: et le rend ainsi accessible
à des sporules qui s'y multiplient d'autant plus rapidement que
les circonstances atmosphériques continuent à lui préparer du ter-
rain. Du mildew au rot et à l'anthracnose il n'y a qu'un pas. Les
auteurs américains citent un espalier d'isabelle exempt de mildew
pendant dix ans et attaqué du jour où il s'aventura hors de l'abri
d'une corniche tutélaire. Le mal apparut sur la partie exposée, puis
sur la partie abritée, la cause prédisposante préparant les voies à la
cause accidentelle, celle-ci déterminant l'état contagieux, précurseur
de l'état constitutionnel. Cet état constitutionnel stérilise et tue le
cep si l'amputation immédiate du rameau attaqué (en un point situé
au-dessous de l'attaque) ne prévient la diflusion de la sève altérée
parmi les cellules saines; la destruction totale des sporules latentes
n'écarte le danger d'une nouvelle invasion qu'autant que les causes
prédisposantes sont complètement écartées. Il est rare qu'une souche
profondément attaquée revienne à la fertilité ; il y a des exemples,
dans la Gironde, de vignes demeurées stériles après leur guéri-
son. Le professeur Husman considère que cette décomposition du
parenchyme est partiellement due & l'état miasmatique de l'air,
et il ajoute que, là où la malaria et les fièvres régnent, la vigne
semble subir leur influence autant que l'homme lui-même. Le
mildew semble être une des causes aggravantes dont la présence
ou l'absence rend le phylloxéra alternativement mortel ou inof-
fensif sur un même cépage, ce qui prouve une fois de plus l'in-
fluence des relations fonctionnelles entre feuilles et racines sur la
résistance ; l'action incomplète' des feuilles sur la sève descen-
dante ne permet pas
gent les piqûres de 1
idors que la pourrit
spongioles, parties i
tue, selon que cette
Les catawbas de
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QSftk HBfiTB raaa inox mûnoesv
teiBT à touii depuis toente^anî sek» qae âes aBnée&pliis: ou moâ»
faimaUes left avm^t pfais ou aoiiis poiirlfl r^istaaiee. M. Âdelisos
S^Uey afiimia nTaixiie reoutr^é aoanii ots de mUdew a«r feuilles
qoi M fût accompagné de léskna phylloxéiiques. a«x racines, et
camim il n'y a pa» d!antbracnose sans mildewj M se demaBde si »
n'esb paa k phyllocera qui amène ces deux bètes funesteak Moa
auteuo & constata' la tniidew sur des groseilliers à maquecemo, el
nous «Yons vu dans une piécédente Mude qu'en 1850<, lors des
impoitations de fieemellin,, les groseilliers à oaaquoreaur et les
irigncfi périrem^ tasdis que les astres arbres et arbustes firuitiera
réussirent» Oa peut raisonuablement conclure de ces deux tèûctsA-
gttages qu'à cette époque le phylloxéra et le mildem oombiBai^
déjà \mxB efforts malfaisaos.
A 06 propos, les auteurs d'outrenuer répètent que ce quLi< est ban
dans les Pacific States est nuisible dans les Atlantic States, que
Ittpattlîs, reconuDandé dans les régions sècbes et brâilai^ies de
ITQuest, devient un danger dans le climat hmiide des ofttes ories-
talesv et les déceptions qui,.de'1860 à: 1&75, onit frappé les états de
UEst nous avertissent que^. si nea côtes méditerranéennes peuvent
entrer sans difficultés dans la cardère nouvelle,, les côtes a^laoti-
qnes, à la fois elntudes et humides,, auront à hiitter avec des difficul-
tés d'autant plus sérieuses e^e, par ignorance âat danger ou diffi-
culté aie combattre, le miMew etFanthracsiose ont envahi lesespèces
ficançaises jusqu'mi point que Mead traiterait non-seulement d'ac-
cidentel et de contagieux,, mais de constitnlionnelr l'eOet ayant
aggravé la cause.. U découle de ceci que* les Bocdelaîs devronl
adopter les pratiques et les cépages de» états atlantiques, tandis
que les vignerons du Snd-Est devront epter pour les cépages des
états Pacifiques et du Texas^ dont les conditions alimatelogiqiies se
rapprochent de celles de leur région. Gette invasion) du fmlthw es4
wsMôz isquiétante pour faire- vecherciMr activement des feuillages
solides qui Uii résistent. On peut cependant e^éier que les varîé-
1ÉS qui y sont sujettes seront moins) délicates sur raciaes résistantes
qu'elles, ne le sont actaelfomeiit sur leurs propres racines pbylloKé^
rèea. Les estivalis du Nord, le norton's^visginia, le cynthiaMk, seiii«-
UeK o&àr une ressource, car ils demandent et supportent plus
dfhusaidité' ohaudet que les autres vdnétés- de leur race.
Les prêtés* contre la grdfe disparaissent avec ses difficultés:
h» gr^B^ffs habites ne sont phis rares, et ses avantages connae
précocité 6^ fertilité ne laissent ^us de place k VhésitatJDo. La
théorie ed la pratique ont fait de grands progrès; on ne chercha
plus U multiplicité de surfaces de la ddubie fente uigtaise, msia
seulement le* contaot parfait des covdves génératrices du bo» sur
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lA TfONE A<lléRTCXIXE EN ¥883. fjHfb
la ligne de juxtaposïticm, contact snflSsant Tpour assurer la réunion
latérale et complète des celhrles, dont la propriété est de se multiplier
^n absorbant les fluides végétaux, d'emmagasiner ces fluides et de
les transporter dans toutes les directions, surtoirt latéralement.
La grefie en place, en fente pMne ou partielle, Belon l'âge, eirt
celle qui donne les meilleurs résultats dans le Midi ; c'est en même
temps la plus fecile et la plus prompte. La bouture greflée réussit
rarement; cela n'a rien d'étomfumt quand on pense à la manière
doirt la souduTO et l'enracinement s'opèrent. L'un et Tairtre sont
produits par la couche génératrice qui fournit h matière néces-
saire à la soudure et à la formation de nouvelles cellules ; celles-ci,
t^ajentant les unes aux autres, sTallongent et forment les racines et
les^spongioles qui les terminent. La sève descendante d'une bou-
ture à sa première heure n'est que l'expansion des matières plas-
tiques emmagasinées pendant l'aoûtement et mises en mouvemenft
par la température et par Teau absoAée, ces deux causes provo-
Tfuant l'évolution des bourgeons. Atissî faut-il que la formation de
nouvelles racines précède l'épuisement de cet approvisionnemewt,
sinon les vaisseaux vides se désorganisent au point de n'être plus
aptes à transporter la sève puisée par les racines de la "bouture lors-
qu'enfm elles sont formées.
La greffe sur table de plants racines offre, au contraire, les plus
grandes chances de succès, car les spongioles se reforment dès la
mise ea lerre, la sève monte rapidement au travers des sectîora
de^la grefie et redescend de même, apportant abondamment à la
couche génératrice les matériaux nécessaires à la soudure parfaite.
Dans les grandes cultures de la région de l'olivier , la greffe en
fente sur place est aussi généralement qu'heureusement appliquée,
maison s'en abstient en Gironde, et pour cause; les variations atmo-
sphériques ^produisant des arrêts de sève pendant lesquels les sur-
faces des coupes s'altèrent. C'est pourquoi, même en Languedoc,
la grefie tardive est préférable, parce que fintensîté de la lumière
elt de la dvateur, en activant la circulation, assurent une soudure
rapide, tandis que l'intermittence de l'aofion des feuilles , causée
dans te Bordelais par les printemps humides, froids et Tarîrfbles,
comrpromet le résultat final.
M. de Maby, étant ministre de Ftigricirlture, a souvent recom-
mandé la transrformation par le greffage des vignes françaises
attaquées en espèces américaines à produit direct. Les préventions
•que l'irrégularité de ce procédé explique jusqu'à un tertain point,
tombent devant l'utilité de ce palliatif, qui, bien appliqué, présente
trop d'avantages pour être repoussé légèrement. Partout où la vigne
française est assez vigoureuse pour affrancbir son greflon, îl y a
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dSd BEVUE DES DEUX MONDES.
intérêt à cette transformation. Mais si ce procédé est appliqué à des
racines trop affaiblies, l'affranchissement ne se produit qu'insuffisant
et d'autant plus éphémère que le développement de la greffe sera
disproportionné à cette faible racine. L'aifranchissement ne s'opère
que par le jeune bois, et un greffon de seconde année ne s'enraci-
nera pas plus que ne le ferait une bouture de deux ans.
M. Im-Thurm possède (1) les plus beaux jacquez greffés sur
aramon qu'on puisse voir. Les premières greffes ont été faites en
1876 sur sujets pleins de vie ; les suivantes sur des condamnés plus
ou moins mourans. De même qu'à Saint-Benezet, les greffes de
1876 sont splendides et se comportent comme des francs de pied,
tandis que celles des années suivantes sont de moins en moins
prospères, et les dernières, qui n'ont trouvé que des sujets affaiblis,
meurent ou luttent absolument hors de la loi viticole, qui veut qu'un
cep produise ou périsse. La couche génératrice ne produit de racines
que si elle est surabondamment nourrie par la sève descendante.
L'abondance de ce suc nourricier dépend de celle de la sève mon-
tante; donc la formation des racines est subordonnée à l'abon-
dance de cette dernière, et si la souche française qui sert de porte-
greffe a perdu ses racines, comment puisera-t-elle abondamment la
substance nécessaire à la formation de celles qu'on désire voir
émettre au greffon? La nourriture emmagasinée dans la vieille
souche peut donner quelques illusions au vigneron, mais une
année ou deux auront raison de ce dernier effort de végétation.
Nous étudierons un jour les moyens d'utiliser ces fantômes de
reprise, car cette étude peut avoir des résultats pratiques; le temps
seul décidera de la valeur des essais tentés en ce moment pour
arriver d'une façon sûre et générale à transformer une vigne fran-
çaise mourante en une vigne américaine résistante, en ne perdant
qu'une ou deux récoltes et en ne dépensant qu'une faible somme.
En l'état de nos connaissances, le moyen le plus sûr, le plus prompt,
le plus accessible à tous pour la reconstitution d'un vignoble, c'est
l'achat de plants racines, greffes et soudés ; l'intérêt général demande
que les grands propriétaires deviennent vendeurs à bon marché de ce
produit, afin que la petite propriété bénéficie des expériences plus
ou moins coûteuses de ces industriels d'un nouveau genre, expé-
riences qu'ils font d'abord eh vue de leurs propres plantations, mais
qui profiteront ensuite à ceux qui jie peuvent perdre temps et argent
à apprendre le métier de greffeur ou de multiplicateur.
A propos de multiplication, revenons encore à la bouture à un
œil, dont chaque saison confirme la valeur : c'est le plant le mieux
(i) Au Sources, près BeUegarde tOard).
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LA TIGNE AMÉRICAINE EN 1883. 687
constitué, le plus précoce, certainement le plus fertile. Il faut,
il est vrai, une installation pour le produire et aussi de l'expé-
rience pour faire sortir d'un fragment de bois et d'un bourgeon
fragile une longue racine et une pousse vigoureuse. Quelques jours,
quelques heures décident du succès; im châssis ouvert intempesti-
vement, quelques gouttes d'eau de plus ou de moins, peuvent anéan-
tir le fruit de plusieurs semaines de travail, de veilles et d'attention,
mais, malgré ces difiScultés, ce genre de multiplication aura son heure
et le one eyed cutting sera demandé et coté sur le marché, autant
comme produit direct que comme porte-greffe; enfin, comme racine
greffé, il donnera des plants merveilleux à tous les points de vue;
mais il ne sera produit couramment à bas prix que par ceux qui
auront acheté, chèrement et longuement, une théorie solide et la plus
minutieuse des pratiques. N'étaient ces difficultés, il y a beau temps
que la bouture à un œil aurait remplacé l'illogique bouture à plu-
sieurs yeux, car elle est connue et pratiquée depuis 1817 en France
et surtout en Angleterre, et ce sont ses difficultés qui l'ont jusqu'ici
confinée aux serres à raisins de table.
Ce. n'est pas à Paris que d'habitude on cherche des enseignemens
viticoles; pourtant, c'est au coin du Cours-la-Reine et de l'avenue qui
relie le pont de la Concorde au Palais de l'Industrie que je prie mes
lecteurs d'examiner un marronnier qui démontre, mieux qu'aucune
explication ne pourrait le faire, conmient agit la force expansive du
tissu générateur qui soude ou affranchit les greffons. Ce marronnier
est un vétéran solitaire du siège de Paris. Son aspect est bizarre, car
il porte quatre excroissances que Ton serait tenté d'appeler branches
si elles n'étaient privées d'axe terminal et si leurs deux extrémités
ne rentraient dans le tronc après s'en être écartées sur une certaine
longueur. Cet état singulier est dû aux lésions profondes que la dent
affitmée de chevaux jeûnant au piquet ou une serpette trop sévère-
ment réparatrice ont infligées à cet égaré des forêts indiennes. Les
nouvelles couches de bois ne pouvant s'étendre sur une surface
minéralisée par le coaltar, ont suivi les quelques vestiges de cam-
bium qui existaient encore et ont formé des bourrelets longitu-
dinaux & peu près cylindriques, forme obligée, car les nouveaux
tissus engendrés par le cambium, ne pouvant s'étendre en largeur, ^se
sont enflés en avant des lignes qui leur ont servi de point de départ.
Le marronnier du Gours-la-Reine rend sensibles les phénomènes
de la soudure et de l'ai&anchissement, car les lésions qu'il a subies
ont créé & la descente des sucs nourriciers vers la racine un obstacle
pareil à celui qu'aurait créé une greffe à juxtaposition impar-
faite. Cette descente s'est produite quand même, mais avec une
déviation telle que les bourrelets se sont isolés du tronc en se for-
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688 BEYUE »» DEUX M0NBE6.
DMiit en dehors de h perpefiâioulaire. Si le 'point «ii les bwrt el^te
ont mirgî s'était trouvé sooa terre, 4es 'oelhÂoB ee nememi t)rgani-
sées sous ferme de TMinee et te 'partie supérieure de Tarbre aurait
été affranchie, c'est^ndi^e qu'elle aurait pu vivre mne le eeooore
de ses racines primitives. Oee bourretets sont sortis du tronc, paree
qu'un obstacle les 'a rejetés en dehors 4e laidipectionnonaale'; maÎB
arrivés près du ^cjoïïet^ au lieu d'obstacle, ils ont rencontré Klea
restes de xouehes génératrices qui leur ont pormis de 'se soudera
ncmveau au ironc en reprenant une situation >normaie«.. Dans cette
dernière «action, la cou(ih&gènénitme*a'actMimpH l'iction quicuTTO-
térise la soudure d'un grefftm, puisque le suc nourricier a produit ia
multiplication decelhilesdans l'intérieur defécorce, tandis qu'avwt,
le suc nourricier, rejeté hors de sa sftutftion normale, a produit da
muhiplication des cellules en dehors de l'éooroe. Si ces deus aoiicni
s^^étaient accomplies sous terre comnye dans urne vigne greffée , la
l^remîère aurait produit Tenracinement et l'affranchissement, et b
seconde la soudure parfiSte, telle qu\)n la désire quand on greffe
une espèce française sur une espèce américaine, may«niHffitia«np«
pression répétée de racines naissantes.
C'est cette propriété des cellules de sC'orgamser et de se m^ilti-
pilier en tous «eus qui explique le mécanisme de ht soudure des
greffes. La couche ^nératrioe des deux troupes ayant des faouHéB
d*accroissement égales, de nouvelles celhiles gorgées de sucs nour-
riciers se forment et, allant à rencontre les unes des autres, s'unis-
sent et recouvrent rapidemeclt les sections au point d^n faire d»-
parattre la trace. (Test ainsi Tp!ie les dhoses se passent dans les
greffes, à juxtaposition de coupes parfaite, où la'Végéftatîon s'étafelit
avec activité et contîffuité ; niais, quelque «parfaite que «oit lajuxtî^-
position générale des ^coupes, il y a forcénveot des penits où
cWe laisse à désirer. (Test sur ces points que le camfbium s'échappe
pour s'organiser au dehors du si^et,'et, se trouvant en contact (Bredl
avec la terrfe, îlproduit des racines au lieu de produire des soudures.
On remarque que la soudure parftdte est incompatible «wc une
abondante énrinëion déracines, maison se demande si T^nracinemêM
erthrcause ouFeffet de lamafuvaise soudure. En réBumé,'c*estr'ewfii-
cinémeat accompagné de 'soudure qui ^constitue raflfiranchissemeifl»
action aussi dédraUe qoand il ë^aglt de substituer un cépage
racine à^un autre, que Tiuisîble quand i! 8*agît de doter xm «Bp**
racine résistante d'une partie aérienne d'une -autre espèce, ©ans le
premier cas, la «lève descendemte est dérivée aux dépens du si^
et aiu preiSt dti greffon, qui, par cette formation de racines, «e
ci«e une vie individuelle. Bans le^second icas (celui de la greffe m
espaces 'françaises sur raeinw uméricaînes) , vet àffiranchîssemcŒft
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LA YiGfa AIIIRiGAfffE fflf t89i.
doit être éviité> par tons les moyens possiUes, afin d^eoncentrer les
forces organisatrices vêts la soadsre pariiftit». Dans les deux eas^
tontos les repousses dotreot être supprimées aussitôt qu'émises, afin
d'éviter les déperditions de substance et Vétduffiement du greflfon
par ces repousses. Dans le cas du greffon américain^ il faut respec-
terlea premièree fbmations da racioes, car c'est sur elles que s^ ap-
puie* l'aft^ncbissement qui se ppoduit immédiatement ou jamais,
î'tedssiDn de quelques faibles racines ne pouvant constituer l'af-
franchissement.
Consacrons quelques Kgnes à la trop grande prudence et à ses
conséquences fatales; indiquons en môme temps comment la greffe
en fente sur place, dont nous venons de parler, est l'ancre de for-
tune des imprudens qui étudient l'adaptation en grand'. Sans
pousser mon raisonnement à l'extrême, sans lui faire franchir les
limites du bon sens, je dirais : Évitons les erreurs si nous le pou-
vons, et, pour cela, renseignons-nous. Mais trompons-nous plu-
tôt que de rester sans rien faire, plutôt que d'enfouir notre argent
dans le sol avec des céréales, plutôt que de perdre des années ;
car, admettant que nous nous soyons trompés, que de nouveaux
renseignemens nous disent que l'espèce choisie ne résistera cpi'xm
nombre limité d'années, ou qu*uB point déAiilIant dans notre jeune
vigae nous indique qu'elle va fléK^hir, il restera la ressource de
gnsffer une variété sârement résistante sur la souche condam-
née : S7 fr« 50 par hectare et une année perdue, voilà le bilan
d^une erreur possible, mais de moins en moins probable : est-
elle à comparer avec la certitude du dommage attaché à chaque
année perdue dans l'attente et dans ^incertitude? et si l'année
où. le prudent se décide & planter coïncidiB avec celte où le plus
malebanceux des imprudens sera réduit à greffer l'objet de ses
erreurs, lequel récoltera le premier? Sera-ce le soi-disant prudent
qor, par une année siche, mettra une pauvre bouture en terre en
pâmant aux remplacemens qu'ii aura à faire, ou sera-ce l'impru-
dent qui, pour racheter une erreur, établit solidement un greffon
dans une souche pleine de sëveMI va sans dire que, dans ce cas,
c^est un greffem (i^espèce résistante & produit direct qu'onemploiera,
et qu^on opérera la greflfe très profondément de manière à obtenir
raffiranchissement et & pouvoir, si la greffe devenait une passion
coBuae chei certams Américains, regreffer encore, et cette fois avec
xm greffon finançais... Le raisonnement peut paraître excessif et le
serait, si, d^ine part; je* ne Hiettais les choses au pire et si, de
TtaOre, on pouvnt trouver quelque chose de plus fatal que Fabsten-
tîon dans les pays où les céréales ruinent et où 1» jacfaèns empoi-
soflue la terre de mauvaises herbes des quatre susons, quil fkut
cfes aamées pour détruire.
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6&0 EETUE DES DEUX MONDES.
Au congrès de Bordeaux, on a demandé une nouvelle enquête en
Amérique, enquête dont le but était de démontrer que les Améri-
cains se passionnent pour le sulfure de carbone et qu'ils se con-
sidèrent comme nos maîtres en viticulture reconstituante, Cepen-
dant il ressort de leurs écrits que c'est la France qui leur a indiqué
de carbone et l'emploi de leurs vignes sauvages
s ; donc nous ne trouverions au-delà des mers
e pratiques françaises. Gela est si vrai que les
ts du taylor, se sont, à notre exemple, lancés
luvageon des forêts et suivent l'école de Mont-
, tandis que ceux chez qui l'esprit de routine
éitèrent le vœu d'une seconde enquête en Amé-
3 aurait un bon côté ; les Américains, gens pra-
inger de rôle à l'envoyé, ils Tinterrogeraient
Qdre, et d'un enquêteur ils feraient un messa-
uvelle. Qui sait? Us le porteraient en triomphe
ir lui la résurrection viticole du monde entier,
mvelle enquête. M* le professeur Planchon a dit
ist en France qu'il faut étudier la vigne amen-
de la France qu'il s'agit,
viticulture ne s'ofienseront pas, je l'espère, si
e vénerie me fait dire que quelques-uns d'entre
iir en avant, chassant la fortune le plus gatment
rsures ni querelles, tandis que d'autres, moins
mrs d'eux-mêmes , ^ont leur retour en arrière
ulement tristes, mais tellement hargneux, qu'il
ur nos talons si nous nous laissions joindre par
iquiets et mordans. Mais la fortune court vite,
ent de nous arrêter autour de l'œuf d'hier, sujet
s, prétexte à tant de retards I
irs de l'existence très ancienne de l'insecte
tlissouri et aussi de ce que les estivalis et les
Qt. Nous savons aussi que le labrusca ne se
sauvage dans cette vallée ; est-ce à dire qu'il
vtet du mildewdànsle Nord que jusqu'au jour
généralisant, est venu attaquer ses racines, sinon
noins de manière à le rendre accessible par sa
lies cryptogamiques? Étant donnés les échecs du
le de 1600 à 1802 et ceux des labruscas et de
60 à 1875, par agglomération, invasion phyl-
I causes, les hybrides de vinifera et de labrusca
^s d'avance par leur double origine. Malgré cela,
etvdans la Gironde oblige & chercher des espèces
Duveau fléau, et les Girondins se résigneraient
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LA HGNE AHÉBICAINB EN 1883. 6 Ai
même & greffer des hybrides sur racines résistantes, s'ils croyaient
échapper ainsi & leur nouvel ennemi.
Le congrès de Bordeaux est déjà loin; si j'en parle encore, c'est
pour montrer combien la marche suivie par nos grands chefs viti-
coles est droite et sûre, puisque tout ce qui a été dit par eux & Bor-
deaux nous a été redit & Montpellier, il y a quelques semaines, avec
preuves matérielles à l'appui. Malgré quelques échecs, dus autant
à des découragemens qu'à des erreurs d'adaptation, le flot monte
toujours, marquant des étapes de plus en plus concluantes. M. Plan-
chon nous a indiqué la ligne à suivre. Depuis cette époque déjà
lointaine, elle a été suivie prudemment par les uns, audadeu-
sement par les autres. Quelques-uns se sont découragés et se sont
retournés vers les insecticides, mais ni les défections ni les attaques
des adversaires chimistes n'ont pu arrêter la foule grossissante qui
veut reconquérir la fortune.
Il ne faut pas nier absolument l'efficacité des insecticides, car,
dans certains cas et dans certains milieux, leur application peut
donner d'excellens résultats provisoires, et si leurs partisans étaient
moins ardens à la lutte, ils seraient plus écoutés. Mais quelques-
uns de leurs champions se servent d'armes si singulières qu'ils
feraient douter de la valeur de leur système. Ainsi ils analysent et
défigurent les paroles des américanistes, les traitent par amputations,
résections, contractions et me rappellent enfin un épisode américain
de la vie de M^ de Cheverus. Étant missionnaire à Boston, il discutait
publiquement avec un pasteur protestant qui trouvait dans la Bible,
moyennant suppressions, adjonctions, oublis de pagination, toutes
les munitions qu'il pouvait désirer, M^ de Cheverus se leva impa-
tienté et lui dit : a II est aussi écrit dans l'évangile : Judas sortit
et alla se pendre » et plus loin : « Allez et faites de même. »
Les apôtres de la chimie viticole ont tenté maintes fois de faire
porter leurs bannières aux Américains ; mais voilà que M. Wetmore,
le grand maître en viticulture des Californiens, écrit le 15 janvier
1883, « qu'il existe en effet des fabriques de sulfure de carbone,
mais que ce produit est surtout employé à détruire les fourmis et
les rongeurs, notanmient une variété d'écureuils très importune qui
habite sous terre ! »
Le congrès de Montpellier a mis en lumière la somme des connais-
sances acquises et confirmées par l'expérience depuis le congrès
de Bordeaux. Aucun discours n'a été prononcé, mais chacun a
répondu simplement aux questions d'un président qui en aurait
remontré à tous. Trois séances ont été consacrées à la vigne amé-
ricaine, une au greffage, deux à la submersion et aux insecticides.
Goomie renseignement général, disons sans commentaire qu'aux
Ton LTiL — 1883. 41
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6IS ravuE DBi mnc winbk.
quatre premières séanoeSy cm oompttk doux ou trois ndâteors ptr
place, tandis qu'aux deux deroièraB^ chaque amUleureB ayaih dnsc
étroit.
Le taytoraparu le pcemisr danaraitee: ou ticmbfadi pourlui^
Huris il D*» iwçuqiie à^ éloges. U a aeidement été conateité qfu'ilpar*
tagaait airac tous ks cépages xxnnms le dàfaut de mieux ae coi»*
popter en oertaîiia mttienx qu'en c^taioa autres. Bien de nevif n'a
élè dit du ripana, le porte>^gre£Ee des bonnee terres. Sea graadea
qualitéa ont été constatées une fois de plus et lea mervdUeuaai
greffes d'aramony que le monde -viticde yieat admirer à Pignan et
à Yaleau^e diez K. de TureMie, ont été citées comme preufes à
fappm. Le jacqmez a pris rang caaama porte-greffe a^ee la trè&
bdle réussite des grdfes d'^aramon et de carignane du Bocber,
chez W^ SaÎBlrPierre. Planlée ea simples boutures en 1S81, greffes
en 1882, le développement obtenu à rautonme de la même anirôe
était àgêk k celui de soucbea de trois ans* On a remarqué que ce
cépage, tout en préférant les bomies tenues, s'arrangeait nneax
que le riparia des skes par trop méditerranéens, si j'ose m'exprî-
mer ainsi. Sa iértilité a été discutée; il est Mu de produire coouiie
l'aramon, mais sa couleur et son degré l'af^ieHrai à améliorer œ
producteur trop prodigue de wis tccfp légers. U donne, dit-on, plus
de fruits q«e de ym ; pour dDirler à ce défaut, un admirateur quand
même a préconisé la macération à outrmee. M. Yialla, notre préai*
d^ftt, 8*est Justement inquiété du dépét que ce procédké' pouvait
bien laisser dans les foudres et de la quantité de m clair qui pou*
vait ensuite sortir des difts foudres. Il ressort des débats qu^il faurt
tirer d'abord un vin brillant et limpide, p«is «tiliser le marc,
resté riche, à la fabrication de vins de sucre, loyalement vend»
comme tels. L'berbemont n'est pas le plant de rSérauIt; dans le
Gard, il donne un vin léger, droit, abondant, et il est, de plus, un
exeettent porte-greffe. Le vialla, — son nom lui porte bonheur, —
est bien accueilli partout; il tire parti des terrains les phs ingrats
et même des plus mauvais vignerons. Personne ne lui connaît de
défaut; il prend mieux la gre£â qu'avicun autre cépage et réus^t là
où d'aultres échouent. Le york-madrtra a été nommé jadis « le che-
valier sans peur et sans reproche. » Avec son feuillage sombre et
son très modeste dévetoppement, il n^attire guère l'attention, mais^
tm pressent en lui le porte-greffe cherché pour les petites espèces.
On commence à l'admettre comme producteur direct, malgré un
éuxeni très américain. Le solonis prospère dans quelques terses
inhospitatières à d'autres cépa^s.
Pas un mot n'a été dit du pkyHoxera, m de la résistance des
eôpages dont nous venons de parla*, ni des œufe d^été, ni d'hiver,
qui jusqu'ici jetaient le trouble et le désordre dans les congrès. Ce
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LA YIGNB AMÉRICàlNE W 1883. dAS
fait donne la mesure du terraÎD gagné par les amérkanistes depuis
le congrès de Bordeaux, Qa a pensé à la résistance pour la pre«-
BHère lois lorsque celle de Totello a été mise en doute. ]ML Sabatier
a vivement iniôreasé rassemblée en parlant des sentim^is généraux
et bumanitaires qui l'avaient porté à se dessaisir^ en laveur d'un
acheteur ardent, de mille otellos boutures second choix au pdx mo-
déré de 1,500 francs le nailiel U est vrai qu'il «vait gardé pour lui
son premier choix; il en &, dit^<kn, planté trois cent mille. M. le doc-
teur Despétis a contesté la résistance de cet hybride, mais son
terrain ingrat est la pierre de louche des résistans. Les otellos de
IL Gfûmud ont déjà neuf ans et, ea général, les gens qui en pos-
sèdent peu voudraient en posséder davantage. Étant de ce iM>nibre,
je n'ai pas craint de le dire, car, de ma place, j'oublie le Taceat
mtdier qui me domine dans les grandes aso^nUées, où la majesté
d'une tribune oie rappelle cet article de foi que la femme est née
pour travailler, servir et se taire.
M. Gaillard (du Rhône) a, selon son habitude, donné sur les
hybrides des renseignemens prédeux, et cela avec simplidtô et con-
cision; aussi sÀ place a-t-«Ue été honorablement marquée au con-
grès de Montpellier, comme elle l'avait d^ été à celui 4e Bordeaux;.
Tous les hybrides comiua ont été passés en revue. Ou a Hait plus
pour le monteifiore, car les «pielques boutures disponibles ont été
achetées à des prix fabuleux. J'en ai emporté une comme trophée
et comme souvenir, — trophée, parce que le nEionteûore est un
semis du taylorsi honoré à S^nl-fienezet, — ^souvenir, parce qu'elle
m'a été donnée par un aimable compagnon de route et voisin.
La séance consacrée à la greflfe peut se résumer ainsi : la greffe
«n fente sur place convient à la région de l'olivier parce qu'étant
tardive, elle coïncide avec une saison chaude et lumineuse. Le plant
racine greflé sur taille et soudé en p^inière convient à la Gironde,
où le temps humMe et couvert protège ses premières feuiUeSt
tout en menaçant son âge mAr de miUew et d'anthraenose.
On peut dire d'une façon généimle que ce qui fait réussir uu sys-
tème fait échouer l'autre, leurs conditions de prospérité étante*
métralement opposées. La greffe -bouture semble plus théorique
que pratique ; chez elle il y a cumul de difficultés, sinon d'improba-
bilités. La greffe anglaise est plus solide que la greffe en fente
simple. Par contre, les languettes trop minces de la greffe anglaise
se désorganisent au centre du cep sans nuire à la soudure irrépro-
chable de la circonférence. La greffe en fente simple, vue en coupe,
semble plus rassurante, mais on peut supposer que la petite caverne
centrale de la greffe anglaise perd beaucoup de ses terreurs quand
elle est emprisonnée dans une soudure extérieure aussi parfaite que
x^ello examinée au congrès.
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6A& BEYUE DES DEUX MONDES.
L'engluement semble mutile ; pourtant je réclame une couche
d'argile autour de la greffe en fente sur place, car la lenteur avec
laquelle Targile cède ou absorbe l'humidité tempère l'abondance
comme la pénurie d'eau et prévient la désorganisation des coupes,
ainsi que les desséchemens qui séparent les couches génératrices
aux dépens des soudures naissantes; ceci n'a pas été dit au con-
grès, j'en prends personnellement la responsabilité, car j'ai proba-
blement employé plus de terre glaise à cet usage que la majorité
de mes collègues. Les ligatures qui se pourrissent vite et qui recou-
vrent peu les coupes sont les meilleures, car leur rôle doit se bor-
ner à lier solidement les greffons; bref, leur utilité est voisine de
la nuisance.
La séance des insecticides a suivi celle du greffage. A cette séance,
les orateurs étaient presque aussi nombreux que les auditeurs et
n'ont rien dit de neuf, sinon que les insecticides pouvaient préser-
ver les grands crus en attendant qu'on les greffe sur racines résis-
tantes.
Les succès de la submersion ont été simplement constatés par-
tout où elle est possible, c'est-à-dire partout où une couche d'eau
de 0'",50 peut être maintenue pendant quarante jours, — avec assez
peu d'eau pour ne pas charrier trop d'air. — Si la porosité du
terrain obligeait à une trop grande dépense d'eau, l'air s'accumu-
lerait en argentant les sarmens, les racines, les brins d'herbes pour
la plus grande satisfaction du très petit animal, qui échapperait ainsi
à l'asphyxie qu'on lui aurait préparée à grands frais. H. de Gastel-
nau, qui, plus que personne, a qualité pour parler de la submersion,
dit qu'elle sera pratiquée dans sa région tant qu'il y aura de l'eau
dans la rivière.
L'assemblée s'est séparée après la sixième séance avec l'espoir
de se réunir bientôt et souvent autour de l'aimable président, qui
sait si bien faire jaillir la lumière autour des questions qu'il pose et
mettre en valeur les modestes vignerons, hésitans à donner un avis
devant la docte école que H. de Hontlaur a si justement nommée
l'école de viticulture de France.
LdwENHJELM, duchesse de FrrzrlAMis.
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L'ÉCOLE FKANÇAISE DE EOME
SES PREMIERS TRAVAUX.
L
ANTIQUITÉ CLASSIQUE.
L' opinion a si bien accueilli l'École française de Rome dès sa
création, elle l'a si résolument entourée de ses sympathies et de
ses espérances, ces sympathies se sont trouvées si heureusement
efficaces, elles ont si bien accompagné la ferme volonté du gouver-
nement et des chambres en faveur de l'institution nouvelle, qu'un
compte -rendu public des efforts qu'elle a tentés et des résultats
qu'elle croit avoir atteints devient une sorte de devoir et sera peut-
être le bienvenu. Nul n'a pensé qu'une telle fondation pût demeu-
rer sans utilité effective. Nul n'a regardé comme douteux que le
conunerce familier avec les souvenirs et les monumens de l'anti-
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6A6 RETUE DES DEUX MOIVDES.
quité classique, avec les plus belles œuvres de l'art ancien et mo-
derne, ne pût offrir d'admirables ouvertures à de jeunes intelli-
gences bien préparées, et les conduire avec succès dans la voie do
la science ou vers la noble tâche de l'enseignement. Le groupement
sous une b(mne discipline intellectuelle et morale double les forces
et les rend plus fécondes. Il faut d'ailleurs à notre éducation natio-
nale une inspiration toujours renouvelée : une faveur intelligente
aux études spéciales doit être puissante à entretenir son incessant
progrès. Voilà pourquoi il est bien d'avoir créé il y a quarante ans
l'École française d'Athènes, tout récemment l'École française du
Caire, et d'avoir fondé une colonie scientifique à côté de notre Aca-
démie de France à Rome. Notre villa Médicis est, on en convient,
une glorieuse maison, et la fondation de Colbert, après deux siècles
de succès, est consacrée. On reconnaît qu'en Egypte nous avons à
continuer tout au moins une grande et belle tradition scientifique,
et qu'il est bon d'assurer des disciples, des successeurs, à Cham-
pollion le jeune, à Letronne, à de Rougé, à Mariette. Ce n'est pas
parce que les écoles d'Athènes et de Rome embrassent, par la nature
de leurs études , une culture plus générale que l'utilité en devra
paraître moins évidente.
Les services que notre École d'Athènes a rendus à l'enseignement
et à la science, qui ne les connaît? Il suffit, pour une première
période, de rappeler quels maîtres elle a donnés à la génération
actuelle; il suffit, pour l'époque ultérieure, de feuilleter ses publi-
cations et surtout le précieux Bulletin de correspondance hellé-
nique^ tableau fidèle de son activité quotidienne. Pas un monument
n'est découvert sur un point quelconque de l'Orient hellénique ou
de la Grèce que ce Bulletin n'en donne, avec une excellente image
bien souvent, un utile commentaire. Point de travaux de vulgarisa-
tion, peu de mémoires très étendus ; rien que des informations très
précises, des accroissemens réels à notre connaissance de la civili-
sation et de l'art antiques. Deux ou trois cents inscriptions inédites
sont publiées là chaque année. M. HomoUe vient d'y donner tout
récemment les prémices des belles fouilles que son séjour
d'Athènes, suivi de missions, lui a permis de faire à Délos
qu'il a déblayé entièrement le sanctuaire apollinien. Il a
les arcUves de Ul ville avec celles du temple, c'est-Àrdire
lureuses inscriptions qui nous instruisent des opérations fi
pur lesquelles le clergé de Délos se traosformait en une vaste
promotrice du commerce, de la navigalioii, des colonies. U i
mille textes au moins, l'un de cinq cent dix lignes , l'autr
de trois eeolis lignes, une vingtaine de cent cinquante à ai
lignes. Airec cela des fragmens de statues, des bas-jreliefsi c
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L'éOOCE FRAKÇàlSE DE HOME. 6&7
coites, qui permettront d'établir des séries arehalqnes* Secondé par
tf. Nénot, lequel aflSrmeque ses travaux pour la constniiction de la
future Sorbonne ne feront pas tort à cette orflaboration sayantOi
H. Homdie prépare une grande publication* L'École française
d'Âtbènes aura fait à la science, par ces fouilles de Délos, un pré-
sent plus considérable peut-être que TAllemagne par les réecoites
foiHlles d'Olympie.
Ce ne sont pas là de médiocres services rendus à notre pays» car
la grandeur intellectuelle d'une nation qui, comme la France, a des
liens intimes avec le lointain passé, se mesure en partie sur œ
qu'elle retient encœre de la forte et sévère culture classique; ce
lui est un Ken et conmie une solidarité profitable avec certaines
grandeurs que le génie mod^ne n'a ni dépassées ni même atteintes.
L'(»*)ginalité du génie grec, la très vive part qu'il a i»*is6 à TcBuvre
générale de la civilisation occidentale, non-seulement par la philo-
sophie, mais par le grand art et par les ingénieuses combinaisons
du droit politique, ne sont pas encore autant étudiées et connues
qu'elles pourraient l'être : nous en avons la preuve dans nos pro-
grès mêmes. Tout ce qui nous avance dans cette voie profite à nos
intérêts les plus élevés. Ce n'est pas seulement l'érudition française
qui s'en accroît; notre enseignement public, tout le premier, en
profite. (k'Qit-cm que les jeunes maîtres formés de la sorte à l'école
de Tantiqnité même enseignent à leur retour sans un progrès vivant?
Ils connaissent, pour les avoh* pratiquées, la méthode et la critique.
Avec les ressources nouvelles de l'^igraphie, ils interprètent mieux
qu'on ne le faisait jadis les institutions politiques et dviles. Ils expli-
quent nos antiquités, ils recueillent nos inscriptions. Leur esprit et
leur vue même se sont exercés. Ils sont familiers avec les monu-
mens. Les musées de nos provinces prennent un sens nouveau, com-
mentés par eux. L'histoire de l'art, cette manifestation séduisante
et insigne de quelques-unes des plus belles facultés de l'esprit
humain, pénètre enfin dans notre éducation publique, qui se ravive,
grâce à une heureuse contagion, par une science plus précise chez
les maîtres, par une curiosité phis hante et plus féccmde chez les
élèves.
Si de tds résultats, dès maintenant, ne peuvent être contestés à
la belle activité de notre ticole française d' Aliènes, l'École! française
de Rome a pu avoir de semblables espérances*
Les dilBérences sont notables entre l'une et l'autre; elles n'ont
pas toutes deux les mêmes mojeas de réussir et d'être utiles. La
première est composée exclusivement, oo peut le dire^ d'agrégés
sortant de l'École normale supérieure, et ces jeunes gens ont tous
le même avenir, l'enseignement dans rOniversité. De plus, pendant
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6A8 RETUE DES DEUX MONDES.
leur séjour en Grëce^ ils n'ont qu'un seul objet commun d'étude,
l'antiquité grecque. Autre est la carrière ouverte à l'École françùse
de Rome; différentes sont les conditions de son recrutementi celles
des études et de l'avenir de plusieurs de ses membres. Elle reçoit au
nombre de six , comme l'ËcoIe d'Athènes , des élèves sortant de
l'École normale, mais aussi de l'École des chartes et de l'École
des hautes études. Tous se destinent aux travaux érudits; mais les
premiers seuls, munis de l'agrégation, sont régulièrement voués
à la carrière de l'enseignement. Plusieurs des élèves de l'École des
hautes études s'occupent d'ailleurs, comme ceux de l'École normale,
de l'antiquité classique, de sorte que ce fonds de culture intellec-
tuelle, le plus solide et le plus fécond, reste pour l'École de Rome,
ainsi qu'il convient, le principal. Mais ceux que l'École des chartes
a préparés s'adoDuent exclusivement à l'étude du moyen âge. Nous
dirons combien c'est là pour nous, en Italie, un riche et important
domaine.
La double antiquité classique appartient en une certaine mesure
à l'Ecole française de Rome. — Elle a, dans le sud de l'Italie et
en Sicile, toute une Grèce avec ses temples, ses vases peints, ses
terres cuites. La Grèce propre devient pour eUe, depuis la conquête,
comme une sorte de province. Outre cela, les bibliolbèques italiennes
possèdent en grand nombre les manuscrits, latins ou grecs, que
le philologue doit étudier et comparer lorsqu'il veut établir les textes
dans leur exactitude et leur pureté. — Pour ce qui est de l'anti-
quité romaine, ce n'est pas assez de dire qu'elle lui appartient tout
entière : il y faut adjoindre les antiquités italiques. Déjà le progrès
des études nous a livré bien des lumières concernant l'histoire et
la civilisation de ces peuples, Osques, Étrusques, Sabins, Sam-
nites, Yolsques, Harses, qui habitaient l'Italie avant Rome, qui ont
vécu indépendans pendant plusieurs siècles encore, et qui ont
exercé, même depuis leur défaite, un rôle dans les destinées
italiennes : on retrouve les murs imposans de leurs cités, les pro-
duits de leur industrie, les débris de leur langage. 11 faut poursuivre
ces recherches. Des inscriptions inédites, grecques ou latines, sont
encore à retrouver çà et là, même après la publication des grands
recueils ; celles qui sont publiées demandent à être commentées et
mises en œuvre. Combien la science de l'antiquité peut, à Rome et
en Italie, s'appliquer en des voies variées et multiples, on peut le
calculer par la pensée de ces innombrables sujets d'étude, manu-
scrits, statues, bas-reliefs, sarcophages, bronzes et peintures, terres
cuites, vases peintB, pierres gravées, camées, monnaies et médailles,
édifices intacts ou en ruine, voies publiques, constructions sou-
terraines, sépultures de bien des ftges différens.
\
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mm
ffTf'niffl • d
l'école française de home. 6i9
Yoilà tout un appareil plus abondant en Italie qu'en Grèce
pour certaines branches d^ la science, et fait pour donner à Ten-
semble des études de l'École française de Borne une plus grande
variété.
Il y a toutefois uoe autre différence. L'École d'Athènes n'a pas
été gênée dans sa liberté d'action par des concurrences nombreuses
ou actives. Il y a bien une Société archéologique nationale, qui assiste
l'éphcnrie oflidelle par une surveillance des fouilles et des monumens,
qui entreprend elle-même des explorations, achète des objets d'art,
les fait connaître par ses expositions et par ses journaux. Il y a de
plus, depuis neuf ans , une succursale de Y Institut allemand de
Borne. Hais ces diverses institutions, soit par l'insuflQsance de leurs
ressources, soit à cause de leur date assez récente, n'ont pas encore
jeté des racines très profondes.
Il en va à Rome tout autrement : Allemands et Italiens, sous ce
rapport, y sont fortement constitués. Il convient de connaître cette
double organisation et d'en tenir un grand compte si l'on veut pou-
voir apprécier les conditions qui ont été faites toîit d'abord à l'Ecole
française de Rome.
Le récit des origines de V Institut de correspondance archéolo^
gique de Borne j aujourd'hui puissant entre les mains du gouver-
nement impérial (dlemand, est une page de l'histoire littéraire et
scientifique de notre époque. L'intéressant et fécond réveil qui a
suivi les troubles profonds de la révolution et de l'empire s'est pro-
duit avec des aspects divers dans les principaux pays de l'Europe
occidentale. Plus spécialement dirigé en France dans le sens de la
culture littéraire et historique, il a pris en Allemagne une allure tout
érudite et critique; il a trouvé en Italie, pour l'engager dans les
voies de l'archéologie classique, les attaches de la tradition, les ten-
dances de certaines qualités natives, et Tattrait de découvertes écla-
tantes comme il n'en manque jamais en de pareils temps. Ce fut
d'abord l'art grec qui parut se révéler sous un jour nouveau. Certes
on n'avait jamais cessé entièrement d'en soupçonner le prix : les
efforts de M. de Nointel au xvu* siècle , du comte de Choiseul-
Gouflier au xviu®, de lord Elgin au commencement du xix®, le disent
assez. On avait eu les dessins de Dodwell, la grande publication de
Stuart sur Athènes, les voyages de Brôndsted en 1819. Une mis-
sion anglaise et allemande, dont faisait partie le comte de Stac-
kelberg, avait découvert en 1810 et 1811 les célèbres statues
d'Égine, aujourd'hui à Munich, et les bas-reliefs du temple d'Apol-
lon de Bassae , près Phigalie en Morée , que l'architecte français
Rocher avait signalés dès 1765. Cependant les dessins de Garrey,
exécutés pour M. de Nointel, témoignent d'une incomplète intel-
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REYUE DES DEUX MONDES.
ligenoe de Tart hellénique; précieux maigre cela, ils furent peu
remarqués; ils se perdirent presque immédiatement au milieu de
l'indifférence générale. Quant aux marbres d'Elgin, achetés par le
gouvernement anglais en 1816, ils n'occupèrent pas non plus tout
d'abord l'attention. La journée de Navarin en 1827 vint mettre fin
à ces inexpériences du goût et déchirer un voile. La patrie et le
sol helléniques furent délivrés de la domination turque. Le voyar
genr instruit, l'homme d'étude, put désormais aller contempler l'art
grec en Grèce même, face à fkce, dans son cadre, sous la lumière
natale. On put s'accoutumer à la vue des monumens, fouiller le
sol et comparer de nombreux spécimens. L'œil et l'esprit se for-
mèrent & ces fortes et pénétrantes beautés. On cessa de regarder la
sculpture et l'architecture antiques par les yeux de Vitruve; per^
sonne ne fut plus tenté de croire le Parthénon contemporain d'Adrien ;
on commença de comprendre la majesté dorienne, le caractère
simple, sévère, religieux des œuvres de Phidias, la beauté de ce qui
l'avait précédé. En même temps, on entendit mieux la poésie de
Kndare. Le goût public était redressé, l'intelligence en fait d'esthé-
tique était agrandie et rectifiée; et cette vue plus complète des
œuvres du génie hellénique remettait en leur place et pour ainsi
dire au point les œuvres romaines.
Dans le même temps, d'insignes découvertes, en Italie mênae,
étonnaient les esprits et excitaient, avec la curiosité, l'ardeur scien-
tifique. Les fouilles de Pompéi avaient été poursuivies avec une
grande activité de 1812 à 181&. On ouvrait, au printemps de 1827,
les premières tombes peintes de Gometo, quelques mois plus tard
celles de Ghiusi. L'année suivante, les fouilles pratiquées dans les
domaines de Lucien Bonaparte, prince de Canino et Musignano,
puis celles de la grande nécropole de Yulci, donnaient des vases
Ïeints en quantité considérable. Ce monde mystérieux de l'ancienne
trurie apparaissait, non plus seulement, comme jadis, sous un
aspect uniquement sinistre et bizarre, mais avec d'intéressans
reflets de l'art et de la civilisation grecs.
G'était à Bome surtout que se traduisaient ces émotions. Un petit
nombre de savans italiens y conservaient le feu sacré : Fea, Guat*
tani, Philippe Aurèle Visconti, frère d'Ennio Qmrino, qui fut con-
servateur du Louvre et membre de l'Institut; Gaetano Marini, le
célèbre custode de la Yaticane; Bartolomeo Borghesi, qui commen-
çait sa grande réputation d'épigraj^iiste. Hais, en outre, des
groupes étrangers, formés à Bome dès le commencement du siècle,
éveillaient l'esprit public et suscitaient une agitation féconde. La
colonie allemande s'y inspirait en particulier des souvenirs de Wmc-
kelmann et de Lessmg, les deux rénovateurs de l'esthétique. Dans
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l'école FRAIIÇAISS DE BOME. OU
les salons du baron de Humboklt, représentant de la Prusse, ia
sodôlé romaine, prélats, princes et grandes dames, se rencontrait
aTec des )ittâ*ateurs et des artistes yenns de tontes les parties de
l'Europe. On y voyait ensemble Lucien Bonaparte, le yienx Seroox
d'Agincourt, PauHrOuis Courier, M"* de Staël, qui méditait Coriîme^
ses amis Frederica Brun et Auguste-Guillaume Scblegel, et puis
Tieck, Bumohr, Rauch, Welcker, les Danois Thorfaldsen et Zoega, le
Suédois Akerblad, etc. L'occupation française causa dans ces cercles
un grand trouble, tout en rrâdant hommage à ces monomens de
Tart, à ces registres d'archives dont le vainqueur revendiquait la
possession. Le calme rétabli, les trophées rendus, les successeurs
de Humboldt à la légation pinossienne, Niebubr et Bunsen, viiBDt
se reformer autour d'eux et sous leur principale inspiration ce
groupe d'amis de l'antiquité que les récens événemens avaient
dispersés. Miebubr, à la fois juriste, philologue, paléographe, his-
torien, patriote, étonnait par une sorte de divination du passé,
non sans une science pénétrante et des raviasemens poétiques» Le
séjour de Rome, sa belle et pittoresque demeure au palais Savelh,
qui n'était autre que l'ancien et magnifique théâtre de Marcelkis,
lui étaient profondément chers. Quant à Bunsen, quiconque a lu
ses mémoires connatt son élévatîeai d'écrit. 11 aurait voulu se
vouer tout entier, comme par une sorte de mission sacerdotale,
à ses études d'hymnograpliie et de Klurgie ; mais, sur lui aussi,
Kome et l'antiquité exerçaient une séduction irrésistible; il habitait
au Gapitc^, sur l'emplacement même de l'ancien temple de Jupher,
dans le palais CaflareQi, aloirs demi-mine. Il respectait Niebuh!
Gomone un mahre et se donnait à lui. Tous deux s^associèrenl en
1823 l'excellent Edouard Geteard. Élève de Bôckh et de FrédèriG-
Auguste Wolf , Gehrard professait à bon droit que la philologie est
b base indispensablo des fortes études en mythologie et en archéo-
logie classique. Sa bonne et saine érudition compensa les excès
d'enthousiamie de quelques-uns de* ses coHaborateurs. Sans trop que-
reller ces adorateurs de l'orphisme, Gehrard foirda avec eux la Société
dite des Hyperboréens rmnmm^ et ce fut le berceau de Thtstttnt
êe correspondance. Un jeune et gén^cux Français les y vmi
beaucoup aidés. Ht. de Luynes n'avait encore que vingtHânq ans, et
d^ sa n<4>le ardeur le désignait comme un des protecteurs de toute
entreprise favorable aux sciences, aux lettres et aux arts. Il s'inté-
ressa facilement au projet d'une publication périodique destinée à
faire connaître sans retard, par des représentations accompagnées
de commentaires, les découvertes archéologiques à mesure qu'elles
se produiraient. U esquissa avec Gehrard un plan qui avait de la
grandeur. 11 s'agissait dé fonder une association européenne, Avisée
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652 RETUE DES DEUX MONDES.
en sections suivant les nationalités, qui publierait par ses propres
ressources des planches in-folio et un Journal universel de F archéo-
logie, en italien et en français. On y ajouterait un Bulletin donnant
la chronique des fouilles. Quelques chrconstances ayant retardé l'exé-
cution de ce projet, survint le voyage du prince héréditaire de
Prusse, le futur Frédéric-Guillaume IV. Gehrard le gagna sans
peine à l'œuvre qu'on méditait. Il obtint, par le grand crédit qu'avait
M. de Blacas, notre ambassadeur à Naples, l'adhésion des princi-
pales cours italiennes. Ces patronages assurèrent la nouvelle insti-
tution. La Société hyperboréenne ne fut bientôt plus qu'un sou-
venir, que Gehrard consacra plusieurs années après par la publication
de deux volumes, dont le second était très justement dé(Ûé à M. de
Luynes, eiV Institut de correspondance archéologique se trouva fondé
avec sa triple pubrication dès 1829 : Monumenti in-folio, Annali et
Bullettino in-octavo. Le système de sections étrangères n'eut pas
de succès; la section française dura seule quelques années, sous
la direction immédiate du duc de Luynes, de Guigniaut, Letronne
et Quatremère de Quincy, avec la collaboration de Ch. Lenormant,
de Raoul Rochette et de M. de Witte.
h* Institut de correspondance a eu, dès son origine, deux mérites
qu'il serait injuste de méconnaître. Le premier, c'est d'avoir su
éviter les formes et les allures académiques. Là seulement où elles
sont le témoignage d'anciennes traditions, ces formes peuvent par-
ticiper à ce que les traditions ont de respectable. Aux réunions de
X Institut de correspondance^ dès l'origine et encore aujourd'hui,
point de discours d'apparat ; on lit, on démontre au tableau , on
présente un objet qu'on décrit avec soin et en détail, on discute.
Gonune il y a toujours présent quelque maître de la science, et
pour président, depuis de longues années, un savant tel que le pre-
mier secrétaire actuel, M. Henzen, il n'est pas à craindre que le
niveau des lectures et des discussions vienne à s'abaisser. Le second
mérite de Y Institut de correspondance est d'avoir eu dès l'origine et
d'avoir conservé longtemps un certain caractère international. C'est
ce qui lui a valu la très précieuse assistance de H. de Luynes. Quoique
peu satisfait qu'on eût recherché le patronage du prince de Prusse,
H. de Luynes n'en prodigua pas moins ses obligeans services à une
fondation que, dans l'intérêt de la science, il avait beaucoup sou-
haitée. Il donna ses soins à la publication de plusieurs des premiers
volumes» il fit présent d'un certain nombre de cuivres, il exécuta
lui-même des dessins pour les Monumenti. Bien plus, il sauva
mainte fois de ses deniers, au moment d'une ruine imminente, l'en-
treprise qui lui était chère. Devenu établissement officiel, prussien
en 1871 , impérial en 1874, V Institut de correspondance n'a pas, il
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l'école française de ROME. 653
faut le diret oublié son premier et son plus utile bienfaiteur. Le
buste et le médullon de M. de Luynes occupent sur un des murs
extérieurs et dans la grande salle de la bibliothèque actuelle une
des premières places d'honneur. Le caractère international dont cet
hommage est le meilleur symbole persiste même en quelque mesure.
Les séances sont publiques, et Tusage de la langue allemande en
est absolument exclu.
Là s'est concentrée, si Ton excepte les publications continues
d'académies locales dont quelques-unes sont très dignes d'estime,
presque toute l'activité italienne en fait de recherches archéologi-
ques depuis 1830 jusqu'à nos jours. V Institut rendait un grand
service à l'Italie en établissant d'un bout à l'autre de la péninsule
tout un réseau de correspondances régulières. Pour un pays poliii-
quement encore si morcelé, c'était un commencement d'uniCcation
dans le domaine intellectuel, et par là une sorte de progrès national.
Le nouveau royaume, à peine formé, allait tourner à son avantage
le progrès accompli en commun ; il allait emprunter, pour ses pro-
pres intérêts, l'organisme établi depuis près d'un demi-siècle sur
son propre territoire par des mains étrangères.
Cette œuvre récente est due tout entière à M. Fiorelli, le célèbre
directeur et historien des fouilles de Pompéi. Sa renommée date
d'il y a quarante ans. Ni la confiance du ministre Santangelo à
Naples, ni plus tard celle du comte de Syracuse, qui Tavait pris en
grande amitié pour ses fouilles heureuses, ni sa belle publication
des inscriptions osques ne le préservèrent de la persécution des
Bourbons, de l'emprisonnement et de l'exil. Devenu, après la révo-
lution italienne, directeur-général des fouilles et musées du royaume,
il eut à cœur d'instituer promptement d'un bout à l'autre de la
péninsule des inspecteurs et des custodes chargés d'une surveil-
lance officielle pour tout ce qui concernait l'archéologie. Le premier
devoir de ces fonctionnaires est la conservation des monumens anti-
ques. Ils sont les représentans et les organes des droits de l'état
sur chaque découverte nouvelle, dont ils doivent informer aussitôt
la direction centrale. Ils surveillent le commerce des antiquités et
les excavations des particuliers eux-mêmes sur leurs propres
domaines. Pas une inscription, pas un bas-relief, pas une colonne
ne doit revoir le jour sans qu'une relation soit envoyée à Rome, au
ministère de l'instruction publique, dont fait partie la direction de
M. Fiorelli. Ces rapports sont communiqués à l'Académie royale des
Linceiy qui les imprime dans ses Mémoires. Des tirages à part en
sont distribués, de manière à offrir une sorte de publicité régulière,
sous ce titre : Notizie degli scavi di anlichità. C'est le journal offi-
ciel des fouilles.
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6&& KETUE mS DEUX BfOlfDES»
RoEoe, à elle seule, atec la campagne roHiaine, est un diamp de
décofUTertes incessantes. Ce sol a nn bngage et des répense» à
point nommé ponr qui l'inteiToge, et le kasard même f apporte
des smrprises fréquentes. Un recueil a donc été créé, depuis fo fin de
1872, pour servir de chronique excfosirenent romaine : c^est le
Bulletin de la cammiêsion archéologique municipale^ puUkalion
trimestrielle qui, non contente d'insérer des dissertations su sujet
des HioQumens réc^mnent rendus à la lumière, énumère et décrit
un & un tous les objets que le sort des- fouiHes ou d'heureuses
acquisitions apportent aux musées municipaux, ceux des Conserva-
teurs et du Capitole. Ajoutons à ces heureux efforts du gouverne-
ment italien l'institution, encore peu développée, d'une École archéo-
logique offrant à de jeunes érudits les moyens d'aller étudier dans
les diverses contrées de l'Italie et en Grèce, particulièrement à
Pomp^ et à Athènes. Plusieurs hommes de mérite s'y sont déjà
formés.
En résumé, les Attemands otit profité à Rome du sincère con-
cours de toute une génération qui, pendant la première partie du
XIX* siècle, sous l'influence d*un souffle de concorde et de paix, sans
distinction de nationalités, s'était dévouée au généreux efibrt d'une
réelle renaissance, yoeurre à laqueDe tous avaient travaillé, spé-
cialement la France, ils l'ont continuée , non pas seuls, mais c^-
tainement avec une énergie partietdière. Lorsque, il y a quatre ans,
à l'occasion du cinquantième anniversaire de ïlMtitut de corres-
pondance^ les délégués des principides universités et sociétéssavantes
de TËurope sont venus à Rome, c'était bien une fête allemande qu'on
célébrait. Quant aux Italiens, après que leur pays a été pendant timt
de siècles la terre adbptive, BMtis trop souvent aussi la proie de l'étran-
ger, après qu'ils ont vu si longtemps les savans des autres peuples
tirer profit avant eux et sans eux de leurs admirables trésors, ils
réclament aujourcniUT leur part principale; ils ne veulent plus que
leurs objets d'art s'en aillent au dd^s parer ces galeries publi-
ques ou privées dent les nations sont fières;^ ils entendent publier
eux-mêmes leurs conquêtes inédites et en instruire comme il coo-
vient le monde savani; ils se flattent de pouvoir subvenir avec
leurs propres forces au progrès continu des fouilles nécessaires. Qui
voudrait les en bl&flser? Us ont eu dans tous les temps des anti-
quaires admirables parce que leur génie clairvoyant convient aux
fines recherches; il ne sera regrettable pour personne qu'ils repren-
nent leurs metlleures traditions. Ce n'est pas à nous de nous plaindre
de ces prises de possession, puisqu'elles profitent à la science et que
nous avons un poste semblid>Ie à Athènes. H s'agissait seulement de
savoir comment l'École française pourrait, dans cet ardent mifieu, se
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l'eCOU IBANÇAISl DE BOMS. 055
iêke sa place. Il lui fallait tftcher de convertir ea occasions d'appui
rèciprocjoa et bienveillant les avantx^es concpiis par d'antres avant
son arrivée à Boine, il lui fallait Biettre à profit les ressourcea qm
constituaient son propre fonds^ et s'efforcer de l'augmenter en appe-
lant à elle toua les bcuns vouloirs» EUe ea a obtenu de très effiectîfii
et de 1res inattendnSâ
n.
On pense bien qn'elle s'est fortifiée tout d'abord de la pensée inces-
aaole de l'œuvre qui lui était ccHifiee. Au lendemain d'Iéna, la Prusse
a eu foi dans la dignité l&cande du travail intellectuel, de l'effort
sdentiGqtie, Elle a cru vnilement qu'elle trouverait là une noble
^[pression, mais aussi un énergique instrument de son patriotisnAe
patient et résolu. La France a fait qudque chose de semblable au
lendeoiain de 1871. D'un commun accord, les pouvoirs publics
et l'administration supérieure de l'Université ont accompli de pro-
fondes réformes pour fortifier le haut enseignement, sachant bien
que de là dépend la force réelle de toute l'éducatioii nationale. La
science a été encouragée dans ses voies les plus spéciales et les
plus étroites, seul moyen de raviver et d'étendre la culture géné-
rale. — L'institution de l'Éoole française de Borne devenait un des
ressorts nécessaires de cette sage conduite. Pour cela et pour
le reste, elle n'a pas oublié un seul jour qu'elle occupait» à une
date solennelle et peut-être décisive de notre histoire, un poste
avancé en pays ami, mais étranger.
En tète de ses meilleurs alliés, elle place naturellement ses
fondateurs. La pensée de créer une école savante à Rome comme
à Athènes avait failli plusieurs ibis déjà se réaliser. IL Léon Renier,
alors que le Palatin i^ppartenait à Napoléon UI , avait été chargé
d'étudier le projet; M. Duruy s'en était occupé. Le passage à Rome
des membres de l'École d'Athènes servit d'occasion et de point
d'attache. Un décret du 25 mars 1873 disposa qu'ils devraient
passer toute leur première année en Italie, et institua, pour les
assister, un « sous-directeur de l'Éoole d'Athènes en résidence à
Rome. » On eut ainsi comme une succursale de notre colonie
grecque. Bientôt , te 26 novembre 187A , un décret réorganisant
l'i^cole française d'Athènes donna à ce qui en avait été officielle-
ment jusqu'alors la section romaine une existence propre : on eut
une a École archéologique de Rome, » dont le sous-directeur de
l'Ëcole d'Athènes devenait en même temps directeur. Ce n'était
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656 KETUE DES DEUX MONDES.
pas un établissement définitif; il n'y avait encore ni recrutement
fixe ni budget. La nouvelle École n'en était pas moins législative*
ment fondée; elle allait être entièrement constituée le 20 novembre
1875 par un décret spécial qui la séparait de l'École d'Athènes et
lui donnait son nom. Ce résultat final, ainsi que le rapide dévelop-
pement qui l'avait amené, était dû au patriotique bon vouloir de
divers ministres, particulièrement de M. Jules Simon depuis 1872,
puis de M. Wallon, mais aussi et surtout à la persévérante énergie
de H. Albert Dumont, auquel revient, pour une très grande part, le
mérite de la fondation première. C'est lui qui, à travers mille diffi-
cultés , a su obtenir les assentimens officiels. L'École française de
Rome une fois créée, il fut placé à la tête de cette École d'Athènes
qu'il allait animer d'une vive ardeur; mais c'était pour revenir bien-
tôt continuer en France une carrière administrative commencée avec
tant d'éclat. Devenu directeur de l'enseignement supérieur, il a
beaucoup contribué au progrès scientifique de ces derniers temps.
Quant à la direction de l'École de Rome, elle était confiée ou, pour
mieux dû'e, imposée à qui, loin de rechercher ce péril, l'a connu et
ressenti jusqu'au dernier jour.
Le décret du 20 novembre 1875 réglait d'abord le mode de
recrutement. Les membres de l'École d'Athènes devaient encore
passer une année entière en Italie; mais c'était là un souvenir du
passé qui ne persista pas. On s'aperçut que ce séjour hors de Grèce
ne suffisait pas pour le choix et l'achèvement de sérieuses études
locales et empiétait trop sur le temps réclamé par la vraie mis-
sion : on le réduisit jusqu'à l'annuler, peu s'en faut. Les six mem-
bres propres à l'École française de Rome étaient et sont encore choi-
sis comme il suit. Au mois de septembre de chaque année, l'École
normale supérieure, l'École des chartes et l'École des hautes études
proposent chacune un ou plusieurs candidats. Ces candidats doivent
être à l'avance ou agrégés ou munis des diplômes spéciaux à leurs
études. Sur la proposition du directeur, qui a fait l'examen comparé
des titres et qui sait les besoins de l'École, ils sont nommés pour
un an : la pension leur sera renouvelée une seconde ou une troi-
sième fois, selon le succès et l'exigence de leurs travaux. Les seules
obligations réglementaires sont l'envoi annuel d'un mémoire que
l'Académie des inscriptions et belles-lettres appréciera dans un rap-
port lu en séance publique (1), et la contribution au recueil pério-
(1) Plasieun de ces rapporU, dus à M. Egger, sont reproduits dans le volume qu'il
Tient de publier sous ce titre : la Tradition et les Réformes dans Venseignemen uni-
versitaire» Souvenirs et conseils^ Tolume d'un grand intérêt, qui racoote toute une vie
consacrée au bien public, celle d'an des maîtres les plus respectés de [notre temps.
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L^icOfLR FRANÇAISE DE BOME. 657
digne publié par l'École. Aux termes d'un récent arrêté, nul envoi
n'est demandé aux membres de première année : sage disposition
qui encouragera les bons esprits à s'engager tout de suite dans les
voies étroites, sans avoir à craindre de ne pas obtenir assez tôt des
résultats qu'ils puissent montrer. A cette disposition nouvelle se
rattacherait la question de savoir si les pensionnaires sortant de
l'École normalci dont l'instruction générale est toujours excellente,
sont préparés comme il conviendrait aux études spéciales qu'on
attend d'eux à Borne, problème à la fois très délicat et très étendu,
qui impliquerait l'examen de toute notre théorie scolaire.
On est établi dans le palais Famèse, loué au roi de Naples. La
cour et les portiques ont conservé quelques restes des collections
d'antiques qui les décoraient jadis. Au premier étage, Tambas-
sade de France près le roi d'Italie occupe ces .dix à douze salons
et la célèbre galerie que décorent les fresques des Carraches, du
Dominiquin et du Guide, très belle demeure naguère de M. le mar-
quis de Noailles, dont le nom doit être inscrit parmi les plus actifs
fondateurs de l'École française de Rome. — Au second étage, l'ap-
partemeut du directeur, les salles de conférences et de collections,
et la bibliothèque.
Après ses fondateurs, l'École doit compter ses tuteurs naturels,
en tète desquels, à côté de l'administration supérieure de l'Dni-
versité, elle place les membres de l'Académie des inscriptions et
belles-lettres, non pas seulement pour le lustre d'une sanction pré-
cieuse à ses efforts, mais pour les conseils affectueux que chacun
d'eux est toujours prêt à lui prodiguer. Dne fonction principale du
directeur est d'engager et d'entretenir ces liens utiles entre les maî-
tres de la science et leurs meilleurs disciples. —Hais l'École a rencon-
tré en outre des bienfaiteurs sur le concours désintéressé desquels
elle n'avait pas le droit de compter. Cest en particulier l'accroisse-
ment de sa bibliothèque qui est devenu l'occasion de bons offices
envers elle.
Dans une ville telle que Rome, avec un cadre d'études aussi
vaste que celui qui s'impose, la formation d'une très riche biblio-
thèque est pour une école savante une question vitale. Les grands
dépôts romains soit publics soit privés, sont nombreux, il est
vrai, et très précieux par d'anciens fonds qu'il serait difficile d'ac-
quérir aujourd'hui ; mais, d'une part, il faut avoir chez soi les grands
recueils si l'on veut non pas seulement les consulter, mais arriver
à les connaître; d'autre part, pour peu qu'on veuille travailler avec
rigueur, ces anciennes bibliothèques ne sont plus au courant de la
science; elles ont été peu augmentées depuis plus d'un demi-
siècle, de sorte que, pour certaines branches d'érudition fort accrues
TOMi LYii. — 1883. 42
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668 RETCE fi£S DGUX ^iOIfBKB.
dans les cinquante dernières annéesi elles se trouvent abBohiment
défectueuses. L'archéologie classique , par exemple, ne possède
qu'une seide bibliothèque spéciale dans Borne, celle de l'Institut
allemand. — U a donc fallu consacrer de gmads eSbrts à doter
notre École française, dès ses premières années, d'une U'ès SÊÊfk
provision de livres.: on va voir que noi» y avonsi^é puissaminent
aidés*
S'il est des personnes qui croient tarie en France la sottive des
nobles initiatives, il faut leur r^résenler «ce que reçoivent de dona-
tions les sciences, les lettres et les arts, acadéaîîes, sociétés savantes,
institute spéciaux. On crée des prix, on établit des concours, on
destine des scnnmes annuelles pour encourage l'examen réfléchi et
continu de certains problèmes. L'École française de Rome a éDé en
possession d'un budget régulier depuis 1877; mab ks budgets
réguliers, tout en assurant la vie de chaque jour, ont le tort d'ajour-
ner des satisfactions qu'il sérail très profitable de ne pas abandon-
ner à un trop lointain avenir. Ainsi l'a pensé, pour ce qui nous
conoernait, un très généreux mécène, un de ces hommes possédés
de la passion du bien auxquels l'intérêt public est aussi cher que
l'est aux autres l'intérêt privé, M. Frédéric Kngel-DoUfus (1). Le
principal champ d'action de ce zélé ^lanthrope, deux ibis Fran-
çais, par la naissance et par l'option, est, il est vrai, l'Alsace. C'est
là qu'il &ut le connaître, multipliant les œuvres en faveur des
classes ouvrières. Mais ce complet honune de bien est particulièro-
ment préoccupé des intérêts purement intellectuels, de l'instruo-
tion publique, de la science et de l'art. En 1863, il collabore avec
M. Jean Macé à l'œuvre des bibliothèques CMumunaies et y inter-
vient de ses derniers. Il fait établir en même temps des cours popu-
laires et des conrérences. Il provoqpie et soutient des publications
telles que celui d'un Cartulaire de Mulhouse, dont le premier
volume vient de paraître. II contribue par de généreux préseos à
la création définitive d'im musée dont l'édifice vient d'être inau-
guré, avec des expositions où les artistes français trouvent dès
{1} Gendre de M. Jean DoUlas, le oélèbre fendateiir dee oitéf ocvriéres, H. Engel a
fondé lui-môme on développé sallea d'asile, écoles, caisses de secours et de retraite,
maisons de patronage. 11 a inventé en 1865 un système d'assurance collective, com-
prenant le mobilier de fouvrier partout où îl habite. Il a créé en 1867 la Société pour
prévenir les «ocideM de machines, sociélé dont les appareils sont adefités «li^our-
4'iuii dans beauceap de centres industriels, à Roissn, en Belg^pie, en AHettagne^ en
Autriche. On lui doit, la môme année, le cercle ouvrier de Dernach, imité depuis à
llolhouseet au Havre. Il a combattu le progrès de la consoounation de l'alcool, devenu
très redoutable en Alsace depuis que l'importation des vins de France y est presque
interdite. L'an dernier, il Taisait élever à ses frtis tin dispensaire pour les enfhns
malades.
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l'ÉOMB PRANÇ4ISB DE BOUE. 659
mainteDant un profitable accueil. Plus d'un artiste de talent, qu'on
pourrait nommer, a été par lui soutenu dans les incertitudes et les
premiers pas de sa carrière.
Étant venu à Rome pendant l'hiver de 1879 pour revoir son fils,
devenu membre de l'École française, M. Engel-Dollfus fut témoin
de nos humbles commencemens. II lui déplut que , malgré nos
efforts pour fonder une b8>tîotfaèque, nous fussions presque chaque
jour forcés de recourir aux collections étrangères. Non-seulement il
voulut combler par des présens considérables quelques-unes de nos
plus fâcheuses lacunes, mais encore il prit Tinitiative de donations
en notre faveur, qui atteignirent bientôt un driffire de âO,000 francs,
grâce au concours de MM. Durrieu, Delaville Le RouU, Steinbach
et Eugène Leeomte. M. Lecomte inscrivait son apport au nom de
ce respecté Monbinne, qu'il a fait figurer déjà parmi les donateurs à
r Académie de médecine, à f Académie française et à TAcadémie des
beaux-arts. Llitstœre de Monbinne intéresse donc directement Tln-
stitut de France ; elle est bonne à fafre connaître parce qu'elle montre
ce qu'il y a d'honneur et d*e8i^ dans le monde parisien des grandes
affaires. Caissier pendant quarante ans d'une importante maison de
finance, Monbinne aviat exigé, en prenant sa retraite, qu'on accep-
tât le dépdt ^une somme considérable destinée k répondre des
manquenrens de sa gestion, s'il s^en découvrait. De telles disposi-
tions de la part dé tels caissiers sont naturellement fort inutiles.
Les dépositaires de cette somme, Monbinne étant mort sans héri-
tiers, ont voulu en faire un emploi qui honorât sa mémoire: ils
l'ont appliquée, en son nom, d'abord à des œuvres de charité déli-
cate, puis à des fondations en faveur des sciences et des arts, les
unes et les autres très conformes aux goûts de ce parfait honnête
homme. Les savans de nos jours démontrent ingénieusement Tëqui-
valence et la permutation de certaines forces; cette loi du monde
physique se vérifie, comme on voit, dans le monde moral : l'honnê-
teté professionnelle du caissier Monbinne s'est convertie, sous une
influence intelligente, en utile protection des œuvres de fespi-it. —
La libéralité d'un autre donateur, M. le baron Eàmood de Rothscl^d,
nous a aidés à entreprendre, avant d'en avoir les ressources TéffOH
lières, une de nos publications, les Mélanges^ dont nous parlerons
plus bas. Les généreuses personnes qui nous assistaient de la sorte
savaient que leur confiance était pour nous à la fois un patriotique
enseignement et un engagement d'honneur.
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660 BEVUE DES DEUX MONDES.
IIL
Nous avons dit quel profit, au point de vue général, le pays était
en droit d'attendre d'une institution telle que l'École française de
Rome, quelles difficultés l'attendaient, quels secours lui étaient
offerts. Voyons maintenant comment les conditions qui lui étaient
faites lui ont permis de diriger ses travaux, et quels services scienti-
fiques elle peut espérer d'avoir déjà rendus.
Le champ de ses études est nécessairement très vaste : il se
mesure sur la grande variété des précieuses ressources que l'Ita-
lie, avec ses musées, ses bibliothèques, ses archives, son sol même,
offre à de jeunes esprits préparés par la forte culture de TÉcole nor-
male, de l'École des chartes ou de TÉcole des hautes études. Ils
viennent à Rome pour s'engager dans les recherches spéciales qui
leur permettront d'espérer des résultats vraiment personnels. Us
doivent mettre à profit les élémens particuliers que cette mission
leur présente, et non s'enfermer dans le cercle des documens impri-
més, qu'ils auraient aussi bien en France. La règle de leurs travaux
doit être la critique érudite. On leur demande l'observation patiente.
Les vues générales ne manqueront pas de se dégager; mais que ce
ne soit qu'après un sérieux examen. Le pire serait ici d'écrire ou
de parler sur les divers problèmes avant de les avoir vraiment péné-
trés. Sans doute il faut se garder des inutiles curiosités de la
science et de la petite érudition ; mais y a-t-il beaucoup de vains
problèmes, en dehors de l'évidente puérilité, pour qui pratique une
sévère méthode? Si nous recommandons le soin attentif du détail le
plus spécial, ce n'est pas pour bannir, c'est au contraire pour faire
naître, originales, fortes et saines, les vues d'ensemble, c'est pour
qu'on pénètre par une recherche intense jusqu'à la moelle des réa-
lités vivantes. Nous rêvons, quand nous nous attachons à un pro-
blème d'archéologie, la restitution entière, s'il est possible, d'un
passé toujours complexe. Nos instrumens sont l'analyse, le dénom-
brement, la classification, l'induction, l'hypothèse aussi, à condition
de la vérifier bientôt par le calcul. Qu'est-ce que cela, sinon apprendre
à travailler, à raisonner, à enseigner? Telle est la gymnastique que
nous offrons aux esprits, la croyant cent fois plus salutaire et plus
virile que la facilité superficielle et peu scrupuleuse, qui est notre
véritable ennemie. Sénèque, s'élevant à très bon droit contre le
redoutable petit esprit, prend en pitié ceux qui recherchent combien
de rameurs accompagnaient Ulysse, lequel des deux poèmes, Y Iliade
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l'école française de ROME. 001
iVOdy$sé€y avait été écrit le premier, si ces deux poèmes étaient du
même auteur, et autres questions de même importance, qui, à les
garder pour soi, dit-il, ne peuvent procurer une satisfaction inté-
rieure, et, à les communiquer aux autres, vous feraient paraître non
pas plus savant, mais plus ennuyeux : non doctior videberis, sed
molesnior. — Sénèque était rhéteur, mais homme d'esprit. Si on lui
eût dit qu'il pouvait être intéressant et utile d'étudier l'histoire de
la marine grecque, et qu'on pouvait espérer de retrouver la forme
des anciens navires, grâce aux textes bien interprétés, grâce aux
représentations maritimes de vases grecs et étrusques qui remon-
tent trës haut ; si on lui eût révélé à l'avance que la science mo-
derne, en s' appliquant à ces problèmes selon lui ridicules, parvien-
drait à démontrer comment ont pris naissance V Odyssée et Ylliadey
sous l'influence de quels procédés de l'esprit humain s'ouvrant, en
certains momens de la vie des peuples, à la poésie épique, Sénèque
se serait pris à réfléchir et sur les beaux résultats de pareilles re-
cherches et sur les bienfaits d'une méthode qui, sans compter le
bénéfice des conclusions finales, ne saurait être pratiquée sans un
véritable profit intérieur.
Le caractère de spécialité requis pour les études proposées aux
membres de l'École française de Rome en fait la diversité profonde.
11 s'ensuit qu'il ne peut guère y avoir dans le sein de l'École un réel
enseignement en commun. C'est au directeur, pour tout ce qui est
en dehors de sa propre compétence , à établir les relations néces-
saires avec chacun des savans qui peuvent servir de maîtres spé-
daux en France, en Italie, en Allemagne. L'École est un institut de
travail individuel avec deux sortes de sanction extérieure : le juge-
ment de l'Académie des inscriptions et la publicité.
L'École dispose, en vue de cette publicité, d'un recueil in-octavo
qui, depuis 1877, parait en fascicules ou volumes isolés, sous ce
titre commun : Bibliothèque des Ecoles françaises d* Athènes et de
Rome. Une somme inscrite au budget permet à chacune des deux
Écoles l'impression de quarante feuilles environ pour chaque année.
C'est là qu'on insère les mémoires étendus : il y a paru un ouvrage
en trois volumes. En dehors de ce recueil, qui contient des dis-
sertations dont le plus grand nombre résument plusieurs années
d'application et de recherches, il fallait une sorte de Bulletin pério-
dique enregistrant les études de détail. Ce Bulletin ne pouvait
pas ressembler à celui d'Athènes. Ici, en e£fet, l'absence presque
complète de tout autre organe faisait souhaiter la création d'une
sorte de journal qui informerait l'Occident, tandis que, pour
Rome et l'Italie, le Bulletin de VInstitut de correspondance^ les
Notices des fouilles et le Bulletin de la commission archéologique
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063 R£TUE DES DEUX MONDES.
municipale ne lûssaient, quant aux infermations seientifiques, rien
à désirer. La publication pénodique ffnw tel recueil par )*École fran^
çaise de Rocœ n'en devait pas. moins être d'une double utilité. Qos^
à yÉcote, il convenait que ses membres eussem Foccasion toujours
prochaine de prendre date pour leurs oteervations utiles ou lettrs
découvertes ; â était k propos que teur groupe, avec la collaboration
des anciens, avec celle de leurs UMâtres et des savans étrangors qui
voudraient bien se joindre à eux , fût sans cesse en vue, et qu^
y eût en face de la science étrangère ce perpétuel ténioignage de
leur activités Quant au monde levant , il accueillerait volontiers un
recu^ auquel le vaste cadk-e de nos études permettrait d'affeeter
un tour nouveau et de s'avancer dans quelques voies spéciales. —
Telle fut l'origine des Mélanges (VarchéBlofie et dtkistoire^ qni
paraissent, depuis trois années, par fascicules environ tous les deirx
mots (1).
Il est clair qu'un des plus éclatans services qu'une telle École
pourrait pendre à la science de Fantiquité serait d'apporter des él^
mens nouveaux par des fouilles habiles et heureixses, et de contri-
buer en même temps à l'accroissement de nos musées. L'École fran-
çaise de Rome a fait des efforts en ce sei». Il n'a pas tenu à elle
que le musée du Louvre n'acquit une série de monumens antiques
très graves en même temps pour l'histoire de l'art et pour l'histoire
générale. Quant aux fouillies, il IsfUt tenir compte de certaines diffi-
cultés locales. Il n'est point aisé d'organiser en ItaKe unefomlle impor^
tante. Si ce doit être sur un terrain dépendant du domaine public,
il vous faut produire rassentiment du fermier, celui des locataires,
celui de l'intendance des finances, avant d'obtenir l'autorisation du
ministère de l'instruction publique-. Vous ferez rédiger une consta-
tation de Tétat des Ëeux avant le commencement de !a fouille ; vous
déposerez une somme convenable, congrua e valida garanzîa ma-
teriaU, en: garantie de l'entier accomplissement des conditions;
un représentaatdu domaine évaluera les indemnités dont vous serez
rede^lepour les dégâts commis. Quant à la fouille même, un ou
plusieurs garctiens munictpauxyassisteront chaque jour, à vos frais;
eile devraètre conduite avec la plus grande prudence, sous la respon-
sabilité de l'inspecteur royal, qui vous dira comment vous devrez
la diriger pour la meilleure sauvegarde des ruines. Tous (d)jets an-
tiques trouvés dans une telle fouille sont réputés indistinctement
propriété de Fétat. On ne peut déplacer ni altérer Tes ruines eBes-
—j ^-^lyjjl ^»^jj j^^qJj. Qbtenu Tautorisation. On est tenu d'extîr-
lurs des travaux, les racines des plantes qui ont pénétré
Ixoriii, éditeur de toutes les poblicaUone des deux Écore».
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L'eGOLB FftANÇA£5B DE JEUMfB. 663
dans les crevasses des murs antiques, prescription ioigémexise qui
ressemble au calcul du petit propriétaire, joyeux de voir remuer son
champ avaot les semailles par des gens qui lui ont acheté et bien
payé d'avance le droit de lui rendre ce signalé service. Il faut se
conformer, en un mot, à toutes les dispositions de ce £uneux édit
du 7 avril 1820, rendu jadis par le cardinal Paoca pour tes étals
romains, et qui est encore en vigueur. Le parlement italien avait
entrepris, il y a quelques années, de le remplacer par une loi com-
mune à tout le pays, et comprenant, outre les fouilles, les ques-
tions de propriété, d'échange, d'exportation et de vente des objets
d'art. La tentative a échoué, une telle loi étaiU fort difficile à faire,
parce qu'elle touche en même temps à des intérêts publics et privés
très délicats et très graves. Un partieulfer ayant en sa possession la
Vénus de Milo est-il maître de la restaurer à sa fantaisie et de la
vendre au dehors ? Le Moise de Michel-Ange, les plus belles toiles
de Raphaël peuvent-ils être de propriété absolument privée? Le
célèbre article li de l'édit Pacca ne permet d'exporter les objets
d'art que sous la condition d'une taxe de 20 pour 100 : c'est une
notable dépréciation de la propriété italienne.
Si la fouille doit être entreprise sur un terrain appartenant à un
particulier, elle est soumise naturellement aux conditions spéciales
stipulées entre les parties, sauf l'intervention toujours possible du
pouvoir public et les obstacles créés par la loi à la libre disposition
des objets trouvés.
Ce ne sont pas les suggestions et les tentations qui nous ont
manqué, et le difficile n'eût pas été pour nous de désigner les
lieux où des fouilles auraient eu prd>abtement quelque succès.
Nous n'avons pas prédsément espéré de retrouver, sur une indi-
cation très formelle, il est vrai, d'un écrivain de l'antiquité, les
mémoires d'Annibal. Nous n'aurions pas dédaigné de fouiller à
quelques heures de Rome un théâtre d'où les premières recherches
ont, au siècle dernier, tiré quelques statues, ni de nous associer
aux eiforts d'un prince romain qui songeait à entreprendre sur ses
donuiines, à quelque distance de Rome, avec notre collaboration,
toute une campagne de fouilles régulières. Hais alors qu'il fallait,
sans un espoir fondé, acheter et faire disparaître des maisons ou un
village, ou lorsqu'on voulait que notre École s'engageât, sans assu-
rance formelle de succès, à une dépense régulière d'une vingtaine
de mille francs par an, lorsque enfin l'administration italique, tout
à fait dans son droit, déclarait réservées telles entreprises auxquelles
on aurait pensé, il n'y avait qu'à se soumettre et à se réserver, en
se repliant à de modestes desseins.
Nos fouilles à Palestrina, dans la vigne appartenant à la famille
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Mh RETUE DES DEUX MONDES.
Bernardini, ont amené la découverte d'un de ces dépôts de figurines
en terre cuite comme il y en avait beaucoup au voisinage des anciens
temps, dans ce qu'on appelait les favissœ. Quand les ex-voto étaient
devenus trop nombreux, on les transportait dans ces sortes de
magasins comme en terre consacrée. Ces terres cuites sont fort
éloignées assurément de la finesse et de la beauté des célèbres figu-
rines de Tanagre; ce sont des objets tout populaires qui devaient
coûter fort peu. Elles n'en ont pas moins une allure artistique, et
reproduisent peut-être, quoique de loin, des statues renommées. Un
membre de l'École, qui avait dirigé ces fouilles, M. Femique, en a
publié le détail et s'en est servi pour son exacte monographie de
l'antique Préneste.
En mars 1880, M. Salomon Reinach, qui venait d'être nommé
membre de l'École française d'Athènes, voulut profiter de son
séjour préliminaire à Rome et de favorables circonstances de fa-
mille pour tenter quelques excavations dans un terrain situé entre
l'Esquilin et le Cœlius, à l'est du Golisée, au sud-est des thermes
de Titus. Nous avons vérifié là ce qui peut passer pour une sorte
d'axiome quand il. s'agit de Rome. Dans les Ueux où le sol romain
est resté longtemps découvert, il n'y a rien à chercher, sauf peut-
être les indices utiles à la science topographique. Un tel sol a été
presque inévitablement fouillé par plusieurs générations; des murs
en ruine, des briques portant inscrites les indications de leur ori-
gine ou même des dates de consuls peuvent s'y retrouver, mais
non pas des objets précieux. Au contraire, les localités romaines qui
n'ont cessé d'être couvertes de constructions réservent probablement
de belles surprises à ceux qui les fouilleront un jour : c'est ce qu'on
s'attend à voir quand commenceront dans Rome les travaux annon-
cés pour le prolongement de la Via Nazionale à travers le quartier
des Gesarini jusqu'au-devant du palais Famèse et jusqu'au Govemo
Yecchio. On se munit déjà de vastes magasins pour abriter tout ce que
l'on espère trouver alors de débris ou d'objets antiques. M. Salomon
Reinach n'a rencontré que quelques fragmens de briques sculptées
et quelques briques à inscriptions non inédites; il n'en a pas moins
reconnu d importantes parties d'un vaste monument, probablement
le Ludus magnusy et H. Lanciani, qui prépare un grand travail sur
la topographie romaine, n'a pas manqué d'enregistrer les données
nouvelles que cette exploration venait lui offrir.
Pour mener à bien cet important objet des fouilles, et en général
tout ce qui concerne l'étude technique des ruines, il est clair que
l'Académie de France à Rome doit être pour l'École française un très
utile auxiliaire. — C'est une glorieuse et puissante maison, celle
qui a donné à notre pays, pour ne citer que les morts, des peintres
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l'école française de ROME. 665
comme Ingres et Flandrin, des architectes comme Percier, Blouet,
Duban, Baltardi des sculpteurs comme David (d'Angers) et Pradier,
des musiciens comme Herold et flalévy. Elle cite avec orgueil Gol-
bert comme son fondateur; elle pourrait faire remonter ses origines
à Henri lY, qui parait avoir eu le premier la pensée d'envoyer à
Rome, « pour se perfectionner par l'étude des grands modèles et
les leçons des bons maîtres, » de jeunes artistes firançais* recom-
mandés aux soins paternels de son ambassadeur. L'Académie de
France habite depuis 1801 cette magnifique villa du Pincio, où les
Hédicis avaient accumulé tant de chefs-d'œuvre — les Niobides, la
Vénus, VApollino et YArruotino — qui décorent maintenant la tri-
bune et la galerie de Florence. Elle a conservé de beaux débris,
surtout des bas-relieCs antiques, dont il paraît bien que Raphaël
avait fait à l'avance une étude attentive, Ingres y a retrouvé une
Minerve archaïque qui figure aujourd'hui au Louvre. Tous ces sou-
venirs, joints à la magnificence des jardins et de ce qui les envi-
ronne, en font un lieu élu et respecté. Forte de ses traditions et
de sa gloire, associée déjà par ses travaux à ceux de l'École fran-
çaise d'Athènes, l'Académie de France peut exercer envers sa jeune
sœur, l'École française de Rome, une protection dont elle recueille-
rait elle-même un notable profit. Ses pensionnaires architectes
obtiennent de l'administration italienne, pour leurs études, des
facilités précieuses, qui pourraient tourner à l'avantage de la science
archéologique aussi bien que de l'art. On sait qu'au nombre de
leurs obligations, il y a celle d'envoyer, au terme de leurs troisième
et quatrième année, la restauration d'un édifice antique. Il leur
faut d'abord relever avec un soin scrupuleux l'ensemble et les
détails de l'état actuel. Pour bien comprendre le plan primitif,
malgré les altérations ultérieures et les lacunes possibles, pour les
suppléer habilement dans une réédification logique, ils doivent
rechercher tous les documens de nature à les instruire, textes,
médailles et bas-reliefs antiques, dessins du moyen ftge ou de la
renaissance, descriptions de voyageurs*.. Conmient l'archéologue,
conmient l'érudit ne serait-il pas, en de telles circonstances, d'un
grand secours à l'architecte? Et réciproquement, quelle instruction
précise celui-ci n'ofinrait-il pas au lettré, en dehors des textes, par
la seule intelligence des ruines mêmes?
L'École française de Rome n'a pas négligé de rechercher cette
alliance, très heureusement réalisée plusieurs fois, disions-nous, à
Athènes, où les pensionnaires de la villa Médicis vont chercher
des modèles plus purs, il est vrai, que ne les peut ofinr générale-
ment l'Italie. Les deux premiers volumes de nos Mélangée contien-
nent les premiers résultats de cette collaboration « qu'a engen-
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666 «EVDE DES DEUX llOBa>ES»
dr&e et maintenue jusqu'à ee joor la seule action d'une Uenveillanoe
mutuelle. -- Si H. Blondel a été seul pour le spûriluel timyail que
nous aTODS inséré sur le prétendu Théâtre maritime de la mlla
d^Adrierty on trouvera Funion en partie réalisée dans nos deux
autres pdblicationa de ce genre, le temple de la Fortune de Préneste^
et cdui de Vénus et Rome, yoishi du Gc^ée. On sait combien ètaft
câèbre le sanctuaire de la Foriuna primigenia : les débris en sul^-
sistent, mais dispersés^ dans la petite ville moderne de Paiestrîjuw U
faut, pour les retrouver, fouiller les maisons, les caves, les jardina.
Souvent le genre d'appareil de chaque fragment encore visible peut
seul servir à déterminer, d'une manière générale, leç diverses épo-
ques ; quelquefois c'est une inscription bien interprétée, un teite clas-
sique habilement compris, qui tare d'embarras et distingue les dates.
On coBQ|H*end combien la odtaboration de l'architecte et de l'archéo-
logue pouvait être ici féoonde.^ C'est encore M. Blondel qui s'est
chargé, pendant un séjour de sept mois i Palestrina, de rech^cher
et de mesurer tous les restes de l'édifice antique. Il en a dressé le
plan, et, supposant toutes les f&briques Hiodernes abattues, il en
a donné une vue pittoresque dans une belle a(piareUe qui a été
fort admirée aux expositions pubUques. Gette aquarelle, réduite
par la photographie, a été insérée dans le second volume de nos
Mélanges y avec un plan de la ville nftoderne. L'antiquaire voit
ainsi du premier regard que dans telle église actuelle subsistent
telles colonnes du temple antique, dans telle cave et dans tel jar-
din telle base et tel fragment de mos^âque. M. Blondel a joint à
nos planches un texte technique; mais celui des membres de notr^
École qui avait étudié le même sujet au point de vue historique
et archéologique a aussi donné son commentaire, et chacun montre
en quoi le travail de l'autre ki a profité.
Il en a été de môme pcHir le temple de Vénus et Rome,
H. Laloux, pmsionnaire de la villa Médicis, — le même qui
rapporte en ce moment d'Olympie une très belle restauration de
l'enceinte sacrée du temple ùb Jupiter, — avait pris ce sanctuaire
romain, un des plus beaux édifices du second siède, pour sujel de
son envoi de troisième année. Nous avons reprodint, en les rédui-
sant, ,sea principaux dessins; il nous a donné son texte explica-
tif, pour lequel il s'était aidé de reefaercbes âtites par l'Éco^ et
celle-d 7 a ajouté un certain nombre d'obsenrations sur de curieux
doeumens de la renaissance relatifs à l'histoire du temple et i son
antique aspect.
Os sait que le gouvem^nent français a entrepris de puUier ka
vestauratiom de quatrième année fûtea par les architectes pension*
nmrea de l'Académie de France, Dqpuis que cette résolutîra a élè
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l'école fbançaise de R0M£. 667
prise, il y a dix ans, cioq livraisons in-folio ont paru : la Colamw
Trajané de Percier, la Basilique Ulpienne de ML Lesueur, les Tent'
pies de Pœstum de M. Labrouste, etc. Mais ces travaux datent, quant
à leur exécution, de 1788, de 1801, 1802, 1823, 1829. Si nous
ne savions que le Temple d^Égine de If. Garnier doit paraître
incessamment, et qu'une entente avec l'industrie privée noue don-
nera bientôt les Thermes de Dîoclétien de M. Paulin, nous pour-
rions croire que la commiseion se propose de suivre Tordre chro-
nologique des promotions, et Dieu sait alors quand les pensionnaires
d'aïqourd'hui auraient leur tour ! U est. clair qu'une telfe entre-
prise, faite avec tout le soin matériel qu'elle exige, mais sans res-
sources d'argent assez considéri^Ies , ne peut atteÙMlre le d(Hible
but de donner sans tiop de retards celles de ces restaurations qui
repràsentent le deroiedr progrès de la science, et d'accorder aux
auteurs, pendant leur vie, une récompense méritée. D'ailleurs les
restaurations de troisième année n'apparti^nent pas à l'état eC ne
doivent pas compter sur ce genre de pubtication. U y aurait donc
plusieurs motifs pour encourager l'École française de Rome à
s'emparer de ceux de ces très intéressans travaux que la série offi-
cielle devra négliger. Après dix années seulement, on aurait
ainsi une description de Borne comparable à<:elle que nous recher-
chons avec tant d'empressememt aujourd'iiui parmi les dessins de
San Gallo, de Balthasar Peruzzi et d'autres maîtres de la Renais-
sance«
£n étudiant pierre par {m^to un des plus beaux monumens du
forum, le temple d'Antomn et Faustine, un des pensionnaires de
rÉcole française, M. Lacour-^ayet, a découvert sur une des colonnes
de la façade ce que nul architecte et nul antiquaire, croyons-nous,
n'avait encore aperçu ou du moins signalé : de curieuses repré-
sentations gravées à la pointe, des graffitis des noms propres d'abord,
puis tout un épisode àquatre pers(»mages, un bemme luttant contre
une béte féroce, une Victoire aux ailes déployées, etc. Faut-il y voir
l'image d'un martyre ou une scène de gladiateur? Est-ce seulement
un oisif distrait qui a pris le temps et la peine de graver pour tant
de siècles ces images datant sans nul doute de l'antiquité? En les
publiant à l'aide de la photograj^ûe dans notre recueil, M. Laooof-
Gayet a saisi l'occasion de dresser un catalogue des principaux graf"
fUi figurés qui sont aujourd'hui connus, particulièrement à Pompéi
et à Rome. Aux plus célèbres, comme celui d'Alexamenos adorant
son dieu crucifié, comme celui de fâae tournant la roue du monbi:
LaborOy aselle, quomodo ego laboréwt,^ que nous avons vu tom-
ber en poussière il y a peu d'années , il en a ajouté d'inédits qui
ont un réel intérêt, par exemple un portrait de Néron, esquisse
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668 BE7UE DES DEUX UONDES.
grossière faite par quelque soldat : la ressemblance , d'après les
médailles, est frappante. Ainsi rendue sans apprêt et sans art, elle
est effrayante de réalité. A côté de lui, peut-être l'empereur Claude.
D'autres figures encore , peut-être des portraits , restent à étudier
dans la petite chambre voûtée de la maison de Tibère, au Palatin,
où se trouvent ces profils.
Le sol romain peut instruire l'archéologue par d'autres ruines encore
que celles qui intéressent le sculpteur et l'architecte. L'érudition mo-
derne ne méprise plus les vestiges, même rares et informes, de la topo-
graphie et de la viabilité. Elle tient grand compte des constructions
souterraines, auxquelles un fragment d'inscription, un calcul de dis-
tance peut rendre le sens et le nom. Se consacrer à l'étude entière
d'une partie du sol italien, le reconnaître par ses ruines, par ses
populations actuelles , par ses traditions, par son climat, reconsti-
tuer son passé, remettre en leurs places les villes et les peuples,
les anciennes routes et leurs stations, les dieux et leurs temples,.,
n'est-ce pas ce genre de travail qu'il convient en particulier de voir
entreprendre par quelques-uns des membres de l'École française
de Rome 7
C'est ce qu'a fait avec énergie et persévérance M. René de La
Blanchère. Pendant trois années, il a parcouru la région pontine,
entre Velletri et Terradne ; les célèbres marais en occupent la
plus grande partie. Toute cette vaste contrée, où la tradition place,
avant la domination romaine, les Aurunces, les Yolsques, les Latins,
et peut-être même une conquête étrusque, parait avoir été abondam-
ment peuplée depuis une époque très reculée jusqu'aux premiers
siècles de la république. Nous voyons dans Tite Live qu'elle fournis-
sait beaucoup d'hommes à l'armée romaine ; l'historien latin nous
dit qu'une fois maître par la conquête, le vainqueur y détruisit des
villes nombreuses. Le climat y était donc plus sain qu'aujourd'hui
et le sol plus favorable. Comment ces vivantes régions se sont-elles
changées, si tôt avant l'empire, en de mortes solitudes 7 Quel intérêt
n'y aurait-il pas à y retrouver les traces des anciennes routes, les
enceintes des lieux habités7 Quel commentaire on donnerait ainsi
aux textes des anciens auteurs I Bien plus, si, en pénétrant dans les
entrailles de cette terre, on en pouvait arracher quelques élémens
du secret de sa détérioration séculaire, de quel prix pourraient être
de tels travaux archéologiques, et quels services rendraient-ils, non
plus seulement en vue de l'histoire, mais pour des intérêts encore
plus immédiats et plus pratiques!
Dans un premier séjour, M. de La Blanchère avait étudié le
mont Circello avec l'antique Circeii, la via Severiam, le littoral
et la vaste région de la dune pontine, aujourd'hui couverte
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l'école française de ROME. 609
d'une immense macchia. L'année suivante, il s'est attaché plus
particulièrement à la voie Âppienne, qui traverse tout ce terri-
toire, et aux nombreuses voies antiques qui sillonnent la vaste
palude. La troisième année fut spécialement consacrée à l'étude
des campagnes vélitemes, aujourd'hui désertes, jadis fort habi-
tées et cultivées, ainsi qu'à l'examen attentif des antiquités de
Terracine. L'ouvrage qui doit sortir de ces recherches, et dont la
première section paraîtra dans quelques mois, aura ce titre: /a Voie
Appienne et les Terres pontines dans ^antiquité. L'auteur en a déta-
ché une monographie de Terracine qui s'imprime en ce moment.
Dans l'étude générale, M. de La Blanchère se propose de suivre la
voie Appienne à travers chacune des régions naturelles qui se par-
tagent les terres pontines; il donnera pour chacune de ces régions
une carte indiquant les restes antiques avec les plans et dessins
nécessaires ; il recherchera l'état ancien aux diverses époques, les
conditions d'habitabilité, de culture et de vie, les résultats de la
conquête et de l'occupation romaines, les tentatives de bonifi-
cation, le site des anciennes villes. Dès maintenant, l'auteur a
commencé dans nos Mélanges une série intitulée Villes disparues.
Pline l'Ancien nous dit qu'il serait fort embarrassé de fixer l'empla-
cement de cinquante-trois cités du Latium; les enceintes consi-
dérables qu'on retrouve en grande quantité aujourd'hui sur les
sommets du centre de l'Italie correspondent évidenmient à ces
antiques souvenirs ; on comprend que l'identification de quelques-
uns de ces lieux serait d'un grand secours pour la géographie et
l'histoire.
Mais plus intéressantes encore et d'une valeur plus pressante sont
les pages que l'auteur a consacrées dans le môme recueil à un sujet
vers lequel l'attention publique va se tourner plus que jamais en
Italie, l'ancien drainage de Vagro ramano. — Il a étudié sous ce
rapport le versant du volcan Latial compris dans le bassin pontin.
Ces campagnes de sol volcanique étaient, à une époque ancienne
qu'il faudra déterminer, munies de tout un système de drainage
profond, agissant au moyen de cuniculi percés à travers les tufs de
la contrée entière. Il en était de même dans toute la campagne du
Latium et dans l'Étrurie méridionale, dont les terrains sont le pro-
duit du volcan Sabatin. Signalés par un habile ingénieur deVelletri,
H. P. di Tucci, dans un petit livre plein de faits bien observés et
publié en 1878 (1), ces cuniculi ont été étudiés en commun par lui
et par H. de La Blanchère, qui a dressé une carte de plusieurs de
(1) Sons ce titre : Délfantico $ présenté Stato dêUa Campagna romana m rapporta
mUa âahibrità delFafia e alla ftrtiUtà M suolo.
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670 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs réseaux. Depuis, plusieurs savaas italiens s'en sont également
occupés, surtout M. Tommasi Grudeli, professeur 4e physiologie
à l'universîtô de Ronœ (l).Le second volume de mos Mélanges aot-
tient à la fois un mémoire de H. de La Blancbère, la Malaria de
R&me et le Drainage antique, résumant les résultats qu'il a obtenus^
et réchange de vues diverses entre lui et M. Tommaai Oudeli sur la
date qu'il conviendrait d'assigner à un tel système ; peut-être /au-
drait-il le croire antérieur à la conquête romaine : sa ruine aurait
été la principale cause de la décadence de ces canapignes. — Ge n'est
pas trop de l'alliance du physiologiste, de ringénieur géologue et
de l'archéologue historien pour avancer le isérîeux examen et pré-
para peut-être la solution d'un problème d'oà peut dépendre une
meilleure connaissancei iKm-seuiement du passé de l'kalie, mais
aussi des conditions de tout progrès pour son présent et son avemr.
M. Pasteur a pris déjà grand intérêt à ce qui a été publié sur cette
grave question de la malaria et de la fièvre PomaiDe; il y a lieu
d'espérer qu'il en pourra bientôt commencer l'étude.
Après les moniunens et les ruioes viables ou cachées, célèbres ou
anonymes, les pins fidèles témoins de l'antiquité classique sont les
obj^ si variés qu'offrent à l'étude les galeries archéologiques ou
les musées d'art de Ronoe et de l'Italie. Ce peuple «de personnages,
divins ou mortels, qui revit en un si grand neiukbre de statues et éà
bas-relie&, n'a-t-il pas son histûôre? Lesquelles, parmi ces innom-
brables sculptures, sont d'un art vraiment grec, et peut-être appor-
tées de la Grèce? N'a-t^n pas sous les yeux beaucoup de copies de
l'école de Lysippe? Rome n'oBrindt-elle pas, pour le mythe de
Minerve par exemple, pour d'autres encore, des variétés que la
Grèce n'a qu'à peine connues.? Le Grenier mourant du Gapitde
faisait-il partie du groupe donné par fiumène de Pergame au peuple
romain, e^ dont le nusée de Naples posséderait aussi de i)eaux firag-
mens? Pounraît-on reconstituer et suivre les diiiéreBS types de
rAmajK)ne dérivés du célèbre concours mentionné par Pausanias
^itpe les plus ^*ands maîtres de la Grèce? £t les mythes lacontés
s«h: les sarcophages, et ies ecènes de la vie i^bUque ou privée, et
les apothéoses, les tri^uphes, les .sacrifices, les processions reli-
gieuses, les eombatsl -* U y a des .éfNisodes dont l'explication, non
encope définitif import^ait à notre étode des institutions romaines.
Par temple, sur l'une 4es «lèles sculptées qui se dressent anjour-
(1) Délia distribuzione délie acquê nel soUosuolo deWAgro romano e délia 9ua
influenza nella produzione délia malaria, •— Studi sulla natura délia malaria, en
o0BAboniiiMi ^ee M. iUebfc .Wéflwèret F«bttés p«r ri£ftiémk dfii Jânùd tm ItTO
et 1881.
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wmmmÊmm^mmm
l'bgole fraivçaisb bb bohe. 671
é'hA dans le fonm nMaim à l'entrée du comitium, est-ce bien
rinstîtvIioD des secours alimentaires sons Trajan qni est figurée?
Bst^w le TOte des curies on une abolition des deltes qui se Toît sur
Taotre? Ne peut-(» pas observer sur toutes deux f image fidèle des
édifices qui décoraient le forum, avec le Marsyas indicateur des
sarchés populaires et le célèbre figuier ruminai? De quel magnî-
fique édifice dépendaient ces nombreux bas-reliefs d'un art excellent
qui sont dispersés aujourd'hui^ les uns dans Rome, — encastrés à
la façade intécieure de la villa Médicîs ou bien dressés sous le portail
du paliais Fian<H — les autres à Florence, dans la galerie des Offices?
De quel grand épisode historique ces belles rq>résentations étaient-
elles un témoignage ? Et ces intéressantes bases sculptées, figurant
une série de trc^ées et de provinces, qui sont rangées aujourd'hui
dans la cour du palais des Conservateurs? D^ris {probables d*un
magnifique entourage du temple dont on admire aujourdHiui les
onze colonnes sur la Piëzza di pietra^ k Rome, elles présentent à
l'étude un ensemble et des détails non encore expliqués.
Il en est de même des vases peints que les divers musées de
l'Italie possèdent en quantité i» considérable. Les œuvres les plus
caractéristiques de la peinture grecque ou romaine ayant disparu,
ils offrent de cet art anti^[ue, à leur manière, une réelle histoire,
qui s'est augmentée dans ces dermers temps de précieuses notions
sur les époques les plus anciennes , grâce à l'étude attentive des
vases revêtus de simples truts ou de dessins géométriques , pre-
miers et informes élémens de ee qui deviendra un jour si parfait.
M. Albert Dumont a montré dans un récent ouvrage (1) que les
céramiques grecques trouvées à Hissarlik, Sant<mn, Jalysos, Mf-
cènes et Spata datent du xvi"^ au xi* siècle avant notre ère. M. douze
a pu dater certains vases àitspélasgiques de 2000 avant Jésus-GhrisC.
On peut trouver en Italie de tels témoins d'une antiquité très recu-
lée : les nécropoles de Gometo, de Villanova, de M arino, celles qu^a
étudiées M. Michd de Rossi, ont déjà fourni pour de pareilles recher-
ches des points de repère et de beaux encouragemens.
L'inunense nond>re et l'infinie variété des figurines de terre cuite
ouvrent un antre champ d'observation qui est loin d'être suffisam-
ment étudié (2). Je me rappelle avoir visité le musée de Gapoue au
moment où l'on y apportait par monceaux des statuettes représentant
des femmes qui portent des enfens dans leurs bras, les unes deux
(i> L» Céramkmn d^ la Gré» propr9. Fcmj fesnir 9t Term cuttoi ^per ilb^Uainfliit
et luleg Chapl&iiu Première ptrtie : Vasês peùUs. ûidot, 1881, m4''.
(2) On y a désormais un guide, du moins pour les primitives époques, dans le
tome 1", qui vient de paraître, du savant Catalogue des figurines antiques de terre
cuite du musée du Louwv, par M. Léoo Heniej.
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672 R£TU£ DES DEUX MONDES.
OU trois, les autres cinq ou six de chaque côté, d'où un subtil
archéologue a conclu que ces vivans symboles venaient sûrement
d'un sanctuaire de la Mort I Rien de plus curieux que de reconsti-
tuer, par les spécimens de ces abondointes séries, les divers degrés
par lesquels a passé, tout comme le grand art, celui de ces hum-
bles monumens. On y a les types archaïques, avec les reflets d'Orient
et It pli de lèvres éginétique, puis les approches de l'influence
grecque, les progrès de la forme, la plénitude sans finesse du
goût romain, et bientôt la décadence. Plusieurs des problèmes que
nous venons de signaler à propos des statues s'imposeraient à qui
ferait une étude assidue des terres cuites. Là aussi il y a des mythes
à suivre dans leurs développemens et sous leurs divers aspects,
des usages religieux et funéraires à interpréter, des vicissitudes de
Fesprit public et du goût à retrouver.
Il est clair que les bronzes, les ivoires, les pierres gravées, les
médailles représentent autant de branches particulières de la science
archéologique. Le meilleur moyen pour acquérir une expérience
familière de ces petits monumens, c'est d'en faire, par catégories
aussi étroites que possible, des catalogues descriptifs. L'analyse et
la définition, qui conduiront à l'intelligence complète et à la syn-
thèse, sont ici, à vrai dire, tout le travail et contiennent les con-
clusions. L'objet à décrire est-il authentique? est-il entier? est-il
intact? ou bien a-t-il subi des altérations, des restaurations, des
complémens? Quelle date faut-il lui assigner, quels lieux de fisibri-
cation et de provenance? quelle place occupait-il au moment et au
lieu de la découverte? que représente-t-il7 Si l'on pense à tout le
travail d'élimination et de classification que le catalogue descriptif
exige, on reconnaîtra que ce procédé est celui que doivent pré-
férer les jeunes archéologues. H. GoUignon l'a pratiqué dans son
volume sur les monumens grecs et romains relatifs au culte de Psy-
ché; M. George Lafaye et H. Maurice Albert dans leurs mémoires
sur le culte d'Isis à Rome et sur les monumens qui représentent
Castor et PoUux (2).
H. Albert a fait paraître dans la Revue archéologique un travail
conunencé pendant ses années de Rome sur un sujet très attrayant,
à propos duquel il y aurait peut-être encore des documens à trouver
et des explications à donner. Je veux parler de ces disques de marbre,
ronds pour la plupart, sculptés aux deux faces, et qui, suspendus le
plus souvent par des chaînes, supportés quelquefois par des pivots à
la base, servaient de décoration entre les colonnes des temples, niais
après avoir eu dans les âges reculés un sens tout religieux. C'étaient
0) Dans ia BibUothèqu» des ÊooUs frMçaim iTÀthènes tt d$ Ram.
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l'école française de ROME. €73
à rorigine les oscilla consacrés par la croyance populaire. Légère-
ment fabriqués en terre cuite, attachés aux branches des arbres,
revêtus aux deux Taces de représentations empruntées au culte de
Dionysos et de la figure même du dieu, ils étaient balancés au gré
des vents et portaient, là où se tournait la face divine, la fécondité
et la joie. « Ils t'invoquent, Bacchus, en leurs chants joyeux; ils
suspendent au haut des pins ta mobile image; et soudain le pampre
fécondé donne des fruits heureux; l'abondance remplit les vallées,
les forêts profondes , tous les lieux vers lesquels les vents incli-
nent ta divine figure. »
Et te, Bacche, rocant per cannina leta, tibi({ae
Oscilla ex alla Bnspendunt mollia pina.
Hinc omnis lar^ pubescit vinea fétu,
Complentar Tallesque cay» saltusque profuDdi,
Et quocanque deas clrcam caput egit honestom.
On comprend ce respect des premiers temps pour des images
religieuses que baignait Téther, objet lui-même d'un respect mysk
tique. Il s'ensuit que les oscilla ^ devenus de simples ornemens
décoratifs dans les entre-colonnemens des temples, ont dû conser-
ver, après re£facement du caractère religieux, ces deux élémens
principaux, la mobilité, surtout par suspension, et la représentation
en général bachique sur l'une et l'autre face, ce qui les distingue-
rait absolument, ce semble, — malgré le nom de clipei, qui a pu
les désigner dans les derniers temps, et malgré la forme de peltM
que les artistes leur donnent alors, — de la série nombreuse et toute
différente des boucliers votifs. J'ai cité volontiers cet exemple, qui
montre comment une recherche archéologique sur un objet chétif
en apparence peut aider à pénétrer le vrai génie antique et à bien
interpréter Virgile.
L'épigraphie est devenue, on le sait, l'auxiliaire indispensable d^
l'histoire , et le premier service que réclame la science de l'anti-
quité, c'est qu'on travaille à augmenter par des découvertes nou-
velles le trésor des textes sur lesquels elle peut se fonder. Il y a
lieu de craindre, pour l'épigraphie latine, qu'on n'ait plus qu'à gla-
ner dans l'Italie et dans Rome, après que s'est élevé, depuis 1863,
date du premier volume, l'immense édifice du Corpus par les soins
réunis de MM. Mommsen, Henzen et de Rossi, assistés d'une légion
de travailleurs allemands et italiens. Le Corpus compte maintenant
huit volumes en douze tomes in-folio ; c'est un des plus beaux
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d7& «mrUE 1>£8 DEOX MOHSISt
msui ; déji plnsieiirB ><niHabo(raÉeiiHS éteieni ^désigni» : IL Uon
JRcmier, K. Sgger..^ Ce n'iÉaieii pis ies iHimmei com^éteM ^
déi^wés qui nous tmnicpaade»!; oenfétaisnt fm les taraditîoiiB et ha
mtâètes de k plus habMe crhique, fNDaqpie jmis grands émdilftdii
Xfi* siècle et nos bénédktiiiB wcieak été les instituteur» nfe i'Eu-
rope 68Tant6yoe n'étaient pas même les tromixpr^iminaiiKS linons
«?icn» le reeiieil* muusorit de Jeam^rançois Ségiîer. .«
On trouvera dans les pidAicatÎDos de l'École firançaiee >dfi Borne
un certain noBobre d'insoriiptioos inàdites dont la ipubikatioft et Je
conmientaire ont été des accroissemens réels pvur h scàeicû. IL de
La Blanchère, en publiant ce qu'il avait trouvé dans la région de
Terracine, a fait connaître vu texte impertaEnt eur une translation
de sépulture, dont profitera le prochain vbhnne du Corpus de Ber-
lin. — Le recueil dies Mélanges a débuté par une très intéressante
inscription de TauromeoioB de deux cents lignes, encore inconnue,
et qui, estampée, déchiffrée avec soin par M. Georges Lafaye, habi-
lement compftélée et commentée pu* M. Albert Martin, a montré en
action le mécanisme poli%ue d'une de ces peâtes ^ee greofaes
si ricbes e& coiiâ)inaisons ingénieuses* Lee irfflexioas d'un 6mttt
aussi fin que H. Gomparetti, de Fleceace, que noms «rans ioaéiées,
ont achevé de mettre en hinaière twate la valeur du teste qm nous
avions pulaire connaître pour la prentère fois. — Nous avcma été
assez heureux pour donner an monde savant k premiëne connaÎB-
sance d'un petit monument désormais célèbre. Au mois de févriar
1882, le prince CUgi avait trouvé dan sa propriété de FemieUo,
près Yéies, un petit vaae de teire «oîre, sans figmres, de 4^,17
de haut, Mr lequel plusieurs înscriptidaB ètaîaitgnvréeB à la.pointe.
n 7 avait des lignes étrusques, dont IL le professeur Aamumm
t pi^posé une explication; mais surtout im fort omdeax alpha-
bet grec, deux fois inscrit, les précédait. Il est plus oompiet, 'seion
M. BréaA, que tous les alphabets grecs jusqu'ici comuis, c'^est-à-
&e qu'il reproduit l'alphabet phénicien dans toute sa richesse,'avec
raddition des lettres créées «n outre par les <Srec8 eux-fuén». Il
est dorien, selon M. Leaormant, mais -sons n^ondre avec^oacr
titude à «scune des variétés de riftcriteiB dorienne jusqu'ici ial0-
vèes et reconstituées. — Mous avons publié fe document ariginai«t
<Mln>is conHoentaires, aen sans remmcier ie prinoet dontla libl^
nilité nous «fait valu de lelles coUabonatioBB.
IL Bpéal nous a »oore adreasé uae ioterpràlstioninqMirtaiile, la
seconde qui ait été proposée, du vase de Buenos. Au ptiBiempa de
1880, M. Hûffer, bien connvdaos la société pomaine paur mhriHaatn
hospttalité du palais Borghèae, fiûaaitconalmiredansia VUÎiMxio-
nde, ouverte depuis quelques aauiées seulement «u milieu de la
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l'écou française de Rom. 675
v&llée entre le Qairinal e^ le YiminaL II lui arriva, CQmrae si sou-
vent à fieme, de rencontra de vastes tatomies. Quand Pline Fan^
cien appelait Rome une ville suspendoev urb^pemilis^ il ne ikisait
une. alkîsien directe qu'au graad nonbrek dea égouts ; mais peut-èCre
senqpçoQiuût-il en outre ce& galeries souterraines qui piurcourent le
soit soit pcHir le drainer, soit pieul«-èlre poinr conserva par Taéra-
tion un tuf qui, sans cela, ae détériote» Les Rentams du B»iyen âge
ont transformé en outre des portions de ce terrain en de vastes car-
rièrea d'où ils ont extrait» pouir éviter de» travaux pénibtes et Uûi-
taiBS.,Bi0QH3eulement la pouzaolane, BMiis lapierremême des anoiens
édifices. Il est regrettable qu'avani de jeter parmi les fondations du
pahuzo HuiTer la grande quantité de dmeat devenue nécessaire,
OQ n-'ait pas pu. faire une complète eosploration de ces latemies : U
y avait là. quelque lieu très anlicpaa de sépulture qui est de nou-
veau recouvert,, probablemeot pour des siëcksr Parmi les (^ijets
qju!on. ; a recueillis; il< en est un qui compte désermai» dana la
sdeoceu C'est, un. petit vase de simple av^^ sons aucun pris par
luir-fflémey hant deO"*, OA;. il a sur sesfimcs' uie^inscriptîon dae emt
vingt-buit lettres qui. est antérieurer dfuii siècle peut-être» à la pins
ancienne in8er^>tiQa connue^ celle du tombeau âes> Scipionsi^
La. premier intérêt de l'^pigraphie est éd conduire k une plu»
ciMi^lèie intelligence de ces institutions et de ce droit de l'antique
Rome dont, nos sociétés- modemea^ sont encore solidaires. Le déve-
Ic^ement du. droit et IThistiûre générale se confondent de telle
soEte qu'on, ne pent étudies avec, fruit l'une sana Fautrei C'est œ
qui rend si regrettable da voir Kétude du droit sa>va»t, particuliè-
rement du droit historique, tenir si. peu de pbce dans les préoc-^
ci^Mitions des élèves de nœ facultésr, et nos professeur» de lettres
ou. d'histoire y demeurer absolument étrangère. Le doctorat m^
droit parait être devenu un examen d'état. Nos revues spéciales
n'ont pas la prospérité que devraient leur assurer le talent de leurs
rédacteuis et l'intérêt tris réel de leurs travaux. L'étranger reeon-
natt à nos écelea une constante prééminence^ pour l'enseignement
du droit civil, par exemple;, mais» pourquoi le ménae pay» qui a.
donné Gnjns et Domat rédaît-ilsi étroitement de nos jours' l'éirude
partittuUèrei du droit dana ses rapports avec l'histoire? Pouvons-
nous entendre Cieéron et Tkie livt sans avoir nul commerce avec
les- anciens jnriaoonsttltesS Fouvons-nous. saisir sûrement certains
tvaits.de l'administralûm impériale sans une ceonaisnBQce familière
do^Codetiiêodosien? Que peut faine,, sans notiom du droit germa-
nique et du droit canon,» l'hisCoiien dll^ moyen âge?
L'Italie % conserva quelques. haUtudes d^un; fort enseignement
daL'histoiise^juridîfie* Elle ntai^paa perd» toutesi lee traditions de^
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676 REVUE DES DEUX MONDES.
ses fameuses écoles, de Bologne arec Irnerius, de Pérouse avec Bar-
tôle, de Pavie avec Alciat. LXniversité romaine a recueilli une partie
de cet héritage, et à la Sapienza comme dans Y Académie des con-
férences historicO' juridiques f instituée il y a quelques années par
Léon XIII au palais Spada, des professeurs ëminens continuent
d'enseigner le droit considéré sous plusieurs aspects qui sont néglir
gés ailleurs. Un de ces enseignemens, à peine représenté chez nous,
est celui de Tépigraphie juridique.
On sait combien de textes spéciaux nous ont été conservés par
les seules inscriptions : lois, sénatus-consultes, rescrits, diplômes,
contrats, formules du droit sépulcral. Les savans juristes de la
renaissance en ont déjà fait leur profit. Aujourd'hui cependant,
grâce à l'achèvement du Corpus grec et à la publication du Corpus
latin, grâce aux découvertes toujours plus nombreuses, la source
épigraphique du droit ancien est devenue singulièrement abon-
dante, elle a révélé des pages inattendues. Si l'on excepte les
commentaires de Gains, qui nous ont été restitués par les palim-
psestes de Vérone, a-t-on retrouvé de nos jours dans les vieux ma-
nuscrits quelques textes de droit qui puissent entrer en rivalité
avec ceux que nous ont donnés les bronzes et les marbres? Certes
les fragmens du droit antérieur à Justinien découverts par Angelo
Mai dans les palimpsestes du Vatican sont remarquables ; les actes
de promulgation du Code théodosien révélés par ceux de Turin et
par un manuscrit de TAmbrosienne sont du plus haut prix; il ne
faut pas dédaigner les quelques fragmens d'Ulpien qu'ont donnés
des parchemins servant de couverture à des manuscrits de Vienne,
ni ceux d'autres anciens jurisconsultes qu'on a récemment trouvés
en Egypte dans les tombeaux. Mais les seules tables de bronze con-
tenant les constitutions municipales du i** siècle de l'empire que
l'Espagne nous a rendues naguère suffiraient à l'emporter, si l'on
voulait établir une comparaison.
Ces motifs ont déterminé la présence à l'École française de Rome
d'un agrégé des facultés de droit. On a espéré donner de la sorte
un encouragement, un signal aux études et à l'enseignement de l'épi-
graphie juridique en France. Les premiers résuluts ont été très
heureux. M. Edouard Cuq, professeur agrégé de la faculté de Bor-
deaux, a publié comme fruit de son séjour à Rome plusieurs mé-
moires qui ont été fort remarqués, en Allemagne aussi bien qu'en
Italie et en France. Le premier, qui date de 18S1, et qui forme le
21* fascicule de notre Bibliothèque, est intitulé : de Quelques
Inscriptions relatives à V administration de Dioclétien. Le point
de départ de l'auteur est une inscription désormais célèbre, sur
laquelle les êrudits s'exerceront sans doute longtemps encore.
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L'iCOLE FBANÇAISE DE ROME. 677
Cest le Cursus honorum de Gaius Gœlius Saturninns; il est gravé
0iir le piédestal de sa statue, retroavé en 1S56 à Borne et consenré
aujourd'hui au musée du Latran. Saturninus a commencé sa car-
rière sous Dioclétien et Fa tenninée sous Constantin, après avoir
occupé jusqu'à dix-huit fonctions que le marbre énumëre. Plusieurs
de ces fonctions étaient absolument inconnues jusqu'à la découverte
de ce texte, par exemple celle de VExaminator per Italiam. Bor-
gtaesi> après examen, ne proposa sur ce sujet aucune explication.
Le père Garrucci dit nettement : « On ne sait pas en quoi consistait
cette fonction, dont il n'est parlé ni dans le Gode ni dans la Notice,
et qui est toute nouvelle en épigraphie. » M. Mommsen fit à peu
près la même déclaration. M. Henzen écrivit : <( Je laisse à d'au-
tres plus versés que moi dans les livres de droit, et dans tout ce
qui regarde l'administration de l'empiré reconstitué par Dioclétien
et Constantin, le soin de se prononcer sur les difficultés non réso-
lues par Borghesi. » Or, par une patiente discussion de divers textes
épigraphiques comparés aux textes de droit, M. Edouard Cuq éli-
mine d'abord les analogies qu'on avait proposées à défaut d'explica-
tions directes ; il démontre ensuite que VExaminator était un fonc^;
tionnaire de l'ordre administratif et de l'ordre judiciaire à la fjCfiiar,
investi de quelques-unes des attributions de nos conseillers "à la
cour des comptes et de nos conseillers de préfecture, et chargé de
veiller au paiement exact de l'impôt, de recueillir les reliqiàiy et de
juger les procès auxquels cette administration pouvait donner Ueu.
Quant au Magister sacrarum cognitionum^ c'était, suivant lui, un
véritable commissaire-enquêteur comme celui de notre ancien droit
français; il a été l'instrument des empereurs qui, en retenant les
causes civiles ou criminelles , attiraient à eux toute la puissance
judiciaire, et se procuraient un des moyens les plus énergiques
de ruiner les institutions républicaines. Dans ces dissertations où
l'épigraphie et le droit se prêtent sans cesse un mutuel appui, dans
un mémoire très important du même auteur sur le Conseil impé-
rial gui va être publié sous les auspices de l'Académie des inscrip-
tions, des solutions ont été proposées là où les meilleurs maîtres
n'avaient donné aucune réponse, et plusieurs de ces solutions ont
(d>tenu leur complet assentiment : nous avons compté ces résultats
comme de réels succès.
La plupart des études d'antiquité romaine tendent naturellement
aujourd'hui vers la période de l'empire parce que les récentes décou-
vertes épigraphiques l'éclairent d'une lumière nouvelle, et parce que
l'examen en est d'ailleurs d'un intérêt très général. II n'y a pas une
des grandes nations de l'Europe occidentale qui ne retrouve, en obser-
vant la lente formation de cette vaste monarchie administrative, quel-
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679 BEYUB I«S DEUX MdNBBSt
^'one à% ses origines» Les trayaux de M. Gannlle JuUiaa ai^rte^
Tont, comme les précédais, de nooreaux traks au tableau de oette
formatioiu Lui aussi ^ il s'est servi avec succès des textea épigo^
phiqies et juridiques : il a su acquérir, par un travail résolu et
une sévère nsèthode, les connaissauces que ne demie pas assez &.
l'avance notre éducation classique. En s'occupant de retracer la oon»
dition de l'Italie sous l'empire, depuis le partage eu régkHis soua
Auguste, il a proposé des conclusions qui paraîtront importantea
et neuves sur les célèbres documens de géographe et de statistique:
attribués à ce^ empereur et & son ministre Agrippa. Il a recherôbé
comment s'est £ute l'assimilation de l'Italie à la condition ]^s0f*
vindale. L'Italie a dû subir l'impôt, comme le reste de l'emiMie.
Au liev d'être gouvernée, comme autrefois, par des magistrats
de Rome, elle s'est vu admimstrer par des délégués du prince. Elle
a vu, du démembremmt de ces magistratures supérieures désor*
mais dédaignées, naître des coratdles auxquelles elle a été soumifie;
elle a perdu son immunité politique. Mais ces changemens n'ont &it
que constituer la principale phase de l'évolution administrati>^ et
monardiique, au profit du Ixm ordre et du bien^tre général; ces
rtformes ont été protectrices bien plutôt qu'oppressives ; elles ont été
les assises du fenne édifice social que l'invasion des barbares ne peum
renverser entièrement.— H. JuDian achève en ce momentàBerliiisa
nrission comm^icée eu Italie. Ses divers mémoires aujourd'hui sous
presse, et dont nos Mélangée ont publié des fragmois, paraîtront
fort an cowant de la science, et d'une critique précise^ qui traduit
des recherdies vraiment personnelles et conduit l'auteur à des réaalr
tais nouveaux*
Si l'on aspirait à présenter ici un inventaiie complet des tramua
de l'École irançaise<ie Ronae sur l'antiquilé, il fioidraik ajouter ce qui
aétè fait en ^ologie, en paléographie grecque et latine, lescolla-
tiens de manuscrits, les ènktes de textes^ €e genre de travaux ne se
piiète pas à l'analyse, et on en trouve d'ailleurs l'appréciaticMi aute-
risée dans les rapports puidics de l'Académie des inscriptions et
bdleB*4etties. On peut, sans proclamer, comme Niebuhr, que b
phflobgîe soit a la média^oe de l'éternité , i comprendre te rôle
importaut qui lui a]n>arti6UtiiaQ8 l'érudition critique, et lui faire \k
grande part qu'elle mérite dans les préoccupations d'mse école leite
que celles d'Athènes et de Borne.
11 reste à montrer quelle autre carrière uoos ouvrait le moyes
âgOt et os que nous j avem lente.
A.. Gmeot.
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L'EXPÉDITION
DU
LIEUTENANT SCHWATKA
hktHS LES REGIONS àBGTIQDES
Le 20 avril de cette anaée^la Société de géographie décernait puhB-
quement une médaille d'or à un Américain d'origine polonaise, M. Fré-
déric Schwatka, né dans rillinoisle 29 septembre 1849, ancien élève
de l'école militaire de West*Point et officier au 3* régiment de cavale-
rie» paiement sensible à toms les genres de mérite» la Société de
Idéographie a récompensé plus d'nne fois de hardis explorateurs qui
avaient frayé au commerce des routes nouvelles et lui avaient ouvert
de nouveaiox débouchés. £lle a récompensé avec le môme empresse-
tteat quelqoesHms de ces voyageurs moins utiles, mais non moins
ndmhrables, qui n'ont pas d'autre passion qu'une héroïque curiosité
.et dont les expéditions ne profitent qu'à la science. IL Schwatka se
trouvait dans un cas particulier. Assurément son audacieux voyage de
deux ans dans les régions circompoLaires n'a pas été inutile à la géo-
graphie. Chemin faisant^ îl a rectifié plus d'une erreur, recueilli plus
4'an renseignement» enrichi de détails inédits cette science fort inté-
f essante, mais fort sévère, qu'on a baptisée du nom d'arcticologie.Uais
en se rendant à la Terre du roi Guillanme, il avait un but spécial, une
enqnéte à faire, à laquelle il a dû tout subordonner. Il était parti en
juge d'instruction, il a passé son temps à ramasser des pièces justifi-
catives, & entendre eit à receler des témoins, et il est revenu sachant
i^ peu prte ce qu'il voulait savoir. Lesaing disait qu'il avait plus de
plaisir à courir après le lièvre qu*à le manger. Sur ce point, M. Schwatka
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080 AETUB DES DEUX MONDES.
ressemble peut-être à Lessing. Amoureux de sa recherche, il lui en a
peu coûté de parcourir sur un espace de plus de 5,000 kilomôtres ces
solitudes glacées où TEsquimau seul peut vivre. Si les résultats scien-
tilSques de son expédition semblent un peu maigres, ne répondent
pas tout à fait à la grandeur de Teffort, on ne saurait trop admirer la
persévérance, Ténergie de volonté, l'esprit de combinaison, la gatté dans
le courage, l'autorité dans le commandement dont il a eu besoin pour
revenir vivant de son aventure et pour ramener sains et saufs ceux
qui s'étaient associés à sa fortune.
On ne le sait que trop, sir John Franklin était parti le 19 mai 1845
pour une campagne dans les régions arctiques avec les deux navires
VErebus et la Terror. 11 était parti et n'était pas revenu. Dés 1847, on
commença à s'inquiéter, à s'émouvoir. Lady Franklin, le gouverne-
ment anglais, la compagnie de la baie d'Hudson armèrent des bàti-
mens, les envoyèrent aux nouvelles. Ces bàtimens revinrent, mais ils
n'avaient rien vu, rien entendu. Les tentatives succédèrent aux tenta-
tives. Ce ne fut qu'eu 1857 que le capitaine Mac-Clintok, arrivant par
les détroits de Barrow et de Bellot au nord de la Terre du roi Guil-
laume, y découvrit des épaves, des vétemens, quelques lignes écrites
de la main du capitaine Crozier, le second de Franklin. C'était au mois
de mai, tout le pays était sous la neige, les recherches furent incom-
plètes. En 1869, un Américain «aussi résolu qu'avisé, M. Hall, visita
les mêmes parages; il en rapporta un squelette qui fut reconnu pour
celui du lieutenant de YErehus. Il avait causé avec les Esquimaux et
recueilli de leur bouche la nouvelle que des papiers, des livres de
bord avaient été ensevelis quelque part sous un caim ou amas de
pierres. Etait-ce vrai? était-ce faux? Le seul moyen de s'en assurer
était de se résoudre à passer un été dans la Terre du roi Guillaume.
C'est ce que voulut faire en 1874 le capitaine Young, qui partit à cet
effet sur le yacht Pandora; mais il fut arrêté en chemin par les
glaces, et peu s'en fallut qu'il n'y restât prisonnier. Comme Ta dit
M. le comte de Turenne dans l'intéressant rapport qu'il a lu le 20 avrS
à l'assemblée générale de la Société de géographie : a 11 était réservé
à M. Schwatka de déterminer d'une façon presque absolue les étapes
douloureuses de la route parcourue par les équipages de VErebtu et
de la Terror^ alors qu'ils essayèrent de quitter ces régions glacées où
ils avaient hiverné trois ans, de rendre les derniers devoirs à leurs
ossemens blanchis, demeurés épars sur les côtes de la Terre du roi
Guillaume et de la péninsule Adélaïde, de nous éclairer enfin sur
l'inutilité de recherches nouvelles pour trouver des documens certai-
nement disparus aujourd'hui. »
Ce n'est pas un sort enviable que de passer deux ans dans un pays
où le soleil s'élève à peine au-dessus de l'horizon, où il y a des jonn
de six semaines et des nuits qui ne finissent pas, où, dès le mois
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wmÊmtmmm
l'expédition du ubiïtenant sghwatka. 681
d'août, la terre se couvre de neige et la mer de glace. « Cette neige
qui recouvre le sol, a dit M. de Turenne, affecte parfois la forme de
grêlons minuscules qui n'ont aucune cohésion entre eux. Elle ressemble
alors à du sable très fin qui se dérobe sous les pieds et se soulève en
tourbillons... Je ne parlerai que pour mémoire, ajouiail-il, de la rareté
des habitans dans ces parages désolés où la créature humaine n'a pas
de pire ennemi que la nature, qui lui fait une guerre sans trêve ni
merci. Je me bornerai à signaler les ouragans, les tempêtes marquant
les changemens de saison, la rigueur inouïe du froid, qui viennent
s'ajouter aux fatigues, aux privations de toute espèce, et vous recon-
naîtrez sans peine avec moi que celui-là seul dont le cœur bien trempé
est à l'abri de toute défaillance, dont la patience égale le courage, peut
triompher de tous ces obstacles. Votre commission, en décidant que la
médaille d'or du prix de La Roquette serait offerte au lieutenant
Schwatka, a voulu lui rendre un témoignage éclatant de notre estime,
de notre admiration. »
Ce fut le 19 juin 1878 que le schooner Eothen\ sous les ordres du
capitaine Barry, appareilla pour transporter M. Schwatka de New- York
dans la baie d'Hudson. Le lieutenant emmenait avec lui un colonel de
la milice, M. Gilder, et un ingénieur civil, M. Klutschak, Bohème àe
naissance. Ils ont écrit tous deux une relation de leur voyage, l'un en
anglais, l'autre en allemand (1). L'expédition comprenait en outre un
baleinier expérimenté et un Esquimau connu sous le nom de Joe, qui
devait servir d'interprète. M. Schwatka avait décidé que, pour atteindre
la Terre du roi Guillaume et y passer un été, il fallait s'y rendre en
traîneau. Il avait décidé aussi que, pour réussir à vivre dans un climat
dont les rigueurs ne sont supportables qu'aux seuls Esquimaux ou
InnuitSf il était nécessaire d'adopter leurs mœurs, leurs usages, leurs
manière de vivre, qu'il fallait devenir Esquimau soi-même. En consé-
quence, à peine débarqué, M. Schwatka fit camper son monde en face
de l'île du Dépôt, à peu de distance du golfe de Chesterfield, situé
entre le 63^ et le 64* degré de latitude nord. On s'établit dans ce cam-
pement comme dans une maison d'éducation, on s'y installa de son
mieux, on y passa l'automne et l'hiver; tout ce temps fut employé à
s'acclimater, à s'aguerrir.
Pour devenir un véritable Esquimau, il faut oublier beaucoup de
choses, en apprendre beaucoup d'autres. Le premier point est de
regarder comme inutile tout ce qui n'est pas rigoureusement néces-
saire et de renoncer à tous les agrémens de la vie, même à ce luxe
élémentaire qu'on appelle la propreté. Les gens qui ne sauraient être
(1) Schwatka's Searcht sUdging in the Aretic in quest ofthe Franklin Records, by
Wmiamfl. Gilder, New- York, Charles Scribner's tom.—Als Eskimo -*- *='-'"
moif Ton Hdnrich Klutachak. Wien, Patt, Leipiig, HarUebens Verl«
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M2 HETOB \it9 MOT IfOHDB».
heuretix en étant sales ne seront prtnafe que d^s Btrqulmacu ftft inmEti-'
plets et feront bien de ne pas entînôprendre* le-tdyagedte fa Tëtn M'
rof Gnîlîaume. ïlrat au mofti» deirrafent-îfs^s^ccowuwe^ * se vôBf «i<
peaux de rennes, appliquées S cm sur la peau et * considérer comii^
une vaine superstition ITiabitmfe de mettw une chemise. Si vif, si'
pénétrant que puisse être le IVoid, quanrf on est couvert d*tïne douBM'
pelisse, on ne peut se mouvoir sans transpiîW, la chewiséSe aiotillW'
et, auF premier moment de repos, elle se gHe sur Ib corps.
II faut apprendre aussï à subsister comme tes Ebqûitewnt; non du»
provisions savamment prê'p'aréés qu^dir aurait beaucoup de' pMié k
Jtransporter avec soi, mais dte ce qu'on trouve «fur sfti fowè, ercottfi^
iant sur Ites heureux hasards dfe h poche et dé la dtesse. A Vélë^
comme au retour,*!'. Sthwatka et sres compagnons ne'tttôrfeûtpas mëtoû'
de dnq cent vingt-dfeur rennes; sans parler dti restas, flrf apprS«tti'
aussi à savourer la chair dtr phoque et dumorse. « L^f pttoqw éttiiF
notre bœuf, le morse Jtait notre mouton, » dit M. Gilder; ef Ml ISltt^
schak affirme, de son côté, qtfïï n^festpas dâtt^ la cuisine' civilisée de
metff aussi tendre que là peati noire d^tine jeunie bcflèine, patïrf^
•qu'elle soit très jeune. Tout cela doit être cnît à la flammef d*iiûts luaîf»,
^{ Siert dfa même coup U séctier tte chaussures' et les bas mouilMs'.
Mais on n'a pas toujours sa lampe sons la main; il est des-cas'oà'ff
faut se contenter d'un poisson gelé; on savoir avaler et digérer ott^
tranche de viande crue. Quant S la boisson, îT n^enest'pas^d^utrcftfw
Peau claire qu'on léussit k pufser danisr unerîvtèrei encassaut là gHtcv
qui la recouvre et qui a souvent ]iisqu% sept'pied^d'ét^aisseur. II arrive
parfois qu'on exécute ce grand travail' sans rien th)Uter. C'est' utie
cruelle déception, car dans leff payn drcompoiaires là' ^eift' est aUBSf^
consumante que dans^ lès sabVes âe l'I^que^. lies' iiidlgétee«{ qtii^
savent'cUoîsirleur'endroit'et devrnerPbau sousla» glace*, ne'Mfsaeftf'
pas de s'y tromper: Aussi nre prometttaf-ils' jamf^irrien. Okr a beaff'Ieci
presserdë questions, itls réj;)ond^nt modiestement:: « SU^omî, omiètmk^
je crois, mais je ne sais pas; n
Uliomme qui veut devenir mr Eèquimwi' doit apprendre* èf bàtirde»i
tglous^ oa maisons db neige: Cestunart savant, compliqué. li ftmt amit**
le compas dans Tœil et n'être pas manchot pourconsirufre enqncAqnee
heures avec dès plàrqoesxjte^ neige, symétriqueinentdéeQfupéeeet'asMin-
blées-en spii^e, une bfmte enfbrrae dedéme*, en ayant soin d'y ména"*^
ger un trou par Tequef on entre et on sort àf quatre pattes* Dans m die
coins de cette hutte on di*es8e une* plates-forme^ qui sert de dortoir. Lesr
lits sont tout simplèmrent des sacs en peau de remie^ et la^Mifaftion
qu'on éprouve en s'y fourrant n'est pas agréable. L'Esquimau lui-même
frissonne^, s'écrie :.jftt/ — et raméuio ses genoux jusqu'à sa boucliet le
sac jusqu'à ses ûrames.»Maia,. auhout de quielque» miôuteA U B',eaGOilr
rage, s'étend, V^iBoage^ neaetJaimjibrato» alkMaa.si pÛM». Aiksu-**
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L'ElPÉDniOIf nu UKJTMàNT fiCfiWATKA. tOBS
^piw, OD m r&chauffè les uns ies . antoei. Un dorkûr n^eoi jugi «coofcn^
tsMe qoe loniqa'an 7 est pressé comme des harengs en caqno «tgoe
-personHene peut 9e retonrner 'dans jsa peau dB «renne sans obGgcr! ses
-^ifins à se retourner aussL Ancc un feu d^abitade on finit par s^en-
dormir. On en fient môme, comme M. KlatsdMk, k bénir te premier
inventeur des maisons de neige et des sacs à dormir ; on racoimalt
xomme lui a que le inonde boréal n autant d'cdbligations è ce gmnd
iHHnme que le monde 'divilisè à l'inventeur de la machine 4 vapeur* »
lies i^fcmront cependant un inconvénient. Ixrwpi'iis <ont été tongienpps
Mbités ou qu'on y regoit >de trop nombnusas visites, la température
MlèvB quelquefois an-desms'deaéni etdedteiecdmaenoe à fondra.
Un jour que M. Kiutsehak éoivait son jouBual, M fut dérangé dans son
travaH par de grosses igovttes qui tombaient inoessamnent wir son
^bier. Qudqnes heures phis tard, ce cabier était un bloc de glace.
Cflffin, pour devenir un véritable iBsquioaau, il Aiut être un intrépide
ttapcheur «et tto compter que sur aso pied gaiUard pour gagner Fétape.
Quant au bagage, ion ie lofaarge sur un traludan attelé de cbiens. Les
attelages de neuf ou de quinze chiens ne sent pas cocamocles à gou^
verner. Oe ne fsit bien que te qu'on aime 4iaire, et 1» chien, qa'il
vive 'en Europe ou dans te *vûismage de la Inde d'Oodson, n'a fanais
pu M Gonvainore qu'il fût né pour tirer. Aussi tire-rt-il 4e iMnmriee
gf&oo. Gbacun va 4e son cSué, on se pousse, tm se «ogse, 00 ee bous-
cule, les traits dlnégale longueur s^sounélent, ci^st une affaire cte
débrouUter ces inextrtcabtes nosuds.
Il ne faut pas médire des obiensdes ËsquimaiiK, ils rendent à leurs
maîtres d'inapprécialbtes services. Condamnés à faire un métier quNls
détestest, ils sont gauches dans leurs mouvemens, mais ils font ne
quTils peuvent. lis ont oe genre de courage entMé que les Anglais
appellent pluck, ils vont tant qu^ls peuvent aller; quand ik tonbent,
e^ qtfits sent an bout de leurs forces et qu'ils «e eaiitenc mourir. A
quelleà épreuves ne met-on pas leur vertu I On les fouaiHe sans misé*
ricorde. La mèche du fouet de i^Esquimau a quelquefois trente pieds
de long ; etle s'enroule, eUe se déroule en sifflant comme im eerpent,
rien ne résiste à ses morsures. Il em résulte qu'il y a dans fAu^ique
boréale beaucoup de chiens borgnes oa essortilés. On reproche à ces
pauvres botes d'avoir peu de respect peur te bien d^utrai, trop de
goût pour la grande et la petite rapiae. D^babitude, cm ne les nourrit
que de deux Jours l'un, et quand les viurei sont rares, il leor arrive
de [jeteer pendant une semaine entière, sans autre ressource (pie ce
qui leur tombe so«s la dent; macs qae trouver dans la neige f Aussi
faut-il faire bonne garde, protéger contre leur voracité le magasin
ata provisions, la graisse de poisson destinée aux lampes ou môoH
les vétemens en peau de phoque, car tout leur est bon pour tromper
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68& BEYCB DES DEUX MONDES*
leurs afli^uses fringales. Ils savent cependant à quels rigoureux chi-
timens ils s'exposent si on les^surprend dans leurs maraudes; mais
l'appétit est le plus fort. En se jetant sur leur butin, ils mêlent à leurs
cris de joie des hurlemens de douleur. C'est une façon de dire : « Nous
savons ce qui nous attend; mais advienne que pourra et que le ciel
nous assiste ! »
Le !•' avril 1879, le camp fut levé, on se mit en route. La caravane
se composait de quatre blancs, de trois traîneaux, de quarante-deux
chiens et de treize Esquimaux. Dans le nombre figurait un nommé
Tuluak, qu'accompagnaient sa femme et son enfant, âgé de huit ans.
On avait eu l'occasion de le mettre à l'essai, on avait reconnu que cet
incomparable chasseur était un homme de ressources et d'expédiens,
qu'il avait des yeux qui voyaient tout, des mains qui travaillaient tou-
jours, des jambes toujours prêtes à trotter, que son dévoûment ne se
refusait à rien. M. Klutschak, comme M. Gilder, affirme que Tuluak
n'est pas seulement un Esquimau comme il y en a peu, mais un homme
comme il n'y en a guère, et que son infatigable industrie les a tirés
de plus d'un pas périlleux.
On se dirigea au nord-ouest, à travers un pays granitique, où les
chaînes de collines alternent avec les plateaux et que parcourent des
troupeaux de rennes et de bœufs musqués. On s'appliquait à suivre
autant qu'il était possible le cours des rivières et des ruisseaux, dont
la glace polie se prêtait mieux au traînage. On ne rencontrait jamais
un campement d'indigènes sans s'assurer s'il en était parmi eux qui
eussent jadis entendu parler de la Terror et de VErehus. Au mois de
mai, M. Schwaïka atteignit la péninsule Adélaïde. Près du cap Richard-
son, il entra en pourparlers avec une tribu de Netchilliks, dont quel-
queé-uns se rappelaient l'expédition Franklin et une horrible cata-
strophe où avaient péri des blancs. Ils désignèrent l'endroit où les
derniers survivans avaient succombé. On y avait trouvé, sous un canot
dont la quille était en l'air, plusieurs squelettes, des débris de vête-
mens, des ustensiles de cuisine, des montres, des papiers, des livres.
On s'était partagé les ustensiles; les livres comme les montres avaient
été ^abandonnés aux enfans et leur avaient servi de jouets. Cea est
fait, ces précieux livres de bord, où tant d'observations précieuses
avaient été consignées par des hommes qui allaient mourir, ne se
retrouveront jamais. Arrivé dans la Terre du roi Guillaume, M. Schwatka
divisa sa petite troupe en trois pelotons, dont chacun poussa une
reconnaissance. L'été commençait, la glace avait fondu ou ne portait
pas, tous les transports devaient se faire à dos d'hommrs et de chie;^.
Le soleil ne se couchait plus; à peine l'extrémité inférieure de son
disque avait-elle touché l'horizon qu'il remontait, et son importune
lumière causait des impatiences nerveuses, des lassitudes. On avait
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■f^***
l'expédition du ueutenant sghwatka. 685
peine à dormir; parvenait-on à s'assoupir, on était réveillé en snrsatit
par des aboiemens de chiens qui semblaient protester contre la fasti-
dieuse longueur d'un jour de plusieurs semaines.
On ne laissait pas de poursuivre son enquête; cap après cap, on
releva toute la c6te jusqu'au promontoire Félix. M. Klutschak décou-
vrit le camp où s'était établi, en avril 1848, le capitaine Crozier^ qui,
après la mort de Franklin, avait pris le commandement d'équipages
décimés par le scorbut. Près de là, une tombé ouverte contenait u
squelette incomplet, qu'une médaille d'argent fit reconnaître pour
celui du lieutenant Irving, le troisième officier de la Terror. Plus on
avançait, plus les investigations devenaient minutieuses/On put recon-
struire après trente ans toute l'histoire de ces prisonniers des glaces,
qui, affaiblis par les privations, avaient vainement tenté de se frayer
un passage jusqu'aux terres habitables. On les suivait pas -à pas dans
leur lamentable odyssée, on se disait: « Là, ils avaient encore de Pes-
pérance ; ici, ils n'en avaient plus. Jusqu'à tel endroit, ils ont marché
en troupe, ils obéissaient à un chef; plus loin, ils se sont dispersés; à
tous leurs maux était venue se joindre l'indiscipline, qui est la^fin de
tout, et chacun ne songeait plus qu'à soi. » On crut môme reconnaître
à certains indices que les Esquimaux avaient dit vrai, qu^un jour ces
affamés avaient commencé à se manger les uns les autres.
Plus heureux que les compagnons de Franklin, M. Schwatka a prouvé
qu'on peut revenir à pied de la Terre du roi Guillaume; mais il en coûte
cher. Que de labeurs! que de lassitudes I quelle dépense sans cesse
renouvelée de résolution et de volonté! Pour atteindre Pembouchure
du fleuve du Grand-Poisson et regagner de là les bords de la baie
d'Hudson, la petite caravane dut cheminer pendant des mois dans la
saison où le soleil ne se montre guère et braver toutes les horreurs
d'un hiver exceptionnellement rigoureux. Des ouragans de neige qui
rendaient tout impossible, des haltes forcées de quinze ou de vingt
jours, des vivres depuis longtemps épuisés, des rennes qui prenaient
si bien leurs précautions qu'il fallait des journées entières pour les
tuer, des bandes de loups faméliques, renouvelant sans cesse leurs
assauts, des chiens à bout de forces et de souffle qui mouraient l'un
après l'autre, voilà de quoi fatiguer le plus obstiné courage. Jamais
expédition arctique ne fut exposée à des froids plus intenses et d'aussi
longue durée. Le thermomètre resta durant vingt-sept jours au-des-
sous de 51 degrés ceniigrades, durant seize jours au-dessous de 55.
A moins d'être un parfait Esquimau, on n'affronte pas impunément
de telles températures. Quel supplice, en arrivant à l'étape, que les
heures d'attente qu'il faut subir avant que les maisons de neige soient
bâties 1 Quel travail ne doit-on pas s'imposer pour allumer une pipe 1
Quel savoir-faire, quelle industrie n'est pas nécessaire pour faire brû-
ler une allumette I L'allumette est gelée^» la pipe est gelée, il faut au
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^C96 ;lSfUB lus JmOL IMNMS,
fiPéaM))e les dé^filor^'et^ipenâant (oe^stenq», w fisqnioM <i^«ppi«die
de mm ^ vottfiitit avec undohanmnt «oviM : jh fWn^Mymifc «çuaf* .
Prends garde à ton nés, iliest eDdvam^esefveiidre.i»
Quand on est Alteaiand* 66 degoài ée froid -B^aijjiieiient ^pus de
jnft¥^ ; tt AbfioiM dans mes pensées, amis dim. Jâutsctak, f • miMÉi»
u soir ^éloigQé à petils pss ide notre campement; sms mte apep-
i^iKOir, j*avai8 <aît le tonr dteia soUiae yoisiae, et Jn ûiâepar TÊflm-
.aeoir «ir ««ne grosse pienre* l^aperee^s de là idob «aaiBoas 4e neige
et je côntemplets te finsameùt «mé^fétoites. Lahme mUto&nrit'par
m pâleur; fm\eU dît qa'efc retesait de «e, mettre en fraii'ponr éeM-
rer cette triste partie dm mmidn. Les loobesB qui m'ealomaiem, Im
ombres qu'ils ixroîetaieBl, Jes nieta blenâitreB detane^ levepos
eépulcisal gui oipiaii pantent ii^jnieat nur mon vmgiiielisn et 'sor
mon csNir. Pas un souffle de Yenl.'pas.nn appel d^iaesen, paa nn %i«fi
4ie se fait étendre, et je me sene itroufaiè, ^eonma oppaeaeé ipar non
«nttûbemar. iie silence qai m'ennreloppe pèse >8Qr met» Il pèse «or ia
pionie QÀ Je suis assis, anr la miône, snr ia crtle 4ea odllinee. <7eit
«lutre diose qu'une simide absœce de irait, i^'est nne Ispce, «c'est nne
puissance, c'est nn myatère. Ge silence profand a la majealè, la triste
grandeur de ces coBtrées doist M seapidmw ia aolitnde, la ^MsrtaitioB et
la nudité; c'est dans lottbe P^éteodoe du terme le silenoeteniMe de la
nuit polaire. H me sens^eud, abandonné, je me love «t le bretît de
ans pas sur ia neige duccie me fait tresaailîr; mon oreille Tient de
pereeyoir un son, c^est comme on Teteurii ia vie et le fai^ltane s^est
iiAttoni. Les lampes allumées dans ncHre^ampement envient jusque
moi de vagues et pâles clartés qui m^ttivent, ^ le chant monotone
des femmes, les ipîaiUeries des •enfam, anssi bien qns Podieax tob-
flement des Esquimaux, seot imn muai((aie qm me plaît. La nimple nt
flodsérable huttn de meig^ me d«RdnM une ehère patrie ; après <que fen
ai franchi l'entrée en me itcaÉnant «ur :mes genoux et mes mains, je
reconnais tout le prix «de la société dies hommes, i» Un poète préten-
dait qu'en Chine rhonmie et la natnre ne penTont se regarder «ans
rire, mais qu'ils sont l'un )et L'autre trop crvilîsés pour rire tout haut.
Bans les régions boréales, personne ne rit ; la nature se tait et llramme
est grave. Il se sent à la merci d'une puissance ennemie et soumolae,
qui le prendra quelque jour à ses «mbûches.
En se retrouvant sur les bords de la baie d'Hudson, qui ne gèle jamids
ièrement, la petite caravane éprouva les mêmes transports de joie
les Dix mille quand, du haut du mont léchés, ils aperçurent lePoni-
in et s'écrièrent d'une seule ¥Ofx : ThoiattalthcOaiUia / Mais, pas plus
les Grecs de Xénophon, M. Schwatka et son monde n'étaient au
t de leurs peines. Ils s'étaient^ flattés de ae refaire de leors longues
étions, peu s'en fallut qu'ils ne mourussent de faim.Qnand ils avaient
arqué au mois d'août 187^ ils s'en étaient remis au capitaine de
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..««.144.
SEH^
i^iwliig*!:
l'expéditicxi bu jjmmîme£ âCurwATKÂ. 687
Y'Bôthm^ M. Barrj, du bokh de déposer dte» ttoft oachetAe aûreuoe pi^
tie de imos promiOQS^Par lioe inqnali&iUa niglig^nce qWil af'einjj^r-
teva lia» en pafidta^ le caphaioe élût repartii sanâ mn kiaeer^Hoo-
rensemeot U sv^troiiirait là un casipenaieiii •d'indigènes» qui pxtagjèreot
avec ksamrs^ss iepeit ^a'ite savaient. Pendant ({nelques ^uni on £uit
réduit à Pextrènaté:; pour troniper sa iaim dm siAcbait 4es f^mx de
BQiorso& Mais les serae» étaâsiiC ramsç ohsuiiie imUn^ on 0e pcemettati
dtetoev im» etcbaqafraoirlesJêisqniiBaux dJeatentt Pentrôtre ser^ovi»*
aoW'PIve^lieureu demain l iD»nB c» drueè état» M.Klufâfthak ne r^ait
idue. Il awit f eelooiac: sii creux qaf\\ m* salait près de défaillir et
n'e^t plus môme reiiRier. Il imhis confiœse qu'd ee irowait^bien
efaaDgé. U set rapiielait qne^ pendant son séjour dans la Tenve dii rei
SaJUamne, où le gibiee foisemait^ où l%n n'a/rait tien de mieux à faise
que de se gaver, il avait eu des heures de morte! ennui et qm plu»
d*aaei foia il «èi donné de. grand oaur tiaq eeodies toul* entiers, poil
et pea« compriii^ peur se^ pc^uirar ua pelit ei marnais roman,, éjn^
hMntrt und vieU}Bi€bt ouchsehkchknBofxian» Dans la baie d'Hudson^ il
eât donilé tous lesidasaiifues alleosumb pour dix livi>e»de viande.
0» ne mourut pa» de[fainL. Un navire, baleinier, le. George cmdMary^
cotnarandé pav le capitaine Baker^ hivernait près de TUe de M«rt)re*
Le capitaine Baker ne; resseuMaii ptmi au capîiaÂoe Barry ; il se coor
dineât eagalant houoMe, en Irowai <tbec. lui \e vivre et le couvert, a Pen«
dant lengtowps, nous dît AL KlutsdMds» le cuisinier du bord fut moa
mieitteiiE ami »> Mais* M. KloteciMtk fuit imprudent, il ne se défia pas
aasBE 4t mn bonliewflr, il a^abafidoonai trop à la|joie dasehjea nourrir
et de passer des jeuroéea dans une boBBe'«abkie cbaufiCée par «n boa
poète. «Ge^dsangsmei^ de vks dit4l enoore, ne nous fut pas f avorabla
Don» la modestie de notre oœiir et de nos pensées», nous considérions
comme normaile une températuoe àfi 10 degrés au-dessous de xéro,
nous jugions qu'il suffisait de 2 degrés au-dessus pour avoir chaiod,
etigvftce au poêle noua en avions 16. Durant notre séjour de deux années
dans le Mord^ nous* s'aivûms jamais su|oe que cf était que la toux, le
iluuMv le catarrhe; Dès que. nous eûmes relait connaissance avec la
ehalevr artificielle^ bo<is devînmes plus sensibles aox intempéries», at
]} MM» parut que nous n/éfiiona pas asses v6tus« » Ce ne fut pas tout ;
an rhume s'ajoutèrent de douloureuses insdationSki Le visage du lieu*
tesant Schwatka enia du côlèdjroit, M. Klutschak enOa des deux côtés,
et les yeux de M. Gilder disparurent dans la graisse; c'était au prix
d'bépolques efforts <|u'il réussissait à les ouvrir et à contempler la dis-
gitee. de ses oompagnoos» qui le consolait un peu de la sienne. On
avak retrouvé la civilisation et ses douceursi, on était charmé de ne
jIm ôtreEsquinmu; mauson pelait et on toussait.: L'Ësquin^aiu ne craint
pas l^soleii, rEsqmmaoL n'est jamais emrhuméw.
Téut l# long de^ son voyagdi. IL. aebwatka n'a eit qu'à se louer de
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688 SETUE DES DEUX MONDES*
geos qui ne s'enrhument jamais, et il leur rend justice. Il a eu plus
d'une fois l'occasion de s'apercevoir que ces petits hommes rabougris,
à la grosse tête et aux membres menus» ont le caractère un peu mou,
Tesprit assez court et que leur état social laisse beaucoup à désirer;
mais il les a toujours trouvés débonnaires, hospitaliers, secourables;
3 a constaté qu'ils mentent rarement, que lorsqu'ils ont promis, U»
sont de parole. Il n'a été trahi que par le capitaine Barry, qui n'est pa»
un Innuit. Il n'a été trompé que par un seul Esquimau, et nous avons
le regret de dire que le fripon était un prêtre ou anhuty lequel offrit
au lieutenant comme une précieuse relique de l'expédition Franklin
un méchant couteau qu'il avait fabriqué lui-même et qu'il entendait
se faire payer très cher. Toute réflexion faite, sa marchandise parut
suspecte, il fut honteusement éconduit, on le pria de porter aill^ir»
ses coquilles.
On a reproché à Montesquieu d'avoir exagéré l'influence du climat.
Il n'en est pas moins vrai que certains climats extrêmes font violence
à l'homme et décident de sa destinée. L'état social des Jnntnts est le
seul que comportent les régions arctiques. Né tirant leur subsistance
que de la chasse et de la pêche, ils ne sont pas tentés de se réunir
en corps de nation, ils doivent au contraire se disperser en bandes
pour trouver leur pauvre vie dans les tristes déserts ob ils sont confi-
nés, et ils n'auront jamais d'autres institutions que le régime patriarcal
des peuples chasseurs. Leurs biens étant égaux, ils ne peuvent se dis-
tinguer que par le courage et les conseils, et la seule autorité qu'ils
respectent est celle des vieillards qui se souviennent des choses pas-
sées. Réduits à la vie de sensation, leur religion est un grossier féti-
chisme. Ils attribuent à leurs prêtres, confidens intéressés de leurs
continuelles frayeurs et de leurs maigres espérances, le don de guérir
les maladies et de deviner l'avenir; pour les honorer, ils leur acc(Nrdent
quelquefois le jus •primas noclis. Ils n'ont ni juges ni code pénal; ils
n'ont que des mœurs, ils n'ont pas de lois. Un homme s'est-il rendu
coupable de quelque méfait, de quelque rapine où de quelque meurtre,
les vieillards Texhortent a racheter sa faute par une composition en
nature. S'il s'y refuse, on lui dira : « Ma-rnuk-poo-now : Cela n'est pas
bien! » Et on s'en tiendra là. Cest à rofiensé ou à sa famille de se faire
justice. Voilà une société telle que la peuvent rêver nos anarchistes, et
pour notre bien comme pour le leur, nous ne saurions trop les enga-
ger à émigrer chez les Esquimaux.
Le vieil Hésiode disait il y a longtemps que, pour être heureux ici-
bas, un homme doit avoir une maison, un boeuf et une femme. Les
Esquimaux n'ont quedes maisons de neige^et ils en changent souvent,
obligés qu'ils sont de suivre dans ses capricieuses migrations le renne
qui les habille et les nourrit. Ils n'ont pas de bœufs de labour. Qu'en
feraient ces pauvres gens? Ils les remplacent i^ar des hameçonSf par
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l'expédition du ueutenant schwatka. 689
des arcB et des flèches, qae depuis peu ils échangent volontiers contre
de bons fusils se chargeant par la culasse. Mais ils ont une femme,
souvent même ils en ont deux, qui leur sont bien nécessaires pour sur-
veiller leur pot-au-feu, pour allumer leur lampe, pour coudre ou rape-
tasser leurs habits. Les mariages se préparent de loin. Les pères n'at-
tendent pas que leur fils ait plus de six ans pour le fiancer à la fille
d'un voisin, à qui il offre en retour un couteau à neige, ou un chien,
ou un peloton de ficelle, ou une douzaine de capsules à percussion.
Dès que la jeune fille a seize ans, on l'autorise à se tatouer. Elle des-
sine sur son front un grand triangle et sur ses joues deux grands oves,
qu'elle accompagne, quand elle est coquette, d'ornemens de fantaisie
qui ressemblent, qous dit-on, à des colonnes ioniques, à des chapi-
teaux corinthiens. De ce jour, on la juge capable de tenir une maison,
digne d'allumer une lampe, et on la conduit à son fiancé, qui l'épouse
sans autre cérémonie.
Hais ces mariages préparés de si loin sont sujets à bien des traverses,
Le marié ne trouve pas toujours son compte; il en est quitte pour faire
un troc avec un ami. S'il doit se mettre en voyage et que sa femme
soit grosse, il en emprunte une autre qui ne le soit pas. Si elle est
trop vieille, il s'en procure une plus jeune, quelque voisin serviable
lui prêtera la sienne sans difficulté pour un mois ou deux. Mais qu'on
la lui donne ou qu'on la lui prête, il la traitera rudement, ne lui fera
grâce sur rien et dans l'occasion il lui assènera sur la tête un coup de
b&tôn qui assommerait un bœuf. Ces hommes doux et débonnaires se
permettent tout avec les femmes, non par insolence ou par colère,
mais par simple mesure de précaution, pour les rendre plus attentives
à leurs devoirs, et il est certain que, dans des contrées où il faut tou-
jours craindre les trahisons de la nature, où l'existence est toujours
précaire, toujours menacée, une distraction de femme peut causer
d'irréparables malheurs. Il est certain aussi que la chevalerie et le
romantisme sont un ordre de sentimens difficile à acclimater dans les
hautes latitudes et qu'il ne faut pas demander des venus très raffinées
ni les délicatesses du cœur à des hommes uniquement occupés de leur
proi»re conservation, qui sont sans cesse en danger de mourir ou de
Taim ou de froid, et dont la vie n'est qu'un combat acharné pour la vie.
Ce qu'il y a d'admirable, c'est qu'ils s'attachent à leur affreuse patrie
et qu'ils la préfèrent à toute autre. Le vaillant Tuluak, qui était aussi
curieux que vaillant, avait congu le désir d'accompagner aux États-
Unis le lieutenant Schwatka. Les anciens de sa tribu lui représentèrent
que VInnuit n'est jamais heureux dans les pays étrangers, qu'il y tombe
malade, que l'ennui l'y prend, que le chagrin l'y ronge, qu'il ne tarde
pas à regretter les glaces éternelles, à soupirer après son iglou. Les
anciens parlèrent si bien et ils disaient si vrai que Tuluak se rendit à
Lvn. — 1883. 44
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OtKP
latRin^raisoiiB. Sr graivs] cpnf) soit> tenp traflueor,, si^ dur que^ soit lecooi»*
bstrponr )« vie; lesi Irmtcttr ont! lemB iMumrckeiTepos, Ibvvs dttnaii'
niBBS) tenr» ptaâsîftn etl^ms' jemi. Ib lAnDOBenti à fomiBr nmn èw
mvsdes'doTeflQesrdtts cnMlao» cmnplf^éscet tooteiiorCBr de- figiUHm
dafiv k»4iieite8 leur hnaginatîèni cmiU^fstàk racomialM dm: loups,
des oar» oir tes baleinesi kvecr dM petfox taiméesi qu^ilsr tmdenl >«i
de ffBBùàs œrceavxîls se-ftdnriqnent; des tanbottrioB^ dont, le- som les
met'eiricyie, etcelw qnien'îeseleiiiMiurestiui lÉommetforo reriieff**
di6; oeisÉont là leur» symptoones e0 lemn ojpérasv Hbont aussi deerefM
pfiès^ il» rimeDt) à' sps» Ptanir pour démrer ensemble' un grand fkalk
âl^jvhoxL viandecmlev accompi^?"^ ^ beauctiupf de|fniB8«< de* peiMn^
apoèff qaoi on allume une* piper.qal passe à' la mnde cto'
bonebe^IlB aiment eurtovdàseineeembleir'poiirdfisceeer'pei]
bevnis qudque qoestion depuis longtemps résolue,siir lequeltettooÉcto
monde est d'accord. On fait assaut d'éloquence, on e^ugi^ ottgesÉî*-
eotep e*est pent-^revBe-fàqoii de* se ité^aoflkr. Lei^ltanDMB'eUee-
nrCimeB ont teoTB rtunione, leurs ripalieet et* parintepraHaii, oobttaBl
lesr coups qu'elles^ ont vécus; cevipaavnis esdaves<Hi(rpres«pie?Kaîv im
trouver que la vie* &> dti bon.
An covrs deleupsexptvratîemH HOvvoyagewr'âproinrèrentpinMd'iim
snrpdse. Après avoir épniséJ leer hoiMamid'uiP lii?er qui nhmAr M
cp'une'lovgaei naît, ils ftifenv Men Attmétf d'aperasveir- parvii des
mouseee encore taohceëesr de* neigv dbsi osn»Kis>d^iy ronge» pdle^ «0 de»
petîtes'violetteB saneparfnw, quiise UttaieDtdeœinir; Itone penseieM
pas quf\)n pûi oueiHfr des fleurs sii {Nfitodv pôlei La léne dUiroi Otoft^
lavme* leur ménageait d^autpev étonnemeiB. DanscetagubrepaTa oirtai
stlence polaire n'est intefroBqpfV qoe par* des bruitt ranqnee; par l9
ori &! répervieret du godlaovir parle^ bsriemfêDt ctas hmps, pair km
aboist du pboque, ilsentendihmt tout h coup ai»*d«ssTO d<furttltaDlev
truies joyeuv d'un' oiseau de la* famfUe des bAcaeees^ dDn<fletMl0»
«(IgenCiDes' rappelaient le goxovIHeneiif et les extaees^de I'UméMcw
giisaiyt draîr,de' vent et desoleiiiliaiexe'qni tes éienna^ei^fm MilrM
reefi, ce Art<èe découvrirqiaeles fenmisdee Esquimaux safoaent'^AanCfen.
TeUp sont tes souvenirs' m^lés^ qu*^ rectieillet dam' un loyage^ dnv
les /finu#tt' et qu'on rapporte* k Itoslon' ou à' N^ir^Varlc. On iiV>iikUeiif
jafmaia IM mornes soliMFdln^aili Pon' a w téka et* soif, )ee plaines bUn-
chtta et leur» broutifercisi Ib» morenree d*M> froidi de 55* degnlîM le»
ointgans qurempopteutiout, les' gbqons où se préteeeent d0S>mcrms^
lee combats ftrrreux que se livrent de» cbieiïs et diee loups^mtf&reiif
se* souvient auser d^ïFMoîr vn* ém gwmo pMiis de pâquerettes^ flettricBP
etd'tivoîr aperçu dans une maison de» neige, t c5tô d^an lMQme<qoF
ronflait, une femme accroupir qui* rilumait sa- lampe et qai chantait.
Or VAtBKiV.
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REVUE LITTÉRAIRE
Ttiwirùl $t la Société française pmdant 'la rivoMion et fémigrationt par IL de
LeacofB, 1 Tél. 4ii-»». Vmtis, i88ai Pton.
.Ub limre sur BîvaroUtcmt un iiyvtn un gros 1lvt6»46 dnq loeatopages,
sur PboiDaid.qui ne iM)iuArappeUe|fuéar6iauj<M»d'haigae le plus briUaut
causeur dcHit lax^kroosique des deraiens ealoas du ivzu* siècle iût légué
le souiv^ir à FlusUûre de la littérature»iMeânblera4ril pas tout d'id)ord
que ce soit un peu beaucoup, e^ aasurtiMnl» plus que J'en n'attendait?
Car «où sont les œuvres de RiKarol, et je ne dis pascelles jque Ton Use,
mais celles aeulement que l'on cite? Quel rôle .cet homme dtapdt
a-4-41 joué dans lOe .drame de 4a dévolution «qui is'ounrrit, se noua, se
dénoua sous ses yeux? Et que repréaenAeHt-àl enfin dans Thistoffis At
jdana la littérature qu'une éwi^e de la .frivolité inooMlaine At de Tim*-
pertinence élégante}
On >pettt répondre, à la vérité* ipie cela jnftme est déjà biem quelque
cboee. £n effet, rimpertinanoe élégante n'est pas à la portée du pm<-
miar venu qui s'y essaie, et laiit d'honnêtes lourdauds qui sesont eiep-
cés, qui fl'exeroent inutilement tous tes joui» à la frivolké mondaine
prouveraient assez .que, pour y fféussir, il ne fiuffit peut-étte pas d'^n
avoir formé <le projeLMais il Cant jouter que, aoBSice Rivarol ides aalons,
saoB rbomme à la mode et eoue le pensifleur, il y len a un aut]ie,ltteft
aiy>érieur à la réputation que les cimNiBtuice0.hii«Qnt faite, un écRivaiB
de race, un xemarquahle publidale «t, laioon précisément ce que l'on
appelle un penseur, — ^ eerait tiop fdtjne, et trop de qualités lui unan-
-quent pour cela, — tout au moins.un moraliste,iun moraliste ^igi&al,le
dernier de cette longue et^lorieuse lignée des La Rochefoucauld, des La
firuyôre, des Vauvenargues, des Duclos, des£hamfort. C'est ce Rivarol
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692 REVUE DES DEUX MONDES.
que Sainte-Beuve, il y a déjà bien des années, avait, le premier, remis
ou voulu remettre en lumière; c'est ce Rivarol à qui M. de Lescure vient
de consacrer tout un gros livre, et des plus intéressans; et c'est ce
Rivarol qui, bien au contraire de ce que l'on eût pu croire, suffit, en
vérité, lui seul, ou presque seul, à remplir ce large cadre, et n'en est
nullement écrasé.
Les origines de Rivarol, comme aussi bien celles de beaucoup
d'hommes de lettres de la fin du xvrn* siècle, sont assez obscures. On
n'a su pendant longtemps ni si son père était aubergiste ou gentil-
homme, ni si lui-môme était né en 1753, ou en 1754, ou en 1757, ni s'il
fit ses premières études à Gavaillon ou à Bagnols. II semble bien que
M. de Lescure ait raison de le faire naître le 26 juin 1753; les deux autres
points ne paraissent pas encore suffisamment éclaircis. Ce ne sont pas
là»détails d'une grande importance. Il est plus intéressant d'apprendre
par le témoignage de l'un de ses biographes qui, s'il devint plus tard
de ses ennemis, avait commencé par être des amis de sa jeunesse,
Cubières-Palmaizeaux, qu'aux environs de dix-huit ou vingt ans, «Riva-
rol avait la plus belle figure, la plus belle taille et la démarche la plus
noble; » et que les dames d'Avignon, où il était alors au séminaire,
« suivaient des yeux en soupirant le bel abbé de Sainte-Garde^ ou même
l'accompagnaient jusqu'aux portes de son austère demeure. » L'obser-
i de Cubières, en d'autres temps, et d'un autre homme que Rivarol»
mverait peut-être que l'indiscrétion et la futilité du biographe. On
tout à l'heure qu'elle a son prix ici, et qu'elle importe, si je puis
iire, à la composition du personnage.
[S pouvons déjà supposer, sans trop d'irrévérence, avec M. de
re, que les succès du séminariste auprès des belles dames d' Avi-
né contribuèrent pas médiocrement à le détourner de Tétat eccl6-
|ue. En quittant le séminaire, il garda le petit collet, mais il crut
* changer de nom. La précaution n'était pas inutile pour traver-
}ans y trop laisser de l'honorabilité des Rivarol, tout ce qu'il
bien avoir traversé de métiers. N'appuyons pas. En général, il
it pas vouloir fouiller trop avant l'histoire des années d'appren-
e et de voyage de ces jolis messieurs de la fia du xviu* siècle.
\e toutes les ambitions leur sont permises et qu'ils n'ont en main
oyens d'en réaliser aucune, ou presque aucune, manquant de
e, manquant d'argent, manquant de protections, il n'est pas
ant, et il est trop certain qu'ils manquent de scrupules, lisez
as, lisez Manon Lescaut^ lisez les Mémoires de Marmontel, lisez
les Confessions de Rousseau, si vous voulez vous rendre compte
e on arrive alors. C'est ordinairement une femme, « une femme
alité » quelquefois, qui les tire d'affaire et leur fait un premier
de bourse pour se répandre dans Paris, — Paris, où, comme dit
J, « la Providence est plus grande qu'ailleurs, » et où l'on trouve
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RETUE urriBAiRE, 693
au moins remploi de son esprit, sans être pour cela réduit à perdre celui
de sa figure. M. de Lescure s'est bien elTorcé de laver Rivarol de cette
imputation ; je ne sais si Ton trouvera qu'il y ait entièrement réussi.
J'aurais d'ailleurs souhaité qu'il pût préciser par des traits plus nets
ces premières années du séjour de Rivarol à Paris. Sans doute, les
documens lui auront fait défaut. Mais, après tout, nous le répétons,
Rivarol n'est pas de ceux dont les tout premiers débuts nous soient si
nécessaires à connaître. On devrait même, en bonne critique, réserver
le privilège, — car c'en est un, — de ces investigations minutieuses
aux vrais grands hommes, à ceux dont on ne saurait éclairer l'œuvre
d'un excès de lumière, et qui nous ont, pour ainsi dire, en forçant
notre familiarité, donné le droit de pénétrer à notre tour et à fond dans
la leur. De quelque manière qu'il ait vécu jusque-là, bornons-nous
donc à constater qu'en 1782 Rivarol faisait paraître sa première bro-
chure : Lettre du président de*** à M. le comte de *** sur le poème des
Jardins, et qu'à cette époque, depuis un ou deux ans peut-être, s'il
n'est pas encore l'idole des salons, il le va devenir. Cette Lettre sur le
poème de l'abbé Delille, spirituelle et déjà méchante, est encore de nos
jours un assez cuiieux morceau de critique littéraire; en 1782, je ne
crois pas me tromper en y voyant surtout une machine de guerre diri-
gée contre les succès mondains du poète à la mode.
Ah I doit-on hériter de ceox qu'on asBassinel
En littérature, comme en art, mais bien plus encore dans « le monde^ »
on n'hérite pourtant guère que de ceux-là.
C'est à ce point précis de sa carrière qu'il est curieux d'esqpiisser la
physionomie morale de Rivarol. Vers le milieu du siècle on avait vu
paraître et se multiplier rapidement une espèce d'hommes, « brillante
et insupportable, » qui ne devait finir qu'avec l'ancien régime. Gresset,
dans son Méchant, avait essayé de les peindre. Ce sont les héros habi-
tuels des romans de Crébiilon fils. Nul peut-être ne les a mieux
caractérisés que Duclos, dans quelques endroits à' Acajou et Zirphile, ou
encore dans ses Considérations sur les moeurs. A toute la fatuité de
ce que la génération précédente avait appelé « l'homme à bonnes for-
tunes » ils joignent toute la volubilité d'impertinence de ce qu'on
appelle maintenant n le persifleur. » C'est leur temps, et pour eux, qui
crée le mot. En effet, leur esprit, quand ils en ont, -* car ils n'en ont
pas tous, et personne n'en a tous les jours, — n'est uniquement tourné,
pour ne pas dire tendu, qu'à trouver le défaut de celui des autres. < Ils
se signalent ordinairement sur les étrangers que le hasard leur adresse,
comme on sacrifiait autrefois, dans quelques contrées, ceux que le
mauvais sort y faisait aborJer. » Mais, à défaut des étrangers, a le
chef conserve son empire, en immolant alternativement ses sujets les
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eM RBTUB US DEUX MONDES.
u&s aox antres* » Les femmes les adorent, les hommes les redontent,
personne ne les aime» et tout le monde leur fait fête.
Tel est le personnage que Rivarol, servi par sa a belle taille » et sa
t( beHe figure, » soutenu par une admirable sérénité d^insolence, et
défendu contre les espèces qui « se piquaient n de ses bons mots parle
bras de son frère ou de son ami Champcenetz, a joué pendant les dnq
Cfusiz années qui précédèrent la révolution. Le matin, dans le repos
du fît ou le silence du cabinet, il prépare sa victime du soir. Quand
elle €St pvête, il 8ort,et s'*en va trèner au haut bout de quelque table
aristocratique; on a dit : « Nous aurons tantôt M. de Rivarol; n et les
oisife setrt accourus. Lui, cependant, parcourt des yeux la compagnie,
^ lançant autant de traits que de regards » sur tous ceux qui! ren-
contre; puis, il prend la parole, s'empare seul de la conversation pour
la diriger i>ar les chemins qifil a choisis d'avance, s'échappe en médi-
sances, en calomnies, en cruautés, égratigne Pun, blesse l'autre, ne
tue personne, quoi qu'il en pense, fait la roue, reçoit les applaudisse-
mens, et s^n va, murmurant à part lui, si toutefois il ne l'a pas fait
««ses dairement entendre à l'auditoire,
Qae le moqaer da monde est tomt Tari d*en Jouir.
Il n'a pas perdu sa journée !
Qu'il ait acquis à ce jeu cette expérience déliée du monde qui fait
les moralistes, il n'y a pas lieu de s'en étonner. Ce n'est pas dans la
solitude que l'on apprend à mettre aux choses le juste prix, et me-
surer les hommes à leur juste poids. Mais on admirera, — pour lui
en faire honneur, — que parmi tant de causes de dissipation et si
peu d'occasions de retraite, il ait pu trouver le temps d'écrire le Dû-
cours sur FuniversalUè de la langue française^ et sa traduction de FEth
fer. Nous ne partageons pas pour le Discours tout l'enthousiasme de
M. de Lescure. Si cependant le Discours de Rivarol remplaçait dans
Fttsage des classes le trop fameux Discours de BufTon, on y trouverait
bien des choses utiles à savoir; et cet unique hommage à la mémoire
de Rivarol ne nous semblerait pas exagéré. Sainte-Beuve a très bien
dit qu'il y avait en Rivarol des a commencemens » de la plupart de
ceux qui l'ont suivi. Dans ce Discours^ tout particulièrement, et M. de
Lescure a raison d'en faire la remarque, il y a une intuition très juste ,
ou un pressentiment très net, de l'avenir de la linguistique et de la
philologie. Mais voici qui est plus curieux encore. Il n'y a presque pas
une ligne de ce Discours qui n'appelât quelques mots de rectification ,
de contradiction, de développement tout au moins, et cependant, vu
d'ensemble et par les grandes lignes, il continue de demeurer toujours
vrai. Peut-être y a-t-il bien, jusque dans ces matières qui forment
aujourd'hui le domaine réservé de l'érudition proprement dite, et ok
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vÊms MBaorioi» pro^der atec trop éB pitrdfenee et âe patience, }é ne*
Btôs qtielto fticulté dei cHWiratioa qui prévîeiMtrait, cri m4)tte il n'est piia'
peraita ^ dira qn*<elte provoqtierait le» découTertes de féradUtion. le*
dOQte aprôs «^la qm Rivm)) eût 4tér fait peur réussir âtfns la recherche
éradite, pbilotogiqiie* oo Ihignistiqw. Il excellait dans rvrt dangereux
de simuler la' cownaissaiice de ce qv/il fief savidt pas, mais 1) manquait
d'ïppltciiiOQ et (Pe9prifde^ suite. Ce Diseows, qui ne dépasse pas- une*
soixantaine de pages, est ai)EN>l<amenrla seule œuvre de quelque teneur
qu'il ait pu ordonner sans trop cle confusion. Mais il est certain qif il'
iait penser, et non moins certain que beaucoup des idées qu'il éveilte
conduisent l'esprit sur la voie de la vérité.
Le Diseowrs avait signalé Rivarol. Bw an plus tard, en 17B4, sa tm-
dudion de ^Enf^ le^ classatH: Nous n'avons pas la lettre où Frédéric
dédaruit à Pauteur « que*, depuis les bons tmvrages de Voltaire, II
n'arvuit rien vu de meilleur en littérature que son Disvowrtf a msÉi'
nous avoBs celle «fù Buffon lefélicila de sa' traduction de Tj^n/^ comme'
d'une « création perpétuelle. » Ptmr nou9, qui savons aujûnrtPtrai que
ni doUonri ni Frédéric n'étaient pest-être assex avares de ces sortes'
d'éloges, ils ont un> peu perdu de leur ffrix. En 179&, et Voltaire éttint*
mon, ils étaient tout ce* que pouvait souhaiter un écrivain comme* Riva**
roi. Oo ne stexplîque donc pas qu'M n^t pas poursuivi sa veine. EUS-
était tout indiquée. Si crax qui f avaient entendu causer savaient depulv
longtemps à quel point il était doué du talent, eu ptatéf du génie de
Feipression, ceux qui veimient de le lire^ r^ttenduient au plein effet
de ce que le Disc<mrs et la traduction contenuient de promesses. Lui^
même tentait le besoin qu'avait la langue sèche» et presque alg6»
brique, des d'Âlembert, des CoudHlae; des Marmontel, des La Harpe
^êitre enfin vivifiée. Il avait presque entrevu Pune deu directions à
prendre, et que te moment s%pprocbait de faire entrer dans lu grand'
cowrant de l'usage un choix au moins de tout ce que Pfovestigatibn
scientifique du siècle Gnissant avait créé de mots nouveaux, d^aRiancês
neuves, de métaphores naturelles. Cependant il tourna court: Et,
comme épuisé par le grand eUbrt qu'U avait fait, ce ne fut même
qu*après trois ans de repos quil fit paraître k PbtU Afmanach âe$
grands hommes pour Fannie 1788.
Il n'y a pas de plus mauvais Rivan>l r « Jamais mission de police litté-
ranru ne fut plus strictement et plusi joyeusement accomplie, » nous dit
ità M. de Lescure. Je ne puis partager son avis. Ce n'est pas une œuvre
de police littéraire que celle où, comme le décfarait expressément
Tauteur lui-môme, on ne prétendait s^en* prendre qu'aux renommées
qui u'esstuient pas. Les Sainte-Beuve ne partent pas en guerre contre
les Ponson du Terrail. Quand les œuvres elles-mêmes n'offrent pas
une certaine consistance, il n'y a rien de plus puéril que d'attaquer
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69& BET0E DES DEDX HONDES.
les personnes. CTest seulement sur le terrain des principes qae Ton
combat utilement la médiocrité. Sans doute on peut 8*y tromper, et
l'on s'y trompe tous les jours. Comme on peut prendre pour médiocres,
et, à ce titre, négliger des œuvres que la postérité se chargera de
remettre en leur place, on peut aussi discerner de prétendues qua-
lités là où l'avenir ne reconnaîtra qu'irréparable médiocrité. Hais
jamais critique vraiment digne de ce nom n'essaiera de dérobera Her-
cule sa massue ou sa foudre à Jupiter pour écraser la platitude même.
L'abbé Delille, à la bonne heure I voilà un adversaire ; Delille était alors
vraiment un roi de la littérature; mais M. Boisard ou M. Cholet! nonl
ce n'est pas gibier sur qui l'on tire.
Je crois qu'au fond M. de Lescure le sait bien. Il lui échappe de
convenir qu'il s'agissait a d'exécuter en masse cette multitude de faux
grands hommes qui avaient envahi la littérature, » et de « débar-
rasser le public des importunités de ces ardélions de gloire qui trou-
blaient son repos. » Nous nous retrouvons ici d'accord avec lui. Ce
sont des vengeances et des vengeances personnelles qu'exerce RivaroL
Ces « ardélions de gloire » le gênent, et ces u faux grands hommes n
lui prennent une part de sa popularité. On parle d'eux dans les salons;
ils y lisent peut-être leurs vers! Le monde ne fait pas assez de diffé-
rence de M. Cailhava de l'Estandoux à M. le comte de Rivarol. Et qui
sait s'il n'y a pas des a cercles » où M. Groubert de Groubenthal et
H. Thomas Minau de la Mistrlngue sont reçus comme lui, fêtés comme
lui, applaudis comme lui? Voilà vraiment la blessure. Aussi, les ridi-
cules qu'il s'efforce d'attacher au nom de ces « grands hommes » de
sa façon, n'ont-ils pas du tout pour objet de qualiûer et de juger les
œuvres, mais d'étiqueter les personnes. Ce qu'il veut, c'est, quand
Cubiéres entre dans un salon, que Tépigramme revienne à toutes les
mémoires : « On ne fait pas ces vers-là sans son tapissier; » c'est que,
si l'on annonce quelque part Cerutti, tout le monde murmure en sou-
riant : « Cerutti, le limaçon de la littérature; » c'est que si Mirabeau
montre ailleurs sa face trouée de la petite vérole sur son encolure de
taureau, le mot circule sur « cette grosse éponge toute gonflée des
idées d'autrui. » Vilain métier qu'il fait là! Laide besogne 1 mais qui
le peint.
Un trait achèvera de le caractériser : c'est, lorsqu'il passe du plai-
sant au sévère, une affectation de profondeur machiavélique, où il se
complaît comme dans la conscience de sa vraie supériorité sur les
petits esprits qui l'entourent. Etait-ce peut-être le sang italien, si
vraiment il descendait des Rivaroli de Gênes ou de Chiavari, qui se
réveillait dans ses veines? Mais la vanité d'être constamment au-des-
sus des opinions communes, et une connaissance réelle du monde
suffisent à expliquer ce genre d'affectation. On en voit percer déjà
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^
RBTUB UTTÉRAIRB. ' 897
qneiqne chose dans ses Lettres à Necker sur le livre : de VImportance
des opmions religieuses. Il y professe, à la vérité, plus d'une doctrine
qu'il abjurera plus tard, sur « l'indépendance de la morale, » et sur
t Findifférence en matière de religion; » mais il y pose un principe
qu'à travers toutes ses variatiims il n'abandonnera jamais : c'est que
les remèdes se composent avec des poisons, que le bien s'engendre
du mal même, et que les a têtes vraiment politiques » sont seules
capables d'entendre cette haute chimie. Ce n'est pas ici le temps de
discuter cette thèse de morale et de politique* Je la crois, pour ma
part, aussi fausse que dangereuse. Mais rien sans doute n'est moins
populaire, je veux dire plus aristocratique^
Cest ce qu'il y a d'aristooratique dans toute doctrine de ce genre,
qui devait surtout empêcher Rivarol, un ou deux ans plus tard, de
tourner à k révolution. Rien ne dut être plus sensible à son amour-
propre que de voir, comme il disait, les « esprits les plus lourds de la
littérature, » — c'étaient Sieyès et Mirabeau, — devenus brusquement
a les plus profonds de l'assemblée. » Mais rien aussi ne dut lui
paraître plus contradictoire à sa philosophie politique que de voir cette
révolution, dont il acclamait, comme alors presque tout le monde,
l'évidente nécessité, livrée dès son premier jour en proie aux instincts
aveugles de cette populace « pour laquelle il n*est point de siècle de
lumière, » et qui, en politiqae aussi bien qu'en philosophie, est u tou-
jours au début de la vie. » Ce sont ses propres expressions que je cite.
Non pas d'ailleurs que je veuille par là diminuer le mérite certain
d'une conduite qui l'honora. — Seul ou presque seul, entre tous les gens
de lettres, il sut demeurer fidèle à cette société qui, somme toute, les
avait faits ce qu*on les avait vus devenir. L'anden régime n'avait été
moins tyrannique à personne peut-être qu'à l'écrivain. Rivarol s'en
souvint, à l'heure où, s'il n'y avait pas encore quelque danger, du
moins y avait-il déjà quelque abnégation de sa part à s'en sourenir.
Il fit plus, et s'il ne se jeta pas, comme La Harpe et comme Chamfort,
à corps perdu dans la révolution, il ne se dissimula pas dans la retraite,
comme Marmontel et comme Morellet. Il combattit. La Bastille n'était
pas prise encore qu'il faisait paraître les premiers numéros du Journal
politique national; et quand son journal eut cessé de vivre, il fut au
premier rang des rédacteurs des Actes des apôtres. — Mais, dire là-des-
sus qu'il entra dans ses résolutions autant de calcul que d'entratne^
ment, ou de réflexion que d'instinct, ce n'est pas rabattre, j'imagine,
de ce qu'elles eurent d'ailleurs de généreux, ou même de presque
chevaleresque, c'est seulement montrer qu'un homme aussi compli-
qué que Rivarol n'ob^éit pas à des motifs simples. Ce qui semble bien
prouver que nous ne nous trompons pas sur les causes multiples de
son choix, c'est, au milieu des polémiques ardentes et furieuses de
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696 BE¥US P£S DEUX MONDES.
cette èpoqvede trouble et de £è¥r% l'admirable. posseuiDii de soi-
Qifime dont le Journal politique national porte témoigoage à chaque
page. Rjvarol, assurémeat, ne xûéaage pas ses adversaires, mais H
n'est jamais passionixé dans Pinjuroi et l'on a vu rarement la brina
plos maltresse de ses ¥ei:^geances. A peine le dirait-on coAten^oraia
des événemens qu'il raconte. Son journal, encore aujourd^buij se lU
comme une histoire. Les accident y sont vus et jugés de haut, ay^ec le
calme d'un observateur impartial. Evidemment il croit encore, à cette
date, que o les bêtises du conseil, » et les <c sottises de la cour, » sont
pour autant, sinon peut-être plus, dans la révolution, que le <i fana-
tisme de l'assemblée » et les a passions du peuple. » Il continue donc
aussi de croire qu'U ne dépendrait que d'une « tête vraiment poli-
tique » d0 réparer les a bêtises » des uns, de brider les a passions »
des autres, et il n'est pas très éloigné de penser ÎAtérieuremeat que
cette tête politique est la sienne.
La naïveté de son petit machiavélisme éclate en plein dans leB
Mémoires qu'il remit, au coura de l'année de 1791, à M. de la Porte,
intendant de la liste civile. On était à la veille de l'aventure de Varezànes.
M. de Lescure les analyse longuement et n'a pas de peine à montrer
a puérilité des moyens que Rivarol y propose pour le salut de la
flionarchie. Peut-être seulement, tout en le disant, n'a-t-U pas asseï^
iortement marqué ce qui se mêle là de fatuité politique et de onmip-
tion morale aux théories les plus paradoxales et les plus iaconaia-
tiAtes. C'est un léger défaut de ce livre consciencieux que le blâme,
presque toujours et presque partout nettement indiqué, s'y perde, en
quelque sorte, et s'y noie sous l'amoncellement des élog^. 1&. de Les*
ooxe a du naoius souligné les traits de prétention qui échappent à liva-
roli et qui nous le montrent ayant tout prévu, et tout pu prévenir, si
l'on Ten avait écouté, a L'effiroi de la banqueroute ayant nécessité un
remôde aussi violent que les états-généraux, comment le roi ne
3'af ergut-il pas d'abord que M. Necker le trompait? Je cormmmiqiÊai
MU observation à U. le comte d'Artois, •gui promid d'en faire part à
M Majesti^. Vens les premiers jours de juillet, je proposai au m^ré-
cbal de BrogUe et a M^ de Breteuil un parti décisif... Le duc d'Orléans,
à qui je fU craiadre cette démarche, an fut tellement effrayé que jâ vis
k mament où ee prince ailait se jeter aux pieds du roi... Enfin fA% dit
àM^de Lessart q^U me semblait wgemt que Sa Mo^êstà fit au peuple ie
sacrifice de tout 4e qu'on appelle ari&tocrates, u On le vioit, si le coBBle
d'Artois, si le maréchal de Broglie, si M. ide £reteuiU si IL de Lessart
eufisant juroûté das avis de Rivarol, il ne doute pas ^u'il lés eût
sauvés, et la monarcbie avec eux. Toutelois, il B'«st pas question 4e
vécriminer, mais d'agir; il donnera donc encore une fois son avis.
Si tons les partis que l'on a pris josqu'iai ont été mauvais, c'est qu'on
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■ . r ■ I m M mj^.iumi lU-maBWBB
BEVUE T.TTT^BATHir.. QQQ.
ne touchait pas à la raciae du mah » Il y va tcMicher. <& L'assemblée a
paru faire exécuter toutes ses volontés au roi, mais au fond elle exé-
cutait elle-même toutes les volontés d'une puissante cabale qui sou-
lève et calme le peuple à son gré. » C'est la cabale d'Orléans* a Perdre
le duc d'Orléans,, c'est donc d'abord à quoi il faut viser. » II ea a des
moyens « compliqués, mais sûrs, » qu'il se réserve d'expliquer de vive
voix. Le principal de ceux qa'il veut, bien exposer par écrit consiste à
« travailler sur le menu peuple, » et conquérir a la canaille ; » car c'est tour
jours « avec la boue » que l'on fonde et que Ton consolide les empires»
Pour cela, le roi se donnera la tâche de « mettre dans le plus grand jour »
les fautes que rassemblée nationale a commises. Il pourra même la pous*-
ser à en commettre de nouvelles et de plus grandes. « Comme ua
musicien habile, il touchera l'instrument qui lui est confié et, à force
d'en tirer de faux accords, ayant bien prouvé qu'il est mauvais» il eni
dégoûtera la France. » On organisera d'autre part un club des ouvriers^
« une grande machine, » qui ne tardera pas à servir a pour produire
les effets les plus importans. » Enfin, un conseil secret, sans respon-
sabilité, préparera, de concert avec le roi, le travail des ministresvleur
dictera les discours qu'ils iront prononcer à la tribune de l'assemblée
nationale, et ainsi, sur les ruines de Tantique monarchie, oa en élèvera
promptement une nouvelle, appuyée» comme toutes les monarchies
durables, sur « la partie forte » de son temps, qui est décidément le
peuple. C'est ce qu'il appelle un a plan doat les idées s'enchaînent de
loin, et tiennent également aux causes et aux effets de la révolutioxu »
Convenons qu'il est difficile d'être plus fat. En réalité, Rivarol n'entend
rien encore» avec toute son intelligence et tout>on esprit, à cette révo*
lution qu'il voit se dérouler sons ses yeux. C'est seulement quand il em
aura vu de loin les dernières conséquences, qu'il comprendra ce qufils
a d'irrésistible dans ces fcMrces populahres, qui agisseiU à la fagon des
forces de la nature, et ce qu'il y a surtout en elles d'ingouvernable à
ce qu'il appelle les a têtes pensantes » et les a têtes politiques. »
Cest encore parce qu^il n'entend rien à la révolution que, dins^ sa
campagne du Journal politique national^ on peut dire qu'il n'a pas^ com-
pris que le règne de l'épigramme était désorm^ passé. « La plus graiide;
sottise de ces donneurs de ridicules, avait dit Duclos, et très bien dit,
est de s'imaginer que leur empire est universel. S'ils savaient comr-^
bien il est borné, la honte lea y ferait renonces. Le peuple n'en^coik*
naît pas le nom,, et c'est tout ce qiie la bourgeoisie en sait. » Nous:
pouvons ajouter que le ridicule cesse où, de grands iatérêis comme»-^
cent. Aux résolutions où se jouent la fortune et l'existence d'un peuple
oa ne regarde pas la forme. Reprocher à Mirabeau la laideur de se^
figure, c^est bien de cela qu'il s'agissait après le U juillet I Relewr
l'incorrec^on da style de Sieyès^ il prenait bien aoo temps, atookqpe
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700 RETUE DES DEUX MONDES.
chacune des motions de l'abbé renversait une pierre de l'ancien édifice.
Ck)mme si ce qui égratigne Tépiderme de Thomme du monde entamait
seulement le cuir épais de Phomme politique ! Sans doute Tépigramme
peut bien provoquer à la vengeance, — et encore quand il a plus de
vanité que d'ambition, — celui que Ton essaie d'y tourner en ridicule,
elle ne l'arrête pas, ni même ne l'interrompt dans sa course, ni sur-
tout ne l'empêche d'aller à son but. Rivarol se trompait de date et de
monde. Il ne se rendait pas assez compte comme l'opinion de tout un
peuple est indifférente à ce que l'on appelle dans un salon les ridicules
de ceux qui la gouvernent, c'est-à-dire qui l'ont su capter. Aussi, quand
il commença de s'en douter et de voir que son Almanach des petits
grands hommes de la révolution suscitait contre lui de nouvelles haines
sans servir les intérêts d'aucune cause, tomba-t-il de l'épigramme dans
l'injure, de l'injure dans la calomnie, de la calomnie dans l'obscénité.
Ce sont les Actes des apôtres. Les coups portèrent à cette fois. Ou plutôt
sont-ce bien les coups qui portèrent? et la populace triomphante ne
s'irrita-t-elle pas bien plus de cette opposition persistante que de la
manière même dont elle était conduite ? C'est un détail qui n'importe
guère. Toujours est-il qu'au mois de juin 1792, Rivarol était obligé
d'émigrer. 11 n'était que temps pour lui de fuir s'il voulait éviter le sort
tragique des Champcenetz et des Suleau.
tt Bruxelles était alors le quartier-général de la haute émigration. Les
femmes les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode
y attendaient dans les plaisirs le moment de la victoire. » Ce fut donc
à Bruxelles que Rivarol se rendit d'abord. Il y allait passer près de
deux ans, — continuant ce train de vie mondaine que la révolution avait
à peine un moment interrompu, causeur toujours brillant et toujours
applaudi, choyé des uns pour son esprit, redouté des autres pour son
impertinence, entretenant avec art des relations utiles, hébergé par le
prince de Ligne, défrayé par le banquier Pereira, de temps en temps
lançant une brochure pour soutenir sa réputation, un Dialogue entre
M. de Limon et un homme de goût^ ou un petit écrit sur la Vie politique^
la fuite et la capture deM.de La Fayette^ se laissant dire par d'aimables
femmes que ses plaisanteries sur les plus graves sujets « sont plus
fines que le comique, plus gaies que le bouffon, plus drôles que le
burlesque, » et mêlé, s'il faut tout dire, à des intrigues souvent mal-
propres, comme quand il se charge de faire travailler sa propre sœur,
la baronne d'Angel ou de Saint-Angel, à la corruption de Dumouriez,
dont elle est la maltresse. Mais cette existence heureuse ne devait pas
durer. A mesure que le temps s'écoulait, o la haute émigration » per-
dait ce vain espoir, dont elle s'était bercée, de rentrer triomphalement
à Paris. Les économies qu'il parait que Rivarol avait faites sur la vente
et la réimpression de son Journal politique national, et qu'il avait dépen-
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BET0E UTTÉRAIRE. 701
sées sans compter, tiraient à leur fin. Les armées françaises allaient
envahir la Belgique et bientôt la Hollande. Il fallut se chercher un nou-
veau séjour d'exil. Londres, que Rivarol avait choisi d^abord, et où Ton
raconte que Burke et même Pitt l'accueillirent d'hyperboliques éloges,
ne le retint pas longtemps. Il s'empressa de fuir un pays a où il y
avait plus d'apothicaires que de botilangers et où l'on ne trouvait de
fruits mûrs que les pommes cuites, » et vint se fixer à Hambourg, au
commencement de l'année 1795. Il y devait trouver le repos et, sinon
la fortune, du moins, — dans cette ville où une comtesse de Tessé
explcritait une r vacherie » et un marquis de Romance un fonds de
« vins et comestibles, » — une assez large aisance. C'est son avant-
dernière incarnation.
Un libraire entreprenant. Fauche (de Hambourg), le frère du fameux
Pauche-Borel, y fut sa providence. A travers tout, et malgré le décousu
de mn existence, Rivarol était demeuré fidèle aux études qui, jadis,
avaient fait sa première réputation d'écrivain. Obligé de travailler pour
vivre, il y revint donc comme au labeur pour lequel il était le mieux
préparé, et fit affaire avec Fauche pour un Nouveau Dictionnaire de
la langue française, dont, à la vérité, il n'a jamais paru que le Prospec-
tus et le Discours préliminaire. Mais le Prospectus (l),8ur lequel M. de Les-
core nous donne d'amusans détails, fait le plus grand honneur à l'es-
prit de combinaison mercantile du libraire, et le Discours préliminaire
est une œuvre sur laquelle nous pouvons juger de Rivarol. C'est le
morceau le plus considérable qu'il ait écrit, et il avait alors probable-
ment passé la quarantaine.
On y remarque les mêmes qualités que dans le Discours surFuniver-
saKté de la langue française, mais embrumées en quelque sorte par les
brouillards du Nord. J'y ai notamment relevé d'étranges façons de
parler qui semblent, en 1797, dater déjà d'un autre siècle, d'un autre
temps, d'un autre monde. Ceux qui sont constamment, comme Rivarol,
à la recherche de la nouveauté dans l'expression, ont parfois de ces
mauvaises fortunes. Ils tombent dans le précieux et dans le phébus.
Liseï plutôt cette phrase, a Quoique tout soit mesure, calcul et froide
géométrie dans l'univers, son auteur a pourtant su donner un air de
poésie à la nature... Les expériences sur la génération ne feront point
oublier FAmour et sa mère, et la sève assujettie aux lois des fluides,
mais Gltrèe sous les doigts des Dryades, et s'épanouissant en boutons
et en fleurs ira toujours décorer l'empire de Flore et de Zéphyre. »
C'était bien la peine d'avoir débuté jadis par se moquer du poème de
Delille. II est vrai que je n'ai pas pris la métaphore tout à fait au
(!) n y en a un autre, qui est de Rivarol, et qui figure en tôte du Discours préli-
minaire, n ne donne pas une bien favorable idée de ce qu'eût été le Dictiannairê.
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702 AEVUE XffiS ]>SUX MOieDBS.
hasard. C'est qu'elle trahit uoe des préoccupations, de Rivarol eiiMéiBe
tCBàps qu'une heureuse teodaace de l'ouvrage. S'il y avait des s 000»»
menceaieus » d'un phildogue daas le premier Discouti, il y a éKia le
seoûDd des a eommencemejis » d'ua Ungnist^ Rivarol y est tout prêt
de cette couceptioa que la philosophie du laugage est une histoira
naturelle, et que les langues particulières, cooune on Ta dit depuis,
sont autant d'organismes. Il n'en a pas l'idée très nette, sans doute,
et il ne pouvait pas Vavoir» mais il en a le sentiment coofusL CaH
quelque chose. Dirait qw je crois voir encore, dans k Discours pfh^
liminaire, quelques germes de co qui deviendra plus tard la philoMH
phîe de la nature? Certaines pensées de Rivarol ont du moins déjà
fortement couleur de mysticisme naturaliste. Celles, par exeoqile :
a 11 e^ une foule de phtlosofAesY gens^ de peu de nom dans oes ma-
tières, esprits aventureux qui traitent la nature non avec cette ardeur
mêlée de respect qui distingue te véritable amaot digne de se» {avvurs^
oMÛs en hommes indiscrets, qui ne cherchent que ta nouveauté, la
vogue et le bruit, et déshonorent trop souvent l'objet de leurs hom*
magesu. » Et encore celle-oi : « L'hosame voit maintenant que tout esl
aococd et alliance, que tout est attraction et mariage dans les (Ufféreo*
règnes, au dedans et au dehors, et que la nature, formant et bénis-
sant sans cesse de nouveaux, hymens, n'est en effet qu'un grand ut
perpétuel sacerdoce.» Tout cela, j'en conviens, est bien prétentieuse^
ment dit, et le temps a passé sur toute cette phraséologie, mab ce nont
les pressentimens de Rivarol qu'il s'agissait seulement d'indiquer.
Au surplus, ce n'est pas cette étude du langage qui est le morceam
capital du Disce%urs prilùmÊtaire; ce sont les doquante ou soixante
pages qui se détachent de la seoonde partie de cette longue pi éfaosv
et qui sont le réquistoire le plus v^^onreux peut-être que Von «t
dreâié contre la philosophie du xvnr siècle. U fant en citer une ;
« Les anciens philosophescherehident le souverain bien^tesnouvennx
n'ont cherché que le souverain pouvonr. Anasi le monde s'eat41 d'abord
accommodé de cette philosophie qui s'aoeommodait de toutes les pns«-
siosis. Elle avait un air d*audaee et de hauteur quicharma la jeunessnet
dompta l'^ge mùr, une lut^Mptitude et une simplicité qui enterèiieni
tous les suffrages et rettversôreat toutes les résistances; et^ comme ene
phîlesofhes semblaientavoir le privilège de ht liberté et des himièran,
qu'ils honoraient ou flétrissaient à leur choix,, inscrivaient eu rayaient
dans leur liste les grands hommen de tous les siècles^ selon cpÂla les
trouvaient favorables ou contraires h leur plan, ils captèrent, enga-
gèrent et coonrimèrent ai bien Famour-propre du public; des admi-
nistrateurs, des courtisans et des rois qu'il fallut se ranger sous leur
enseigne poux faire cause commune avec la raison. On se ligua donc
avec eux contre le jeug de la religion, contre les délicatesses de la
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^tmm^mi^^^^mÊammams^
momie, cooitoe Jesilenteurs de la politigue tt les timidUés de l'ezpé-
rieooe , ea un mot conlre randea moaqle.; .et la philûsopbie ne £at
jdufi àktàn&xée de da mode. »
jloaeqphide Maistre aurait .ppea^ue p« sigiaber ces lignes. Si peat*êtce
i^ôloquence en .est moins âpre que la .sienne, elles ont td'ailleiuxs cet
avantage d'être plus voisines qu'il ne l'est ordinairement .de P^XiAte
^Kérké de Tbislttce. Jl n'y a pas un mot là qui ne porte.
U ifaut ajouter enfin quie« comme tous les écrits de Rivajrol, c^ Dis-
€imn est flênédiobservatioas morales où Texpérience du monde eXrde
la irie se traduit en ootirteslormules ipresque toujours singuUèi^ment
beureusM. Cest ici que Rivanol .a exceUé ^us d'une ioî&. Jn]y[missantà
lier ses idéea, il est makre« pour me iservir d'une expression de lui
-devenue |»ro(vei!biale,idanfl l'-ant a de Caire un sort à chacuntde ses.nMNts, j)
mdI à «n oublier la lortuae 4e .17ouvrage enti^. — « On juge des mat-
jieuos ooouxM dcks vices* dont «n rougit d'autant moins qu'on .les par-
tage avec plus de monde. — Si l'amour naqpût entre idenx êtres ^i se
demandaient le môme plaieir, la haine est née entre deux «ôtres qui se
disputaient le même objet — Dans les t«nps de troubles et dans les
élats électifs, les ambitieux sont les fenatiques de la liberté;; dansilaa
temps calmes et dans kc états iiéfféditaires, ils aont des mod^es de
bassesse. — La pauvreté iait igémir l'homme, etl'bomme.bftille dans
l'opulence. Quand la fortune noos «xiem|Kte du travail, la nature nous
accable du temps. — Il y a une envie naturelle aux hommes qui leur
lait porter plus impatiemment les plaisirs d'autrui que leurs pm^es
psânea. -— L'indulgence pour ceuxque l'on connaît est bien plus rare
que la pitié jpour ceux que l'ion ne laonnatt paa. — Les empires les
ipluB civilisés sont toujours aussi {htôs de la barbarie que le fer le piM
poli l'est de k rouiUe. Les nations, loomme les métaux, n'ont de bril-
lant ^que les anrfacea. » Ses deux Discours, son Journal politique lui*
mAme, ^ jusqu'à son PetU Mmancuh des ^grands hommes, abondenlt m.
traits doucette sorte, et quelquefois on idavrait dire : de cette force. Ow-
fflieat.donc s'est-il pas classé parminos moralistes? Deuxraisons/sufflr
4mnt à l'expliquer.La premiérevc'est qu'il lai^qne>niws allions chercher
-ces (traits parmi la œnfusion de ses idées et que nous les isauvions en
quelque manière dn naufrage de ses ambitions, qui visaient plus iiaot
qu'à cette gloire. Ce n'est pas ainsi qu'ont lait La Rochefoucauld jet
La amyère, ni même DucWs ou CbamforL ils se aont jùeux connus. La
saoMde, c'est que son ^amp d'observation, en dépit ide rapparence,
est plus étroit, plus limité que celui de ses prâdécesseurs. Qa vu cer-
tainement moins de choses que La Bruyère; il a été mêlé à moins de
mondes que Duclos. A Bruxelles comme à Paris, et à Hambourg comme
à Londres, il n'a vu que ce qu'il aimait à voir,. et n'a guère étendu son
regard au-delà de l'horizon des salons. Il a donc moralisé sur les
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70i BETUB DES DEUX MONDES.
hommes plutôt que sur Thomme, sur les mœurs de son temps plutôt
que sur les passions éternelles, sur la société plutôt enGn que sur la
nature. Ses observations sur la théorie du style vont plus au fond de
leur sujet. Là encore il est maître. Si yous joignez ces deux mérites
ensemble, et que vous y mettiez par surcroît celui du causeur, vous
avez Rivarol tout entier.
C'est pourquoi je ne puis ni croire avec H. de Lescure que la révo-
lution seule et les exigences de la vie politique l'aient empêché od'at-
idre le premier rang, > ni môme penser avec Sainte-Beuve qu'une
rt prématurée l'ait comme surpris à la veille de a donner sa me-
e. » Sa mesure, il l'a donnée tout entière, et pour atteindre le pre-
3r rang, trop de qualités lui manquaient. Trop paresseux et trop
orbe par le monde, il n'eût jamais plus retrouvé l'heureuse inspi-
ion qui lui avait dicté le Discours sur l'universalité de la langue fromr
;e; trop sceptique et trop maître de lui-môme, il était incapable
prouver deux fois Tindignation sincère d'où jaillirent les meilleures
;es de son Discours préliminaire. Quand il mourut, le il avril 1801,
Berlin, son rôle était bien terminé. 11 était trop un homme du
r siècle finissant pour devenir à près de cinquante ans un homme
ux«. Puisque, pendant près de vingt-cinq ans, il avait « perpétuelle-
nt manqué les occasions, selon le mot de M. de Lescure, de devenir
grand homme, d on ne voit pas bien quelle revanche lui eussent
Tte les temps nouveaux qui se levaient.
tous ne quitterons pas M. de Lescure sans avertir le lecteur, -^ qui
1 doute bien, — que nous n'avons pu donner en quelques pages
une bien maigre idée de tout ce que contient ce livre. Ce qu'il importe
tout que l'on sache, c'est que nous avons dû négliger de faire mention
lement de tout ce qui n'intéressait pas directement Rivarol. Cela ne
t pas dire au moins que, dans cette limite môme, nous ayons tout
iqué, loin de là I mais cela veut dire que, sur les dernières annéee
l'ancien régime, sur la révolution, sur l'émigration, on trouvera dans
ivre de M. de Lescure les plus curieux documens. Peu d'hommes
Durd'hui connaissent le xvm* siècle et la révolution aussi profondé-
Qt, ou plutôt aussi intimement que M. de Lescure. Peu d'hommes
parlent donc avec plus de plaisir, et d'une manière plus instructive,
c plus d'abondance, et d'une manière plus agréable. N'y a-t-il pas
es parfois? plus de détails que l'on n'en demanderait? et plus de
ts aussi qu'il ne faudrait? C'est une question que nous laissons à
radre à M. de Lescure.
F. Brunetièbe.
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BMH^iW. |J, .^^JWMiJj^-t 'S^^^,
n
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
34
A entendre certains politiques du jour, M. le président du conseil
tout le premier dans ses déclarations prétentieuses, M. le ministre de
l'intérieur dans ses amplifications de voyage, on dirait que, s'il y a
des embarras dans nos affaires, si tout va au hasard ou à la diable,
c'est la faute de ce qui reste d'opposition dans les assemblées ou
dans le pays. Il paraîtrait, M. le ministre de l'intérieur nous l'assure,
que tout le mal viendrait de cet unique fait qu'il y a encore des mino-
rités qui résistent, qui s'obstinent à défendre leur cause, qui refusent
de rendre les armes devant le principe républicain.
Que les oppositions, aux prochains scrutins, soient chassées de
leurs derniers retranchemens, que le département de la Charente,
selon le mot de M. Waldeck-Rousseau à Angoulême, donne la main à
la Bretagne pour former, avec les départemens de TEst et du Midi,
un seul faisceau républicain, que la majorité n'ait point sans cesse à
compter avec des résistances qui la gênent ou Tirritent, tout ira pour
le mieux dans la plus commode des républiques I II n'y aura plus
aucune difficulté, rien ne s'opposera plus à notre tranquillité, à notre
prospérité I Le raisonnement est étrange et n*a malheureusement rien
de nouveau. Un prédécesseur de M. Waldeck-Rousseau au ministère
de l'intérieur, M. de Persigny, en son temps, parlait exactement de
môme au nom de Tempire. Lui aussi, il ne demandait rien de plus
que de a compléter la victoire » pour le régime qu'il servait, d'en
finir « avec les dissensions politiques » entretenues par des adver-
saires mal inspirés, par les anciens partis. Et quand M. le ministre de
l'intérieur d'aujourd'hui, plus heureux que M. de Persigny, verrait son
rêve se réaliser, quand il n'y aurait plus dans les chambres de la répu-
blique une ombre d'opposition, pas même les « cinq » de l'empire, en
Tom Lvu. — im. 46
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706 REVUE DES DEUX MONDES.
serait-OQ plus avancé ? Est-ce que ce sont les minorités qui ont gouverné
la France depuis quelques années, qui, de faute en faute, ont conduit les
affaires du pays à cette extrémité où tout est embarras et péril ? Est-ce
Topposition qui a mis le désordre dans les finances, le déficit dans le
budget, la confusion dans toutes les entreprises d'utilité nationale? Estrce
l'opposition qui a troublé les consciences ou qui, sous prétexte de
réforme, travaille en ce moment même avec une si édifiante persévé-
rance à tout désorganiser, et la magistrature et l'armée? Est-ce l'oppo-
sition enfin qui, depuis quelques années, a exposé le crédit extérieur et
la dignité de la France par une politique décousue, qui nous a attiré le
mécompte de l'Egypte, qui nous vaut aujourd'hui môme cette cruelle
surprise du Tonkin? — Vous voulez supprimer les oppositions qui vous
gênent, vous ne supportez pas même les dissidences : commencez
donc par éviter de leur donner raison par tout un ensemble d'actes
qui sont votre œuvre, qui chaque jour mettent manifestement en dan-
ger les intérêts moraux et matériels de la France; commencez par
offrir au pays une politique moins troublée, mieux inspirée, et surtout
par épargner au sentiment national l'humiliation des affaires mal con-
duites, Tamertume des incidens pénibles comme celui qui vient de
se passer aux extrémités du monde, qui a coûté la vie k de vaillans
soldats.
Ce n'est point, en effet, sans un frémissement douloureux qu'ont été
reçues, il n'y a que peu de jours, ces tristes nouvelles du Tonkin biea
faites pour émouvoir l'opinion. Elles sont tombées brusquement parmi
nous, ces malheureuses nouvelles, au moment même où le sénat en
était encore à discuter, après la chambre des députés, les crédits
demandés par le gouvernement pour une expédition dans ces régions
lointaines. On a appris tout à coup que, sur les bords du fleuve Rouge,
à Hanoï, une poignée d'hommes conduits par des chefs intrépides
s'étaient trouvés engagés dans une affaire avec des pirates de ces con-
trées, des soldats annamites, peut-être des Chinois, — que dans cette
rencontre ou dans une embuscade à la suite de l'action, il y avait eu
plus de vingt-cinq morts, plus de cinquante blessés. Quelques-uns de
nos officiers sont tombés victimes de leur dévouement, comme ils tom-
bent toujours, à la tête de leurs hommes, et, parmi eux, le capitaine
de vaisseau Henri Rivière.
Voilà déjà bien des victimes héroïques frappées au Tonkin depuis le
jeune lieutenant Francis Garnier, le vaillant explorateur qui est mort
en ouvrant la voie à notre influence, à nos armes. Il n'y a que peu de
temps, un lieutenant-colonel d'infanterie de marine était aussi frappé
dans une action énergique. Aujourd'hui ce sont d'autres officiers qui
ont succombé dans la dernière affaire, et de ces héros morts au loin
pour la France, le plus brillant, le plus connu est certes ce capitaine
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msmmmsmsfr^
• RBTUE. — GHËOMIQOÉ. 707
Henri Rivière, qui alliait si bien le taleot de l'ëcriYain, du Tomander,
à rènergie du soldat, qui laisse parmi nous les souvenirs d'un collabo-
rateur et d'un ami. C'était un homme d'une vive et aimable originalité,
qui avait autant d'esprit que de courage, autant de bonne humeur que
de résolution et de calme dans le danger. 11 se partageait sans effort
entre ses devoirs de marin et ses succès d'écrivain, entre les courses
à travers les mers et les plaisirs de la vie de Paris, — toujours heureux
de venir se retremper dans ce monde parisien qu'il aimait, toujours
prêt à repartir au premier ordre. IL avait eu, il y a quelques années
déjà, une mission difficile à la Nouvelle-Galédonie; il l'avait remplie
avec une libre et ferme rondeur. Depuis quelque temps il avait été
envoyé en sentinelle dans ce poste avancé d'Hanoï, et, quoique atteint,
dans ces derniers mois, d'un mal qui l'éprouvait cruellement, qui
n'altérait pas la sérénité de son esprit, mais qui pouvait diminuer ses
forces, il a fait son devoir jusqu'au bout. 11 n'était pas homme à se
laisser insulter dans ce réduit d'une citadelle Idntaine où il tenait de
sa main vaillante la bannière de la France. S'il est sorti il y a quelques
jours de ses retranchemens pour marcher sur les bandes qui le pres-
saient, c'est qu'il l'a certainement cru nécessaire pour sauvegarder la
sûreté du poste qui lui avait été confié, pour laisser à la mère patrie le
temps de le secourir. Il est mort simplement, noblement au milieu d^
ses hommes obligés de se replier, dans cette échauffourée héroïque
dont le retentissement a été aussi soudain que profond en France. S'il
y avait eu jusque-là des dissentimens sur l'opportunité de l'expédition
du Tookin, il ne pouvait plus y en avoir après la malheureuse affaire
d'Hanoi, et l'opinion elle-même, quoique peu portée aux entreprises
lointaines, s'est sentie vivement émue. Le sang de nos soldats avait .
coulé, le drapeau étaitengagél Aussi, le vote du sénat et de la chambre
des députés a-t-il été unanime, attestant heureusement qu'il y a
encore des circonstances où cette opposition que M. le ministre de
l'intérieur veut supprimer ne refuse pas au gouvernement de la
république les moyens de sauvegarder la dignité et les intérêts de
la France. SoitI tel qu'il est cependant, cet épisode d'Hanoï a sa mo-
ralité, et il ne faut pas oublier que si ces braves gens, leur comman-
dant en tête, sont morts là-bas obscurément, ils ont été peut-être après
tout les victimes d'une politique qui n'a su ni se décider ni agir à
propos.
Il faut se garder des récriminations vaines]^ sans doute. Il n'est pas
moins certain que si, depuis quelque temps particulièrement, notre
situation au Tonkin est devenue, selon le mot de M. le ministre des
affaires étrangères, n précaire, embarrassée, sinon menacée, » c'est
la faute de quelqu'un, de ceux qui auraient dû y veiller de plus près,
— non apparemment de ceux qui meurent héroïquement au poste où ils
ont été placés. Depuis six mois au moins, Henri Rivière malade, mais
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708 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours vigilant, ne cessait de signaler la gravité des choses, la néces-
sité d'une action sérieuse. Il réclamait sans succès une décision tou-
jours ajournée. On n'a pas oublié que, dans le courant du dernier
hiver, M. Pamiral Jauréguiberry, alors ministre de la marine, était sur
le point de donner sa démission parce qu'il ne trouvait pas dans le
conseil, peut-être môme auprès de M. le président de la république,
l'appui dont il avait besoin justement pour régler cette affaire du Ton-
kin. On hésitait, on temporisait, vraisemblablement par des raisons par-
lementaires, sans prendre garde que, pendant ce temps, tout s'aggravait
aux frontières de la Chine, que nos forces visiblement insuffisantes
pouvaient être exposées, — et, en réalité, cet épisode d'Hanoï, qui est
venu réveiller l'opinion, n'est que la triste conséquence de ces longues
tergiversations. Eh bieni maintenant, qu'on ait du moins une idée,
une volonté. Jusqu'à ces derniers temps, on pouvait délibérer encore;
aujourd'hui, les événemens ont décidé. L'action est, à proprement
parler, engagée, et dans cette situation jusqu'à un certain point nou-
velle, c'est assurément plus que jamais une nécessité de savoir ce
qu'on veut, ce qu'on va faire au Tonkin. Il faut se rendre compte de
tous les élémens d'une question si complexe qui touche à nos rapports
avec le royaume d'Ânnam, devenu aujourd'hui à peu près un ennemi,
avec l'empire de Chine, qui peut l'être demain, avec les puissances
européennes qui ont des intérêts dans l'extrême Orient. Il faut aussi
savoir proportionner les moyens qu'on va employer à l'importance de
l'entreprise qu'on se propose. La plus dangereuse des illusions serait
évidemment de s'engager avec des moyens insuffîsans ou toujours
marchandés, avec une politique irrésolue ou avec l'arrière -pensée
de s'arrêter à mi-chemin, dans une affaire où le succès ne peut être
conquis que par un prudent et ferme esprit de suite. Tout peut
dépendre aussi sans aucun doute des agens que le gouvernement char-
gera de l'œuvre qu'il entreprend, et ce serait en vérité céder à
d'étranges préoccupations que de choisir le moment où nos soldats
peuvent avoir à combattre, où tout peut être décidé par l'autonté des
armes, pour créer une sorte d'anarchie ou de conflit organisé par la
confusion d'un chef militaire chargé des opérations et d'un gouverneur
civil aux prérogatives mal limitées. Cette idée d'un gouverneur civil
pour le Tonkin s'est naturellement produite dans la chambre des dépu-
tés; elle a été éliminée par le sénat, et, en définitive, elle n'est pas
dans la loi des crédits. Elle subsiste toujours cependant comme la
marque indélébile de cet esprit républicain qui n'est autre chose que
l'esprit de parti. Qu'on respecte du moins une fois ces questions où
les plus graves intérêts nationaux sont en jeu. Qu'on ne les subor-
donne pas à des préjugés et à des calculs qui pourraient les com-
promettre I
L'esprit de parti, c'est déjà bien assex, c'est encore beaucoup trop
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REVUE. — CHEONIQUEt 709
quMl règne dans la politique intérieure, dans les conseils du gonverne-
ment comme dans le parlement, quMl se manifeste sous toutes les
formes, qu'il aille jusqu'à rabaisser à son usage les idées les plus éle-
vées, jusqu^à changer le sens des mots pour déguiser ^es œuvres. A y
regarder de près, en effet, il s'accomplit depuis quelque temps dans
la langue politique une révolution si étrange, qu'on finira bientôt par
ne plus s'y reconnaître ; on ne s'entendra plus I Autrefois, ce mot de
libéralisme, si souvent employé dans les débats de la tribune et de la
presse, avait une signification généreuse. Il s'appliquait à toute revendi-
cation d'une garantie nouvelle, d'un droit, d'une liberté. Aujourd'hui les
habiles ont appelé cela une (t guitare. » Pour certains républicains, le
libéralisme s'accommode fort bien de la violation de toutes les libertés,
de toutes les garanties.* Pourvu qu'on désarme des adversaires ou qu'on
serve le parti, on ne craint nullement de recourir aux procédés discré-
tionnaires de tous les régimes du passé, ou d'introduire l'arbitraire dans
les lois nouvelles. Il y a eu un temps où ce mot de réforme exprimait
toujours l'idée d'une large et sérieuse amélioration, d'un progrès dans
les institutions, dans l'organisation politique, sociale ou administrative.
A l'heure qu'il est, il s'agit avant tout de satisfaire des intérêts ou des
passions de parti. On vient de le voir une fois de plus par cette loi, qu'un
euphémisme complaisant appelle encore une loi de réforme judiciaire et
quiy en ce moment môme, est vivement discutée au Palais-Bourbon.
Elle avait sombré Tan passé, cette loi, dans toute sorte d'incohérences
où l'on avait fini par se perdre ; elle a reparu récemment sous une
forme nouvelle avec la complicité du ministère. Cest tout simplement
le plus vulgaire expédient de parti décoré du titre de réforme.
Assurément, — c'est une pensée qui n'est pas nouvelle, qui n'est
pas non plus le monopole d'un parti, — &} Ton voulait réaliser dans
l'administration de la justice des améliorations sérieuses, réellement
profitables pour le pays, rien ne serait plus légitime. On aurait pu, en
maintenant l'indépendance de la magistrature, qui est la garantie des
justiciables, en la fortifiant môme par des conditions nouvelles de
capacité, chercher les moyens de simplifier la procédure, de diminuer
les frais de justice, de ramener le nombre, l'organisation des cours et
des tribunaux aux nécessités d'une situation qui s'est modifiée avec le
temps. C'était possible, c'est toujours désirable. Malheureusement
l'œuvre ne laisse pas d'être difficile, et M. le garde des sceaux, qui,
dans un élan de zèle, avait commencé par présenter trois projets, l'un
sur la réforme du personnel judiciaire, l'autre sur la création d'assises
correctionnelles, le troisième sur Textension de la compétence d^s jus-
tices de paix, M. le garde des sceaux lui-môme a fini par trouver que
ce serait trop compliqué. Il en est bientôt venu à se mettre d'accord
avec une commission de la chambre pour arriver, — à quoi? CTest bien
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710 REVUE DES DEUX MONDES.
simple. On s'est borné au seul projet qui réponde à la passion de
parti, à celui qui décrète l'épuration à outrance, la révolution du per-
sonnel par la suspension de Tinamovibilité. Il s'agit d'abord de con-
férer à M. le garde des sceaux, qui ne refuse pas cette brutale mis-
sion, une dictature de trois mois pour opérer en grand snv le corps
judiciaire français avec la collaboration des députés mécontens des
magistrats de leur arrondissement. Et qu'on ne croie pas que ce soit
là une intention malignement prêtée à des hommes qui ne savent pas
ce qu'ils font. Ils savent très bien, au contraire, ce qu'ils veulent faire.
M. Ribot, qui a combattu avec une vive et saisissante éloquence toutes
ces fantaisies, cette destruction systématique de la magistrature fran-
çaise, M. Ribot s'est plu à arracher leur secret à ces grands réforma-
teurs. — « Ce que vous demandez, leur a-t-il cUt à plusieurs reprises,
c'est le droit, pendant trois mois, de frapper tous les magistrats sans
distinction ;.. le droit de destituer, si èela vous convient, tous les ma«
gjstrats de France;., c'est la magistrature tout entière livrée pendant
trois mois au bon plaisir de M. le garde des sceaux ou de ses subor-
donnés... n Et de toutes parts on lui a répondu : « Oui! ouil certaine-
ment I )) C'est avec une sorte de cynique candeur que se sont échap-
pées' ces interruptions d'autant plus significatives qu'elles sont
anonymes. Et voilà ce qu'on appelle à l'heure présente une réforme
judiciaire 1
Ainsi, trois mois de dictature ou d'arbitraire administratif pour la
grande revision des titres républicains des juges de France, c'est le
premier mot de la loi. Et après, quand cette œuvre préliminaire sera
accomplie, qu'en sera-t-il? Ce sera vraiment encore l'arbitraire de
parti susjl^ndu sur l'inamovibilité dérisoire des nouveaux magistrats
institués. Jusqu'ici, en effet, la cour de cassation avait seule le droit
de prononcer, dans sa haute et impartiale indépendance, sur les ma-
gistrats en faute, et elle a plus d'une fois rempli ce devoir sans fai-
blesse; sans complaisance. Maintenant ce ne serait plus ainsi. Il y
aurait un conseil supérieur composé de quinze membres, toujours
choisis, il est vrai, dans la cour de cassation, mais élus en partie par
la cour elle-même, en partie par la chambre des députés et par le
sénat,— ^c'est^i-dire que la cour de cassation deviendrait un instrument
des majorités, que la politique se trouverait introduite dans le tribu-
nal chargé de juger les magistrats. A défaut de l'impartialité indépen-
dante de la juridiction disciplinaire, y aurait-il au moins une certaine
garantie résultant d'une définition précise des faits pour lesquels les
magistrats pourraient être jugés ? Pas davantage. Aujourd'hui, comme
ssé, les magistrats continueraient sans doute à être poursui-
^linairement pour les fautes professionnelles; mais, à côté, il
3tit article réservant les fautes innomées, laissant au garde
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"^>^
REVUE. — CHRONIQUE, 711
des sceaux le droit de révocation sur un avis « non motivé » du conseil
supérieur. De telle façon que l'arbitraire est partout, — avoué sans
détour dans la dictature de trois mois donnée au gouvernement,
à peine déguisé dans la constitution du tribunal disciplinaire aussi
bien que dans l'appréciation des fautes réservées. Et Ton ne s'aperçoit
pas que le dernier mot de ce système qui, à défaut d'autre mérite, a
certainement celui de l'originalité, est la déconsidération de la jus-
tice, la ruine de la magistrature, l'abaissement de la cour de cassation
elle-même, transformée en instrument politique. Cest là ce qu'ont
démontré avec une pressante et décisive énergie de parole, et un
ancien ministre, M. Goblet, et M. Ribot, dont les discours n'ont été,
après tout, que la traduction de ce mot de Montesquieu, disant que
(( la pire des tyrannies est celle qui se cache sous un semblant de
légalité et sous une couleur de justice. »
Voilà où conduit l'esprit de parti, s'abattant en quelque sorte sui
un pays, se servant et abusant de tout dans un intérêt de domination.
£n vérité, les républicains d'aujourd'hui, depuis qu'ils sont au pouvoir,
ont déjà eu le temps de donner de singuliers exemples et de créer
d'étranges précédens. Ils n'ont pas tout inventé, nous en convenons.
Ils ont pris sans façon et ils prennent chaque jour à d'autres régimes
tout ce qu'ils ont pu découvrir de procédés discrétionnaires, mais ils
ont sûrement ajouté aux vieux trésors de l'arbitraire.' Ils ont raffiné la
tradition, ils ont imaginé des perfectionnemens, sans se demander
si, un jour ou l'autre, ces armes qu'ils remettaient à neuf ou qu'ils
forgeaient ne pourraient pas être tournées contre eux. Car enfin
nous sommes tous mortels, — ou presque tous, — comme disait autre-
fois un prédicateur de cour. La république est apparemment mortelle,
elle aussi, comme les autres, comme les rois. Les républicains ne
remarquent pas que le jour où ils perdraient le pouvoir, ils laisse-
raient à ceux qui seraient tentés de s'en servir une riche collection d'ex-
pédiens et de procédés, depuis les invalidations en masse par un coup
de majorité jusqu'à l'asservissement des juges, depuis les expulsions
pour raison d'état, par voie de police, jusqu'à la suppression des trai-
temens par le bon plaisir administratif; les républicains d'aujourd'hui
en sont même venus à ce point d'aveuglement qu'ils ne se rendent
aucun compte de ce qu'il y a d'exorbitant dans leurs actes. Et quand,
après tous ces abus de domination, M. le ministre de l'intérieur, dans
ses voyages de propagande, convie les oppositions sincères à rendre
les armes, à cesser le combat, que veut-il dire ? Est-ce par la politique
régnante qu'il pense désarmer les oppositions ? Est-ce à la république
telle qu'on la fait qu'il prétend les rallier? M. Waldeck-Rousseau
invoque la nécessité de la pacification pour le bien de la patrie, de la
grandeur nationale: est-ce en inquiétant toutes les croyances, en
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712 REVUE DES DEUX MONDES.
affaiblissant toutes les garanties de justice qu'il compte travailler à la
paix? M. le ministre de Tintérieur et M. le président du conseil parlent
sans cesse de refaire un gouvernement: est-ce avec des idées de faction,
avec des faiblesses et des complaisances pour les passions de parti
qu'ils se flattent de fonder un gouvernement? On ne fonde rien, on vit
à peine, et la pire des choses est qu'avec tout cela on ne se crée sûre-
ment pas les n}oyens de relever le crédit de la France dans le monde,
de poursuivre une politique avec autorité devant l'Europe, comme dans
les régions lointaines où la fortune peut nous appeler.
Aux deux extrémités de l'Europe aujourd'hui, à Moscou et à Madrid*
se déploient sous des formes différentes ces pompes monarchiques
auxquelles les peuples ne sont jamais insensibles, parce qu'elles
représentent à leurs yeux quelque chose de plus qu'un fastueux et
vain cérémonial de cour. L'empereur de Russie vient de se faire sacrer
solennellement au Kremlin, le roi et la reine de Portugal sont reçus
avec éclat en Espagne, et dans les deux pays, ces fêtes impériales on
royales, sans avoir la môme importance ni le môme caractère, ont leur
signification.
Jusqu'ici l'héritier de l'infortuné Alexandre II de Russie avait
ajourné cette cérémonie traditionnelle du couronnement, qui est
comme la consécration obligée du pouvoir des tsars, comme le bap«-
tême de chaque nouveau règne. Alexandre III était arrivé au trône
dans des conditions si tragiques et, depuis son avènement, il s'est
trouvé engagé dans de telles luttes avec les insaisissables conjurations
de meurtre, avec ce mystérieux et redoutable nihilisme, qu'on a long--
temps hésité. On se rappelait avec une certaine terreur cette série
d'attentats qu'aucune police n'a pu déjouer, et le Palais-d'Hiver sau-
tant en partie par la dynamite, et le dernier tsar périssant victime
d'audacieux conspirateurs sur un quai de Pétersbonrg, et les tenta-
tives multipliées d'assassinats. On ne cessait de se trouver en face de
complots menaçant tantôt le souverain lui-môme, tantôt les chefs de
l'administration, prenant toutes les formes et attestant une puissance
de fanatisme qui ne reculait devant rien. C'était entre le gouverne-
ment et les sectes une guerre obscure, obstinée, implacable, qui, au
début du règne, a réduit le nouveau tsar à vivre le plus souvent ren-
fermé dans ses palais, où il ne se sentait pas môme peut-ôtre ton»
jours en sûreté. Il y avait bien certes de quoi hésiter et se préoccuper
de ce qui pourrait arriver dans une cérémonie où la famille impériale
tout eutière allait avoir à paraître publiquement, entourée de princes
étrangers, d'ambassadeurs extraordinaires de toutes les puissances,
au milieu de masses immenses attirées par les fêtes, par les specta-
\i point sans quelque anxiété qu'on s'est dteidé enfin à ne
r cet acte à la fois national, politique et religieux du sacre.
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BETUE. — GHROWlQUEt 718
sans lequel le tsar n'est pas vraiment le tsar aux yeux da peuple
russe, et jusqu'au dernier moment, à Moscou comme à Pétersbourg,
parmi les Russes comme parmi les étrangers, l'émotion parait avoir
été des plus vives. On s'attendait toujours à de l'imprévu. Les répres-
sions poursuivies depuis quelque temps ont-elles eu pour effet de dis-
perser ou de décourager les organisateurs de complots? Les nihilistes
se sont-ils sentis pour le moment impuissans et hors d'état de réali-
ser les menaces sinistres dont les révolutionnaires de tous les pays
n'avaient pas manqué de se faire l'écho jusqu'à la dernière heure?
La police avait-elle bien pris ses précautions? Toujours est-il que rien
de ce qu'on redoutait n'est arrivé, que, dès le commencement des
fêtes, tous les fantômes semblent s'être évanouis. L'empereur a fait
une entrée triomphale à Moscou, escorté de son armée, entouré des
masses populaires accourues sur son passage. Pendant plusieurs jours,
les cérémonies se sont succédé avec une pompe et un éclat rehaussés
par la variété des costumes et des uniformes, par la présence des
représentans étrangers aussi bien que des délégués des provinces les
plus reculées de l'empire. Tous les rites du sacre, car ce sont de véri-
tables rites, se sont accomplis; et, une fois de plus, en plein Krem-
lin , dans la cathédrale historique de l'Assomption , un tsar a reçu
la double consécration de son double pouvoir d'autocrate de toutes les
Russies et de chef de la religion grecque orthodoxe. La ville de Mos-
cou s'est illuminée, le peuple russe a acclamé son souverain. Tout
s'est passé aussi heureusement que possible, et si au début des fêtes
il y avait des craintes, il y a eu aussi à la fin un sensible soulagement
qui s'est traduit jusque dans cette dernière dépêche : « La cérémonie
du sacre s'est terminée sans incident. » A partir de ce moment,
Alexandre IIl est entré en pleine possession de la majesté impériale,
saluée par les acclamations populaires en même temps que revêtue de
la sanction reh'gieuse. Chose extraordinaire cependant qu'on doive
considérer comme une victoire qu'une telle puissance ait pu échap-
per pendant ces jolirs de têtes aux coups de quelques fanatiques
obscurs I
Que sera maintenant ce règne? Il est certain qu'après avoir été
inauguré il y a deux ans d*une façon si tragique, il s'est débattu depuis
dans d'étranges difficultés, et ces difficultés n'ont pas été vraisembla-
blement sans influence sur les manifestes qui ont accompagné le cou-
ronnement. Au demeurant, ces manifestes n'ont pas une signification
bien décisive. Dans un rescrit qu'il a adressé à son ministre des affaires
étrangères, M. de Giers, et qui en réalité est à l'adresse de l'Europe,
Alexandre III s'est borné à des paroles de paix, au désaveu de toute
pensée de conquête au nom de la Russie. D'un autre côté» dans les
affaires intérieures de l'empire, le jeune uar s'en est tenu à des me-
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71& REYUE DES DEUX MONDES.
sures ou à des libéralités partielles, à une remise des impôts arriérés
à un allégement de peines pour des condamnés, à une atténuation de
quelques rigueurs de police. Le seul point saillant de ce manifeste est
une mention de la Pologne sous la forme d'une amnistie décrétée pour
les Polonais qui ont participé à la dernière insurrection. Aucune me-
sure d'un ordre général n'est adoptée pour l'empire. Alexandre III s'en
tiendra-t-il à ces modestes libéralités des manifestes du sacre ? Tout
peut dépendre des événemens, et il n'est point impossible que la poli-
tique intérieure de la Russie ne se ressente par degrés du caractère
tout pacifique de ces somptueuses fêtes de Moscou qui viennent de
montrer une fois de plus tout ce que garde encore de force et de pres-
tige ce pouvoir des tsars si violemment menacé par les sectaires du
nihilisme.
Les fêtes royales de Madrid, sans être aussi grandioses que celles de
Moscou, ne sont pas moins brillantes à leur manière et n'ont pas moins
leur intérêt pour les deux pays, dont les souverains rivalisent en ce
moment même de cordialité et de bonne grâce. La ville de Madrid et
le jeune roi Alphonse XII se sont mis en frais pour recevoir dignement
la visite des souverains portugais.
Ce n'est point sans doute que FEspagne n'ait ses dilDScultés politiques
et plus d'un embarras dans ses affaires. Elle a, elle aussi, ses anar-
chistes de l'Andalousie et des villes industrielles, ses nihilistes de la
(( main noire » dont le procès se juge à l'heure qu'il est et révèle une
situation sociale singulièrement altérée. Elle a encore ses troubles, ses
divisions de partis, ses luttes de parlement; et le ministère de M. Sa-
gasta a fort à faire pour se maintenir entre ses alliés de la gauche et ses
alliés plus modérés, — pour se tirer de tous les conflits qui se nouent
incessamment autour de lui. L'Espagne n'est point certainement à l'abri
de crises politiques qui peuvent un jour ou l'autre avoir leur gravité ; mais
pour quelques jours tout est oublié, tout s'efface devant cette visite du
roi et de la reine de Portugal, à qui la courtoisie espagnole a ménagé un
accueil à la fois aimable et fastueux. Excursions à Aranjuez, voyage à
Tolède, réceptions au palais de Madrid, courses de taureaux, démon-
strations affectueuses, rien n'est négligé pour intéresser et amuser des
hôtes à qui on veut plaire. Tout le monde espagnol s'emploie à faire
fête à ces princes portugais dont la visite est une marque de l'intimité
renaissante entre les deux pays. Ce n'est point d'aujourd'hui d'ailleurs
que ces rapports plus intimes ont commencé à se former. Il y a quel-
ques années les deux souverains se rencontraient déjà, à l'occasion
d'une inauguration de chemin de fer, à Elvas, et ils nouaient ami-
tié. L'an dernier, le roi Alphonse et la reine Christine allaient à Lis-
bonne, oii ils recevaient une cordiale hospitalité. Aujourd'hui le roi
dom Luiz et la reine Maria Fia sont à Madrid, où ils sont venus sceller
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^s^sEfsi^fr^^
REYDE* — CHBONIQOB^ 715
tout à fait Tamitié des deux familles, qui représente Tintimité des deux
Dations. Qtt'on ne s'y méfMrenne pas du reste, les journaux à polémi-
ques ambitieuses peuvent seuls parler encore de l'union ibérique. Il ne
s'agit de rien de semblable, et dans des toasts qu'ils ont échangés à un
brillant banquet du palais de Madrid, les deux rois ont eu soin de dire
que l'alliance intime des deux pays ne devait porter aucune atteinte à
a leur indépendance et à leur autonomie respectives. » Ce n'est môme
qu'à ce prix que l'Espagne et le Portugal peuvent s'unir d'une manière
vraie et durable. Toutes les fois qu'on a voulu dépasser le but, en
essayant de faire revivre la malencontreuse idée de Tunion ibérique,
ces tentatives stériles ont été suivies d'une recrudescence de jalousie
et d'antipathie entre les deux peuples. Dès qu'on paraît des deux côtés
vouloir se respecter mutuellement, Tamitié renaît d'elle-même, et dans
ces conditions l'union est aussi efficace que naturelle. Le Portugal
trouve dans l'alliance espagnole une force pour s'affranchir des influences
oppressives qui peuvent le menacer ; l'Espagne à son tour trouve une
sûreté dans l'amitié portugaise. Tout est profit pour les deux pays. Les
deux rois, les deux gouvernemens paraissent s'inspirer aujourd'hui de
cette politique, et c'est ce qui fait précisément que cette visite du roi
et de la reine de Portugal à Madrid, suivant à un an de distance le
voyage des souverains espagnols à Lisbonne, a sa signification et son
intérêt.
La guerre, à ce qu'il paraît, est toujours la guerre, et partout où
elle éclate, que ce soit en Europe ou aux extrémités du monde, elle se
manifeste le plus souvent par les mêmes violences, par les mêmes
abus de la victoire et de la force. Elle a éclaté, il y a cinq ou six ans
déjà, entre trois républiques de l'Amérique du Sud, le Chili, la Bolivie
et le Pérou ; elle a fini par se concentrer entre les deux principaux
adversaires, le Chili et le Pérou. Elle a commencé à propos de contes-
tations de territoires entre des états qui ne peuvent pas même occuper
ni surtout civiliser les régions immenses qu'ils possèdent. N'importe,
elle n'a pas été moins acharnée. On parle quelquefois «des républiques
sosurs : en voilà une qui a été occupée pendant plusieurs années à
dévorer l'autre. Le Chili, dans ce duel sanglant et démesuré, a eu tous
les avantages sur mer et sur terre. 11 a battu et pris les navires péru-
viens, il a brôlë les ports, il a vaincu et dispersé les forces militaires
de son adversaire. Il y a deux ans déjà, il est entré les armes à la
main dans la capitale du Pérou. Plusieurs fois, des tentatives de paci-
fication se sont produites; elles ont d'abord échoué. L'armée chilienne
est restée dans la république péruvienne comme en pays conquis, et
c'est ici que cette guerre d'invasion, désormais inutile, a pris un carac-
tère de meurtrière et impitoyable brutalité. Un des chefs de l'armée
chilienne, le ministre de la guerre lui-même, le général Vergara, n'a
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716 RETUE DES DEUX MONDES.
pas caché, du re^te, la triste pensée dont on poursuivait la réalisa-
tion, lia dit, sans provoquer une contestation, devant le parlement de
son pays, au congrès de Santiago, qu'il fallait aller jusqu'au bout, que
l'objet de la guerre était de « miner le Pérou au point de le mettre
dans l'impossibilité de se relever d*un siècle. » Le fait est que l'armée
chilienne, campée depuis deux ans dans la capitale et dans les provinces
péruviennes, maîtresse absolue d'une partie du pays, paraît avoir été
tout simplement l'exécutrice de cette implacable politique. Un des chefs
de la marine péruvienne, le contre-amiral Aurelio Garcia y Garcia, dans
une lettre qu'il a récemment publiée en Angleterre, s'est fait l'historien
pathétique des procédés des envahisseurs de son pays. Les Chiliens,
d'après le témoignage de l'amiral Garcia^ ne se seraient pas contentés
d'exercer les droits militaires avec I a dernière rigueur, de se livrer à toutes
les déprédations et aux exécutions sommaires, de ruiner les habitans des
villes et des campagnes, commerçans et propriétaires, pour finir par
les déporter en Patagonie, à mille lieues de leur patrie; ils poursui-
vraient par tous les moyens la réalisation d'un système de spoliation
qui bien réellement exténuerait le Pérou « pour un siècle. » Ils auraient
déjà mis tout au pillage, les bibliothèques, les archives nationales,
les galeries de peinture, les collections scientifiques et littéraires de
Tuniversité, du conservatoire. Les objets d'art, statues, bronzes, fon-
taines qui décoraient les places publiques, les phares des côtes, le
matériel de la monnaie de Lima, même les caractères de l'imprime-
rie nationale, toutxela aurait été enlevé et transporté au Chili. Quant
aux résidens étrangers, un peu moins exposés à être rançonnés, ils en
auraient été quittes pour payer un double droit de douane établi sur
rentrée de toutes les marchandises étrangères. La peinture de Tamiral
Garcia fût-elle un peu passionnée, ce qui reste de trop réel, de trop
vrai, dépasse encore assurément tous les droits de la guerre.
Voilà comment se traitent ces républiques du Nouveau-Monde, qui
ont la môme origine, qui sont de môme race espagnole et parlent la
même langue. 11 fallait cependant en finir avec cette lutte poussée
jusqu'à l'extermination du pays vaincu, et il paraîtrait maintenant
qu'une nouvelle tentative de pacification aurait eu plus de succès que
toutes celles qui ont été essayées jusqu'ici. Si le traité qui aurait été
signé est tel qu'on le dit, le Pérou paierait sa défaite en cédant défini-
tivement une province, celle de Tarapaca, avec une partie de ses
cètes, et en consentant à l'occupation pendant dix ans de la province
de Tacna, du port d'Arica. Après cette occupation de dix ans, les popu-
lations décideraient par voie de plébiscite si elles veulent rester sous
la domination du Chili ou si elles préfèrent redevenir péruviennes.
Ces conditions sont assurément dures; elles le sont pourtant moins
que ne le laissaient craindre les ezigenoes primitives du Chili, et«
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ijgfcrflï'Mi» ilJ '
REYUE* — CHRONIQUE. 717
en diminuant ses prétentions financières, le cabinet de'Santiago n'a
fait peut-être que céder à des influences étrangères assez puissantes
pour se faire écouter. 11 reste encore, il est vrai, une question assez
grave. Le chef qui a négocié et signé le traité, le général Iglesias, n'a
qu'une autorité fort douteuse, mal reconnue, et un autre chef mili-
taire, qui tient la campagne à la tête de quelques bandes, parait avoir
protesté contre ces conditions exorbitantes. Cest à une assemblée
péruvienne, réunie aujourd'hui à Ârequipa, de se prononcer, de don-
ner ou de refuser la ratification. Ce qu'il y aurait de pire évidemment
pour le Pérou serait de continuer une guerre qu'il a déjà expiée par la
dévastation de ses territoires, par la ruine de son commerce, par
toutes les spoliations dont il a été la victime. La paix, si dure qu'elle
soit, est encore pour cette malheureuse république le seul moyen
d'échapper à une destruction complète et définitive.
CH. DE MÀZADE.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
La liquidation de quinzaine a révélé une fois de plus une telle abon-
dance d'argent que le marché des fonds publics en eût été selon toute
vraisemblance favorablement affecté pendant la seconde moitié du
mois, si des événemens, financiers et politiques, ne s'étaient produits
qui ont paralysé toute velléité d'amélioration et même provoqué une
nouvelle dépréciation sur le 5 pour 100 converti.
L'attention a dû pendant quelques jours se concentrer sur la place
de Londres, où la suspension d'une importante maison de spéculation
venait' de jeter une sorte de désarroi. Les exécutions devenues néces-
saires au Slock-Ëxchange ont porté principalement sur des valeurs
anglaises, américaines et mexicaines; des quantités considérables
d'obligations unifiées d'Egypte ont été en outre jetées sur le marché.
A peine cette faillite paraissait-elle avoir produit tous ses effets que
de nouvelles suspensions étaient annoncées; la liquidation anglaise
du 28 menaçait de prendre une tournure fâcheuse et de déceler des
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718 REHIE DBS DEUX MONDES.
embarras sérieux. Il s'est trouvé que ces appréhensions étaient fort
exagérées; aucun nouveau sinistre n*a été signalé au moment du règle-
ment des comptes, et si les taux de report se sont légèrement tendus
au Stock-Exchange, par suite de la situation toute spéciale du marché
monétaire au-delà du détroit, on n'en pouvait pas moins constater
avec satisfaction que cette liquidation redoutée ne s'était nullement
heurtée aux difficultés prédites.
La spéculation parisienne, qui a pour objectif le maintien ou le
relèvement des cours de nos rentes et qui dispose de ressources consi-
dérables, puisqu'elle est dirigée par quelques-uns de nos plus puissans
établissemens de crédit, comme le Crédit foncier, aurait pu mettre à
proût ces meilleures nouvelles financières de Londres pour porter défi-
nitivement au-dessus de 110 francs le 5 pour 100 converti et faire
consacrer ainsi le succès de la conversion par la première liquidation
mensuelle survenant après Tèvénement. Les acheteurs comptaient bien
sur cette intervention de la haute banque à la fin du mois; ils y comp-
taient d'autant plus que, dans leur pensée, la hausse devait être favo-
risée d'un côté par les brillantes espérances que donne la récolte pro-
chaine, de l'autre, par le calme et le bon ordre au milieu duquel se
sont poursuivies pendant toute une semaine, à Moscou, les solennités
pompeuses de la cérémonie du sacre et du couronnement du tsar.
Malheureusement ces calculs optimistes ont été de nouveau déjoués
par l'arrivée samedi des nouvelles si douloureuses du Tonkin. Le
5 pour 100 a reculé tout d'abord à 109 francs sous le poids des ventes
de spéculation dont les baissiers, saisissant habilement Toccasion, ont
essayé d'écraser la place. Le lendemain, la lutte commençait entre
haussiers et vendeurs en vue des cours à établir pour la réponse des
primes. Les premiers ont relevé un moment le 5 pour 100 à 109.50 ;
rmais une nouvelle panique s'est déclarée mercredi, la rente se rappro-
chant encore de 109, mais se maintenant toujours au-dessus du cours
ond. Les bruits les plus sinistres se répandaient : massacre des Fran-
çais à Hanoï, démission du minisire de la marine, rupture des relations
diplomatiques entre la France et la Chine. Les agences télégraphiques
ont démenti ces rumeurs, mais celles-ci n^en avaient pas moins produit
un très fâcheux effet, et provoqué sur toutes les valeurs une déprécia-
tion d'une certaine importance.
A supposer qu'une rupture avec la Chine ne soit pas à craindre, et
qu'il n'y ait pas lieu d'attacher une imporunce excessive au langage
violent et haineux de certaines feuilles anglaises, il faut compter que
l'expédition du Tonkin nous imposera de bien plus lourds sacrifices,
en hommes et en argent, qu'on ne l'avait cru tout d'abord. La situa-
tion budgétaire va donc se trouver encore aggravée par des charges
imprévues en un moment où la nécessité d'allègemens considéra-
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àSYUB. — CHRCMWQinB: 719
bles éclate enfin à tous les yeux. M. Tirard a déclaré, il y a peu de
jours, à la commission du budget, que le rendement des impôts, pour
la première quinzaine de mai, présentait une moins-value sur les pré-
visions budgétaires comme sur les résultats de Texercice précédent.
Les recettes diminuant et le flot des crédits supplémentaires s'élevant
toujours, le ministre a dénoncé l'apparition du déficit, estimé déjà
à 60 ou 80 millions et qui, sans doute, dépassera largement cette
évaluation. Les choses étant ainsi, tout ce que l'on peut souhaiter,
c'est que les grandes puissances financières qui veillent à la défense
du crédit de l'état ne permettent pas aux baissiers d'accabler sous des
coups trop répétés un marché déjà si éprouvé et si affaibli. Il ne peut
plus être question de hausse dans les circonstances actuelles^, le main-
tien du statu quo serait, au contraire, un grand bienfait pour la place,
qui a surtout besoin de calme et de repos. La liquidation va s'effectuer
sans peine, on peut hardiment le présumer, et les taux de report ne
seront pas onéreux, mais des incidens comme ceux qui viennent d'agi-
ter encore la Bourse ne sont pas de nature à rendre la confiance aux
capitaux et à les ramener aux valeurs. L'argent abonde, mais n'est dis-
posé à se prêter que pour des emplois temporaires, et fuit toute imrno*
bilisation.
Les valeurs du Suez ont bénéficié depuis quinze jours d'un mouve-*
ment vigoureux de reprise. L'agitation anglaise contre la compagnie
s'est un peu calmée, les recettes sont brillantes, et Ton annonce que
le conseil d'administration a résolu de commencer immédiatement la
construction d'un second canal. M. de Lesseps doit présenler à l'as-
semblée générale des actionnaires du k juin des propositions conformes
à cette résolution. Il est difficile de préjuger si les mesures qui seront
adoptées pour la formation du capital, soit que l'on émette de nouvelles
actions , soit que l'on ait recours à l'emprunt par obligations, seront
propres à favoriser la hausse ou à déterminer la baisse sur les titres
actuels. Les mouvemens si violons qui se sont produits cette quinzaine
sur l'action et la part civile sont, en tout cas, dus aux manœuvres de
deux groupes opposés de spéculateurs bien plutôt qu'aux apprécia-
tions diverses auxquelles ont pu se livrer les porteurs des titres sur
l'avenir réservé à l'entreprise.
Les négociations se poursuivent entre le ministre des travaux publics
et les compagnies de chemins de fer. La convention conclue avec le
Paris-Lyon-Méditerranée a été définitivement signée. Elle assure la
construction, par la compagnie, avec le concours pécuniaire de l'état,
se libérant par des annuités, de 2,000 kilomètres de nouvelles lignes et
fixe à 75 francs l.i limite de dividende au-delà de laquelle commence
le partage des b'iiéfices nets, l'état recevant deux tiers de ces béné-
fices. Les conventions avec le Nord et l'Orléans sont fort avancées.
L'une et l'autre de ces (Compagnies se charge de construire de 6 à
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720 REVUE DES DEUX MONDES.
700 mètres de nouvelles lignes. La limite de partage des bénéfices
serait établie à 56 francs pour TOrléans et à un chiffre représenUnt la
moyenne des cinq derniers dividendes pour le Nord.
Une difficulté spéciale retarde la conclusion des arrangemens avec
l'Orléans. L'état veut maintenir l'existence indépendante de son propre
réseau, dont plusieurs lignes se trouvent enchevêtrées dans le réseau
de cette compagnie. Il s'agit de procéder à des échanges de lignes et
de tronçons pour établir entre les deux systèmes une séparation bien
tranchée, opération délicate impliquant l'examen d'une foule de ques-
tions de détail.
Les cours des actions ont constamment baissé; la spéculation, qui
avait acheté pour escompter la signature des conventions ayant dû
reconnaître que le régime nouveau auquel les compagnies allaient se
soumettre entraînait une immobilisation presque indéfinie des divi-
dendes actuels, ceux-ci ne pouvant plus s'élever et restant cependant
exposés à des chances de diminution. Le Lyon a reculé de 45 francs,
le Nord de 17 francs, le Midi de 45 francs, l'Orléans de 22 francs,
l'Ouest de 10 francs, TEst de 5 francs.
Le Gaz s'est maintenu très ferme et ne perd que 12 francs à 1,360,
malgré la vivacité des attaques dont la compagnie est l'objet au sein
du conseil municipal.
Les titres des établissemens de crédit sont complètement négligés
par la spéculation et ne donnent lieu au comptant qu'à d'insignifiantes
transactions. Le Crédit foncier a un peu faibli, malgré la hausse de
ses obligations de toutes catégories; la Banque de Paris a passé de
1,062 à l,i)7i. La Banque d'escompte, qui a tenu son assemblée géné-
rale hier et fixé à 12 fr. 50 par action le dividende de 1883, est immo-
bile à 530.
Quelques valeurs étrangères ont subi d'importantes variations de
cours. L'Italien, qui profite de tout ce qui est défavorable à nos fonds
publics, a franchi cette semaine le cours de 93 francs, les acheteurs
ayant voulu saluer la solution de la pseudo-crise ministérielle qui a fait
sortir du cabinet deux collègues gênans pour M.Depretiset les y a rem-
placés par deux partisans dévoués de la politique de cet homme d'état.
L'Oblifçation uniQée est à 368, comme il y a quinze jours. Mais le
iculé de 30 centimes à 11 francs et la Banque ottomane de
à 373. L'Extérieure d'Espagne s'est établie au-dessus de 64.
nins autrichiens ont baissé de 18 francs, le dividende de
I, annoncé pour 1882, ayant paru faible; les Chemins portu-
reculé précipitamment de 525 à 450 aussitôt qu'il a été connu
i que le dividende du dernier exercice serait fixé à 20 francs,
I le dividende précédent avait été de 30 francs.
Le directeur-gérant : C. Buuos,
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TÊTE FOLLE
DBUZIÈMl PARTIS (1).
V.
Ce matin-là, le facteur remit à Jean d'Erquy mie lettre dont le
timbre parut exciter sa surprise. Il attendit pour l'ouvrir la fin du
déjeuner, puis alla s'enfermer dans sa chambre, ^qui porta au
plus haut point la curiosité de Laure. Due demi-hetlH après, elle
entendit son père l'appeler et courut le rejoindre.
U tenait encore la lettre dépliée :
— C'est, lui dit-il, de M^** de Kerlan, et cela te concerne,
— Gela me concerne? répéta Laure en s'asseyant sur ses genoux,
avec l'intention évidente de lire à son tour ; mais il fit disparaître
assez brusquement les quatre pages d'une écriture très fine et pour-
suivit :
— Aurais-tu de la répugnance à t'en aller passer quelques
semaines en Bretagne?
— Avec toi, bien entendu?
— Non, toute seule.
— Toute seule?.. M"* de Kerlan m'invite toute seule? s'écria
Laure effrayée.
— U'n'en sera que ce que tu voudras, mon enfant. Comprends-
moi bien... Une séparation d'un mois tout au plus... Tu essaierais là-
(1) Voyez U Rwuê da !•' juin.
TOMB LTn. — 15 jun 1883. M
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72»
bas ta nouvelle gouvernante, VP^ Blondet, qui nous attend à Paris .
Je ne serais pas fâché d'avoir sur son compte, avant de te confier à
êes soins, Tavis d'un aussi bon juge que Nonne*. • Mais en réalité ce
n'est pas là le but du voyage.
— Mon voyage a«rait,UQ fcut^
— Un but très sérieux. Neus parlions bitr de ta grand'mëre, tu
te le rappelles? Eh bien! M"*deKerlan veut entreprendre de te faire
connaître à elle et de nous réconcilier par ton entremise. C'est un
projet bizarre, irréalisable peut-être^ mais l'excellente fille montre
tant de confiance dans le succès, que si tu n'avais pas trop peur...
— Je n'ai peur que de te quitter... Papa, tu n'exigeras pas cela!
— Je n'exige rien, je te le répète... Réfléchis, voilà tout ce que
je demande... W^"" de Kerlan t'offre Tbospitalité chez elle et saisira
une occasion favorable de te présenter à ta grand' mère. Vous serez
aidées par Armel, le fils de mon pauvre frère, qui est tout à nous,
paralt-il. Je dois même te dire que la première idée de ce plan,
assez vague encore, vient de lui.
— J'ai un cousin?
— Un brave garçon, officier de marine.
Laure demeurait pensive sur les genoux de son père, la tète
basse, l'air consterné.
— Rien ne presse, dit doucement M. d'Erquy. Laisse-moi,., il
faut que je réponde... Rien des choses importantes dépendent de oe
voyage... Nous en reparlerons**.
— Faudra-t-it vraiment en reparler?,, murmura Laure d'une
voix suppliante. Si plutôt tu répondais non tout de suite?
n repoussa ses caresses avec un peu d'impatience,^ comme ennuyé
4e ne pouvoir raisonner avec une enfant, et Laure sortit de la chambce
toute troublée. Son père l'avait priée de réiLôctûr. Elle aU& s'installer
pour cela sur la véranda qui était sa retraite favorite. Un rideau
touffu de plantes grimpantes l'abritait contre les rayons du soleil» et
un banc rustique muni de fi*aia coussins y invitait au repos. Eiïe
s'étendit à demi et se mit à songer sur ce que l'on attendait d'elle :
pénétrer dans la caverne de Togre,,. ce n'était rien moins que celai
Elle fl-îssonnait rien qu'à se représenter cette terrible grand'mèrel
Gomment l'aborder? Que lui dirait-elle ?.. La Rretagpe Uii apparais-
sait, à travers des illustrations quasi fantastiques» toute noice de
forêts épaisses, semée de pierres druidiques aAix funèbres aspects,
avec un vieux château çà et là, plein de revenans et de hiboux. Elle
se voyait, comme dans les contes de fées, enfourchant un cheval,
— au figuré, — et s'en allant, malgré les monstre&et les obstades
de toute nature, à la conquête de Teau qui danse, de l'arbre qui
chante, ou de l'oiseau qui parle, moins dif&cilw peutrôtre k caler
ver que le pardon d'une d'Erquy ..• Mais ce beau courage^ s'étei-
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Tân FOLLE. ,72S
4[nait vite« Non... ^pielte folie U. Qle n'irait pas».. Si cependant
son père le désirait beaucoup... beaucoup I.. Si elle pouvait xi»s-
mr ainsi à chasser de sa vie et 4e. son front ce viUin nuage dont
^e wait souvent surpris Ja ]>résence sans se l'eipliquer,, jusqu'au
jour où le passage de M"® de Kerlan lui avait rfait coinprendre qu'il
y avait dans ie passa dies oboses que »ce père ^doré regrettait parfois
Si désirait veXrwkY&cS.. Un chaos s'agitait au fond d'elle-même;
. inoipable de riessaisir le fil de sa pensée^ elle fermait les yeux, en
^s'aiiandanmnti. de-confuses sensations.
.(Larchaieur irtait ce jour^Jà intense, nyème sur la véranda où
s'était réfugiée Laure. Les moucherons bouidoonaient autour d'elle
OCVDQiBie .CAÎviEés par ce pénétrant parfum qu'eshaie le chëvnefeuille.
IWfuiiitidi^ndonnemensB soleil ,perçafit Ja verdure, toutcola peu à
peu Uaccabiait, la be«çait« Slle s'assoupit et, aans perdre complète-
«teinent connaissance, \iit .défiler devant elle toutes les 4igures qui
préoooupai^at £on imagination : d'abord.M"'' de Kerlan «puis une
tête grise» soB^bce et Jbargneuse'qui devait élre Ja tètedesa^rand'-
«naire, f^uis les giJonsd'or d'un uniforme d'4>flicierde jnarine, toute
'4Ktfte de £Matômes indécis, et, pavmi eui, plus nettement dessiné,
le comice Uathias, Tair t^riste. Il luldisait: — Dé^jàL. Estril vrai que
nons ne valsecoms plus ensemble?. • — Et elle lui répondait av/ec un
«soupir : -^ En eilSet, xette valse a étél)ien courte.». — Tout & coup
la voix de celui à ^qui elle s'étonnait de penser retentit près de son
OTieiUe, ;9i i^-'èarqu'elle en ti^ssaillift. Ouvrant les yeux, elle regarda
•autour d'eue, avec «un ce^^tain ^eifroi. Non, il n'était pas là^ mais on
paclaît dans le .salon, i^ la fenétce duquel se trouvait presque adossé
le baoBC de jardin qu'elle occupait. Les persienoes seules étaient
fermées ; à travers les lames de bois xm pouvait entendre. Sans
doute, la discrétion lui eût commandé de révéler sa présence. La
ciriosité iut ia plus fortes et, un peu honteuse d'elle-même, elle
écouta :
— Ce n'resi pas .un ^eprocbe^ disait la voix ^e de M*^ Aubin,
oousvous savons ie meilleur gré de venir souvent, mais n'espérez
pa».noua fake aroûre Que voos venez pour .noua. Il est trop facile
de deviner ce qui vous attire. ]e ^comprends et j'excuse... Pour-
tant isi le séjour de M. d'&quy devait se prolonger, nous l'averti-
rions cMficienci^jsement des périls que count sa fille, puisqu'il ne
parait pas s'en douter. Vous voilà prévoou.
«- Ainsi je «n'étais trompé, vous Jà^étes pas de xnes amis? reprit
la voix mftla et vibrante*.
— Je suis votee amîatrte sincèrement,... c'eslhà-dire jusqu'<& un
nattain pont, ma confiance n'étant pas pleine ^ entièce ; maïs, avant
itout, je m'intéressa au vepo^, 4 l'avenir de «ette eoiant»
— M^ d'Erquy est, il me semble, tout à fait capable de se garder
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72& RETUE DES DEUX MONDES.
elle-même, ne se souciant gaëre de moi ni de ce qu'elle peut m*in-
spirer.
— Vous voudriez me persuader qu'une jeune fille un peu légère
et coquette est de force à lutter contre la dangereuse expérience
d'un Lovelace tel que vous 7
— Je ne sais, madame, ce que vous appelez mon expérience, ni à
quel propos vous me faites l'honneur de me traiter de Lovelace. Le
danger en cette circonstance est tout entier pour moi. Quant à la
personne dont nous parlons, je ne me suis jamais aperçu qu'elle
f&t coquette. Elle s'abandonne au plaisir d'être belle et de charmer,
ce qui est bien diiBFérent. -^^
— Mais cet abandon n'est pas précisément la meilleure sauve-
garde dans la situation fausse où elle se trouve, et qui devrait l'obli-
gerà^plus de réserve,., sinon son mariage deviendra bien difficile.
' — Combien de préjugés vous avez en France 1 Celui qui pourra
donner son nom à cette aimable Laure sera trop heureux. Elle a les
plus précieuses qualités de la femme résumées en une seule qui
manque à presque toutes vos jeunes filles : le naturel. Ne me parlez
pas des petites Françaises bien élevées chez qui l'on a systématique-
ment détruit toutes les qualités qui promettent du bonheur à un
homme. Le convenu les a défigurées; elles ressemblent à ces
vilains arbres taillés des jardins de Versailles. M*^*d'Erquy, au con-
traire, est une belle plante qui a poussé librement ; elle sait tout ce
qui ne s'enseigne pas. Elle a de l'esprit, de la grâce, de la fran-
chise. Ses impressions éclatent ingénument au dehors et je n'ai
rien vu en elle jusqu'ici qui ne fût adorable jusqu'à ses défauts...
Que le ciel nous préserve des femmes sans défauts! Qui donc
serait assez malavisé pour tomber amoureux d'une perfection?
— Quel enthousiasme I
— Peu importe que je le ressente, puisqu'elle n'en saura jamais
rien.
— Étes-vous bien sûr de cela? Et pourquoi ne pas vous déclarer,
au contraire, puisque vous trouvez tout simple qu'en dépit de sa
naissance,., de son éducation singulièrement large, de son carac-
tère indépendant, on l'épouse ?
— Oh! pour plusieurs raisons... Mais je ne vous en donnerai
qu'une seule qui suffit. Je ne suis ni assez jeune, ni assez riche, n i
sur aucun point digne d'elle.
— Tant de modestie!., s'écria M"** Aubin un peu railleuse. De
sorte, reprit-elle après une pause, que M*^ d'Erquy partira sans se
douter qu'on l'adore? M'en donnez-vous votre parole?
— Elle partira? répéta le comte avec une inquiétude que trahi t
sa voix altérée. Il n'est pas question encore de ce départ, je sup-
pose?
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TÈTE FOLLB. 726
— Si fait. Ne le sayiez-vous pas? M. d'Erquy ne peut vivre long-
temps hors de Paris. Vous comprenez... le théâtre, ses habitudes...
il s'ennuie vite loin de tout cela. Le monde lui est à charge, les
beautés de la nature le laissent assez froid, son embonpoint l'em-
pêche de faire grand cas des ascensions, et depuis un grand mois
voyage 1 Nous avons dû renoncer à le retenir plus longtemps. Il
nous quitte après demain.
Tzérényi ne prononça pas un seul mot, mais se mit à errer dans
la chaiçbre d'un pas quelque peu agité, que Laure, émue de son
côtéi entendait du dehors.
— Ne touchez pas si rudement ce verre de Yenise, s'écria
M™* Aubin, vous aUez le mettre en pièces. Que vous a-t-il fait? J'y
tiens beaucoup.
— Il est d'une forme rare et d'une jolie couleur, en effet, répli-
qua Tzérényi avec un calme affecté.
— Vous jugez en aveugle, car vraiment ici, avec les volets fer-
,més, on marche à tfttons. Pour éviter la chaleur, nous nous con-
damnons aux ténèbres, c'est encore pis. Puisque vous êtes près de
la fenêtre, ayez donc l'obligeance de pousser cette persienne.
Évidemment la malicieuse femme voulait s'amuser de son air
déconfit, voir sur ses traits ce que pouvait cacher ce silence qui
avait accueilli la mauvaise nouvelle lancée sans ménagement. Il
obéit aussitôt. Les persiennes, rapprochées seulement, s'ouvrirent si
vite que Laure, surprise, eut peine à étouffer le cri qui lui monta
aux lèvres. Troublée comme une criminelle, les joues en feu, elle
disparaissait au moment même par la porte-fenêtre du vestibule,
qui, contigu au salon, donnait aussi sur la véranda; mais, quelque
précipitée que fût cette fuite, l'œil perçant de Mathias eut le temps
d'apercevoir un bout de jupe révélateur (|u'il reconnut. Attentif, il
regarda le banc que venait de quitter Làure, les coussins froissés
légèrement, et parut, avec son flair supérieur, humer Yodor di
fetnina mêlée aux arômes du chèvrefeuille. Mais il garda pour lui
ses observations et rentra, le sourire aux lèvres, en disant :
— Quel temps superbe I Dn temps de sommets par excellence.
Pourvu que nous l'ayons encore demain pour notre pique-nique à la
Dent du Ghatl Vous savez que je fournis un panier de Champagne?..
Mais à la condition que vous invitiez lady Walford. Je ne peux être
complètement heureux sans lady )/Valford, sa perruque rousse et
les précautions pudiques qu'elle prend pour ne pas montrer ses
jambes!.. Nous serons une douzaine, n'est-ce pas?
— Au moins. Tout notre monde viendra. Lady Walford a envoyé
un pâté digne de Gargantua, répondit M""* Aubin, momentanément
dépistée. Moi, je me charge des volailles froides; chacun s'est fût
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7C0 REVUE DES un 4Rnn)ES.
iBBcrire pour quelque autre chose, i'm ^ur des lépétiHoQS ^e-plsts.
Nous Bamaws^ nenfaieuxl
— Ce serait t^rible, en «Aet V^Bons^a^iexrsement notre mra«,
dit Tzérényi. Je suisirenu tout ^^rës... Horreur! s* écrk-t-tt en ipir-
cowftnt la carte fu'eUe lui tendait, woi\k justement trais ^lufles
russes. Les femmes laissent passer de ^poreiNes fcniesl Queseriesi-
Tous devenus si j'avais négligé?.. Tenez, é&xx jambone ieicoi««
de menu lest ^ Tefak^e.
fit, Avec «ne gravité superbe, ie comte Ifatiriis is'absnriyi'dKis
la composition d'un déjeuner sur l'herbe, comme s'il n'avait pas eu
d'autre souci.
VI.
M. d'Erquy dormait encore quand, un peu après le lever du
soleil, Jes ascensionnistes se mirent en route. M*^ Anittu l'ai^aitdit,
il n'était pas friand de ce genre d'exercice : irop replet, trop sui- ,
guin, itrop sceptique aussi, l'œ^périenoe ki ayant désioiTtré qu'après
beaucoup de fatigues, on rencontre KMnnenCisur les cimes en «guise
de panorama un orkleau de broonUard. Ses jambes paresseuses ne
s'y laissaient plus prendre. Qumt à Laure, c'était dilTérent. fille
n'avait' pas encore passé l'âge hem^ux où l'on grimpe pour le plai-
sir de grioDper, sans penser i ce qu'on trouvera ^eu arrivant; am
agilité de chevrette la pcrtait à travers les jcailioux, qu'elle ne sen-
tait pas, sur lesescarpemens les plus rapides, au bord des abtmes,
qui tte lui donnaient :aue«ne sensation de irertige. die n'avait jamais
tcop chaud, elle n'était jiunaée ksse, eUe ne savait pas oe que peut
être une déoeption, portaat en elle le prisme qui embeliit (toutes
choses, la jeunesse avec son intaiîesable «ntpain <et la faculté lien*
reuee d'admirer sans grand (disoeroemeuft. Son p^e n'eûA dooc
pMut eongé à la priver de «cette excursion en nombreuse conspa-
gnie; iM'°* Auhîn fut priée •seulement d'avoir soki^'elie <ne se cau-
sât pas le cm, comme s'il n'y avait pas eu d'autres risques i
redàvàer^ La jeune femme cooqptait bien pousser plus loin sa sur-
veillaaoe. EUe avait remarqué ce matin-là quelque chose d' instille
dans l'juîcueil que La«re faisait au comte Maibias ; ce n'était -plue la
BièflBe IsbeDlé d'esprit, le nême iaisser-^ller enfantin. fiUe avait
visiblement changé de coulevr^en l'abordant, sa physiocieoBie tims-
papente (exprimait unienbarras réel. Tsiérényi, au oontraire, était
d'une galté qui ne ^ee dénentit pas dorant totfle ^la^omenade; il
sot uo finocës tibn aupiés des dames, partageanft ses atlentiens «vec
une tonaUeiéquâté entre les phis jeHes et les plus vieilles.
iMm fu(t peul-éte nroins favorisée que 'ies aiutres. «La prettîèpe
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TÊTE FOLLE. 727
partie du trajet s'effectua sans qu'il parût s'occuper d'elle, qui
ffllencieuseiDeut pensait à lui, à ce qu'elle avait entendu la veille,
à cet amour qui ne devait jamais se révéler.. La promesse serait-elle
tenue jusqu'au bout?
Al demi piquée, craintive à demi, Laure eût été curieuse de le
savoir. Non qu'elle se proposât de rien encourager; mais ce senti-
ment tendre et chevaleresque, le premier qu'elle eût inspiré à un
homme, la touchait; surtout elle s'adressait des reproches. Oui,
elle regrettait amèrement quelques petites railleries; bien qu'elle
ne se les fût permises que devant son père, elle eût voulu effacer
ee qui était,, en somme,, de l'ingratitude. Cet homme généreux
d'abord méconnu, n avait-il pas pris chaleureusement sa défense
contre M""" Aubin? A celle-ci, en revanche, elle ne pardonnerait
jamais... Non, M'"'' Aubin n'était pas une amie.
~ Qu'a donc Laure? se demandait l'objet de cette rancune; elle
regarde notre homme dangereux d'un air tout attendri. Grâce au
ciel, il n'y ptend pas garde et flirte aujourd'hui avec miss Har-
ding. Heureuse mobilité! 11 déclarait hier adorer cette petite; passe
une/ jolie Anglaise et le voilà déjà féru d'un autre côté. Autant de
feux de paille! Le coup de vent qui allume celui-ci éteint celui-là.
Tant mieux, du reste.
>; Des mulets attendaient sur la rive occidentale du lac ; avec leur
aecôurs ou bien à pied, chacun seloa sa fantaisie, on se mit à gra-
vir un chemin facile d'abord, puis étroit et rocailleux, que le soleil
commençait à chauffer vigoureusement» Son bâton ferré à la main,
Laure marchait en éclaireur à la tête de la jeunesse; rien dans ses
aUttiB3 bondissantes ne révélait le dépit ; un peu étonnée d'abord
saas doute de voir Mathias prodiguer les attentions à miss Harding,
qu'elle avait in petto qualifiée de grande perche et qui lui inspirait
une inexplicable antipathie, elle s'était laissé distraire assez vite
par lee incidens de l'excursion et s'abandonnait librement à cette
joie sans motif que procure le grand air, l'exercice, ua ciel sans
nuages* La chaleur la grisait au lieu de l'abattre; elle humait
comme un stimulant l'odeur balsamique de la montagne roussie par
le» ardeurs du mois d'août, et riait à belles dents des lamentations
de quelque» demoisellefii moins vaillantes, qui parlaient d'entorses
ou de coup de soleil eu se plaignant de gravir cette pente abrupte
nme autre poioi de vue que le rocher et d'interminables lacets
cfevant soi. Sa bonne iMimeur à toute épreuve était vraiment impa-
tientante, au dire de lady Walford, qui, le visage baigné de sueur,
kl teint violacé, baletaote et les deux mains crispées au poouneau
de la selle, répondait par de sourds gémissemens aux incartades de
tettà mmlel^ dent le Ug, inoUensif d'ailleurs, consistait à s'ébrouer
tastea las cinq minute» ea secouant aon.fBtnkau d'une façon ré^ouis-
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728 BEYUE DES DEUX MONDES.
santé pour autrui. Au bout de cinq quarts d'heure d'escalade
sérieuse, on fit halte dans un beau site dominant, à en croire le
guide, plus de cent hameaux et villages, — outre une vaste étendue
de montagnes. Personne ne prit la peine de vérifier cette asser-
tion, la faim et la soif rendant les touristes insensibles pour le
moment aux beautés de la nature. Enfin on trouvait de Tombre,
enfin on était rafraîchi par le murmure cristallin d'une source, et,
sous les vieux noyers qui abritaient la ferme-refuge où le pique-
nique devait avoir lieu, une table se dressait prête à recevoir les
plats. Ce fut un joyeux tumulte ; les uns allaient puiser de l'eau,
d'autres ouvraient les paniers remplis de succulentes victuailles
autour desquelles se pressaient émerveillés les hôtes de la ferme,
habitués à ne se nourrir que de pommes de terre et de châtaignes.
En mettant le couvert, les mains du comte Mathias rencontrèrent
plus d'une fois, par mégarde sans doute, celles de M*^"" d'Erquy, et
non moins naturellement, lorsqu'on prit place à table, il se trouva
être le voisin de Laure, qu'un accès de timidité ressaisit avec le
souvenir trop vif de l'indiscrétion dont elle s'était la veille rendue
coupable. Mais, si empressé que se montrât Tzérényi, M'"* Aubin
put tendre sa fine oreille sans rien surprendre qui fût de nature à
l'alarmer. Il servait avec une égale ferveur la blonde et la brune,
M?^* d'Erquy et miss Harding, que, dans un toast fort bien tourné,
il réunit comme reines de la fête, tandis que sautaient les bou-
chons du Champagne. Sans doute, sa galanterie était un peu plus
vive que celle d'un Français du même monde, sa gatté un peu plus
exubérante; mais cette efiervescence à la surface n'étonnait pas
trop; on le connaissait ; il avait dû naître excessif, tout en lui dépas-
sait la mesure ordinaire. Si agréable d'ailleurs et d'une exquise
politesse I
On repartit vite, un peu étourdi par la bonne chère et les vins
généreux, car deux heures d'ascension s'imposaient encore avant
d'atteindre la Dent proprement dite. Il n'y eut que lady Walford
qui resta sous les ombrages de la ferme, en déclarant qu'elle était
hors d'état d'endurer davantage les incartades de ce maudit mulet.
Une malade du docteur Aubin, à bout de force elle-même, s'offrit
à lui tenir compagnie. La caravane fut ainsi débarrassée des deux
paires d'yeux les plus clairvoyans et des deux langues les plus
acérées qui fussent dans ses rangs. M""® Aubin, qui était à l'âge où l'on
s'amuse pour son propre compte sans prendre plaisir à contrarier
l'amusement du prochain, oubliait peu à peu le rôle d'Argus qu'elle
s'était tracé. D'ailleurs il lui fallait compter avec les difficultés du che-
min de plus en plus mauvais, presque impraticable souvent. On s'ac-
crochait aux buissons pour ne pas glisser; il y aurait eu grande affec-
tation de la part de M^^ d'Erquy à ne pas accepter la main secourable
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TÈTB FOLLE. 729
du comte Mathias. Elle s'abandonna donc à ses soins sans scrupule. Le
soleil, le Champagne, cette excitation qui précède la iatigue, l'avaient
mise en verve. Ils se trouvaient maintenant au même diapason d'intré-
pidité, de gatté folle, un peu tapageuse; tout le monde, du reste, en
était là; on ne monte pas si haut impunément. C'étaient des éclats
de rire, des bravades à chaque obstacle. Jamais Tzérényi n'eut une
occasion plus favorable d'apprécier les jambes élégantes et ner-
veuses, qui étaient à ses yeux l'une des principales beautés de la
femme. Il se trouva que miss Harding était pourvue sous ce rap-
port à la façon d'un échassier, et Laure ne fut pas fâchée de l'en-
tendre dire à son admirateur. Vigoureusement soutenue par Tzéré-
nyi, elle eut Thonoeur de planter la première sur la plate-forme son
bâton alpestre. Devant cette houle immense que dessinent les Alpes
bintaines d'un côté, la chaîne du Dauphiné de l'autre, à l'aspect
du Mont-Blanc très nettement visible, des cris d'enthousiasme écla-
tèrent; les lorgnettes se braquaient de ci, de là, on discutait la
position du Mdle, de la Toumette, des Salèves, on s'embrouillait à
les désigner. Tandis que M""^ Aubin, appelée à donner son avis,
déployait les connaissances topographiques que lui valait un long
séjour dans ces parages, tandis que le savant antiquaire, indis-
pensable dans ces sortes de parties, trouvait l'étymologie du Mont
du Chat, qu'il engageait à prononcer Tchat, dans l'existence présu-
mée d'un temple dédié à Tentâtes, tandis qu'un général d'artillerie
expliquait à grand renfort de gesticulation télégraphique la marche
de l'armée d'Annibal, le comte Mathias se rapprocha de Laure :
— Nous sommes ici bien au-dessus du monde, bien près du ciel,
murmura-t-il à son oreille. Que de choses je voudrais vous dire!
Mais non, il n'y en a qu'une qui résume toutes les autres, et encore
à quoi bon?.. Vous m'avez entendu hier.
Le sang tinta dans les oreilles de Laure, une mortelle confusion
se répandit sur ses traits bouleversés.
— C'était par hasard, balbutia-t-elle, ne sachant ce qu'elle disait,
incapable de se défendre, la tête perdue, je ne pensais pas,., je
m'étais endormie... Pour Dieu, n'allez pas croire...
Tout à coup un soupçon qui lui rendit quelque présence d'esprit
parut la frapper :
— Mais vous, ajouta-t-elle avec une légère intonation de doute
et de colère, vous saviez donc que j'étais là?
— Quand j'ai parlé de vous si librement? s'écria Mathias avec
indignation. Aurais-je osé? Je vous ai vue fuir, voilà tout. Ne niez
pas maintenant, ce serait inutile. Vous savez y cela me suffit... et ne
craignez pas que je vous offense jamais en répétant ce que vous
avez pu entendre, ce qui est vrai, je le jure, ajouta-t-il, la main
étendue vers les glaciers par un beau geste Âéâtral sur l'intention
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780 REVUE DES BBDX MONDES.
dnqml Laure se trompa sans doute, tîar -elle recula désespérénent,
au rîsqtie de glisser sur la pente rapide,
EHrayé, il la reiîtrt et, Tayant saisie une Tois entre ses bras, m
pBft «e résoudre à lâcher prise. T<ml en prononçant une fois de
jdus ce Jamais solennel et chimérique qui était censé devoir tes
rendre étrangers l'un à Tautre dans l'avenir, il s'abandonnait au
vertige du moment par uneWzarre inconséquence.
Elle vît ce regard d'aigle tout près de ses yeujc, elle sentit cette
longue moustache de soie edleurer son visage, le ciel, les glaciers,
tout tourna autour d'elle, le sol manqua sous ses pieds et elle j0tt
un cri que personne n entendit, éteuffé qu^il fut par le premier bai-
ser qu'un homme eût posé sur ses lèvres.
— laure, où étes-vous? cria W^ Aubin, -un pen inquiète.
Ce silence succédant à une si bruyante expansion Tiefirayatit
comme prélude à ce qrf elle appelait la période sentimentale.
— Je décidais M"* d'Erquy à s'envelopper d'un châle, répondit
le comte d'un ton calme qui contrastait avec l'accent passionné de
ses dernières paroles et avec rinjustiriiifble agression qui tes «vah
suivies. Elle est imprudente, je votts la dénonce, et «'expose im^èle,
tout en nage, au vent frais qui souffle ici.
JUIectant une autorité fismilière et protectrice, il serrait, en efiot,
les p^s du châle autour de laure, qui, pour sa part, n'avnC paB
trouvé la force d'articuler un mot. ©es émotions trop yiolentes la
siïflequaient : une hoate indicible d'abord, un trouble nouveau dont
son âme de vierge avah horreur; puis la réflexion se fit non moins
humiliante, Tion moins insupportable. Depuis la veille, il la «avait
capable d'écouter aux portes et en possession de «es confidenoet à
U"^ A^ubrn. •Qu'avait-il dd penser en la voyant «près cela se Joindra
à cette promenade, aOronter sa présence, «causer avec lui comme à
l'ordinarre?.. PTétait-^ce pas la conduite d'une t^réatore élioiitée?..
Des larmes de rage et de dégoftt d'elle-mdme hii Tenaient aux
ye«. Gomment s*ètomier ^H l'eAt traitée si indignement? €n
même temps une fermentation de tout autre mrture «'opérait dans
son cœur agité. — <iet aveu brûlant, «ce baiser, trahissiMat antre
chose ^e du -mépris.
il l'aimait... C'était donc là ce que les romans et la paéne appel-
lent famourl Les êammm du «oleil Mâchant , le momnire 4es
pins secoués par la brise,conliouaieiit i loi ^em parler, tainbr que,
tiffiidenaent attachée aux pas de H*^ Aubin, qu'eMe ne quittait plus,
les yeux baissés pour ne pas reocontrer un regard trop éloquent
qui pesait «ur elle, la mettant au supplice, elle redescendait k
montagne. Oh ! m «eUe avait pu ee cacher, di9p«rattre I
Ttérèfiyi, de son cité, «ongeatt avec un vague remords «nx MOtiii
grwm, «t qiTM 4Ciil aeidà coanattra» ^ «nraîent dû Vt
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1
do>a»abaflydonDer à !& teoÉatioau Sod uicpie. caoenao était de BUvmr
iimt fiémédïtA. Leimtimy au départ^ il »• croyait bicD Eésolv à
^Mgiaer la pudeur de Laïun %n lui aacfaaBl qu'il F«mtti eotirevve
BUT k véraada où. eUfiR écoutait. C'était bi^m assez,, optait tnif du
souvenir (}tfe cettie oonTeinBation surpriseg devail» lot laisser, liaifr si
T^^éoyi était, prcwapt.phuh qu'aucun homme: au moode à se toaoer
uoy^^anduitetuê^aDiaie, il éHai^moîiis (capable qu'aiacan hoaunB,
an fï^anclM^ d'y coofernieit ses actes ; c'esl ainsi qu'il oadllaîA tdur
jfiUES entre des rôv;es< grandlioses el des réalités asses plates. Cette
UéSr il était perplexe» et mécontent tout enseafeble,. mécontent, de
Inirmème, perpleie en. songeant il Ifimpression qu'empontait cette
tmtfint qui, devant Lui, maodiail». obstinément muatlav en esquivant
soUi contact chaque fois qu'ili essayait det se oaf^ocber d'^elle.
Élaitrce innocence alatméer oa manèga da caquetteriez Qqoi qu'il
efteût dit à. M"* Aubin,, son* opinion n'étiùt pas* faite* là^dessusk
La netour fut silencieux du. reste;, on était las et généualement
ahatttt., comme il aixive aprèft toutesi Isa dépenses uni peu trop
£»!£& d'enthousiasme ou de fofce phjisiqpiie..
— T'es-tui amusée ?> demanda. M*. d'Esqu; à. sa fille torsqn'elle
rentra.
Elle hésita une seconde ayant de répondre :
— Beaucoup.
Volontiers elle lui eût tout raconté, car le moindre secret à l'égard
de soui père lui faisait L'effet d'uni crima;. maisi oeittain instinct de
prudence £iminine nouvellement éyeâllâ l'acrèta.
-*- C'est. déuidé,, n'estroe pas, nous partons diemaia? dâmandar-
tteUe avec une vivacité presqueiïfiéweuse«,
— Boni Ta en es. oontsntei maaitenantil Je croyais que tu. ne
quittais Aix qu'à regret.
— Obi. répondit-elIeeniciantvjesaissBcapFiaifiiMeHl
Puis eUe^déclaca qu'ellai amît besoin? dar se Depasec a^ràs cette
flligaïut^lournée.
Four la première fois. Lance coupait» court ans questions de son
përe,,ella aspirait à se trouver seula^ surtout elle cf aidait da revoir
XzteényL L'idée qM'ii ne^ voudrait) pas la. laisser partio sans prendre
eoDgé d'aUa lai était, odieaaeu U. fut discret et. na ne montra plus
qjL'uue minute le. lendemain iu Ia« gaae dut chcaiini de% fen, où. plu-
sieursipersonnea étaient viennes dire adie«i. ans wnyageorsi.da socte
q{ie.8a présence. »ii milieu d!ellear sembla^-tanlai simple^
*«- Pacdonne&rmoi^ luit ditôL tistei baSi et. poteifutsasmaut, je^ n'ai
pu.y icësister..».
U .fallut bien aerPâaoudre à Initendnala main; sfeici froideur tnop
marquée aurait prêté A des codnniMniiaifier^ B!a^lenns»eUe se. sentait
disposée à.pa^dûîuier«.«,dûiQinwaiir. aour hraa^auuiéfattl duigant, il
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732 R£TO£ DES DEUX MONDES.
déposa un baiser plein de ferveur qui lui rappela celui de la veille
au point de la faire rougir avec un violent dépit contre elle-même.
Si elle eût osé lever les yeux, elle aurait vu qu'il était pâle conune
on peut l'être après une mauvaise nuit; mais ce fut dans le wagon
seulement, lorsque le train se mit en marche, lorsqu'elle fut bien
sûre d'être partie, que la pauvrette efiaroucbée risqua un coup
d'œil. Â distance, le comte Mathias lui apparut immobile et mélan-
colique dans le crépuscule qui remplissait la gare. L'instant d'après,
il était sur le chemin du cercle, où il eut, au baccarat, une veine
monstre succédant à sa guigne noire, cette fois et les soirs qui
suivirent. M^* Luz en profita. Elle reçut le plus beau collier de dLi^
mans qui éclairât la vitrine du joaillier de la grande place, chez
lequel les joueurs plus ou moins heureux, plus ou moins magni-
fiques, trouvent à souhait tout ce qui peut leur assurer les sourires
de l'amour après ceux de la fortune. N'importe I Mathias Tzérényi,
à l'heure nocturne où, en fumant son dernier cigare, il devenait
toujours rêveur, vit longtemps passer et repasser, dans les spirales
de fumée, un visage mutin aux cheveux d'or, emporté par de jolies
jambes qui fuyaient devant lui plus loin, toujours plus loin, jus-
qu'à ce qu'il les perdit de vue complètement avec un soupir.
VIL
Le père et la fille étaient rentrés à Paris, durant la saison où les
Parisiens le fuient, où il est aifreux sous la poussière et le soleil. Peu
importait à Jean d'Erquy ; il aimait ce désert que l'été crée dans les
grandes villes et qui laisse au travail ses coudées franches; la soli-
tude de son cabinet l'enchantait tout autrement que les plus beaux
paysages. Il s'était remis à élaborer une pièce attendue cet hiver-là
au Théâtre-Français, mais il ne pouvait se le dissimuler, la pré-
sence continuelle de Laure l'en distrayait, elle embarrassait un peu
sa vie; il ne s'appartenait plus. En vain lui disait-elle gentiment :
— Il faut bien que je m'habitue à être la compagne d'un homme
occupé, je ne ferai pas plus de bruit qu'une petite souris, agis
œmme si je n'étais pas Ht... — Cette pré^upation presque inces-
sante : — Je la néglige, — s'imposait à lui, paralysât sa plume et sa
pensée. H ne pouvait plus, comme autrefois, s'eniermer vingt-quatre
heures de suite avec un acte ébauché qui, peu à peu, prenait forme
d'oeuvre dans cette hitte sans trêve, puis, indifférent à l'heure qui
jamais pour lui ne marquait aucune obligation, aucun assujettisse-
ment, flâner sur le boulevard, tout en continuant de pétrir in petto
une scène rebelle; il ne pouvait plus à l'improviste dîner au caba-
ret avec quelque vieux camarade dont la verve stimulait la sienne,
mais qui était vraiment trop bohème pour qu'il l'invitât à son foyer.
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TÊTE FOLLE. 738
Ces amis-là se comptaient par douzaines qui ne connaissaient de lui
que le célibataire indépendant. L'un d'eux l'avait abordé, certdn
soir, depuis son retour avec un rire goguenard :
— Peste 1 quelle jolie ûlle nous accompagnions hier au bois en
voiture découverte I
Et lui de répondre avec humeur :
— Cette jolie fille était la mienne.
— Diable! avait repris l'ami terrible, te voilà donc passé père de.
famille, tant que cela... du matin au soir... tout le temps?
Tout le temps I c'était mettre le doigt sur la plaie. Laure n'était
plus une enfant qu'on laisse au logis sous la garde de sa bonne ; il
aurait fallu autour d'elle des influences féminines distinguées, des
exemples féminins irréprochables. Où les trouver? Allait-il être
réduit à mener sa fille dans le monde conune le premier bour-
geois venu, à lui chercher des petites amies? Jusque-là les jours,
que Laure était venue passer chez son père avaient été des jours
de fête pour tous les deux. Il jouissait du congé avec elle, il l'em-
menait à la campagne, au spectacle; la cloche de la rentrée ne
sonnait que trop vite; mais, maintenant, le plaisir devenait de-
voir, la récréation se transformait en travail; il fallait veiller sur
cette grande fille qui prétait à de si étranges méprises, être exact
aux repas, l'entendre lui expliquer que l'on manquait de tout dans
cet intérieur, qui n'en était pas un, malgré les merveilles d'arTet
de luxe qui l'encombraient, donner son avis pour des choix de kdne
à tapisserie, souffrir que l'on époussetât ses livres ou que Ton ran-
geât son bureau, dans le désordlre duquel il savait si bien se reti%>u-
ver* Cen était fait pour lui de cette liberté indispensable à l'artiste.
Jean d'Erquy, déshabitué de toute contrainte depuis qu'il avait quitté
La Yille-Revault, se disait avec désespoir : — Que deviendra ma
comédie en cinq actes à un pareil régime?
Lorsqu'il conunençait à en ressaisir le fil, sa fille se glissait chez lui.
comme un rayon de soleil : — Quel beau temps, papal Tu dois être
si fatigué d'terire !.. J'ai grande envie de &ire un tour... Et toi?
— Hoi, j'ai envie de travailler.
— Encore?
— Que n'emmènes- tu M"*Blondet?
— M"^ Blondet? répétait Laure en faisant la moue. Non, la jqnmée
est trop belle! Ce serait donimage... Elle mettrait un éteignoir sur ce
ciel bleu... Avec elle tout est pris. Une influence qu'elle exerce inno-
cemment... sans s'en douter, pauvre fille! Je la réserve pour l'hiver.
Les jours de pluie, elle aura son utilité. Mous rêvons ensemble de cours
à la Sorbonne, de séances à T Institut. . . et autres passe-temps folâtres.
Je me vois là, en paletot de loutre, prenant des notes, avec M"* bW
det à mes cAtés. Alors je ne te dérangerai plus... Hais aujourd'hui,
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Tftft RETUE DES Dfira MONDES.
petit pferel Pense que' je serars* entare en Tttcmcessi notts-n'MoBg
pàsAfri" avec I» pension... A la* bonne benreirtvte lèMres^.. te voUft
convaincu 1 Je suis sût* qtle'^ feras* en' route des tiH)uvaiIfes pouritr
pièce; Je te laisserai y- penser; i^ serat muett». Descendm seole-
ment les Champs-Elysées à ton bras... Est-ce trop^ambiftoax?;. Tir
yeux bien?.. Yal tu es un amour. JéeoufS mettre^nH)n cbapcMu.
Et, tout en descendant les CUaoïps-ÉIj'sées, orgueillettseocmit
appuyéia strr'son* përe, qui remarqtiait avec eainui' qu'ont Ut* regar-
dait beaucoup* trop, Laure babîffait sans* interraptioUk
— N'iÈs^ftt' pas bien* grande pour porttef hs chfeyeux p^daas au
miliets'dn dbs, comme tti t&Msl déïtitmMtW. d'firqtrf en^ Vbxdét^
rompaYyt;
— Êa bw'gneTise? Tbiites W ArtWfcaiïiesâont coîlWcs ainsi'; Htlir
n'as pas' entendu r Deox messietins qui passaient tiemient de dire*
que c'était trèsr joiî.
-^ La raison ne rue parait pas suffisante. Etptfid Itr as là «n cdl^
tume' bien ajiist#, bien voyant, un peu excentrique, conviens-en.
*— O papa, comme- tu* deviens puritaih 1 Oa voit de teste qae tw
cs'en cfiirtrespondance avec M"" de lerlan.
— A propos de M"*deRerlaii, luîdllfnttjbuî son père, n^as^tu pas
fin- par' découTflr qu'une excellten^ flrçoiï dépasser la fin de Pété...
— Serait d^accepter cette fknéttsô' invitation ? acheva îa* jeinxi^
fille. Tu grilfës de te débarrasserde moî, Mauvais pèrel
— * Partons^ une foiis sérieusement, latim.
— le suis très sérieuse. J'y «ï beamcoup song*. MaîS' un mot
tfiberd. Gette réconciliation aveema grand'mère à hqnclle on pré-
tend qne je penx contribuer,., elte te ferait grand plaisii*, n'es^ce
pae?
-^ Je la souhaite par^d'éssos fOtit, ma chérie, et d^bord pom* toini
Yois-tu, je n'ai jamais senti autant qne le mois-dernier i Aix, et mémo
depuis notre retour ici-, tesînconvéhiens et tes lacunes d^aneédaoaHon
teM^ que la tienne. Pour être parftite, tu aurais encore beanconp
de* choses à apprendre, des choses qu'unhomme ne peut enseigner.
— Merci !.. Tu ne me trouves pas k ton godft connue je sQ&f
— A mon goût? Si, vraiment, tu es à mon goût, quoi qnettt fasses.
— Eh bien! c'est tout ce qu'il faut...
•*-» Non, tu dois devenir mieux qu'une enfknt* étourdie, et les
l0foii9d^une femme te seraient peur cela nécessaires.
•^ Obi en fkit de leçons, H*^ Blondel me les donnera toutes; Itte
n'est que trop bourrée de savoir. Qm n'a^^le pas appris-î CTest à
£rice fpémir. Ë^le est bachelière, )a maRieureuser Bachelière, le
tUsift nom pour une femme, et que cela rend kride d'être accom*
pUe à c#poin«l TU ne peux te flgur^ comme elle est ettttuyeve,
cétiÉ poufr» Bkndett Ob' dmit que Ma cerreM Atohir mw tm
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TETE FOLLE. 785
poids trop lourd. As-tu remarqué cette tête toujours penchée de
côté, cet air tantôt accablé, tantôt ahuri? C'est TelTet des diplômes.
Ya, personne ne pourra rien m' apprendre qu'ignore M"® Blondet.
— Elle ne connaît pas le monde plus que toi.
— Wî le ménage, xxt f ai beau lui demander de Trfaider à deve-
»mr une maîtresse de mafeon, elle n'y entend goutte... On voit bien
qu'elle tf a jamais iricassé ique de ta grammaire et des malhéma-
fîques. Auprès deM** de Kerlan, au moins, j'apprendrai cela. Elle
doit savoir faire d'excellenrtes confitures. Mais à quoi bon faire des
confitures à ParîsT Les fruits n*y poussent pas.
— Elte t'enseignera beaucoup d'autres choses encore : à penser,
ipST exemple, à réfléchir Tiviint de parler, dit presque sévèrement
H. d'Erquy. Tu aurais tort de ne voir en elle qu'une ménagère.
TâAe pour ton bonheur de lui ressembler un peu.
— De lui ressembler? répéta Laure, en ouvrant de grands yeux.
Pour être franche, je n'y tiens pas du tout. La seule peisonne à
laquelle je voudrais ressembler, c'est maman. Ah! si elle était là,
Je n'aurais besoin des leçons de qui que ce soit; je Timiterais de
«on miero, voflâ tout. . j ;i
n se fit un silence. " 1 : J
— Ta mère était divine! dît enfin Jean d'Erquy. Maïs comment
imiteraît-^n une femme de génie quand on n*est qu'une modeste
petite fille? Ne prends pas tes modèles dans les nues...
— Tu as raison, je suis bien prétentieuse, je ferai des confitures
avec M"^ de Kerlan, pas trop longtemps par exemple, et je reviendrai
de là-bas, comme In colombe de l'arche, un r ameau d'olivier au bec*
— C'est moi plutôt qui te rejoindrai lorsque tu auras réussi.
— Boni mais, en cas d'échec, je me sauve... Au bout d'un mois,
n'est-ce pas, Tépreuve sera faite? Je ne t'accorde pas un jour de
plus. Et encore!., si dans l'intervalle ma grand'xnère est trop mé^
chante. . . si l'ogre mô mange?
— Petite foUel
— En efiet, nous serons trois pour nous défendre en comptant
ce cousin dont tu m'as parlé. Trois contre unel comment ne pas
vaincre? J'ai un peu peur tout de mème,«. mais c'est pour toi que
je me risque... En avant !
Il l'embrassa, et le départ fut fixé à bref délai. Laure ne demanda
que le temps de préparer ses toilettes :
— Oh ! des toilettes sérieuses, des toilettes en situation.
Ce fut une grosse affaire... Elle s'équipait nour "hp cAmnAcniA «t
le choix des armes avait de f importance.
— Je ne veux pas faire peur aux Bretons,
assez de la figure de Bioûdet pour leur don
des Parisiennes.
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786 REVUE DES DEUX MONDES.
VIII.
Le crépuscule du soir s'épûssissait quand la irieille berline qui
était allée chercher à la station de Plouaret M^^® d'Erquy et sa gou-
vernante entra dans cette zone de landes arides et désolées qui
entoure l'étang de Lez-MoaL Laure s'était exaltée d'avance en lisant
Brizeux, elle avait cru rencontrer à chaque pas les adorables pay-
sages de Marie; combien déjà la Bretagne lui semblait surfaite I
— Et pleuvra-t-il toujours ainsi ? s'écriait-elle en regardant le
ciel plombé s'assombrir de plus en plus au-dessus de l'immense
nappe couleur d'encre.
M"® Blondet, qui n'avait jamais vu d'autre campagne que la plaine
Saint-Denis et qui systématiquement ne faisait cas que du pavé de
Paris, murmura dans un bâillement découragé :
— C'est triste I
— Pourtant nous avons entrevu, en chemin de fer , de jolis
coteaux boisés du côté de Saint-Brieuc et une vallée assez riante
après Guingamp ; tout ne doit pas être aussi laid ; peut-être allons-
nous à l'improviste atteindre quelque oasis.
M"'' Blondet hocha la tète d'un air de doute. Une province mar-
quée en noir sur la carte, comme l'une des plus ignorantes de
France, un pays où l'on ne savait pas lire ne pouvait trouver grâce
à ses yeux de pédagogue.
— Cet interminable étang, cette étendue de bruyères sans un
arbre, cette pluie incessante, tout cela serre le cœur, reprit Laure
au bout dune minute. Pourquoi suis-je venue?
M""" Blondet haussa les sourcils d'un air qui voulait dire :
— Il faut savoir ce qu'on veut.
— Pourquoi ai-je consenti à m'éloigner. de mon père î Des pres-
sentimens horribles me poursuivent depuis ce matin ; il me semble,
— ce que je vais vous avouer est absurde, — il me semble que je
ne le reverrw plus I
— Quel enfantillage !
— Oui, n'est-ce pas? Mais quand on ne s'est jamais séparés 1..
— Vous étiez si rarement ensemble I
— Pendant mes années de pension? quelle différence 1 Je le sen-
tais à deux pas de moi, habitant la même ville, respirant le même
air, pouvant venir sur un signe. Tandis qu'ici, dans ce pays perdu I..
Laure, sans achever» tordit ses petites mains gantées avec un
frisson nerveux.
— Gomment ai-je consenti ? répétait-elle.
Pendant ce temps, trois 'personnes attendaient anxieuses dans la
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TÊTE FOLLE. 737
salle à manger, boisée de chêne, du moustoir (1) de Kerlan, comme
on nommait encore cette ancienne abbaye : la maîtresse de la maison
qui, au moindre bruit du dehors, laissait retomber son tricot sur
ses genoux, un vieux prêtre que Ton eiït pu croire assoupi au fond
du &uteuil où il était plongé si, par intervalles, il n'eût entr^ou-
vert ses paupières closes pour interroger la pendule, un jeune
homme enfin, de taille moyenne et un peu lourde, aux favoris carac-
téristiques du marin, au cou hâlé dans une cravate lâche, et dont le
visage annonçait d'abord, avec un mélange d'énergie et de mâle
franchise, la santé la plus robuste ; celui-ci ne tenait pas en place,
marchait à travers la chambre, l'oreille tendue, l'œil inquiet, reve-
nait s'asseoir, sortait dans la cour, se plantait derechef devant la
fenêtre et répétait à chaque instant :
— Un accident est arrivé sans doute, jamais le train n'a été en
retard de cette façon !
— Mes chevaux ont le pas de plus en plus lent, répliquait
M"® Nonne ; il faut faire entrer leur grand âge en ligne de compte,
mais cependant j'ai peine à m'expliquer...
— Voulez-vous mon avis? interrompit l'abbé Le Goff, ouvrant tout
à coup de gros yeux derrière ses lunettes, c'est qu'elle ne viendra
pas. Je n'ai jamais cru qu'elle viendrait.
Et comme Armel d'Erquy haussait légèrement les épaules, l'abbé
tira une prise de sa tabatière, la savoura d'un air méditatif et pro-
fond, puis prononça d'un ton d'oracle :
— Tout bien considéré, il est peut-être préférable que le loup
ne rentre pas dans la bergerie.
— Le loup?
— Je m'entends, répliqua l'abbé revenant à ses proverbes. Le
loup peut faire la brebis. U n'est même jamais plus dangereux*que
sous ce déguisement. Telle mère, telle fille, et nous avons eu en
somme bien assez de la mère.
— Je vous croyais gagné à notre cause, monsieur l'abbé, dit
Nonne avec l'accent du reproche.
— Oui, j'ai agi selon vos désirs,f ai exhorté M"" d'Erquy, comme
c'était d'ailleurs mon devoir de prêtre, mais je ne sais si nous n'au-
rions pas mieux fait...
— Mieux fait de laisser ma grand'mère mourir sans avoir par-
donné? s'écria le jeune marin avec indignation. Est-ce là un lan-
gage biçn chrétien?
— Aussi ne l'ai-je pas tenu, riposta sèchement M. LeGofl. Ne
m'attribuez point ce qui ne m'est jamais venu à la pensée. Je dô-
' (1) SynoDynie de moustier.
TOin LTn. — 1883. 47
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7M REVUE DBS DEUX HDNDES.
clare seulement que si votre projet maiique par U faute de ceux à
qui BOUS voudrions du bien, j'y verrai, moi, l'ifitenreinion du oM,
.et que^e me reûrerAÎ de oe complot.
— Ne dirait-oa pas quo c'est un noir oomplot d'tttîrer sous
mon toit<cette pauvre petite eC de la faire appaiattre dans tout le
charme de son ianoceiioe aux yeux de sa grand'mère, qui, en la
voyant, senà désarinée? dit douœmeat Texcelleate Nonne,
— Hum 1 désarmée I grogna l'abbé.
— Vous êtes convenu vous-même q«e M°** d'Erquy avait tènoi-
gnô une certaine éiBOtion lorsque je loi ai dit ma rencontre impré-
vue avec son fils et notre entretien.
— Sans doute, mais elle n'en a jamais parlé depuis. Quand fy
suis revenu à votre prière, elle n'a écouté «ttentiv^ment, toUitout,
— Et moi, interixMapit Aroiel avec fera, je vous affirme qu'elle
nous saura gré de lui forcer la main, de faire violence à son orgueil,
iprës une si longoe nésisiaoce on me cède que difficilement; elle
cédera touteXoia si nous savons noms y prendre.
— Eu admettant que la petite soit bite pour l'intéresser; mads
une Parisienne! une ilUe d'actrîee I
— Elle est de notre sao§, laonsieur i^abbé.
— Oh! vous autres, jeunes gens, ^was trouvez toujours les meffl-
leures raisons pour vous nmger du p^rti d^une jolie perâonne 1
— Mais vous avee confiuce, je suppose, dans le jugement de Wbl
marraine, dit Armel rougissant jusqu'à la racine des cheveux et
jetant un regard d'appel à M^ de Kerlan.
— J'aurais plutôt confiance en son bon cœur, répocMlit Tabbé
d'une façon significative.
Nonne laissa tomber sans la relever eette critique indirecte. Pen-
dant quelques secondes les «igaîlles à tricoier marchèrent rapide*
ment.
— Je regrette que votre souper soit aulant retardé, monfiéeitr
Tabbé, dit^le enfin.
— Oui, reprit Armel en riant, oar nous nous en ressentons» La
bonne ou la mauvaise humeur de l'abbé dépend toujours des besoins
de son estomac^ de la perepedive d'un t6û bien à point ou d*un
gratin desséché.
— Armel I dit majestueusement M. LeGoff, mais il était chdr que
Ton n'avait pdb pour lui tout le respect que comportait son habit.
Au moment même, la mine rogue de Corcntine apparut*
— Cela commenœ bien, ma foil les perdreaux de M* Aimel
seront en charbon.
— De grâce mettons-nous à table! dit l'abbé avec une mquié-
tude qui donnait raison à l'attaque un peu trop vive du jeime d'Sr
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7È7E VDtXSL 739.
qayi naiis eehiî^i s'écria presque tu nénie temps et urattl qw
personne eèt rien enModu : -^ Cette fo», la Toîlà, j'enFépmd^f
Le voiilemeiit d'une Toiture derint^ en effet, distinct bientôt
après, et Armel s'élança spmtanénMiit à' sa rencontre, maispom*
raient te pas aussitôt, comaat s'ileûlf été honteux d'avoir trahi
soDÛopatietiee aree auiaiift cte mÊWlé.
il M IreufE cependant à la f^rtière, knscfoer les damesdeseen-
dûreût^ Laore^ aiaxit de sauter légèrement à tenre, tui remit^nn petit
aie eatr» U» mainst sanaUreig^der, M*^ BJondet s'appirya sur lui
ÂÊt tant son poid» en guise> de cooapensaAion, puis il enlendil tme
YOix, qui tui parut d'un timbre frais el sonore comme celui d'ianoe
docbette dfargent, demander ce qu'étaient dereaues les m^hs.
Avant que Van eût répondu, M^* «te Kerlao se montrait sur lé setii
et embrassait la voyagenoe.
AmMl fut bemreux d'avoir (xmt de 9àile quel<qtie chose à dire :
-^ Le» maUes suivatenli dans un& charrette; elles arriferav^t un
peu tard.
Aussitôt W^^ de Kerlem te piéSMta :
-^Yotre cousin, ma chère, iffmeM'Erquy;
Et FenseigM ftit à ka fois ébbui et déconcertô par te regard,
un peu hardi, lui seoobla^t-il, des deux plus beaux yeux qull eût
▼us de sa vi^
-^ Vaus> resserabtee beaucoup à mffOf père, comme on m'en avait
avertii dit^elle après une «ecoode d'examen attentif qui partit à
Armel troublante, intenmnabtef cela ne vous suit pas à première
vue dans mon opinion. ^-'Et elte lui' secoua cordiatement la main
à l'anglaise, fateur instgoifia&te^ en somaae, auquel ce provincM
attacha un prix démesurée
Annel n'avait encore que fort peu de données sur l'espèce fémi^
nine, les paysannes de ses terres et les négresses de la côte d'Afrique,
voire tes grtseues de Brest, ne pouvant compter pour des échantil-
lons de choix. H n'avait jamais rencontré de Fsrisiennes, mais par-
fois, durant les tengues rêveries des longues traversées^ il avait
vaguement imaginé, inaccessibles comme les étoiles, de pareils che^
veux blonds et un pareii sourire. Les marins sont tous poètes plus
eu moins, môme ceux qui caicfaent teurs aspirations, étemellemait
juvénites, sous une figure de teup de^mer, et Armel, malgré sa
vigueur quelque peu rustique et son teint vermeil mordu par les
tempêtes, n'appartenait pas encore à cette catégorie.
-^ Ne vous a-4-on points parlé ausâ de l'aèbè Le fioff, mademoi-
selle? demanda le vieux prêtre en avançant d'un pas.
Elle hii sourit avec la grâce dont die était prodigue, mais qui,
au lieu de te séduke comme Armol, le mit aussitôt sur la détemitve,
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7&0 REVUE DES DEUl MONDES.
car ce que Tabbé redoutait le plus après le diable, c'étaient les
femmes, surtout quand elles se mêlaient d'être enjôleuses.
— L'ancien précepteur de mon père, n'est-ce-pas? Vous ayez eu
là, monsieur, un élève qui vous fait honneur.
— Ohl on lui reconnaît bien des talens dont je ne suis pas res-
ponsable, dit l'abbé en se défendant. Sans reproche, ma belle demoi-
selle, ajouta-t-il avec une certaine brusquerie, nous souperons,
grâce à vous, aujourd'hui, àl'heure où les honnêtes gens se couchent.
— Pardon I répondit tranquillement Laure, l'un des chevaux s'est
déferré en route. — Kt, étant son chapeau, elle se mit à table sans,
plus de retard, comme l'y invitait M^* de Kerlan. — Excusez-moi de
vous presser, avait dit celle-ci, mais l'abbé Le Goff et Armel ont un
assez Ion g chemin à faire pour regagner La Yille-Revault.
Tandis qu'elle parlait, une figure de paysan, bizarre et vraiment
efirayante, se montra par la porte entre-bâillée en marmottant d'un
ton interrogateur quelques mots inintelligibles. Ces longs cheveux,
cette figure morne pétrifiée par l'idiotisme, cette démarche hésitante
de béte fauve qui se méfie, épouvantèrent à la fois Laure et M^* Blon-
det; l'une poussa un cri étouffé; l'autre se rapprocha d'un mouve-
ment brusque et involontaire de son plus proche voisin qui se trou-
vait être Armel, en lui saisissant le bras comme pour demander
secours : — C'est bon, Loïc, dit le jeune homme, en se tournant
vers la sauvage apparition avec un bienveillant sourire; tu attelleras
dans dix minutes. — Et comme l'intrus restait là, toujours appuyé
sur la porte, son regard fixe et dur arrêté sur la Parisienne, à travers
les mèches incultes de ses cheveux, avec une expression d'ébahis-
sement : — Ya-t'en! continua-t-il plus haut, va-t'en souper à la
cuisine. — Mais Loïc eut quelque peine à obéir. 11 continuait de
contempler Laure, le sourcil froncé, une main enfoncée dans sa
rude crinière.
Quand le bruit de ses sabots se fut enfin éloigné : — Est-ce que
tous vos paysans ressemblent à celui-là? murmura la jeune fiUe
pâle et presque tremblante. Quelle peur il m'a faite I Un monstre,
n'est-ce pas?
— Un monstre bien inoffensif, dit Armel, et qui m'est dévoué
corps et âme. Je vous demande pardon pour lui, ma cousine ; le
pauvre diable n'a pas choisi de venir en ce monde simple d'esprit
et laid de visage.
— Ohl plus que laidl s'écria l'institutrice.
— Pourquoi donc l'as-tu amené? demanda M"* de Kerlan. )1 n'est
pas bon à produire dans le monde, pauvre Loïc !
— C'est la faute de H. l'abbé ou plutôt de ses rhumatismes. H
n'a pas voulu du tilbury...
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TÊTE FOLLE. 7^1
— Par un temps pareil? Assurément non ! s'écria H. Le Goff.
— Et je ne suis pas sûr de la discrétion du cocher, dit tout bas
Armel à M^deKerlan; mais Laure entendit : on ne voulait pas, jus-
qu'à nouvel ordre, ébruiter son arrivée.
— Il est vrai, reprit l'abbé, que nul ne peut reprocher à Loïc d'être
bavard; il ne prononce pas dix paroles dans une semaine. C'est le
frère de lait d'Armel et le fils d'un des gardes de La Yille-Revault,
poursuiirit-il' en s'adressant à Laure. Sa famille a toujours servi les
d'Erquy et lui-même, bien qu'il soit incapable d'aucune besogne
régulière, étant sujet depuis son enfance à tomber du haut mal,
donne volontiers un coup de main dans la forêt ou à la ferme. U
conduit passablement, et rien ne le rend aussi fier qu'un ordre de
son maître.
— Tout petits nous étions compagnons, dit Armel, je le considé-
rais conmie un animal dévoué, je l'aimais à la façon d'un bdn chien.
— Son idiotisme, son affreuse infirmité, ne vous inspiraient pas
d'horreur? s'écria Laure.
— Oh I il n'est pas idiot. U est ce que nous appelons innocent.
Les innocens sont nombreux dans notre Basse-Bretagne.
— Et il y en a de pires que celui-d, ajouta l'abbé. Loïc est un
de ces simples auxquels on ne refuse point la conmtiunion...
Laure lui jeta un regard efiaré.
— N'importe 1 dit-elle, sa vue m'a coupé l'appétit.
Elle ne mangeait en effet que du bout des dents, avec une cer-
taine gêne de se sentir observée. La contemplation muette d'Armel
l'impatientait presque autant que les façons inquisitoriales de l'abbé.
C'étaient des questions sur son voyage et sur Paris, les étonnemens
mêlés de malveillance et de curiosité insidieuse d'un provincial qui
n'est jamais sorti de son trou. M"* de Kerlan se bornait pour sa part
à faire les honneurs du dîner.
— Yous ne refuserez pas de ces perdreaux, mon enfant? la chasse
d^ votre cousin. Us ont été tués à votre intention.
— Vraiment I dit Laure, il y a du gibier dans ce pays si décou-
vert et si aride?
— Ohl interrompit Armel, les environs de LaVille-Revaultne res-
semblent guère à cet endroit-ci.
— A la bonne heure I 8'écria-^elle étourdiment.
— Je vois, fit observer Nonne, que votre première impression ne
nous a pas été favorable. Les nouveau-venus ici sont tous frappés
désagréablement, et cela m'étonne, car je trouve aux landes et aux
marais de Lez-Moal une sorte de beauté sauvage. Est-ce tout à fait
une illusion, je serais disposée à le croire si Armel, qui, plus que
personne, a pu faire des comparaisons, n'était de mon avis.
— Mon cousinabeaucoup voyagé? dit Lanred'untoninterrogateur.
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7ft9 BETUE DBk' BHJX. WINDES.
-^ l^ai fait tEoift fois I& tour diB mâod^i buu coiisîab,, pour napar-
kff (|yiedef cela*.
— ^Ohl: sf'éo9i»*t-eUe, combien dsichosast intéres9antes>T0iia aurez
à me raconter, car nous nousi^erEQia^quelqiiefoisyj'iespèreît
— IrèB s(Htveiit« aLyoashle permettez^ ràpoadit Armel,/ le front
sayosmant..
-^ Pbuc le m(»neBi; Ubsom made«oiaelte sei nspo6er9.dit VMoé
m aa levant assez morese ^ elle doit êii» lasse-, et, dm sqA: cA^,
M°^^ d'Br(|tty) sesai inquiète^ de nous voîv rentrer ai tardL
Bienbât après Lattre ,.in8taUlée par M'^ da Kerlan au premier étage,
écjdiudè aidant de se déshabiller ::
01 Bonsoir,, mou drar papa,, j'enveie^des baisera pap douzaÎMS à
ta photographie, qui est Tunique ornement de ma cheminée^Bepuis
cffÊ^yt r^Âétablie àeette place^iat gnafiddicbacnbre: carrelée,. i rideaux
ée serge verte et à tentures salpètrées^. en esi; moins mai,, moins
tiéstei.'JeHi^«nniiâe.à mourir déjà I U me seMble élre dansc ua sou-
vent; le nom de moustoir qu'a conseprè celte hafaitatian. en est
arase sans dente, et puis les grands covciders^. les murs Uanehis à
la chaux, les fmôttes' droite» à. petiiresiiitresv to>vt cela est monas-
tiquieeaieffôk^ tlk>doîa^ien seavenr.^ Les oonjwés se sont, trouvés
réunis dèst » sm?,, maison s'est borné k p«râgeir le pein et le sel,
sans agiter aucun plan de campi^gne psnticulier. Je seraift bien
étonnée si la censpvation était hnbikement ourdie. To» neveu a^l'air
excellent^ sil< figuce. nielle \w tienne avec beancirap de cbeveux
bouMdôs enjplaBS*^ eteo^MoioS'tout ce q«ii^iit>qu®tu es beau : L'ex-
pression^*^ corameoft dirai-j& sans trop te flatter?*, l'air de génie. ••
lion ^'ii atv'tait part bote*, Uen loin de U^ «nés aaiii iliest un peu
gautttoy et je le sospçeMie d'avoi» Tesprit un peu lent. QwiHt à
Vabbé, toutes se&ftioillès^ s^ en «, sont concentnées sur la bonne
chère. Et, croirais-tu, qu'à propos de Paris v il m'a parlé de la viUe
d'isysvbmergée au v"" siècle en ponitionde ses «rimesl II. me regar-
dait en vérité comme si f eusse porté sur mes épautes une bonne
partie des erhnes e» qciestioD.r U a eu avssi un coup d'4Bil de tra-
vers pour M"' Blondet. Sans doute, elle lui représente» Icakimières,
eoffune moi je lui représente la raede^ eb tout cela est également
maudit. Cependant M"* Nonne m'assure que l'aitbê Le Geff sera peur
moi un ami. Je veux bie» le ofmre» K'kBporte,^ je me s^s d^ay-
sée idy étrangère à tout ce numd»! NouS' nous raf ppoehens l^e
de l'autre, Blondet et moi* eonsme deox naufragées sur un ladean;
o» soipv me pe«r cemnnne: des souris qui font le diable desnère
i» tapisserie resserre singulièrenient ntre intimilÀi Et les souris ao
seraient rien eneere. Je vais rêver,, j'e» sakn sûie, d'une horrible
figure didîot; <|Qi a frappé mes ieg«rds> wt débottés. Ils appellent
Qolauii tJM«MiiteBBi8la§aeXJau»s pdapb^
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TÊTE POCIA. 7&S
ronde ix>iilaDt sur des éprales épaisses, avec son œil hagard déprimé
dans l'orbite et sa lèvre pendante si bestiale, pour celle d'un bandit*
Dans un pays civilisé, on renfermerait ; ici, ofi le laisse aller et
venir à travers la maison.. « U est serviable, il est dévoné, il rm
devient méchant que loi^que le ddre lui monte au cerveau. Ivre on
non, que le ciel me préserve de le rencontrer souvent! Ces figures-là
ne font bien que dus rwcbîtecture d'une cathédrale, grimaçant
sur les .chapkeauxi o« béantes & la manière des gargouilles. Je ne
veux plus y penser, ce serait chercher le cauchemar. Ta chère photo-
graphie «est Uu Grâce à nva bougie allumée (elle le refnera toute la
mût), je pourrai la regardert mon aise jusqu'à ce q^ie \e sommeil
méprenne. L'escaUde de ce lit, pareil à une montagne, m'épou-
vante d'avance. Juste ^ell les fits de ton temps étaient-ils de cette
haaitenr-là? Moi qui »bhorre la phimiel 0 ma petite chambre de
Paris «t le baiser du soir de mon cher papa, comme je vous regrettel »
Pendant que Laore griifeiinait ainsi sur le coin de «a tcrilette,
M^ de Keriao, jcfâDt fait sa prière, pensait avec joie : — Enfin elle
est ici] Jean ne tardera pas à noms revenir 1
Et l'abbé, tout en «'assoupissant dans son manteau, se disait, bercé
par le raulemeat de la voHure : — €e€te petite, si évaporée qu'dle
paraisse, peut devenir l'instrument de la f rovidence. Il s'agit de
prendre sur son esprit l'asoendant nécessaire et de convenir le père
en nous servant poor cetade la fille.
Armel, lui, se représentait la beauté de Laurent le phisir qu'Q
aurait à la revoir «cuvent. Quel emploi déKcieux de son congé !
U (ai semblait qu'une révolution se fût opérée dans sa vie, qtd
idlaâl devenir tout à coup intécessante.
lî.
La lettre adressée à M. d*Brquy ne partit pas sans avoir subi quel-
ques modifications. Lamre y ajouta le lendemain un long postscrip-
Hmiy tout «n chapitre qm aurait pu être intitulé : « de l'influence du
soleil sur les jeuoes imaginations, a Elle avait ouvert sa fenêtre, et
Tétang, si lugubre la veille, lui >avait montré ses treate hectares d'eau
vive, brillantes comme un miroir dans une ceinture d'ajoncs dont
les fleurs étemelles semblaient d'or. Le plus fin, le plus léger des
brouillards estompait poétiquement la pauvreté des toits de chaume
du village voisin ; un parfum sain et frais de flt*urs vivaces mon-
tait du jardin assez mal entretenu, où les légumes poussaient péle-
meie avec les roses^ un vrai jardin de curé; on entendait les poules
gkmsser en grattant les plates4>andes. Laure avait voyagé en Suisse
et en Italie, elle connaissait les plages en vogue, fa terrasse de
Saint^Oeramifi et tous les sHes renommés des entirons de Paris,
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7i& REVUE DES DEUX MONDES.
mais elle n'avait aucune idée d'une campagne sauvage, paisible et
silencieuse telle que celle-ci.
— Voyons de plus près, se dit-elle ; et, passant à la hâte un pei-
gnoir, les pieds dans ses pantoufles, elle descendit curieuse. Per-
sonne ne se trouva sur son passage ; la porte du vestibule était
ouverte, elle fit le tour de la maison, dont le caractère tout à fait
original lui avait échappé d'abord dans le crépuscule du soir.
— Quel donunage de ne pas savoir dessiner 1 pensa-t-elle.
De l'ancienne abbaye à laquelle on a rajusté tant bien que mal un
bâtiment neuf, dissimulé par bonheur sous une véritable tapisserie
de troène et de glycine dont l'épaisseur recouvre de pitoyables rac-
cords, il reste quelques ruines vraiment superbes. Laure les com-
para en elle-même au décor du ballet de Bobert le Diable.
Des touffes de giroflée jaillissent d'une porte ogivale, qui ne sert
plus que de cadre à un coin de paysage; les lézards se promènent
sur des tronçons de statues couchés dans l'herbe ; deux ouvertures
encombrées par les ronces laissent entrevoir des souterrains, et les
arbres qui s'entremêlent aux piliers de la nef découverte, formant
un carré long de granit et de feuillage, donnent un caractère de
fi*appante étrangeté à ces débris épars d'architecture gothique.
Telle est la vigueur extraordinaire de la végétation parasite, que
l'on croirait les mille bras d'un lierre immense occupés i soutenir
ces pans de mur dégradés qui çà et là s'écroulent. Le peu qui reste
d'un cloître du xni^ siècle aboutit à une grande salle qui est aujour-
d'hui la cuisine de Kerlan et au-dessous de laquelle se trouve un
cellier voûté, pareil à une crypte, où l'imagination de la jolie pro-
meneuse n'hésita pas à placer quelque malheureux prisonnier, mort
dans l'étreinte des grosses chaînes que, par le soupirail, elle aperce-
vait, pendantes au mur où leur dernier anneau demeurait scellé.
Puis elle entra dans la cuisine vraiment monumentale avec ses
belles voûtes d'arête, et la ligne de piliers qui la divise dans le
sens de la longueur : c'est l'ancien réfectoire ; à chacune de ses
extrémités se trouve une énorme cheminée surmontée d'un man-
teau à pans. Dans l'une de ces cheminées flambait un feu clair sous
le chaudron, suspendu à la crémaillère entre deux chenets gigan-
tesques. Debout devant la table recouverte de toile bise, Gorentine
préparait les tasses du déjeuner, et autour d'elle une demi-douzaine
de jeunes Bretonnes, embèguinées de blanc comme des religieuses,
la jupe relevée sous un tablier à bavette, vaquaient sans bruit à
diverses besognes de ménage. Leur costume, leur physionomie,
étaient en si parfaite harmonie avec le cadre gothique que Laure
s'arrêta conmie elle eût fait devant un véritable tableau de la plus
curieuse couleur locale. D'autre part, les petites Bretonnes restaient
stupéfaites devant cette figure éminemment moderne dans son négligé
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TÊTE FOLLE. 7i5
aussi brodé qu'une nappe d*autel, comme le dit plus tard Gorentine,
qui) scandalisée par les nœuds de ruban cerise, mêlés aux flots d'une
dievelure en désordre, prétendit n'avoir jamais rien vu de pareil
que sur une certaine image représentant la Tentation de saint
Antoine.
— (7est la demoiselle de Paris, s'entre-disaient les jeunes ser-
vantes avec un mélange d'inquiétude et d'admiration. Gomme on
est belle dans ce Paris 1 comme on est drôlement accoutrée I Mais
voyez donc ce petit pied? Un bas plus fin que de la dentelle. Et des
talons d'une aune I Gomment marche-t-elle avec ça?
Les yeux arrondis, elles regardaient Laure, qui, elle-même, était
prête à les prendre pour des fantômes du xm* siècle.
— Mais non, au fait, dit-elle tout haut, en répondant à sa rêverie,
c'était une abbaye de moines I.. La gentille petite coiffe que vous
avez là? Il faudra que je l'essaie... Sans doute le bonnet du
pays?
— Oui, mademoiselle, répondit Gorentine, d'un ton sec, et on
peut dire qu'aujourd'hui il est mal porté ; si, de mon temps, une
fille avait laissé passer seulement un cheveu !.. On avançait la coiffe
comme moi, jusque sur le front... Mais empêchez donc des jeu-
nesses de suivre la mode!
L'idée que ces petites béguines du moyen ftge fussent accusées
de sacrifier à la mode fit partir Laure d'un éclat de rire que répéta
sévèrement l'écho des voûtes profondes.
— Êtes- vous donc si nombreuses au service de M"* de Kerlan?
demanda-t-elle.
— Nous ne sommes pas trop, répondit Gorentine parlant toujours
au nom de la petite communauté dont elle était, pour ainsi dire, la
supérieure. Tout l'ouvrage pèse sur nous, celui du dehors conune
celui du dedans. Il n'y a pas d'homme ici, sauf le jardinier, qui
soigne aussi les chevaux...
— Et qui a soixante ans, acheva le chœur des servantes.
— Quelle étrange maison I pensait Laure. M*^ de Kerlan n'est pas
levée sans doute? demanda-t-elle encore.
— Levée? répéta Gorentine avec une indignation contenu^. Il y a
beau temps qu'elle est à l'église.
— Gomment! Est-ce donc aujourd'hui dimanche?
— M°* Nonne n'attend pas le dimanche pour assister à la messe;
elle y va tous les jours. Dieu merci I
Et, tandis que leur doyenne répondait ainsi, d'un ton réprobateur,
les servantes chuchotaient :
— On n'a point de religion à Paris.
Presque aussitôt M"* de Kerlan survint, rentrant de la messe,
sous^la robe de laine tout unie qu'elle devait, comme à l'ordinaire,
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7i6 REYUE DES DEUX MONDES.
porter le reste de la journée. Personne plus qu'die ne simplifiait
ks. questioQS de toilette* Un déjeunec de crème savoureuse et de
pâtisserie de ménage fut servi, puis on reprit la visite du jardiA,
des étableSy de la basse-couc, de tout ce qui était Tiotèrèt et la di^
traction de cette vie quasi cloîtrée dont se contentait M*'® délier-
lacu Laure lui adressa de grands complimens sur se& ruines..
— Je me fai& une fôte^ dit^lle» de les admijrer au clair de la
lune. Sans doute* an coup de minuit les morts soulèvent la pierre
sépulcrale au son d'une< mimique lente?
— Nos pauvres tombes ont été violées pendant la révolution;
dles doivent être vides; mais, eatout cas, ces speclres-là seraient
bien peu redoutables;.» de bons religieux qui ne reviendraient au
moode que pour nous bénir.
— Vous croyez?.. Moi qui aimais à nie figurer m le ballet des
nonnes ou quelque chose d'approchant.
— Laure , à quoi pensez-vous? Nous n'avons pas de damnés à
Kerian, rien que des aaintadont le souvenir agit malgré nous sur
Mire humeur^ sur nos habitudes^.. Vous verrez.
— Mon Dieu I vous me £ûtes pe»r« Je ne voudrais pas devenir
si parfaite. Il me semble que la vie doit en être moins amusante*
-^ Mais ce n'est pas le lot de tout le monde de s'amuser. Gêné-
ralemeot il s'agit plutô4 de subir le mieux possible des déceptions,
des chagrins... Et ma conviction est qu'û dépend beaucoup des
influences extérieures que nos maux s'enventment irrémédiable^
ment ou bien guérissent en nous hissant moins mauvais^ Kerlan
n'est pas un endroit où l'on puisse longtemps haïr ni se révolten
Laure regardait dans les yeux son interlocutrice et se demandait
quels avaient pu être les chagrins auxquels si diacrëtemei&t dlefair
sait allusion.
— Haïr,., j'en serais incapable» il me semble, répliqua-t-elle; je
dis: Il me semble, parce que personne ne m'itjamaiS'fait de mal;.,
mais quant à m& révolter,- je mettrais mon honneur très certai-
nement à me révolter cooti» une destinée trop désagréable; je lut-
terais contre elle pied à. pied au lieu da me soumettre» ei j'en
viendrais k bout..
— Mais si votre bonheur dépendait d'uji aetre qui vous le
refusât?
— Il ne doit dépendre (f&à de; nMSHQaènae, do notce volontét de
notre courage;., papa me Ta ditseuvent^
-^ Votre, père parle oomsis un ht««iT Ketre bonheur dépend
plutôt de nos affections. Aimée, une femme, est toujours heoh
reuse.
— Soitl Maie pourquoi ne seiaiWen pas' aimée si. on mérite de
Tébre? dit. Laure avec 1* confumci^ de laJeiuieaBe.
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W^ àt £erian Itocka la iète et repnt :
^- J'espère que vous ne senee jamais oondaninée àiaire'TépiieiTO
dee «douceuiB de la solitude. iCiest une amie -comiDe um etûre^at
meilleure que beaucoup id'jutpes, vne amie (très fidèle, «usai saHh-
take^dufi ses conseilsique le monde, je croîSy est 'penricieux*^. Yeiies
donc Kadr^mon verger.
— Quel cakoe autimr (te nowl 'dit dianire en coBtiouaiit ià ia
suivre.
— DéiiciettK) n'esè^ce -pas?
— jDèlideuK.
U se £t nn^sileBoe, puis 'la AanâeniœilouflGei eotre ses idaigtaam
lâgerbâiUeiMBt:
— * Vous ne ivous ôtes jawais ifionniyée icil?
— Comment serail<e posâhkff Les journées sont si crartesl te
ae .suffis pas à tout tse 'que j'entreprends : je plante, je sème, je
saigne mes botes, je visite les malades, je travaille et, si ije TmH
bis^. il y a d'intéressantes promenades à faire sur la roule idn
Lannion, mais je les ai réservées pour le lemps de «votre séjour ioi.
QaaBd je suis «eule, p n'éprouve pas le ibesoia de sertir de ckex
Hwi*. Je rètréds de plus en ^plus, as contraire, le petit tserde de mon
existence.
Ce que Laufe pensait de vœtte erastence, nom je trouverons
eésamé;dans les lettres qu'elle cooftâBUBÎt d'écnre joumeUement ià
son père.
M C'est la nuntt anticipée, ifiNs^^^t liei ne m'a jamais donné
une plus ifolle envie de vivre. Qttand iu me citak M^' de Kerlan
comme un modèle, ta ignorais, j'en suis sûre, à quel détachement
des choses de ce monde eUe était jnîvée. Bovae, ^eUe l'est umum
doute, parfaite même au-delà devante: expression ;.. il n'y a pas dn
soins qu'elle n'ait pour moi ; tnais combi^ ce passage -en prevmoe
vaime faire apprécier davamage encore notre genre de vie si rem-
plie d'intérêts de toute sorte, dans notre cher Paris, où îles ireuz,
fjmaginatioo , l'intelligence sont sans «esse occupés 1 A^oue iqiie tu
asirouk n'imposer eette comparaiseii béa detme faire mîaux eon>-
prendre«mn ibonheur. fin reste, je neme reppellem.pas sans plai-
sir, lorsque le temps se sera écm^ésur ce^ visite, l'espèce de rêve
mpslique qui remplace id l'aotion *et la pensée. Je vais le «satin à
la «DQSse avec M^ de Merlan, je d'iaecompagae chez les païa^rea,.»
du moins jusqu'^ leur parte, ne ponvant prendre mon parti ^de la
malpropieté nauséabonde «des nhaunaères bretonnes, fiaans l'après-
midi, -an attelle «et nous paooamans le pays; encore un tpèlerm^ge
à travers la légende des saints entremêlée de contes de iées. fiinr
le llénébré, oelte montagne isolée, ande et ^iorme «oaiciue,^ fut
prononcé au vp siècle, par les évô^eaâe Bretagne PéaaiSi l'«na^
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7A8 BETUB DES DEUX MONDES.
thème contre Barbe -Bleuet !cpiî s'appelait en réalité Gomorre le
Maudit. On vous afiBrme que les Sept Dormans d'Ephèse ont été
trouvés sous le dolmen qui sert aujourd'hui de base à une chapelle;
notre église renferme un charnier, — affreux mot, —rempli d'osse-
mens découverts, et si j'étais venue un mois plus tôt, j'aurais vu au
Pouldour des légions de dévots entrer en rampant dans un four
qui rappelle celui où fut brûlé saint Laurent, puis se livrer à des
ablutions dont l'origine est encore druidique. Quel ragoût de
superstitions catholiques et païennes! M'^ Nonne n'en est nulle-
ment choquée; elle m'explique tout cela d'un air tranquille, conmie
si rien n'était plus naturel, et j'avoue que je m'amuse de ses his-
toires àja façon d'un enfant de sept ans. Elles complètent si bien,
pour la plupart, l'aspect du paysage, toujours un peu mystérieux
et fantastique I Mais ma pauvre Blondet hausse les épaules. Une
bonne bibliothèque ferait bien mieux son affaire. Or il y a bien une
bibliothèque à Kerlan, j'entends le meuble, des rayons superposés
derrière un rideau de taffetas vert, mais, à la place des volumes, on
ne trouve que des pots de beurre fondu et de conserves. V Imita-
tion de Jésus-Christ y un dictionnaire français-breton, une vieille
Bible, quelques abrégés d'histoire, quelques livres d'éducation que
IF*'' Blondet juge déplorablement vieillots, voilà toute la nourri-
ture intellectuelle que l'on se procure ici. Une pareille pénurie, si
elle devait durer, serait affreuse. En fait de livres, je feuillette le
pays.
tt Kerlan est dans un site particulièrement déshérité; je ne t'en
dirai rien de plus; quant aux impressions que tu me demandes sur
ta vallée natale du Léguer, les voici : quels beaux rochers 1 quels
beaux horizons 1 quels bois magnifiques ! Cette région-là est digne
d'être le pays de mon père; mais je ne te félicite pas moins d'en
être sorti. Les ruines de châteaux et de chapelles, dont tu m'as
tant parlé, Goëtfrec, Kerfons, Runfao, Touquédec surtout, si pitto-
resques qu'elles puissent être, sont aussi par trop féodales I J'ai
aperçu de loin à travers l'épaisseur des hautes futaies les tours de La
Yille-Revault. Leurs créneaux, leurs mâchicoulis semblaient me dire :
— Tu n'entreras pas aisément! — Et, en effet, aucun message ne
m'est encore venu de cette forteresse inabordable.
a Mon cousin nous rend visite presque tous les jours. A heure
fixe, le bruit d'un temps de galop retentit dans l'avenue ; c'est son
cheval, un petit cheval du Gorlay qui ne paie pas de mine, mais qui,
au dire de son propriétaire, est infatigable. Uon cousin met pied à
terre et vient à moi d'un air si heureux que je crois toujours qu'il
va me dire :
a — La partie est gagnée d'avance; je vous emmène en croupe à
la conquête de La Yille-Revault.
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TÊTE FOLLE. 7A9
a Hais il n'en est rien et, bien entendu, je ne fais pas de questionSi
je ne montre pas d'impatience; je sois censée venue pour une
visite pure et simple à W^ de Kerlan, une amie de mon père, sans
l'ombre de calcul ni d'arriëre-pensée. Mon amour-propre, de cette
façon, ne souifre point, tandis qu'on me discute ; car je dois être,
n'en doutons pas, fort discutée. Armel, après une conversation
toujours un peu embarrassée avec moi, — il est décidément timide,
ce marin que l'on dit si brave, — Armel donc a de longs concilia-
bules avec sa marraine, comme il la nomme. C'est toujours à regret
qu'il s'arrache au charme de notre société; j'en conclus que Eerlan
est un séjour gai relativement à La Yille-Revault. Mon cousin n'a
pourtant pas plus que M"* Nonne l'air de s'ennuyer chez lui; c'est
une grâce d'état. Il chasse, il s'occupe de culture; son métier le
réclamera bientôt, il devra repartir sans avoir eu le temps d'ache-
ver la moitié des travaux qu'il se proposait.
« Je lui dis : — Comment I mon cousin, après avoir fait le tour
du monde, vous vous contentez d'un si étroit horizon?
(c Et il me répond : — Rien nulle part ne m'a semblé plus beau.
« Pourquoi ne s'en contente-t-il pas une fois pour toutes, ayant
des goûts si modestes? — G'^st qu'il aime aussi passionnément la
mer.
« A propos de la mer, je ne m'étais jamais figuré ce pays de Bre-
tagne autrement que battu par les flots; durant les premiers jours,
cela me gênait fort de ne rencontrer que des bois ou des landes.
Maintenant, grâce à nos excursions un peu plus étendues, je con-
nais Saint-Michel-en-Grève, une lieue de sable blanc, conquise par
les vagues sur une forêt dont on découvre encore quelques troncs
d'arbres ensevelis, et le havre de Ploumanach, où, dans un petit
oratoire roman dédié à saint Guirec, les jeunes filles piquent d'épin-
gles la statue du bienheureux pour obtenir de se marier dans Tannée*
Mon cher papa, que nous sommes loin de Trouville ! Si ces plages
désolées étaient au moins tout à fait désertes I Mais non, il y a des bai-
gneurs, tous de la province, bien entendu, une auberge à quatre
francs par jour, et quelles toilettes fripées ! — En guise de com-
pensation, la nature vraiment grandiose, d'énormes blocs de granit
formant le plus majestueux chaos, des menhirs et des pierres bran-
lantes à en revendre ; mais on se blase sur tout cela. Il est curieux
par parenthèse que je ne me sois jamais blasée de même sur les
beautés du Bourget. C'est que là tout était réuni ; je me sentais
dans le mouvement mondain qui, après la présence de mon cher
papa, m'est, je crois, nécessaire par-dessus tout. Id, l'horloge est
de cinq ou six siècles en retard.
(( A Ploumanach, M"* de Kerlan m'a demandé si je ne voulais pas
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760 REYUE DES DEUX HONBES.
piquer saint Guirec d'une épia^ Ou aurait dit virnivient <iQ'ene
nêwt jMHir moi quelque mriage biH9tOD*«. lie ciel m'«ii pi^éserve]
M — Ma fcû non I ai^je répoudu, je n'ai ttucun «mpressement 4 jm
marier. Et ¥<mis non pLus, je suppose? ai»je dil h ArmeU qui se iaw^
YMt là. lies marins sont vouée ah «élibat.
« U s'eat récrié. A l'entendrei les gens deçà piDresston font les meilr
leurs maris» Le pauvre garçon me 'dtaît des exemples, des preuves i
l'appui» comme s'il avait eu inlér^ à me convaincre^ Seraitroe à lui
que pense M^^ de Kerlan 7 Je n'ai pu m'empècber de rire «en nue repré-
sentait Je soit de eetle pa«nrre eréalure qui attendra derrière les
gcands murs gris 4le ia Ville^Revault le retour de ton Mveu, un
priant pour lui jour et nuit et en élevant des peûis d'firquy, avec
l'aida, d'un Jtbbé Le iGoff. Bahl il se tronvem pow cela ^ quelque
jeusie Nonne de Kerlao^qui s'estimera betipe»se. A •diacuncsa'mcâP-
tion en ce monde 1 La mîemie est de retrouver Paris avec sen^ëdat,
ses idées, ses plaisirs, la liberté qu'on y respire et mon cher papa
qui l'habite, qui ne pourrait pas vivre ailleurs. Je ne suis plus sépar
rée de loi, Dieu merci, que, par une «quinzaine de jours, et je les
compte ces jours d'exil ! s
« A merveille 1 tu prends parti contre moi pour ton nevea te
maoîa, méchant père1 Tu m'accuses d'éire dénigrante, imoqueuse,
ifijufite,.. tu me gronderais si M^* de Kerlan ne t'écrivait d'aoÉ^
part que je suis la joie de sa maisoit. ie tourmente ce brave Armd,
à l'<en crcHre, n'ayant que lui sous la muo. Toujours ce reprooiw de
coquetterie ! Hais encore iaut*^tl , pour les escarmourïies <ine tu
«uppeses, trouver i, qui ptrler. Armel ne me donne pas la réplique,
il m'admidre, — c'est du voins l'avis de M^ Blondet, car, pour mon
compte, je n''en sab vraiment rien, **<- il m'admire et ë a peur de
BNÛ taut-eosemUe... la pèmr doit même être la plus farte >et cela
n'amuse quelquefois. Le résnllat des airs effarés de ce cousin
*fui «se regarde comme «'fl s'^avait jamais vu de vobe bsen iaîta, ni
4l'attl(re ooîflhire.que les bé^ams et Goticntiae, «est que je prends à
Iftche de r^fffsyer de plus en plus par des déclamations de priacipes
qui dépassent un peu ma peoDsée. il a une ifaçon si drôle alors de
aae.dipe : — E6^H possible que vosm pariies sérieusement? — U a
l'rair si malbeuveux que la pitàé n» prend. A qwi bon aivoirliît'ile
tour du monde pour se laisser déconcerter par «00 pedle ttle? Be
môme je lui en vemc d'avoir, quand oa le pousse à parler de tas
woyagea, ttae Isçae éerm à. terre et tout unie de vous ncontar las
«boses'les plus eitmordioaipes et ks f^ dramatiques, en éviisat
de se mettre en scène, comme s'il n'avait Jamais joué qu'un nMede
omipsraa. T« as cetAesMea cakoadedire qu!il y a un ccand mérite
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TÊTE FOLLE. 751
à ne pas se faire valoir, et c^est moi prol>abIeittent qctr ai tort
de ne pas estâoier suffinanamaiit les: violettes ^and elles eut la mde
écorce d'un Arraek dlErqujr, vais qu'j puis-je? J^aî ll^esoitt qu'on
me jette un pHi de poudre auj yeux* Si mon- père n'étah pas un
hoBMnei cêlëhve, je seraie. capable de Taimep sans doute^ mais je
n'en ferais pas le dsMn qos tt£ es pour moi et je serais moins heu-
rense* Tu me diras qu'il n'est pas nécessaire que je fasse un dieu
de mon cousto. Si tu ne me diemmides que de voir en kii un* brave
eiexœllmt garçim,. nous somme» d'accord.
« Ah! je m'y attendais presque I ce coup de patte èi propos dtr
comte Tzérényi, de sa. faconde et de sa désinvolmre;.. Eb bienl
oui, celui-là, par exeinple,^ avût du prestige*. • et je ne* Pmtimidaiff
pasw.« Quelle siogaliëre figure il ferait en Bvetagne I' Toutes ces
bonnesi geas se sigoeraient à sa yngu Ainsi , tu Tas ref»contré au
théàtce et il t*a. demandé de mes nouvelles*? Lud as-m dit que tu
m'avais enterrée viv«.^ ps-odisoirement? Gcanme jem'appête àires^
susciter l.. »
Lea jugemeiis de^ Eiamre faisaient^ en réalitév phis d^honnenr ft la^
pétekifece de sion esprit qu'à sa pcvspkacité* Aprës) quinze jours de
via'craimuoe avecNoone eBbea était encore à noter de pétris t^a^
veia ett de petits ridicules, qui, pour un observateur plus éelaûré,
n^eussent fait que rebaasser d'unei points d'originaticé ce* caractère
si poble. Certaines exagécations de {ûétô^ n'étaient chez IM^de Kar-
laiv que Les masifesiations d'i»nr amour dédaigné ow trahi par les
hommes, et si elle aimail à s'occuper des autres, c'était pour leur
bien. Elle avaift sans doute lea mantes conuamiément attribuées au*
célibat, mais nul ne pouvait s'en- plaindre sans injvsticef. Les être»
les piui déshérités! de la oaiture tirouvaiienl asile souS'Son toit. Elle'
s'accommodait de l'humeur acariâtre de Gorentim, elle hébevgeaÀti
tendirment une chatte d'ignoble espèce, u» pauvre chien bon
teusi recueilli sur la gland* rovte, des dievaux trop vieux pour Ia>
trataer ; elle* protégeait,. eUe chfrisnit tout cela pav cetteseule raistm
que personne m'en aurait voulu t romanesque comme k. seize aaa^
elle n'entendait riem aui réalités. U y ades esprilsip08ili£9, qui, ayant
reoonna d'uoe part la vanité de leurs premiers rêves, de l'autre le
duigmr des absolus déseBcbantemanay abdiquent les uns,, se défeir-
dcst conter les aatires et acoeptont ua demM>onbem% leschoses commet
ellas sont; certaines âmes, ani cooÉnuref, netse résignent jamais k
descendra de kur idéaL La. sienne toitJ dè^ ce noari»re; ellei avait
rencmitrt l'iograiitude, oUes^éÉaithemléBàÉQut œ qui peulbreitdre
égoltte et aceptiquû), mùSi sao» queisa^foi^. sa clmeitéy 8& cenfiuoB,.
reçusseoi aucune attciniew Ia mal hii aspirait k mème^ triatnsa»
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752 RETUE DES DEUX MONDES.
compatissante qu'une infirmité physique. Tous les gens prétendus
raisonnables eussent souri de son dédain pour les biens matériels,
dont elle n'avait jamais manqué, du regret qu'elle témoignait de
ne pouvoir sacrifier sa liberté aux devoirs de la famille, dont elle
savait peu de chose, ayant toujours vécu dans l'isolement. Due per-
pétuelle escorte de chimères lui tenait compagnie. Ainsi , elle se
croyait sévèrement orthodoxe en politique et en religion, tandis
qu'au contraire ses hérésies étaient flagrantes. A la suite de cer-
tain sermon sur les peines éternelles, elle resta, toute dévote qu'elle
fût, des aemaines sans mettre le pied à l'église. Lorsque son curé
s'en plaignait : — Si vous voulez que je croie au ciel et que je cherche
à le gagner, ne me parlez plus de l'enfer, répohdit-elle avec vivacité.
Je vous affirme que le diable se sauvera comme les autres.
Avec de pareils sentimens, elle se fût prise à toutes les grandes
théories philosophiques et sociales de fraternité, de réhabilitation,
de progrès; mais elle avait trop peu lu pour les connaître autrement
que par une vague divination. Il y avait en elle un plaisant amal-
game de préjugés imposés dès l'enfance et d'instincts hardis qui
éclataient à l'improviste. Armel était bien son élève avec les quaU-
tés viriles en plus. C'était toujours auprès de sa chère marraine
qu'il allait faire, enfant, l'école buissonniëre. Ses plus belles récréa-
tions s'étaient passées au moustoir de Kerlan, dans l'ancienne
enceinte de l'église, à écouter, sous les piliers du cloître qui aujour-
d'hui ressemblent, avec leurs chapiteaux échevelés de clématite, à
autant de troncs d'arbres verdâtres et moussus, les histoires mer-
veilleuses que cette marraine pleine d'imagination savait raconter
d'une voix enchanteresse. Écolier, il entretenait avec elle du collège
une correspondance beaucoup plus assidue et surtout plus intime
qu'avec son aïeule. Il lui avait confié d'abord sa passion pour la mer,
l'attrait qui l'emportait vers les longues navigations, les périlleux
voyages; il avait trouvé un écho dans cette âme naturellement
héroïque. Elle l'avait toujours compris, toujours encouragé, tou-
jours soutenu, c'était vers elle que s'envolaient, pendant son pre-
mier voyage à travers l'Atlantique, ses enthousiasmes d'aspirant,
c'était à cause d'elle qu'il avait été fier de la médaille gagnée au
siège de Paris ; c'était la crainte d'avoir à rougir sous son clair
regard interrogateur qui l'avait arrêté devant bien des désordres,
lui gardant Tâme chaste pour un premier amour qu'il n'avait pas été
surpris de rencontrer un jour sous cette aile protectrice. Ne lui ame-
nait-elle pas Laure, plus belle mille fois que toutes les amantes rêvées
ou pressenties? Et cette marraine fée, mère, sœur, amie tout ensemble,
saurait, il n'en doutait pas, plaider sa cause le moment venu. Mais
qu'était-il pour plaire? Le pauvre Armel se le demandait avec efiroi.
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Ttn lOLLE* 768
n n'avait ni élégance, ni tournure» ni esprit, ni habitude du monde,
il ne pouvait être fier que de ses jeunes états de service» où se trou-
vât enregistré plus d'un acte de courage et de dévoûment.
— Et» disait-il en haussant les épaules, tant de braves gens font
leur devoir I
N'importe I sa marraine l'aiderait une fois encore quand il aurait
osé lui avouer que la charmante pupille reçue sous son toit était
en quelques jours devenue l'objet unique de ses pensées. Il est
vrai que Laure le préoccupait déjà beaucoup auparavaht»., depuis
qu'on lui avait parlé de cette cousine inconnue et de son apparition
probable en Bretagne. L'impatience qu'il éprouvait de la voir» son
ardent désir de la faire accepter par M"^* d'Erquy et de partager
avec elle dans l'avenir toutes les prérogatives d'enfant de la maison
que jusque-là il était seul à posséder, l'espèce de fièvre où il vivait
en l'attendant» on pouvait bien appeler tout cela de l'amour... Son
cœur, resté vierge au milieu des brèves et fugitives aventures de la
vie maritime, avait pris feu si brusquement qu'il ne s'en était aperçu
que pour comprendre en même temps l'impossibilité d'éteindre l'in-
cendie. Déjà il eût tout sacrifié à cette magicienne apparemment
inconsciente de son pouvoir» — tout» même la carrière qu'il adorait.
Lorsque sur les rochers de Ploumanach elle avait dénigré le sort des
femmes de marins» il s'était dit avec un violent serrement de cœur :
— Je renoncerais à la mer pour elle... Je serai ce qu'elle voudra
que je sois.
Tel était l'homme que Laure ne trouvait point mtéressant. Peut-
être n'était-elle pas tout à fait digne de le comprendre. Rappelons-
nous que les ruines si étrangement poétiques de Kerlan n'avaient
évoqué pour elle que le souvenir d'un décor de Robert le Diable
et que Nonne, avec ses vertus» était à ses yeux une sorte de mo-
mie confite en dévotion» pleine de mérite sans doute, mais assez
ennuyeuse; rien de plus.
X.
Dans le grand salon de La Yille-Revault, M""* d'Erquy et l'abbé
Le GoiT» assis en face l'un de l'autre, achevaient leur partie de piquet.
Ces deux personnes, que les circonstances avaient amenées à ne
se jamais quitter, n'offraient aucun signe extérieur
ni de sympathie. Au premier coup d'œil, on dev
châtelaine de La Yille-Revault le corps usé serva
une ftme énergique. Ses lunettes amortissaient le
encore étincelant dans l'orbite cerclée de rouge,
gries et crochues» qui en ce moment tenaient
TOHB LYH. — 1883.
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Jik RETUE DES DBfTX MMIDES*
guaieiit l'avatrice, «varice généralement estimée d'aSUeurs, pttroe
qa'elle naissait du désir unique de grandir sa midson. Les dieveux
blancs sortûent orépus, signe certain de Y^ew, du bonnet de
Temre à larges barbes et tranchaient vivement sur la peau oliv&tre
d'un front où se lisaient tous les caractères de la résistante, disons
de ropiniàtreté bretonne* Sous le rapport de Torgueil, de l'entête-
meat^ M"^ d'Erquy avait de qui tenir, étont Eerret de son nom, de
ces Kerret dont il est écrit sur un tombeau de Morlaix renfermant
le corps d'Hervé de Kerret et de sa femme AUette de Guicaznon :
« Les premiers habitans de la terre furent les Guicaznou et ks
Kerret, avec la devise : Se taire et faire. »
On sentait aussi aux détails de sa toilette plus que négtigéo, à
ceux de l'ameublemeit qui l'entourait^ qu'elle^avait toujours dû
manqioer de grâce, de tact, de finesse, des qualhés féminines en un
mot. Dans cette vaste pièce aux lourdes solives, aux embrasures
profondes, tonte tendue de tapisseries usées, pâlies, attestât çà et
là l'outrage àe% rats el des siècles, mais jH^êdeuses encore malgré
leur vétusté, des rideaux de caUcot et des meubles d'acajou s'en-
trraiélaient à de véritables splendeurs de bric-i^brac accumulées
par les générations et méconnues évidemment* La comtesse laissait
se détériorer ces curiosités qui n'avaient pour elle que le prix du
souvenir, et les remplaçait tant bien que mal à la ville voisine lors-
qu'elles étaient hors de service* Des faïences rares étaient livrées
aux usages les plus communs de la cuisine, et il y avait des chaises
de paille dans le salon. L'abbé Le Goff eût été autant qu'elle-même
incapable de discerner la disparate. Ftfs de paysan, il n'avait jamais
rien vu que La Yille-Bevault* Le goût du bîen-ètre l'avait fak reno»-
c^ de bonne heure aux devoirs les ph» pénibles de son nnnistère.
Précepteur d'abord, cumulant aujourd'hui les fonctions de dnpe-
lam, d'intendant et de 80u£Ere-doulears, l'alM ne répugnait pas en
somme au rôle de parasite. Il semblait que, dans cette maison, oà
depuis quarante ans s'était fixée sa vie, il n'y eût rien qui ne lui
appartint; aussi défendait-il comme siens les intérêts de ses patrons.
L'égoïsme prend bien des formes, voire celle du dévoûment.
La tenue de M. Le Goff, contrairement à celle de la comtesse,
était toujours irréprochable* Sa jambe, revêtue d'un bas de 01oselle
noire, sortait replète d'une soiutane un peu lâche qui dessinait quand
même les cmitours d'mi opulent abdomen ; sous te bonnet de soie
noire qui couvrait son crâne chauve la pensée ne devait s^évftller
qu'à de bien rares intervaHes. Il ne lisait guère, ses opinions sur
toutes choses étant inmraablemait assises, pour son plus grand
repos* Sa messe dite chaque matin, sans autre auditoire que ks
gôoB du château, le oiet en s'écroulant ne l'eût pas arraché à sa
placidité. Quiconque eût pris ce calme imperturl>able pour de la
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TÈTE FOLIE. 7S5
profondeur eût été siBgulièrement «Te«gle om parlitl; cepeDdnt
certaines personnes s'y trompaient, entre «uires M"** d'Erqvy; tmt
en rendant parfois l^bé victime de son Immenr tant soit peu irae-
table, eUe ne Msait nen sans le consulter, il était son pairtenaîre
au jeut son ^s^-yis à tabie, il lui «errait de cible aux heures
d'acrimome; dans d'autres moiMnSy elle était bien aise d'eaiendre
de sa bouche les paroies «onsolaitrioes «que Tévangile inspire à 8^
moins dignes ministres. L'abbé avait connu ceux dont elle jdeunît
la mort, les péchés ou ^absence; il a?ait été mêlé à tous les éfé-
nemens d'un passé moins triste encore que le présent. Et qui donc
sans lui eût sunreiHé les métayers, admîmstré les biensf Au dosbie
poiuft de vue des intérêts :spîrituels et matérieU, l'abbé Le Goff était
donc indispensable à Wh* d'Brquy,
— Quinte majeure I dit-il après un assez long silence,
EUe jeta ses cartes en répliquant de sa voix sèche :
— Tous n'avez pas eu grand mérite à gagner aujourd'hruL J'ai
fait faute sur faute, je n'étais pas à mon jeu.
— Quelque chose vous préoccupe 7 demanda H. Le Go£
— Non, c'est fini, maintenant, ma résolution est prise. Il iaut
que je vous parle. Rangez cette table, je vous prie.
L'abbé replia la table à jeu où un brelan d'as ^ait brodé au petit
point sur fond vert, serra méthodiquement au fond d'une bourse
les jetons usés, puis revint s'asseoir toujours silencieux en tournant
entre ses doigts sa tabatière, comme il en avait l'habitude lorsqu'il
était embarrassé.
— Kbmsieur l'abbé, reprit la comtesse, vous m'avez dit que Dieu
le voulait, et Armel m'en supplie : je recevrai cette jeune fiUe.
M. Le Goff fit un geste approbateur.
— Jusqu'à la fin, j'ai hésité, continua IP^ d'Erquy. J'aïqpelais à
mon secours cette fenneté qui autrefois ne m'a pas permis de tran-
siger avec ce que je croyais juste. Avais-je raison alors? Ai-je
tort aujourd'hui 7 Je n'en sais rien. Mais depuis que vous m'avee
dit que cette enfant était là, si près de moi, envoyée par son père
<x)mme une messagère de pan» ia pensée me poursuit de revoir à
tout prix mon fils avant de mourir. Je suis vieille; mon jugement,
msL conscience, s'obscurcissent peut-être. S'il en était ainsi, ce serait
à vous de me le dire au lieu de me prêcher la faiblesse.
— La faiblesse 1 s'écria M. Le Goff, en imprimant à sa tabatière
un mouvement de rotation plus vif à mesure que s'échraffait son
éloquence, est-ce être faible que de saàsir à propos l'occisîon qui
^offire pour sauver le pécheur? Vous reprendriez sur iean l'empire
que vous avez depuis si longtemps perdu en surmontant les repu*
gnances trop naturelles que vous inspire cette paternité coupable.
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760 BETUE DES DEUX MONDES.
Je le vois revenir tu bien par recoDDaisss^ee, abdiquer ses erreurs.
Peut-être est-il las d'une vaine gloire qui le damne; peut-être
aspire-t-il comme tant d'autres qui ont vidé jusqu'à la lie la coupe
des satisfactions mondaines à se reposer dans la vertu. Pourquoi
vos prières auraient-elles été perdues plus que ne le furent celles
de sainte Monique? D'ailleurs l'intérêt de sa fille le ramènera sou-
vent auprès de vous. Il sent sa propre insuffisance pour la protéger.
Que deviendrait-elle à Paris, dans Babyloue? Un mauvais choix de
cette étourdie et voilà les d'Erquy compromis de nouveau, car elle
est d'Erquy selon la loi... c'est déplorablei mais c'est ainsi. Vous
pouvez empêcher une mésalliance. Par vos soins elle s'établira con-
venablement. Tenez, j'ai déjà pensé au jeune Pierre de Berven et
à cette terre d'un bon rapport dont il vient d'hériter dans le pays
de Léon..*
— Un Berven !.. un Berven pour une d'Erquy I grogna dédaigneu-
sement la comtesse. Il est vrai, ajouta-trelle avec un soupir que
cette bâtardise oblige à des concessions. Le Berven dont vous parlez
est de petite noblesse, mais honnête homme, He le dit-on pas un
peu bossu?
— C'est exagérer, déclara l'abbé ; il n'est pas d'une belle venue ;
mais solide et rablé. Je ne lui trouve rien pour déplaire.
^- Nous avons le temps de penser à ces détails, interrompit
M*^ d'Erquy, quoique votre projet me semble assez sage, en sonmie»
de la fixer dans le pays au plus tôt en la mariant... .
i— Oui, nous la garderons ainsi en otage et elle nous servira
d'app&t pour attirer et retenir son père, dit l'abbé, clignant de l'oeil.
Il arrêta le tournoiement de sa tabatière, y puisa une longue prise,
puis en laissa retomber le couvercle brusquement avec un bruit sec
comme s'il y eût emprisonné une fois pour toutes le père et la fille
à la fois. — D'abord, reprit-il d'un air grave, un bon mariage est
la meilleure façon d'assurer le bonheur d'une demoiselle; celle-ci
est d*âge et de mine à se marier.
— - Vous m'avez dit qu'elle était belle? interrompit la comtessOi
son regard soucieux fixé dans l'espace sur de vagues séductions
qui lui apparaissaient d'avance comme un piège de Satan.
— Je ne m'y connais pas, mais BI^ Nonne et Armel sont de cet avis,
— Armel? répéta II**»* d'Erquy. Oui, à en croire Armel, c'est un
ange; toutes les fenunes sont des anges pour les hommes de son
âge... Le démon qui engendra celle-ci fut sans doute un ange au
gré de mon malheureux Jean.
— Chassez de tristes souvenirs, dit Tabbé ; ce démon est rentré
<lans l'enfer. Bappelons-nous seulement que BI^ Laure appartient
à votre fils.
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TÊTE rOLLB. 767
— Laurel., répéta M** d'Erquy avec un accent de dureté indi-
cible, il me faudra l'appeler ainsi... et vous voulez que j'oublie I..
Elle s'interrompit, ferma ses paupières arides et poursuivit d'une
voix morne :
— Je l'ai promis, Je verrai la fille de Jean,
Elle n'eût pas parlé autrement d'afironter quelque spectacle hor-
rible.
— Dites à Nona et à sa protégée de venir dimanche prochain à
lagrand'messe,ici... J'y serai. Je rencontrerai pour la première fois,
devant Dieu, celle que j'ai maudite sans la connaître; je déposerai
au pied de l'autel les sentimens qu'elle m'a longtemps inspirés, je
supplierai le ciel, vous le supplierez avec moi, de transformer ce
sacrifice en grâces pour tous les miens. La réconciliation sera ainsi
consacrée. Pensez-vous, monsieur l'abbé, que ce soit-là comprendre
chrétiennement mon devoir?
— Dieu vous récompensera, madame la comtesse, et d'abord vous
rendrez bien heureux votre petit-fils ; il va vous le dire lui-même.
Le jeune homme entrait en effet, revenant de la chasse, disait41,
évidemment échauffé par une course rapide qui l'avait peut-être
porté jusqu'à Kerlan plutôt que dans les fourrés d'alentour, comme
il eût voulu le faire accroire.
— Approche, lui dit sa grand'mère. Tu n'auras plus besoin de te
cacher de moi, dorénavant, pour aller chez ta marraine ; je consens
à ce que tu m'as demandé.
— 0 grand'mère! s'écria-t-il en lui prenant la main, qu'il serra
sur son cœur avec vivacité.
— Dieu me revaudra, j'espère, un pareil effort, poursuivit la
comtesse, qui dans ses comptes avec le ciel n'accordait apparem-
ment rien pour rien. Qu'il convertisse ton oncle Jean, qu'il te garde
de tout mal, et je me trouverai récompensée, comme dit l'abbé.
— Vous serez bonne pour elle, vous l'accueillerez bien, n'est-ce
pas? Il faudra l'aimer, ma mère...
— L'aimer?.. Ohl quant à cela, tu m'en demandes trop, peut-
être I répondit-elle avec un geste altier de sa tête grise. Il y a des
bornes aux forces humaines.
Th. BBifTzoN.
{La trakièmÊ parUê auproehain n:)
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PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES
LA MAISON DE CAMPAGNE D'HOBACE.
U est impossible de lire Horace sans désirer coonalire cette mai-
son de campagne où il a été si heureux» Peut-on savoir exactement
où elle était? Est-il possible de retrouver* non pas les pierres môme
de sa villa» que le temps a sans doute dispersées» mais le site char-
mant qu'il a tant de fois décrit, ces hautes montagnes « qui abri-
taient ses chèvres des feux de Tété» » cette fontaine près de laquelle
il allait s'étendre aux heures chaudes du jour, ces bois, ces mis-
seavx, ces vallées, cette nature enfin qu'il a eue sous les yeux pen-
dant ia plus longue et hi meilleure partie de sa vie? C'est une ques-
tion qu'on se pose depuis la renaissance» et l'on en a d'assez bonne
heure entrevu la solution* Vers la fin du xvi* siècle, quelques ém-
dits» qui s'étaient mis en quête de la maison d'Horace, soupçonnè-
rent l'endroit où il fallait la chercher ; mais» comme leurs indica-
tions étaient vagues et qu'elles ne s'appuyaient pas toujours sur
des preuves bien solides, ils ne parvinrent pas à convaincre tout le
monde. Du reste» il ne manquait pas de gens qui ne voulaient pas
être convaincus. Dans tous les coins de la Sabine» des savans de
village réclamaient avec acharnement pour leur pays l'honneur
d'avoir donné l'hospitalité à Horace et n'entendaient pas qu'il en
fût dépossédé. C'est ainsi qu'on mettait sa maison de campagne à
Tibur, à Cures, à Reate» un peu partout» excepté où elle devait
être.
Le problème a été définitivement résolu, dans la seconde moitié
du dernier siècle, par un Français» l'abbé Gapmartin de Chaupy.
C'était un de ces amoureux de Rome qui vont pour y passer quel-
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i
PROMENAI»S ARCHÉOLOGIQUES* 769
ques mois et y restent toute leur vie. Quand il se fut décidé à
retrourer la maison d'Horace, il n'épargna pas sa peine (1); il par-
courut presque toute l'Italie , étudiant les monumens, Usant ks
inscriptions, faisant parler les g^s du pays, cherchant de ses yeux
quels sites répondaient le mieux aux descriptions du poète, n vo]^
geaitl petites journées sur un cheval qui, s'il faut l'en croire, était
devenu presque antiquaire à force d'être conduit aux antiquités.
Cet animal, nous dit-il, allait de lui-même aux ruines sans avoir
besoin d'être averti, et sa fatigue semblait cesser quand il se trou^
vait sur le pavé de quelque voie antique. Du récit de ses courses,
des résultats où ses travaux obstinés l'avaient conduit, CapmartiD
de Chaupy a composé trois gros volumes de près de cinq cents
pages chacun. Cest beaucoup plus que ne comportait la question;
aussi ne s'est-il pas imposé la loi de s'enfermer dans le sujet qu'il
traite. La maison de campagne d'Horace n'est pour lui qu'un pré-
texte qui lui donne l'occasion de parler de tout. Il a écrit comme il
voyageait, s'arrêtant à chaque pas et quittant à tout moment la
grand'route pour s'enfoncer dans les chemins de traverse. Il ne
nous fait grftce de rien; il éclaire en passant des points obscurs de
géographie et d'histoire, relève des inscripliûiig, retrouve des villes
perdues, détermine la direction des anciennes voies. Cette façon de
procéder, qui était alors fort à la mode parmi les érudits, eut pour
Chaupy un très grave inconvénient. Pendant qu'il s'attardait ainsi
en chemin, on faillit lui enlever l'honneur de sa découverte. Un
savant de Rome, de Sanctis, qui avait entendu parler de ses tra-
vaux/se mit sur la même piste, et, le gagnant de vitesse, ce qui
n'était pas difficile, publia sur cette question une petite dissertar-
tion que le public accueillit favorablement. Ce fut un grand chagrin
pour le pauvre abbé, qui s'en plaignit avec amertume. Heureuse-
ment ses trois volumes, qui furent bientôt en état de paraître, mirent
l'opinion de son côté, et aujourd'hui on ne lui conteste guère la
gloire, dont il était si fier, d'avoir découvert la maison de campagne
d'Horace.
Voici en quelques mots comment il s'y prend pour démontrer
aux plus incrédules qu'il ne s'est pas trompé. Il étaUit d'abord
qu'Horace n'avait pas plusieurs domaines ; lui-même nous dit qu'il
ne possède que le bien de la Sabine et que ce bien lui suffit : nais
beatus unicis Sabinis. Il s'rasuit que toutes les descriptions qu'il a
faites se rapportent à celui-là et doivent lui convenir. Ce principe
(1) n hni dire aatai qiM CspoiartiB de Chaopy éUii passiooDé ponr Hivaca. fi
wkL la nunif de tonloir toei retroa?er dent bob anteiir Cavori. U Yéeot aisez pour
auister iU ré?oloiion frençaiie, et l*oa dit ^'eUe ne le surprit pas. Horace lui avait
appris à la préroir, et il montrait volontiers les endroiu de ses oavrages où eUe était
prédite en termes exprès.
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760 MMfJSZ DIS DEUX MONDES.
établi, Chanpy visite successivemeot tous les endroits où Ton t
Toulu placer la maison du poète et n*a pas de peine à montrer
^'aucun ne répond tont à fait aux tableaux qu'il en a tracés. Cest
seulement à l'est de Tivoli et dans les environs de Vicovaro qu'elle
peut être; ce lieu est le seul où tout s'accorde entiteement avec
les vers d'Horace* Ce qui est plus frappant encm'e et achève de
nous convaincre, c'est que les noms modernes y ont conservé leur
apparence antique. Nous savons par Eoràce que la ville la plus voi-
sine de sa maison et la plus importante, celle où ses métayers se
rendaient tous les jours de marché, s'appelait Varia. La table de
Peutinger mentionne aussi Varia et la place à 8 milles de Tibur;
or, à 8 milles de Tivoli, l'ancien Tibur, nous trouvons aujourd'hui
Vicovaro, qui a gardé presque entièrement son ancienne dénomi-
nation {Viens Varia). Au pied de Vicovaro coule un petit ruisseau
qu'on appelle la Licenza : c'est, avec très peu de changemens, la
bigeniia d'Horace. Il nous dit que ce ruisseau arrose le petit bourg
de Mandela^ aujourd'hui Mandela est devenu BardeUiy ce qui est à
peu près la même chose, et pour qu'aucun doute ne soit possible,
une inscription qu'on y a trouvée lui restitue tout à fait son ancien
nom. Enfin la haute montagne du Lucrétile, qui donnait de l'ombre
à la maison du poète, est le Gorgnaleto, qui s'appelait encore dans
les chartes du moyen ftge Mon$ Lucretii. Ce ne peut pas être le
hasard qui a réuni dans le même endroit tous les noms de lieux
mentionnés par le poète; ce n'est pas le hasard non plus qui fait
que ce canton de la Sabine est si parfaitement conforme à toutes
ses descriptions. 11 est donc certain que sa maison de campagne
était placée dans cette plaine qu'arrose la Licenza, sur les rampes
du Corgnaleto, non loin de Vicovaro et de Bardela. C'est là qu'il
faut adresser les adorateurs d'Horace, — Dieu sait s'il en reste I —
quand ils veulent faire à sa villa un pieux pèlerinage.
L
Avant de les y conduire, rappelons brièvement de quelle façon il
en était devenu propriétaire. C'est un chapitre intéressant de son
histoire.
On sait qu'après avoir combattu à Philippes, dans l'armée répu-
blicaine, en qualité de tribun militaire, Horace revint à Rome, dont
les portes lui furent ouvertes par une amnistie. Ce retour dut être
fort triste : il avait perdu son père, qu'il aimait tendrement, et on
lui avait enlevé son bien. Les grandes espérances qu'il avait pu
concevoir quand il s'était vu, à viogt ans, distingué par Brutus et
mis à la tête d'une légion s'étaient brusquement dissipées : on lui
avait, disait-il, coupé les ailes. U retombait, de toutes ses viaées
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PROIOIVADES ABCHÉOLOGIQUBS. 761
ambitieuses, dans les misères d'une existence embarrassée; Tan-
cien tribun militaire était forcé d'acheter une cbai^ de greffier
pour vivre. La pauvreté lui fut pourtant bonne à quelque chose, s'il
est vnd, comme il le prétend, qu'elle lui ait donné le courage de
faire des vers; ses vers eurent beaucoup de succès. Il avait pris
le bon moyen d'attirer sur lui l'attention publique : il disait du mal
des gens en crédit. Ses satires, où il parlait librement dans un temps
où l'on n'osait pas parler, ayant fait du bruit. Mécène, qui était
un curieux, voulut le voir et se le fit présenter par Yarius et par
Virgile. — Ces faits sont connus de tout le monde; il est inutile d'y
insister.
Mécène était alors un des personnages les plus imporlans de
l'empire. Il partageait avec Agrippa la faveur d'Octave; maie leur
façon d'agir était bien différente. Tandis qu'Agrippa, soldat de for-
tune, né dans une famille obscure, aimait à se parer des premières
dignités de l'état, Mécène, qui appartenait à la plus grande noblesse
de rÉtrurie, restait volontairement dans l'ombre. Deux fois seule-
ment dans sa vie, en 717, pendant les embarras que causait la
guerre de Sicile contre Sextus Pompée, et en 723, quand Octave
alla combattre Antoine, il fut officiellement chargé d'exercer l'auto-
rité publique ; mais il portait un titre nouveau qui le laissait en
dehors de la hiérarchie des fonctionnaires anciens (1). Le reste du
temps, il ne voulut rien être; il refusa obstinément d'entrer dans
le séoat; il resta jusqu'à la fin un simple chevalier et souffrit d'être
au-dessous de tous ces fils de grands seigneurs que le nom de
leurs familles et les mérites de leurs pères élevaient si rapidement
aux plus hautes fonctions. Ce désintéressement singulier, qui était
alors aussi rare qu'aujourd'hui, n'est pas facile à comprendre. Les
contemporains, qui le comblent d'éloges, ont négligé de nous en
apprendre les raisons. Peut-être avaient-ils quelque peine eux*
mômes à les démêler : un politique aussi fin ne laisse pas aisément
découvrir les motifs de sa conduite. On l'attribue ordinairement à
une sorte de paresse ou d'indolence naturelle qui lui faisait peur
du tracas des affaires, et cette explication est assez juste pourvu
qu'on ne l'exagère pas. Un historien qui ne l'a pas flatté nous dit
qu'il savait secouer sa torpeur quand il fallait agir : ubi re$ vigi-
lantiam exigeret^ sane exsomnis^ providens aique agendi sciens ;
mais il se réservait pour certaines occasions, et, dans les choses
humaines, tout ne lui paraissait pas digne de l'occuper. Il aimait la
politique; il en avait le talent et le goût, et ce qui prouve qu'il ne
(1) On croit généralement qa*il avait été nommé par Ocuve préfet de Rome, pra-
f9Ctus urbi; maii an sdioliatte de Virgile, qu'on a découvert à Vérone, l'appelle préfet
da prétoire, et M. Mom>nsen ponte que c'est bien le titre qu'il a porté et que cette
fonction fat créée pour loL
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762 REYUB ras DEUX liOlfDBS.
s'en est januds tout à fait sevré, c'est qu'Horace éprouva le hwm
de lui dire un jour : k Gesse de laisser troubler ton repos par le
souci des affaires publiques. Puisque tu as le bonheur d'être uu
simple particulier comme nous, ne t'occupe pas trop des dangers
qui peuvent menacer l'empire. » U s'en occupait donc avec trop de
zèle au gré des épicuriens s^ amia. Quoique sans titre officiel, U
avait l'œil ouvert sur les menées des partis, sur les préparatifs du
Parthe, du Gantabre Ou du Dace ; il lui plaisait de dire son avis à
propos des grandes questions d'où dépendait la traDqmllité du
monde; mais, le conseil donné, il se dérobait et laissait à d'autres
le soiu de l'exécuter. Il se réservait pour ce qui ne demande qu'un
effort de la pensée. Préparer, réfléchir, combiner^ prévoir les con-
séquences des événemens, surprendre les intentions des hommes,
diriger vers un but unique les volontés contraires ou les intérêts
opposés, faire naître les circonstances et en profiter, c'est assuré-
mœt une des applications les plus hautes de l'intelligence, un des
exercices les plus agréables de l'esprit. Le charme de cette poli-
tique spéculative est même si grand qu'il semble que, quand on
passe du conseil à l'action, on s'abaisse. L'exécution des grands
projets exige des précautions fastidieuses et entraîne avec elle une
foule de soucis médiocres. Mais un homme d'état n'est complet que
lorsqu'il est capable d'imaginer et d'agir, quand il sait réaliser ce
qu'il a conçu, quand il ne se contente pas de voir les questions par
leurs grands côtés et qu'il peut descendre aux détails. 11 me semble
donc que les amis de Mécène, qui le louaient de s'être soustrait à
ces misères et de n'avoir voulu être que le plus important des con-
seillons d'Auguste, lui faisaient un honneur de ce qui n'était, en
réalité, qu'une imperfectioa.
Us se trompent aussi, je crois, quand ils le représentent comme
un sage qui a peur du bruit, qui aime le silence et cherche à se
dérober aux applaudissemens et à la gloire. Poutre entrait-il dans
sa résolution moins de modestie que d'orgueil. La foule lui déplai-
sait; il trouvait une sorte de plaisir insolent k se mettre en lutte
avec l'dpinion et à ne pas penser comme tout le monde* Horace
nous dit qu'il bravait le préjugé de la naissance, si fort autour de
lui, et qu'il ne demandait pas à ses amis de quelle famille ils sor-
taient. 11 craignait la mort, et, ce qui est beaucoup plus rare, il
osait l'avouer (1) ; mais, en revanche, il ne craignait guère ce qui
(1) Les vers dans lesquels Mécène avouait qu'il avait peur de mourir sont connus de
tout le monde, grâce à la traduction que La Fontaine en a faite dans ses frilleB t
Mécénas fut un galant homme;
U a dit quelque part : Qu'on me rende impotent,
Cul-de-Jatte, goutteoxi manchot, pourvu qu*en somme
Je vive, c'est asses; je suis plus que content
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PROmifADBS ABGHiOLOGIQOlS. 7«3
smi la Bxnrt, Le souci de la sèpalture^ qui faisait le tounneut de
tant de personnes, le bossail fort indifférent» a Je ne lœ préoccupe
pas d'une tombe, disait-il : si Ton néglige d'ensefelirqudqu'ui, la
nature s'en charge. »
Moa twnalai cor» ; Mptlit natii» itlieUe.
Ce Ten est assurément le plus beau qui nous reste de hô. C'est
dans le même esprit de contradiction hautaine qu'il affectait de
dédaigner tons ces honneurs après lesquels courairat ses amis. U
sayait bien que ce mé|Nris des opinions vulgaires n'était pas de
nature à nuire à sa renommée. La foule est ainsi iiaite qu'elle n'aime
guère ceux qui pensent autrement qu'elle» mais qu'elle ne peut se
défendre de les admirer; aussi y a-t-il des gens qui se cachent
pour se faire chercher et qui peinent que l'on est quelquefois plus
en vue dans la retraite qu'au pouvoir. Mécène était peut-être de ce
nombre, et Ton peut soupçonner qu'il entrait dans son attitude de
politique dégoûté un petit ôdcul de coquetterie. Non-seulement l'ob-
scurité volontaire^ à laquelle S se condamnait, ne lui faisait pas
perdre grand'chose , mais il pouvait penser qu'elle servait mieux
les intérêts de sa gbire que les plus brillantes dignités. Quand il
n'est resté des hommes d'état qu'un grand nom, qu'on pense qu'ils
ont fait beaucoup sans savoir exactement ee qu'ils ont fait, on
est souvent tenté de leur attribua ce qui ne leur appartient pas
et de les croire plus importans encore qu'ils ne l'étaient. C'est
précisément ce qui est arrivé pour Mécène. Deux siècles après
lui, un historien de l'empire, Dion Gassius, lui prête un long dis-
cours dans lequel il est censé suggérer à Auguste toutes les
réformes que ce prince a dans la suite accomplies; à ce compte,
c'est au chevalier romain, et non au prince, qu^il fiant faire honneur
des institutions qui ont gouverné le monde pendant tant de siècles.
On voit que si c'est par calcul que Mécène est resté dans l'ombre,
ce calcul a parfaitement réussi et que sa conduite habile a du môme
coup assuré sa tranquillité pendant sa vie et accru sa réputation
après sa mort
Qooi qu'il en soit des raisons qui le poussaient & s'éloigner de la
vie publique, il est sûr que, s'il refusait les honneurs, il n'avait
pas l'intention de se condamner à la solitude. Ce n'était pas un de
ces philosophes qui, coomie le sage de Lucrèce, n'ont d'autre dis-
tracti(« que de regarder, du haut de leur retraite austère, les
hommes a qui cherchent à tâtons le chemin de la vie; » il enten-
dait mener une existence joyeuse ; il voulait surtout se faire une
société d'élite. Cest ce qui ne lui aurait pas été fiort aisé s'il s'était
mêlé davantage aux afiakes. Un homme politique n'est pas libre de
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7d& RETUB DES DEUX MONDES.
choisir ses amis comme il lui platt; il ne peut pas fermer sa porte
aux personnages imptortans, qui sont quelquefois des personnages
ennuyeux. La situation que Mécène s'était faite lui permettait de
ne recevoir que des gens d'esprit. Il réunissait chez lui des poètes
et des grands seigneurs. Les poètes lui venaient de tous les rangs de
la société ; il prenait les grands seigneurs dans tous les partis poli-
tiques. A côté d'Âristius Fuscus et des deux Yiscus, qui étaient des
amis d'OcUve, on voyait Servius Sulpicius, le fils du grand juris-
consulte que Cicéron a tant vanté, et Bibulus, qui était probable-
ment le petit-fils de Gaton. On peut se demander si cette fusion des
partis, qui amena l'oubli des haines passées» si cette réunion des
hommes politiques de toute origine sur un terrain nouveau, qui fit
l'honneur et la force du gouvernement d'Auguste, n'a pas vérita-
blement commencé chez Mécène. Parmi les poètes qu'il avait atti-
rés à lui se trouvent les deux plus grands de ce siècle. Il n'a pas
attendu pour se les attacher qu'ils eussent produit leurs chefs-
d'œuvre : il les a devinés à leur coup d'essai, ce qui fait honneur à
son goût. Certains détails des Bucoliques de Virgile lui avaient fait
pressentir les grandes touches des Géorgiques et de Y Enéide , et, à
travers les imperfections des Épodes d'Horace, il avait entrevu les
Odes. C'est ainsi que cette maison, qui restait obstinément fermée
à tant de grands personnages, s'était ouverte de bonne heure au
jeune paysan de Mantoue et au fils de l'esclave de Yenouse.
Ces lettrés, ces grands seigneurs devaient mener ensemble une
vie fort agréable. La fortune de Mécène lui permettait de satisfaire
tous ses goûts et de donner à ceux qui l'entouraient une large exis-
tence. Les curieux de Rome auraient beaucoup souhaité de savoir
ce qu'on pouvait faire dans cette société distinguée où l'on ne
pénétrait pas; nous sommes tout à fait comme eux et il nous prend
souvent fantaisie d'imiter ce fâcheux qui suivit un jour Horace, à
son grand déplaisir, tout le long de la voie Sacrée, pour le faire un
peu parler. Nous voudrions obtenir de lui quelques renseignemens
sur ces gens d'esprit qu'il fréquentait ; nous fouillons ses œuvres
pour voir si elles ne nous apprendront pas de quelle manière on
vivait chez Mécène. Malheureusement pour nous, Horace est discret,
et c'est à peine s'il laisse échapper de temps en temps quelques
confidences que nous nous empressons de recueillir. One de ses
satires les plus courtes et les plus faibles, la huitième du premier
livre, nous offre en ce genre un intérêt particulier, parce qu'elle a
été faite quand Mécène prit possession de sa maison de l'Esquilin.
Ce fut, pour le maître et ses amis, un événement d'importance. Il
voulait se construire un palais qui fût digne de sa nouvelle fortune
et ne pas le payer trop cher : le problème était difficile, il le réso-
lut à merveille. L'Esquilin était alors une colline déswte et sauvage ;
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PaOMBirADES ARCHÉOLOGIQUES. 706
on 7 enterrait les esclaves et Ton y faisait les exécutions capitales.
Personne, à Rome, n'aurait consenti à y loger. Mécène, qui, comme
on vient de le voir, se plaisait à ne rien bire comme les autres, y
acheta de vastes terrains qu'il eut à très bon compte, planta des
jardins magnifiques, dont la réputation a duré presque antant que
l'empire, et fit construire une tour qui dominait tout l'horizon. Ce
fut sans doute une grande surprise à Rome quand on vit ces con-
structions somptueuses s'élever dans le lieu le plus mal famé de la
ville; mais ici encore cet esprit de contradiction, que nous avons
remarqué chez Mécène, le servit bien. L'Esquilin, quand il fut débar-
rassé de ses immondices, se trouva être beaucoup plus sain que les
autres quartiers, et l'on nous dit que lorsque Auguste avait pris la
fièvre au Palatin, il allait, pour la soigner et la guérir, habiter quel-
ques jours la tour de Mécène. Voilà ce qui donna au poète l'occa-
sion de composer sa huitième satire; il y célèbre ce changement
merveilleux qui a fait du coupe-gorgé de l'fisquiiin un des plus
beaux endroits de Rome :
Nane lioet EtqoiliU habitare Balnbriboi, atqiie
Aggere in aprico spatiari.
et pour qu'on apprécie mieux, par le contraste, l'agrément de ces
jardins et la magnificence de ces terrasses, il rappelle les scènes
qui se passaient dans les mêmes lieux quand ils étaient le rendez-
vous des voleurs et des magiciennes. Je suppoee que ce petit
ouvrage a du être lu pendant les fêtes que Mécène donnait à ses
amis quand il inaugura sa nouvelle maison, et, comme il avait au
moios le mérite de l'à-propos, il est probable qu'il fut très goûté
des assistaos. Il peut donc nous donner quelque idée de ce qu'on
aimait, de ce qu'on applaudissait dans cette société élégante. Peut-
être ceux qui liront la satire jusqu'au bout, en se rappelant la cir-
constance pour laquelle elle était faite et les gens qui devaient l'en-
tendre, éprouveront-ils quelque surprise : elle se termine par une
plaisanterie un peu forte et qu'il me serait difficile de traduire. Voilà
donc ce qui amusait les convives à la table de Mécène I Voilà ce
qu'écoutaient volontiers ces gens d'esprit dans les fêtes de l'Es-
quilin (1)1 N'en soyons pas trop surpris. Les grands siècles clas-
siques, que nous admirons tant, sont, en général, sortis d'épo-
ques énergiques et rudes, et souvent, dras les premières années,
(i) rroabliont pat qoe c'est la mômt société qui, dans le lojêgê de Brindes, prit tant
de plaisir à la dispute iosipide de deux booifaos. Oa a graod'peioe à comprendre
qu'après a?oir eoten lu ces plaisanteries groasiéres, Hovace nons dise : « Nous pas-
I une soirée tout à Dtit eharmante*»
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760 BJEVUE ]>SS DEUX MONDES.
ils gardent quelque chose de leurs origines. Au milieu de toutes
leurs délicatesses y U leur reste un fond de vigueur brutale qui.
aisément, remonte à la surface.^ Dans les entretiens des gens du
x:m^ siècle, que de propos gaillards, qui n'effarouchaient personne
et qu'on n'entendrait pas aujourd'hui sans quelque embarras I qpie
d'usages qui noua paraissent grossiers et qui semblaient alors les
plus naturels du monde I C'est plus, tard que les UKeurs achèvent de
se polir I, que la laïque devient scrupuleuse et raffinée. Par malheur^
ce progrès se paie souvent d'une décadence : en se pdissant, l'esr
prit court le risque de s'affaiblir et de s'affadir. Ne nous plaignons
donc pas de ces quelques sailUes d'une nature qui n'est pas encore
tout à fait, réglée; elles témoignent au moins de l'énergie qui per-
fflste au fond des caractères et dont les lettres profitent. Le temps
d'Ovide arrive toujours assez tôt.
On voit qu'à ce moment Horace tenait une place importante
dans cette société ; il n'y était pas arrivé du prenûer coup, nous
le savons par lui-même. Quand Virgile l'amena pour la première fois
à Mécène, il nous raconte qu'il perdit contenance et qu'il ne put lui
adresser que quelques paroles sans suite; c'est qu'il ne ressemblait
pas à ces beaux parleurs qui trouvât toujours quelque chose à dire ;
il n'avait de l'esprit qu'avec les gens qu'il connaissait. De son côté,
Mécène était un de ces silencieux « auxquels le monde appartient; »
il répondit à peine quelques mots, et il est probable qu'ils se quittè-
rent assez peu contons l'un de l'autre, puisqu'ils restèrent neuf mois
sans éprouver le besoin de se revoir. Mais, cette première froideur
passée, le poète montra ce qu'il était. Dans l'intimité, il fit admirer
à son protecteur toutes les ressources de son esprit; il lui fit aimer
toutes les délicatesses de son caractère. Aussi Mécène le combla-t-îl
de prévenances et de bienfaits. En 717, un an après qu'il l'avait
connu, il l'emmena dans ce voyage de Brindes, où il allait conclure
la paix entre Antoine et Octave. Quelques années plus tard, proba-
blement vers 720, il lui donna le domaine de la Sabine.
II.
Nous connaissons mal les circonstances qui amenèrent Mécène à
faire ce beau présent à son ami ; mais un homme d'esprit comme
lui possédait sans doute cette qualité que Sénèque exige, avant tout,
d'un bienfaiteur intelligent : il savait donner à propos. II pensait
donc que ce domaine ferait à Horace un grand plaisir, et certai-
nement il ne se trompait pas. Est-ce à dire qu'Horace soit tout à
fait comme son ami Virgile, dont on nous raconte qu'il n'a jamais
pu se souffirir à Rome et qu'il n'était heureux que lorsqu'il vivait
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PROMEHÂINBS IBCHBOLOGIQUEg. 707
ans champs? Je ne le crois pas. Sansdovte Horace se plaisait aussi
à la campagne; il aime les champs et il a sa les penidre; la natoie»
décrite avec discrétioD , tient une grande place dans sa poésie. II
s'en sert, comme Lucrèce, pour donner plus de force et de clarté
à rexposition de ses idées philosophiques. Le renouvellement des
saisons lui montre que rien ne dure et qu'il ne faut pas nourrir de
trop longues espérances. Les grands chênes, courbés par les vents
de l'hiver, les montagnes que frappe la foudre l'aident à prouver
que las plus hautes fortunes ne sont pas à l'abri des accidens imprô*
vus. Le retour du printemps % qui frissonne dans les feuilles agi-
tées par le xéphyr » lui sert k rendre courage aux désespérés en
leur fusant voir que les mauvais jours ne durent pas. Quand il
veut conseiller à quelque esprit chagrin l'oubli des misëres de la
vie, pour lui Cure sa petite morale, il le mène aux champs, près de
k source d'une fontaine sacrée, à l'endroit « où le pin et le peu-
plier mêlent eneemble leur ombre hospitalière. » Ces taUeaux sont
ohannans, et la mémoire de tous les lettrés les a retenus ; ils n'ont
pourtant pas la profondeur de ceux que Virgile ou Lucrèce nous
présentent. Jamais Horace ne passera pour un de ces grands amans
de k nature , dont le bonheur est <te se confondre svec elle. Il
était pour cela trop spirituel, trop indifférent, trop sage. J'ajoute
que, jusqu'à un certain point, sa philosophie même l'en détour-
nait. 11 s'est élevé plusieurs Sois contjne la manie de ces &mes ma-
lades qui courent sans iàn le monde à la recherche de k paix
intérieure. La paix n'est ni dans le repos des champs, ni dans
l'agitation des voyages; on peut a trouver partout quand on a
l'esprit calme et le cœur sain* La conclusion légitime de cette
nu)Eale, c'est que nous portons en nous notre bonheur et que,
quand on habite k ville, il n'est pas nécessaire de k quitter
pour être heureux.
U lui semblait donc que ces gens, qui prétendaient être des amis
passionnés de k campagne et affectaient de dire qu'on ne peut vivre
que là, allaient beaucoup trop foin , et il s'est mêoie une foU très
finement moqué d'eux. Une de ses plus charmantes épodes, œuvre
de sa jeunesse, contient l'éloge le phis vif et peu^être le plus complet
qui ait été fait de k vie rustique : a Heureux, nous dit-il, celui qui,
loin des affaires comme les hommes d'autrefok, kboure, avec ses
propres bœufs, le champ que cultivaient ses pères I » Dne fois lancé,
il ne s'arrête plus; tous les agrémens de la campagne y passent
l'un après l'autre. Rien n'y manque, ni la chasse, ni la pèche, ni les
semailles, ni k moisson , ni le plaisir de voir paître ses troupeaux
ou de dormir sur l'herbe, a tan(Ùs que l'eau murmure dans le ruis-
seau et que les oiseaux se plaignent dans les arbres. » On dirait
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BITIJE DBS DKOX KONDSSé
[ a voulu refaire à sa manière et avec la même sincôrité le beau
âge de Virgile :
O fortimatot nimionii loa ti b%nà noriat,
AgricolMl
I attendons la fin : les derniers vers nous ménagent une sur*
3 ; ils nous apprennent, à notre grand ôtonnement, que ce n'est
Horace que nous venons d'entendre. « Ainsi parlait l'usurier
is, nous dit-il. Aussitôt, résolu lie devenir campagnard, il fait
rer aux ides tout son argent. Puis, il se ravise, et cherche, pour
blendes, un placement nouveau. » Le poète s'est donc moqué
lous ; et ce qui rend sa plaisanterie plus cruelle, c'est que le
mr ne s'en aperçoit qu'à la fin, et que, jusqu'au dernier vers,
t dupe. De toutes les raisons qu'on a données pour expliquer
i épode, il n'y en a qu'une qui me semble naturelle et vraisem-
le (1). Il était impatienté de voir tant de gens admirer à froid
impagne; il voulait rire aux dépens de ceux qui, n'ayant aucune
lion personnelle, croient devoir prendre tous les goûts de la
e, en les exagérant. Nous connaissons, nous aussi, ces preneurs
lyeux de la belle nature qui vont visiter les glaciers et les mon-
tes uniquement parce qu'il est de bon ton de les avoir vus, et
3 comprenons la mauvaise humeur que devait ressentir de ces
lousiasmes de commande un esprit juste et droit qui ne faisait
jue de la vérité.
ais si Horace ne possédait pas toute l'ardeur du banquier Alfios
r la campagne, s'il habitait Rome volontiers, c'était à la condi-
de n'y pas demeurer toujours. Alors, comme aujourd'hui, on
ardait bien d'y rester pendant ces mois brûlans « qui donnent tant
ire à l'entrepreneur des pompes funèbres et à ses noirs licteurs. »
que soufflait l'auster « lourd comme le plomb, » tous ceux
pouvaient partir s'en allaient. Horace faisait comme eux. Tandis
les riches traînaient à leur suite un grand équipage, qu'ils se
lient précéder de courriers numides, qu'ils avaient avec eux des
liateurs pour les défendre et des philosophes pour les amuser,
qui était pauvre, sautait sur le dos d'un mulet court de queue,
ait derrière lui son petit bagage et se mettait gaiment en route.
it probable que le but de ses voyages n'était pas toujours le
ne. Dans les montagnes du Latium et de la Sabine, le long des
Quelques critiques ont TOula Tolr dans cette épode une parodie des Géorgiquêi.
NI crois rieo. Toat an plus sa raillerie pouTiit-elle atteindre eeaz qui croyaient
ir exagérer les idées de VirgUe.
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PaOMENADES AlGOiOLOGIQUBS. 769
rampes de l' Apennin, sur le bord de la mer, il ne manque pas de
sites agréables et sains ; c'est là que les Romains d'aujourd'hui
vont passer le temps de la malaria. Horace les a sans doute visités
aussi ; mais il avait ses préférences, qu'il exprime avec beaucoup
de vivacité : ce qu'il mettait au-dessus de tout le reste, c'était Tibur
et Tarente, deux pays fort éloignés, très différens, mais qu'il semble
unir dans le même amour. Il est probable qu'il y est souvent retourné ;
et, quoique nos goûts changent avec Page, nous avons la preuve
qu'il est resté fidèle jusqu'à la fin à cette affection de sa jeunesse.
Malgré ces pérégrinations annuelles, qui l'amenaient quelquefois
aux extrémités de l'Italie, je me figure qu'Horace fut longtemps un
ami assez tiède de la campagne. Il ne possédait pas encore de villa
qui lui appartint, et peut-être il ne le regrettait guère. Il prenait
part volontiers aux distractions de la grande ville et ne s'en éloi-
gnait, comme nous venons de le voir, que dans les mois où il est
difficile d'y rester. Un moment arriva pourtant où ces voyages, qui
n'étaient qu'une distraction, un agrément de passage, devinrent
pour lui une impérieuse nécessité, où la vie de Rome lui fut si
importune, si odieuse, qu'il éprouva le besoin, comme son ami
RuUatiuSfde se cacher dans une bourgade déserte, « d'y oublier tout
le monde et de s'y faire lui-même oublier. » Ce sentiment est très
visible dans quelques endroits de ses œuvres, et il est fort aisé de
voir d'où il lui était venu.
Au lieu de gémir sur les mésaventures qui arrivent, ce qui ne
mène à rien, un homme avisé cherche à en tirer un bon parti, et
ses malheurs passés lui servent de leçon pour l'avenir. C'est, je
crois, ce qu'a fait Horace. Les premières années qui suivirent son
retour de Philippes durent être fécondes pour lui en réflexions et
en résolutions de tout genre. Il s'est représenté à cette époque siur
son petit lit de repos, songeant aux choses de la vie et se disant :
tt Gomment dois-je me conduire? Qu'ai-je de mieux à faire? » Ce
qu'avait de mieux à faire un homme qui venait d'éprouver un
mécompte aussi fâcheux, c'était assurément de ne pas s'y exposer
de nouveau. Le désastre de Philippes lui avait beaucoup appris.
Désormais il était guéri de l'ambition. Il reconnaissait que les hon-
neurs coûtent cher, qu'en entreprenant de faire le bonheur de ses
concitoyens on risque le sien, et qu'il n'y a pas de sort plus heu-
reux que de se tenir loin des fonctions publiques. C'est ce qu'il prit
la résolution de faire lui-même; c'est ce qu'il recommandait sans
cesse aux autres. Sans doute ses grands amis ne pouvaient pas tout
à fait rendncer à la politique ou abandonner le forum : il leur con-
seillait au moins de s'en distraire par momens. A Quintius, à Mécène,
à Torquatus, il disait : « Donnez-vous donc quelque loisir ; laissez
Ton LYU. — 1883. 49
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770 BETim JDGi 9IBBX MOMIMBS.
votre client aa morfondre dans rantichambre et sauvez^-TOUs p«r
quelque porta de derrière; oubliez le Gaatabre et leDaoe; ne gongei
pas toujoura aux affaires de Teiopire. » Quant à lui, il ae promettail
bieoi de n'y penser jamais. Loin de se plaiodre de n'y plus avoir
aucune part, il était heureux qu'on lui en eût ôté le soucL D'autres
accusaient Âu^^te d'avoir enlevé la liberté aux Bomsins ; il trou-
vait, lui| qu'en les délivrant du tracas des aOaires, il la leur avait
rendue. S'appartenir tout entier, s'étudier, se connaître, se faire
comme une retraite intérieure au milieu de la foule, vivre enfin
pour lui, telle fut désormais sa seule préoccupation.
Jtfais il est bien rare qu'on règle tout à fiait sa vie comme on le
voudrait. Là, comme ailleurs, le hasard domine ; les évônmnens se
f(Hit un jeu de déranger les résolutions les mieux concertées.
L'amitié de Mécène, dont Horace fut assurément très beureux, ne
tarda pas à lui causer beaucoup d'embarras. £lle le mit en relation
avec de grands personnages auxquels il devait faire bon visage,
quoiqu'il lui fât souvent difficile de les estimer. U était forcé de
bien vivre avec un Dellius, qu'on iq)pelait le voltigeur des guerres
civiles {demllor bellorum civilium)^kcB\\&Q de son bafaileté à passer
d'un parti à l'autre, un Licinius ilur^na, la légèreté même, qui
finit par conspirer contre Auguste, un ICunatius Plancus, ancien
flatteur d'Antoine, bouffon de Gléopâtre, dont on disait qu'il était
traître par tempérament, morbo proditor. Tous voulaient passer
pour^être liés avec lui ; ils lui demandaient de leur adresser quel-
qu'une de ces petites pièces qui faisaient grand bonoeur à celui qui
les recevait; ils souhaitaient que leur nom se trouvât dans le recueil
de ces oeuvres auxquelles on promettait l'immortalité, Horace n'y
tenait guère ; il lui répugnait sans doute de paraître le chantre banal
de la cour et du priitce. Aussi, quand il est forcé de céder, ne ie
fait*il pas toujours de Ixmne grioe. Par exemple, il n'écrit qu'uno
fois à Agrippa, c'est pour lui dire qu'il ne chantera pas ses louanges
et le renvoyer à Varins, successeur d'Homère, seul digne de traiter
un si beau sujet. Il ne veut pas non plus s'occuper d'Auguste; il
prétend qu'il a peur de compromettre la gloire de son héros en la
célébrant, 'ûnt se trouve pas assez de génie pour un aussi grand
ouvrage. Mais Auguste ne se paya pas de cette excuse; à plusieurs
reprises, il pressa, il pria le trop modeste poète. « Sache, lui écri-
vai^il, que je suis en colère de ce que tu n'as pas songé encore à
m'adresser une de tes épttres. Grains-tu qu'il ne soit honteux pour
toi, dans la postérité, de paraître avoir été mon ami? o Après ces
paroles aimables, Horace ne pouvait plus résister, et de complai-
sance en complaisance il se trouva conduit contre son gré à devenir
le poète officiel de la dynastie*
Il était difficile qu'en le voyant lié avec tant d'hommes impor-
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PROMENADES ARGHÂOLOGIQUES. ^1
tans, familier de Mécène, ami de l'empereur, on ne le regardât pas
comme une sorte de personnage. A la vérité, il ne remplissait pas de
fonction publique: tout au plus lui laissa-t-on son anneau de chevalier,
conquis dans les guerres civiles ; mais il n'était pas nécessaire de
porter lu prétexte pour avoir de Faolorité. Mécène, qui n'était rien,
passait pour la conseiHer d'Auguste; ne pouvaît-on pas soupçonner
Etorace: d'être le confident de Méctae? En le voyant sortir en voî*
ture, s'asseoir au théâtre à côté de lui» tout le monde disait : « Qud
hcMDme heureux t » S'ils causaiadt tons les deux ensemble, on s'ima-
ginaîi qu'ils agitaient le sort du monde. En vain Horace affirmait
sur l'honneur que Mécène lut avait dit r a Quelle heure est-if? II
fait bien froid ce matin! » et antres secrets d!e cette^ importance;
on ne voulait pas lecronre» Il ne pouvait plus, comme autrefois, se
promener dans le forum et le champ de Mws, écouter les charla-
tans elles diseurs de bcmne aventure, interroger les marchands sur
le prix de leurs denrées; il était épié, suivi, abordé à chaque pas
par les selliciteuars ou les curieux. Un nouvelliste voulait connaître
la situation des armées; un politique lui demandaft dies renseigne^
mens, sur les projets d'Auguste, et quand il répondait qu'il n'en
savait rien, on le félicitait de sa réserve d^homme d'état, on admi-
rait sa discrétion de diplomate. 11 rencontrait un mtrigant sur
la voie Sacrée, qui le priait de le* présenter à Mécène ; on lui
apportait des* placets, on réclamait son appui, on se mettait
sous sa protection» Il avait des envieur, qui l'accusaient d'hêtre
un égoïste qui voulait garder pour lui seul la faveur dont il
jouissait, des ennemis qui rappelaient sa naissance et répétaient
partout d'un air de triomphe que ce n'était qu'un fils d'esclave.
A la vérité, ce reproche ne le touchait pas, et ce qu'on lui jetait
au visage comme une honte, il s'en parait comme d'un titre dlion-
neur; mais en attendant, les journées passaient. I( n'était plus
maître de lui-même; il ne pouvait plus vivre à son gré; sa chère
fiberté lui était à chaque instant ravie. A quoi hii servait donc de
s'être tenu bin des fonctions publiques, s'il en avah tous Ves ennuis
sans e» posséder les avantages? Ces tracas le mettaient hors de
lui, Reme; lui devenait insupportable, el M^ cherchait sans doute
dans son* esprit quelque moyen de furr les importuns qui l'obsé-
daient, de retrouver la paix et la liberté qu'il avait perdues.
C'est alors que Mécène hii donna le bien de l)a Sabine, c'est-à-
dire un asile sûr qui le mettait à l'abri des fllcheux et où il allait
ne vivre ^e pour lui-même. Jamais libératité ne vint plus à propos
et ne fut accueillie avec autanot dé joie. L'opportunité du bienfait
explique l'ardeur de la reconnaissance.
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772 RBTUB DBS DEOl MONDES*
III.
Nous savons maintenant comment Horace devint propriétaire de
sa maison de campagne ; il nous reste à faire connaissance avec le
pays où elle était située, à chercher s'il mérite ce qu'en a dit le
poète, et par quelles qualités il a dû lui plaire.
Elle était» nous l'avons vu, dans le voisinage de Tivoli. Le chemin
qui y mèoe est l'ancienne via Valeria^ une des voies romaines les
plus importantes de Tlulie, qui conduisait dans le territoire des
Marses. La route suit l'Anio et traverse un pays fertile, entouré de
hautes montagnes, au sommet desquelles se dressent quelques vil-
lages, de vrais nids d'aigles, qui de loin paraissent inabordables.
De temps en temps, on rencontre des ruines d'anciens monumens
et l'on foule quelques débris de ce pavé romain sur lequel ont
passé tant de peuples sans pouvoir le détruire. En trois ou quatre
heures on atteint Vicovaro, qui, comme je l'ai dit plus haut, était
autrerois Variaj la ville importante du pays. Là, il faut quitter la
grand'route pour prendre à gauche un chemin qui suit les bords
de la Licenza. De l'autre côté du torrent, un peu plus haut que Vico-
varo, on aperçoit Bardela, gros bourg avec un château qui de loin
a bonne apparence. C'était un village dont Horace nous dit qu'on
y frissonnait de froid : rugosus frigore pagus. L'abbé Capmartin de
Ghaupy a cru remarquer qu'en effet la campagne y est quelquefois
envahie par des brouillards qui descendent des montagnes voisines.
Il nous dit qu'un jour qu'il était en train de dessiner, tt il se sentit
saisi par derrière d'un froid également piquant et subit; » mais
comme il est suspect de partialité pour Horace et qu'il veut que
toutes les affirmations de son poète chéri se vérifient à la lettre, on
peut le soupçonner d'avoir mis dans son frisson un peu de complai-
sance. J'y suis passé au mois d'avril, vers midi, et j'ai trouvé qu'il
y faisait très chaud. Quand on a dépassé Bardela, à un détour du
chemin, on voit à gauche Roccagiovine : c'est un des villages les
plus pittoresques du pays, perché sur un rocher pointu qui semble
s'être détaché de la masse de la montagne. La route est rude pour
y arriver ; et, pendant que je me fatigue à la gravir, je comprends
à merveille l'expression d'Horace qui nous dit qu'il est forcé pour
revenir chez lui « d'escalader sa citadelle. »
Ici se rencontre un point de repère qui va nous servir à nous
diriger. Dans une épttre charmante qu'Horace adresse à l'un de ses
meilleurs amis pour lui faire savoir combien il aime la campagne,
et qu'il ne regrette, de tous les biens de Borne, que le plaisir de le
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PROMENADES AECHiOLOGIQIÎSS. 77S
yoir, il termine sa lettre en disant qu'il Ta écrite derrière le temple
en ruine de Yacuna,
H»c tibi dicUbtin fuiom pott pâtre Vacaii».
Yacuna était une déesse fort honorée chez les Sabins, et Yarron
nous dit que c'était la même qu'on appelait à Rome la Yictoire. Or,
on a retrouvé, près du village, une belle inscription qui nous apprend
que Yespasien a relevé à ses frais le temple de la Yictoire, que
l'âge avait presque détruit : jEdem Victoriœ vetustate dilapsam sua
impensa restituit. La coïncidence a fait penser que l'édifice relevé
par Yespasien est celui qui tombait en ruine du teinps d'Horace ; en le
réparant, l'empereur a donné à la déesse son nom romain à la place
de l'autre qu'on ne comprenait plus. Aujourd'hui l'inscription est
encastrée dans les murailles du vieux château, et la place voisine a
reçu des habitans le nom de Piazza Vacuna : Horace n'est donc pas
tout à fait oublié dans ce pays qu'il habitait il y a quelque dix-
huit siècles.
Il faut monter à Roccagiovine si Ton veut connaître au naturel
ce que sont les villages de la Sabine. Rien n'est plus pittoresque,
tant qu'on se contente de les regarder de loin. On en est charmé
lorsqu'on les aperçoit de la vallée, couronnant quelque haute mon-
tagne et se serrant autour de l'église ou du château. Mais tout
change dès qu'on y pénètre. Les maisons ne sont plus que des ma-
sures, les rues que des ruelles infectes où le fumier sert de pavé. On
n'y peut faire un pas sans rencontrer des porcs qui se promènent.
Dans toute la Sabine, les porcs sont les maîtres du pays. Ils ont le
sentiment de leur importance et ne se dérangent pour personne. La
rue et quelquefois la maison leur appartiennent. U en devait être
tout à fait de même du temps des Romains. Alors aussi ils faisaient
la principale richesse de la contrée, et Yarron n'en parle jamais
qu'avec le plus grand respect. J'en vois un, sur une place, qui se
vautre avec un air de délice dans une mare noirâtre, et je me sou-
viens aussitôt de cette phrase charmante du grand agriculteur :
a Ils se roulent dans la fange, ce qui est pour eux une manière de
se délasser, comme aux hommes de prendre un bain. » Ici, du reste,
l'antiquité se retrouve partout. Les femmes que nous rencontrons
sont presque toutes belles, mais d'une beauté vigoureuse et virile.
Nous reconnaissons ces vaillantes Sabines d'autrefois, brûlées du
soleil, habituées aux plus lourdes tâches. Elles aident encore aujour-
d'hui leurs maris aux travaux des champs. J'entrevois, au fond de
la vallée, un chemin de fer en construction; les femmes y sont mê-
lées aux ouvriers et portent comme eux des pierres sur la tête. Il
n'y a guère d'honmies dans le village, à l'heure où nous le traver-
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77i RETUS BBS DEUX MONDES»
scuDS ; mais noas sontmes entonrôs par «ne- noée d'enfns robuste»,
avec des yeux pleins de feu et d'intelligence. Ik sont eurieux et
importuns ; c'est leur défaut ordinaire ; mais au moins ils ne ten-
dent pas la main, comme à Tivoli, ûà Umt h monde est mendiant.
Dans ce pays perdu, le sang s'est conservé pur ; ce sont les restes
d'une forte et fîëre race qui entra pour une bonne part dans la for-
tune de Rome.
Si RoccaigioTÎne,. comme on peut le croire, est bâti sur Tai^Iaee-
ment du Fanum VactmtBy c'est par là que derait être fentrée du
doBoaine dTHoraee. Noœ continuons donc à moater, en inclinant
vers kl droite» par un dœnrin pierreux, qu'ombragent de temps en
temps des noyers et des chênes. Devant nous, sur les pentes de la
montagne^ s'étendent des champs cateivés, avec quelques habita-
tions rustiques» Bien n'apparatt à l'horizon, où l'oo puisse recon-
naître les mines d'une maisoD antique, et nous sovHnes incertains
d'abord pour savoir de quel côtô nous devons nous (firiger. Mais
nous nous souvenons qu'Horace nous dit qu'il y avait, auprès de sa
maison, une fontaine qui ne tarissait pas, qualité rare dans les con-
trées du Midi, et qui était assez importante pour donner son nom
au ruisseau daoDS lequel elle se jetait (1). Si ia maison a disparu, la
fontaine au moins doit subsister, et, quand nom l'aurons trouvée,
il nous sera facile de fixer la place du reste. Nous suivons une petite
route qui passe à côté d'une vieille église en ruine, la Madorma
délie cmsey et un peu plus bas nous arrivons à la source que nous
cherchons. Les gens du pays l'appellent Fmie delf Oratini : esl-ce
le hasard qui lui conserve un nom si voisin de celui du poète?
Dans tous les cas, il est bien difiScile de ne pas croire qifê ce soit
celle dont U nous a parlé. Il n'y en a pas de plus nnpcrtante dans
le voisinage ; elle sort avec abondance d'nn creux de rocher et un
vieux figuier la eoovre de son ond)rage (1). )e ne safe si, conm>e le
prétend Hœrace, « ses eaux font du bien à l'estomac et soulagent la
tète, » mais elles sont fratdnes et limpides ; aotonr d'elle, le site
est charmant, tout à fait propre à ht rêverie, et je comprends que le
poètoi ait mis parmi les momens les^ pllvs heureux de sa journée
(i) M. Pietro Roea kit remarquer qu^enoif oaujourd'hal Uy Uomum ne pread ce nom
qu'à partir da moment où elle reçoit Teaa de la petite fontaine. Jusqua-là, on rappelle
seulement U Rivo. Voyex l*intérettante notice que N06I Dea Vergers a placée on t6te
da charmant petit Horace de DIdot.
(2) Cest tout à fait aimt qu'Horace a dépeint Ta fontaine de Bandtrsie. l\ parle «de
Cft chêne placé au dessua du rocher creux d*e4 jallHt ronde babiilarda. • On sait
aujonrd'hui que Bandusie éUit située dans rApulie^près de Venouae. Mais U est bien
possible qu*Horace ait donné à la petite source qui cooladt près da sa maison le nom
de celle où il s'éuit souvent désaltéré dans sa jeunesse, quand il n'avait pas quitté
Éfm pays natal. La ressemMance entre le paysage décrit dans l'ode d'Horace et le site
réil i» la fonlaina deU' OraUnirend cette hypothèse fort ▼raf semblable.
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PROMENADES ABGHÉOLOGIQUES. 775
oeuz OÙ il ireniit y prendre quelqaerepoB : prape rimtm tùmrnu in
herba.
La posHion de la source retrouvée, celle de la maîsoii se devine.
HoFâce nous dit qu'elles étaient près l'une de rnutre; nous se pou-
Tons donc chercher que dans le voisiiiage« Gapmartin de Ghaupy
plaçait la maison plus bas que la fontûne, vers le fond de la vallée,
dans un endroit où l'on voit encore quelques débris de murs anti-
ques. Mais ces débris paraissent être postérieurs à Auguste; d'ail-
leurs nous savons par Horace lui-même qu'il habitait un plateau
escarpé et il parle de sa maison comme d'une sorte de forteresse.
M. Pietro Rosa a donc raison de la mettre plus haut* Il suppose
qu'elle devait être un peu au-dessus de la Madonna délie case; là
précisément cm remarque un terrassement artificiel qui semble avoir
été disposé pour servir d'aire k un édifice. Le sol est depuis long-
temps cultivé, mais la charrue y fait souvent sortir de terre des
morceaux de briques ou des tuiles brisées qui semblent provenir
d'une construction ancienne. Est-ce là que se trouvait vériti^)lement
la maison d'Horace? On peut le croire avec M. Bosa : il est sûr dans
tous les cas qu'elle oe pouvait pas être fort éloignée.
De cet endroit élevé, jetons les yeux sur le pays qui nous entoure.
Nous avons à nos pieds une vallée étroîle et longue, au fond de
laquelle code le torrwtde la Licennt; elle est dominée par des mon-
tagnes qui, de tous les côtés, semblent se rejoindre. A gauche, la
Licenza tourne si 1]^ usquement qu'on n'aperçoit pas la gorge dans
laquelle elle s'enfonce; à droite, le rocber sur lequel perche Bocca-
gkmne semble avoir roulé dans la vallée pour en fermer l'accès, en
sorte que nulle part on n'apengoit d'issue. Je reconnais le paysage
tel qu'il est décrit par Horace :
Contioui moiiteB,iilfi diiBOcleatir maca
VaUe.
Après un regard jeté sur ce bel ensemble de montagnes,je reviens à
ce qui doit surtout nous intéresser. Dans cette étendue de terres que
mes yeux embrassent, je me demande ce qui pouvait bien appartenir
au poète. U ne s'est jamais nettement expliqué sur les limites
véritables de son domaine. Quelquefois il parait désireux d'en dimi-
nuer l'importance : sa maison n'est qu'une maisonnette [vUhda)
entourée d'un tout petit champ (ageilui)^ dont son fermier lui-môme
ne parle qu'avec mépris. Mais Horace est mk homme prudent, qui
se &it petit volontiers pour désarmer Tenviai Je crois qu'en réalité
son bien de la Sabine devait être d'une assez bonne grandeur. « Tu
m'as fait riche, » disait-il un jour à Mécène; riche, non pas sans
doute conmie ces grands seigneurs ou ces chevaliers qui possô;
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776 BETUE DES DE0X ]«HIDE8.
daient des fortimes immenses, mais beaucoup plus assurémoat qu'A
n'avait jamais souhaité ou même rêvé de le deyenir. Quelque mo-
déré qu'on soit de sa nature, il est rare qu'on ne se permette pas
quelque excès quand on rêve. Ces excès, ces rêves qu*il formait dans
sa jeunesse, sans espérer les voir jamais accomplis, Horace nous
dit que la réalité les avait dépassés :
AaeUus atque
Di meUni fecere.
Nous possédons quelques renseignemens qui nous donnent une
idée assez précise du bien d'Horace. Il n'avait pas gardé toutes les
terres à son compte : les tracas d'une grande exploitation ne pou-
vaient guère lui convenir. Il en aiTermait une partie à cinq mé-
tayers, des hommes libres, qui avaient chacun leur maison, et s'en
allaient toutes les nundines à Varia, soit pour leurs intérêts propres,
soit pour les affaires du petit municipe. Cinq métayers supposent un
domaine assez considérable; et il faut ajouter que ce qu'il avait
conservé pour lui n'était pas sans quelque importance, puisqu'il fal-
lait huit esclaves ponr le cultiver. Je m'imagine donc qu'une grande
partie des terres qui m'entourent depuis le haut de la montagne jus-
qu'à la Licenza, devait être à lui. Ce vaste espace contenait pour
ainsi dire des zones différentes, qui se prêtaient à des cultures
diverses, qui offraient au propriétaire des températures variées, et
par suite des distractions et des plaisirs de plus d'un genre. Au
centre, à mi-côte, se trouvait la maison avec ses dépendances. Tout
ce que nous savons de la maison, c'est qu'elle était simple, qu'on n'y
voyait ni lambris d'or, ni omemens d'ivoire, ni marbres de l'Hy-
mette et de l'Afrique : ce luxe n'était pas à sa place au fond de la
Sabine. Près de la maison, il y avait un jardin qui devait contenir
de beaux quinconces bien réguliers et des allées droites enfermées
dans des haies de charmilles, comme c'était la mode alors. Horace
s'est élevé quelque part contre la manie qu'on affectait de son temps
de remplacer l'ormeau, qui s'uuit à la vigne, par le platane, l'arbre
célibataire, comme il l'appelle; il attaque ceux qui prodiguent chez
eux les parterres de violette, les champs de myrte, « values richesses
de l'odorat. » Était-il resté fidèle à ses principes? N'avait-il rien
donné à l'agrément? et son jardin ressemblait-il tout à fait à celui
de Caton, où l'on ne trouvait que des arbres ou des plantes utiles?
Je n'oserais pas trop l'affirmer. Il lui est arrivé plus d'une fois de ne
pas s'appliquer à lui-même les préceptes qu'il donne aux autres, et
d'être plus rigoureux dans ses vers que dans sa vie. Au-dessous, de
la maison et du jardin, les terres étaient fertiles. Cest là que pous-
saient ces moissons qui, à ce que prétend Horace, ne trompaient
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PROMENADES A1GHÉ0L06IQUE8. 777
jamais son attente; c'est là peut-être aussi qu'il récoltait ce petit
vin qu'il servait à sa table dans des amphores grossières et dont il
ne fait pas l'éloge à Mécène (1). Un peu plus bas encore, vers les
bords de la Licenza, le terrain devenait plus huoiide, et les prai-
ries remplaçaient les champs cultivés. Il arrivait alors comme aujour-
d'hui que le torrent, grossi par les pluies d'orage, sortait de son lit
et se répandait dans le voisinage, ce qui faisait maugréer le fermier
d'Horace, qui prévoyait avec douleur qu'il aurait quelque digue à
construire pour mettre les terres à l'abri de l'inondation. Si le pays
était riant vers le bas de la vallée, au-dessus de la maison il deve-
nait de plus en plus sauvage. U y avait là des buissons « qui don-
naient libéralement des prunelles et de rouges cornouilles ; » il y
avait des chênes et des yeuses, qui couvraient les rampes de la mon-
tagne. Dans les rêves de sa jeunesse dont je parlais tout à Theure,
le poète ne demandait aux dieux qu'un bouquet d'arbres pour cou-
ronner son petit champ. Mécène avait mieux fait les choses : le bois
d'Horace couvrait plusieurs /u^^r^^. Il y en avait assez « pour nour-
rir de glands le troupeau et fournir une ombre épaisse au maître. »
Ce n'était donc pas seulement un petit jardin d'homme de lettres,
un trou de lézard, selon l'expression de Ju vénal, qu'Horace tenait
de son protecteur; c'était un domaine véritable, avec des prés, des
terres, des bois et toute une exploitation rustique, une fortune en
même temps qu'un agrément. Gomment ce domaine était-il tombé
dans les mains de Mécène? On Fignore. Quelques méchantes langues
ont prétendu qu'il pouvait bien avoir été confisqué sur des ennemis
politiques et que probablement Mécène avait donné à son ami des
terres qui ne lui appartenaient pas. Ces libéralités, qui ne coûtaient
guère, n'étaient pas alors tout à fait rares. On raconte qu'Auguste
offrit un jour à Virgile la fortune d'un exilé et que le poète la refusa.
J'espère bien qu'Horace n'aurait pas été moins délicat que son ami.
Mais ce ne sont là que des hypothèses auxquelles on ne doit pas
s'arrêter. Tout ce qu'on sait du bien d'Horace, c'est qu'il était en très
mauvais état quand il lui fut donné. Les ronces, les épines couvraient
la terre, et la charrue n'y avait pas passé depuis longtemps. Il eut
l'imprudence, quand il en prit possession, d'amener, pour diriger
les travaux, un de ces esclaves de la ville qui, selon Golumelle, ne
(i) n y a quelque obtcorité tur U qaetUoii de safolr ti U campagne d*Horaee
produisait da Tin. Le poète Mmble à ce propot se contredire. I\ dit , dans répttrt
à son vitticui : « Ce coin de terre porterait plutôt de l'eocens et du poi?re qu*nne
grappe de raisin. » Ailleurs, il inrlte Mécène à dtner et loi annonce qu'il ne peut
loi donner qu'on vin médiocre de la Sabine qu'il a mis lui-même en bouteille;
ce qui semble bien indiquer qu'il le récoltait ebes lui. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a
aujourd'hui des ?lgnes dans la vallée de la Liceata, et qn*on boit à RoccagioTiiie un
vin du pays qui n'est pas maufaif.
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778 BBTUE BBS BEUX HONDES»
sont qu'une race de paresseux et d'endormis {soc&rs et êommemUh'
ium genm). Le malheureux ne connaissait sans doute la campagne
que par les jardios si bien soignés des environs de Rome. Quand il
arriva dans la Sabine et qu'il vit ces champs en friche qu'ra lui
donnait à cultiver, il se crut tombé dans un Heu sauvage et pria
qu'on le laissât partir au plus vite. Horace lui-naême, malgré l'aSeo-
tion qu'il porte à sa propriété, n'en a pas exagéré les mérites. La
terre, nous dit-il, est loin â*y être aussi f«*tile que dans la Skile ou
la Stutlaigne ; les troupeaux n'y viennent pas si bien que dans la
Galabre ; tes vignes surtout y sont fort inférieures à celles de ta
Gampanie. Cô qu'il loue sans réserve, c'est ht température, qui est
égale en toute saison, ni trop froide pendant rhiver,ni trop chaude
en été. A propos de cette qualité, il ne tarit pas cTéloges, et l'on
comprend bien qu'il y soit très sensible. Est-il un plus grand plai-
sir, quand on quitte la fournaise de Rome, que de se réfugier dans
une retraite charmante où Tombre des grands arbres et le vent frais
des montagnes permettent au moins de respirer?
Je remarque aussi qu'il n'a jamais vanté avec excès la beauté du
pays qui entourait sa maison de campagne. Les préventions du pro-
priétaire ne Tégarent pas jusqu'à le comparer aux sites célèbres de
l'Italie, à Baîes, à Tibur, à Préneste. Baîes, nous ditril, est une des
merveilles du monde; on ne trouve ailleurs rien d'aussi beau :
NaUof in § rbe k>cat Baiis prohKet amonif.
Préneste aussi est un endroit admirable, d'où l'on jouit d'une
des vues les plus variées et les plus larges qu'on puisse imaginer.
Horace s'y plaisait beaucoup et y retournait souvent. Il faut avouer
que la vallée de la Licenza n'a rien de semblable, et je ne serais
pas surpris qu'un voyageur qui viendrait de Palestrinaou de Tivoli
n'éprouv&t quelque mécompte en y arrivant. C'est sa faute et non celle
d'Horace, qui n'a pas voulu nous tromper. Si notre attente n'est pas
d'abord tout à &it remplie, ne nous en prenons qu'à nousHnènaes.
Nulle part il n'a prétendu que cette petite vallée solitaure fût le
plus beau lieu du monde, conmie il fait pour Baîes; il nous dit sim-
plement qu'il y a été heureux. Est-il donc indispensable, pour être
heureux, d'avoir sans cesse un horizon immense devant soi et de
vivre dans une extase perpétuelle? Il ne faut rien exagérer en aucun
sens ; si le site de la vallée Sabine n'est pas comparable à celui des
beaux pays dont je viens de parler, il est pourtant fort agréable dans
ses petites proportions. Tajoute que bien des choses ont dû changer
depuis l'antiquité. Les montagnes sont nues aujourd'hui; elles étaient
autrefois couvertes d'arbres. Pour me figurer l'aspect qu'elles
devaient avoir J'y place par la pensée cet admirable petit boia de
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PBOBOMADBS IBCHBOfiOGiQtJIS. 779
chênes verts qu'on traverse en allant au sacra speco de Subiaco.
La vallée non plus ne ressemble pas à ce qu'elle était autrefois ; elle
a perdu les ombrages qui plaisaient tant à Horace et lui rappelaient
la verdure de Tarente.
Gpedas addoctim ppopfins frondereTamotam.
Mais ce qui n'a pas changé, ce qui faisait, ce qui fait encore le
caractère de ce charmant paysage, d'est le cahne, la tranquillité, le
silence. De ia Madânna délie case^ à midi, on n'entend que le bniit
affaibli du torrent qui monte du fond de la vallée. VoHà précisé-
ment ce qu'Horace v^ait y chercher. Les spectacles extraordinaires
jettent Tâme dans une sorte de ravissement qui l'excite et la trouble;
c'est à la longue une fatigue qu'il aurait mal supportée. Il ne vou-
lait pas que la nature l'mttirftl frop i elle et l'empéchftt de s'appar-
tenir à lui-même. Aussi rien ne lui convenait-il mieux que cet hori-
zon tranquille, o& tout est repos et recueillement. Quoiqu'il fût ici
près de Rome et qu'à la rigueur son mulet à la queue coupée pût
l'y mener en un jour (1), il pouvait s'en croire à mille lieues. C'est
ce qu'ailleurs il ne trouvait pas. A Préneste, lorsqu'il venait s'as-
seoir, en lisant Homère, sur les marches du temple de la Fortune,
il apercevait dans la brume les murailles de la grande ville. A Baies,
il en rencontrait partout la jeunesse, occupée de ses fêtes broyantes :
c'était Rome encore, entrevue dans le lointain ou coudoyée dans la
rue. Rome ne venait pas dans la vallée de la Sabine : qui donc aurait
osé, parmi cette jeunesse élégante, s'aventurer dans la montagne
au-delà de Tibur? Horace y était donc vraiment chez lui. Il pouvait
se dire, en mettuit le pied dans son domaine : « Ici, je n'appartiens
plus aux importuns; j'ai quitté les soucis et les ennuis de la ville;
je vis enfin et je suis mon maître : vivo et regno. »
(1) Honice noas dit, dans la satire au II raconte 9on toyage à Brindes, qiM les gcmi
pressés et alertes poumient faire 43 miUes (an pen pins de 63 kHooèlivs) daos leur
jeamée. Lui qni aimait ses aises, fit la route en deni jours. Le second jour, il parcon-
mt 27 milles. La distance de Reme à la Yilla de la Sabine devait être de 31 ou
32 milles (à pea près 45 kilomètres). Le voyage pouvait donc se faire en un jour, n est
pourtant vraisemblable qu'Horace, qui ne voulait pas se fatiguer, couchait soufent à
TIbur. On a pensé que, pour éviter d'aller i Taa berge, il y avait acheté ou kmé une
msiaonnette; c'était l'usage des riches Romalna. Suétone prétend même que, de wom.
temps, on montrait à Tibur une maison qui, disait-on* lui avait appartenu. En réalité
cette prétention ne s'appaie sur aucun texte précis du poète. Qoaad U nous dit qu'il
retourne à Tibar ou qu'il aime à y habiter, 11 est probable que le nom de la viUe est
pris Dour celui de son territoire. M. Camille IttUian a montré, dans les 3iélang$s
d'archéologie et d'histoire, publiés par l'École française de Rome, que Tibur, quoique
d'origine latine, était le chef-lieu d*un district sabfn et que le territoire de Varia en
dépendait. On peut donc entendre, lorsque Horace parle de Tibur, qull veut désigner
sa maison de la Sabine.
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780 BBTDB M8 MDX IIOHI».
IV.
La yilla de la Sabine, qui tient tant de place dans la vie d'Horace,
n'en occupe pas moins dans Tbistoire de la littérature. Depuis le
jour où Mécène en a fait cadeau à son ami, cette maison tranquille,
avec son jardin, sa source voisine et son petit bois, est devenue
comme un idéal vers lequel les poètes de tous les temps ont tou-
jours eu les yeux tournés. Ceux de Bome chercbaient à se le procu-
rer de la même façon qu'Horace : ils s'adressaient à la générosité des
gens riches et tâchaient de les piquer d'honneur par leurs vers. Je
n'en vois pas à qui ce métier ait paru répugnant, et Ju vénal lui-
même, qui passe pour un républicain fougueux, a proclamé qu'il
n'y a d'autre avenir pour la poésie que la protection du prince.
C'est aussi l'opinion de son ami Martial, et il en a fait une sorte
de théorie générale qu'il expose avec une naïveté singulière. Il y a,
selon lui, une recette sûre pour faire éclore les grands poètes : il
suffit de les bien payer.
SiDt Mœcenatei : non deerunt, FUcce, Ifaronet.
Si Virgile fût resté pauvre, il n'aurait rien fait de mieux que les
Bucoliques; heureusement il avait un protecteur libéral, qui lui dit :
« Voilà la fortune, voilà de quoi te donner tous les agrémens de la
vie : aborde l'épopée. » Aussitôt il composa ï Enéide. La méthode
est infaillible et le résultat assuré. Le pauvre poète aurait bien sou-
haité qu'on en fit l'application sur lui; il ne demandait pas mieux
que de devenir, au plus juste prix, un homme de génie. Aussi usa-
t-il sa vie à s'offrir successivement à tous les protecteurs; aucun
n'accepta de faire l'expérience : le temps des Mécènes était passé.
U ne manque pas de gens que cette bassesse indigne et qui croient
devoir faire à ce sujet des tirades vertueuses; ils commencent par
attaquer Martial et finissent par atteindre Horace. On leur a déjà
répondu plus d'une fois que ce qu'ils appellent une bassesse n'était
qu'une nécessité (1); on a fait voir que la littérature alors ne don-
nait pas de quoi vivre à ceux qui la cultivaient. Jusqu'à l'invention
de l'imprimerie, on ne pouvait pas avoir une idée nette de ce que
nous appelons le droit d'auteur. Une fois qu'un livre était publié,
il appartenait à tout le monde. Rien n'empêchait ceux qui se l'étaient
procuré de le faire copier autant de fois qu'ils le voulaient et de
mettre en vente les exemplaires dont ils ne se servaient pas. Le
(i) On peut Toir tortont ce que dit à ee tajet Friedlmidar, dani ton ITtilotn cUi
monrt romai$m. On trou? era des renteignemeni cnricvx eu» le n« Tolame ds la
tradocUoo firançelM.
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PROMENAin» 1BGHI0L0GIQUE8. 781
libraire pouvait bien acheter de Tauteur le droit de faire paraître
son livre avant tout le monde; mais, comme rien ne lui assurait la
propriété durable de l'ouvrage, qu'une fois qu'il avait paru, tout
le monde pouvait le reproduire et le répandrOi il payait fort peu,
et ce qu'il donnait ne suflisait pas k l'auteur pour vivre (1). L'au-
teur n'avait donc d'autre resssource, s'il ne voulait pas mourir de
faim, que de s'adresser à quelque personnage important et de solli-
citer ses libéralités.
On a fait remarquer aussi que ce qui nous parait bas et humiliant
dans cette nécessité était fort diminué alors, et presque dissimulé,
par l'existence de la clientèle. C'était une institution ancienne, hono-
rable, nationale, que protégeaient la religion et les lois. Le client
ne se trouvait pas déshonoré par les services qu'il rendait à son
patron et le salaire qu'il en recevait. Il ne semblait singulier à per-
sonne qu'un grand seigneur payât de son argent, aidât de son
influence, nourrit dans sa maison une foule de gens qui venaient
le saluer le matin, qui lui faisaient cortège quand il sortait, qui
soutenaient ses candidatures, qui l'applaudissaient à la tribune et
injuriaient ses adversaires; que, parmi ces diens, il donnât quelque
place à des poètes qui chantaient ses exploits, à des historiens qui
célébraient ses ancêtres, à des grammairiens qui lui dédiaient leurs
ouvrages, personne aussi n'y trouvait à redire; cette clientèle lit-
téraire jie semblait rien avoir de choquant et profitait de la popula-
rité dont l'autre jouissait. J'ajoute que ces écrivains, qui entraient
ainsi dans la maison d'un grand seigneur, étaient en général de fort
petits personnages qui n'avaient pas le droit de se montrer bien diffi-
ciles. Quelques-uns, comme Martial, avaient quitté une province
éloignée, où ils vivaient misérablement, pour venir chercher fortune;
les autres étaient d'ordinaire d'anciens esclaves. A Rome, l'esclavage
a recruté la littérature et les arts. C'était une spéculation, chez les
maîtres d'esclaves, de donner à quelques-uns uue très bonne
éducation pour les vendre cher. Ceux-là devenaient souvent des
honmies distingués dont on faisait des précepteurs ou des secré-
taires, et qui étaient quelquefois aussi des écrivains et des poètes
de mérite. Quand ils avaient conquis la liberté, qui ne leur donnait
pas toujours la fortune, ils n'avaient rien de mieux à faire que de
s'attacher k leur ancien maître ou k quelque patron généreux qui
s'offrait à les protéger. Pour des gens de cette origine, ce n'était
pas déchoir; au contraire, la clientèle était un progrès quand on
sortait de la servitude. Voilà comment les gens de lettres ont été si
(1) Martial regrette de ne ptt tirer de ses livres asses de profit pour acheter an peUt
coin de terre où il paisse dormit en paii (i, S4). U nous dit aillears que ses vers se
vendent et se lisent dans la Bretagne. « Mais qalmportef ajoate-t-il, ma bonrte n'en
•ait riea. » Ce qni prouve que les libraires dece pays ne le pajaient pas.
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7tt BEVUB US
hogjbBBapB les diâDS des geas nchee san que penoane «i ait para
cà<^iié m mèine sorprifl. Ils se fent j^os tai4 yrfi«acnrs, tecsyiê
PiBBtnielîoD pibliqoe fii4 oifpiiisée 4 Bmoe et dasa les prcmnoeB.
Pendant trois siècles, les gnmmainess, les philmophes, les rtié-
teors atUchés aux gnoées écoles de Tenj^re immA es même
tenps -des hîstaneDS, des poètes, et les Msiis que leiir Istssaienl
leurs fimctioDS, ils les oonsacruent à la Uttéralnre. Cette silnatioa
valait mieux assurément pour leur dignité et leur B)d^)ewiaBoe;
Mais elle avait d'antres iocoBivàûeBS dont ce s'est pas le Keu de
parler ici.
On comprend ^piie tons ces affames, à la recherche d'os Hécèos
(jpi'il n'élsit pas iàcîle de taoïiver, n'aient rien isMgmé déplus ken-
reox que Issort d'Boraee, Men-eeulement ils reBrâsentd'aroir reçu le
bien de la Sabme,inais ils ne revenaient pas de lesr sorprise quand
ils le Toyaient \ivre si familièrement arec son protecteur. Box
n'afraieoi pas la même cbanee. Lorsqpi'ils venaient saluer le siattre
le matm, c'est à peine s'il daignait les reconnaître et leur sourire.
Il les bissait téte-à-tête avec son intendant, qui se faisait beau-
coop prier pour leur distnbner les six sa sept sesterces (à peu près
1 fr. &0) dont se composait la spartuie. Si le patron daignait les
innier à dloery c'était psnr les bumilier par des affinonts de tous
genres. On les faisait asseoir à quelque table écartée, oà ils étaient
rudoyés par les esclaves. Tandis qu'ils voyaient passer devant eux»
pCMV les préférés, des langoustes, des murènes, des poulardes
grosses comme des oies , on leur servait à grand'peine quelques
crabes, ou quelcpies goajsQS péchés près des égsnts ^ engraissés par
les immondices du Tibre. Comme ils étarait humbles par nécessité et
fiers par caractère, ces sntinges les indignaient, quokpfils fassent
tonjonrs prêts k s'y exposer. Quand ils venaient de les subir, ils
ne poovaimt s'empêcher de songer à Honice, un bomme de lettres
comme aix, un fils d'esdave, ^i non-iseulement s'asseyait à la
table d'un ministre d'état avec les plus grands personnages, mais
qui l'iofitait k sa maison et traitait presque d'égal avec lui Voilà
œ qui lenr'caosait autant d'admkmtion que d'étonfiement. Aussi
s'était-il fEÛt à la longue une sorte de légende sur cette intimité
entre le favori de l'empereur et le poète. II semblait que rien n'en
eût jamais troublé la sérénité; c'était entre les deux amis coonne
un combat perpétuel de générosité et de reconnaîssanee, l'un don-
nant sans cesse, l'autre remerciant toujours, tandis qu'autour
d'eux la société de Borne restait en extase devant ce touchant
tableau.
La réalité ne ressemble pas tout à fait à la légende ; elle est nu)ins
édifiante peut-être, mais plus instructive; surtout elle fait pins
d'honneur à Homes. Quand ses conteasporains le fèUdlaieQt, comme
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PRonmiras ARCHéoLCKHQura. 788
d'une Aance heureuse, de s*ètre gUssè dans ramitii de Mécène, il
répondait fièrement q«e te hasard n'y était pour rien. H aurait ftdt
la même r^Kmse aux lettrés du siècle suîrant, qui attribnaîent uni-
quement an bonheur qu'il avait eu de yivre dans in nnKen favo-
rable et à l'estime qu'on professait alors pour la littérature et les
gens de lettres la ntuation qu'il s'était faite dans un monde pour
lequel il n'était pas né. Ils se «rompaient : cette situation lui avait
coûté plus d'un combat; il l'avait conquise, il la maintenait parla
fermeté de son caractère; il la devait à lui-même. Il pouvait dire,
suivant le mot cél^>re du vieil Afqnus Glaudius, qu'il était seul
ce l'artisan de sa fortune. » J'ai souvent entendu des moralistes
rigoureux traiter sévèrement Horace et parler de lui comme d'un
personnage bas et servile. Beulé dédarait même un jour qu'il fal-
lait le bannir de nos maisons d'éducation parce qu'il n'avait que de
mauvaises leçons à donner à la jeunesse. La jeunesse n'a-t-elle
donc "plus besoin qu'on lui qyprenne le moyen de se tirer d'aflaire
dans les positions délicates, de vivre avec de plas grands que soi
sans s'abaisser, de faire accepter sa liberté à tout le monde sans
blesser la dignité de personne, de saisir enfin, entre la rudesse qui
se perd et la complaisance qui se déshonore, ce d^ré d'honnêteté
adroite dont personne ne peut se passer dans la vie?
Il n'est pas possible d'admettre que la liaison entre Horace et
Mécène ait été tout à fiait exempte d'orages. Les amitiés les plus
tendres, les plus intimes, sont ausm tes plus déKcates, celles où les
moindres froissemens produisent les effets les plus sensibles. Les
âmes, en se rapprochant, se heurtent : c'est la loi; il n'y a que les
indifférens qui ne se querellent jamais. Quelle que fût la sympa-
thie qui rapprochait Horace de son ami, les causes de dissentiment
ne manquaient pas entre eux. D'abord Mécène était poète, et fort
mauvais poète. Ses vers obscurs, pénibles, pleins d'expressions
maniérées, semblaient faits exprès pour mettre hors de lui un
homme de goût. Que devait penser, que pouvait dire Horace quand
il était admis à l'honneur de les entendre? Qnel danger s'il
osait exprimer ses sentimensî Quelle humiliation pour lui, quel
triomphe pour ses ennemis, s'il était réduit à les admirer! Nous ne
savons pas comment Horace, dans l'intimité, évitait cet écueil. Ce
qui est sûr, c'est que, dans ses œuvres, il n'a jamais dit tra mot
des vers de Mécène. Il l'appelle un savant homme, docte Uœeerua;
de tous ses ouvrages, il ne parie que d'une histoire en prose qui
n'est pas encore commencée et qui probablement ne fut jamais
finie; il pouvait la louer sans se compromettre. Cette réserve pru-
dente ne parait pas avoir blessé Mécène, ce qui prouve que cTétait
un homme d'esprit qui n'avait rien des petitesses d'un auteur de
profession ; die fait honneur aux deux amis.
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7M BBTUE BBS DBQl MONBIB.
Ce qui présentait plus de péril pour Horace, c'était le mélange
qu'on trouvait dans le palais de TEsquilin de gens du monde et de
gens de lettres. Ces deux sociétés ne sont pas toujours d'accord
entre elles et risquent de se heurter quand on yeut les faire rivre
ensemble. Chez Mécène, les gens du monde appartenaient à la plus
haute aristocratie de Rome; .c'étaient des personnes d'un goût
exquis, connaissant et respectant tous les usages, fort asservis à la
mode du jour et la faisant quelquefois. Ils ne pouvaient s'empô-
cher de plaisanter quand ils voyaient leurs voisins, les gens de let-
tres, manquer à ces coutumes sacrées qui sont pendant quelques
n^ois des lois rigoureuses pour devenir aussitôt après des vieilleries
ridicules. Ce crime impardonnable, les pauvres poètes le commet-
taient quelquefois sans s'en apercevoir. Ils n'obéissaient pas tou-
jours aux règles que le maître avait tracées dans son livre sur sa
toilette {de Cultu suo); ils arrivaient mal peignés, mal chaussés,
mal vêtus; ils portaient du linge usé sous une tunique neuve; ils
n'avaient pas pris le temps de bien ajuster leur toge. En les voyant
ainsi accoutrés, l'assistance éclatait de rire, et Mécène riait comme
les autres. Je ne crois pas que ces railleries aient été fort sensibles
à ceux contre lesquels elles étaient dirigées. Virgile, qui était dis-
trait, ne s'en est probablement pas aperçu ; Horace les acceptait de
bonne grâce; mais, comme il était malin, il s'en est vengé à l'oc-
casion. Ces grands seigneurs avaient leurs travers aussi et leurs
ridicules, qui ne pouvaient échapper à un esprit aussi perspicace.
La vie du monde était devenue alors fort exigeante et très raÎKnëe :
elle possédait son code et ses lois. Les dîners surtout avaient pris
beaucoup d'importance, et on les regardait comme une véritable
affau*e d'état. Varron, toujours pédant et grave, même dans les
choses légères, se chargea d'exposer didactiquement toutes les con-
ditions que doit réunir un repas pour être accompli. C'était une
science très compliquée : dans l'entourage de Mécène, on se piquait
de la pratiquer en perfection. Horace s'est moqué de cette préten-
tion dans deux de ses satires : l'une, où il nous montre l'épicurien
Catius occupé à recueillir des préceptes de cuisine; l'autre, où il
raconte le dîner de Nasidienus, un de ces prétendus docteurs dans
l'art de bien traiter les convives. Les deux peintures sont fort plai-
santes; l'épicurien nous amuse par la gravité avec laquelle il débite
ses préceptes, l'autre nous égaie par les soins fastidieux qu'il se
donne pour maintenir sa réputation et les contretemps comiques,
qui dérangent ses projets. Ces railleries atteignaient des person-
nages connus, des amis de Mécène, et l'on peut soupçonner qu'il
en devait retomber quelque chose sur Mécène lui-même. N'encou-
rageait-il pas les souises de Nasidienus en allant dîner chez lui?
N'avait-il pas, comme Catius, inventé des plats nouveauxt dont
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PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. 785
Pline nous dit que son autorité les mit à la mode tant qu'il vécut,
mais qu'ils ne purent pas lui survivre?
Ce ne sont là, je le reconnais, qii^^ de petits différends qui n'ont
pas beaucoup d'importance. Les difficultés véritables commencè-
rent un'peu plus tard; elles vinrent des libéralités môme de Mécène.
Les bienfaits des grands sont des chaînes : Horace ne l'ignorait
pas; aujmoins essaya-t-il de rendre les siennes légères. D^abord il
ne voulut pas prendre tout ce qu'on lui ofiQrait. Dans l'ardeur de
son amitié. Mécène désirait lui donner tous les jours davantage,
Horace n'accepta que le bien de la Sabine, a C'est assez ; cest même
trop, » lui disait-il,
Satii saperque me benignitas toa
DiUYit.
Et^ce bien lui-même, dont il était si heureux, au moment où il en
jouissait avec le plus de plaisir, il laissait entendre qu'il pourrait au
besoin s'en. passer. « Si la fortune me reste fidèle, je la remercie;
mais dès qu'elle agitera ses ailes pour me fuir, je lui rendrai ce
qu'elle m'a^donné; je m'envelopperai de ma vertu; je saurai me
contenter^^d'une honnête pauvreté. » Voilà Mécène bien averti : son
ami ne sacrifiera pas son indépendance à sa fortune; il redeviendra
pauvre plutôt"que;[de cesser d'être libre. On jour vint où il éprouva
le besoin de le dire plus clairement encore. Il avait quitté Rome au
commencement d'août, promettant de ne rester que quatre ou cinq
jours à la campagne ; mais, une fois qu'il y fut arrivé, il s'y trouva
si bien qu'il joublia de tenir sa promesse. Le mois entier passa
sans qu'il lui fût possible de s'en arracher. Mécène, qui ne pouvait
plus vivre sans lui, se plaignit avec quelque amertume; peut-être
insinua-t-il, dans sa lettre, qu'il comptait sur plus de recopnais-
sance. Nous avons la réponse d'Horace, qui est assurément l'un
de ses meilleurs^ouvrages. Il est impossible d'envelopper plus de
fermeté^dans plus de douceur. A travers d'agréables récits et de
complaisans apologues, sa résolution se montre aussi précise, aussi
nette que possible. Il ne reviendra pas dans quelques jours, coomie
on le lui demande; il ne veut pas s'exposer aux fièvres tant que
durera l'autonme. Bien plus, si l'hiver s'annonce rigoureux, si la
neige couvre;,le mont Albain, il descendra du côté de la mer et
s'enfermera dans quelque chaude retraite pour y travailler à son
aise. G'est*seulement au printemps, a à la première hirondelle, »
qu'il sera de retour. Ce terme, comme on voit, est fort reculé.
C'est exprès qu'il le rejette aussi loin : on dirait qu'il a voulu faire
accepter aux autres par une épreuve définitive et se bien prou-
TOMi LTn. — 18S3. 50
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■^"^
788 Hfci DEe DBUi ■ora»f*
ver à Itn^même sa liberté* Pour It oonserver intacte, il est prêt h
rendre tout ce qu'il a reçu : cuncia résigne* La maison de la Sabine
elle-mâme lui sétnbleraât payée trop cher par le sacrifice de son
r«pos et de son mdépendance* « Quand cm Yoiti dans un échange,
que ce qu'on reçoit vaut Eioins que oe qu'on donne, il faut laisser
au plus vite ce qu'on a pris et reprendre ce qu'on a laissé. » Â ce
ton résolu, Mécène comprit que la décision d'Horace était prise et
ne renouvela pas ses exigences. En somme, la conduite du poète
en cette circonstance était aussi habile qu'honorable* Il savait que
l'amitîè demande une certaine égalité entre les personnes qu'elle
lie. En se préservant de complaisances exagérées, en veillant sur sa
liberté, en maintenant avec un soin jaloux la dignité de son carac-
tère, il s'élevait à la hauteur de celui qui l'avait comblé de ses
bienfaits. C'est ainsi que fut changée la nature de letirs relations et
qu'au lieu de rester son protégé, il devint son ami. — Il faut avouer
que les poètes de l'époque suivante n'ont pas imité cet exemple.
Ils se sont contentés d'accabler les grands personnages qui les pro-
tégeaient de flatteries et de bassesses. Faut-il s'étonner que ceuX'^ci,
se voyant regardés comme des maîtres, les aient traités en servi-
teurs?
V.
Il est bien fâcheux qu'Horace, qui nous a décrit avec tant de
détails l'emploi de ses journées pendant qu'il restait à Rome, n'ait
pas cru devoir nous dire aussi clairement comment il passait sa
vie à la campagne. La seule chose que nous sachions avec certitude,
c'est qu'il y étiit très heureux. Il goûtait, pour la première fois,
le plaisir d'être prqiriétaire. a Je prends mes repas, disait- il, devant
des dieux Lares qui sont à moi : Ante Larem proprium vescor! »
Avoir un foyer, des dieux domestiques, fixer sa vie dans une demeure
dont on est le mattre, c'était le plus grand bonheur qui pût arrivei*
à tm Romain ; Horace avait attendu d'avoir plus de trente ans pour
le connaître. Nous avons vu que son domaine, quand il en prit po»*
session, était fort négligé et que la maison tombait en ruine. U
lui fallut d'abord bâtir el planter; ne l'en plaignons pas, ces soucis
ont leurs charmes : on aime mieux sa maison quand on l'a co»'
struite ou réparée, on s'attache à sa terre par les soins mêmes qu'elle
vous coûte* 11 y venait toujours avec plaisir et le plus souvent
qu'il pouvait. Tout lui servait de prétexte pour quitter Rome : il y
iateait trop chaud ou trop froid; on approchait des saturnales,
«poque insupportable de l'année, oè toute la ville était en l'air;
c'èiait le moment de terminer un ouvrage que Mécène rédamait
avec insistance : or le moyen de rien faire de bon à Rome, où les
>•
^W.
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PROMÉKAMB iMIl£ÔI.OGfC|!DBS% 787
bnrits de lame, le tracas des relations, les importuns qu'il faut rece-
voir ou visiter, les mauvais vers qu'il faut entendre, vous enlèvent
le meilleur de votre temps ! Il setraic donc, dans sa valise, Platon
avec Ménandre, emportait Tœuvre commencée, promettant de faire
merveille, et partait pour Tibur. Mais, quand il était chez lui, ses
belles résolutions ne tenaient pas. Il avak bien autre chose à faire
que de s'enfermer dans son cabinet d'étude ! Il lui &llait causer
avec son fermier et surveiller ses travailleurs. Il allait les voir à
l'ouvrage, et quelquefois il y mettait lui-même la main. Il enfou-
it la bêche dans le champ, il en ôtait les pierres, au grand amuse^
ment des voisins, qui admiraient à la fois son ardeur et sa maki-
Ridettt Tieinl f^lébà» et saxa mov«ntem.
Le soir, il recevait à sa table quelques propriétaires des environs.
C'étaient de braves gens, qui ne disaient pas de mal du voisin^ et
n'avaient pas pour unique conversation, comme les élégans de
Rome, de parler des courses ou du théâtre. lis traitaient des ques-
tions plus sérieuses, et leur sagesse rustique s'exprimait volontiers
en proverbes et en apologues. Ce qoi plaisait surtout à Horace dans
ces dîners de campagne, c'est qu'on s'y moquait de l'étiquette,
que tout y était simple et frugal, qu'on ne se croyait pas tenu d'obéir
à ces sottes lois que Varron avait rédigées et qui étaient devenues le
code de la bonne compagnie. On se gardait bien d'éHre un roi du
festin, qui imposât aux convives le nombre des coupes qu'il fallait
vider. Chacun mangeait à sa &im et buvait à sa soif : c'étaient, dit
Horace, des repas divins : O noctes cœnœqiie Deum /
Cependant il ne restait pas toujours chez lui, quelque plaisir
qu'il trouvât à y être. Cet homme rangé, régulier, pensait qu'il faut
mettre de temps en temps quelques irrégularités dans sa vie.
N'est-ce pas un sage de la Grèce, Aristote, je crois, qui recommande,
dans l'intérêt de la santé, qu'on se permette un excès par mois?
Cela sert au nsoins à rompre les habitudes. C'était aussi l'opinion
d'Horace : quoiqu'il fût le moins fou des hommes, il trouvait asses
agréable de fiiire une folie à l'occasion : dulce est desipere in loco.
Avec l'âge, ces folies étaient devenites moins vives et plus rares ;
il aimait pourtant toujours à interrompre par quelques équipées
de plaisir la sage uniformité de son existence. Il retournait alors
à Préneste, à Baies, à Tarente, qu'il avait tant aimées et tant visi-
tées pendant qu'il était jeune- Une fois, il fut infidèle à ces vieilles
affections et <^isit pour but de son voyage des lieux qui lui étaient
nouveaux. Voici quelle fut l'occasion de ce changement. Un méde-
cin grec, Antonius Musa, venait de guérir Auguste d'une très grave
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788 REVUE DES DEUX MONDES.
maladie, où l'on avait craint de le perdre, par l'application de l'eau
froide. Aussitôt l'hydrothérapie devint à la mode. On fuyait les
sources thermales, autrefois si recherchées, pour s'en aller à Glu-
sium, à Gabies, dans les pays de montagne où se trouvaient des
fontaines d'eau glacée. Horace fit comme les autres : pendant l'hiver
de l'année 730, au lieu de se diriger du côté de Baîes, comme à
l'ordinaire, il tourna la bride de son petit cheval vers Salerne et
Yelia. Ce fut TafTaire d'une saison. L'année suivante, le gendre et
l'héritier de l'empereur, Marcellus, étant tombé très malade, on
s'empressa d'appeler Antonius Musa, gui appliqua son remède habi-
tuel; mais le remède ne guérissait plus. L'hydrothérapie, qui avait
sauvé Auguste, n'empêcha pas Marcellus de mourir. Elle fut aussitôt
abandonnée, et les malades reprirent le chemin de Baies. Quand
Horace se mettait en route pour ces voyages extraordinaires, il
entendait changer de régime, a Chez moi, disait-il, je m'accommode
de tout; mon petit vin de la Sabine me parait délicieux; je me
régale avec des légumes de mon jardin assaisonnés d'une tranche
de lard. Mais, une fois que j'ai quitté ma maison, je deviens plus
difficile, et les fèves, toutes parentes qu'elles sont de Pythagore, ne
me suffisent plus. » Aussi, avant de se diriger du côté de Salerne,
où il n'allait pas d'ordinaire, prend-il la précaution de demander à
l'un de ses amis quelles sont les ressources du pays, si l'on y peut
trouver du poisson, des lièvres, des sangliers, de quoi revenir chez
lui gras conmie un Phéacien ; il tient surtout à connaître ce qu'on y
boit, il lui faut un vin généreux qui le rende beau parleur, a qui
lui donne des forces et le rajeunisse auprès de sa jeune maltresse
de Lvcanie. » C'est, comme on voit, pousser la précaution fort loin.
A Baîes, à Préneste, à Salerne, dans ces lieux fréquentés par tout
le beau monde de Rome, il n'était pas assez riche pour posséder une
maison qui lui appartint; il avait ses gttes ordinaires {deversoria
notà)y où il allait loger. Ces appartemens d'occasion n'étaient pas
toujours commodes. Sénèque, qui était bien plus riche qu'Horace,
habitait, quand il était à Baies, au-dessus d'un bain public, et il
nous a fait une description très amusante des bruits de tout genre
qui troublaient son repos. Horace, qui aimait ses aises, et qui sou-
haitait être tranquille, ne devait pas faire, dans ces endroits agités,
un fort long séjour. Sa fantaisie satisfaite, il revenait au plus vite
dans sa paisible maison des champs, et je me figure que ces quel-
ques semaines de fatigue la lui faisaient trouver plus agréable et
plus douce.
On s'aperçoit bien, quand on lit avec soin ses œuvres, que son
afiection pour sa campagne va sans cesse en grandissant. Au début,
quand il y avait passé quelques semaines, le souvenir de Rome se
réveillait dans sa pensée. — Ces grandes villes, qu'on déteste,
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PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. 7S9
quand on est forcé d'y vivre,' il suffit d'en sortir pour les regretter ! —
L'esclave d'Horace, le jour où, abusant de la liberté des saturnales,
il dit à son maître tant de vérités désagréables, ne manque pas de
lui reprocher de ne jamais se plaire où il est :
Rom» ras opUs, abseotem viUicus orbem
Tollis ad astra levîs.
Lui-môme s'en voulait beaucoup de son inconstance; il s'accusait
n de n'aimer que Rome, quand il était à Tibur, et de songer à Tibur,
dès qu'il se trouvait à Rome. » Il finit pourtant par se guérir entiè-
rement de cette légèreté qui l'impatientait. C'est un témoignage
qu'il se rend dans l'épltre qu'il adresse à son fermier, et où il essaie
de le convaincre qu'il n'est pas nécessaire, pour être heureux, d'avoir
un cabaret dans son voisinage. « Quant à moi, lui dit-il, tu sais que
je suis aujourd'hui conséquent avec moi-même, et que je ne m'é-
loigne d'ici qu'avec tristesse toutes les fois que d'odieuses affaires me
rappellent à Rome. » Sans doute il s'arrangeait pour séjourner de
plus en plus dans sa maison de campagne ; il espérait qu'un jour
pourrait venir où il lui serait possible de ne plus guère la quitter^*
il comptait sur elle pour porter plus légèrement le poids des der-
nières années.
Elles sont lourdes, quoi qu'on fasse, et l'âge ne vient jamais sans
amener avec lui beaucoup de tristesse. C'est d'abord une nécessité
qu'on laisse, quand la vie se prolouge, beaucoup de ses amis sur la
route. Horace en a perdu auxquels il était très tendrement attaché ;
il a eu le malheur de survivre dix ans à Tibulle et à Virgile. Que de
regrets n'a pas dû lui coûter la mort du grand poète dont il disait
« qu'il ne connaissait pas d'âme plus candide que la sienne et qu'il
n'avait pas de meilleur ami ! » Le grand succès qu'obtint l'œuvre
posthume de Virgile ne dut le consoler qu'à moitié de sa perte, car
il regrettait en lui l'homme autant que le poète. Mécène aussi, qu'il
aimait tant, lui donna de grands sujets de tristesse. Ce favori de
l'empereur, ce roi de la mode, dont tout le monde enviait la fortune,
finit par être très malheureux. On a beau prendre toute sorte de pré-
cautions pour s'assurer du bonheur, fuir les affaires, chercha le
plaisir, amasser des richesses, s'entourer de gens d'esprit, réunir
autour de soi tous les agrémens de l'existence, les ennuis et la dou-
leur, quelque effort qu'on fasse pour leur fermer la porte, trouvent
le moyen d'entrer. Ce qu'il y a de plus triste, c'est que Mécène fut
d'abord malheureux par sa faute. Il avait eu le tort, — un homme si
prudent et si sage I — d'épouser sur le tard une coquette et d'en deve-
nir très amoureux. Elle lui donna des rivaux, et, parmi eux, l'em-
pereur lui-même, dont il n'osait pas être jaloux. Lui, qui avait tant
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790 RfiVUB Des WS.V% MONDE».
ri des antres, il donnait aux Romains la comédie à ses d^ens. Son
temps se passait & quitter Térentia et à la reprendre : « I( s'est
marié plus de cent fois, disait Sénèque, quoiqu'il n'ah eu qu'une
femme. » A ces tracas intérieurs se joignirent les maladies. Sa santé
n'avait jamais été bonne ; l'âge et les chagrins la rendirent plus
mauvaise. Pline nous dit qu'il passa trois années entières sans pou-
voir dormir. Comme il supportait mal la souffrance, il désespérait
ses amis par ses plaintes. Horace, qu'il entretenait toujours de sa fin
prochaine, lui répondait en beaux vers : « Toi, Mécène, mourir le
premier 1 toi, Tappuî de ma fortune, l'ornement de ma vie! Les
dieux ne le permettront pas et je n'y veux pas consentir. Ah! si le
destin hâtant ses coups me ravissait en toi la moitié de mon être,
que deviendrait l'autre? Que ferais-je désormais, odieux à moi-
même et ne me survivant qu'à demi? »
Au milieu de ces tristesses, Horace luinmême se sentait vieillir.
Cest une heure grave dans là vie que celle où l'on se trouve en
présence de la vieillesse. Cicéron, qui s'en approchait, voulut se
donner du cœur par avance, et, comme il se consolait de tout en
écrivant, il composa son de Senectute, livre charmant, où il essaie
de parer de quelques grâces les dernières années de la vie. l\ n'eut
pas à faire usage des consolations qu'il s'était préparées, et Ton ne
sait si, le moment venu, elles lui auraient paru suffisantes. Je crains
bien que cet esprit si jeune et si plein de vie ne se fût résigné
qu'avec peine aux décadences inévitables de l'âge. Horace, non plus,
n'aimait pas la vieillesse, et il en a fait un tableau assez morose
dans son Art poétique. Il avait d'autant plus de motifs de la détester
qu'elle avait dû venir pour lui d'assez bonne heure. Dans un de
ces passages où il nous fait si volontiers les honneurs de sa per-
sonne, il nous dit que ses cheveux blanchirent vite; pour comble
de dif«grâce, il avait beaucoup grossi ; et, comme il était de petite
taille, son embonpoint lui allait fort mal. Auguste, dans une de ses
lettres, le compare à ces mesures des Uquides qui sont plus larges
que hautes. Si, malgré ces signes trop évidens qui l'avertissaient
de son âge, il avait tenté de se faire illusion à lui-même, il ne man-
quait pas de gens autour de lui pour le détromper. C'était le portier
de Néère, qui ne laissait plus entrer son esclave, affront qu'Horace
était forcé de supporter sans se plaindre. « Mes cheveux qui com-^
mencent à blanchir, dîsait-il, m'avertissent de ne pas chercher de
querelle. Je n'aurais pas eu tant de patience du temps de ma bouil-
lante jeunesse, sous le consulat de Plancus. » Puis, c'était Néère
elle-même qui refusait de venir quand il l'appelait ; et cette fois
encore, le pauvre poète se résignait d'assez bonne grâce, trou-
vait, après tout, qu'elle avait raison d qu'il était naturel qu Famour
préférât la jeunesse à l'âge mûr :
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PROfifENADES ARCHÉ0L0GIQUES« 79)
Abi
Qao bland» juTenam te revocant preces.
Heureusement, ce n'était pas un mélancolique comme ses amis
Tibulle et Virgile. II avait même sur ce point des opinions très dif-
férentes des nôtres. Tandis que nous avons pris l'habitude, depuis
Lamartine, de regarder la tristesse comme un des élémens essen-
tiels de la poésie , il croyait, au contraire, que la poésie a le privi-
lège de nous empêcher d'être tristes : «Un homme que protègent les
Muses, disait-il, jette aux vents qui les emportent les soucis et les
chagrins. » Sa philosophie lui avait appris à ne pas se révolter contre
les maux inévitables. « Quelque pénibles qu'ils soient, on les rend
plus légers en les supportant. » II acceptait donc avec résignation la
vieillesse, parce qu'on ne peut pas s'y soustraire et qu'on n'a pas
encore trouvé le moyen de vivre longtemps sans vieillir. La mort
elle-même ne l'effrayait pas ; il n'était pas de ceux qui s'en accom-
modent tant bien que mal à la condition de ne s'en occuper jamais.
II conseillait au contraire d'y penser toujours. « Ne comptez pas sur
l'avenir. Croyez que le jour qui vous éclaire est le dernier qui vous
reste à vivre. Le lendemain aura plus de charme pour vous si vous
n'.espériez pas le voir.
Omnem crede diem tibi diloxisse supremam;
Grata Bupenreniet quae non sperabitur hora. »
Ce ne sont pas là, comme on pourrait le supposer, de ces forfan-
teries de peureux qui crient devant la mort pour ne pas l'entendre
venir. Jamais Horace n'a été plus calme, plus énergique, plus maître
de son esprit et de son âme que dans les ouvrages de son âge mûr.
Les deroi^res lignes qui nous restent de lui sont les plus fermes et
les plus sereines qu'il ait écrites.
Alors, plus que jamais, la petite vallée sabine devait lui plaire.
Quand on visite ces beaux lieux tranquilles, on se dit qu'ils parais-
sent faits pour abriter la vieillesse d'un sage. 11 semble qu'avec d'an-
ciens serviteurs, quelques amis fidèles, une provision de livres bien
choisis , le temps doit y passer sans tristesse. Mais je m'arrête :
comme Horace ne nous a pas fait de confidences sur ses dernières
années ti que personne après lui ne nous les a racontées, nous
serions rédoits, pour en parler, à former quelques conjectures, et
il en laut mettre le moine possible dus la vie d'un homme qui a
tant aimé la vérité.
Gaston Boissier.
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Lk
DÊMOCEATIE AUTORITAIEE
AUX ÉTATS-UNIS
LA JEUNESSE ET LA VIE MILITAIRE D'ANDRÉ JACKSON.
I. J. Parton, Life of A. Jackson. Boston, 1876. — II. W.-G. Sumner. Andrew Jack&on
a$ a public man, Boston, 1883.
La présidence du général Jackson a marqué une époque dans l'his-
toire des États-Unis : il a imprimé une direction nouvelle à la poli-
tique de son pays : il a exercé sur les mœurs publiques une influence
funeste qui dure encore. Parmi les plus illustres de ses concitoyens,
nul peut-être n'a égalé sa prodigieuse popularité : dans tous les états
de r Union, des villes ou des comtés ont re;u son nom; la maison
dans laquelle il a vécu, rachetée à ses héritiers, est devenue la pro-
priété de la nation ; le congrès lui a fait ériger une statue équestre
sur une des places de Washington bien avant que le même hom-
mage ait été rendu au fondateur de l'indépendance et de la liberté
américaines, et lorsqu'un des écrivains les plus distingués des États-
Unis, M. Parton, a voulu raconter son histoire, il a consacré à la
recherche des sources d'information, à l'analyse des documens ori-
ginaux, à l'examen des témoignages contemporains qu'il a soigneu-
sement recueillis cette patriotique sollicitude et cette scrupuleuse
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LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 793
préoccupation de la vérité qu'ont portées les maîtres de la science
historique dans l'étude de la vie des grands politiques et des grands
capitaines.
Un jeune et brillant écrivain français (1) parcourant, il y a dix^uit
ans, l'Amérique, s'étonnait que les événemens eussent fait à a cette
grossière et grotesque figure » une si grande place dans l'histoire.
Nous ne partageons ni son dédain, ni sa surprise. Les sociétés démo-
cratiques subissent plus que toutes les autres cet entraînement que
Thomas Garlyle a décrit sous le nom de Hero-worship et dont il a
fait une loi universelle de rbumanité. La démocratie veut avoir ses
héros : elle les fait à sa mesure et à son image. Prompte à se lais-
ser séduire par les triomphes de la force ou par les sonorités de
la parole, elle n'exige de ses élus ni les dons du génie, ni les déli-
catesses de la conscience, ni l'intégrité du caractère; mais elle veut
par-dessus tout, comme son ancêtre le vieux Démos, des serviteurs
dociles de ses mobiles volontés ; elle cherche à retrouver en eux le
reflet de ses propres instincts, ou plutôt c'est elle-même avec ses
passions et ses rancunes qu'elle acclame et qu'elle prétend couron-
ner dans leur personne. A ceux qu'elle a choisis de la sorte elle ne
marchande ni les faveurs, ni la puissance. « Qu'on le fasse César I »
ce cri de la foule romaine qu'a recueilli le génie do Shakspeare n'a
pas cessé de retentir à travers les siècles, et l'Amérique l'a entendu
à certains jours de son histoire comme l'Europe contemporaine.
Mal étrange et redoutable auquel les nations modernes ne sau-
raient opposer d'autre remède que le développement croissant de la
liberté dans les institutions et dans les mœurs I II y va de leur ave-
nir et de leur honneur : car si la démocratie libre est la plus noble
forme du gouvernement des sociétés humaines, il n'en est pas de
plus méprisable que la démocratie asservie.
I.
Au commencement du xvii* siècle, Jacques P' envoya dans le
nord de T Irlande une colonie d'Écossais presbytériens pour repeu-
pler les parties de la province d'DIster dévastées par la guerre et
confisquées au profit de la couronne d'Angleterre. Les nouveau-
venus prirent racine dans le pays et s'y confondirent peu à peu avec
les débris de l'ancienne population indigène. De cette fusion sortit
une race d'une originalité singulière en qui l'impétueuse ardeur
(1) M. Ernest Duvergier de Haaraone, Huit mois en Amérique, voir la Revuê da
15 février 1S66.
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79& BETUE DES DEUX MONDES.
du caractère irlandais s'unit à la rude énergie, à l'esprit pratique,
processif et obstiné de la nation écossaise. Cette race laborieuse et
forte fournit un ample contingent à l'émigration du Nouveau-Monde
et donna aux États-Unis plus d'un bonune illustre. C'est à elle qu'ont
appartenu Galhoun, le grand orateur du Sud et le doctrinaire de l'e^*
clavage, le président Polk, le célèbre journaliste Horace Greeley, et
celui de tous qui en a conservé le plus profondément l'empreinte,
le général André Jackson.
Le grand^père de ce dernier était un modeste marchand drapier
de la petite ville de Garrickfergus, située à neuf milles de Belfast
En 1765, le plus jeune de ses quatre fils émigra en Amérique avec
sa femme, Elisabeth Hutchinson, qui appartenait à une pauvre famille
de cultivateurs des environs. Ils débarquèrent à Gbarleston et se
rendirent à 160 milles au nord de cette ville dans un settlement où
s'étaient déjà fixés un grand nombre de leurs compatriotes et qu'a*
vait occupé précédemment la tribu indienne des Waxhaws. C'était
une région fertile, située sur la frontière des deux Carolines, arro-
sée par la rivière la Gatawba, et formant une sorte d'oasis au milieu
des sombres forêts de pins dont ce pays était couvert. André Jack-
son et sa femme y vécurent pendant deux ans de la vie des pion-
niers américains, habitant une cabane formée de troncs d'arbres à
peine équarris, défrichant la forêt, et cherchant à conquérir par le
fer et le feu un sol rebelle et sauvage. La fièvre des bois interrom-
pait souvent ces rudes labeurs : affaibli par les fatigues et les priva-
tions, le pauvre émigrant de Carrickfergus ressentit les atteintes du
mal et y succomba. Sa femme restait veuve avec deux enfans et
dans un état de grossesse avancée. Quelques jours après la mort de
son mari, le 15 mars 1767, elle donna le jour, dans un miséraUe
log-house où elle avait été recueillie, à un fils qui reçut, comme
son père, le prénom d'André.
Le futur président des États-Unis passa les premières années de
son enfance dans le settlement où il était né, chez un oncle qui pos-
sédait quelque aisance. Sa mère, qui, dans ses rêves d'ambition,
aspirait à faire de lui un ministre presbytérien, l'envoya à l'école
voisine. La somme de connaissances qu'il y acquit fut assez mé-
diocre : il apprit tout juste à lire, à écrire et à compter; et son
orthographe resta toujours d'une remarquable incorrection. Il excel-
lait dans les exercices du corps : mais il passait pour un écolier sau*
vage, turbulent, d'une humeur emportée et d'un caractère intrai-
table.
Les événemens ne tardèrent pas d'aiUenrs à interrompre son
éducation et à troubler profondément sa vie. Il avait neuf ans
lorsque fut signée la déclaration d'indépendance des Etats-Unis :
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LA DÉMOCRAIIB ÀeTOiliTÂUIfi AUX ETATS-UNIS, 7^
qffâtre an» plu» tard| il yoyût le» troupe» anglatises envaUr le pays
qu'habitait sa famille et saccager le modestô logis de sa më^e.
M*^ lackâOD fut forcée de ^'enfuir précipitammefit avec son beau-
frère et ses enfan» potiur chercher un asile à quelque» mille» de là.
▲ cette époque^ son Gk atoé Hugues, qui s'était engagé et qui avait
pris part aux premier» combat» de rindépendaAce« venait de moi^
rir de» suites de ses fotigueSé André, qui avait à peiae quatorze ans,
et son frère Roberti un peu plu» âgé <|ue luiyse joignÂrtnt à des
bandes de partisans qui tenaient la eamp^ne contre les troupes
anglaises^ As furent renemtrés et (ms par une coI(H)ne de dragon».
un officier brutal ordonna à André de nettoyer ses bottes : l'en-
Cant refoM fièremônt ôt demaada à être traité en prisonnier de
guerre. Sa réponde Itd valut un coup de sabre, dont il porta toute
sa vie la cicatrice« « Je suis sûr qu'il d'eu sera »ouvena 4 kt
Nonvelle^rléans, » disait un de ses parens à. son historien M. Par-
Um^ Son frère eut à subir les mêmes violence» : tous deux furent
emmené» à àO milles du lieu où ils avaient été trouvés, dans la
viUe de Gâmdeni où étaient réunis de nombreux prisionniers. On les
jeta dans un obscur et élrok cachot^ san» litSy sans secours médi-
caux, sans autre nourriture qti'une ration de paki insuffisante. La
petite vérole sévissait àu milieu de cette sfgglomératkm, et les deux
frères ne tajrdërent pa» à éprouver les effets de la contagion^ lis
étaient k peine hors de di^nger lorsque leur mère, qui tes avait
rejoints, parvînt, à force de démardieSy à le» faire comprendre dans
un échange de prîscmmer»* La courageuse femme ramena ses deux
flLs épuisé» par le» fatigues et la maladie, couverts de vètenaens en
laanbeaux et montés sur deux chevaux qu'ils avaient à peine la force
de condoire. Ik furent surpti» au milieu de la route par une {rfuie
torrentiette et glaciale* Detut jour» après, Robert était mort; André
avait le délire et une fièvre ardente ; mais la vigueur de sa consti-
tution et le» soins de %à mère le sauvèrent.
Il venait d'entrer en convalescence lorsque M'* Jftckson fut appe-
lée à Gbarleston par des parens prisonniers sur les pootons qui récla-
maient sa présence et ses soins^ Elle quitta le chevet de son enfant
malade pour ne plus le revoir. Les épreute» qu'elle avait suppor-^
tées d'un cœur si ferme avaient surpassé ses forces \ en revenant de
Charleston, elle fut obligée de s'arrêter chez un de ses cousins et
elle y moin*ut arant que la nouvelle de sa maladie fût parvenue à
son fils i»
André iackson avait alors quinze an» ; il restait orphelin ^ sans
asile et sai» re6»o«rce»« Tons ceux qu'il avait aimés lui avaient été
presque en même temps enlevés ^ et le soivveair de ces premières
douleurs devait r^ter attaché d'une manière inellaçable, dans son
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796 REVUE DES DEUX MONDES.
âme de patriote, à la mémoire des luttes et de la conquête de Tin-
dépendance de son pays.
Dès que ses forces le lui permirent, il alla demeurer chez un de
ses'cousins, sellier de son état, et y travailla quelque temps avec
luif Mais il ne* tarda pas à renoncer à ce travail manuel, et il retourna
au lieu où s'était écoulée sa première enfance pour y diriger une
petite école. Son instruction personnelle était trop bornée pour
qu'il pût espérer de grands succès dans la carrière de l'enseigne-
ment. Cependant il y gagna quelque argent, et ces modestes écono-
mies lui permirent de se livrer à l'étude pratique du droit.
La paix venait d'être conclue avec l'Angleterre et l'indépendance
des États-Unis était irrévocablement conquise. Les légistes améri-
cains avaient joué un grand rôle dans la période de luttes qui venait
de se terminer ; ils allaient en remplir un plus considérable encore
dans la pratique et le développement des institutions nouvelles.
Accoutumés par l'étude des lois à remonter aux principes du gou-
vernement, préparés par le respect des précédens qui forment la
base de la jurisprudence anglaise à maintenir l'esprit de tradition
contre les entratnemens populaires, également propres, à raison de
leurs habitudes de discussion publique et d'obéissance à la chose
jugée, à prendre part à la confection des lois et à en assurer Texé-
cution, ils devaient former la classe politique supérieure et, comme
l'a dit Tocqueville, l'aristocratie véritable de la république des États-
Unis. Cette prédominance nécessaire des hommes de loi dans la
démocratie américaine frappait déjà tous les esprits clairvoyans, et
de toutes parts de jeunes ambitions se sentaient attirées vers une
profession qui semblait devoir ouvrir à la fois à des hommes labo-
rieux et actifs le chemin de la fortune et l'accès de la vie publique.
Ce fut dans ces dispositions que Jackson se rendit à Salisbury,
petite ville de la^Caroline du Nord et qu'il entra dans Tétude d'un
solicitor nommé Spruce Mac Cay , chez lequel il resta deux ans. L'exi-
guïté de ses ressources et les lacunes de son éducation antérieure
ne lui permettaient pas de se livrer à des études théoriques de juris-
prudencO) mais il acquit l'expérience des affaires et les notions pra-
tiques de procédure indispensables à l'exercice de la profession
d'avocat, et il obtint, en 1787, l'autorisation d'exercer cette profes-
sion auprès des cours de la Caroline du nord.
C'était alors un grand jeune homme de vingt ans, d'une taille
élevée et assez élégante ; une épaisse chevelure d'un blond ardent
encadrait sa longue et maigre figure aux traits irréguliers mais
expressifs; ses yeux bleus au regard fixe et perçant révélaient la
pénétration de son intelligence, la violence de son caractère et par-
dessus tout l'indomptable énergie de sa volonté. C'était un excellent
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LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 797
cavalier, un habile tireur, un amateur passionné de courses de che-
vaux et de combats de coqs, assez disposé à abandonner pour les
séductions et les périls de la vie aventureuse de la frontière la labo-
rieuse et monotone existence de l'étude du solicitor.
IL
La destinée du jeune légiste de Salisbury allait bientôt lui ouvrir
une carrière nouvelle merveilleusement appropriée à son humeur
aventureuse et à sa rude énergie. La nation américaine, à peine
sortie des épreuves de son afTranchissement, commençait à briser
le cercle étroit de ses premières frontières, et cédait à ce grand
mouvement d'expansion dans la direction de l'Ouest qui ne devait
trouver son terme que sur les bords de TOcéan-Pacifique. De hardis
pionniers, attirés par les récits d'Indiens vagabonds vers des régiuns
inexplorées, défrichaient les immenses forêts qui couvraient le sol,
chassaient les animaux sauvages qui peuplaient ces vastes solitudes,
cultivaient cette terre dont ils étaient les premiers maîtres, y grou-
paient des cabanes qui formaient le noyau d'un village et bientôt
d'une ville. Les Indiens disparaissaient peu à peu, refoulés par la
race conquérante, et la civilisation américaine prenait possession
d'un nouveau territoire. Telle était alors la condition de cette région
comprise entre la chaîne des Alleghanys et le Mississipi qui forme
aujourd'hui l'état de Tennessee et qui, dans la jeunesse de Jicksoii,
dépendait encore de la Caroline du nord. Quelques milliers de sett-
lers y étaient déjà fixés, et le patron de Jackson, Spruce Mac Cay,
venait d'y être attaché à la première cour de justice dont le siège
devait être à Jonesboro. Un autre homme de loi de Salisbury, John
Mac Nairy, fut nommé juge de la cour suprême pour le district occi-
dental du Tennessee et offrit à Jackson de remplir dans ce district
les fouctions de public prosecutor. C'était un emploi assez p u
enviable et qui n'était pas sans périls au milieu de ces rudes popu-
lations, et dans un pays sauvage éloigné d'environ cinq cents nudes
doci parties populeuses de la Caroline du nord. Mais Jackson n eiait
pas homme à s'émouvoir de ces périls et il partit gaiement à cheval
pour cette lointaine destination, en compagnie du nouveau juge,
de son greffier et de quelques jeunes avocats. La petite caravaue
traversa cette région montagneuse dont la solitude n'était inter-
rompue de temps à autre que par le passage de quelques familles
d'émigrans qui partaient, le fusil et la pioche sur l'épaule, à la
recherche de la fortune. Elle s'arrêta quelques semaines à Jonesboro
qui était alors la principale ville du Tennessee oriental, et y attendit
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iiDe escorte OBi dcfwt to conduire par iiTO
jja future capîtaie de réut, KasbTille. EUe arnva dans cette dec-
nière ville à U fa d'octobre 1788 au momeotoù venait d'être ratifiée
. ^Qji^titiitiaD des États-Cnia et où aUaieot être nommés les élec-
tears dmrgés de procéder à la première élection présidentielle.
Le ptfs qa'aOait habiter Jackson était une riante et riche contrée
jljjaÔJiét par des collines boisées et traversée par le cours sinueux
à^un des affluons de l'Ohio, le Gumberland. La vallée du Cumber-
l^ ^t alors Ton des avant-^postes de la civilisation : les Indiens
V fai^*^t de fréquentes incurâons et y menaçaient saas cesse la
sécariié de la population émigrante encore peu nombreuse; les
^mjrans eux-mêmes semblaient avoir, au milieu des dangers de
OSK aventureuse existence, contracté les mœurs violentes de la vie
^staixage : les querelles, les attaques à main armée, lea disputes
poor la possession du sol étaient incessantes et rendaient fort labo-
liease la tâche des tribunaux improvisés à la bâte dans chacune des
a^Iomérations de log-houses qu'on décorait du nom de villes.
Jackson, qui cumulait, suivant la coutume anglo-saxonne, les
fonctions d'accusateur public et celles d'avocat, se créa rapidement
une clientèle assez nombreuse^ Â son arrivée, le Tennessee occi-
dental ne possédait qu'un avocat qui était le défenseur attitré des
débiteurs insolvables ou récalcitrans. Le nouveau-venu se fit l'avocat
des créanciers, et il dirigea les poursuites dont il était chargé avec
une âpreté et une vigueur qui lui valurent die véritables succès.
Les avocats exerçaient d'ordinaire dans toutes les cours de justice
du territoire. Ce rôle actif d'avocat-pionnier^ comme l'a fort heu-
reusement nommé M. Parton, convenait singulièrement à Jackson,
n parcourait sans cesse de l'est à l'ouest les montagnes et les régions
d^ertes du Tennessee. Tantôt il faisait route avec une caravane
d'hommes de loi et de cliens qui se rendaient aux sessions de quel-
que cour éloignée ; tantôt il profitait de l'escorte qui accompagnait
une troupe d'émigrans ; tantôt enfin il voyageait seul, le rifle au
poing, campant dans les bois, couchant enveloppé dans son manr
teau au pied d'un arbre, évitant d'allumer du feu, quelle que fût
la rigueur de la saison, dans la crainte d'attirer l'attention des Indiens
qui parcouraient le pays. Peu à peu cependant l'accroissement du
nombre des émigrans et le succès de quelques expéditions dirigées
contre les tribus indiennes eurent pour effet de refouler ces der-
nières vers le désert. Les communications devinrent plus libres, la
a^curitô commença à régner dans la vallée du Gumberland, et la pro-
H\n^vM do cette riche contrée prit un rapide essor.
La fortune de Jackson suivit celle du pays. Le numéraire était
riro dAUi ces lointaines régions et les objets d*utilité commune y
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LA DÉMOCRATIE AUTOBJTAIBfi AUX BTATS-UNIS. 70t
servaient de moyen d'échaoee. On y donnait en paiement des che^r
vaux, des beatianx, des haches, des outiie, des clochettes pour la
bétail : mais les'concassions de terre, dont le prix ne dépassait pas
alors un demî-doUar par acre (1), ét^nt devenuee une véritable
nMnnaie courante. Jackson en reçut une quantité considérable à
titre d'honoraires ; il en acheta, en revendit et en échangea à des
conditions avantagettses, et lorsqu'on 1796 le Tennessee fut admis
dans rikiion, il était un des principaux propriétaires fonciers de cet
état.
D'autres liens i'avûent à eelte époque définitivement attaché à
ce pays. Lorsqu'à son arrivée à Nashville, il avait eu à £iire choix
d'un logement, il avait pris pension chex une dame Dmekon, veuve
d'mi des plus hardis pionniers de k contrée, qui avait, quelques
années auparavant, trouvé la mort dans une embuscade d'Indiens.
W Donelson vivut avec sa fille, mariée à on habitant dti Ken-
tucky, nommé Louis Robarts* Cette deniiéreétait une }eune femme
vive, alerte, enjouée et accoutumée dans eon enfance à suivre son
pire à cheval au travers des montagnes du Tennessee ou à manier
le gouvernail lorsqu'il descendait lecours duGumberland pour diri^
ger quelque expédition contre les Indiens. Jackson se plaisait dans
la société de sa jeune hôtesse, et quoique leurs relations eussent
conservé un caractère irréprochable, si l'on s'en rapporte au témoi-
gnage digne de foi dujugeOverton, alors pensionnaûre de M^ Donel-
son, elles éveillèrent la jalousie de l'ombrageux Kentuckien. U
partit pour son pays ajM'ès une scène violente et donna bientôt à sa
femme l'ordre de l'y rejoindre. Celle-ci manifesta une véritable ter-
reur à l'appel de son mari et, au lieu d'y répondre, die alla s'em^
barquer sur le Mississipi pour demander un asile à des amis qui
habitaient Natchec. Elle se fit accompagner dms ce long et pénible
trajet par un vieux colonel, ami de sa faonUe, et p«r Jackson, qui
devait protéger les voyageurs contre les attaques des (ndiens. Ce
dernier revint aussitôt à Nashville, se montrant fort contrarié d'un
incident qui défrayait toutes les conversations, et manifestant le
regret d'avoir invoiontairement compromis une jeune fenune pour
laquelle il professait autant d'estime que d'affection. Le bruit se
répandit peu de temps i^Mrès que la législature de l'état de Virginie,
dont le Kentucky faisait alors partie, avait prononcé le divorce des
époux Robarts. Les habitans du Tennessee, peu familiers avec la
législation et la jurisprudence des états voinns, ignoraient que,
d'après les lois de la Virginie, la décision par laquelle la législature
accueillait une demande de divorce n'avait <|«'un caractère prépa^
^^^
(i) 40 «ret «BTirMi.
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800 RE?UE DES DEUX MONDES.
ratoire et subordonnait la dissolution définitive du mariage à la véri*
fication par une cour de justice des faits allégués par l'époux deman-
deur. On tint donc pour une sentence pure et simple de divorce la
décision qui accueillait la demande de Louis Robarts à la charge par
lui de faire la preuve légale de l'infidélité dont il accusait sa fenune.
Jackson» qui, en sa qualité de légiste, aurait dû se montrer plus
éclairé ou plus circonspect, partagea l'erreur commune; il se ren-
dit sans autre vériBcation à Natchez, demanda la main de Rachel
Donelson, « épouse divorcée de Louis Robarts, » l'épousa dans l'été
de 1791 et la ramena à Nashville sans que personne songeât à mettre
en doute la régularité de leur union. On fut fort étonné d'apprendre,
plus de deux ans après ces événemens, que Louis Robarts s'était
présenté, le 27 septembre 1793, devant la cour de justice du comté
de Mercer, qu'il avait offert de prouver que sa femme l'avait aban-
donné pour vivre avec Vattomey at law André Jackson, que le jury
avait déclaré ies faits constans et que la dissolution du mariage
avait été en conséquence définitivement prononcée. Le juge Over-
ton, qui reçut le premier cette nouvelle, en fit aussitôt part à son
ami, mais il eut grand'peine à le décider à faire régulariser une
union que la bonne foi des parties ne suffisait pas à légitimer. Jack-
son se rendit cependant à ses représentations et consentit, au mois
de février 179A, à la célébration d'un nouveau mariage*
Ce fut une des plus pénibles épreuves de sa vie. Le tendre et
profond attachement qu'il conserva toujours pour sa femme lui ren-
dait particulièrement odieuses les allusions outrageantes à ces inci-
dens auxquelles se livrèrent souvent ses ennemis. Dans la lutte de
1828 pour Télection présidentielle, les journaux qui combattaient
sa candidature représentèrent sous un jour odieux les circonstances
de son mariage, et la polémique qui s'engagea à ce sujet fut em-
preinte de cette impitoyable grossièreté que portent les Américains
dans la discussion de la vie privée aussi bien que de la conduite
politi(iue de leurs hommes d'état. Ce fut alors qu'il invoqua le
témoignage respecté de son vieil ami Overton et qu'il obtint de lui
la publication du récit auquel nous avons emprunté les détails qui
précèdent.
Sa considération et son influence sur ses concitoyens n'en reçu-
rent d'ailleurs aucune atteinte, et en 1796, il fut le premier repré-
sentant envoyé au congrès des Éuts-Unis par l'état de Tennessee.
Au début de la session, Washington, qui touchait au terme de sa
présidence, prononça un discours d'adieux empreint d'une patrio-
tique c t religieuse émotion, dans lequel, avant de quitter le pou-
voir, il appelait les bénédictions divines sur l'indépendance et les
libertés de son pays. Dne adresse en réponse à ce discours fut votée
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LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ETATS-UNIS. 801
par le congrès : douze membres seulement refusèrent de s'associer
à ce témoignage de la reconnaissance nationale et répudièrent ainsi
avec éclat les doctrines et la politique du glorieux fondateur de la
république américaine. Le nom alors obscur du représentant du
Tennessee figure dans cette minorité. Ce fut le premier acte de sa
vie publique.
L'année suivante, Jackson siégeait au sénat des États-Unis. En
1798, il donna sa démission et fut appelé par le vote de la législa-
ture de son état aux fonctions de juge à la cour suprême, les plus
élevées après celles de gouverneur. Il les exerça pendant six ans,
allant successivement, suivant l'usage, tenir ses assises dans les
divers districts. Le souvenir de ses décisions judiciaires ne parait
pas s'être conservé, mais il eut l'occasion de déployer, dans des
circonstances qui sont demeurées légendaires, la rare énergie qui
fut toujours le trait dominant de son caractère. Dans une petite ville
où il siégeait, on l'avertit que des propos injurieux pour la cour
venaient d'être tenus par un plaideur mécontent, dont la* stature
herculéenne, la violence et les armes qu'il brandissait inspiraient à
la population une véritable terreur. Jackson donna l'ordre de l'ar-
rêter, mais l'intimidation était si grande que ni le shérif, ni les
hommes qui l'accompagnaient ne parvinrent à s'emparer de ce dan-
gereux personnage. Le juge descendit alors tranquillement de son
siège; il marcha, le pistolet au poing, sur le rebelle et lui imposa
tellement par son air résolu, son sang-froid et son accent d'autorité
qu'il l'obligea à déposer ses pistolets et son bowie-knife et à se
rendre en prison sans résistance.
En 180A, Jackson dut abandonner ses fonctions judiciaires et se
retirer pour un temps de la vie publique afin de se consacrer
exclusivement à ses intérêts privés. Nous avons dit que, pendant
les dix années qu'il avait passées au barreau, il avait acquis une
des fortunes les plus considérables du pays. En 1798, il ne possé-
dait pas moins de 50,000 acres de terre, et, depuis son arrivée à
Nashville, le sol avait décuplé de valeur. Il vivait alors à quelques
milles de cette ville, dans une importante plantation nommée
Uunter's Hill, au centre de laquelle il avait fait construire une mai-
son qui se distinguait des log-houses environnans par le luxe alors
assez rare d'une charpente équarrie et correctement ajustée.
Pendant qu'il siégeait comme sénateur à Philadelphie (l),il avait
vendu un lot de terres assez considérable à un négociant de cette
ville, nommé David Allison, qui lui avait donné en paiement des
(1) Ce n*6tt qa*en ISCO que la fille de Washington est doTenne le siège du gouver-
nement.
T(lfti LTU. ~ 1883. £1
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$02 BEYUfi DES DEUX lfOND»S.
\tM de commerce payables à diverses écbéanceB. II avait négocié
eflets et en avait empbyé le produit à acheter da$ marchant
^ de diverse sature qu'il avait rapportées à MashviUe pour eu
*e le commerce. Il avait contioué à se livrer à ces lucratives
iratious, tout en eserçaut les hautes fooctious judiciaires dont il
it été revêtu, et il en espérait un notable accroissement de sa
tune, lorsque la faillite de la maison AUîson l'obligea à acquitter
billets mis eu circulation et lui créa de sérieux embarras pécur
ire&. Il résolut alors de se donner tout entier & la liquidation de
aflaires, se démit des fonctions 4e juge, vendit sa propriété de
nter'jt Hill, ainsi que 25,000 acres de Vàxtw non cultivées,
lées dans d'autres parties du Tennessee, 6t se retira au lieu dit
ermitage^ situé aux portes de Nashville, pour y créer une plan-
on nouvelle. Ge domaine, cultivé par des esclaves et dont sa
une partageait avec lui la direction, ne tarda pas à devenir flo-
mA : il s'y livrait avec nn grand succès à la culture du coton, à
ëve du bétail et des chevaux et se montrait fort jaloux de sa
lutation d'habile fermier. En même temps, il installait à Glover-
tom, à quatre milles de THermitage, une maison de conumerce
Ls la raison sociale Jackson, Goffee et Hutchings. Son actif et intdli-
it associé Goffee entra dans sa fiimille en épousant une nièce de
Jackson, devint quelques années pins tard son compagnon
rmes et s'illustra comme général de cavalerie dans la campagne
ISii. Les opérations commercialesauxquelles selivraient Jackson
ses associés étuent multiples. Ils vendaient aux gens du pays du
» de la poudre, de la toile et du calicot qu'ils âiisaient venir de
ladelpbte; ils recevaient en paiement du coton, du blé, du tabac,
porc, des fourrures qu'ils faisaient vendre sur le marché de la
ivelle-Orléans. On assure même que, dans quelques ciroon-
Dces, Jackson, qui n'éprouva jamais le moindre scrupule au sujet
la légitimité de l'esclavage, joignit à ces diverses branches d'in^
rtrie le commerce des esclaves.
(oit que les résultats de ces opérations n'eussent pas répondu
inement à s^&s espérances, soit qu'il voulût se consacrer d'une
oiëre exclusive au développement de son exploitation agri-
3, il abandonna au bout de quelques années son établisse^
nt de Glover^Bottom pour «e fixer définitivement à l'Hermitage.
modeste demeure se composait à l'origine d'un block-house de
u: étages qui contenait trois pièces ; il y ajouita une autre main'
1 de plus petites dimensioBs qu'il rattacha à la première par un
sage. Ges constructions primitives firent place, en 1819, à la
cieuse et confortable habitation dans laquelle il passa les vingt-
q dernières années de sa vie et que l'état de Tennessee acheta
1856 pour l'offrir aux États-Dnis.
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LA DÉMOGRATU AUTORITAIEE AUX BTATS-UMIS. 80&
L'existence qu'y menait Jackson dans la période qui nous ocoupe
a été décrite par un de ses amis et de ses hôtes, le cok>nel Tàpoue
Benton. a Jackson^ dit-il, s'étaitàcette époque retiié de la viepi^iUque;
il était dans une disposition d'esprit bien connue dea hommea d'un
talent supérieur qui ne trouyent pas de théâtre propre au déva-
loppement de leurs facultés. C'était alors un vigilant a^rioulteuEf
sunreillaot par lui-même tous les détails de son exploitation, s'asr-
surant perscmnellement du bon état de ses champs et de. se» clft^
tores, Tetflant à ses i^provisionnemen» et s'occupant avec aoUiei-
tude des besoins de ses esclaves. Sa misoa était koapitaliëre; elle
était constamment ouverte à ses amis et à ses relations; tous les
dangers qui visitaient l'état y reeevaîenl le meilleur accueil, et k
séjour en était rendu particulièrement agréable par la parfaite har-
monie du caractère de M'* Jackson avec le siea (1). »
Les deux époux vivaient, en eilet, étroitement uni» dans ce pai-
sible intérieur. Ils s'occupaient en conunun de l'ackifeinistration du
domaine; le soir, après le souper, ils avaient coutume de s'assecir
en face l'un de l'autre au coin du foyer, fumant tous deux silen-
cieusement de longues pipes de terre, entouré» des neveux et mèees
de M'* Jackson, qui, à déiaut d'enfans, formaient pour eux une
famille d'adoption. Le caractère violent de Jackson s'adoucissait
dans la vie domestique, et il témoignait surtool une tendre affection
aux enfans, qu'il aimait à voir jouer autour deluL
Il vivait depuis huit ans dans cette laborieuse et tranquille retiraite
lorsque les évéoemens l'appelèrent sur m nouveau) Àéâtre et lui
ouvrirent une éclatante destmée.
III.
Une profonde irritation contre l'Angleterre a(?ait surnéeu diuis
l'esprit du peuple américain aux luttes de l'indépendance. Was^
hington et les fédéralistes s'étaient efforcés, non sans cempvomettie
lemr popularité, de combattre l'ardeur de ces ressentuneBs. Mais
Sélection de Jefferson, en consacrant l'avènement au pouvoir dn
parti républicain (2), inaugura une politique extérieure à ki fois
sympathique à la France et ouvertement host&le à l'Angleterre^
Les événemens précipitèrent une ruptufo que devait fatalanent
(1) Thirty yean' iriêw, tome i*', page 736.
(2) Cétait ainsi qa'on déaignait alors le pftrtf qnf pri€ plus tard* le nom A) parti
démocratique, sous leqael U'deyait exercer sur lee destinées des ÉCaCi-Ctaii «ne si piD^
fonde et si dutblo inaaeaoe»
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:iOk, BETUE DES DEUX MONDES.
^QlBt&Kr cette politique. Le commerce des États-Unis eut à subir
hs éêsastmses conséquences de la guerre engagée entre les
gjtuttti^ poissances européennes. Napoléon P' avait, par les décrets
d» Bettia et de Milan, proclamé le blocus continental et ordonné
la saisie de tous les navires neutres venant des ports anglais ou
dwrgés de produits anglais. Le gouvernement britannique, de son
côié, par les ordres du conseil du 11 novembre 1807, avait déclaré
de bonne prise tout bâtiment à destination de Tun des pays d'où le
pavillon anglais était exclu, à moins qu'il ne se fût présenté dans
un des ports de l'Angleterre et qu'il n'y eût reçu, moyennant le
paiement d'une redevance, une licence de navigation. L'accès de
tous les ports de l'Europe se trouvait aiusi interdit à la marine des
États-Unis, qui avait pris un rapide développement et qui trans-
portait alors sous son pavillon neutre les marchandises de toutes les
nations. Mais les Américains se sentirent particulièrement blessés
dans leurs intérêts et dans leur orgueil national par la prétention
qu'élevait le gouvernement anglais de visiter les navires des nations
neutres pour y rechercher et y saisir les déserteurs de sa flotte.
Cette pratique vexatoire donna lieu aux plus graves abus : des vais-
seaux de guerre furent contraints de subir, aussi bien que des
bâtimens marchands, cette humiliante inquisition, et plus de mille
matelots d'origine américaine, capturés comme déserteurs au mé-
pris du droit des gens, furent contraints de servir sous le pavillon
britannique.
A ces mesures violentes l'Amérique tenta d'opposer, à titre de
représailles, un régime de rigoureuses prohibitions.
Au mois de décembre 1807, le congrès, sur la proposition du
président Jefferson, vota la loi d'embargo^ aux termes de laquelle
il était interdit, sous peiue de saisie, à tout navire, quel que fût son
pavillon, de sortir des ports américains à destination d'un porc étran-
ger. C'était, en réalité, supprimer d'un trait de plume le commerce
extérieur des États-Unis et donner au système du blocus continen-
tal un concours aussi efficace qu'inattendu. Funestes aux intérêts
qu'elles prétendaient protéger, de telles mesures ne pouvaient, ahisi
que l'avaient dès l'origine annoncé les fédéralistes, avoir d'autre
résultat que de rendre la guerre inéviuble. Cette prédiction nu
tarda pas à s'accomplir. Au mois de janvier 1812, après d'inlruc-
tueuses négociations engagées par Madisou, le congrès ordonna la
levée de vingt-cinq mille hommes de troupes régulières et l'en-
rôlement de cinquante mille volontaires, et autorisa un emprunt de
10 millions de dollars. Le 19 juin suivant, les États-Unis déclarè-
rent la guerre à l'Angleterre.
Jackson était alors depuis onze ans major-général de la milice
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LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS* 805
de Tétat de Tennessee. Hais il était loin d'être en faveur auprès du
président Madison, dont il venait de combattre la réélection, et il
semblait peu probable qu'il fût appelé à exercer un commandement
dans cette guerre. Cependant, dès le 25 juin, il se mit à la disposi-
tion du gouverneur de l'état avec deux mille cinq cents volontaires
de sa division, et, à la fin d'octobre, il reçut l'ordre de rejoindre à
la tète d'un détachement de quinze cents hommes les troupes réu-
nies à la Nouvelle-Orléans sous le commandement du général Wil-
kinson en prévision d'une descente des Anglais sur le golfe du
Mexique.
Les volontaires furent convoqués à Nashville pour le 10 décembre;
ils étaient tenus de fournir leurs armes, leurs munitions, leurs objets
de campement et devaient être indemnisés de leurs avances par le
gouvernement. Deux mille volontaires répondirent à cet appel. Ils
formaient un régiment de cavalerie à la tête duquel était placé Gof-
fee, l'ancien associé de la maison de commerce de Clover Bottom,
et deux régimens d'infanterie, dont l'un avait pour colonel un jeune
et ardent officier destiné à jouer plus tard un rôle politique, Thomas
Benton.
Le 7 janvier 1813, l'infanterie s'embarqua sur une petite flot-
tille et descendit le course du Cumberland, de TOhio et du Mississipi
jusqu'à Natchez, où se rendait de son côté la cavalerie.
Jackson annonça ce départ au secrétaire de la guerre dans un lan-
gage présomptueux et emphatique. « J'ai l'honneur de vous infor-
mer, lui écrivait-il, que je suis à la tête de deux mille soixante-dix
volontaires, l'élite de nos concitoyens, qui vont à Tappel de leur
pays exécuter la volonté du gouvernement, qui n'ont pas de scru-
pules constitutionnels et qui, si le gouvernement l'exige, se réjoui-
ront de trouver l'occasion de planter l'aigle américaine sur les
remparts de Mobile, de Pensacola et du fort Saint-Augustin, ban-
nissant des côtes du Sud toute influence anglaise... »
Le moment n'était pas venu de réaliser ces ambitieuses espé-
rances. Rien n'avait été préparé pour recevoir à la Nouvelle-Orléans
les volontaires du Tennessee. Lorsqu'ils arrivèrent à Natchez, après
trente-sept jours d'un voyage difficile, le général Wilkinson leur
envoya l'ordre de s'arrêter dans cette ville et d'y attendre de nou-
velles instructions. Ils y restèrent jusque dans les derniers jours de
mars 1813. A cette époque, Jackson reçut une lettre du secrétaire
de la guerre qui l'informait que les causes pour lesquelles il avait
dû envoyer des renforts à la Nouvelle-Orléans avaient cessé d'exis-
ter et qui lui ordonnait de licencier les troupes au reçu de la
dépêche. L'exécution de cet ordre était impossible. Les volontaires
du Tennessee ne pouvaient être abandonnés sans ressources à
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806 R£Tint I»E8 DEOX MONI»»
MO miUes de leur p«f s, et il était kdi^nsalEde de le» ro^atriet»
Jacksoiè a'hédita |)a0 vol seul instant, qtfoiqpi'il n^'eèl & su dtepoa»-
tîoD ni argient^ u» virres^ ni ffloyeB& de, ttmsfùtU Bn même temps
qit'il adrésaaîl une prodestatioa véhémenle et indignée au président
dei ÉtatS'^ni»^ au secrétaire de la guerre, 9m gonvemev do Ten-
neseee et au général Wilkinson, il s'engagea persoûnelkeaaent envers
lea négocian» de Nalcbez et obtint d'eux, à crédit et sur sta garan-
tie) les livraisons nécessaires^
La retraite s'c^éra. dan» des conditions difliciies et au mibea
d'embarras de toute nature. Au moment où les troupes quittèrent
NatclMz^ ettes comptaient cent cioqiiaDte malades, pour le trans-
port desquels om ne povf ait di^oser que de dix toitures* Les efii*-
ciers- mirent leurs chevaux k la disposition des maktd«B : Jackson
fit toute la route à pied, soutena»! par sa verve et «on entrain te
VÊÈOtdA de ses sol(bitB« Ce fàt pendant ces longues marches qu'il reçut
d'eux le surnom de ^ hickary (1), sous lequel il est resté popu^
kûrOi Le 22 mai, lesvoionrtaires arrivés au terme de la route étwent
réoais sur la place publique de Nasbville et s^'apprétaient à se sépa^
rer. Au moment où ils allaient rompre les rangs, les damée da
Tennessee leur offirirest^ en mémoire de cette première campagne,
un drapeau de satin richement brodé qui portait ces mots :
(( Volontaires du Tennessee, l'indépendance dans un état de guerre
ne peut élre maintenue que sur te champ de bata^He de la repu-
blû^e. Le camp est m poste d'hocmeur. — Ofiert par les dames du
Tennessee oriratal. -^ Knoxvilley 16 février 1813. »
Le» volontaires avaient regagné leurs foyers et JacksoQ avait
trouvé la récofmpense de ses énergiques efforts dsms la reconnais^
sanoe^ de ses concitoyens et dans la popularité qui s'attadiait à son
nem# Mais 3 restait sous le coup des lourds engagemeas qu'il avait
contractés avant de quitta Natchez^ Ses traites sur le quartier^
maître général du département du Snd étaient restées impayées el
te gouvernement des États-Unis n'avait pas envoyé, malgré des
demandes répétées, les fonds nécessaires aii remboursement des
dépenses efTectuées dans l'intérêt des troupes* Jackson chargea le
colonel Benton de porter à Washington ses pressantes et légitimes
rtclamations. Le jeune officier s'acquitta de sa mission avec autant
de ^le que d'Intelligence et obtint, après d'activés démi^ches, «ne
eomplëte satisfaction.
Au moment où il retenait à Nashville, aqprès avoir si eOicacemeM
serti les intérêts de son ^cltef , il i^iprit avec un douloureiix élott^
(1) Hickox7, espèce de noyef ou bofs de fer particulier à l^Amérique. On peut ft-ft-
duire p«r le vkux b9is defirle ûvcnùm légeûdairv du ^éaètnX J^ttoii.
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LA DEMOCRATIE ArTOUTAIKE JLCX ETAIS-CTOS. 807
nemCTt qne son frère Tenait d*6tre blessé dans un duel parim jeime
officier qui passait pour un des fayoris du général et auquel œhn-d
avait consenti à servir de témoin. Il ne dissimula pas les sentimens
d'indignation que lui inspirait la conduite de Jackson dans cette
circonstance : ses propos furent rapportés à ce damier, qui y répon-
dit par de grossi&-es et brutales menaces. Il n'était pas permis de
considérer ces menaces comme de simples excès de langage. La
violence de Jackson était proveii)iaIe. S^ duels avaient été nom-
breux, et plusieurs avaient eu un dénoûment tragique. Lorsqu'il
était avocat, on l'avait vu, au milieu d'une audience, déchirer un
feuillet d'un recueil de lois pour y écrire un cartel et l'envoyer à
un adversaire à la barre même de la cour. Quelques années plus
tard, dans un duel au pistolet sur les bords de la rivière Rouge,
dans le Kentucky, il avait tué un homme de loi influent et considéré,
qu'il accusait de s'être exprimé en termes blessans sur le compte
de M" Jackson.
Sa querelle avec les frères Benton devait être un des plus déplo-
rables incidens de cette longue série de violences. En passant dans
une rue de Nashville, accompagné de son fidèle ami Goflee, il ren-
contra les deux frères à la porte d'une auberge ; il menaça Thomas
de sa cravache, et comme ce dernier faisait mine de se dérendre, il
tira de sa poche un pistolet : Jesse Benton, qui était lui-même armé,
se jeta au-devant de lui, fit feu, le blessa de deux balles à l'épaule
gauche et le laissa sans connaissance et couvert de sang sur le pavé
de la cour. Tous les médecins, à l'exception d'un seul, encore jeune
et sans autorité, déclarèrent l'amputation nécessaire ; Jackson s'y
refusa et finit par se rétablir. Toutefois, l'une des balles ne put être
extraite ; et il la conserva dans l'épaule pendant vingt ans. Le moindre
mouvement brusque lui causa longtemps d'intolérables souffrances,
et il lui fut presque toujours impossible, dans le cours de sa car-
rière militaire, de supporter, sur son épaule gauche, le contact
d'une épaulette.
Sa popularité était si grande à cette époque et l'irritation de ses
amis fut si vive que les frères Benton durent immédiatement quit>
ter Nashville. Thomas . se retira dans l'état de Missouri et y fat
élu quelques années plus tard sénateur des États-Unis. Dix ans
après, il retrouvait Jackson sur les bancs du sénat, devenait un
des partisans les plus fidèles de sa politique et devait s'en faire l'apo-
logiste passionné dans l'important ouvrage qu'il a consacré aux
souvenirs des trente ans de sa vie publique (1).
Sur le lit de douleur où le retenait sa blessure, Jackson ne tarda
(1) Thirty year;^ viêw, by a senator of ihirty years.
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808 REVUE DES DEUX MONDES.
pas à apprendre de grandes et alarmantes nouvelles. Les Anglais,
oublieux des éloquentes protestations qu'avait fait entendre lord
Ghatham à l'époque de la guerre de l'indépendance^^avaient de nou-
veau, dans leur lutte contre les États-Unis, fait appel au concours
des tribus indiennes. Un héros de la race sauvage, Tecumseh, avait
prêché la guerre sainte contre les blancs, qui voulaient, disait-il,
réduire en esclavage la race indienne comme la race noire; il avait
parcouru le pays, accompagné de prophètes qui annonçaient la vic-
toire et qui promettaient aux combattans la protection du grand
Esprit. Tué sur le champ de bataille, Tecumseh avait légué à un
de ses lieutenans, brave et intelligent, le métis Weatherford, le
soin de continuer son œuvre et de venger sa mémoire.
Le 30 août 1813, une troupe de mille guerriers appartenant à la
tribu des Creeks et commandés par Weatherford, surprit le fort
Mims situé sur les bords du lac Tensaw, dans la partie méridionale
de l'état actuel d'Alabama. Ce fort était occupé par cent soixante-
quinze volontaires, soixante-dix hommes de la milice, cent six esclaves
et un certain nombre d'Indiens alliés des États-Unis; des femmes
et des enfans s'y étaient également réfugiés. Les Creeks massacrè-
rent la garnison, mirent le feu aux cabanes dans lesquelles s'étaient
retirés les enfans et les femmes, et emmenèrent les esclaves.
L'émotion causée dans les états voisins par la nouvelle de ce
massacre fut immense : il semblait que ce fût le signal d'une exter-
mination générale des blancs. C'était du moins, si Ton en croyait les
esprits les plus calmes, le prélude d'une incursion des Indiens sur le
territoire de la Géorgie et du Tennessee. Dépourvu de tout moyen
de résistance, le Mississipi, dont TAlabama faisait alqrs partie, dut
réclamer le secours des états limitrophes. Le Tennessee répondit
avec empressement à cet appel. Le 25 septembre, la législature de
cet état autorisa le gouvernement à lever 3,500 volontaires en sus
des 1,500 déjà enrôlés au service des États-Unis. L'état leur garan-
tissait leur paie et leur entretien dans le cas où le gouvernement
fédéral refuserait d'y pourvoir.
Jackson souffrait encore cruellement de sa blessure et n'avait
pas quitté son lit. Ceux mêmes qui connaissaient la puissance de
sa volonté et son empire sur lui-même n'os .ient espérer qu'il fût
de longtemps en état de tenir la campagne. Il veilla cependant à
l'exécution des mesures adoptées par la législature, dirigea de loin
les préparatifs de l'expédition et adressa aux volontaires une éner-
gique proclamation, dans laquelle il les invitait à s'armer, à se
rendre au fort Saint -Stephens et leur promettait de les y retrouver
bientôt : <c Je regrette, disait-il, qu'une indisposition qui vraisembla-
blement touche à sa fin, m'empêche de prenire, dès à présent, le
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LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 809
commaDdement ; mais je me plais à espérer que je partagerai avec
vous le daoger et la gloire d'écraser les chiens d'eufer qui sont
capables de telles barbaries. »
Il fut fidèle à sa promesse. Le 7 octobre, il rejoignit les volon-
taires au lieu fixé pour leur réunion à Fayettevilie, sur la frontière de
TAlabama. Son visage pâle et amaigri conservait l'empreinte de la
souffrance : il portait encore en écharpe son bras gauche entouré de
bandages ; mais il n'avait perdu ni sa prodigieuse activité, ni son
indomptable énergie. En quelques jours, il eut organisé les régi-
mens, exercé les nouveau-venus et opéré sa jonction sur les bords
du Tennessee avec la cavalerie dont son vieil ami Coffee, devenu
général, avait pris le commandement.
Au moment où il allait s'engager à la poursuite des Indiens, il
se montrait particulièrement préoccupé des difficultés que devait
offrir dans cette région déserte le ravitaillement de sa petite armée.
« Il y a, écrivait-il, un ennemi que je redoute beaucoup plus que les
Creeks; et je crains bien que ce soit^celui dont nous aurons à éprou-
ver les premières atteintes : c'est le monstre maigrey c'est la famine. »
Il allait avoir à lutter bientôt contre un autre ennemi non moins
redoutable. L'esprit d'indiscipline est le vice originel et, pour ainsi
dire, la condition naturelle de ces armées improvisées que la légende
démocratique a si longtemps proposées à notre admiration. La répu-
blique des États-Unis en a fait plus d'une fois la triste expérience.
M. le Comte de Paris, dans sa belle Histoire de la guerre civile en
ilm^i^u^, a rappelé les efforts inouïs que dut faire Washington pour
plier aux exigences du métier militaire et pour retenir dans le
devoir les premières troupes de la guerre de l'indépendance com-
posées en partie de volontaires enrôlés pour quelques mois et en
partie de militaires recrutés dans les bas-fonds de la société, qui
portaient dans les camps l'esprit de révolte et qui cédaient à la
première panique sur le champ de bataille. Quatre-vingts ans après
ces premières épreuves, il a retracé avec une vérité saisissante et
avec l'autorité d'un témoin l'étrange aspect de ces volontaires qui,
au début de la guerre de la sécession, répondirent au premier
appel d'Abraham Lincohi : « Ramassés parmi les gens désœuvrés
des villes et 4es campagnes, indisciplinés, parce que le terme trop
court de leur engagement ne leur permettait pas de prendre leur
profession au sérieux, ils ne se faisaient, dit-il, aucune idée des
épreuves et des fatigues auxquelles tout soldat doit être préparé...
On en vit même quelques-uns quitter leur poste la veille du com-
bat, parce que l'heure précise où expirait leur engagement venait
de sonner (1). »
(1) T. !•», p. 16 et 316.
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810 UTUE DES DEUX MONDES*
C'était à la tète de pareils soldats que Jackson allait ouvrir la
campagne : il semblait avoir eu le pressentiment des difficultés qu'il
allait rencontrer lorsque, dans la proclamation adressée à ses troupes
au moment du départ, il leur recommandait, comme la première
condition du succès, la rigoureuse observation de Tobèissance et de
la discipline.
Les débuts de l'expédition furent heureux: le 3 novembre, le
général Coflee s'empara de la petite ville de Talluscbatches : quatre
jours après, Jackson délivra à Talladega, sur les bords de la rivière
laCoosa, une centaine d'Indiens appartenant à des tribus anûes qui
s'y trouvaient bloqués et à la veÛle d'être massacrés par les Creeks;
à la suite de ce combat, il envoya le premier drapeau pris sur l'en-
nemi aux dames du Tennessee, qui avaient offert aux volontaires un
étendard brodé au retour de leur dernière campagne.
Ces succès avaient soutenu le moral des troupes; mais l'insuffi-
sance des approvisionnemens ne tarda pas à se faire sentir : les
convois attendus par le général n'arrivèrent pas aux époques fixées;
un sourd mécontentement se manifesta dans les rangs de la petite
armée condamnée à l'inaction et affaiblie par les privations; la
rébellion éclata dans la milice dont les officiers, choisis pour la plu-
part parmi des politiciens de bas étage, se faisaient les interprètes
dociles des exigences de leurs soldats ; elle gagna bientôt les volou-
taires et le général parvint à grand'peine à contenir l'effervescence
croissante de ses troupes.
Les convois si impatiemment réclamés arrivèrent enfin : un trou-
peau de bestiaux fut arrêté par les soldats avant d'arriver au camp,
abattu, dépecé et dévoré sur place. Les volontaires n'en persistè-
rent pas moins à refuser le service et annoncèrent la résolution de
reprendre le chemin du Tennessee. Jackson, isolé et sons ressources
au milieu de soldats révoltés, ne pouvait compter que sur son éner-
gie personnelle. Comme d'ordinaire, elle ne lui fit pas défaut. Les
mutins le virent se présenter à eux k cheval entouré d'une poignée
d'hommes restés fidèles ; le bras en écharpe et tenant d'une main
on fusil qu'il appuyait sur l'épaule de son cheval, il menaça de (aire
feu sur le premier qui désobéirait à ses ordres (1). Les rebelles,
intimidés par son aspect et par son langage, rentrèrent dans le
devoir et regagnèrent leurs cantonnemens du fort Strotber. u En
de semblables occurrences, dit M. Parton, la tenue, l'attitude, le
langage du général Jackson étaient véritablement tenrifians... U
avait une façon de jurer qu'il avait élevée k la hauteur d'un talent*
U écrasait ceux qui étaient l'objet de sa colère sous une bordée de
jurons tout à fait originaux et, conmie il avait conscience de cette
(1) On sut depuis que le fatil n*était pas même chargé.
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LA DÉMOCRATU AUTOBITAIRB AUX ÉTATS-UNIS. 811
faetiltô , il iftectak Tolontiers une eelëre q«'M ne ressaitait pas
pour arriver à ses fins, en impirant à ses adfierMires ime terreur
sans motifis réels. »
Toutefois ni la fermeté de Tattitude du général Jackson, ni les
violences plus ou «loins calculées de son langage n'avaient suft à
iié(ai)Ur d'une maniëredurable ladiscif^e dans son armée. Chaque
jour amenait des difficoltés nouvelles. Les volontaires ne s'étaient
engagés que pour un «n, et comme ils étaient entrés au service le
10 décembre 1842, ils annoncèrent l'intention de quitter le camp le
10 décembre 181S. Rien n'était plus contestable que cette préten*
tion ; si les votontams avaient été à la disposition 4u gouvemenient
pendant un an, ils avaient passé la moitié de ce temps dans leurs
foyers eit n'avaient en réalité donné que six mois de service eftecàt.
Jackson refusa donc, non sans raison^ de les considérer comme libé-
rés de leur engagement. Ce n'on était pas moins une étrange et
critique situation que celle de ce général contraint de discuter avec
ses soldats sur la durée et sur l'étendne de leurs obligations,
impuissant à les contraîndi^ au respect de leurs engagemene ^
condamné tout an moins, en admettant qu'il çût les retenir pour
un temps, à suspendre jusqu'à nouvel ordre toute action militaire.
Prières, menaces, adjurations solennelles, appel aux sentimens de
patriotisme et d'honneur militaire, tout fut inutile. Jackf^on obtint
à grand'peine que les volontaires attendraient pour partir l'afrivée
de nouveaux renforts qu'il faisait réclamer en toute hâte par des
officiers investis de sa confiance. Mais le recrutement était devenn
dilBcile : il eût fallu du temps et d'énergiques eflorts pour lever,
équiper, exercer ces nouveaux soldats et les amener à 150 milles
de leur pays au milieu d*un territoire occupé par lestribus indiennes.
Les officiers chargés de cette tâche délicate réunirent à grand'peine
quelques centaines de volontaires mal vêtus, incapables de suppor«
ter les fatigues d'une campagne d*hiver, et séparés par quelques
mois seulement du terme de leur engagen>ent.
Au nwisde décembre, Jackson n'availàsa disposition que quatorze
cents hommes; huit cents d'entre eux ne devaient plus qu'un mois
de service; les six «ents autres appartenaient à la milice et avaient
été appelés sous les drapeaux par un acte de la législature pour un
temps indéterminé à la nouvelle du massacre du Fort-Mims; mais
comme la durée habituelle du service de la milice était de trois
mois seulement, ils entendaient bien rester dans les conditions du
droit commun et ils déclaraient qu'ils quitteraient le camp le A jan-
vier suivant. Cependant les nouvelles de la guerre devenaient de
plus en plus graves. Les Anglais étaient en foroe dans la Floride
devant Pensacola, et menaçaient Mobile et la Nouvelle-Orléans : on
craignait qu'ils ne fissent parvenir à leurs alliés des tribus indiennes
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812 R£TU£ DES DEUX MONDES.
des armes et des munitions, et le général Pinckney» qui comman-
dait dans le sud les troupes américaines, envoyait à Jackson l'ordre
de maintenir à tout prix sa position afin de rendre impossible une
jonction des Creeks avec les Anglais.
Jackson, dont la situation devenait chaque jour plus critique, adres-
sait au gouverneur du Tennessee les plus pressantes dépêches pour
solliciter l'envoi de renforts. Mais ce dernier, préoccupé de sa res-
ponsabilité, restait sourd à ces réclamations répétées; il déclarait
qu'après avoir appelé les troupes que le congrès et la législature
de l'état l'avaient autorisé à lever, il ne pouvait faire davantage
sans excéder ses pouvoirs, et il engageait le général à ramener ses
troupes au plus vite sans chercher à prolonger une résistance deve-
nue inutile. Le patriotisme de Jackson se révolta à cette pensée :
M Vous n'avez, répondit-il au gouverneur Blount, qu'à agir avec la
décision et l'énergie que nous commande cette crise, et tout ira bien :
envoyez-moi des troupes engagées pour six mois, et je réponds du
résultat. Refusez-les, et tout est perdu, l'honneur de l'état, le vôtre et le
mien, n Blount se laissa toucher : il réunit le 27 janvier à Fayetteville
deux mille quatre cents hommes levés pour six mois. Le secrétaire
de la guerre ratifia' ces mesures et autorisa de nouvelles levées. Il
était temps de venir au secours de la poignée d'hommes que com-
mandait Jackson : les miliciens l'avaient quitté le & janvier et avaient
été suivis dix jours après par le plus grand nombre des volontaires.
Il ne restait au camp que neuf cents jeunes soldats récemment enga-
gés pour une durée de deux mois, disposés à faire une promenade
militaire sur le territoire indien et à rentrer chez eux au plus vite
pour y raconter leurs exploits. Le général se décida à les conduire
à l'ennemi, et partit avec eux le 16 janvier pour une expédition de
douze jours. A la première rencontre, la petite troupe fit son devoir
et repoussa les Indiens. Après ce succès, les volontaires regagnèrent
leur pays, tout fiers de leur marche triomphale sur le territoire
ennemi, et comblés d'éloges par leur général dans une proclamation
d'adieux. Leur retour ranima l'enthousiasme un peu attiédi des habi-
tans du Tennessee, et facilita les enrôlemens. Le 3 février, la partie
orientale de l'état envoya au fort Strother deux mille hommes :
un nombre égal arriva deux jours après de là partie occidentale,
et le 6 février, le 35« régiment d'infanterie des États-Unis vint com-
pléter la petite armée. Pendant que les troupes se rassemblaient,
le major William B. Lewis, l'un des plus fidèles amis de Jackson,
veillait au ravitaillement et &isait réparer les chemins défoncés qui
conduisaient au camp au travers de forêts marécageuses. Au bout de
six semaines, l'approvisionnement était assuré, les communications
rétablies, et cinq mille hommes étaient au fort Strother.
Ce résulut éuit l'œuvre de Jackson, il était dû à l'énergie avec
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t
LA DÉHOCRÂTIB AUTORITAIBE AUX ÉTATS-UNIS. 813
laquelle il avait lutté contre i'esprit de révolte, à ses qualités d'or-
ganisateur, à l'ascendant qu'il avait conquis sur ses troupes, à la
patriotique ardeur avec laquelle il avait combattu et vaincu les hési-
tations du gouverneur du Tennessee. Le général Pinckney n'hésita
pas à le reconnaître dans une dépêche adressée le 6 février au
secrétaire de la guerre : « Je prends la liberté, écrivait-il, d'appeler
votre attention sur les communications que vous allez recevoir et
sur celles que vous avez précédemment reçues du général Jackson.
Sans l'énergie personnelle, la popularité et les efforts de cet officier-
général, la guerre contre les Indiens du Tennessee aurait été aban-
donnée au moins momentanément. »
Le moment était venu de commencer la campagne. Mais, avant
de donner le signal du départ, Jackson crut nécessaire de prévenir,
par un exemple d'une impitoyable rigueur, le retour de l'esprit
d'indiscipline dont il venait de constater les funestes conséquences.
Dn jeune soldat de dix-huit ans qui avait abandonné son poste et
insulté son chef fut passé par les armes devant les troupes assem-
blées. Ce n'est pas le seul fait du même genre que nous rencontrerons
dans la carrière militaire de Jackson. Le 22 février 1815, en vertu
d'un ordre signé par lui au lendemain de la victoire de la Nouvelle-
Orléans , six hommes de la milice , dont l'un était père de neuf
enfans, furent fusillés à Mobile en présence de quinze cents hommes
de la garnison sous les armes. Ils avaient été condamnés pour une
révolte au fort Jackson en septembre 1814. Appelés pour six
mois sous les drapeaux , ils avaient refusé de servir au-delà du
terme ordinaire de trois mois, prétendant, peut-être avec rai-
son, qu'ils ne pouvaient être tenus légalement à une plus longue
durée de service. Le souvenir de l'indiscipline de la milice au fort
Strother et le ressentiment qu'en avait conservé Jackson l'avaient
rendu inaccessible à la pitié, et il ordonna cette exécution, qui lui
fut souvent reprochée comme un acte de barbarie dans le cours de
sa vie publique.
L'armée de Jackson rencontra l'ennemi à 55 milles du fort, sur
les bords de la Tallapoosa et de la Coosa, qui se réunissent pour
former l'Âlabama supérieur. Neuf cents guerriers creeks y étaient
enfermés avec leurs femmes et leurs enfans dans une sorte de
camp retranché établi à la hâte. Le général fit cerner la position,
coupa la retraite aux Indiens et les força dans leurs retranchemens.
Le combat, commencé à dix heures du matin, se prolongea jusqu'à
la nuit; ce fut une lutte acharnée et meurtrière : les Américains
eurent cinquante^^inq morts et cent quarante-six blessés; plus de
cinq cents Indiens trouvèrent la mort sur le champ de bataille; les
antres périrent dans la rivière en cherchant à s'échapper.
Le seul point où les tribus indiennes eussent conservé une atti-
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tETCI DES DEDX MORDES»
A portion de territoire qu'oo nommah le Sol sacré
^i2é au confluent de la Tallapoosa et de la Goosa.
I avec ie projet d*y Eure sa jonction avec Tarmée
(T» à la Ad d'avril après une «arche longue et
Ifs routes coupées et les nrisseanx transformés
pluies torrentielles. Ce retard permit aux Indiens
lis leur puissance était irrévocablement brisée et
formais inutile. Leurs cheGs vinrent demander
ir. Jackson exigea qa'avant toot on livrât Wea-
été r&me de la résistance. Le chef indien se
au camp, demandant pour toute faveur qu'on
BS et les enlans, qui étaient réfugiés dans les
menacés d'y mourir de faim. Jadison le reçut
les égards dus à son courage et à son mat-
îpter les conditions de la paix et lui laissa la
1 se retira dans une petite plantation, où il
usqn'en 1836. Les clauses du traité ÔUient les
)ks abandonnaient aux États-Cnis à titre d'in-
un vaste territoire qui comprenait presque tout
ma; cet abandon, qui les forçait à se concen-
'e restreint, les éteignait des frondëres du Teior
^e et de la Floride, et ouvrait sur une vaste
Message de l'ouest du Tennessee au golfe du
jeaîent à ne conserver aucune relation avec les
is espagnoles et à n'admettre chez eux d'autres
>mmerçans que ceux qu'autoriseraient les États-
nnaissaient au gouvernement américaia le droit
et d'établir des postes militaires et des comp-
re qu'ils se réservaient. Ces stipulations furent
5icrées par ie traité de Fort-Jackson signé le
ent considérables. C'était, non-seulement dans
is l'avenir, l'anéantissement de la puissance des
irent plus désormais contre les États-Unis aucune
ise. Le territoire du Mississipi, jusqu'alors inha»
ncs, était pacifié. L'action commune combinée
anglais et les chefs des tribus était frappée
milice, qui n'était plus nécessaire à la défense
^tats, pouvait se porter sur tous les points que
extérieur.
igé et terminé en huit mob cette laborieuse
créé, organisé, discipliné et ravitaillé sa petite
induite à la victoire. Au sortir d'une convales-
)ée, épuisé par une maladie d'entrailles qui lui
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LA DÉMOCRATIE AtTORïTAIRE A0X tlATS-UNIS. 815
catisait d'intolérables souflhuices, mais montrant, comme le Tail-
lant soldat dont parle Bossuet, « qu'une âme guerrière est maîtresse
du corps qu'elle anime, » il était parrenu par la persévérance et la
puissance de sa volonté à triompher de tous les obstacles. Le gou*-
vemement reconnut ses services en le nommant major-général de
l'armée des États-^Unis en remplacement du général Harrison, qui
venait de donner sa démission. Il le plaça en cette qualité & la tète
de la division du Sud et lui confia la défense de la Louisiane,
IV.
La situation générale était critique; les états de la Nouvelle-
Angleterre protestaient hautement contre la prolongation de la
guerre; le parti fédéraliste, qui était Tâme de la résistance, se
livrait à d'imprudentes manifestations, que ses adversaires aiFec-
talent de considérer comme des actes de trahison ; cette opposition
croissante paralysait l'action du gouvernement, dont les ressources
étaient épuisées , et le secrétaire d'état Monroe était contraint de
prendre envers les banquiers des engagemens personnels pour obte-
nir l'avance des fonds nécessaires à la défense de la Nouvelle-
Orléans. Ces embarras étaient d'autant plus graves que la chute de
Napoléon I*' permettait aux Anglais de poursuivre avec une vigueur
nouvelle la guerre engagée contre les États-Unis.
Dès le mois de mai 1814, un corps de troupes recruté parmi les
vétérans qui venaient de servir dans la Péninsule sous le duc de
Wellington s'était embarqué pour l'Amérique; et, tandis qu'une
division commandée par le général Ross entrait dans la baie de
Chesapeake, s'emparait de la ville de Washington et livrait aux
flammes l'arsenal , le Capitole et la demeure du président (1), la
flotte qui portait le corps expéditionnaire se dirigeait sur le golfe
du Mexique.
La Nouvelle-Orléans, qui compte aujourd'hui deux cent mille
habitans, n'avait alors qu'une population de vingt mille âmes. Ce
n'était pas une place forte, mais c'était le grand entrepôt de coton
du Sud, et ses magasins renfermaient la récolte de deux années
évaluée à plus de 12 millions. Cette ville domine d'ailleurs le cours
du Mississipi, le plus grand fleuve du monde, qui amène au golfe
du Mexique les produits de l'est, de l'ouest et du nord de l'Amé-
(i) On répara à la hâte les édifices incendiés et Ton blanchit les mnrs noircis par
la fumée de la demeare da président. De là le nom de?ena historique de la Maison
Blanche.
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816 REVUE DES DEUX MONDES.
rique, et cette circonstance suffisait pour donner à sa possession
une importance considérable.
Un corps de troupes anglaises commandé par un brave et aven-
tureux officier, le colonel Micbols, venait déjà de faire une première
tentative sur les bords du golfe. Il était débarqué à Pensacola, dans
les possessions espagnoles de la Floride, et avait occupé, malgré les
protestations plus ou moins sincères du gouverneur, celte ville, qui
devait lui servir de base d'opérations. Nichols avait distribué des
armes et des munitions aux Indiens, et avait adressé aux habitans
de la Louisiane une proclamation dans laquelle il les exhortait à
secouer le joug des États-Unis. Jackson accourut aussitôt, se diri-
gea sur Mobile, dont il s'assura, chassa les Anglais de Pensacola, y
installa une garnison et partit pour la Nouvelle-Orléans^ où il arriva
le !•' décembre suivant.
La capitale de la Louisiane est située sur une langue étroite de
terre que bornent d'un côté les lacs formés par le Mississipi et de
l'autre d'immenses terrains marécageux déposés par les eaux du
fleuve. Mais en dehors de ces défenses naturelles, elle n'était alors
protégée par aucun ouvrage d'art, elle était dépourvue de troupes,
et les dispositions mêmes de la population pouvaient inspirer quel-
que inquiétude, à raison des divisions qui existaient dans son sein
et de la diversité des élémens dont elle se composait. La majorité
était formée de créoles français amis du luxe et des plaisirs; on y
comptait également un certain nombre d'Espagnols, et beaucoup
d'Américains généralement énergiques et résolus, mais parmi les-
quels on eût pu signaler plus d'un aventurier hardi forcé pour des
motifs peu avouables de quitter son pays d'origine. Les haines poli-
tiques s'ajoutaient aux antipathies de races, et le gouverneur Clai-
borne, dont l'ardent patriotisme ne négligeait rien pour assurer la
défense de la ville, était en lutte ouverte avec la législature de l'état,
qui se montrait infiniment moins disposée à la résistance.
Jackson avait été mis au courant des difficultés de la situation par
un des habitans les plus distingués de la Nouvelle-Orléans qui avait
été son collègue au congrès et qui devait être pour lui, dans la tâche
qu'il allait entreprendre, un précieux collaborateur. Edvirard livings-
ton, qui fut sous le gouvernement de juillet ministre des États-
Unis à Paris et membre de l'Institut de France, et dont M. Mignet a
apprécié dans une de ses éloquentes notices la vie et les travaux (1),
était originaire de New- York. Il avait débuté au barreau, y avait
conquis une importante situation et avait été en I79h élu membre
de la chambre des représentans. Il avait pris place parmi les plus
(!) Notic€$ hUtoriqueif 1. 1«.
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LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 817
ardens et les plus brillans disciples de Jefferson et semblait destiné
à occuper l'un des premiers rangs dans le parti républicain lorsque
des revers imprévus le forcèrent à l'âge de quarante ans de recom-
mencer sa carrière. Il se fixa, en 1803, dans la capitale de la Loui-
siane, que la France venait de céder aux États-Unis : il mit au service
du nouvel état ses talens et sa science de jurisconsulte et fut chargé
de rédiger un projet de lois criminelles, de codifier l'ancienne légis-
lature civile française maintenue en vigueur, et d'étudier un sys-
tème de réforme pénitentiaire. Ses succès au barreau et des spécu-
lations heureuses sur les terres lui permirent en peu d'années de
reconstituer sa fortune, et il ne tarda pas à acquérir une réputation
et une autorité considérables. Il était à la tête du comité de défense
de la Nouvelle-Orléans lorsque Jackson prit possession de son com-
mandement et le choisit pour aide-de-camp.
Ce fut le 2 décembre 181& que le nouveau général fit à la tète de
sonéta^major son entrée dans la ville qu'il était chargé de défendre.
Un témoin oculaire a fait de cette entrée un pittoresque tableau (1) :
« Le chef de cette petite troupe de cinq à six personnes, di^il,
était un homme de haute taille, se tenant droit et portant sur son
visage l'empreinte de la décision et de l'énergie en même temps
que de l'inquiétude et de la préoccupation. Il paraissait fatigué et
malade : ses cheveux étaient gris ; il était maigre comme un homme
qui sort d'une longue et douloureuse maladie. Mais le fier et bril-
lant regard de son œil de faucon révélait un esprit qui dominait les
infirmités de son corps; ses vétemens étaient simples et usés jus-
qu'à la corde ; sa tête était couverte d'un petit chapeau ; ses épaules
revêtues d'un petit manteau bleu espagnol ; ses jambes emprison-
nées dans de grandes bottes de dragons qui n'avaient pas été cirées
depuis longtemps. »
U fut reçu par le gouverneur et par le maire Nicolas Girod et pro-
nonça une courte allocution que Livingston traduisit aussitôt en
français et qui excita un véritable enthousiasme ; le soir, son ami lui
offrit un grand dîner auquel il assista en brillant uniforme, et pen-
dant lequel il étonna par la dignité de son maintien et le charme
de ses manières la société élégante, que l'extrême simplicité de son
entrée avait quelque peu déconcertée.
Pendant qu'il faisait à la hâte les premiers préparatifs de défense,
une flotte anglaise de cinquante vaisseaux armés de mille canons
amenait à l'embouchure du Mississipi un corps expéditionnaire de
vingt mille hommes commandé par sir Edward Packenham, beau-
frère du duc de Wellington et l'un des meilleurs officiers de la
(1) Alex. Walker, Jackion and New^Uans.
XOMI LTU. — 1883* 52
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SIS BEYUE DBS DlVXi MCffïDBSê,
gpacre dfi.l&PémnsuJfe^Gc^troapesidevaieiit débarfaar surlestboBdg
des. lac&^etsa porteF immédiatement ea aimnt dlana Ifospoin- dâ
SttqNT^ndre. la vill» aimat quf elle> eût étét mise eiL état, d^ défianse.
EUdsi anivëcent en effet le 8; décembre sut* les bancs* de^ sable
qui bûrdent le fleuver s'embarguirent sur une flottille: de bateavK
^atSret pénéti;èr«iitlelAidana W lae Borgne^ après aïoir ea^^é
las Ganonnièces amérkaines (]ui demient leun en inleodirei rteeëai
Le premier soin' de Jackson^ de» qu'il fut infosmé de Ifapproche de
L'ennemi^ fut de^ Si'assui^E^ lai Uberté lat plus absoltte d'action : il
ptoclamAfenceaséquence laloimartirie'^t m&pend^Vhabeéwcerptê$^
U lui eât.été fort» difficye^ dof justifiée par une disposition dài la coa-
atitulûm ou cfiuie loi quekonqfoe ces mesBresicpxe. quelques joum
aayaravant lai législature airatt ne&iséi d'adopter;. Ee dmt de sus-
pendre la liberté indiTiduelle-daiiS' les états nstéis* fidèka àtlfUnimii
a.été dénié- par la cour suprême au pnésident Lincoln au plu& fort
da llLgn^rre! de la aécasâoUy et il a.faUui une acte di^ cottgrèapoup
attuibuer ài>raYieniroespoiivoHiSiex6eptk>nneIs au pnemier nagistcat
dei la. république, Mms noas avonn vu déjà^que Jiacksan se> faisait
^oire de n/ètre gôné* par* aucun' a scarupule constitutionnel, » efe»
qufilques.seniaineaplus tard, il n'héâtait pas, pour TBÎncre^ les- vcIh
lékési de résistance de lai législaturev Lfaive occuper nâlitairement
la. saUfi de sesi séancea.
Sous cette rude dictature militaire, la ville prit tout à coup Tas-
pect d'ua camp. Les bommea valid«9i de toute condition et de toute
couleuD fuDenI appelési à servir comme soldats ou comme marins ;
les vieillwde et le» infirmes formèrent un corps de vétérans affectés
à un; service: d^oidre- et à la gnvde des forts. Les rues retentissaient
àuf diant da lai MameiUêBise et du Yankee Boodle. Les fémnseS'
applaudissaient de leurs balcons au passage des troupes; on
remarquait particulièrement lea cavaliers de* L'Ouest qui venaient
d'arriver à> marcbea forcéesi de Baton4tlouge' : le général Cofifoe*
qui lea c<Mnnumdaitr attirait) les regard», d'après le< témoin que
nomi avons d^à^ cilé, par so» aspect martûil, sai stature herciv-
léenne, et la bonne* grâces avec laquelle il montait' an pur sang du
'ierniesseei^
Le 18, le général en chef p«ssa< toutes les troupes en revue ctr
levT adressa une procbnuÉiaw rédigée p»* Uvingston et^ dans
laquelle il faisait afqpelaurpatriotismeidejtoas :
« Bnfana dbs* Éituta-'UnisI disaî^-il^ œi sent \m oppressenirs de
votce nouxrelle eiistente^ politique que: vonsi avesr i eombattrcT;. cer
saut lea hommes cpie vos pères ont vaincus^** Ehfans de la ivancel
ce sont les Anglais, les ennemis héréditaires et étemels de votre
ancienne patrie, les envahissent^ de votcst patrie d'adfoption» qui
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LA DÉMOCRAïaE AJBtTOMTAIRB ABX STATS-UNIS. "Sl^
fiODft «ujeurd'iiui vos enaemis.*. /Espagnols I «raveiiez-^yoïis de Jt
<ioiidute de vos alliés à Saint-SiUïtflkieB et âermàriement à Venssr-
cola, et réjouiflteE-vous id'airdr «ne Moasionide venger tles bratideB
injw» <que vous ont infligées dfis luKiMEies çii idéshenoDent la j^ace
hoBoaioe... »
il s'adressait {fi^ialemwtuttx honunes de coHlenr que,ipariine
ipremière froeiomation datée de Mobile, Jl ttvmitiappeiés tous ks
drapeany :
^ Je TOUS ai ^ppdés^ disait^ily (& partager tks périls^ la gloire
4es iblancs wm oenciftoyens. J'attendais kemcoup de -vous ; car je
ixmBaistais «les fualités «qui d(ttvmt vous rendre si redentaUes à
l!enneBÛ «gui mus «AvaÛt. Je saifaîs que irons «étiez capables de
supporter Ja faim, la SMf, et toutes Isa iÊiàgxxBS 'de la guene. le
savais qufi vous aimiez i^dtre rteire natale et (que^xomme nents-
mômes, ^ous lariez à dâfendœ ce que l'heamae a«de {dus cher. Mms
TOUS sui^ssez mestespéraufios. i^ai trouiré en tous ami à oes qua-
Jîtés le Dûbleri^Qilhousiaame qui «enfante les grandes actioiBS.
a Soldats! le président 'des ÉtatSiDnis "«era informé de iK)tDe
conduite ^ans l'occasion présente et 'la ¥oixides oeprésentans de tla
nation applaudira à votre valeur comme votre général applaudit
JdijouDd'luii.à wtre ardeur.
a L'ennemi «est proche. Ses seules Hyom^rent les rlacs : mais les
Jbraves sont réunis,; et s'ril lexùste centre nous des (rivalités, ce sesa
pour méiiiter .le poz du couirage^Aila gloire «flpii en est^la plusnfiUe
récompense ! »
(Pendant .ce itamps, les troiq^ /anglaises avaient péniblement
achevé leur débarquement sur un sel <marécageux et sous cme
pluie glaciale (i)« Le 22 décembre, Jackson fut informé qu'tnne
Avaotrgardederseize oetttshomme&oommandés par le génénal Keene
était ji deux iieures de marche Âe la iville. U «e 'porta au^deiMit
d'elle il la tète de deux mille haonses résobis, et laprës une telte
adbamée qui se «piroloDgea Jusqu'au imibeu de da ooit, il refoula
l'ennemi dans Jes bois qui ai^eisinaientda «ûlle. iSès le lendemain
matin , il piût frosition sor ^une sorte d'îlot, steué •entne le (fleuve et
ies maltais, et ifit établir (ane 'ligne rde reIraBciheniens fti s'éêendait
sur «ne longueur d'im mille environ. ii'«titréme huaiiditéaiu sol
oie permettait ^ms «d'^élever «des remparts 4e 4erre ; tefcsonât iqipar-
1er, (pa«r en Aanir Ueu^^esÉAllâSidercotMi à l'abri fideequeflesdl idocit
t(l)rUB àBB*àD€aÊDÊiÈkB dw ^n inténMaoBA «OBtulterAfliir i]e:tlèf6>é« to Novf<4l6-
4>rMM8icttift)9èQititBèi rincève^t irtsieonplet •qv'tavB kU ^im làe» offioien île lln>
4kê yêor 1814-15, by a ittlMauni. <Uiiion, J. tivngr, 4S2tr.
^^âdBÉHMk
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820 BEYCE DES DEUX MONDES.
ses troupes. De fortes batteries d'artillerie protégeaient cette ligne
de défense, tandis que deux navires de guerre, qui parcouraient le
fleuve, tenaient le camp ennemi sous un feu incessant.
C'était dans de telles circonstances que Jackson se plaisait à
déployer son énergie et sa merveilleuse activité. U était partout,
dirigeant les travaux de défense, observant les mouvemens de l'en-
nemi, relevant le courage de seà soldats. En même temps qu'il
pressait le secrétaire de la guerre de lui faire parvenir sans retard
des armes, il demandait des fonds à la législature de la Louisiane
pour l'entretien et l'équipement des renforts que venaient de lui
envoyer les états de l'Ouest. Fidèle d'ailleurs à ses habitudes auto-
ritaires, il refusait à cette assemblée, dans un langage ironique et
hautain, toute explication sur ses plans de défense : « Si je suppo-
sais, disait-il aux membres du comité chargés de conférer avec lui,
que les cheveux de ma tête pussent savoir ce que je me propose de
faire, je les couperais. Portez cette réponse et dites à votre hono-
rable assemblée que, si un désastre vient me surprendre et que
le destin des armes m'oblige à abandonner mes lignes pour ren-
trer dans la ville, elle pourra compter sur une session assez
chaude. »
La situation de l'armée anglaise était difficile : elle campait sans
abri et presque sans vivres, au milieu d'un marécage, exposée à
toutes les intempéries d'une saison rigoureuse, harcelée à toute
heure par les audacieuses reconnaissances des volontaires de l'Ouest,
chasseurs intrépides qui combattaient à la manière des Indiens,
attaquaient la nuit les avant-postes et surprenaient les sentinelles
isolées. Contraint de renoncer à l'espoir de surprendre la vil^^ans
combat, sir Edward Packenham ne tarda pas à reconnaître qu'îfrorait
à entreprendre un véritable siège pour forcer l'armée américaine
dans ses retranchemens improvisés. Il s'y prépara activement, fit
amener de la flotte trente pièces de gros calibre et les fit mettre en
batterie; il employa à cet effet, à défaut de terre, de grosses bar-
riques de sucre trouvées dans les plantations voisines et représentant
une valeur de plusieurs milliers de livres sterling. L'invention n'était
pas heureuse ; ces bizarres matériaux n'offrirent aucune résistance
aux projectiles de l'ennemi (1) : les batteries furent presque immé-
diatement démontées et les troupes, dont elles devaient couvrir la
marche, forcées de battre en retraite. Elles se replièrent en désordre,
(i) L'emploi des balles de coton dans les retranchemens de Tannée américaine ne
réassit pas beaucoup mieux : le coton prit feu anx premières décharges et enreloppa
les lignes de défense d'un épais nuage de fumée : mais les remparts détruits par l*in-
cendie furent presque immédiatement relevés et Ton fit usage pour les reconstruire
de la terre noire et spongieuse du delta du Mississipi.
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LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 824
épuisées et découragées, et reprirent, une fois la nuit tombée, leucs
anciennes positions.
Repoussé dans deux attaques successives, le général anglais réso-
lut de tenter un effort décisif. Son plan était hardi : l'une de ses
colonnes devait attaquer une batterie d'artillerie que Jackson avait
fût dresser sur la rive gauche du fleuve pour couvrir sa position.
Une fois maîtresse des canons, elle devait les tourner contre l'ar-
mée américaine, tandis que le corps d'armée principal dont Packen-
ham s'était réservé le commandement donnerait l'assaut sur toute
la ligne de défense. Le signal de l'attaque fut donné dans la nuit
du 8 janvier, mais les ordres reçus furent mal compris ou inconi-
plètement exécutés : la colonne chargée, sous le commandement
du colonel Thomton, de surprendre la batterie de la rive gauche,
ne put s'embarquei: à l'heure prescrite sur les bateaux plats qui
devaient la transporter, et la colonne d'assaut n'était munie, au
moment de se mettre en marche, ni d'échelles, ni de fascines. Sir
Edward Packenham n'en donna pas moins l'ordre du départ et con-
duisit les troupes placées sous ses ordres au point des lignes enne-
mies qu'il supposait le plus faible. Les assaiUans, accueillis par le
feu nourri de trois batteries américaines, trouvèrent en face d'eux
les riflemen du Tennessee et du Kentucky, renommés pour leur
bravoure et pour la précision de leur tir. Le désordre se mit dans
leurs rangs : le général en chef, qui s'efforçait de les rallier, lut
tué en les ramenant à l'assaut; le général Gibbs tomba à ses côtés
mortellement blessé, et le général Keene fut mis hors de combat.
Le corps d'élite des Sutherland HighlanderSy qui avait tenté sans
échelles et sous la mitraille l'escalade du rempart, perdit cinq cents
hommes; le reste se dispersa.
En l'espace de vingt-cinq minutes, l'armée anglaise avait été
repoussée sans que le quart de l'armée américaine eût pris part à
l'action. Les Anglais avaient perdu sept cents hommes et comp-
taient quatorze cents blessés et cinq cents prisonniers ; ils laissaient
sur le champ de bataille trois généraux, huit colonels, vingt-quatre
officiei*s, tandis que les pertes des Américains ne s'élevaient qu'à
huit morts et treize blessés. La colonne de quatorze ceots hommes,
commandée par le colonel Thornton , avait seule réussi dans son
attaque tardive : elle s'était rendue maîtresse de la batterie dont la
possession aurait pu, un peu plus tôt, changer l'issue de la journée ;
mais au moment où il venait d'obtenir ce succès partiel, le colonel
reçut la nouvelle de la déroute de la colonne principale et de la
mort de sir Edward Packenham, et le général Lambert, qui venait
de prendre le commandement en chef, donna le signal de la retraite.
Il ne restait après ce désastre, aux che& de l'armée anglaise, qu'à
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822 HEVITE DES DEUX MONDEft.
issnrer âans le pAns court délai le départ -ei TeiiQbM'queBMoit de
ces troupes décimées, démoralisées, affaiblies par les 6alig«efi4ldes
^vatioDfi. L^eDtreprise'tiffiMdt ^des -difficukés 'de ^plos alkm .gsiire.
La ^temce qm s^arait le camp^le la flotte éiait OMsidénable etitas
chemins''iBipratkÀles. ' Il CaHot, lea q^Blffaes jmrs&t Baas lattfam
TattentâoB de r^anemi, icrà^ une tou^ «hi adlien dm-wsméCBgBA.
Le génèrri LaiDbert'prilt'«v«c«iie *actiitké etiinsang-imid teivir-
qnables tontes les dîspositioiis nécessaires. Sans k «nvée 'du
18 jan^r, fl fit, comme d' ordinaire, ^ttnmer les feux et;placeries
sentiBéUes à I-efiti-ée du camp ; et, sm» que rien fia ohaogé à !'•-
pect intérïew, l'éva^uttliion >s*«rpéîa pendant la mint, tau adieu idn
ptnB profond silence.
La nouvelle ne Art orange "des AméiicaHis qv» éms fat omodnée
au lendemain : un médecin anglais Tint apporter an <piartier^né-
ral une lettre dans laquelle le ^néral Lambert neeommandah ià
llimnanité de Jackson les blessés iqu^on n'avait pnteanspartaufle
dernier se rendit aussitôt '«U'oanp aogiais, ifit OMMliiive les UesBis
dans "les «mbulanoes et laissa «n «létaohefloent pœvr garder la
tion et prévenir unTetcmr offensif. (Le «este de réarmée reMra
^Vbt à la Nouvelle^OrlêaBs, «oè IacAlsou et desMindar à révéqse
caAdlique, H.lhibourg'(l),'de*chantQr «m Te JDeum.
La cërémoDfie fut fixée 'au %S janvier. L^araiée victorieuse 4fa-
versa la ville au milieu des acdam^ttions entbousîasftes de Ja^oole
qui^e pressait sur ^son pœsage. Un arc de triomphe ig^élevaitdevatft
la cathédrale ; le •sol était jonché 4e fleurs; des jeunes fUes, ran-
gées des deux côtés, Tepréseotaieift les étixts et les territoires de
rUnion et en portaient les couleurs. Le génrfral, -MUonré et bqd
état-major, passa sous Tare de triomphe, T^sçut une^mironneéslttt-
rrer que portaient des -enfaoset, «après savoir été complinenté par
i'ëvéque, fut conduit àun^eSège qm lui avait ôtéiprèp«ré*a«prèi4e
l^autel. II répondit aux fé^italiionB qui lui étaient adressées en 7
^associant l'armée et la ipoptÉlationde^aNov^He^léaBS. « Je'fous
remercSe, âit41 au prélat, des prières ^ue vous «Arec pourmon bMi-
heur. fuisse avant tout 4e ciel eiltendre oetles que >rous inspire
votre Tpatriotismfe pour notre l>ien-aimé'payB 1 PaiBae441 ^giAeiMat
accueillir celles ^e je hn adresse pour ^rolre 'botffaeor i»dHÎfaeI
nossi bien que ^ur la prospérité ^ée la ^congrégation 40onBée A fw
i9icnnst!'B^l en est ainsi, 4a -prospérité Jla richesse, lié 'bonheur ile<^oiAb
vHle seront àlalniiiteur du 'COorage'Cftdes'gFandes'quiffités denea
é3fitans«*D
La nouvtefRe'de laflëliile et ifu-d^^^ Vamée^ngiane arma
^)'De|mli>arcfaBVèqae de BescnçDn.
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LA DÉMOCRATIE AtTlOBITAIRE AUX ÉTATS-UNIS. 82$
le à féTrier à Washington, où Tànxiétô était à son comble. Les dëpè^
ehes rédigées par Liringston contenaient' un récit détaiflè dès éyé-
nettiens^et mettaient habîlbment en: fnmîère l'immense service que
Jackson venait de rendre au pays. La foule se précipita & !a Maison-
Blhncbe pour y recevoir ïa cinifinnation d'un bruit auquel on osait
à peine ajouter foi. La villb fut illuminée; le nom dii vainqueur fut
bientôt dans toutes les bouches; on PlGtccIkmait comme le sauveur
die Pindépendance nationjJe. Le congrès^ se fît Pînterprète de la
reconnaissance' publique en votant des-remercftnens au major-géné-
ral Jackson et, par son intermédiaire, aux officiers et soldats deTar-
mée régulière des corps de volontaires et de la milice placés sous
se» ordres et en ordonnant qu'une médaille d'or, frappée en sdn
honneur peur symbofiser ce glorieux fait d'armes, lui serait offerte
comme un témoignage de là haute estime dii congrès pour sa judi-
cieuse et beHe conduite dans cette mémorable occasion. »
Une nouvelle pluy importante encore ne tarda pas à suivre celle
êd* la défaite de Tannée anglaise. Le gouvernement fédéral apprit le
48 février la conclusion du traité signé à Gand le 24 décembre pré-
cédent. La guerre qui avait un moment mis en question Fexistence
même des Etats-Unis était terminée, mais c'était grâce à la vic-
toire de la Ifouvelle-OHéans' que l'honneur national sortait intact de
cette crise. Un courrier partit de Washington, le 13 février, pour
pofter à la capitale dé la Louisiane la nouvelle officielle de la
signature du traité. Le bruit s'en était d^ répandu et avaif
donné Heu à l'un^des incidens les plus carapctéristiques de lia vie de
tacksom
Edward Livingston, qui avait été chargé de se rendre h h flatte
anglaise pour négocier un échange de prisonniers, en était revenu
te i5 février, annonçant, d'après un journal que venait dfe recevoir
Famiral Mateohn, la conclusion de la pair. Jackson en fit part à ses
troupes; n»is eo leur faisant connaître Torigine de cette informa-
tion, il crut prudent de leur recommander la patience et dé lés mettre
en garde- contre te danger des fausses nouvelles. Get ordre du j«ur
provoqua des murmures dans la popufatibn, et !a législature profita
4e cette dispofirftiou des esprits pour manifester son mauvais vou-
loir ordinaire en s'abstenant de mentionner le nom du général en
€lëf dicns' les remerctknens qu'elle adi-essaft aux principaux offi^
ciers. Les troupes elles-mêmes avaient peine à se résfgner à l'attente
d^ne confirmation officielIe^ et aspiraient à leur libération , qui
devait être là conséquence de fia paix. Qaelqnes soldats d'orfgine
ft^ançaise imaginèrent, pourhftter Ib moment die cette libération, dtr
B^aAresserau consuFde Franc» et d^ese faire délivrer des certifi^cats <te
BiCimalitë françafee. Ge'Std)terfQge' exaspéra Jadson, qui ordonna^
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82& RETUE DES DEUX MONDEE.
eoL vertu de la loi martiale, an consul et à tous les Français non
citoyens des États-Unis de quitter la ville dans un délai de trois
jours et de s'en tenir à une distance de 12 milles jusqu'à la publi-
cation officielle de la ratification des préliminaires de paix. Il déda-
rait considérer comme citoyens des Etats-Unis et comme soumis au
sarice militaire tous ceux, quelle que fût leur origine, qui avaient
pris part aux dernières élections.
Cet acte arbitraire et violent souleva, comme on peut le supposer,
de très vives protestations. Le Courrier de la Louisiane publia une
lettre écrite en français et signée : un Citoyen de la Louisiane d^ ori-
gine française y dans laquelle l'auteur s'attachait à démontrer l'illé-
galité de la mesure et s'étonnait que le général se fût arrogé à l'égard
d'étrangers amis un droit que le président des États-Unis lui-même
n'aurait pu exercer qu'à l'égard d'étrangers ennemis. L'auteur
ajoutait qu'il était temps de rendre aux lois leur empire et de
mettre un terme à des actes d'autorité qu'avaient pu justifier les
nécessités de la défense, mais qui, depuis la retraite de l'ennemi,
n'étaient plus compatibles avec la dignité des citoyens ni avec le
respect de la constitution.
Jackson considéra cette discussion de ses actes comme une into-
lérable rébellion. 11 fit venir l'éditeur du journal et exigea de lui le
nom de l'auteur de la lettre. C'était un membre de la législature,
nommé Louaillier, qui s'était particulièrement distingué par son
patriotisme et par son zèle pour la défense. Le 5 mars, Louaillier
fut arrêté et conduit en prison. 11 fit aussitôt présenter par son avocat
au juge de la cour de district des États-Unis, Dominick Hall, une
requête tendant à obtenir un writ à*habeas corpus pour faire cesser
une détention illégalement ordonnée. Le juge fit droit à la requête
et ordonna que le prisonnier lui fût amené le lendemain matin. A cette
nouvelle, la fureur de Jackson ne connut plus de bornes : il adressa
le soir même à l'un de ses colonels un ordre daté du quartier-
général et ainsi conçu :
« Ayant acquis la preuve que Dominick Hall a aidé, provoqué et
excité la révolte dans mon camp, vous donnerez à un détachement
l'ordre de l'arrêter et de le détenir en prison et vous me rendrez
compte de l'arrestation dès qu'elle sera opérée. Soyez vigilant ; les
agens de nos ennemis sont plus nombreux qu'on ne le supposait;
gardez vous des embûches. — A. Jackson, major-général. »
L'ordre fut exécuté et le juge fut conduit en prison. Quelques
jours plus tard, il était expulsé jusqu'à la nouvelle officielle de la
ratification de la paix. Quant à Louaillier, il fut déféré à une cour
martiale sous la prévention d'eispionnage et d'excitation à la révolte*
La dépêche officielle arriva enfin le 18 mars. Jackson la publia,
_ooi-^
#
LA DÉMOCRATIE AUTORIIAIRB AUX ÉTATS-UNIS. 82&
congédia la milice et les volontaires , ordonna l'élargissement des
prisonniers arrêtés en vertu de la loi martiale et déclara que ce
régime d'exception cesserait d'être en vigueur. Louaillier fût, en
conséquence, mis en liberté, et le juge Hall put rentrer chez lui.
Hais l'atteinte portée dans leur personne à la liberté individuelle
était trop grave pour rester impunie, et le général Jackson fut assi-
gné à comparaître le 2& mars , à dix heures du matin , devant la
cour de district des États-Unis sous la prévention de contempt of
the court y k raison du maintien de la détention de Louaillier au mé^
pris d'un writ d*habeas corpus régulièrement délivré et à raison
de l'arrestation du juge qui avait délivré l'ordre de mise en liberté.
Jackson parut devant la cour en habit de ville, entouré d'une
foule immense qui lui faisait cortège. U refusa de répondre aux ques-
tions qui lui furent adressées , déclarant s'en référer au mémoire
rédigé par son défenseur livingston. La cour le déclara coupable et
le condamna sans débat à une amende de 1,000 dollars.
Cette condamnation prononcée contre un général victorieux dans
la ville même qu'il venait d'arracher à l'invasion consacrait par un
mémorable exemple l'autorité souveraine de la loi, l'inviolabilité de
la liberté individuelle et l'indépendance du pouvoir judiciaire. Mais
la grandeur d'un tel spectacle échappe à l'instinct des masses
comme aux passions des partis. Les manifestations bruyantes de
l'enthousiasme populaire accueillirent Jackson à la sortie de l'au-
dience. La multitude arrêta une voiture qui passait, en fit descendre
des dames qui l'occupaient, détela les chevaux et traîna le con-
daainé comme un triomphateur jusqu'à sa maison. Le parti démo-
cratique ressentit comme une injure la condamnation qui avait
frappé son héros et en poursuivit la réparation avec une persévé-
rance obstinée. Plus d'un quart de siècle après les événemens que
nous venons de raconter, le congrès fut saisi d'une proposition ten-
dant à faire restituer à Jackson le montant de l'amende qu'il avait
payée et les intérêts cumulés de cette somme. Deux fois repoussée
ou ajournée, cette proposition fut enfin votée le 8 janvier 184i,
vingt-neuvième anniversaire de la victoire de la Nouvelle-Orléans.
Albert Gigot.
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, 1
PAULINE ¥E MONTMORIN
(COlMTEiSâË DE BiEAUMONT
T.
SA fAMlIXB^ 8A .JB0TCESS^ &T £^S PJLBJfLÈRES AMJTlAs.
dû jiHir^ au lendenaki de Cûrimèe,daxiB eelie Aaaèe 1807, oh
U^^tde £)iâSl séums^ait à Goppet tout x» que l'Europe oûmptakd'e»-
prite '•upémeucft, un ide «es kàUs prélérés, H. de âa23inui« isoal^a
une tibèee iqni donaa iieu à une de oes eoïKversations fines, lâves al
briUaoleB^doAl l'écho^ g^iiûeià uualaUi» de U. de Bamnte, eet ïenu
jvMpi'à noua. 11 a'^giasait de Ba¥oir si les famines entre elles éuieai
saeecfÉibles id'uae amitié profonde» ducable, désiméneasée.
Cette i6pîiitu€lle. société s'accordait A dire, avec Thomas, qa'une
anue poir riMunflie»<6t«ît chose joaie, mais que lorsqu'elle se rencon-
trait, elle était plus délicate et plus tendre; que s'il fallait désirer
un ami dans les grandes occasions, il fallait l'amitié d'une femme
pour le bonheur de tous les jours. « Mais , interrompit Sismondi,
qui pensait à la comtesse d'Albany, nous sommes convaincus.
Revenons aux doutes de M. de Sabran; il ne croit pas les femmes
susceptibles entre elles de la véritable amitié. » La conversation,
dbnt nous n'avons pas les détails, se continuait même pendant le
souper, étincelante de saillies , de verve et d'originalité , lorsque
H"^ de Staël, coupant court aux contradictions, s'éoria vivement :
« Je crois que vous nous calonmiez, messieurs. J'ai admiré et aimé,
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MADAHK DE IBAIÏIfONT. 88%
dtti' mon entrée^ dansi le mondei, le ph» nttble* eametëre; je ik%n.ÊL
pn cfimnai de pkisi génémi», de phi» peoenaaifisantv de plustpaa^
sîaBDémenti aeBsiUes 6'étaiiuuii» femtte;;.je temîaihelte pac tintai
lesisoittes ; jîeiL eosse littir Kamie de toute. ma ^ie. ie veus pwrt^ (b,
Psulineide Beaumonl^ la fiUtnds l'inJbiUuaé lloatmocuiy la fidèla
orildgae (ibiiiânipërek.»
B«dHithque>la fill«de*l!iadœrpArl«it aivec.eathemiasme deioettii
«nitiè'^Mudiôev dan» uœ petite^inHe d» BourgogQ0ft.iriYiileiiiei»R8r
aHr-ïonne, lui) honiDie' d'iDii eapnt rare^ dlune. âme^. aupérieuveii
d*to tafent digne de n'Atœ appoédé'^qqe par. les/ délicatay bieib
IDMBB snourenXi dei gtoioe' que de p^ifectioa, JoulMerti,, tmUiL
iooensolé d*«yeir peodai celte) qui,, de 170 A. ài 1808., await été;
la; cenideate' de ses penséeàv ett à la foie son puliiiUG.etisa'iBueew
Cfeox qni ont lu 1er Gorreapondeneede JoubecL savent, quelle^ place
tenait dans son esistaice Hulûia de Beaumont.. H eonsevi^cbaquei
année* tomti le omûs d^octolnre^ à la> méaiaîre. de oeUer dont l'affeotioïc
avait fait pendant dix années les délices de sat vâe*. IL disaiCy aprèv
l'avoir' pesdue, au com*^. Mêlé': m le ne pensais rîe&.qui.àiqueîqae
égard ne fût dirigé; de ce côté, et je ne^ pounrai: plw rien passer
quLne me iaese apercevoir et seatii: ce* grand vide* » £t,(^neii£
aaa plostard; après- ai^roîr tvalnô, lui aos»^ le.Iongperchalx^ desr
afléciioin brisées) il céléfafdtteoeoi») dainaaeacœur,»lK>u|f»ura^plein
&ma temdr» souvenir, Iftfiiinàbrefaamiiersaipet
Oa œrele <i*élita s'était fen&é autour de cette Jeune £ema»e daaa.
un coin de la rue Newve-durLuaeittbourg,, société da bien coui^i
diuréev de- deux ans il peine, eà. l'adouration avait» reparu^ où. le;
goftit,. notre conscienee Uftténaire, . était ii^lai reobenebe de tout taiesyt
nouveau; et cependant, ov dehors de qu^qoesi lettvéa„qai doofi»
aurait gai^ }e^ nom dei la comteese de: Beaumont,, si^ dans^ de8<
pages immortelles,, les plus beltesi peut^re- de seailfAMain»^;. Gfaar
teaubriand n'aifait coma» trans^ioé son visage et À jamais poé-
tisé* 369 derniers momena? C'est le* priiolige atlifthé aui génie de^
donner une existence impérissable à ces femmes qui ent un* ifistant
cbarmé ses heifresv U le devait bien^ reBdiaBtaiir,.àioell».q^).avae
Luciia^ Pavait le plus adoré-alors qu'il; était preaqne inoonou et;quer
89 rsuoramôe n'était pressentie^e parle cénade;attimiliea.diaquali
il vivait au retour de l'émigration.
Iferte à' trente^trois aas^ aucunefdoalâcirrne'luif avait été épar-
gnée; ^0'le8<avaittouleir épuisées. Ifariée pair oonvanance, àidis**
sept ans à' peine, au' aortii» du oonvent^ elle nf awti pas en< an Jonn
d'intimité aiiec son mari^ pllu Jeona' qu^eUe d'une^année; «ttaehèe '
à son^-père; eomn» Germaine Neoker l'étutauisisn, etts'avaiA'JMbté
à sas' côtés ài cette suite dlépremnes qnt finÎMnt par leasarsarrede
Ib: de* Montmorin; son firëre préfiM^ s'était nojri àvingTetim ansç
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828 BETUE DES DEUX MONDES.
die s'était vu arracher sa mère, sa sœnr, son second frère; eUe
s'était vainement accrochée aux bourreaux pour accompagner sa
fimille à la Conciergerie, mourir avec elle, avec leurs amis, le jour
Où la même hache trancha leurs tètes et celle de Madame Elisabeth.
Dédaignée par le comité de salut public à cause de sa pâleur et de
la fragilité de sa personne, voyant ses biens confisqués, M*"* de
Beaumont attendit chez de pauvres paysans la fin de la terreur;
rentrée en possession de son château de Theil, elle répétait volcxi-
tiers le mot de Marguerite d'Ecosse : « Fi de la vie ! qu'on ne m'en
parle plus. » Lorsque l'amitié de loubert la mit en présence de René,
elle reçut alors le coup de foudre; dévouée jusqu'à l'abnégation,
elle se donna tout entière au culte de cette violente affection; elle
se reprenait, dans son milieu de Paris^ aux joies de l'esprit; mais les
souffrances morales avaient miné la frêle enveloppe; et, consumée à
ht fois par ses sentimens et la maladie, elle s'éteignait à Rome, le
3 novembre 1808, où elle était allée pour revoir une dernière fois
M. de Chateaubriand.
On a deux portraits d'elle fort ressemblans; l'un, de M™ Yigée-
Lebrun, daté de 1788, la représente à dix-huit ans, avec la pose un
peu théâtrale du temps; elle apporte une couronne à son père. Elle
n'est point belle; mais sa bouche spirituelle, ses yeux profonds fen-
dus en amande, d'une suavité extraordinaire, à demi éteints par la
langueur, sa longue chevelure, sa taille élégante et souple faisaient
d'elle la plus séduisante et la plus distinguée des grandes dames.
L'autre portrait, que nous préférons, est une miniature d'un prix
inestimable. Il est du commencement du siècle. Les souffrances ont
amaigri et pâli le visage encadré par les coiffures à la mode du direc-
toire ; le châle est noué autour de la taille ; le regard, noyé par les
larmes, s'est encore adouci comme un rayon de lumière à travers le
cristal de Veau. Je ne sais quelle mélancolie attire et attache, quand
on contemple ce visage expressif. « On n'aime pas impunément, écri-
vait un ami de Joubert, on n'aime pas impunément ces êtres fhigiles
qui semblent n'être retenus dans la vie que par quelques liens prêts
à se rompre. » Gomme on comprend bien, avec cette forme aérienne,
que M""* de Beaumont ait pu être comparée à ces figures antiques
qui glissent sans bruit dans les airs, à peine enveloppées d'une
tunique 1
Non pas que ce fût un cœur frivole et une tête légère, elle possé-
dait une admirable intelligence; elle comprenait tout. Son âme était
virile et forte ; son jugement était sûr, et l'on pouvait compter que
tout ce qui lui avait plu était exquis. Elle aimait le mérite, a-t-on
dit d'elle, comme d'autres aiment la beauté. Plaçant au-dessus de
toutes les fantaisies l'amour des lettres, passionnée pour les beaux
livres, sans être pédante^ connaissant les hommes, les roués de son
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MADAMB DE BEAUMONT. S29
temps, les héros à la mode de Crébillon fils, et professant pour ce
monde-là le plus profond dédain, elle avait horreur de toutes les
vulgarités. Elle était friande du délicat comme d'autres femmes le sont
du succès. Mais pour se montrer ce qu'elle était, il fallait qu'elle se sen-
tit pénétrée comme d'une douce température, celle de Tindulgence.
N'était-ce pas aussi une raffinée que celle qui, après avoir entendu
lire cette page de René : « Levez- vous vite, orages désirés, etc., »
confiait à M""^ de Yintimille cet aveu : a Le style de M. de Chateau-
briand me fait éprouver une espèce de frémissement d'amour; il joue
du clavecin sur toutes mes fibres. »
C'est cette existence malheureuse et passionnée que nous vou-
drions raconter. Mêlée aux événemens les plus tragiques de la révo-
lution, à ceux qui la précédèrent comme à ceux qui l'accomplirent,
elle nous permet d'étudier avec des documens ignorés en partie
jusqu'à ce jour le rôle véritable de M. de Montmorin, comme mi-
nistre des afiaires étrangères, la fin de la vieille France aristocra-
tique et ces commencemens du consulat qui faisaient dire aux sur-
vivans de cette terrible époque : a Enfin la terre n'est plus attristée! »
I.
Pauline-Marie-Michelle-Frédérique-Clrique de Montmorin appar-
tenait à l'une des plus anciennes familles de l'Auvergne, à l'une
des plus illustres maisons de la noblesse française. Le nom de Saint-
Hérem avait été ajouté à celui de Montmorin le 28 mai 1A21.
On retrouve leurs aïeux dans les premières chartes du prieuré de
Sauxillanges; Deux branches s'étaient formées à la fin du xvr siècle.
Le chef commun était alors François de Montmorin, gouverneur du
haut et bas pays d'Auvergne, celui-là même qui, en 1572, lors du
massacre de la Saint -Barthélémy, écrivit cette lettre célèbre à
Charles IX : « Sire, j'ai reçu un ordre de Votre Majesté de faire
mourir tous les protestans qui sont en ma province. Je respecte
trop Votre Majesté pour ne point croire que ces lettres sont sup-
posées, et si, ce qu'à Dieu ne plaise, l'ordre est véritablement émané
d'elle, je la respecte trop pour lui obéir. » M"** de Beaumont était
très fière de son arrière-grand-père.
La branche aînée était représentée, en 1783, par Jean-Baptiste de
Montmorin, marquis de Saint-Hérem, seigneur de Vollore et de la
Tourette, lieutenant-général, gouverneur de Belle-Isle-en-Mer
et de Fontainebleau et par son petit-fils (le fils était mort en juil-
let 177d), qui succéda à ses charges et fut, comme son cousin,
massacré en septembre dans des circonstances tragiques.
Le père de M"** de. Beaumont, Armand-Marc, comte de Montmo-
rin Saint-Hérem ^ appartenait à la branche cadette. Il était né au
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880 BBfVK 1W&-DB0X
diâdeM ée kt Barge en^Aa^ergse, le 13^ octobre 1746; sm grande
père io&epbrGùspmé iwl e« troi» fifa et six filles. Étast dfefwi
jmtrii wnt embrassé Ifétst^eselénasticpie cft amt obteM Pépiaèohë
driâ». Cestde lui que^ pvrie^ritaîpe dn» le Bi€timumrB phikh-
$9jMtpiB. n préseolairser enihBB i 800 eteif;^; onseii^
c MesBÎeaFSi (S^ U difift^mee* eBâ>e boi», c'est qoe fa^ose les
■lidiiSi »Le{irBaiiB0'de ses fibatail été tieutenmt-généraly le* second
èfè^pM de* Lamgres, le tFoifflème, sHmonamé le chevalier de Ssiiit^
Hénein, oonsCle. daî^la seconde' compagme de mousqueturesi alKé
au garde des sceaux Yoyer d'Argemoff, afaii recueilli thres eC
imtxjm* MeflÎB dut doiçkîn, pèro^de Lo«s Vtlj ûmmi laissé' trois
eofansv dout fille» foi entrèrent Jv raM)aye de Femtevranik, o4 lev
tttnte émit aU^sse, et notre Annand^liÉrCy eomte de Montmorin, sei^
gvear de SeyMsrs^ et de 6^pel.
GouBue leftei>£ns<d6 la haute noHoose, il ftit éle^è'par le disrgé
et SOTtaruC pav le inonde.
Ge que l'on denMuidail aws jeunee gens de Piarisloeratie française,
c'était, avee les exercices dm oopps, les qualités que* tes salons seuls
pouvaient donner, la connaissance de la vie, les belles manières,
plus de tact que de science, plis de discernement que de fortes
études. La noblesse vivait alors plus ou moins rapprochée des
g«B*de lettres, qui la mettttfent: au coorant de ce qui s'impri-
mait. Elle restait ainsi famiKère avee les bons livres ; eUe en savait
assex pour y fure a41nsi(RF, et le langage choisi qu'elle enten-
dbât conduisait au goftt. A moins d'être destiné & la magista-
ture on à* l'église, l'instractkny allait totrt au plus jusqu'à b rhé-
torique^ Armand fui plus instmit^ comme son père l'avait été du
premier dauphin, il fut le menin de second. If fut donc élevé avec
le prince qui devait être Louis XTI. La Correspondance entre Marie
Thérèse et le comte de Mercy-Argenteau, k la date du i6 novembre
1770, renferme une anecdote asser curieuse : « Le 27, la journée
étant phivieuse et fort mauvmse, H. le (fatuphin passa près de tros
heures de l'après-dîner' avec M»* la dauphine. D lui confia beau-
eoep de détails sur les gens de son service ; il lui dit qu'il cruyait
Vê&ù oonnattre ceux qui fentouraîent ; que le duc de Saint-Mégrin
et le comte de Montmorin avaient le projet (fe le gouverner et de
devenir les maîtres. Le dauphin ajoutait : que les comtes de Beau-
mont et de La Roche-Aymon étaient des gens nvb et très bornés, a
De ces jours de service à la cour' datent certainement les projets de
cette fatale unie» entre les enfans de deux amis.
Le eomte de Montmorin s'était mjErié enr 1767. Il avait épousé
sa cousine, Fraȍoise-6abrietie de Tanes, fille du marquis de Tanes,
et de Louise Alexandrine de Montmorin. La femilTe de Tanes,. origi-
naire du Piémont, s^était écd)lie en Auvergne, à fat fin dvxvi^ siècle,
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MiOMàMB DE BBAUMOMT. 831
parfaite d'une alliaBce^afec te Moi^i>oi88ier,i seigneurs ^daVont--
•dii-'CbftteM. Par «on imoriage, Armand (de liostmorin ajontût à sa
(fortune forsonnelle las fiefeide ïaNende^t deCbadieu, des4liartPQS
*0t de Menton. »I1 devenait an iks 'grands tprofmétaires de lia pro-
vince. ]MP^ de Tanes» plus riche que son cousin, était plus âglée de
tdeux tœnées. EHe^tak loin d'ètrebéMe^, si mbdu portrait est fidèle,
rile^était haute en «couleur, d'une ^tdîlle robuste, aryec desj^eux som-
>bre6 et une*foroe'de'VOlonté>que1raSiit'le«bas'du visage osseux et
accentué, aM^Mlieuse et -fine, comme tts Taces de ^montagne; son
esprit n'étaH en rien 'distingué; elle fut 'néanmoins pour son mari
d'un excellent conseil, le servit dans toutes ies négociations dilH-
dles et le fortifia dans son dévoftment absolu àlotris^XV!. Le comte
de Hontmorin éUSi au «oontraîpe'de'petite taille, d'oinlempérament
nerveux jusqu'àfexcès,'et'ne payait pi» de'mine. Il était laborieux,
appliqué et, «ous une apparence lâe bonhomie, cachait une «réelle
habileté. Be oe mariage naquireilt quatre ^nfans, deux filles et deux
fite; l'akiée, Viotoire, Vutvariéeen 1787 tau vicomte de La Luzerne,
fils du ministre de la '«ariive ; la "cadette -étah Padline*; Auguste,
officier de marine, périt en 1798 ^dans une tempête en revenant des
Indes; le dernier enfant, Antoine^fiugues-'Galixte, devait par une fin
héroïque, à ^ingt-deux «ns, honorer le nom qu'il portait.
Admise à la cour, d'abord en qualité de dame 'pour accompagner
les tantes du futur roi, 'Victoh^, Sophie et Louise, *"• de Moni-
morin disposa vite d'une "sérieuseinfftueRce; elle utilisa sa parenté
avec la duchesse d'Havre, dont la fille venait d'épouser M.de Tanes,
gentilhonmie de la cbanibre 'du roi de Sardaigne. Dès son avène-
ment au trône, Louis KYI ^nomma son ancien menin ministre près
l'électeur de Trêves, «et M"* de Montmorin dame d'atours de
Madame Sophie, en remplacement de la comtesse de Périgord,
^eu de temps «près , janvier 1776 , Armand de Hontmorin était
envoyé ambassadeur en Espagne ^en Tomplaoement de M. d'Ossun.
M. de Maurepas avait cowoité ce posrte pour une de 'ses créatures;
afin de parvenir à ses fins, il avait débité et iait débiter que
M. d'Ossun était aussi inoapeible ' qu'infirme. >be roi devint donc per-
suadé qu'il ne pouvait plus le laisser sansinconvément à HaÀid,
et comme il avait depuis longtemps l'envie de* donner une brillante
situation à Montmorin, 'tl le prévint de sa nomination. Une querelle
s'éleva alors entre Louis XVI et Mauropas. Le Tieux mentor, vive-
ment affecté de la'ténacilé*de son souverain, sur lequel il avait jus-
qu'à ce moment exercé un empire absolu, insistait en disant :
c( Puisque telle est votre intention, sire, 'elle sera suivie; mais il
serait bon du moinsque M. de Montmorin ^allAt à Bfadrid sans carao-
tère pendant quelque temps pour que M. d'Ossun put le mettre au
courant des afiaireB« — Mais, monsieur de "Maurepas, répliqua le roi,
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832 RETUE DES DEUX MONDES.
M. d'Ossnn est incapable, à ce que vous m'avez dit^ mais il est sourd,
mais... » Le roi, sentant que l'humeur s'emparait de lui, n'en dit
pas davantage et se retira brusquement dans son cabinet. C'est
ainsi que l'ambassade la plus importante, avec celle de Vienne, fut
donnée.
La double politique extérieure qui devait être si dangereuse
pour le malheureux Louis XYI et pour son ministre, l'administra-
tion clandestine des affaires étrangères , avait commencé à la fm
du règne précédent. Lorsque M. de Saint-Priest, nommé par M. de
Choiseul, était sur le point de se rendre à son poste d'ambassadeur
à Constantinople, il reçut un billet du comte de Broglie, qui le priait
de passer chez lui. M. de Saint-Priest s'y rendit et le comte lui remit
une lettre de la main du roi ; c'était l'ordre de communiquer à
M. de Broglie les instructions qu'il venait de recevoir et de lui trans-
mettre à l'avenir copie des dépêches qui lui seraient adressées
ainsi que de ses réponses. Cette habitude d'être instruit de tout à
l'insu du ministre ne fit que se développer de 1789 à 1792; à côté
de l'ambassadeur constitutionnel se tenait un représentant de
Louis XVI et de la reine. Ces agens étaient connus si bien qu'en
1790, M. de Ségur, nommé à Vienne, déclara que M. de Breteuil
ayant déjà dans ce poste la confiance personnelle du roi, il ne pou-
vait accepter. Montmorin était si avant dans l'amitié du roi qu'il eut
moins que personne à redouter cette méfiance ; il devait plus tard,
cependant, subir pour lui-même les périlleuses conséquences d'une
double politique.
La cour d'Espagne était plus solitaire que jamais, l'Escurial plus
assombri encore par les formalismes d'une étiquette rigide. Mont-
morin y montra de la gravité sans pédantisme et de la dignité sans
morgue. La froideur de ses formes de grand seigneur ne déplaisait
pas. Personne même, si l'on écoute les mauvaises langues de Ver-
sailles, n'aurait pu faire mieux que lui auprès d'un monarque dont
la tête était absolument dérangée. Un conseil de régence venait de
se former à Madrid, sous la présidence du prince des Asturies, et
notre ambassadeur avait soutenu, avec autant de fermeté que de tact,
la politique difficile créée à la France par l'un des événemens les plus
importans du xvui* siècle, la guerre d'Amérique. C'est cette fermeté
qui donna naissance à une calomnie, colportée par les pamphlets et
les journaux, sous la révolution, à savoir que Montmorin avait été,
dans une altercation, soufileté par le prince des Asturies et n'avait
pas demandé raison de cette offense.
La cour de Versailles avait été saisie d'une offre de médiation par
la cour de Vienne. Tandis que l'Angleterre l'avait acceptée avec
empressement, M. de Vergennes, mécontent de la base principale
qui était l'abandon de la cause des insurgens d'Amérique, alléguait
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MADAME DE BEAUMONT. 83S
la nécessité de connaître le vœu de l'Espagne, Tintime alliée de la
France et très intéressée, du reste, à la question par ses propres
colonies. Pour se disculper auprès de l'empereur Joseph II, M, de
Yergennes lui avait fait communiqifer, comme éclaircissement de
sa conduite, un mémoire où l'on rapprochait, quoiqu'il n'y eût pas
une véritable analogie, la situation de la France sous Henri IV à
l'égard des Provinces-Unies et celle de Louis XYI à l'égard des Amé-
ricains. Le mémoire tendait à prouver qu'il fallait se borner à une
trêve entre l'Angleterre et la France. Ce plan avait été le même
jour envoyé à Madrid. La cour de Londres, présumant que la tenue
d'un congrès à Vienne éprouverait de grandes lenteurs, essaya de
traiter directement avec la cour de Versailles. Le comte de Ver-
gennes avait mis Montmorin dans la confidence de ces ouvertures;
il voulait rejeter aux yeux de l'Europe l'avance des premières pro-
positions pacifiques sur l'Angleterre.
La confiance entre les deux souverains de la maison de Bour-
bon était entière. Les dépèches échangées en témoignent. Lord
North quittait sur ces entrefaites le ministère et était remplacé
par lord Shelburn et M. Fox. Comme il s'était montré zélé dans
les rangs de l'opposition pour la cause américaine et qu'il était de
plus l'ami personnel de Franklin, lord Shelburn lui avait envoyé
un membre du parlement, M. Oswald, porteur d'une lettre de
créance et de propositions satisfaisantes pour la paix. Franklin
avait refusé toute ouverture qui séparait la cause de l'Amérique
de celle de la France et avait fait sentir à l'envoyé anglais que
la paix ne pouvait se traiter sans notre intervention. M. Oswald,
après s'être muni d'instructions plus précise;;, s'était alors pré-
senté chez le comte de Vergennes et avait ouvert officiellement
des conférences. 11 fallait obtenir de la cour d'Espagne une com-
plète adhésion à cette politique. Montmorin y réussit. Lord Gran-
ville, frère de lord Temple, arriva en France et, le 10 janvier
1783, les préliminaires de la paix étaient signés à Paris entre la
France et la Grande-Bretagne d'une part, l'Espagne et la Grande-
Bretagne de l'autre. Le 3 septembre suivant, l'indépendance des
États-Unis était solennellement reconnue.
Les services éminensde Montmorin furent récompensés par l'offre
de la grandesse, qu'il refusa, et par la Toison d'or. Louis XVI le
nonmiait maréchal de camp et chevalier du Saint-Esprit. Lorsque le
comte d'Artois et le duc de Bourbon avaient traversé l'année précé-
dente l'Espagne, allant au siège de Gibraltar, ils avaient été heureux
de se mettre sous la tutelle de Montmorin et d'être dirigés par lui.
Depuis que la maison de Bourbon régnait en Espagne, c'était la
première entrevue de ce genre, et Charles III, en recevant les deux
I lYii. — 1883. 5S
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8tâ R£T1IB I»S DEUX HœïDBS.
jeunes princesà JSiliitfUdetcmsey avut témoigné à rambasfiAdew de
£rtDoe teoi lâBiégaidBfqtteJDibrûaîeiitl'IhabHr^de.s^^
hauteur de sa 4eniie. Afièsisix aanéasde séfiMir en Kti^egne, Mont'
aïoiMi é&BmmdtL ii realrerien Sranoe. Ls 3 onai i.7S4« H. 4e K^^
gennes lui adressait Jalrttoeiwwfimto:
« Le fcî a]«Bt l)îeu ^oulu, imwiMeT, agréer iraÉie Mbnte detk
flaee'de sm jnubatsadenr à k omt de Jladnid, j'ai ^s les nrihrrtr
^ Sa Majesté sur xriudemaîléfqui tous «i^ due |MMr les ftaisde
ceto«r de fetre maisoB et de «as -effets d'JbfBgne^n Fkanoe. 4e
TOUS aoDeraaeamcipfattsir, atoBsiev, que £a Majestéa hin voulu,
surmafiropositioD, vous acceeder, pottr4eet4)lyet, une^^nitificatiai
e^aordioaire de cinqaaute miUa Unies.
«J'ai rhcnaeur d'itee tavncAn frofond attacÉomeiA» yatoe Isès
èumUect itpès obëianmt 'senrîÉenc
a IDE YfflbGCHliEa. o
Très protégé par Bfeedames tuteiui IlooËnocm 4lak deatÎDé 4
readre 4e iiouveaux iierfioes. A peiue inelalié A ilaris, ôl .'fut iqipelé
à connnsnder eu chef eu Bretagne, en remplaoement de sfa oom-
patriote le aiarquîs d'Afubolerre. Les Mes y étaieaÊL abss £art mai*
tées; mille ÎDoidensgvafas ou futiles ^étMentTcriBfet de oonÉrayenei,
^puis les édiu de Tuqgot et l'affaiiie du Oollier |usfu'i MesMer aft
Gagliostro. Les états de nrfÉigne,'aiyac leurs privilèges particulierSj
représeniaiient dans raacieBia nonaicbie <riiidépeadantasjMnt ffa-
tnd^ Très jaloux de ses droits, chacun des ordses luttùt pour Jour
déiease, et ils se réonissaieDt- ensuite pour les renrendicatians «oam-
uiunes <vis-à-<vi6 de »la royauté. Une dèolaiatîou du l'^ guin 4781
sur les octrois des villes était auK yeux des iicelons .une violatioB
du pacte fondaoïental de li32, qui an réuaissaiit à ia oawonne ds
France le duché de Bret8gDe,.lui avait garanti ses antiques iibenlàk
On exigeait ie oonsentemeat farmel des (états peur toute levée de
taxes. Le droit de louage, espèœ de taille ràclamée par chaîne
f eu aur les èîensaaturiecs, -excitait «ncave pins d'aainiosités ialae-
tines. On avait^oonçurle pn^t da toréer avec des .denieDS du fonage
un capital et de le convertir en vastes. L'iafastioe était de faire |X)r-
ter t'impdt «n* ia aeaie propriéié roturière. Les communes Jie ces-
saient de protester. La noblesse bretonne, qui tenait aïoias à son
argent qu'à ses privilèges, ne voulait fis entendre parler de rade-
vanoes qui l'aundent rendae taillable. Le 'camte de Moatmoria, sur
la question des octrois, trouva la B»»yen de s'entendre avec la
commission permanente >cfaargée par les trois ordres de faire par-
venir au roi leurs doléaaoes. L'affiiine du fouage ne fut réglée ifw
quelques mois avant 1769 «t ameaa des luttes sanglantes dans les
ruée de Rennes. Le comte de Thiars commandait alors la province*
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KAITAME Bfr BE&imOffT. 8t5
Montmorio, 9p bien' HMdruM pu^l» eovde^SiaFles lil é» respect
d^fenBes,amkrpI»saxBietoaspar9aré8ervelkiutanM^ et^hicooEF-
teflBede Ii90lm0<riiv,pv soBsa?«ip4dire^ n'avait p»été'iii«ti)e dam
aetteœQwe dé cmictikticm evire tant derasoeptibilités; afrasi ht
ftfcomaiîflBaMe'piiblique enUmn^^eMete marr et^la femnei Une prot-
mÊ&Mà& f«f appelée' )e Ghamp^-lItHitttieriiiiet la Gazetêe de Phanee
à» & fiSvriav 1I78& mande » que^t» comtesse de Ttëmargatt épouse
du oonte' de Trénoorgat, lânibeMle<fieiet ppè^ent de Tordre de là
BoUesse^ étant aeG(mebée*d\nr fils^, les^ étals onC arrêté de donner &
oel enfiBBit le> nesi de ^«etagne et d'envoyer à la' oonartessedb Hont^
moRQ me députation^ poar la {vierde le présenter an baptême. »
Us arrêtèrent par acclaimrtmif^oAir^la comtesse de Monttnoriii
vm dianant de 10»000 écus ; die se Toulut pas ^accepter, et elle
pvialee députée de permettre <pie cette sonormefût destinée à fonder
«10' place au couvent delaPrésentatîen pour les jeunes: demoiselles
MUes, une autre^à Véca^ des caéetehgmtSshommes et une bourse
*daM «n collège' prar le tiers-étet.
Sa haute diarge n'obligeait pas Hentmerin à résider constamment
à RenBes r uaimtérêt de famiDe rappelait d'ailleurs à I^»is, au mois
de septembre 18M; il s'agissait du mariage de sa seconde fiHe.
rr.
ItalUneaTBÎt été éle?^ pap' seetmtee. Les preSHères années de
sa ¥ie, elle lee avait passées- à Gbadieu, à mi-eête des coteaux qui
boidiNQt l'Allier, dans on encadrement deyerdore ayant potn* horizon
les HentB-di'Or. A huit ans, elle était entrée au courent de Fèrnte-
fiEult, la muson ordinaire des filles de France ; de treize à seize
a», seeparens, pour achever son^échieatien, Favaient ptacèeà Paris,
au ceiBvent princier de Pantbémesf, rue de Grenelle , la maison
préférée de k haute noblesse^ ofr chaque jeune fflle, ayant une gou-
feroanle et une femme de chambre, apprenaft les leçons de maîn-
ticB, de danse et de musique, et recevait au parloir les visites les
plus mondaines. L'éducation était ainsi résumée par ce mot de
la marquise de &équy h Sénac de MeShan : v De llnstructîcm
reëgîeuse et des tidens analogues' h iHMat de femme qui doit être
dans le monde, y tenir un état, fiClf-ce même un ménage, r Géné-
raleraent le mariage de h jeune filfe se iUsait presque immédia-
tement au sertir du couinent, avec un mari choisi et agréé d'avance
par la femilie, qui décidait seuveramement des convenances de rang
et de fortune.
Il n'en fetpas autrement peur VP* de Montmorîn; elte ne con-
naissait pas son futur époux lorsqu^on lui annonça qu'elle allait se
marier. Elle écrivait plus tard qu'elle regrettait ses journées de cou-
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836 afiTOfi DES Dfiox mondes.
rent, dont tant de fêtes abrégeaient la monotonie et dont toutes les
sévérités étaient adoucies par l'affection de ses tantes. On l'appe-
lait en ce temps-là M"^ de Saint-Hérem pour la distinguer des
abbesses^ H"'^ de Montmorin, et elle aima ce nom de Saint-Hérem
jusqu'à la fin de sa vie. Le mari qui lui était donné était le fils d'un
ami de son père, Ghristophei marquis de Beaumont, premier baron
de Pèrigord, brigadier des armées du roi, colonel du régiment
d'infanterie de la Fère. Nous savons qu'avec H^ de Hontmorin, il
avait été l'un des menins de Louis XVI. Deux enfans étaient nés de
son union avec Marie-Claude de Baynac: l'une, Marie-Élisabeth, qui
mourut célibataire ; l'autre Christophe-Amaud-Paul-Alezandrey mar-
quis d'Auty, enseigne aux gardes firançaises.
Ce second enfant, celui qui épousait Pauline de Hontmorin, était
né le 25 décembre 1770 ; il avait été tenu sur les fonts de baptême
à Saint-Sulpice par Arnaud-Louis- Simon de Lostanges, sénéchal de
Quercy, et par Marie-Élisabeth-Charlotte Galuci de L'Hôpital, dame
d'honneur de M°^ Adélaïde de France. Sans instruction et sans
goût d'esprit, d'un caractère faible et violent, il eût peut-être dans
des temps calmes fait une carrière dans l'armée, grâce à son nom
et à ses alliances; appelé à vivre dans les temps d'orage à côté
d'une femme supérieure et vaillante de cœur, il ne pouvait la com-
prendre, et il ne l'aima pas. C'était un enfant, et elle ne put l'éle-
ver. Le 27 septembre 1786, la Gazette de France annonce que
leurs majestés et la famille royale ont signé le contrat de mariage
du comte Christophe-François de Beaumont avec demoiselle Marie-
Michelle-Frédérique-Uhîque de Montmorin, fille du comte de Hont-
morin, commandant pour le roi en Bretagne. Hais la grande affaire
pour la femme était la présentation à la cour; elle avait presque
autant d'importance que le mariage. Le A octobre, la Gazette nous
apprend que la comtesse de Beaumont a eu l'honneur d'être présen-
tée à leurs majestés. Tout est donc pour le mieux aux yeux du
monde; mais le bonheur ne vint pas. Au bout de peu de mois, la
vie commune devint tellement insupportable que le comte de Beau-
mont retournait chez ses parens. Il revint lorsque H. de Hontmorin
était ministre des affaire» étrangères. Hais la jeune femme avait
développé ses facultés au contact des honmies distingués dont elle
avait fait sa société ; les instincts grossiers et l'inintelligence de son
jeune mari la révoltèrent ; et H. de Hontmorin, si nous en croyons
un document émanant de H. de Beaumont lui-même, fut dans la
nécessité de le menacer d'une lettQs de cachet.
Cette fois la rupture fut définitive; le comte de Beaumont ne
^intéressa à aucune des terribles péripéties, qui, s'échelonnant
comme autant de stations douloureuses, lai^èrent, en 179A, sa
femme seule au monde et momentanément sans ressources. Nous
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MADAME DE BEAUMONT. 837
n'osons pas dire qu'il coopéra à ses malheurs, mais il les vit avec
satisfaction. Il n'émigra pas ; il s'était fait nommer commandant de
la garde nationale de la commune de Puyguilem, dans la Dordogne.
Bevenu^à Paris en 1792, successivement élève ecclésiastique, puis
étudiant pour le génie militaire, il habitait rue Meslay, n"" 27, se
faisant régulièrement délivrer des certificats de républicanisme et
de résidence par le comité de la section des Gravilliers. Il avait
vendu toutes ses propriétés au citoyen Dupeyrat, qui fut plus tard
membre du conseil des cinq cents. Porté par les membres du dis-
trict^de Bergerac sur la liste des émigrés, le comte de Beaumont
avait obtenu sa radiation en produisant les attestations de sa sec-
tion. Une lettre de sa municipalité indique qu'il y avait fait déposer
ses anciens titres de redevances et droits féodaux et qu'ils avaient
été brûlés conformément au décret du 17 juillet 1793. Ses vieux
parens, après avoir été détenus au ch&teau de Hautefort, district
d'Excideuil, avaient été mis en liberté; ils s'étaient réfugiés
d'abord à Jeannsur-Colle, près de Sarlat et avaient fini par se reti-
rer à Gréteil.
Leur fils n'était pas au bout de ses aventures. Il avait connu à
Paris, dans l'année 1790, le général Damas. L'ayant retrouvé quatre
ans après, dans une visite rue Faubourg-Saint-Honoré, le comte de
Beaumont, craignant d'être inquiété après la journée du 18 fructi-
dor, proposa à Damas de l'emmener avec lui à l'armée de Sambre-
et-Meuse en qualité de secrétaire. Sa proposition fut agréée. Il était
à peine installé depuis deux mois à la division du général Lefebvre,
sous les ordres duquel se trouvait la brigade Damas, que, par ordre
du général en chef, Augereau, il était arrêté comme prévenu d'émi-
gration et enfermé dans la forteresse de Wetzlar. Un ordre de la
poUce générale avait été à cet effet expédié de Paris. Le comte de
Beaumont écrit alors à Précy, représentant du peuple au conseil
des cinq cents; il était devenu nous ne savons comment son ami :
Précy prend chaleureusement sa défense, se porte garant de son
civisme et demande qu'il soit relâché. Nous avons la réponse du
citoyen Budler, commissaire du gouvernement dans les pays con-
quis entre Meuse et Bhin et Bhin et Moselle. Son rapport, adressé
au ministre de la poUce le 25 ventôse an vi, est ainsi conçu :
« Citoyen ministre,
(( Le ci-devant comte de Beaumont est détenu dans ce moment
à la prison de Wetzlar, sur les bords du Bhin, près Mayence. Il a
été arrêté en vertu d'un ordre émané de vos bureaux, adressé au
citoyen Augereau, général en chef, le 6 finmaire dernier. Votre ordre
était fondé sur plusieurs motifs : !• l'ex-comte de Beaumont était
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»
piéveau d'émigcalôon^. 2P on lut rapnobaity en outrov s» coMhrile
ptlitkpufepttidaiit lairé!Volutioii^.C8Etain:esBi]elBÉMii9 intimas, les^pn^
ateBliMaïquUl avait fût.épixuvreràlaiiB ksrépublibainffde sir^wxiK
manet àioei]i.mAfliie qaiv daasKL'aaiÉmLteosps, l'avaient^ ganiDtvcfe
ealle8.^diiigéa8' amte' In^ enia lev^prapoe lés* plus oonCrenté^inilu-
ttemuitea : qu'os: avntteM wulwr empéelier' la coDtPMévohidoii,
(pB'eUese^ ferait par tomaasauve dtt tousJes^patriotes. A-oeflpdèâon^
datioBS se joignait la fiiîUe pféoipilite^ de: œt individiii aippgs le
i8i fructtdor;^ Eu effet, dès le leademain de cet;te journée, îf avait
qniità Paris à la. iaveur d'un passeport svanné, et^ à) force de sol-
UoîÉatioDs, tt était parvwEiu ai se placée, en* qualité de secrétaire^
aopeèsda général Dmaos à' Tannée de] Mayencei
ai Aus0Ît6t son ame8tatien».le' sieur Pvéey,^ représentent dv peuple
avD cens^ dfes cinq cents^ a réclamé la mise en' liberté du citoyen
Beanmont.. Il déclare leiODiiMakpe depms plusieurs iHioéesi II atteste
fu&les opinions qu'il a manifestées loi ont» toujours paru* e^firreur
dé la république. U jeint a« mémoire' j[ustificatif de son* amv des
certificats de civisme, délivrés au citoyen Beaumont par lee officiers
municôpauflL de la comMune de- Puyguilem, département de la'Dor-
do^ie eten^Uan n..
(rfourpronoBcereatconnaiBaanoendecaugej vowavevfodt prendre
de»mformatiDii8v
c Ib en résuke que Pémigratio» du citoyen- Beaumont n^est pae
censtant»; son: nona ne se trowe pas sur la listis dee émigrés. II
paraît bieiv qnv sa œndaite' pendant \m révobitioni n'est pas exempte
de reproohas^. II a^ exagérée, le patriotisme dans les premiers jours
dé la réfobitvrai et il' est daveira dans la réaction m des» persteu^
teum des républiaaîns* Cependant, oommei ces fiiits ne peuvent
donner lieu à «uonno! actiont devant les tribunaes, s» détention' &
oel égard ne peatétiie ^mkuagbfL On propose, en> conséquence, a«
ministre sa mise en< liberté, en Tobligeant toutefoie de prendre un
passeport povr se rendre dans la commune de sa résidence. »
« F, S. -^ Depuis le rapport, H a* été* remis sens les yeur du
ministiie un- arrêta au comîté^ de^ législation- de la convention, qui
prononce la radiatîoQ définitif e dudil Beaumont. »
II ne faudrait pas confondre le* comte de Précy, défèiBsefir' de
Lyon contre Dubois-Grancé, ColIot-d'Herbois et Couthon, le chef
des comités royalistes, avec le citoyen* Piréey. Celui-ci. avait été
député de l'Yonne à la convention nationale, et non-seulement il
ne fat pas inactff dans Ilurrestatfon êh Ik femflle Hontmorih au châ-
teau de Passy, près de Sens, mais ir avait de loin (firigé les
poursuites. Une haine eonmiune avait réuni Ib gendre de là victime
des assassins de septendh:^' et le conventionnel. Dans une lettre du
8 mvôse an vi, ad):«sée au dtoyen Cochon d^ Lapparent, ministre
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• iCADAMS u BEAim(»rr« 8M
de k poUoe,Précy^élii«nMibieidu cooseil des^cinq-oents^ espBqM^
en effst.qœ soa .mpod toi .> cwiBtannmeiit manifesté ses .opiintnB répg»
Idicaines, •qu'il .laïuiU été penséouté iseus ll'imcien xégîme q de Ja paît
du ûi*de¥aiit minÎBtfe MoDtmMrm, iliHit, à seiae ans, «on 4e forçait
d'épouser la fille, àgôe dedixHBept&H, aveeilaqaeiieil n'avait jamis
véou; iqu'il :s'é(a0t sGOBlcaît 'àiû ipeisécatîm par la fuite et que «a
n'était que depuis ila réfnduiaan t[uUI>àtait veiwniilibrementà Piapis^a
Nous loonaaîsaans bien maintenaiit le œan de Paulhie, mais ia
'suite de la lettre de Précy n'est pas moins instructive :
€ :Depuis>sixinois,.ajoiite-ill, Aeaumont m'a témaîgiié ses isquié-
tttdes sar rinfliienae du parli ëe* Clichy eninectisanit q«e, si v)«8
avions k oentn84'éwhitiQa, il aérait pendu : l'' pour n'avair ipas
émigré; .2"* pour ne fas awoôr centrUnté; .3^ par Tappmt aux opÎQÎiBS
qaUl avait manifeaiièes H9n ftimir ide 'ka«épul^^
fi Beaucoup de £sis di mla témo^né ie jlésir 4e sennr U répu-
blique .soit à l'armée, soit dans lun iaureau queleonque, iqu^il airae
à s'occuper, etKpie idouze Àiquatorse baures de itravail par jour 4»
le généraient ipas, mais que sa aaissaaoa ie rendant aaspeet, â
n'^avait.pas osé offrir ses servioes.^prëslajaurnée du i8 iraclidcNr,
il est venu me vcôr et >mfa .témoigoé sa }OÎe sur le >succàs; il ma
réitéra iout ce qu'il mVtyait^pffÉoédemment dit«
0 Alors je kt disque «esondnlBs rektivemevt à sa MaisBsnce
me pamissaient défkêées, que le citoyen Barras éudt diredsur, k
citoyen Bonaparte «était gén^aal mn chef de l'armée d'itaKe, que
plusîeors hommes de Baksasoe aobktéteient boas républicains; je
l'engageai à lever «esaorupufki. Mon discours parut le flatter. Il me
dk qtt!il dieroherart Pooeasion d'être occupé. Environ dix à quinze
jours après, il m'a 'fait part qttHl allait à l'armée aif«c un gén&nfl
dofit il serait le secréudre; qu'il lai impdrtait peu & quoi 'il CM em-
ployé, qa'il était ooatent^ qu^l »emploiaraît tousses moyens contre
les ennemis de k république.
u ^Avant son départ pour l'armée, il m'a oommoniqué les papiers
qaiatàestentecm civisme depuis le oomraenoement de la révolution;
il m'mi aJaiesé an extrait dont |e ^sins une copie.
c( Cependant je rviens d'apprenAre qu'il a été mis en arrestation
par des ordres supérieurs. Si quelques oMilveilkas ont TOtflu le
perdre ou si quelques vépublicaÉis ombrageux ont oonçu de k
défiance nà son «égaid ipar Tapport ^ «sa naissance, je me pkîs à
croire que vous emploieree votre autorité pour iui rendre sa
liberté...
« Salut «t fiwiemité. — Signé : Pbécy. ?>
Nous savons que k liberté lui fut en^Atimidue; mais «m pro-
cès avec Dupeyrat, acquéreur de seslerreade Puygmlem etool-
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8i0 BETDE DES DEUX MONDES. *
lègue de Précy au conseil des cinq cents, appela Tannée suivante,
dans la Dordogne, le comte de Beaumont. Son père, sa mère, sa
sœur n'y habitaient plus. Le zèle des autorités locales se réveilia;
une visite domiciliaire eut encore lieu; nouvelle intervention de
Précy, nouvelle lettre de lui au ministre de la police (20 germinal
an vn), dans laquelle, rappelant la précédente, il offre de communi-
quer les pièces et se porte fort que Beaumont se présentera dès son
retour à Paris. Nous ne voyons pas qu'une suite ait été donnée à
ces dernièies menaces.
C'est alors que Pauline de Montmorin apprend tous ces incidens.
Si nous anticipons ainsi sur les événemens, c'est que M. de Beau-
mont a si peu tenu de place dans la vie de sa lemme, et M"^ de
Beaumont si peu de place dans la vie de son mari, que nous avons
hâte de clore l'histoire, si courte, du reste, de leur mariage. Le meil-
leur dés amis de Pauline était en ce moment Joubert. Nous dirons
comment ils s'étaient rencontrés et comment cette amitié de tous
les instans avait pris toutes les nuances d*un attachement pas-
sionné, sans être pourtant de l'amour. Elle l'avait averti de sa
ferme résolution de reprendre la liberté complète de sa personne,
humiliée, à cause des procès nécessités par la réintégration dans ses
propriétés, de solliciter des procurations d'un homme qu'elle n'es-
timait pas. N'y avait-il pas aussi dans cette âme droite un autre
scrupule? Une allusion dans une lettre à Fontanes nous le laisserait
croire. Chateaubriand venait de lui être présenté; elle s'était jetée
tout entière dans cette affection, sans regrets comme sans réserves,
en fenune du xviii^ siècle qu'elle était, mais restant au fond très
grande dame. Il lui répugnait, en aimant, d'avoir les apparences
d'un lien qui ne lui permit pas de s'honorer hautement d'un absolu
dévoûment à ce charmeur qui l'avait transformée, et dont l'étrangeté
d'allures, de ton, de style et de pensées faisait le plus complet con-
traste avec le milieu dans lequel elle s'était élevée.
Le divorce fut prononcé par consentement mutuel en mars 1800.
« tites-vous bien démariée? lui écrivait Joubert alors à Monti-
gnac, chez sa mère. Si vous ne voulez pas qu'on vous dise mademoi-
selle, prenez le nom de Saint-Hérem. Au couvent que vous aimiez
tant, on vous appelait Saint-Hérem. M"''' de Saint-Hérem vous siéra
fort bien. Une M""^ de Saint-Hérem est une Montmorin voilée. » —
Et puis arrive sous la plume délicate de cet ami des belles choses,
cet argument le plus décisif pour un lettré : a M°*' de Sévigné, qui,
comme vous le savez, m'est toutes choses, parle d'ailleurs des Saint-
Hérem. Enfin ou cachez votre nom, ou ne cachez pas votre filia-
tion, à laquelle je tiens beaucoup. » Quoique divorcée, Pauline signait
toutes ses lettres Beaumont-Montmorm. Mais dans l'intimité, M*** de
Krudner l'appelait toujours M°^ de Saint-Hérem. M. de Beaumont
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MADAME DE BEAUMONT. 8il
quitta quelques années après Gréteil, où il avait acheté une pro-
priété, et se retira à Francfort-sur-le-Mein. Il s'y remaria et il y mou-
rut le 6 juin 1851, à Tâge de quatre-vingt-un ans. Ses père et mère
s'étaient éteints en 1811.
Revenons en arrière. Le comte de Yergennes était mort le 13 février
1787. Le choix de son successeur n'était pas facile. Pendant treize
ans, M. de Yergennes avait dirigé et inspiré la politique française ;
sans laisser la réputation d'un grand ministre, il avait constamment
fait preuve de sagesse et de capacité. Il avait mené à bien la guerre
d'Amérique; il avait, eu restant au pouvoir, donné un démenti au
mot de Rulhière, qui définissait son mérite une médiocrité impo-
sante, et, au total, il avait relevé la France de l'abaissement où
l'avait laissée la guerre de sept ans. L'héritage était lourd à porter.
Ce fut de son propre mouvement que Louis XVI nomma M. de
Montmorin ministre et secrétaire d'état aux affaires étrangères. Il
lui était attaché et ce choix ne fut le résultat d'aucune intrigue.
M. de Saint-Priest était désigné par l'opinion de la cour; la reine
lui était favorable, mais le roi avait des préventions contre lui. Il
sentait au contraire dans Montmorin beaucoup de ses propres ver-
tus et aussi quelques-uns de ses défauts. Il devinait que celui- ci
serait dévoué avant tout et jusqu'au bout.
Le nouveau ministre au début fut comme efirayé de sa tâche. Il
pria Louis XVI de lui retirer les provinces, l'administration de l'm-
térieur, qu'avait aussi le comte de Vergennes; elles furent en effet
jointes au département du baron deBreteuil. La Gazette du 18 février
annonce que le comte de Montmorin a prêté serment entre les mains
du roi et trois jours après qu'il a eu l'honneur de faire ses révé-
rences à la reine et à la famille royale. Le 23, il assistait à l'ouver-
ture de l'assemblée des notables; on ne voit pas qu'il ait pris part
à leurs délibérations.
Si Galonné avait pensé qu'il fallait s'emparer des esprits en les
frappant par un acte audacieux, tous ses projets étaient affaiblis par
son caractère et par ses vices. Il n'avait pas remplacé l'appui de
M. de Vergennes par celui des autres ministres, qu'il avait systé-
matiquement délaissés. Il ne les consultait ni sur ses plans, ni
sur ses démarches ; à peine leur lisait-il la veille ce qui devait être
dit le lendemain dans les comités. Piqués d'être mis à l'écart, ils
étaient peu disposés à seconder une besogne à laquelle ils n'avaient
eu aucune part. Les clairVoyans ou les désabusés voyaient sans
frayeur s'avancer l'orage à grands pas. Pour tous les hommes super-
ficiels dont se composait la cour, qu'importaient les réformes pro-
posées, mais aucunement préparées? La chute du ministère était
la chose essentielle. Galonné succombait six semaines après l'ou-
verture de l'assemblée des notables.
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8AÂ BETU ras DEDX MONDES.
Le roi avait envojFé; cheDcher le baron de BrcÉeuiL, qui, en sa^^pa-
lité de secrétaire d'étai au défArteoent de Parô, était chargé^ dei por^
tes les or(fa*e» de disgrâce.. U suppléa Louis XVI de l'en dispenser,
parce qu'il était reconnu pour l'adversaire juré du contrôleur-génô-
raL Le comte de Moalmarin reçut cettemission ei h remplrl. Étourdi
àa premief cou|)i« Caloniie se remît lorsqu'il sut que son suece»-
seudr immédiat désigné n^était pas son ennemi, l'archevêque de Tou^
louse. Ge fut en eflet le? conseiller d'état de Fourqueux. Hontmorin
avait parlé de Necker, mais sans succès. Ih ne se connaissaient pas
encore; la timidité naturelle de Montmorin l'empêcha d'être plus
pressant, et il ne put cette fins vaincre les répugnances du roi. Ge
dernier pensait toujours que n(»mner Necker serait céder la cou-
ronna à son ministre.
Le. lendemain, 13 avril 1787, le comte de Montmoria vint à Paris
nen^lîr une sead>labie mission auprès du garde des sceaux. Lesuisse,
d'après Baduumont, répondit que M. de Miroménit, plongé dans
k douleur da décès de li°^ de Bérutte, sa fille. Dévoyait personne.
Le comte de Montmorin, qui ne savait pas cet événement tout récent,
hésita un instant ; rafin il prit son parti et insista pour voir son ancien
collègue. Il entra et lui offrit d'aberd ses condoléances. M. de Miro-
ménil, par ce début, s'inoAgina qu'il ne s'agissait que d^une visite
d'honnêteté ; et, après ce premier compliment, lui ^t r a Eh bien 1
monsieur te comte, voilà du nouveau, — signifiant par là le renvoi
de: M» de Galonné, dont il était instruit. — Oai, monsieur le garde
des sceaux, mais ce n'est pas tout ; il y a encore ce qui vous con-
cerne, et je me fois une vraie* peine de voub Tannonoer, surtout
éu!» ce moment de dovieur où vous êtes... » — Ebfin, Montmorin
lui fit part des ordres dn roi, et M. de Miroménil n'hésita poiirt à
remettre les sceaux.
Tels furent les débuts du comte de Montmorin au' ministère.
Quelques jour» après, rarebevéque de Toulouse, M. de Brienne,
qui visait depuis longtemps au poste de premier ministre, y parve-
■ait.Uétait chef du ceaseil des finances. Depuis quinze ans, il travail-
lait par le/ crédit des; sttbaktrnesi à se faire estimer de k reine. Ni
assen éclairé pour être philosophe^ ni aesez ferme pour être despote,
admhrant tomr à tour, smvant le mot d'mie femme qui le jugeait
bien, bi conduite dw cardinal de Bichelieu et les principes' des enoy-
dopôdistes, il n'avait guère phis de peidset de sérîeuM qveCatomie.
Quand k» nation» oonmiencent à ôtrâ quelque chose* dans les aflhires
piri)lique9, tous les esprits de sdon sont inférieurs aux circonstances.
Avec mie présomption' aveugle,, l'archevêcpie de Touteuse, devenu
cardinal^ardievôque de Sens^ ne faisait que presser le* covm des
érénemens. Après aivonr mis fin à l'assemblée des nottMes, il entrait
en lutte avec les parlemens. Toute la oonstrtutieii ds royaume était
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JfàI>A]l£ DE BBÈtSMOm. '8l3
changée ; renre^ktremeQt , avait été tranepoité dauB les dKttvilMBdoiis
d'une canr.plénière; «des tiroikbles àdkbuent'daiiB les ^ajs d'éftàt,
en Bretagne et >eii Dauj[dmié. hd cardinal de ftrienne ayant repni-
senlôià llari&4fiÉ0iQalte<giie, dans/ks heumsfdeicrise, on dœtocon"
cenlrer le .pouivrâr afin ideinidraner fias ^derforce, se fidsait iiaU-
lement nommer ftrincipal ^ninistna. «Ge .diangenmt m'avait -conveim
ni à la idignké >des marédMiix ide Quatries «t de .^giar, «a tal-
lègues, ni à lev façon de ipenser, encore moins :à .ht coBsidèra-
dan qu!ils s^étment aaquise. Us taraient eoroyé leur idéaûssàHi.
Jl. defrieime, fcère de l'^avohevâque, ptas fert^n Âotrignes qn'm
lalenSiiniUtaires,anraitilé.apfeléian'défai}lBiiient deila guerre. Urnai
amis du comte de MonimoBin nesiaient oenlement avec im taa mo-
aeily M. de Malesherbee, xenune wnistre d^état^net Je oomte ideJia
LnzerBB, son meveu, çrasd mxtHralîale, >annien gouveneirrides Iles
âon-le^^Veat, frère éd Tévièqaeide ILaagras, et ide l^mnbassadeiïrwâe
JFnaoee aux lÉtate-Dnis, ewoyé en 1788 à Landres. Si 'noos mien-
tiannoBs oea deux ipersonaag^ tc'est que itoes les deua ileivinoeiit
les botes assidus de d'hdtd de la Tue iRhnnet (C«e9t en y dtnantaà
•cèlérdn veptueuK SfaAeslieriMsqité lardâhelbuni lui avait dit : u Si
je faÎB quelque chose de i>ien dus "toiït de temps iqui ^rne issle à
vivra, je smsaftr que votre «ouvenir y «amènera mon âme. n
Le, comte <de La Lamma, maErquÎB ideAeiœeaiHe, aivaât un fila, capH
4aiBedansie8 dietvaiHlégers; loe'fiIsrifDiasaiIaiSGanrde M'^'de Beatt^
ment, yioicire^liarie-ffîraMçiiiBe <de iMoiilmqoiu . Us neaveot «teu fiUaSi
bien jeunes lorsque lanr tante eut ià is'Dooupor (d'elles : l'une, la
marquise de ffloinsc, Kléoédée A itark, le 37 jniHet 1858 ; l'aiflre,
la marquise de Vibraye, snorle an château deîBaaoucbes, en Nimr-
iKiis, le 9 mars 1875. — La faveur du ooiiletde Mooitmoiia iOBt au
cemble. La oamtesaede BeMmont ei^inommée^dsme pour Accom-
pagner iladame^ iemme du oomte de Rrorence; la (vicomtesse de
iLa Luaame «st, en la imème i;ualilé, .attachée à Madame Vidmiie, ,
i€ft \9L^Ga2;eH€ du i dnrvembre 1767mdique «que^^ur ià preadèie
Ifoisi die Uà la quêta De jour (de k ffomaaint, sdans ia chapelle de
Tensailles^ rà la grand'mesae où assistut lafinniUe is)yBle.
Ayant «n fang à la cour, faisaBi de 'phM les homieurs du sdhii
de son père, Pauline de Hontmorin eutbienlât ichoisi se
JBHes fuMit Agnes d'elle.
ijMmSléfraii^aiBe,daBslesttaDéesi7ft7478fi,'ppéaeibtait«^^
etmioiMclèretDutrpaaticaMers^iceB'ikaiwtfliiaieagfa^
HBurope endère était venue ddadrer. La mort les avait f<Miaés l'iip
apniB TaiÉitt. Il y avait phis queia^diffécoMe rde deux légMs eittae
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8i& REVUE DES DEUX MONDES.
la conversation au temps de Louis XY et celle au temps de Louis XVI«
L'&me de la fin du xvm* siècle n'était plus uniquement le plaisir :
une vraie sympathie pour la nature humaine, l'idée de ses droits,
-le désir de son bonheur, le rêve de sa perfectibilité, avaient rem-
placé la passion désintéressée des choses de l'esprit. Le salon de
M"* Necker avait servi de transition. Cette dernière époque, adoucie
par des illusions sans aigreur, avait bien plus de sérieux et presque
de la raideur. Il y a loin de M"^ du Deffand à M""^ de Staël. On cau-
sait partout et de tout. La bourgeoisie avait généralement résisté
aux corruptions; elfe avait conservé les vertus du mariage et de la
famille, tout en s'ouvrant au souffle des novateurs. Elle s'était plue
particulièrement sentie touchée par les effluves des pages entraî-
nantes de Rousseau ; par opposition au vieux monde de l'aristocratie
et de la finance, usé par toutes les jouissances, dévoré par tous les
égolsmes, elle arrivait à la révolution avec des trésors d'enthousiasme.
La noblesse de cour, à l'exception de quelques grands noms,
avait perdu son prestige. Soustraite par les goûts de la jeune reine
à la gène de la représentation, elle portait dans le cœur un levain
qui fermentait à toute occasion. Le baron de Bezenval, qui connais-
sait bien les habitués de Versailles, prétendait qu'il n'y avait là que
des gens de petit esprit et de petits moyens. L'intrigue y faisait et
y défaisait les ministères ; la lutte des deux esprits contraires, lutte
^acharnée sous le dernier règne, se poursuivait sans doute sur cer-
tains points, mais la victoire était assurée à l'égalité. Jusque dans
Tantichambre du roi se tenaient les propos les plus séditieux. Ce
n'était pas seulement dans la grand' chambre du parlement que la
fermentation agitait les tètes, ce n'était pas seulement dans la salle
des Pas-Perdus qu'on était imbu des maximes de l'anéantissement
de l'autorité ; l'esprit général de révolte, le choc des intérêts divers,
avaient produit, au dire des hommes les plus impartiaux, une cari-
cature de guerre civile qui, sans chefs, sans effusion de sang, en
avait pourtant les inconvéniens. Suivant le mot caractéristique du
prince de Ligne, il était aussi à la mode de désobéir sous Louis XYI
que d'obéir sous Louis XIV. La puissante race d'orateurs et de
soldats qui devait étonner l'Europe se formait, silencieusement et
obscurément, en province.
Quelles que fussent les agitations dans le monde des parle-
mentaires et des courtisans, rien n'était enchanteur encore comme
les salons de Paris; la violence de la polémique n'y avait pas rem-
placé l'aménité. La politesse était restée la partie essentielle de
l'éducation française; le respect pour les vieillards maintenait le
règne des convenances sociales. La révolution devait fatalement
rendre le commerce ordinaire de la vie chaque jour plus diffi-
4rile, plus épineux; il allait devenir tantôt aigre et emporté, tantôt
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MADAME DE BEAUMONT. 8A5
réservé et plein de précautions. Néanmoins, tant que les clubs ne
furent pas ouverts et les échafauds dressés, la société parisienne
donna une dernière fois le modèle de cette facile communica-
tion des esprits distingués entre euj, la plus noble jouissance
dont la nature humaine soit capable. Gomme les affaires politiques
étaient encore entre les mains des gens bien élevés, toutes les
grâces de la vieille politesse relevaient les discussions les plus
sérieuses, et Topposition dans les sentimens et dans les intérêts
ne faisait que donner plus de chaleur et d'originalité à la conver-
sation. On n'éprouvait qu'une crainte, celle de ne pas mériter assez
la considération de ceux qui écoutaient, et cette crainte était loin
d'être défavorable au développement des facultés. La mode était
aux théories politiques; « Dussé-je y périr, disait M"'* de Tessé,
j'espère que la Fraâce aura une constitution. » Tout le monde faisait
la sienne; jusqu'à la duchesse de Bourbon, qui en fabriquait une
dont les premiers articles avaient pour but de rendre les hommes
vertueux, de leur assurer le nécessaire pour vivre et surtout de
protéger le peuple contre des besoins factices. Les hardiesses de
langage étaient poussées si loin que, d'Allonville dînant chez le
duc de Brissac , l'ami de la Du Barry, une année avant les états-
généraux, le 6 janvier, en nombreuse et aristocratique compagnie,
le maître de la maison s'écria au moment où l'on servait le gâteau
des rois : « Pourquoi le tirer? nous n'en avons plus. » Il semblait,
dans ces deux ou trois dernières années, que, pressentant sa ruine
définitive, l'ancien régime eût voulu s'éteindre après avoir épuisé
toutes les ivresses de l'esprit.
Si, dans la haute société tout tendait à se niveler, les mœurs
comme les fortunes, les vanités comme les mœurs, la femme résis-
tait la dernière. Elle était devenue incomparablo dans l'art si fran-
çais des riens élégans. Gomme aucune forme autour d'elle n'avait
extérieurement changé, elle était convaincue que, malgré les con-
stitutions nouvelles , tout resterait à la même place. La tyrannie
du ridicule qui caractérisait éminemment ces dernières années
de la monarchie et qui, après avoir poli le goût, finissait par user
les forces, était la seule préoccupation des grandes dames; mal-
gré le relâchement des liens de hiérarchie, elles maintenaient
cependant plus que leurs maris'la différence des conditions sociales.
Que de temps et quelle dépense d'amabilité ne fallait-il pas à
M"^ Necker elle-même pour que toutes les portes lui fussent ouvertes !
Hais une fois qu'on était entré, quel charme! Ces femmes inoublia-
bles avaient une qualité presque aussi attachante que leurs grâces,
elles étaient non pas des savantes, mais des lettrées; leur intelli-
gence sérieuse et cultivée se dilatait dans les plus hautes régions de
l'esprit. Si elles écrivaient moins bien que leurs mères, elles par-
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8A0 BEfUB DES DEUX MONDES*
laîent coaii»sim6Dt.la meilleure iangoe et, aans êtDe a^vètées^-eUeB
jugeaient d'nn ècmî, avec mta iadépeDdanoe et une ftaesse ^pecsMH
nelles, les livres Douveaox, ies raiomméesià la «ode, s'<écÈhattffiuit
pour une page des Oenfèssiêm et .c^nt.à jtmr une ipage ^ Yél-
taine.Si ies^onnci^w faifiaieiit paiifitûs ■wnfirhftiihre dass leur hôl^
lee éaivaÎDS de talent ii'y4ittendaîeat jamais^ ils fe«r dMuièreiit sa
reniaoolie la /oenaaisBance du oorar «de i'bomme^ ub supénew bm.
seM .associé à l'Ardei^ «dôttr de plaire et use feaschise «d'atture qui
D'<exGl«ait jamais la distineti(Hft..Si la oonlBfise de ^imûDille, que
BOUS retrouverons «plus tard, preuttt le 'deuil le jour ^e romwvmF-
saire de la mort -de M*»* «de S^irigné, l'on sût aussi «quelle «estAfille
qui, ayant à choisir un pfécepteur (pour ses J&ls, esîgeaîtd'ahori'
qu'il eût connu J'aoïour. Ce Boot bien les ^deux ofttés duisiëele;
Mémento tfmia ymboù e$^ icomne ^ak .Diderot des qpdi^els ^de
Latour, loù reAdvaient ces Ara^ileB et sup«ômes élégances I
.M°^de Beaumontiappoptait fdans «e mende une âosatiaUe Oiu*io8«fcé
intellectuelle. Ceux quil'cmtinie faisant les bonoeiirs des soirées ide
son père, .ou bien étaat de service à 4a coir, -dépei^oent dans flos
années sa penionne coaune alUant k vivaddéii la tristesse, une spi-
rituelle pétulance à.la mélancolie et une «absence rde fadeur >qui attes-
tait la vigueur saine du dedans. iQIe a'avait pas enoone ce parler
lent que les soufirances devaient lui apporter. Dans le rayonnement
de ses viogt ans, «elle inspirait plus de sympathies <pie de flammes,
et dans ce Aempseù ViXà .disait itout pat oe qu'Ion Acceptait ^tout^ ne»
ae mncontrons sur «elle .aucune médisanoe. Seule, la ^Corretp&nr'
dance secrète mentionne des liaisons intimes deil°'® de Beaumont
avecim aimable abbé. X^lelui «qui eatiainsitdésigné avait été {vésenté
à M. de lUontmorin pair un autne ahbénoa moins ^lèbre, M. da.ïal-
Jeyrand-Périgord; et il devait deux annfter pks tard, lorsde la CÊtede
la fédération, le lA juiUat 17d0, tot servir d'assistaatit Ja «oéléisvatitti
de la .messe du champ de Mars. -C'était «un conseiller clerc A la Ivei-
'âème ichambce des ^enquêtes du jparfeHient de Paris, â^ de tvenle-
^q .ans ik peine, fort ambitieux ^ reimiaai, lancé de bonne Jieuive
par réûonomiste nanchaud dans l'étude des scîeaiCBS. politiques .et
financières. On TappelaitrabbélAMÛs en Attendant qu*Udevlnt baroOi
tU était Ares avant dansla^sonfiancedeiL de Montmorin.-fiommerabhé
possédait dt un liaut degré Avec une Xorte éducation .ecdésiasliftte
l'esprit d'#bservation,oamne il ôttttl'^xti.d'Adriea DiJtport,8on ool-
U)gve an parlement, iU'i^ait affitié.à uae société irès loonnue, ih
société des Trente, quiiadevanoé parsespv^tslaI)édaration dns
droilsde l'honune. Saas £ortune,il tténageait avec iSoinaes .amitiés,
m fysant des iMrcÉectottrsdims Joos les partis at professant cqp«^
dant la /plus rigoureuse fidélité diDS jbos liaisons, ik Mattattt laieatt-
twp de suite dans cotte mniépo d'agir, -écrivait La 4tarck: ^n
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MADAME DE BEAU1«)NT. 9StT
osmte de* Mercy-Argentesa, fl' est parvmnr k se^ fm^ regarder par
1er partis opposés comme xm biniine* d'une discrétion et d'une
sAreté- à toate' épreorei Dans ce moment, par exempie^ ii est à k
fois Tami intime de l'abbé de MontesquioH e« de Duport, apà se-
baissent cordialement, et itteurhispirs à l'nn et à l'antre vne égale
confianoe. Trompe44{< Fnn et Tantpef Non, maisit a des besoins et
«r but, et dane* son- propre intépM il est fidèle à tous< les deux. »
On ne saurait mieur dire. Le comte de ILa Marck voyait atora*
Tabbé Louis fréquemment. Les rapports^ se multiplièrent quand< il
connut ceu?E de Miraiieau avec Montnerin'. Ghargé d'abord d'une
mission auprès de Joseph H, Tabbé Louis fut en même temps^prié
p«r la reine, en avril i791, de porter à T^ienne une cassetle-CGntesaDt
ses diamans. A son retour d'Autriche, Montmorin l'avait nommé
mknstre de France en Danenmrck; mais it ne* put même pas se
rendre à son poste* et il émigra en Angleterre. M*» de- Beaumont,
après le 18< brumaire, le retrouva à Paris; il' était parvenu, grâce
au' général Sncbet, à obtenir la direction de* la comptabilité au mi-
nistère de la guerre. Une parole de M°^ de Beaumont nous édaire
plus sur la nature de leurs relations durant le ministère de M. de
Montmorin quetoutes^les correspondanœs anonymes, (r Avez>-vous
W Louis ? demandlôt un jom- en 1S92 M'. Mdlé èms le'salon de la
me Neuve-du^Luxembourg. — 11 a sa fcutune à refinfe^ » se con-
tenta de répondre en souriant M°^ de Beaumont. Personne n^ignore
ce que la destinée' réservait à Tbabileté et à la science fmandére de
U. Louis. En attendant les événemens, il était un des familiers de
r&Otel Montmorin et n'était alers qu'obséquieux et empressé.
Les vrais amis de- Pauline de Beaumont, en^ ce temps-là, furent
François de Pange et les Trudaine. Par eux, elle connuf successive*-
ment Suard, M""* de Krudner, André Ghénier, jusqu'à ce que
H. Neiger étmt devenu le eoHègue de son père, elle s'approcha de
la brillante ambassadrice de Suède, 1^ de Staél.
rv.
I) n'y eut jamais en France, si ce n'est à la fin- de la restauration,
une plus forte génération), d'une éckication phis accomplie, d'nose
intelligence plus mûre et mieunr préparée* à de grands événemens^
qve cette génération déjeunes gens appartenant aux familles par-
lementaires, à l'armée, à b finance, à la haute bourgeoisie et; attei-
gnant à^ peine trente ans en 178^. Au- premier- rang de cette [pha»*
lanige, marcbaient Fran^îs de Pangeetdeux conseiltos avparlement
de vingt-six à vingt-huit ans* &- peine, qu'on appeiattà Paris, a« dire
dslfeniier, les aimables et généreux Tmdiâne, Hospitaliers dans
leur somptueux hôtel de la place Louis XV, possessemnr presque
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8i8 REVUE DES DE0X MONDES.
aux portes de Paris de cette belle terre de Montigny, connue par
tous les philosophes du xym* siècle, ils ne faisaient que continuer,
en protégeant les lettres et les arts, les traditions de leur père et
surtout de leur illustre ueul.
Leur arriëre-grand-përe, successivement intendant de Lyon, de
Dijon, et conseiller d'état, beau-frère du chancelier Voisin, d'une
probité rigide, honoré de la confiance de Louis XIY, s'était marié,
en 1700, avec M^* de La Sablière, petite fille de l'amie de La Fon-
taine. Il avait eu de son mariage cinq enfans, dont un seul survé-
cut. Ce fils, qui porta très haut le nom de la famille, était conseiller
au parlement à vingt-un ans. Sur les instances du cardinal Fleury et
de d'Âguesseau, il acheta une charge de maître des requêtes et
fut nommé intendant d'Auvergne. Il y resta cinq années, et ce fut
dans ses nouvelles fonctions que ses talens commencèrent à se déve-
lopper. U avait à peine trente ans. L'Auvergne lui doit les routes
entre la plaine et la montagne. Nul doute qu'à cette époque n'aient
commencé les relations affectueuses avec les Montmorin, seigneurs
influons de la province.
En 173A, le cardinal Fleury lui proposa la charge d'intendant des
finances avec le département du domaine; mais il n'eut une véritable
occasion de faire connaître et la fermeté de son caractère et l'étendue
de ses lumières que lorsque le contrôleur-général Orry lui confia
la direction des ponts et chaussées. Trudaine conduisit ce départe-
ment pendant trente ans. Par l'étendue de ses projets, par la suite
qu'il mit dans les détails et l'économie avec laquelle il duîgea les
travaux, il sut, a dit Gondorcet, mériter l'estime de la nation. Enfin
le roi Tobligea de se charger aussi de la direction du commerce
lorsque le titulaire, M. Rouillé, fut appelé aux fonctions de secré-
taire d'état de la marine.
L'industrie nationale, particulièrement celle de l'ameublement
sous toutes ses formes, prenait en France un essor considérable.
Les idées économiques s'éveillaient ; l'école des physiocrates gran-
dissait en influence et semait des idées. M. de Trudaine était porté
vers les doctrines de liberté commerciale; lié avec M. de Machault,
il s'inspirait des vues originales et vigoureuses de cet éminent esprit*
Tout autre eût été écrasé par un travail surhumain ; il y suffisait en
allant se reposer fréquemment à Montigny, y donnant l'hospitalité
à toutes les célébrités à la mode, éUnt l'ami à la fois de M"""" Du
Deffand et de M°»« Geoffrin et correspondant de Voluire. Les Mé-
moires de l'abbé Morellet abondent en détails pleins d'intérêt sur
ce grand-père des deux jeunes amis de M*^ de Beaumont. Mais rien
ne vaut le témoignage du patriarche de Femey. U écrivait le 15 jan-
vier 1761 à M"»* Du Deffand : « M. de Trudaine ne sait ce qu'il dit
quand il prétend que je me porte bien ; mais en vérité c'est la seule
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MADAME DB BEAUMONT. U9
chose sur laquelle il se trompe; je n'ai jamais comiu d'esprit plus
juste et plus aimable ; je suis enchanté qu'il soit de votre cour et je
voudrais qu'on ne vous l'enlev&t que pour le faire mon intendant,
car j'ai grand besoin d'un intendant qui m'aime. »
Au moment de mourir, son fils, dans l'excès de i'afiliction, rece-
vant ses derniers adieux, crut devoir l'informer de l'intérêt universel
qu'on lui avait marqué sur son état, de l'estime et de la considération
dont il jouissait. M. de Trudaine l'écoutait avec une douce satisfac-
tion peinte dans ses yeux ; ensuite le regardant avec attendrisse-
ment : « KhbienI mon ami, lui dit-il, je te lègue tout cela. » U avait
été élu en 17AS de l'Académie des sciences. Il avait, en 175i, donné
sa démission pour que son fils le remplaçât; mais le roi, du con-
sentement de l'Académie elle-même, permit au père d'y conserver
séance et voix délibérative.
C'est ce Trudaine à qui Louis XY avait accordé la survivance des
charges et titres paternels, qui est plus particulièrement connu au
xvni® siècle sous le nom de Montigny. U était né en 1733 à Clermont-
Ferrand, pendant que Daniel Trudaine était intendant de la province.
Glairault avait été son maître de mathématiques et de physique; il
était donc préparé par une forte et complète éducation quand il entra
au conseil des finances et à celui du commerce. Il pria le roi de lui
permettre de ne pas toucher les appointemens de sa place. « On me
demande si rarement de pareilles grâces, répondit Louis XY, que,
pour la singularité du fait, je ne veux pas vous refuser. » Il était des
samedis de M"""" du Defiand, s'était pris d'une belle passion pour Dide-
rot; enfin il allait à Chanteloup. a Je soupais hier avec M. de Montigny
(17 juillet 1767), écrivait l'amie d'Horace Walpole à la duchesse de
Ghoiseul. Il me demanda si vous étiez contente des soins et de
l'empressement qu'il avait pour les choses qui pouvaient vous être
agréables. Je fus prise un jour au dépourvu. Je suis comme feu
Nolé, je n'ai pas de monde, c'est-à-dire pas de présence d'esprit,
pas d'à-propos. Je lui dis seulement que nous avions parlé plu-
sieurs fois de lui, que vous l'estimiez infiniment. Il enfila votre
éloge, me dit tout le bien que vous faisiez à Chanteloup;.. c'est un
homme bon, vrai et simple, fort occupé de faire le bien, point
ambitieux et qui, à ce qu'on dit, a beaucoup de capacité. Je vous
ai dit que je lui avais de l'obligation. C'est le moyen de m' acquit-
ter envers lui, si vous voulez bien lui faire entendre que vous lui
en savez gré et que vous partagez ma reconnaissance. » — « J'aime
M. de Montigny à la folie, répondait la duchesse de Choiseul ; je ne
vous en ai pas parlé, parce que je ne parle pas de mes afiaires;
mais je voudrais qu'il pût lui revenir de toutes parts combien je
suis sensible à toutes ses honnêtetés pour moi. » M°^ du Deffand,
TOME LfU. — 1883. 54
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850 REYCE DBS DEUX MONDBS«
très jalouse de ses amitiés à travers ses habituelles sécheresscfij
oomptidt sur ses doigts les vvais fidèles de Chanteloup, -et garantis-
sait dans une autre lettre Trudaine de Montîgny coBune étaot du
nombre des croyais* U en foumiit me preuve écîalante enconsen-
tant à donner devant ce monde choisi lecture d'«me 'Ceonédid en
trois actes intitulée le Mouœ puni. Il Tavatt composée à l'Age de
vingt^sbc ans, et la pièce a^ait & son apparition fait du iiruit. GoUi^
dans son journal (mars 176&), n'avi^itil pas écrit.: « Je regarde
cette pièce faite à cet âge comme un pbédaomène et un miracle.
Tous les caraiotères en «ont dans la mature, finemeDft'et profondément
aperçus. Le dialogue est d'un caractère et d'une vérité que MeUàpe
lui-même ne désavouerait pas. L'intrigue est bien liée, les scènes
bien •enohatnées et filées avec un art admirable. Si M. de Montigny
n'avait pas une place distinguée et des oceupstioas aéneuses etqu*à
eût été dans le cas de se livrer tout entier à faire des comédieSi
j'ose dire qu'il aurait eu un rang bien proche de celui de MoUène,
s'il w lui eût pas disputé le siôn quelquefois* j» Il est vrai que
Collé corrigea pbts tard tcet éloge, craignant avec juste raison
d'avoir porté trop loin son enthousiasme, mais insistant encore Bcr
le taient que cette comédie déoelait.
Étant ainsi doué, Trudaine de Montigny réumt facilemet^ autour
de lui un sakm. U y fut aidé par sa femnae. M""" de Fourqueuz,
fille du conseiller d'état, un instant contrôleur-général des finances
avant le second ministère de Neoker. M*^ Trudaine avait de l'esprit,
du goftt, un grand fonds de sensibilité, avec un peu d'afiectation;
elle se livrait aisément et souvent avait été dupe de son excellente
nature. Elle avait tous les soins imaginables |^ur i^endre sa mai-
son agréable et y attirer la meilleure compagnie de Paris. Deatx
grands dîners par semaine et un souper tous les soirs lui assuraient
«ne société mléressante. Gentilsfaottunes, gens de letires, la robe
et la finance, tous s'y trouvaient rapprochés par la politesse et le
taient. Quoique gracieuse, la maîtresse du logis parlait peu; eUa
swaît écouter. D'une santé délicate, couchée sur un can<4)é, elle
recevait une révérence, un compliment de la foule qui entrait, et
ht laissait toute liberté. Chacun s'empressait de s'informer des nou-
velles du jour^ de la question qui agitait tout Paris, puis ssrtut
comme d'un cercle. Il arrivait même que M""" de Montigny fût obli-
gée de garder la chambre. Sa maison n'en restait pas moins ouverte;
on venait y sonper et l'on s'en retournait sans l'avoir vue. « U y a
dis ans, s'écriait un jour devant un de ses familiers la pauvre
femne, emwyée enfin d'être la victime de sa complaisance et do
•es aménités, il y a dix ans que je prends bien de la peine pour
rendre ma maison agréable et me fak*e des amis; aux égards et à
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MADAMfi DB BEAUHOyr. 8S1
l'intérêt qu'on fait voir pour moi, voyez comme j*aî bien réussi. »
Voilà où conduisaient la représentation à outrance et le vide de la
mondanité poussée à l'excès!
Engouée de YÊmile^ dont elle sentait les beautés, M°^ de Moti»
ttgny était parvenue, à force de cajoleries, à apprivoiser la misat»^
Chropie de Rousseau et à l'attirer chez elle; il y venait dtner,
mais en petit comité. Morellet était un jour du nombre des con^
vives. Voilà Rousseau qui devient sérieux et froid et lui tourna te
dos. 11 s'était imaginé que Morellet avait écrit pour l'archevêque de
Toulouse, parlant au nom de l'assemblée du clergé, une instrue^
tion pastorale où il était fort mal traité. Vainement Tabbé, instruit
de la cause de Tirritation, fournit dans l'entrevue suivante des déné-
gations positives; Rousseau s'excusa, se rétracta même, mais rim*
pression reçue ne s'effaça point, et M"® IVndaine de Montigny ne
le revit plus.
Le mattre de la maison, qu'on désignait familièrement sous le
sobriquet de garçon philosophe, était, à cause de ses relations, tnu
cassé par le premier ministre. Il n'y avait pas de déboire qu'on ne
lui fit essuyer pour le forcer à quitter le département des finances.
Les Mémoires d'Âugeard nous apprennent par quel procédé Tni«-
daine de Montigny reconquit les faveurs du duc d'Aiguillon» Après
avoir été son ennemi, il le porta à la plus haute estime et engagea
même le roi et toute la cour à assister à l'inaugyratioa du pont de
Neuiily pour faire honneur à la famille Trudaine. Deux événement
qui eurent a\ors du retentissement ne contribuèrent pas moins à
le populariser dans le parti des philosophes et des économistes.
Associé aux idées de Turgot, convaincu que pour le développe»
ment de la richesse nationale le moment était venu de briser les
douanes provinciales, dépassant son siècle par la conoeptîoD de la
liberté commerciale, Trudaine de Montigny utilisait la plome de
Morellet, qu'il avait attaché à son cabinet. L'introduction et l'usage
des toii^ étrangères étaient prohibés sous les peines les plus se-
Tères. On inquiétait les citoyens jusque dans la capitale par des
visites domiciliaires ; on dépouillait les femmes à l'entrée des villes.
Toutes les tyrannies fiscales étaient employées pour «Hipêeher
ce genre d'industrie importée de s'établir. On envoyait nombre
^fhommes aux galères pour une pièce de toile. Les fabricant; et les
chambres de commerce du royaume avaient presque tous voté
contre la liberté. Trudaine de Montigny fit publier par Fabbd Vkh
Tfkïei une brochure intitulée ; Avantages de ta fabrication et de
f usage des toiles peintes en France^ et put obtenir un arrêt Avo^
raMe du conseil. En 1702, avait paru le mémoire sur son projet
favinit le reculement des barritoes et Fabolition des droits inté-
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852 REYUE DES DEUX MONDES.
rieurs. L'affaire ne put pas être jugée, il fallut la main puissante de
la Constituante pour la trancher. Mais Tédit de 1764 sur la libre
exportation des blés fut Tacte mémorable du ministère de M. de
Montigny . Les meilleures raisons ne purent cependant tenir devant les
étincelans Dialogues de l'abbé Galiani. On sait quel en fut le succès :
les femmes du monde se les disputaient, conmie les petites lettres^ un
siècle auparavant. La verve spirituelle avait tout entraîné et tout
gagné jusqu'à YoltairOi qui écrivait à d'Ârgental : « 0 le plaisant
homme I ô le diable de corps I On n'a jamais eu plus gatment rai-
son. Cet homme-1^ ferait rire la grand'diambre ; mais je ne sais s'il
viendrait à bout de Finstruire. » Vainement Morellet obéit-il à l'invi-
tation de réfuter les Dialogues; il avait suffi aux rieurs de l'entendre
surnommer l'abbé Panurge pour lui donner tort; que pouvait un gros
livre de didactique contre ces flèches légères, acérées et vibrantes?
M. de Montigny avait été plus heureux dans l'aide qu'il avait
prêtée à l'ai&anchissement du pays de Gex anéanti sous le poids
d'impôts écrasans. Voltaire avait demandé à Turgot que les mar-
chandises y arrivassent de Marseille avec la même exemption de
droits dont jouissait Genève. Trudaine de Montigny voulait faire
mieux encore; il pensait que les impôts établis sur la consomma-
tion et le commerce étaient contraires aux intérêts de la nation ; il
désirait trouver une province où il put faire un essai de ses prin-
cipes. Il avait vu le pays de Gex en allant à Femey et il avait pro-
posé à Voltaire une contribution unique établie du consentement
des habitans et remplaçant la multiplicité des taxes. « Mes petits
enfans, répondait le patriarche, s'assembleront lundi 11 décembre;
je m'y trouverai, moi qui n'y vais jamais. J'y verrai quelques curés
qui représentent le premier ordre de laFranceet qui regardent comme
un péché mortell'assujetissement de payer 30,000 francs à la ferme
générale. Us auront beau dire que les publicains sont maudits dans
l'évangile. Je leur dirai qu'il faut vous bénir et que vous êtes le maître
auquel les publicains et eux doivent obéissance. Je leur remontrerai
qu'il faut accepter votre édit purement et simplement, comme on
acceptait la bulle. » La réforme réussit en efiet. Par une conséquence
des mêmes principes, Trudaine pensait que plus une denrée est
nécessaire et le besoin de cettedenrée général et pressant, plus aussi
le commerce en doit être libre. Il ne put réussir à convaincre les
intérêts peu éclairés de son temps. S'il eût vécu jusqu'en 89, il eût
augmenté le groupe des Meunier, des Malouet, des Montmorin ; il
les eût suivis dans leur dévoûment et dans leur résistance. La mort
frappa M. de Trudaine encore jeune. Lorsqu'on 1787 la place d'in-
tendant des finances fut supprimée, il s'était retiré dans sa cam-
pagne de Montigny, sans accepter le poste de contrôleur-général
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MADAlfB DE BEAUMONT. 86S
qu'on lui ofirait. Il y faisait jouer la comédie. H^ Clairon y était
venue déclamer le songe d'Athalie et le rôle de Viriate dans Sert(H
rius^ qu'on disait être son triomphe. Dans une lettre à M"* de Choî-
seul, la marquise du Deffand raconte comment H. de Trudaine
fut enlevé à l'affection des siens : a Yous serez bien surprise en
apprenant la mort de M. de Trudaine, elle a été aussi imprévue
et aussi prompte que celle de la maréchale de Fitz-James. Lundi,
il se portait comme à son ordinaire; depuis quelque temps, il se
plaignait de sentir une barre dans l'estomac, il prenait du lait de
chèvre qui ne passait pas bien. Le mardi, il alla se promener en
voiture. Il en descendit, voulant faire quelques tours à pied. Se
trouvant trop faible, il fit peu de chemin et remonta en carrosse.
A peine y fut-i! entré qu'il tomba sans connaissance sur ceux qui
étaient avec lui. On le ramena bien vite, on le fit saigner. Le sang
vint bien et soudain il mourut. Je ne sais quelles gens étaient avec
lui. » Ces gens étaient M"^ de Saint-Maur, qui n'avait, racontent les
mauvaises langues, que l'esprit qu'on lui prétait, M"^ la présidente
Belot des Mesniëres et M. Saurin. « Je vous sais bien gré, écrivait
Voltaire à la vieille aveugle, de regretter H. de Trudaine ; c'était le
seul homme d'état sur qui je pouvais compter. » Il n'y avait en
France aucun parti qui n'en parlât avec vénération. Deux fils lui
survécurent, tous les deux d'une rare distinction et d'un caractère
plus rare encore. L'atné avait, comme son père, pris le nom de
Montigny; le second, celui de leur aïeule. H""* de La Sablière. Us
avaient l'un pour l'autre l'affection la plus touchante et ne voulu-
rent jamais se quitter. Aussi le plus âgé seul se maria ; il épousa
M"* de Courbeton. Le plus jeune, mieux doué, était poète et musi-
cien ; tous les deux n'avaient pas dépassé l'âge des illusions quand
la révolution éclata. Ils siégeaient à la chambre des enquêtes du
parlement et remplissaient avec honneur les devoirs de leur charge.
Us étaient heureux de vivre et ils croyaient à la bonté des hoDunes I
Y.
Ce fut le chevalier François de Pange qui présenta les frères Tru-
daine à M"* de Beaumont. Us devinrent les habitués de son cercle
intime; ils initièrent cette âme ardente et déjà attristée au culte des
lettres. François de Pange avait beaucoup fait pour l'ouvrir; sa
parenté lui avait donné des droits. Us étaient, en effet, cousins par
aUiance. A défaut d'alliance, ils étaient attirés par des affinités de
nature. Leur santé était extrêmement délicate et donnait au son
de leur voix l'émotion fréquente que leur cœur recevait des événe-
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864 RETUE DES DEUX MONlttS»
mens considérables qui se passaient sous leurs yeux. François de
Pang& était l'un des esprits les plus courageux, les plus éclairés^
les plus polis parmi cette société d'élite» U avait dans les manières
el dans le langage cette finesse et cette gsâce qui prouvent à la fois
rhabituàe des affiecticœs douces et celle des idées précises. U ne
disait, suivant le nx)t de Bœderer, que des choses dignes d'être
ôerites et il n'écrivaît que des choses dignes d'être faites. 11 avait
vingt-trois ans en 1787, et déjà, à l'ingénuité et à l'exquise sensi*^
bilité de son âme, il joignait un savoir étendu et la maturité du
jugement. U était tout entier de son époque par son optimisme
généreux. C'était déjà l'homme qui, après avoir ùiX partie de la
Société de 1789 et du club des FeuiUans, devait être le collabo-
rateur du Journal de Paris et livrer, avec quelques écrivains intré-
pides, du mois de janvier au mois d*août 1792, des batailles déses-
pérêes, dont leur vie était tous les matins l'enjeu, poin* la défense
des lois et des libertés publiques.
Avec de tels dons, une si grande hauteur de cœur, il ne faut pas
s*étonner de son influence sur des jeunes gens enthousiastes qui
oroyaient que la révolution était grosse des destinées du monde.
Par sa sagesse, par son tempérament à la Vauvenargues, de Pange
a'en détachait et restait lui-même. S'il n'avait eu, comme tous les
hommes de cette fin du xviir siècle, une passion profonde que
ses amis respectaient, nul doute qu'une sympathie plus intime ne
Teût uni à M°''' de Beaumont. 11 la voyait tous les jours, il l'accom-
pagnait daos le monde, ils aimaient les mêmes choses; mais Fran-
çoîs de Pange avait pour une autre de ses coueines. M*** Louise
Mègret de Serilly, une affection partagée que le tribunal révolu-
tionnaire faillit à jamais briser, mais qui se renoua après thermidor
et trouva enfin dans une union trop courte de suprêmes félicités.
C'était d'elle que parlait André Ghénier lorsque, enviant à son ami,
« nourri du lait secret des antiques doctrines, un bien modique et
sûr qui fait la liberté, » il rappelle ses rêves, ses goûts de solitude
et des bois,
Le banquet des amis et quelquefois, les soirs,
Lb baiser jeune et frais d*ane blanche aux yeux noirs.
C'est André Ghénier qui fut en effet le chantre de ce monde élégant,
voluptueux, instruit, distingué, ouvert à toutes les idées et à toutes
les passions généreuses. Qu'on relise les élégies et les épttres à
côté de Camille et de Fanny, les noms de François de Pange el de
fum frère Abel, les noms des deux Trudaine sont toujours dans sa
bouche» t Ce sont les confidens de ses jeunes mystères» »
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^sK^^OÊmgmmmÊsmÊ&ÊSSSSgSÊS
KADAHE DE lEAUlfONT. SSfe
Ibavaientété élevés ensemble an collège de Navarre; leursvacanoes
se passaient sous les ombrages de Montigny; là, François de Pange
avait essayé de rimar: « Ta naquis rossignol, » lui disait Gbénier;
mais il avait été trop tôt fugitif des (c neuf sœurs; » « de son corar
presque enfant la mûre expérience » l'entratnait vers Thistoire; il
n'était pas, comme ses aimables compagnons, des soupers de La
Reynière et de Lycoris; le désir du savoir, la passion de Funiver-
saHté, le consumaient» Aucun ami cependant ne prétait une oreille
plus attentive et plus cbarmée aux vers d'André; personne aussi
n'avdt mieux compris ce qu'il y avait de viril dans cette âme à la
fois tendre et romaine. <c L'amicale douceur de leurs chers entre-
tiens » ne fut jamais remplacée; aussi le poète a-t-il attaché son
nom chéri, dans le livre de la postérité, avec un clou d'or.
Lorsque les dures nécessités de la vie , son pesant esclavage,
forcèrent André Ghénier à entrer dans la carrière diplomatique,
ce fut M"^ de Beaumont qui le recommanda à son père. M. de
Hontmorin rattacha à l'ambassade d'Angleterre. On sait quels liens
étroits unissaient la famille du ministre des afiaires étrangères à
celle des La Luzerne. L'ambassadeur de France à Londres était l'oncle
de Victoire de Montmorin, qui avait épousé le fils du ministre de la
marine.
Pendant les deux années de séjour de Ghénier en Angleterre, les
rdations mondaines de M"*® de Beaumont s'étendirent en dehors
de son premier cercle. L'entrée de Necker au ministère en 1778
facilita cette transformation. G'est de cette époque que datent les
rapports affectueux avec W^ de Staôl. Tout entière alors à ses
devoirs d'ambassadrice, elle avait accepté la tâche de rendre «n
compte exact et régulier de ce qui se passait à la cour. — Elle
avait déjà un salon à elle, où, bien avant Benjamin Constant, M. de
Guibert régnait, puis le comte Louis de Narbonne. Frappée de
l'intelUgence de M*^ de Beaumont, du sérieux et de la sûreté
de son commerce, elle aimait à consulter son goût délicat sur
ses premières producdons. Par sa verve raisonneuse et expan-
sive , par son éducation protestante et genevoise , elle brisait le
cadre de l'ancien monde. Elle était déjà une moderne. La sociétâ
française lui paraissait à de certains égards trop civilisée ; elle
était étonnée de voir la vanité occuper seule toutes les places,
l'homme ne vivre que pour fîûre effist autour de lui, pour exciter
Tenvie qu'il ressentait à son tour. « Ge besoin de réussir, comme
elle l'a écrit, cette crainte de déplaire altérait, exagérait souvent
les vrais principes du goût. Chaque jour, on mettait plus de sub-
tittté dans les règles de la politesse. L'aisance des manières exisr
tait sans l'abandon des sentimens; la politesse classait au lieu de
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856 RETUE DES DEUX MONDES.
réunir. Il fallait et parler et se taire comme les autres, connaître les
usages pour ne rien inventer, ne rien hasarder; et c'était en imitant
longtemps les manières reçues qu'on acquérait enfin le droit de
prétendre à une réputation. » Elle faisait donc une révolution dans
la conversation. En même temps s'opérait une révolution dans l'art
de vivre. On commençait à pérorer plus qu'à causer, et des divisions
qui ne s'étaient jamais produites allaient enlever à la France cet art
particulier, composé de sous-entendus, de nuances et de quiétude.
Appelée à vivre aux confins de deux mondes séparés en quelques
mois par un abîme, M"^® de Beaumont écoutait tout; elle n'était
indifférente à rien. M. Suard, qui l'avait rencontrée, l'avait jugée
aussi spirituelle qu'aimable, François de Pange , un des habitués
de la maison, l'avait présentée, et l'on mit plus que de l'empres-
sèment à l'y recevoir. Elle s'y plut beaucoup, et son esprit prompt
et solide formait un saisissant contraste avec son enveloppe mala-
dive. C'est alors que Rulhière fit graver pour elle un cachet qui
représentait un chêne avec cette devise : « Un souffle m'agite et
rien ne m'ébranle. » Plus tard, durant sa lente agonie, elle avait
adopté un cachet égyptien en caractères arabes, avec cette inscrip-
tion : « Sa puissance ne saurait subir ni destruction ni diminu-
tion. » Voulait-elle parler de Dieu? voulait-elle, au contraire, par-
ler d'une affection qui alors l'absorbait tout entière?
Le besoin d'admirer l'entrainait vers les lettres et les philosophes,
et, s'il est vrai que ce besoin soit chez certaines femmes une altéra-
tion du désir d'aimer, combien cette âme était riche de sentimens
comprimés I Une jeune étrangère à la mode et qui n'avait pas encore
écrit Valérie^ M°^** de Krudner, désira se lier avec elle. Abandonnée
de son mari, qui avait quitté la France sans dire à sa femme où il
allait. M"* de Krûdner, âgée alors de vingt-huit ans, avait eu pour
H. Suard une ardente passion. Chaque année, elle allait passer un
mois dans un village où sa sœur était religieuse. Pour ne pas s'en
séparer, elle se faisait presque religieuse elle-même ; pendant ces
quelques jours de retraite, elle écrivait àH. Suard : « Je ne manque
jamais de suivre ma sœur au chœur et aux offices ; je me prosterne
avec elle au pied des autels, et je dis: Mon Dieu, qui m'avez donné
ma sœur et mon amant, je vous aime et je vous adore I »
Cette étrange et mystique personne fit naître chez M"^* de Beau-
mont le désir de connaître la comtesse d'Albany. Elle s'était installée
à Paris à la fin de l'année 1787 et s'était mise en relation avec toute
l'aristocratie. La veuve de Charles-Edouard était venue assister aux
derniers beaux jours de la vieille France et lui présenter Victor
Alfieri. Autant par curiosité que par sympathie, le grand monde
affluait dans leur hôtel de la rue de Bourgogne ; et W^ de Beau-
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MADAME DB B£AUMONT. 857
iQOiit était présente le soir où Beanmardiais yint lire son drame la
Mère coupable. André Gbénier, qui était revenu de Londres, plus
mélancolique que jamais, blessé par les mœurs anglaises, mais ayant
afiermi ses convictions libérales, André Gbénier accompagnait ce
jour-là, avec François de Pange, la fille de H. de Hontmorin. Une
note trouvée dans les papiers de Beaumarchais nous apprend qu'il
fut touché des critiques et des louanges de ces juges plus fins et
plus délicats, s'ils n'avaient pas autant d'esprit que lui.
Les derniers momens de bonheur, les amis les passèrent le plus
possible les uns près des autres. Les frères Trudaine avaient quitté
leur somptueux hôtel de la place Louis XY, dès qu'elle avait été tachée
par les premières gouttes de sang. Us s'étaient retirés à Montigny.
André Chénier collaborait au journal de la Société de 89, au Jfoni-
teur et au Journal de Paris ; avant que toutes ses illusions politi-
ques fussent déçues, avant qu'il fût à jamais écœuré par les hommes
et par les choses, il se reprenait encore à aimer. M"^* de Beaumont
l'avait introduit chez M"^ Pourrat, l'amie intime des La Luzerne.
Remarquable par sa beauté autant que par sa bonté, par la pureté
de son goût autant que par la générosité de ses sentimens, mariée
à un opulent banquier qui dirigeait la Compagnie des eaux, mère de
deux filles qui inspirèrent de profondes afiections à des cœurs dignes
d'elles, M*^ Pourrat possédait à Luciennes, aux portes de Versailles,
une propriété où M*** de Beaumont venait passer les heures qu'elle
pouvait enlèvera sa sollicitude filiale. La seconde fille de H°^* Pour-
rat, la baronne Lecoulteux de Canteleu, plus jolie mais moins bril-
lante et moins pétillante d'esprit que sa sœur atnée. M*"* la baronne
Hocquart, devenait une des muses d'André Gbénier, en même
temps que M** Hocquart inspirait au jeune de Montmorin un atta-
chement insensé. Le pauvre garçon avait vingt-deux ans à peine,
lorsque le tribunal révolutionnaire le condamna. Nous raconterons
cette lugubre histoire. 11 marcha à l'échafaud, dressé en face de l'hétel
Trudaine, en tenant attaché sur ses lèvres un ruban bleu qui avait
enlacé la taille de celle qu'il avait silencieusement aimée, comme
Aubiac allait à la potence, dit Chateaubriand, en baisant un petit
manchon de velours qui lui restait des bienfaits de Marguerite de
Valois.
Avant ces heures néfastes qui sonnèrent trop vite, H*** de Beau-
mont, toute à ses amitiés avec les beaux esprits, rencontrait encore
à Luciennes un homme d'ime conversation riche et variée, très
supérieur à ce qu'il a écrit, Rioufie. Rien de plaisant, de piquant
et quelquefois même de profond comme ce qu'il racontait. Si Riouffe
eût été moins paresseux, mais il l'était avec délices, il eût acquis^,
d'après le témoignage de ses contemporains, une réputation aussi
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86S BEYUB DES DEDX MONDES.
brillante que durable. La correspoodaDce de Jottbeit nous doimeim
«lactemeot l'impression qae firent sur son amie et sur lui les
Mémoires d'un détenu^ dès qu'ils parurent.
C'est dans les soirées de mai et de juin 1791, soirées de printenq»
eà passa comme une fée 1^ Gouy d'Arsy» en laissant une trace
dans le cœur mobile d'André Ghènier, que l'amitié s'établit jAw
grande entre lui et M"^ de Beaumont. Confidente de ses capricieuses
amours, elle pouvait prêter une ordlle plus attentive et plus déta*
diée à la lecture des troublantes élégies dont la composition remonte
surtout à cette date. André lui prétait ses manuscrits, il permettait
même de copier ce qui lui plaisait. Grâce à cc^e communication,
elle put, en 1801, réciter des pièces entières à Chateaubriand, dans
leur douce retraite de Savigny-sur-Orge ; elle savait par cœur MyrtOy
la Jeune Tarentiney et Néère^ et ce fragment d'une suavité péné
trante:
Accours, jeone Ghromis; je Cftime et Je snia belle;
et cette pièce d'une désespérance si complète, qui mrâchait des
larmes à de beaux yeux :
O Déceasité dore, 6 pesant esdarage, etc*
Mous aimons à nous représenter ces derniers Athéniens, dans les
jardins de Lucienoes, un de ces jours printaniers baignés de lumière
et comme pénétrés d'un souille de Grèce, heureux encore, parce
que les âmes restaient malgré les événemens pleines de confiance
en l'avenir; nous aurions essayé d'en retracer le souvenir qui s'est
prolongé presque jusqu'à nous, si nous ne trouvions dans un livre
oublié et de la bouche même d'un auditeur le récit d'une de ces
conversations qui en apprennent plus que bien des livres.
C'était deux ans auparavant, dans une réunion, chez M. Suard« La
compagnie était nombreuse et de tout état; ceux que nous connais-
sons maintenant étaient là, Abel et François de Paoge, Uarie-Joseph
Chénier, Riouffe, l'abbé Morellet, Trudaine de Montigny, qui venait
de commander à David son tableau la Mort de Socrate^ Trudaine
de La Sablière, qui sous ce titre, le Fédéraliste^ traduisait les écrits
parus en Amérique en faveur de la constitution proposée au con-
grès, Alfieri, la comtesse d'Albany, M'^'' Pomrat, M""*"' Hocquart
et Le Goutteux de Canteleu, M'°® de StaëU M'"' àe Beaumont. On
causait des états-généraux» lorsque le marquis de Condorcet entra.
On venait d'en faire l'éloge le plus complet; on avait vanté son
active obligeance et la douceur de son conmierce. Les Trudaine rap-
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MADàME W BEÀUHOiHT. 860
p^enl les belles paroles qu'il avait pronoiicées sur lear père à T Aca-
démie dessdences. Bien peu osaieat se souvenir chi mot de W^ de
Lespiaasse : t C'est %m mouton enragé et un volcam couvert de
neige. » Sa causerie avait tant de richesses, sas connaissances uneisi
étonnaate variéiè, qu'on étiùt curieux de l'entendre. On était au mois
d'avril 1789. André Ghénier était vmu de Londres passer quelques
semaines avec ses amis et se renseigner sur les évéoemens. Le tiers-
état marchait à la suprématie, et JSieyès dirigeait l'attaque. Coft-
dorcet était si sûr de la victoire qu'il en analysa sur-le-champ tous
les magnifiques résultats , comme s'ils eusseyot été prôsens à ecs
regards : « Son flegme philosophique voilait tout ce que ses espé-
rances et les nôtres, dit un témoin, avaient d'intrépide et de déme-
suré. Le cri commun était alors : « A bas les illusions! m et jamais
on n'avait été plus emporté par leurs flots» On ne se défiait pas du
torrent, parce qu'il présentait une surface limpide. » Cependant
quelques objections étaient faites; l'abbé Moreliet entrait en fureur
dès qu'on parlait de l'abolition des dîmes. Alors Condorcet détourna
la conversation sur le sujet dont il s'était pénétré : les avantages
pour la société des progrés illimités des sciences. Il ofirit à ses
auditeurs le tableau d'un véritable âge d'or, montra la raison et
les vertus croissant d'âge en âge. Il enrichissait la postérité de tant
de dons magnifiques, grâce à l'avancement de la médecine, de
l'hygiène, de la chimie, de la navigaiion ^rienne^ grâce au déve-
loppement des forces magnétiques et électriques, grâce k l'applica-
tion des mathématiques, même à la morale, qu'il étendait démesu-
rément les bornes de la longévité humaine. L'auditoire, enthou-
siasmé par un si magnifique langage, s'écria tout d'une voix : « Quel
dommage que nous ne soyons pas notre propre postérité! b Bxcité
de pins en plus, Condorcet arriva de degrés en degrés jusqu'à assu-
rer presque l'immortalité sur la terre.
L'esprit et le bon sens français, et de la meilleure source, inter-
vinrent alors. « En vérité, mon cher marquis, interrompit Ur^ Vour-
rat, vous nous feriez sécher de jalousie pour le sort de nos cheis
descendans. Ne pouviez-vous pas augmenter notre part aux dépens
de la leur, qui me parait excessive? Et puis, tout bien compté, cette
iHmiertalité4à me parait assez pauvre. Fénelon ne nous dit-il pas
que Galypso, abandonnée par son amant, se plaignait d'être immor-
telle? Or, j'imagine que beaucoup de fenunes se trouveront fort
délaissées lorsqu'elles arriveront à l'immortalité toutes ridées, toulK
édentées, et avec tous les autres désagrémens de la vieillesse dont
je n'ose faire l'énumération. Puisque vous êtes en train de faire des
découvertes physiques et chimiques, trouvez-nous donc une fon-
taine de Jouvence, sans quoi votre immortalité me fait peun
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g(30 BEVUE DES DEUX MONDES.
« — A qaoi pensez-yous 7 reprit Gondorcet. (Test la résurrection qae
TOUS prërérez? Eh bien 1 sera-t-il fort agréable à des dames arrivées
à cet &ge malencontreux dont vous racontez les misères, de ressus-
citer avec toutes leurs dents de moins, et de voir fleurir éternelle-
ment à leurs côtés des jeunes filles, des jeunes femmes enlevées à
la fleur de l'âge et dans tout l'éclat de leur beauté?
« — Je ne sais pas, répondit en souriant M">« Laurent Le Gk)ulteux,
de quel prix seront nos pauvres charmes formés du limon de la terre
aux yeux des anges et des saints ; mais je crois que la puissance
divine saura mieux réparer les outrages du temps, s'il en est besoin
dans un tel séjour, que votre physique et votre chimie ne pourront
y parvenir sur cette terre. U me semble que tout s'embellit avec une
auréole céleste. »
Ainsi se jouaient la fantaisie, l'esprit, la frivolité dans ces entre-
tiens si français d'allure, de ton et de langage. Tout était permis
pour faire sourire. « Tandis que je réveille cette conversation, ajoute
Lacretelle, je me sens poursuivi d'une image funeste. Je vois ce
même Gondorcet proscrit, mis hors la loi par la convention ; je le
vois s'arrachant à la plus généreuse hospitalité, par la crainte de
compromettre une noble amie qui lui disait pour vaincre ses scru-
pules : « Oui, vous êtes hors la loi, mais vous n'êtes pas hors de
Thumanité. » Je le vois errant, passant les nuits dans les cavernes
de Montrouge, chez cet ami même où il avait naguère exprimé les
rêves de sa philanthropie et ne pouvant y trouver un abri de quelques
heures. Qu'on se rappelle la saisissante prophétie que La Harpe met
dans la bouche de Gazette. Elle vient naturellement à la mémoire.
Qui eût dit aux Trudaine, à André Ghénier, à ces apôtres convaincus
de la liberté, de la philosophie et de la raison, que leur tour vien-
drait, après le roi et la reine de France, eût passé pour un faiseur
de plaisanteries patibulaires, suivant le mot un peu trivial de Gham-
fort. Gependant la tragédie s'annonçait. Les acteurs étaient à leur
poste, l'opinion qui naissait avait une force prodigieuse; n'ayant
encore rien produit, elle se regardait comme infaillible. La lumière
venait par cent trous qu'il était impossible de boucher. Gette bril-
lante école du xvm* siècle, si forte par le nombre, l'ardeur, qui
touchait à tous les problèmes et les remuait tous, entraînait M. de
Hontmorin lui-même et redressait son éducation première. Elle
allait en faire un constitutionnel et un défenseur convaincu des
idées anglaises.
A. BiJiDoux.
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LES FALSIFICATEURS
BT LE
LABORATOIRE MUNICIPAL
Parmi les plus remarquables progrès de notre siècle, si fécond
en découvertes, il faut assurément compter les progrès accomplis
dans l'art de falsifier les alimens, de frelater les boissons, de frau-
der les octrois. La falsification est devenue un des chapitres les plus
intéressans de la chimie.
Autrefois une laitière installée au coin d'une rue puisait à la
dérobée un peu de Teau du ruisseau et la versait dans ses bottes de
fer-blanc. Un marchand de vin, enfermé dans sa cave, fabriquait
mystérieusement, à la lueur d'une chandelle, des décoctions de bois
de campéche. C'étaient là les plus habiles falsificateurs. Mais aujour-
d'hui la science a porté partout ses lumières. La laitière et le mar-
chand de vin ont marché avec leur siècle. Leur petit commerce est
devenu scientifique. Ils peuvent maintenant consulter des diction-
naires et des traités de falsification. Cette branche de nos connais-
sances est arrivée à son complet développement.
L'estomac des consommateurs ne gagne rien à tous ces progrès.
Nous ne conseillons la lecture d'un dictionnaire des falsifications à
personne, même quand l'ouvrage est aussi savant et aussi intéres-
sant que celui de M. Baudrimont. Cette lecture pourrait fournir aux
négocians des idées nouvelles, et ils ont l'imagination déjà bien
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89S BEYDE BIS BEOX MONDES.
assez ricbe; à leurs cliens elle risquerait de donner des nauséea
rétrospectives.
L
Toute marchandise peut être falsifiée, c'est-à-dire qu'un mar-
chand malhonnête peut toujours livrer autre chose que ce qu'il
annonce. Les métaux, les étoffes, les cuirs, les vernis, les drogues
de parfumerie ou de pharmacie, les savons, les huiles, etc., peuvent
en réalité différer étrangement de ce que le nom et l'apparence de
l'objet nous font croire. Mais le plus fâcheux, c'est quand les falsi-
ficateurs s'attachent avec prédilection aux denrées alimentaires. Or,
c'est de ce côté que leur science a fait le plus de progrès. Et parmi
les denrées alimentaires le plus fréquemment et plus habilement
frelatées sont le lait et le vin : le lait, qui devrait nous aider à élever
des enfans vigoureux ; et le vin, qui devrait soutenir et ranimer les
forces de l'homme fait. S'il y a beaucoup d'enfans rachitiques et
s'il y a beaucoup d'hommes abrutis par l'alcoolisme, le mal ne vient
pas seulement des excès et des mauvaises mœurs; les falsificateurs
ont bien leur part de responsabilité.
Sans parler encore du lait et du vin, nous avons eu l'idée, en
parcourant la table du beau livre de M. Baudrimont, de dresser
le menu d'un dîner tel qu'on peut le faire à Paris. Il est vrai qu'on
jouerait de malheur, si l'on trouvait réunis dans le même diner tous
les plats falsifiés. Mais enfin cela peut être; et, en tous cas, si l'un
des services manque, on a bien des chances de rencontrer l'autre.
Nous allons prendre le rôle du médecin de Sancho Pança qui faisait
enlever tous les plats, disant: « Celui-ci est trop chaud; celui-là est
trop froid. Ici il y a trop de sel, et là-bas trop de poivre ; » et nous
aurons à donner des raisons bien autrement graves de ne manger
de rien.
Les Parisiens aiment assez le potage au tapioca. N'en prenez pas.
En théorie, le tapioca est une fécule extraite de la racine du Janipha
nuiniAo// plante de la famille des euphorbiacées, qui pousse au Bré-
sil. En pratique, on ne va pas toujours le chercher si loin. On preiui
de la fécule de pommes de terres imbibée d'eau et on la projette sur
des plaques de cuivre chauffées à 100 degrés. On obtient ainsi
une farine en gros grumeaux, quelques-uns rougeàtres, et cette
farine conserve de très notables quantités de cuivre. Il ne faut pas
davantage, comme hors-d'œuvre, accepter des cornichons. Us sont
d'un vert admirable. C'est encore au cuivre qu'ils doivent cette belle
coloration : l'épicier les a fait confire dans des bassines de cuivre rouge
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LE LAJUaATOIRB lOINIClPAL. 868
«métamé, et il s^est &it de l'acétata de ce métal; e'eat ce qi^OD
Si l'on sert un poisson, il peut parattre daas wn heureux ètaft de
eonseiration, etn'fltrepas, cependant, très recoeHuaDdabfe.D«nB les
ampbifthèâtres les analomistes prèrienncnt la corruptnQ des cadvnroB
en leur injectant un mélange de chlorure de zinc et d'acétate d'alu-
mine. Or très souvent les saumons et les turbots que nous admi-
rons ont été traités comme des pièces d'anatomie. La sauce fera pas-
ser le poisson. Dieu sait pourtant ce qui a passé dans la sauce l II a
fallu du beurre. Le beurre ne se fait plus guère aujourd'hui avee de
la crème et au moyen d'une baratte. Les différens genres de »iizr<-
garine ont supplanté ce produit déioodé» Quand par hasard om a
Mbriqué du beurre par le» yieox procédést oo oiet la chimie à con^
tribution pour lui donner du poids, du volame, dei la coulair. D'abord
la chimie minérale : la craie, l'argile, le gypse, le silicate dépotasse,
le sulfate de baryte, servent à maintenir dans le corps grasptus d'eau
qu'il n^en absorberait à lui seul. Puis on a recours à des sabstances
organsques: ta fSarine de blé, Vamidon, la pulpe coite depontmes
de terre, ta fécule, le fromage bUmc. 11 faut bien aussi ajouter ao
beurre des corps gras : le suif de veau, le saindoux, la moelle de
boBuf, la graisse d'oie^ Il parait qu'une société vendait il Parâ le
beurre de9 Alpes. Le nom était engageant. Le produit se composait
de 50 parties de beurre de Bavière, 25 d'axosge et 1^ de graisse de
bœuf; on faisait fondre le tout et on colorait pendaol te fusion. La
coloration est une toilette nécessaire du beurre qu^o» vend mx ParS-
siens : quelquefois on les a empdsoimés arvecdu cbromaie de ptooab;
le plus souvent on emploie une pâte Idncloriale hke de eurcmna^
de rocou et dTiine laque verte à base de graine d* Avignon. Et if^ilà
du beurre I
Dane le réti apparattront quelques truiesir Je lis à l'artide qui
eenceme ce tubercule : « On a fabriqué des truffée aveedee peiames
de lèvre avariée», pelées et découpées à fempofte-pièce, qu'en colo-
rait en brun et qu'on roulait dans de la terre truffière venve du
Périgord, On m mis en vente des troflfes qui étaient ceBoposées
uniqueffleet de terre roulée et modelée e» forme de tubercules, on
de lycoperdoDs (fesses-de^loup) recouverts d'une couche de terre et
simutent des truBes bonnes et marduMides» )y Si maimenant la sakde
vous agace les gencivee et rend t^énsait dei dents rugueux, ne vous
étonnez pas, le vinaigre a été étendu d'eau,, et 0» lui a reudu son
addiléavec un peu de vitrioL Défieo-vous aivasi du vertdee épinards
et ées petits poie. Là encore réparait te cuivre comestible soas forme
d*aeétate eu verdet. Ce verdet £ùt le bonheur des yeux. M. Galippe
prétend qu'il ne nuit pas à la sauté, 11 serait bon toulefe» que
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8d& BITUB BBS DEUX MONDBS*
MM. les commerçans yaolassent bien prévenir leur clientèle et réser-
yer les petits pois au cuivre aux amateurs de ce métal. Mais il est,
sans distinction, livré à tous.
Il serait trop long de poursuivre exactement tous les plats de ce
mmu, et je suis obligé de dire, comme Ruy Gomez de Silva:
J^en paMe, «t des meiUear8.M
Arrivons au dessert. On ne manquera pas de servir du chocolat
sous une forme quelconque* Il y a bien des chocolats, tous meil-
leurs les uns que les autres. Cette grande diversité a lieu d'inquiéter;
on n'imagine pas en effet tant de manières différentes de mêler le
sucre et la farine de cacao. Ouvrez le Dictionnaire de M. Baudrimont
et parcourez la liste dès ingrédiens qui entrent dans une tablette
de chocolat. Yoici les farines de blé, de riz, de lentilles, de pois,
de haricots. Ce n'est rien. Voici l'huile d'olive ou d'amandes douces,
des amandes ou des noisettes grillées : ce n'est rien encore. Hais
voici enfin la sdure de bois, le cinabre, l'oxyde rouge de mercure,
le minium, le carbonate de chaux, les terres rouges ocreuses. Et
l'auteur découragé ajoute : et cœtera.
L'art de faire des confitures est en progrès. Il y a quelques années,
on fabriquait la gelée de groseilles avec de la gélatine colorée par
le suc de betteraves rouges et aromatisée par quelques gouttes de
sirop. Aujourd'hui on emploie une algue des mers du Japon, appe-
lée ^e/idttim comeum. Cette algue contient une sorte de moelle, la
gélose y qui a la propriété de se gonfler énormément dans l'eau. Avec
un peu de jus de betteraves ou même un peu de carmin, du glu-
cose, pour sucrer, et une cuillerée de sirop, pour faire illusion, on
prépare une gelée de groseilles plus appétissante que celle qui est
Ssiite avec des groseilles. Il y a bien d'autres progrès. Certaines
personnes font venir d'Angleterre des marmelades d'oranges. Les
fabricans anglais ont réussi à donner le goût et l'aspect d'orange à
des marmelades de navets.
« Sous le nom de bonbons, dit le savant auteur du Dictionnaire,
on connaît les sucreries et pastillages que fabriquent les confiseurs,
et dont beaucoup de personnes, principalement les femmes et les
enfans, font une grande consonmiation. » Voilà une excellente défi-
nition, mais on ne sait pas assez tout ce qui se cache sous le nom
trompeur de bonbons. Une ordonnance de police de 18il nous
l'apprend, tout en èdictant des défenses probablement peu respec-
tées. Pour colorer les bonbons on employait : le jaune de chrome,
le minium, le massicot, la litharge, qui sont des sels de plomb ;
le vermillon (sulfure rouge de mercureji le vert de Scbeele (arsénite
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LE laboraiqub mmiGiFa.. 865
de cuivre), les cendres bleaea (carbonate de cuivre), le bleu de
c(^>alt; Torpiment ou réalgar (sulfure d'arsenic); le yert-de-gris et
la gomme-gutte. G*est, on le voit, un assortiment de poisons irré-
prochable. 11 est vrai qu'(m en mettait le moins possible. L'ordon-
nance de 18il tolère le bleu de Prusse, Toxyde de zinc et le bleu
d'outremer. C'est pousser bien assez loin la tolérance. Elle autorise
aussi la cochenille, l'indigo, le carmin, le bleu et le violet d'aniline.
En somme, une botte de bonbons est toujours une boite à couleurs,
— un peu sucrée.
Quel repas I Et nous n'avons pas tout dit : il y a derrière les mar-
chands de comestibles d'autres fidsificateurs. Ceux-ci s'évertuent à
tromper les premiers, qui trompent le public. U y a un art de frau-
der les fraudeurs. Par exemple, disions-nous, on teint le beurre
avec le rocou. Qu'est-ce que le rocou? Une substance tincto-
riale, répond la science, tirée des fruits du bixarellana (famille
des bixacées). Mais le rocou du commerce, celui qui fait le
beurre? De l'ocre rouge, du colcothar, de la brique pilée. Et
cette fécule de pommes de terre, si souvent employée par les
fraudeurs? Heureux si nous ne devions absorber, sous d'autres
noms, que cet aliment inoffensif I Mais à la fécule on ajoute de la
craie, du plâtre, de la sciure d'albâtre gypseux et même de la terre
de pipe I
La digestion de tous ces produits du laboratoire ou de l'industrie
exige une tasse de café, un verre de cognac et un cigare. Mais voilà
trois nouveaux problèmes à résoudre.
Tout le monde sait qu'en France le café est inséparable de la
chicorée. Quelquefois on y met aussi de la fécule de pommes de
terre, du blé, du ma!s, de l'orge, de l'avoine, des carottes, des
betteraves. Mais, sachons le reconnaître, dans l'art de fabriquer le
café, les Anglais nous dépassent. Le journal de médecine the Lancet
signale, parmi les produits employés, le caramel, la terre rouge, le
tan en poudre, la sciure de bois d'acajou, le foie de cheval cuit au
four. Ces deux dernières inventions font grand honneur à l'imagina-
tion du fabricant. Le docteur Hassal, de Londres, a essayé trente-
quatre échantillons de café; dans trois seulement le café était pur.
Dans les trente et un autres, la proportion de café variait de la
moitié à un cinquième.
Mais restons en France. On a dégusté sa décoction de chicorée
et on ouvre une boite de cigares. La boite est magnifique. On se dit
tout bas, entre amis, qu'on l'a eue par occasion, un peu par con-
trebande. 11 existe à ce sujet à Paris une fraude assez bizarre. Les
cigares de la régie sont si mauvais que les fumeurs sont assez natu-
Ton Lnu — 1889. 55
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866 BEniB DBS DEUX. lœSBBS.
rellement portés à en désirer d'autres. Or il y a de faux coutrebao-
diers; d'hoonëtes gens qui, ^)rè& s^étre consciencieusement fournis
à ta boutique officielle» démarquent le produit de Télat, arrachent
le visa de la régie et vous repassent» avec les allures les plus my^
térieuses, une exécrable collection de londrès achetée au bureau du
coin. Leur fraude consiste à se donner pour fraudeurs, à se {aire
passer pour ce qu'ils ne sont pas. C'est bien fait, dira-t-on, pour
les gens qui encouragei^ ce commerce» et font de coupables infidé-
lités à la régie I 11 n'y a pas moins en France quelques bettes étran-
gères. Il faut se défier de ceUes qui viennent de Brème ou de Ham-
bourg. Dans ces deux villes fleurit une assez curieuse industrie.
Elles icmt venir de La Havane, non pas du tabac, mais les planchettes
de cèdre avec lesquelles se fabriquent les boites de La Havane, le
papier qui les tapisse» les rubans ronges ou jaunes qui lient les par
quets, et même les petits dous qui ferment les boites. Des ouvriers
habiles enveloppent d'une belle feuille de La Havane un cigare fait
de mauvais tabac d'Âllenu^ne ou des États-Unis. La boite et son
contenu ont une superbe apparence. On l'expédie à Paris» où elle
est vendue avec ou sans estampille ofiicieUe.
Enfin on verse cette liqueur, — qui devrait être si agréable et si
swne, — Teau-de-vie de Cognac. L'eau-de-vie, c'est l'alcool tiré du
vin par distillation et laissé longtemps en contact avec les douves de
chêne des tonneaux. Ce n'est pas, tant s'en faut, l'alcool pur : une
bonne eau-de-vie doit marquer AO à &0 degrés, c'est-à-dire qu'il y
a plus d'eau que d'alcool. L'eau-de-vie contient aussi des éthers, en
très petite quantité» qui lui donnent son goût agréable. En vieillis-
sant dans le tonneau, elle s'évapore en parue; on sait qu'à la longue
les t(mneaux se vident presque à moitié. Le long séjour en présence
du bois lui donne une belle couleur : il se fait très lentement une
dissoliition de très faibles quantités de matière colorante dans l'al-
cool. La bonne eau-de-vie ne nuit pas à la santé; on ne peut en dou-
ter depuis les belles expériences de M. le docteur Dujiardin-Beaumetz
sur l'alcoolisme. Ces expériences ont attii'é raitention du conseil
municipal, qui a accordé au savant physiologiste une dispense de
droits d'octroi pour ses alcools.
M. Dujardin-Beaumetz faisait ses expériences m anima vilù
C'étaient des porcs qui lui servaient de patiens. Ces animaux» peu
difficiles sur leur nourriture» absorbèrent toutes les préparations
pharmaceutiques qu'on sert dans les cabarets de Parts, lu burent
de l'absinthe» du vermouth, du curaçao» du kirsch» de Taoisette^
du rhum, et ib moururent, comme Coupeau» le héros de l'AMont^
moiTy dans toutes les horreurs du delirium tteniem. Encore est-il
probable que M. Dujardin-Beaumetz ne donnait à ses pensionnaires
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qae des liqueurs pures de tout mélange. Que serait-U advenu s'il
leur eut traîtreusement versé de l'absinthe verdie par le sulEate
de cuivre, bien saturée de résine, afin de donner dans l'eau un beau
précipité; du rhum fabriqué avec de l'alcool de betteraves, addi*
tionnéxl'acide et d'étber formiques; du vermouth à l'acide chlorhy-
drique ou à l'acide sulfurique : les deux variétés se trouvent sur
la place ; du kirsch tiré des feuilles de laurier-cerise et contenant
par litre jusqu'à 22 centigranmies d'acide prussique, au lieu de la
proportion normale de A à 5 centigranmies? M. Dujardin-Beamnetz
eût peut-être été poursuivi par la Société protectrice des animaux,
qui protège môme les porcs, mais qui ne protège pas le pauvre
Coupeau.
L'expérienoe a prouvé que l'alcool ne rendait pas les animaux
malades. Dans les autres liqueurs, même de bonne qualité, on
trouve divers produits de synthèse organique qui leur donnent leurs
goûts caractéristiques. Ce sont en général des aldéhydes : la chimie
appelle ainsi des corps composés, comme les alcools, de carbone,
hydrogèoe et oxygène , avec une plus faible proportion d'hydro-
gène.
Ces produits ne sa trouvent pas dans l'eau-de-vie ou, du moins,
leur quantité y est tout à fait imperceptible. On pourrait donc boire
de l'eau-de-vie avec moins d'inconvénient que d'autres liqueurs, si
elle n'était pas frelatée. Mais l'industrie du faux n'aurait eu garde
de négliger un produit de consommation si répandu. Dans les jour-
naux spéciaux que lisent les marchands de vins, — j'entends les
journaux de commerce et non de politique, — on voit en grosses
lettres des annonces ainsi conçues : « Bouquet de Cognac, directe-
ment extrait de la vigne. » Ce bouquet, c'est une essence qui se
débite en petites bouteilles, et dont l'odeur ressemble étonnam-
ment au parfum d'une vieille eau-de-vie. 11 parait que les négodans
allemands recherchent beaucoup ces fioles parfumées. L'emploi
qu'ils en font est simple. Us achètent aux fabricans de Cognac beau-
coup plus d'eaux-de-vie que les vignes de Cognac n'en produisent
chaque année. On leur fournit du trois- six de toute provenance
qui est baptisé cognac, porte l'étiquette, et emprunte le parfum du
fameux bouquet extrait de la vigne. Malheureusement le bouquet
est extrait, non de la vigpte, mais de la pharmacie. C'est de J'huile
de ricin traitée par l'adde wlfurique ; — les éthers gras qui se
forment ont l'odeur du cognac. Oui, la drogue qui fait la ter-
reur des enfans mahules, et l'afirwx vitriol, qui venge les Arîanes
abandonnées, voilà les élémens que des industriels sans con-
science ont osé associer pour tromper d'iumnétes gens après leur
dîner.
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868 EEVUE DES DEUX MONDES.
Et quel dîner I un bon cordial leur était si bien dû I Ils ont absorbé
des décoctions de cuivre, des fricassées de fécule sous toutes les
formes, un assortiment de réactifs chimiques, le chromate de
plomb, l'arsénite de cuivre, de la brique pilée, de la sciure de
bois, de la terre de pipe I De tels traitemens rendraient malades et
paresseux les plus solides estomacs. Soumises à ce régime, des
autruches même auraient des gastralgies et deviendraient anémi-
ques. — Il faut donc bientôt avoir recours au médecin, et la phar-
macie va achever l'œuvre de la cuisine.
Le médecin commence généralement par ordonner des eaux
minérales. Les eaux minérales, d'après les prospectus, sont tou-
jours naturelles. En pratique, elles sont souvent fabriquées; on fait
dissoudre dans l'eau de Seine les carbonates, les phosphates, les
sulfures qui sont naturellement en dissolution dans l'eau des sources
thermales de l'Auvergne ou des Pyrénées. Cette opération ne con-
trefait pas l'œuvre de la nature, quelque soin qu'on prenne de com-
biner les mêmes élémens dans les mêmes proportions. Le même
composé chimique peut se trouver sous des formes très difiérentes.
La craie et le marbre sont le même carbonate de chaux. Et quand
un chimiste combine la chaux avec l'acide carbonique, il n'obtient
ni de la craie ni du marbre. Les états géologiques de la même sub-
stance peuvent différer grandement. Les chimistes, qui ne se con-
tentent plus maintenant de décomposer les corps, mais entrepren-
nent de les reconstituer par synthèse, ont pu croire d'abord que la
synthèse la plus difficile serait celle des substances organiques.
M. Berthelot a rapproché les élémens de l'acétylène, de l'acide for-
mique, même de l'alcool. Au fond, M. Sainte-Claire Deville et ses
élèves ont eu tout autant de peine et de mérite à opérer la synthèse
d'un minéral, et à contrefaire même les produits de la matière inani-
mée. Il parait certain que les corps dissous dans les eaux minérales
naturelles se trouvent dans un état particulier que la contrefaçon
ne saurait reproduire. On ne (ait pas de l'eau de Barèges en faisant
fondre des sulfures de sodium et de calcium dans l'eau de son puits.
En tous cas, on est coupable de vendre l'eau de son puits, ainsi
médicamentée, pour de l'eau de Barèges.
Il y a deux ans, pendant une quinzaine de jours, Paris s'est cru
empoisonné par les siphons d'eau de Seltz. L'eau de Seltz naturelle
est à peu près inconnue à Paris. On achète, pour préparer ce
liquide, de petits paquets de poudre de Seltz ou selizogène : c'est
un mélange d'acide tartrique concassé et de bicarbonate de soude.
Le danger vient, non pas de ce mélange inoffensif, mais des vases
habituellement employés. Il faut se défier des siphons à capuchon
de métal. Le métal est très souvent attaqué et le liquide tient en
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LE LABORATOIBE MUNICIPAL. 809
réserve tantôt du plomb, tantôt du cuivre et de Tétain. Ce faiti
dénoncé par MM. Lutaud, Boutmy, Lebaiguei a désagréablement
surpris la population. Le siphon d'eau de Seitz est très estimé dans
les promenades du dimanche et les déjeuners sur Therbe aux envi-
rons de Paris. C'est le Champagne d'une foule de gens qui n'ont
connu la veuve Cliquet que de nom.
Mais poursuivons le cours lamentable des mésaventures d'un
Parisien livré aux falsificateurs. U a l'estomac délabré; les eaux
minérales ne lui rendent pas l'appétit; le docteur lui ordonne la
pepsine et les peptones. La pepsine est un ferment dissous dans le
suc gastrique. Quand un animal éprouve de l'appétit et se dispose
à manger, les glande? disposées à la paroi interne de l'estomac
laissent couler le suc gastrique et la pepsine. L'effet de ce ferment
sera de dissoudre les alimens solides que l'animal va absorber. La
médecine emprunte de la pepsine à l'estomac des moutons et même
des chiens pour subvenir aux besoins des personnes qui en sem-
blent mal pourvues. U parait que, dans la république argentine, on
a essayé la pepsine d'autruche, espérant sans doute qu'elle aurait
le pouvoir de digérer même les cailloux. Quant aux peptones, ce
sont des alimens albuminoïdes traités par la pepsine, alimens déjà
digérés, au moyen desquels les médecins essaient de nourrir, sans
les fatiguer, les personnes débiles. Mais trop souvent l'intérêt com-
mercial a raison des bonnes intentions des médecins. La pepsine est
additionnée de sucre de lait. Et dans les peptones on introduit de la
gélatine, du glucose, de la glycérine, — et enfin, pour éviter la
corruption de ce désagréable mélange, de l'adde salicylique. L'acide
salicylique évite l'invasion des fermens de la pourriture; c'est un
antiseptique puissant ; mais c'est le pire ennemi de l'estomac, auquel
il cause des crises redoutables. Et on le fait absorber à des estomacs
affaiblis qui ne peuvent plus rien digérer I
Nous arrivons aux remèdes proprement dits. Les remèdes aussi
sont fréquemment trompeurs, et l'industrie des falsifications do
respecte pas même les malades. Vous a-tron ordonné le bismuth?
Prenez-y garde. U n'est pas facile de trouver ce médicamei
tout alliage. Dans la nature, il est souvent accompagné du s
l'arsenic, du plomb ou de l'antimoine. Dans le commerc
cherche pas toujours à le débarrasser de cette compagnie i
Évidemment il ne faut pas craindre de sophistications dai
muth que vendent les pharmaciens ; ils ont soin d'épurer
reçoivent des marchands de produits chimiques en gros. 1
faut pas se flatter non plus d'absorber toujours absolume]
remède prescrit par le médecin.
Enfin la fièvre se déclare, et le médecin ordonne le s\
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870 R£TUB DBS OBOX lfOin>S8«
quinine. La fraude sur le sulfate de quinine est très fréquente, et
elle a un caractère pardcuUèrement odieux. Ce n^est pas assez
d'avoir trompé sur la qualité des alimens, d'avoir vendu aux pau-
vres, aux ouvriers, qui <Hit besoin de toutes leurs forces, qui vivent
du travail de leurs bras et ne peuvent pas payer cher, du vin mêlé
d'eau et rougi à la fuchsine, des conserves empoisonnées de cuivre,
et d'dfreuses liqueurs qui ruinent l'estomac et stupéfient le cer-
veau. L'homme est malade; il tremble la fièvre et claque des dents
sur un lit d'hôpital. Il a l'angoisse physique de son mal ; il a l'ftme
torturée par une angoisse morale bien plus douloureuse ; il pense
que, si son mal se prolonge, les siens vont nK)urir de faim. II y a
on remède à ce mal, remède qui peut rapidement remettre l'homme
sur pieds, apaiser, chasser la fièvre qui le mine, lui permettre de
reprendre son travail, lui rendre un peu d'aisance ou, au moins,
d'espoir. Et ce remède, on va le lui donner frelaté et malhon»
nétel on va offrir à ce malade, en le flattant par de vaines paroles
de confiance, une drogue mensongère et sans vertu. On va voler ce
mourant. Et que vart-on Ini voler? Peu^étre sa vie.
Ce ne sont pas là de vaines jdurases, et cela se fait tous les jours.
H&tons-nous de dire que, d'après tous les auteurs qui ont écrit sur
les falsifications , le sulfate de quinine français est généralement
pur. On considère comme une garantie suffisante la marque des
deux ou trois grandes maisons où ce produit est fabriqué en France.
Hais les traités de commerce n'empêchent pas l'entrée des sulfates
de quinine étrangers, et il y a toujours des précautions à prendre
contre l'empoisonnement international. On trouve dans les paquets
de sulfate de quinine falsifié, de l'acide borique, des carbonates de
chaux et de magnésie, du phosphate de soude, des sulfates de
soude, de magnésie et de chaux, du nitrate de potasse. Puis des
matières organiques ; oxalate d'anunoniaque , acides benzoïque et
stéarique, stéarine, glucose, sucre de lait, œannite, fécule, salicine,
adde salicylique et salicylate de soude. Enfin, on substitue au sul-
Aie de quinine des corps de compositioa analogie, mais moins
coûteux, et sans propriétés médicinales, les sulfates de cinchonine
et de quinidine.
On voit que d'efforts et de recherches la falsificadon a coûtés et
que de science il a fallu mettre au service d'une malhonnête entre-
prise. Peut-on imaginer un savant indigne, dans un de ces labora-
toires qui devraient toujours être des sanctuaires où l'on interroge
la nature et où l'on cherche la vérité, s'ingéniant k cacher ses trom-
peries» à masquer ses mensonges, et, en somme, à mettre dans les
mains du médecin qui demain s'évertuera à combattre la maladie
et la mort, une arme fêlée, inutile, brisée d'avance l il est vrai qu'il
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LE LABORATOIBK MUNICIPAL. 871
y a des gens qui vendent aux soldats des fusils de pacotille et des
souliers de carton. C'est le même crime. Falsifier, pour de l'argent,
un objet de la qualité duquel la vie d'un homme peut dépendre,
c'est tuer cet homme pour le voler. Contre de pareils attentats la
société doit se défendre ; et, de nos jours, à mesure que la fraude
est devenue plus habile, U a Mu trouver de meilleurs moyens pour
la surprendre et la dénoncer.
II.
En Angleterre, il y a des lois de répression fort anciennes. Dès le
xm* siècle, la vente des viandes insalubres et des vins frelatés est
interdite. Le coupage même des vins est défendu, o On défend aux
marchands de vins et tonneliers de faire et de mettre en vente des
mélanges de vins espagnols, français, rhénans, ou d'ajouter à ces
vins des substances étrangères telles que le miel, le sucre, la mé-
lasse, le soufre, Teau, etc. (1). » La législation a été tout à fait renou-
velée en 1875 par deux actes du parlement : the Sale of food
and drugs Actj the Public Health Act. Aujourd'hui, tout médecin
sanitaire {médical officer ofhealth) et tout inspecteur de la salubrité
{inspector of nuisances) peut pénétrer dans les magasins, examiner
les marchandises, prélever des échantillons, tradufre le marchand
devant un juge de paix ; et les droits de celui-ci vont jusqu'à pouvoir
ordonner la destruction des marchandises. La loi distingue le cas
où les fraudes sont dangereuses pour la santé, et le cas où le con-
sommateur est simplement volé sans être empoisonné. Si k mar-
chandise est malsaine, celui qui l'a fabriquée ou mise ea vente peut
être condamné k 50 livres d'amende et à six mois de prison, —
à moins qu'il ne puisse prouver qu'il a agi d*nne manière incon-
ciente. Si le marchand veut augmenter le poids ou le volume de son
vin ou de son thé en le mêlant avec une substance inoffensive, il le
peut, mais à la condition de prévenir l'acheteur par des étiquettes
collées sur les boites ou les bouteilles.
Enfin, la loi de 1875 régularise le service des chimistes publies
public analysts)^ service institué par les lois de 1870 et 1872, et
détermine la procédure à suivre en cas de poursuite. Les analystes
sont choisis par les tribunaux du comté (quarier sessions) et par
les conseils communaux, dans toutes les villes qui ont une police
municipale. A la demande du local govemment board (ministère
chargé de l'assistance publique et de l'administration commonafe)|
(i) Rapport do M. WOrU aa coaieU d'hygiène <4 août 1879).
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872 BETUB DES DSUX MOINES*
les villes sont obUgées de créer des laboratoires. Les chimistes ainsi
désignés sont à la disposition du public moyennant une rétribution
qui ne doit pas dépasser 10 shillings 6 deniers par analyse. Ils doi-
vent analyser aussi tous les échantillons qui leur sont remis par les
officiers de la police sanitaire. Les juges de paix se prononcent
d'après leur avis. Mais ni cet avis, ni ce jugement ne sont sans
appel. Le condanmé peut se pourvoir devant les juges des gênerai
or quarter sessions ofthepeace. Et les analyses seront recommen-
cées dans les laboratoires de la Direction générale des douanes et
des impôts.
En iUlemagne, il existe depuis quelques années un conseil supé-
rieur composé des savans les plus éminens du pays et chargé d'étu-
dier les mesures générales destinées à sauvegarder l'hygiène et la
santé publiques. C'est l'Office impérial de santé, créé le 28 novembre
1875, en vertu de l'article 15 de la constitution de l'empire. L'am-
bassadeur de France à Berlin ayant adressé au ministère des affaires
étrangères un mémoire sur cette belle institution, M. Wûrtz, à la
bienveillance duquel nous devons tous ces renseignemens sur les
législations anglaise et allemande, fut chargé par le conseil d'hy-
giène d'examiner le mémoire de l'ambassadeur et les premiers tra-
vaux accomplis par l'Office impérial. Voici la liste de ces travaux
relevés par l'éminent rapporteur : Statistique médicale. — Exercice
de la pharmacie. — Amélioration des études vétérinaires. — Exa-
mens d'état pour les médecins. — Protection de la santé des enfans.
— Protection des aliénés. — Étude d'une loi d'empire contre les
maladies infectieuses chez Thomme : vaccin. — Étude d'une loi
d'empire contre les épizooties. — Étude d'instructions propres à
déceler les fraudes dans le conunerce des alimens et des boissons.
— L'Office impérial ne donne que des avis, mais l'autorité de tels
avis est considérable. Pour étudier la question des falsiûcations,
cette assemblée s'était adjoint une coomiission dont faisaient par-
tie UM. Hofmann, Fresenius, Knapp et Yarrentrap, qui peuvent
compter parmi les plus habiles chimistes de l'Allemagne ; le doc-
teur Zinn, médecin-aliémste, et M. Hausburg, secrétaire-général du
conseil d'agriculture à Berlin. Cette commission prépara la loi qui
fut adoptée par le Bundesrath, votée par le Reichstag, le 12 février
1879, et qui est aujourd'hui une loi d'empire.
Les dispositions de cette loi ressemblent beaucoup à celles de la
loi anglaise ; mais elles sont plus étroites et confèrent plus de droits
à l'administration sur le coounerçant. L'empereur peut interdire,
par une simple ordonnance : a certains modes de préparation, de
conservation et d'emballage des substances alimentaires... l'emploi
de certaines étoffes ou de certaines couleurs pour la confection
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LE LASORATOntE HUlilCIPAL. 87S
d'habits, de jouets d'enfants, de papiers peints ; la mise en vente
de certaines qualités de pétrole ; la mise en vente des substances
propres à falsifier les objets de consommation. » La dernière défense
serait peut-être difficile à appliquer, car ces substances peuvent
servir aussi à des emplois fort honnêtes. Pourrait-on interdire la
mise en vente de la fécule ou de diverses matières colorantes, comme
le rocou, la rosaniline, la fuchsine? Les sels de cuivre servent à
autre chose qu'à teindre en vert les haricots et les cornichons.
Probablement il existait un conmierce de toutes ces substances,
préparées, dosées, étiquetées spécialement pour la falsification. On
les vendait comme les fioles de bouquet de cognac directement extrait
de la vigne. La répression est sévère. Le marchand qui refuse l'en-
trée de ses locaux ou le prélèvement d'échantillons paie une amende
de 100 à 150 marcs. La fabrication ou la mise en vente de sub-
stances frelatées peut être punie de 1,500 marcs d'amende et de
six mois de prison. Si le marchand a vendu des produits détériorés
sans mauvaise intention et par simple négligence, il peut encore
être condamné à une amende de 150 marcs ; si le produit falsifié
a porté une atteinte grave à la santé de l'acheteur, le vendeur peut
être privé de ses droits civils et subir dnq ans de réclusion. Pour
constater les délits, le système est le même qu'en Angleterre. Les
officiers de la police sanitaire pénètrent dans les magasins, et empor-
tent des échantillons, dont ils doivent donner des reçus. Ces échan-
tillons sont soumis à un examen chimique.
L'Office impérial de santé avait émis le vœu de voir créer dans
toutes les villes importantes un laboratoire municipal, et une com-
mission technique, composée d'un médecin, un chimiste et un vété-
rinaire. Ce vœu a déjà été réalisé dans cinquante-huit villes de
l'empire. Dans vingt-quatre autres villes, Texamen chimique des
denrées alimentaires est restreint au vin et au lait. Pour encourager
les villes à fonder des laboratoires, la loi laisse au budget de ces
établissemens tout le produit des amendes. Enfin, l'Office impéria
de santé a fourni aux chimistes attachés aux laboratoires munici-
paux de précieuses indications. Il a publié un mémoire où l'art de
déceler les fraudes usuelles est exposé de la manière la plus
savante et la plus complète. Ce mémoire est divisé en treize cha-
pitres, dont voici les titres : 1® Farines; 2** Pâtisseries et Confiseries;
8^ Sucre; 4^ Viande et Charcuterie; 6^ Lait; 6^ Beurre; 7^ Bière;
8^ Vin ; 9^ Café et Thé ; 10^ Chocolat ; 11^ Eaux minérales ; 12^ Pétrole ;
13» Objets usuels, tels que vêtemens, papiers peints, jouets d'enfanSi
poteries et ustensiles de cuisine, etc.
En France, l'article A23 du code pénal punit d'un emprisonne-
ment de trois mois à un an et d'une amende « qui ne peut excé-
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87& REVUE DES DEUX MOINES.
der le quart des restitutions et dommages-intérêts, ni être inférieure
à 50 francs, » quiconque aura trompé l'acheteur sur la nature de
toutes marchandises. La loi du 29 mars 1851 explique que ces
pénalités seront infligées aux fabricans et aux vendeurs de sub-
stances falsifiées, à ceux qui usent de faux poids, et « à ceux qui
ont trompé ou tenté de tromper... par des manœuvres tendant à
augmenter le poids ou le volume des marchandises. » Avis aux
négocians en vins ou en lait qui se livrent si volontiers à cette opé*
ration qu'ils ont élégamment appelée le mouillage.
En vertu de cette loi et de divers arrêtés ministériels, les procu-
reurs de la république sont chargés de poursuivre les falsificateurs.
Mais comment les connaître? Dans les villes de quelque importance
existent des conmiissions sanitaires, composées de médecins et de
pharmaciens, qui visitent les marchés et les magasins de boissons
et d'alimens, et ont le droit de prendre desr échantillons. La com-
mission fait son rapport au procui'eur de la république, qui pour-
suit, s'il le juge à propos. Quelquefois, dans de très grosses affaires,
des experts sont appelés. Le plus souvent, le jugement a lieu,
sans contre*expertise, sur les conclusions de la commission. C'est
là une mauvaise procédure. La commission, dont les membres
ne sont pas rétribués, ou le sont très mal, fait peu de tournées ;
il est d'ailleurs à peu près impossible de saisir après un examen
rapide, presque au premier coup d'œil, des fraudes très habiles, et
très bien dissimulées. Beaucoup doivent passer inaperçues ; et au
fond la commission 'ne doit exercer qu'une action toute morale,
par la O'ainte salutaire qu'elle inspire aux négocians. D'un autre
côté, il est possible que ses accusations tombent quelquefois à faux ;
et sur des sujets si délicats, une expertise ne devrait jamais être
acceptée sans contrôle. Mais dans une petite ville, après avoir pris
deux ou trois médecins et deux ou trois pharmaciens pour former
la commission, où pourrait-on chercher d'autres experts? U faut se
contenter du premier avis, faute de savoir à qui demander le
second.
U eût été singulier que, dans les grandes villes, on ne cherchât
pas à améliorer ce service. Les grandes villes ne manquent ni d'ar-
gent ni d'hoDunes compéteos. La police y est chargée nim-seule-
ment de réprimer, mais de prévenir la fraude. Et la poursuite des
fraudes sur les denrées alimentaires dans les villes pourvues d'un
octroi constitue à la fois un intérêt municipal, et un devoir envers
les consommateurs. Dn intérêt municipal, car la caisse de la ville
est la première volée par les fraudeurs : quand on double avec de
l'eau le volume d'une pièce de vin, ou d'une botte de lait, on le
fait, bien entendu, après avoir passé la barrière, et on n'a acquitté
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LE LABORATOIRE HDNICIPAIi. 87&
qu'une fois les droits d'entrée. Un devoir envers les consommateurs:
car c'est à eux qu'incombe, en fm de compte, la charge d*acquil-
ter les droits d'octroi. Condamnés à payer sur tous leurs alimens
une redevance considérable, ne pouvant se procurer à manger
et boire qu'à la condition de donner de l'argent à la ville, devenue
en quelque scurte l'associée des marchands, les consommateurs ont
quelque raison de penser que la ville se rend, dans une certaine
mesure, responsable de la bonne qualité des produits dont elle a
fait payer l'entrée. A chaque porte, la municipalité a placé des
employés à elle, qui ont le droit d'éventrer les sacs, de déclouer les
caisses» de sonder les tonneaux, de déboucher les bouteilles, et
elle prélève sur chaque marchandise une part de bénéfice. Au moins
faut-il que le consommateur ne paie pas l'entrée d'une farine fre-
latée, d'une viande malsaine, d'un vin fabriqué. C'est une respoiH
sabilité que hi ville, en étabUssant l'octroi, a prise vis-à-vis de ses
habitans; c'est une garantie qu'elle leur doit pour leur arg«i4«
Aussi faut-il applaudir les municipalités qui ont chargé des chi-
mistes d'examiner les produits suspects et de dénoncar la fraude.
Des laboratoires municipaux semblables à ceux qui existent dans
beaucoup de grandes villes d'Allemagne et d'Angleterre ont été
orées dans quelques villes de France. On vient d'en établir à Lyon
et à Amiens. Celui de Paris, installé à la préfecture de police, a déjà
rendu de grands services. Il est vrai de dire aussi qu'une furieuse
tempête de rancunes et d'accusations s'est élevée contre lui.
Les travaux d'un laboratoire municipal peuvent être divisés en
deux classes : ceux que la police fait exécuter, et ceux que demande le
public. A Paris, trente-deux experts dégustat^irs font des inspections
dans les halles, les marchés, et chez les marchands de comestibles.
Ils prélèvent des échantillons, et, quand la qualité leur parait mau*
vaise, les expédient au laboratoire. Quand l'examen chimique a été
fait, le parquet reste juge de l'opportunité des poursuites. Il relève
soit le délit de falsification, soit la mise en vente de produits fal-
sifiés, ce qui est aussi un déUt. Si les. poursuites ont lieu, on pro-
cédera à une contre-expertise chimique, et le négociant coupable
n'est pas condanmé avant que les conclusions des experts muni*
cipaux'aient été vérifiées par d'autres savaas.
Outre ces travaux ordonnés par le préfet de police, les chimistes
du laboratoire se chargent de toutes les analyses que viennent leur
demander les particuliers, commerçans ou non. Ce service est rendu
gratuitement pour les analyses qualitatives. On fait payer de 5 à
20 francs, le travail beaucoup plus long et plus minutieux des ana-
lyses quaniittUives. Toute personne qui pense avoir à se plaindre
de son épicier, de son boulanger, de son marchand de vin peut
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876 BBTUB DBS DEUX MONDES.
d^nander une analyse au laboratoire. On a autorisé le dépôt des
échantillons dans tous les bureaux des commissaires de police; les
voitures cellulaires les apportent ensuite à la préfecture. Au pre-
mier cas, lorsqu'un expert de la police a dénoncé une marchan-
dise prise diez le marchand» nous ayons vu que Texamen fait au
laboratoire a une sanction : la poursuite exercée par le parquet.
Quand un particulier vient se plaindre, cette sanction manquera
presque toujours : le parquet ne poursuivra pas. En effet, rien ne
prouve absolument que le vendeur accusé ait fabriqué, ou mis en
vente, le produit falsifié, dès que ce produit est entré dans la maison
de l'acheteur. Ce dernier peut bien souvent être le vrai coupable.
Par exemple, un débitant peut fort bien avoir lui-même mouillé son
vin, et en accuser son fournisseur en gros. En tous cas, le vendeur
refusera de reconnaître sa marchandise, et l'acheteur aura à faire
la preuve contraire; mais si l'acheteur n'obtient pas toujours de
poursuites contre un vendeur malhonnête, il obtient du moins un
renseignement précieux ; il saura que sa confiance a été surprise
et s'adressera à d'autres fournisseurs. Au surplus, si les acheteurs
tenaient à faire punir la fraude, ils auraient un moyen sûr, ce
serait de demander une analyse au moment même de l'arrivée en
gare, au moment de l'acquittement des droits d'octroi, toutes les
fois qu'ils reçoivent des expéditions de province. Ce moyen est
toujours à leur disposition quand ils ont été une première fois
trompés.
En somme, les laboratoires municipaux ne servent qu'à fournir
soit à l'autorité publique, soit aux particuliers, des renseignemens.
La police, qui, après avoir visité les magasins de boissons et de
comestibles, n'apportait au parquet que des soupçons et des con-
jectures, lui soumet aujourd'hui des faits. La science a aidé à dis-
simuler les délits ; la science sert aussi à les faire découvrir, et à
les constater avec exactitude. Ce mode de constatation a certaine-
ment fait connaître beaucoup de coupables; il est aussi de nature,
le cas échéant, à détourner le soupçon des innocens. Au surplus,
Tavis donné n'a pas de sanction directe; il ne sert qu'à éclairer la
justice. On a eu tort de prétendre que les chimistes s'érigeaient en
juges : ce ne sont que de3 témoins.
III.
Les accusations pinrtées contre le laboratoire municipal sont de
plusieurs sortes. D'abord on a prétendu que cette institution por-
tait atteinte à la liberté. H* Yves Guyot disait au conseil muni-
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LE LABORATOIRE MUNICIPAL. 877
cipal (1) qu'elle lui rappelait les ordonnances de Golbert, où les fils
de la trame des draps et des toiles étaient comptés. Les marchands
de vin furent les plus actifs et les plus bruyans ennemis du labo-
ratoire. Ils tinrent des réunions où ils se posèrent en victimes, et
se déclarèrent décidés à ne pas se Jaisser étrangler sans protester.
Ils eurent l'honneur d'avoir pour présidons de ces réunions des
hommes politiques considérables. Dans celle qui a eu lieu récem-
ment au Cirque d'hiver, M. Lockroy les a félicités d'avoir étéq>pelés
les cantiniers de l'émeute; il nous a appris que, pendant les périodes
funestes qui ont commencé le H mai et le 16 mai, l'émeute sié-
geait au sénat et dans le gouvernement, tandis que la justice, la
liberté et une foule d'autres divinités dépossédées n'avaient plus
d'autre refuge que le comptoir des marchands de vin. Feu Gam-
betta, dans toute sa gloire, n'avait pas dédaigné d'assister à un ban-
quet de ces industriels. Et, s'il m'en souvient bien, à ce banquet,
comme à la réunion du Cirque, on avait voté un ordre du jour de
flétrissure contre les esprits bornés et de mauvaise foi qui traitent
Thonnéte mouillage de falsification. On accorde que l'addition des
substances vénéneuses est blâmable ; il est mal d'empoisonner son
prochain par esprit de cupidité; mais ce n'est pas falsifier le vin
que d'y mettre de l'eau. Le droit de mouillage fait partie de nos
libertés. Il n'est pas inscrit dans la Déclaration des droits de
l'homme; il est venu après: c'est une conquête postérieure, qu'il
ne faut pas se laisser arracher.
Il paraît d'ailleurs qu'après avoir payé l'entrée à Paris, vendre du
vin à quatorze sous le litre n'était pas possible. M. Rousselle, qui,
après M. Yves Guyot, attaquait le laboratoire, l'a fait remarquer au
conseil municipal. Aucun acheteur ne doit plus ignorer, après les
déclarations de M. Rousselle, qu'à ce prix modique, il ne saurait exi-
ger du vin. C'est de l'eau rougie à quatone sous. Mab l'eau rougie
ne fait pas de mal. L'ordre du jour qui termine les réunions de ces
industriels, qui persistent à vouloir s'appeler des marchands de vin,
réclame toujours la revision de la loi de 1851, et la distinction
entre les fraudes nuisibles à la santé et celles qui sont inoflensives.
Celles-ci ne seraient plus des fraudes. Nous avons dit qu'une telle
distinction existait dans la loi anglaise ; mais ce n'est pas de cette
iaçon que l'entendent les falsificateurs. Les deux genres de fraude
sont punis en Angleterre , et c'est justice. Le mouillage n'est pas
dangereux, mais c'est un vol, quand il n'est pas avoué. Aucun mar-
chand n'offre du vin mouillé; au contraire, c'est presque toujours
une bouteille de bon bordeaux qui est annoncée par l'enseigne
(1) Séam du S7 décembre 188S.
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878 BEVUE tHES DEUX MONDES.
pour quatorze ou dix-huit sous. Seulement la loi anglaise applique
des pénalités particulières et très séTëres au fraudeur qui a causé un
dommage i la santé de son client. Il peut y avoir là plus qu'un
bomicide par imprudence ; car à l'imprudence se joignait rintérêft.
Pour nous, la liberté de tromper le public ne fait nullement par-
tie des libertés nécessaires. Nous voulons qu'on punisse ceux qui
versent de l'eau dans notre vin, et pour ceux qui j versent du poi-
son nous voulons un châtiment pfais dur. Mais aucun des deux n'est
excusable, et nous ne voyons pas pourquoi la loi ferait grâce à celui
qui, sans tuer personne, a trompé à la fois les consommateurs et
foctroi. D'ailleurs nous entendons soutenir cette théorie que îe
mouillage n'est pas une fraude» toulours en faveur des marchands
de vin et jamais en faveur des mu^chands de lait. Pourquoi? II est
clair que, dans les deux cas, la fraude est la même.
Chose étrange ! la cause des marchands de vins est devenue une
cause démocratique. Il suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler
le nom de leurs avocats. Leur influence est si grande sur les « masses
profondes du suffrage universel ; » ils ont, d'après M. Lockroy, exercé
d'une manière si distinguée, pendant que l'assemblée nationale et
le sénat se livraient aux émeutes des 24 et 16 mai, le gouverne^
ment légitime, que de leur part^on accepte tout, même Teau claire,
même la fuchsine. Le peuple, paralt-il, ne déteste ni Tune ni l'autre.
Ce sont là ses aflaires, et les marchands de vin sont ses amis. La
femme de Sganarelle disait : « Et s'il me plaft d'être battue? » Le
peuple ne va-t-il pas dire : v Et s'il me plaît de boire de Peau? »
H. Lockroy est assez spirituel pour lui prouver que ce droit fait
partie de ses libertés.
Après les grands principes de H:)erté, on a invoqué contre le labo-
ratoire des raisons de prud«ûce, La grande publicfté de ses tra-
vaux va détruire notre commerce d'exportation. La discrétion est
une qualité commerciale. Tout ne se dit pas, et si l'on porte par-
tout la lumière, si au lieu des expressions adroites et modérées, à
Tusage des négocians, on jette à tout propos ces paroles brutales :
« Mauvais! nuisible! » on va effaroudrâr la cKentèle. Gomment
osez-vous faire connaître au monde entier (jae, sur 3,361 échantil-
lons de vins, nos chimistes en ont trouvé 202 nuisibles, 4,098 pas-
sables, et 367 seulement sans reproche? Tous ferez croire quHl n^ ^
{rfos <fe boas vins en France, et vous tarirez la soutice #Hn des
meilleurs produits du pays. « Pensez-vous, dît M. Jarlaud, prési-
dent du syndicat des vins et spiritueux en gros, que, s'il y avaft
Abs laboratoires mumetpaux à Madrid, à Vatonce, à Alicante, à
Barcelone, à Gênes, à Naples, à Rome, etc., et qu'on leur soumit
des échantillons de vin, conomie on l'a ftôt à Paris, pensev^voQs,
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LE LÂBOBATOIBE MUNICIPAI.. 879
dis-je, qu'on se trouverait pas an moins la proportion indiquée par
le laboratoire parisien? Je réponds hardiment oui, et j'ajoute que,
fût-elle cent fois plus importante, il est probable que les municipa-
lités espagnoles et italiennes garderaient leurs chifires pour elles
et ne Terraient pas l'utilité de les prodamer nrbi et orbi (1). b
Nous ne verrons jamais d'inconvénient à publier la vérité quelle
qu'elle soit« Mais, disons-le, nous sonunes convaincus, comme
M. Jarlaud, que la proportion des fraudes, relevée au laboratoire
municipal, n'a rien d'effrayant. Seulement, ce que nous blâmons,
ce n*est pas la publicité des travaux du laboratoire, c'est la manière
dont les publications ont été faites. L'opinion publique a été la vic-
time d'un malentendu, et on ne saurait mettre trop de soin à réta-
blir la vérité des faits.
Actuellement tout Parisien crwt, et il a dû croire, qu'il n'avait
qu'une chance sur dix d'acheter un vin naturel ; environ trois
chances sur dix, de se procurer de bon lait; une sur deux pour le
beurre et le fromage ; une sur trois pour les sels, poivre et épicéa,
et pour le chocolat. Ces chifires résultent des Docutnens sur les fal-
sifications des matières alimentaires et les travaux du laboratoire
municipal, publiés par la préfecture de police.
Hais c'est là une erreur, — etleschiffres sont mal interprétés. Rap-
pelons^nous comment les produits à analyser arrivent au laboratoire.
Ils sont appiN^és, soit par des acheteurs qui ont à se plaindre de leurs
achats, soit par les trente-deux experts dégustateurs qui parcourent
les magasins et examinent les marchandises. Ce sont donc toujours
des produits suspects. C'est parmi ces produits suspects , contrai-
rement i l'atteiaiCe des plaignans ou des experts, que les chimistes
du laboratoire rencontrent des échantillons irréprochables et écai^
tent la prévention. Autrefois la prévention aurait été maintenoi
contre tous. Aujourd'hui elle est écartée pour le dixième des vins
suspects, pour le tiers des buts, pour la moitié des beurres et fro-
mages. Une faut pas s'étonnerdu grand nombre des poursuites, mais
au contraire du grand nombre des acquittemens. En disant: ail y a
dix bons tonneaux de vin sur cent chez les marchands de vin de Paris,
puisque telle est la proportion établie par le laboratoire, » on a
fiait à peu près le raisonnement suivant : « 11 y a dix acquittemens
sur cent accusations de vol, devant le tribunal de police correc-
tionnelle. Donc sur cent Parisiens, il y a quatre-vingt dix voleurs, n
La proportion des mauvaises boissons et des mauvais alimens serait
énorme si les échantilloois étaient pris au hasard. Maïs ils ne le sont
(1) F. Jarlaud, Rapport préieiité à la chambre de commerce de Paris, le 21 ftrrier
1688, au nom de la comarissiem des dooanea, entrepôts et marchét.
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880 BETUB DES DEUX MONDES.
pas; et on a déjà de graves raisons de suspecter tons ceux qu'on
apporte au laboratoire.
H. Jarlaud a parfaitement raison quand il dit à la chambre de
commerce : « On livre à Paris annuellement ik, 500,000 hectolitres
de vin, soit, en prenant une moyenne de 7 hectolitres par chaque
livraison particulière, 640,000 parties de vin, soit 640,000 échan-
tillons, qui auraient pu être soumis au laboratoire, car il va de
soi qu'on ne lui porte ou qu'il n'analyse que les vins douteux et
suspects. Or, sur ces 640,000 parties, il y en a eu combien? 1,911,
soit seulement 3 pour 1000 qui sont de mauvaise qualité. Nous
voilà loin du chi&e du laboratoire de 56 pour 100, et encore plus
de celui du TimeSy qui estime généreusement à 6.50 pour 100 le
quantum des vins français buvables. »
Nous ne sommes si loin ni de l'un ni de l'autre chiffre. Le tout est
de les citer à leur place. Le Times eût été dans le vrai en disant
que, sur 100 échantillons préjugés mauvais, on en a trouvé de 6 à
10 qui étaient bons. « Et, continue M. Jarlaud, si, au lieu de
prendre les 66 pour 100, qui comprennent les vins mauvais, nuisi-
bles et non nuisibles, on calculait seulement sur le chiffre des nuisi-
bles (seul chiffre qui intéresse la santé publique), on trouverait la
décimale insignifiante, j'ose dire homéopathique, de 31 centièmes
pour 1000. » C'est ici que nous refusons de suivre M. Jarlaud. Le
chiffre des mauvais non nuisibles^ peut ne pas intéresser ma santé,
mais il intéresse ma bourse. Je ne veux pas acheter de l'eau de
Seine, même à quatorze sous le litre, et ce n'est pas en dose homéo-
pathique que HH. les marchands de vin emploient l'eau de Seine.
Le mouillage, voilà l'ennemi! Osons le dire, puisque M. Gambetta,
M. Lockroy et autres grands politiques, qui ont reçu les doléances
de marchands de vin et présidé de leurs réunions, ne l'ont point
osé.
Gomment s'établissent ces catégories de nuisibles ou non nuisi-
bles, mouillés ou non mouillés? Nous arrivons aux plus graves
objections portées contre les travaux du laboratoire. La liberté du
conunerce n'est atteinte en rien par une institution chargée de veil-
ler à son honnêteté. La publicité des travaux n'offire point d'incon-
vénient si les renseignemens sont exacts et si les résultats ne sont
point exagérés. Les analyses chimiques se font-elles avec toute la
rigueur nécessaire? G'est une question que les Documens publiés
par le directeur du laboratoire nous permettent d'examiner.
L'analyse de matières organiques telles que le vin et le lait pré- ,
sente de grandes difficultés. En effet, ce sont des mélanges de sub-
stances chimiques fort variées et dont les quantités relatives ne sont
pas constantes. La partie liquide du vin est un mélange d'eau et
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LE LABORATOIBE MUNICIPAL. 881
d'alcool : le volume de Talcool varie de 6 à 16 ou môme 18 pour 100
de celui de l'eau. Ces liquides tiennent en solution des sels miné-
raux, phosphates, silicates, chlorures, bromures de potasse, de soude,
de magnésie, de 1er, des sels dont l'acide est organique, tartrates
et racémates de potasse et d'ammoniaque; des acides organiques
libres, acides tartrique, malique, lactique, citrique, tannique, etc.;
des corps organiques neutres, glucose ou sucre de raisin, glycé-
rine,|mannite, éthers acétique, butyrique, œnanthique, qui donnent
le bouquet; enfin des matières colorantes. M. Maumené,qui a donné
la composition moyenne des vins et énuméré les substances qui en
font partie, n'en compte pas moins de àO à 60. La proportion de
toutes ces substances varie suivant les terrains où le raisin a poussé
et suivant les conditions dimatologiques qui ont influé sur la pousse
ou sur la fermentation.
Le vin est sujet à des maladies. Le nom de maladies est employé
à propos, car, depuis les grands travaux de M. Pasteur, nous savons
que les parasites microscopiques envahissent de la même manière
les milieux organiques vivans ou morts. Quelques articles de myco-
derma acéti tombés dans une bouteille de vin mal bouchée y ihic-
tifient et donnent au vin la maladie de l'acescence, de même que
quelques bactéridies introduites dans le sang d'un mouton s'y mul-
tiplient et donnent à l'animal la maladie du charbon. Dans l'écono-
mie de l'animal et dans le mélange des élémens du vin, la maladie
a son siège particulier. Le charbon est une maladie du sang;
l'acescence est une maladie de l'alcool; le mycoderme oxyde l'id-
cool et en fait de l'acide acétique. Un autre mycoderme, connu
sous le nom de fleur du viriy pousse plus loin le phénomène d'oxy-
dation : il ne reste plus de l'alcool décomposé que de l'eau et de
l'acide carbonique. D'autres parasites microscopiques, en se déve-
loppant dans le vin, le rendent visqueux^ touméy monté ^ filant ^
amer^ etc.
Le plus habile chimiste, en présence d'un problème aussi com-
pliqué, aura toujours raison de demander un avis au dégustateur.
L'analyse la plus délicate ne le renseignera pas toujours sur la pro-
venance, l'âge du vin, ni les maladies à leur début. Mais l'analyse
décèle, mieux que le goût, la présence de matières étrangères que
la vigne n'a jamais produites et que le marchand ajoute, au grand
détriment de l'acheteur. Voici quelques-unes de celles qu'on ren-
contre le plus souvent.
De tout temps, on a plâtré les vins du Midi. Quand la fermenta-
tion a fait monter les grappes à la suriace, on les couvre d'une
poussière de plâtre qui se dissout lentement. Le vin épais et chargé
TOMB vm. — 1883. 56
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S99 BSTUB DB^ WBBX MOmoSm
en couteur* en devient plus clair. Gefoe opération pFO^oqw* une
<l6uble décomposHio»: raciitosulfariqae da sirifate de chaux s'em*
ptre de» la; peîasse des dirvem seb dissous éxm le moàt, et S se
feme d!ù sulfeide^ de potasse^ qui est un sel puBgatif. Âisssi le gordb
ées sceaux, par une cireulMPe adiressée aux procureurs-^n^aux
wat mm d'aoAt 1880, déclara Msifiés tes Tins qui contiennent plus
db 2 gcammes de sulEate de petaaso par Iî«re. limite salicyliqm
est ai^yourd^hui fort employé. CTest us poison dangereux, nais it a
Favaintage* d^arréHer le développement des parasites micrescepi-
ques qui carusent tes malaKiies du thi. H parait aussi' que If emploi
dé Taeide salicflyqoe permet de frauder Foctroi d^uBe* manière
hti ingénieuse : cet acide «rète Hvomfentanément k fermenta-
tioii'. (( D'llai)iies industriels, dit Fauteur du: rapport sur les tra^
vaux du laboratoire municipal, sucrent des vins d*^à vînés à la
Kmite de 15 degrés; ils les saHcylent,., et entient ainsi, à» la
bttrbe des employés du fisc, de Talcool sous Ibrme d'eau sverâe;
quinae jours après, le ferment reprend ses droits, ta richesse alcoo-
lique du tin passe de 1 5 à 20 ou 25 degrés produisMit un vin con-
centré:, capable de supporter sans qu^l y paraisse un: mourltage de
50 pour 100 d'eau et pfais. Les bénéfices doivent être fort beaux, à
en juger par te nombre et Tardeur des défenseurs du s^dicyl^ge. »
Qd a recours aux matières colorantes quand on a appauvri YdÊp^
porence du vin*, en y ajoutant de* Teau. Le bois de campécbe, b
mauve, te sureau, la cocheniIte',rorseille et surtout hi fuchsine vien^
nent au secovrs des cabaretiers. De toutes ces substances, la fuch-
sine est la phis dangereuse, non par eHe-méme, mais à cause de
Tarsenic, dont elle est presque toujours accompagnée. Nous ne
pouvons exposer ici to«s tes moyens très sûrs et très précis dont la
chimie dispose pour découvrh: les colorations étrangères . Le pre^
mier est bten simple; on lasse tomber une goutte de vin sur un
bâton de craie albuminée. La tache du vin naturel possède une cou-
teur particulière qui n'a pas pu être contrefaite. La tache rose de la
fuchsine la dénonce au premier coup d'œil.
Enfin nous devons dire quelques mots de h plus fréquente des
falsifications et de celle à laquelle les conomerçans parisiens parais-
sent tenir te phis : le mouillage.
Il serait fort simple, pour dénoncer te mouillage^ de comparer h
quantité d'eau à la quantité dialcool. liais lescommerçans ont prévu
le danger; et après l'eau, ils rajoutent de Talcool. C'est ce qu'ib
appellent le vinage. Alors intervient un troisième étement, Pextrait
sec. Le vin est évaporé à une température de 100 degrés. H labse
vn dépdt de matières minérales et organiques. Ce dépAt est très
faible, on le conçoit, lorsque le vin a été mouillé et vini. Les pro-
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LE I.ABCNUT(»ia MDlilCff AL* 88ft
portions de ces trois ëlémeBs : eau, 4J000I» extrait «ec, varient sui-
yant les crus. Mais les chimistes ont établi des moyennes au-dessous
desquelles ils croiest pouviâr aiOnuer qu'un vin n'est pas bon et mar^
chaïuL Gesik propos de ces moyennes que lel2Jt)oratoire municipal a
été 84atout aaaq«^ La moyenne exigée est 10 pour 100 d'alcool et
2ft grammes par litre d'extrait sec« C'est beaucoup; il a été lacile
de dter une multitude de crus et Biéme des meilleurs, où le vin ne
contient jamais «utam d'akooL Vous pousses, disailron, à la fraude»
Tms engagez les marchands, qui ne peuvent réaliser des conditions
^ difficiles, à fabriquer et à mélanger leurs pixKluits, à ajouter soit
de l'alcool, soit même de la ^ycérine ou des sels minéraux poxu:
enrichir l'extrait sec.
On aurait ndson si les moyennes étaient invoquées dans tous les
cas^ llaiSf loin de là, les vins ont été séparés en deux catégories :
vins dont l'origine est connue et déclarée, — et vins de coupage»
Jamais la moyenne ki'est invoquée qsand il s'agit d'analyser les
premiers : on les compare à des échantillons de même provenance.
Pour les seconds, ils sont l'objet d'une industrie toute particulière
et ce sont toujours ceuxrlà qui sont mouillés^ Les vins coopés intro-
duits à l'octroi ont toujours leur maximum de 15 pow 100 d'alcool
et jusqu'à tO pour 100 d'extrait sec On les retrouve dans le com-
merce de détail, réduits à 6 ou 7 pour 100 d'alcool et 15 ou
10 pour 100 d'extrait. C'est alors le tas d'invoquer les moyennes.
Les Bftoyenaes adoptées au laboratoire avaient, paratt-il, été fixées
par Jl. Boussingault. De phis, M. Magnier de La Source, qui a
écrit 8«ir les vins d'importans <mvrages, aurait trouvé, après deux
cent cinquante analyses de vins de coupage, une ntoyeane de 13
pour 100 d'alcool et 2à pour 100 d'extrait. Sont-elles trop élevées?
Nous n'osons pas nous prononcer, et renvoyons le débat à de plus
cùmpétens* Nous devons dire seulement, en fidèle historien, que
IL Magnier de La Source s'est plaint il y a quelques mois d'avoir
vu ses travaux mal interprétés. Au laboratoire municipal, on évapore
les vins à 100 degrés. iL Magnier doLaSource a de bonnes raisons
de préiërer une autre méthode : il évapore 415 desgrés, dans le vide ;
il trouve ainsi un dépôt de matières sèches beaucoup plusconsidé*
nble. Et la moyenne qu'il donne est en réalité inférieure à celle
qui est adoplée a» kboraleire.
La même discuasiott s'est élevée à pciopos de l'examen des laits»
Ici eneore feau joue un grand rôle. Le mmUlage du lait est àécàk
par le poids devenu ioauiiiBantde l'extrait sec L'extrait sec du lait
comprend le sucre de kk ou lactose, les matières grasses du beurra,
l'albumine et le caséum et des sels minéraux. M. le directeur du
laboratoire a publié les tables d'un très grand nombre d'analyses,
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88& RETUE DES DEUX MONDES.
exécutées sous sa direction. Nous permettra-t-il de lui chercher une
petite querelle?
Nous voudrions d'abord avoir quelques détails sur la manière
dont se fait Tévaporation. Ce n'est pas assez de dire qu'elle se fait
à 100 degrés : la disposition des appareils, le temps de l'opération,
ont leur influence quand il s'agit de séparer des matières qui s'al*
tèrent aussi facilement que le beurre et la caséine. Ensuite nous
avouons ne pas très bien comprendre les tables des analyses. Un
premier nombre donne le total de l'extrait sec, un second indique
la proportion du beurre, un troisième celle du sucre, un quatrième
celle de la caséine. Les sels minéraux sont- ils comptés avec la
caséine? En ce cas, la somme des trois derniers nombres devrait
être égale au premier. C'est ce qui arrive pour plusieurs analyses,
notamment celles des laits de Yernon, de Yillemomble, de Genne-
villiers (1). Mais, dans les mêmes colonnes, nous voyons des nom-
bres qui ne concordent pas (laits de Nangis, de Gentilly, Seine-et-
Marne, Loiret, etc.)* Enfin nous voudrions des explications sur des
cas exceptionnels, comme le suivant. Un litre de lait de Paris (ana*
lyse n® 5i6) contenait 2i0 grammes d'extrait, presque le double
de la proportion ordinaire. Le beurre, le sucre, la caséine ne pèsent
enseQ]J)le que 195 grammes. Que représentent les kb grammes res-
tant?
Le moyenne adoptée au laboratoire est 13& grammes d'extrait
par litre de lait; mais ce n'est qu'au-dessous de 130 grammes que
le lait est déclaré mauvais. C'est une moyenne élevée. Sans parler
dû lait très pauvre en extrait des vaches hollandaises, nous croyons
pouvoir affirmer que le lait du Cantal donne une proportion d'ex-
trait qui est plus souvent entre 120 et 130 grammes par litre qu'entre
130 et l&O.
Mais il ne faut pas s'attacher à critiquer le laboratoire établi à la
préfecture de police. Le travail accompli dans ce laboratoire pen-
dant la première année a été énorme, peut-être excessif. Peut-être
quelques analyses se ressentent de la hâte qu'on a mise à les faire,
et surtout il est facile de voir que le volume de Doaanens a été
précipitamment rédigé et imprimé.
Il n'en est pas moins vrai qu'une pareille institution est pour la
population une garantie précieuse et qu'elle a déjà donné au com-
merce d'utiles avertissemens. Quand elle sera bien assise et que le
travail y sera devenu régulier, elle sera au-dessus de tout reproche.
M. Charles Girard, le directeur du laboratoire, a déjà fait ses
preuves. Il est élève de M. Wurtz, l'un des plus grands chimistes
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lE lâbobâtoire muniopai. 885
français et peut-être le plus éminent des professeurs. Il s'est déjà
fait connaître par de nombreux travaux originaux, et son habileté
comme analyste ne peut être mise en doute. Au surplus, toutes
les fois que le parquet a jugé à propos d'intenter des poursuites,
les renseignemens fournis par M. Girard et ses collaborateurs ont
été contrêlés par une contre-eipertise, et deux fois seulement la
contre-expertise leur a donné tort.
Les résultats publiés ont été mal interprétés. Quant aux moyennes,
on a beaucoup répété que M. Girard, en les fixant, s'arrogeait un
droit exorbitant. Â notre avis, il est absolument impossible de con-
cevoir qu'un chimiste chargé du travail de M. Girard puisse pro-
céder autrement. Gomment veut-on qu'en présence de mille échan-
tillons de vins coupés, sans origine connue, un chimiste n'adopte
pas certains principes déterminés, d'après lesquels il pourra établir
un classement? Si on lui confie une bouteille déclarée de tel cru de
Bordeaux, et de telle année, il aura toujours la ressource de la
comparer à une autre bouteille du même cru de Bordeaux, et de la
même année. Mais si on lui présente un vin qui est simplement
déclaré bon et marchand^ il faut bien que ce chimiste ait adopté
une règle de conduite, et se soit fixé certaines conditions en dehors
desquelles le titre de bon et marchand ne sera pas toléré.
Le droit d'établir une moyenne est nécessaire : les chimistes pour-
raient, à la vérité, ne pas la publier; mais alors ils ne donneraient
plus les motifs de leurs avis, qui paraîtraient arbitraires. Certains
commerçans et certains hommes politiques croient tempérer ce
droit en rattachant le laboratoire à la préfecture de la Seine. Qu'inn
porte? Le préfet de la Seine et le préfet de police sont de puissans
personnages; mais les réactions chimiques échappent à leur juri-
diction ; Teau, Talcool, les sucres, les matières grasses ne change-
ront pas de nature même sous le régime de l'autonomie communale,
et l'acide sulfurique se combinera toujours à la potasse, sous la
direction de M. Camescasse ou sous les auspices de M. Oustry.
Si nous osions émettre une opinion, elle serait bien différente.
Peu nous importerait l'administration à laquelle le laboratoire serait
rattaché. Mais nous aimerions à voir dédoubler les services et le
budget du laboratoire municipal. En Angleterre, l'avis des public
analysts est toujours susceptible d'appel ; les expériences peuvent
toujours être recommencées au laboratoire supérieur des douanes
et des octrois. N'est-ce pas raisonnable? En matière de falsifications,
il y a deux sortes de juges, des juges de fait et des juges de droit,
et il nous semble que lorsque les premiers ont prononcé, les seconds
n'ont plus grand'chose à faire. Cependant on peut appeler du jug^
ment de droit, on ne le peut pas du jugement de fait. N'aurait-on
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RKtDB DES DEUX IIOMMS.
pas raison de créer une coimnission scientiTiqne dont \m wnscils
pourraievrt être demandés par les fasebitans <te ptasietrrs Tilles ft
d*mie région étendue; nn foboratoire ^ù se réuniraienie, comme an
coDsdl d* hygiène de Paris, quelques saransd^xm mérite exoeption^
nelT où chaque année, & propos d'affaires graves et dovfteuses, el
dans des cas déterminés, un très petit iiombre d'analyses seraietit
exécutées avec tout le soin et toute ta rigueur possibles; où les
moyennes seraient discutées tous les ans ^ fixées d'ttprès ta qualité
des rêcsoltes? Cela n'empêcherait pas les cSiimisrtes d&s talyoMtoireB
nfunicipanx, — comme les public analysts anglais, — de trancher
une multitude de questions courantes à propos desquelles leur avis
ne peut soulever aucun doirte. Et, d'autre part, c'est dans ce labo-
ratoire supérieur que des rechwches seraient entreprises et que
des progrès seraient atteints. On a dit souvent, même au consdl
municipal : « Nous ne demandons pas à M. Girard des théories noRflh
velles et des découvertes. » Et, en elïet, H. Girard est assez occupé
des six noille analyses quTÎ doit faire ou contrôler chaque «imée.
Hais qu'on y prenne garde : si la science ne fait pas de progrès, la
fraude en fera. Les procédés usités au laboratoire municipal seront
connus et seront déjoués. Nous espérons donc voir un jour, au-des-
sus des public analffstSf un conseil de savans qui leur donnera tme
direction et soumettra, au besoin, leurs travaux à un contrôle. Tel
est en Allemagne l'Office impérial de santé.
En attendant, nous applaudissons à Tinstitution du laboratoire
municipal. Tel qu'il est, il constitue, dans Tintérêt de la santé et de
rhonnêteté publiques, un important progrès. Et au nom de tôt»
ceux qui n'aiment m le vin mouilléy m les haricots au sel de cuivre,
ni Tacide saKcyKque, nous remercions M. Girard et ses collabora-
teurs.
Dbnvb Gochik.
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LES
FRESQUES
P&BMiàRB PARTIE.
La comtesse de Charterys, Milion Ernest^ Berksy Angleterre^ â
Henry Ilollys, ambassade d'Angleterre à Home.
16 juin 1881. — Envoyez-moi quelqu'un pour peindre la salle
de bal.
if. Hollys à lady Charterys.
Expliquez-vous plus cliàrement : Fresques, huile, gouache, bois,
satin, pûtre?
Lady Charterys au même.
Fresques. Très pressé. Les princes annoncent visite.
M. Hollys à la même.
Inutile, ma chère Esmée, de continuer à télégraphier ; l'affaire
ne peut se traiter ainsi ; vous êtes vou8*mâme trop au ccmrant des
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888 REYUE DES DEUX MONDES.
choses de l'art pour ne pas savoir qu'il faut plus de temps pour
peindre à fresque une salle de bal que pour la tendre avec des rou-
leaux de papier français. Votre salle est aussi vaste que celle
du palais Golonna. Si vous vous adressez àun véritable artiste, — et
vous ne pouvez songer à un peintre de copies, — le travail sera
long et très coûteux. Je vous fais Thonneur de croire que vous ne
voulez qu'une œuvre originale. Quand attendez-vous les princes
J'aurais bien votre homme ici, mais je doute qu'il consente à entre-
prendre cette tâche et, en outre, il demanderait un temps considé-
rable.
Lady Charterys au même.
Envoyez l'homme. Son Altesse Royale n'a pas fixé le jour de sa
visite.
M. Hollys à la même.
Permettez-moi, ma chère Esmée, de vous faire observer qu'un
homme n'est pas un paquet de cigares qu'on expédie comme échan-
tillon par la poste. Je vous disais que je n'étais pas sûr que l'artiste
à qui je songeais consentit à se charger dé la décoration de votre
salle de bal ; je l'ai sondé depuis ; il ne me semble avoir aucune
objection à l'exécution de ce projet. C'est un homme de talent, de
génie même, quoique d'ailleurs complètement inconnu jusqu'ici. En
Italie, tout homme qui sort de la routine peut languir, sa vie entière,
ignoré. A notre misérable et vulgaire époque, les choses banales
sont les plus appréciées. Vous devez comprendre que, s'il accepte
la proposition, il faudra vous résigner à un gros sacrifice d'ar-
gent. Vous en rendez-vous compte ? J'en doute un peu. En tout cas,
vous ferez bien d'y réfléchir. Mais il me vient une autre idée...
N'est-ce pas contraire aux convenances? Il n'est ni jeune,., ni âgé ;
cependant son extérieur est des plus agréables : je crains que ce
ne soit pas parfaitement conforme aux usages reçus, et vous n'igno-
rez pas que, lorsqu'il vous arrive de faire une iniraction & la règle*
c'est à moi que l'on s'en prend.
Toujours à vous.
Lady Charterys au même.
Envoyez-le. Payez tout ce qu'il demandera. Quant à la question
de convenances, Tabby est toujours id.
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w^mmm
BSOKS^J^FrZ.
LES FRESQUES. 889
M. Hollys à la même.
Ha chère Esmée, comme, dans notre état encore incomplet de
civilisation, les télégrammes ne sont pas arrivés à reproduire la
ponctuation, ni les points d'interrogation, il leur arrive souvent
d'être un peu incohérens ; de plus, ils coûtent fort cher ; si cette
question n'a pas d'importance pour vous, il n'en est pas de même
en ce qui me concerne. Vous êtes très riche et moi je suis très
pauvre. Je trouve scandaleux de vous voir appeler votre très illustre et
très respectable grand'mère Tabby ; c'est sans doute chez vous une
mauvaise habitude incurable. Quelle affreuse responsabilité sociale
que d'être votre subrogé-tuteur I je me demande encore à quoi je
dôis^e grand, mais périlleux honneur. Dieu merci, vous êtes majeure I
— Revenons à notre salle de bal. Ce qui a fixé mon choix sur ledit
artiste (appelé Benzo), ce sont les fresques d'une petite église d'un
village des Àbruzzes, et qu'il a peintes pour le seul amour de l'art.
Ce village est son pays natal. Cette décoration est un véritable chef-
d'œ uvre ; si vous étiez plus artiste, je pourrais vous écrire vingt
pages sur ce sujet, mais je me bornerai à vous dire qu'elles représen-
tent la \ie de saint Julien l'Hospitalier, qu'elles rappellent Botticelli
par le coloris et Blicbel-Ange par la vigueur et l'anatomie. Bien'que
cela d'éloges, allez-vous dire! Oui, c'est vrai, je ne saurais en être
avare quand je suis sous le charme... Seulement, vous convien-
drez que c'est chose assez rare... Ensuite, j'ai visité l'atelier de
Benzo, via Magutta; ses compositions, d'une grande imagination
et d'une véritable délicatesse de dessin, sans parler de sa préfé-
rence décidée pour la fresque, m'ont inspiré la conviction que^ la
décoration de votre salle de bal ne pouvait être confiée à de meil-
leure s mains; il saura la rendre digne du reste de Milton Ernest.
Quant à vous, n'êtes-vous pas tellement l'esclave des tapissiers
parisiens, que vous ne songiez actuellement à transformer^votre
grand vieux caste 1 en une copie du plus nouveau des hôtels de
l'ave nue de Villiers, avec son pittoresque désordre de turqueries
et de pochades à l'intérieur? Ne vous y trompez pas toutefois. ••
j'adore le Japon et la Turquie en leur lieu et place, et je puis même au
besoin supporter quelques impressionnistes^ seulement ni les uns
ni les autres n'y sont dans une maison de style Tudor,toute'meublée
en vieux chêne. Le contenu d'un bazar de Téhéran ne cadrerait pas
davant âge avec une pièce entourée de panneaux sculptés par Grin*
ling Gibbons. Mais revenons à Benzo. Il va de soi qu'il eût été diffi-
cile, pour ne pas dire plus, de demander à mon artiste de décorer
une salle de bal, même la vôtre, s'il était à la mode ; mais il est
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j)90 RE7UE VB& DBUl IK^DES.
tout à fait inconnu et pauvre, au sens le moins romantique de ce
vilain mot. Tout d'abord il ne voulait entendre parler de rien et parais-
sait presque offensé de ma proposition ; peu à peu il est venu à
résipiscence; et je suis parvenu à hri persuader que la décoradSon
d'une salle de bal, longue de 80 mètres, avec des sujets lires des
contes de Boccace ou de l'jbioste, n'était pas une œuvre à dédoi*-
gner. Je lui ai également garanti qu'il aurait son appartement par*
ticulier et que personne ne viendrait Fy déranger. Il s'emtaurqneni
demain sur le paquebot de Givita-¥ecchia et arrivera à Miltoa
Ernest dans le cuurant de la sensaine prochaîne. Je n'ai pas besom
de vous recommander de lelndter avec toute la polkesse vouluet,
car c'est un gentleman. Il entend vous laisser libre de fixer le dûflife
de ses honoraires, quand son travail sera achevé, ainsi qtf il é<Mit
d'usage dans les palais et monastères au siècle du Sodoma et ch
Dominiqtrin. C'est peut-être là un trait d'astuce italienne, car tout le
monde sait qu'en disant : «Ce qu'il vous plaira,» on espèn» recevoir
trois fois ce qu'on n'oserait denrander; c'est peut-être aussi dveslui
orgueil. Je suis très frappé de cette preuve de race chez messiN:
Renzo, bien qu'on prétende au pays quîl est le fils non reooMWi
d'une pauvre fille, qui Fa confié ^n mourant à la garde du curd de
son viltege. Mais ceci ne sauraSt avoir d'intérêt pour vous. Avec vos
idées particuKères sur fart, vous ne ferez guère plus de cas de est
individu que de votre groom, et vous ne le traiterez mémrepas avec
autant de considération que votre taiîleur, — carvousprenez le thé, je
crois, avec votre tailleur ? — Un mot encore ; gardez-vous, autant qw
la chose vous sera possible, de vouloirimposer votregtèt etvotre juge-
ment au peintre que je vous adresse. Il sait ce qu'il veut. Souvenez-vous
que pour ce qui est des fresques, on n'en peut rien dire avant d'ei
avoir vu l'eflBet général. Sir Joshua Reynolds, si je ne me trompe,
(Esait qu'il nefallait jamais montrer d'œuvres ébauchées ni aux enftfis
ni aux badauds. Sans être ni fun ni l'autre, vous êtes, en revanche,
capricieuse et entêtée. Puisse ce trait diabolique produire sur tous
tout feffet que je souhaite I Procurez-vous du pl&tre peur fresques.
Lady Charierys^an même.
Parfait I Quelle éloquence ! Street a trouvé du plâtre ^(2 Aoc. Mille
remercimenSt
Léon Benzo à don Ecceltho Ferraru. FXorinella.
MUtOBEniwU
Trèscberpërei ilpkut à verse aujourd'hui; force m'est de renon-
cer à peîiidre. C'estdonc à vous que je coasacora'meskisivs du malài,
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us rassQiw. 8dft
L'Angjkteura ma icappapar son asfract yeri et kumide, par le gcand
Dombre de ses maisoûs ; à ckaqud mètre, il eu surgit wkev o» qui
produit dans le paysage Tel&t d'au appactemaat trop meublé. Ou
j voit aussi uuû qaaotité de chemioées très élevées^ comme des
cheminées d'usioâ. Los maisons sont basses* Londres a l'air bîea
provincial» bien prosaïque, comparé 4 Borne. C'est 4 croire littértf-^
lestent que Ton peut se casser la tête contre les toits. L'atma-^
sfUbse de la grande ville est épaisse ooaune une polenta, on pouis
rait ia co«iper à la cuiller. Je n'ai pas voulu m'arrâter à Londres;
^ suis venu comme une ilëchev pour ainsi dirie, dans le Serkabirei^
a'ayant fait qu'une balte d'une heure dans la National Gallery. J^at
trouvé là quelques belles toileSt. qui n'auraient jamais dû. quitter
L'Italie. Le Berkshire est, paralt41, le nom d'un comté. Le pays^ joU,
boisé» me rappelle certaines parties de l'Ombriei avec cette diffé-
rence, toutefois, que les montagnes, qui prêtent tant de migesté au
calme de la nature, manquent ici.
Le ciel, sombre et bas,, aussi lourd qu'une draf^rie de laine, m
peut se comparer à notre éblouissante et radieusevoùtecéJesleuALta
station d'un petit village, m'attendait une voiture aux roues très éle-*
vées et attelée d'un cheval admirable. Cette gare semble avoir été
placée là, tout exprès pour le service du château de Milum. Je suis
arrivé à la porte d'entrée par une avenue longue de deux kilomètres»
Cétait le soir; on m'a tout aussitôt conduit dans l'appartement qui
m'était destiné, et où j'ai trouvé un bain tout prépara. Je n'ai ^i
nfiaire qu'^à un seul domesti^pe, qui, heureusement, parle un peu
le français, et qui sera, je crois, spécialement chargé de mon ser-
vice» Le lendemain matin, un grave et imposant majordome m'a
mené dans la salle de bal, et m'a dit que lady Charterys me rece-
vrait quelques heures plus tard dans la bibliothèque; ce qu'elle fit
en effet. Je m'étais figuré uue femme entre deux âges, mais elle eet
jeune à n'en pas douter; après m'aveir fait de la tète un petit signe
hautain et froid, elle m'a demandé si rien ne me manquait. Sans
me donner le temps de lui répondre, elle s'est iaformée des nou-
velles de iL Hollys, qui est à la fois son cousin et son subrogé-
tuteur; puis, toujours sans attendre ma réponse, elle m'a engagé à
me mettre immédiatement à l'œuvre, ajoutant qu'elle espérait me
voir terminer mon travail dans le pUis court délai possible. fiUe
comptait, a-t-elle ajouté, que je ferais de jolies choses, genre Corot,
mais avec les personnages vêtus, tant il y a de g3ns atupides I Là-
dessus elle me fit derechef un petit signe de tête, et ainsi finit notre
entreti^. Pardonne&-moi cet incohérent bavardage; je m'entends
mieux à manier la brosse que la plume; puis, n'ôtes-vous pas d'une
indulgence à toute épreuve pour les bévues de votre filleul?
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892 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout ce qui m'entoure est d'une grandeur, d'une magnificence
incontestables ; sans doute, j'en admire les beautés, mais j'en suis
comme écrasé. Les terrasses sont d'un aspect triste avec leurs
cèdres imposans et les branches feuillues des ormeaux. La grande
galerie est trop sombre avec ses armures de fer et ses panneaux de
chêne ; cependant je ne voudrab y rien changer. Tout est en har-
monie et à l'unisson avec le ton général du paysage et les teintes
grises de l'atmosphère; je n'en puis dire autant de la châtelaine,
qui est une très jolie jeune femme, très capricieuse, très frivole,
très dédaigneuse , qui n'est jamais en retard pour une coupe de
robe, fût-ce même d'une robe de chambre. Lady Gharterys n'est
pas mariée, comme je l'avais supposé d'après son titre, mais elle
le tient de sa mère, qui le prit par droit d'héritage à la mort de son
frère, le dernier comte de Gharterys, lequel n'a pas laissé de pos-
térité. Elle se trouve par suite à la tête d'une fortune colossale et
d'une grande influence dans le comté, avantages auxquels elle
parait d'ailleurs aussi indiilérente qu'une enfant le serait pour un
reliquaire orné de pierres précieuses. N'allez pas croire d'après ce
qui précède que je l'aie vue longtemps, mais elle est de celles
qu'on juge au premier coup d'œil.
Il y a ici une troupe d'hêtes très gais et très animés; ce qu'on
appelle la saison de Londres touche, paratt-il, à sa fin. Tout ce
monde si frivole m'a considérablement porté sur les nerfs. Pendant
les premiers jours de ma présence ici, il ne m'était pas possible de
travailler, tant leurs observations m'irritaient. J'ai pris le parti de
dire à lady Gharterys que, si l'on ne m'autorisait pas à m'enfermer
à clé dans la salle de bal, je serrerais ma botte à couleurs et repar-
tirais pour l'Italie sans avoir même esquissé les cartons. Elle a
cédé, en sorte que je jouis maintenant d'une tranquillité parfaite.
Je n'ai d'ailleurs à me plaindre de rien; j'ai mon appartement par-
ticulier, j y prends mes repas, l'on me sert les mets les plus soignés
et les meilleurs vins français; en un mot, je suis traité comme un
prisonnier d'état. Je vois bien cependant que toute la valetaille n'a
aucune considération pour moi; à ses yeux, je suis sur le même
niveau que le vitrier qui vient poser des carreaux à la salle de bal.
Mais cela ne m'importe guère.
Cette salle de bal, soit dit en passant, est une pièce de fort belle
ordonnance et surmontée d'un dôme.
Mon désappointement a été grand de ne pas trouver en arrivant
ici le plâtre encore humide, comme on devait s'y attendre dans
une construction de date récente; le plâtre des muVs est déjà
sec et légèrement granulé; j'en ai exprimé tout mon mécontente-
ment k lady Gharterys, lui disant qu'elle ne pouvait espérer d^tfres-
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LES FRESQUES.
qaes à grand effet de coloris sur des murs revêtus d'un pareil
6nduit9 et qu'il serait même peut-être plus sage d'opter pour de
grands panneaux peints à l'huile. Cette idée ne semble pas lui sou-
rire; elle s'est probablement mis en tête d'ayoir des fresques, parce
que c'est chic.
Au point de vue de Tarchitecture, cette grande salle est une
erreur capitale; lady Gharterys l'a fait construire l'an passé dans
un style qui n'a pas plus de rapport avec celui des Tudor qu'un
grand vase de cristal de notre temps n'en aurait avec une monture
de Benvenuto^Gellini. Tout hétérogène qu'elle soit, cette salle de
bal n'en a pas moins de belles proportions ; puis, comme eHe est
masquée par de grands ombrages, elle ne gâte pas la vue générale
du château* Elle sera incontestablement d'une grande utilité à la
jeune maltresse de céans, lorsqu'il y aura foule id, comme c'est le
cas en ce moment, vu qu'il n'existe maintenant pour toute salle de
bal qu'une étroite et longue galerie très insuffisante. Milton Ernest est
d'un beau style, mais je trouve qu'il manque de grandeur, comparé
à nos palais. Le nombre des domestiques est prodigieux.
La galerie de tableaux n'est pas riche en toiles anciennes; on
parait très fier de quelques œuvres de maîtres vénitiens, lesquelles
ne sont évidemment que des copies; dernièrement, j'ai failli me faire
une affaire avec une imposante douairière en lui disant ce que j'en
pense ; c'est la grand'mère de mon hôtesse, la mère de son père, qui,
lui, n'est plus de ce monde. Elle s'appelle lady Gaimwrath of Oswes-
try. Je copie ce nom diabolique sur l'une de ses cartes; si je suis
pour la valetaille au même niveau que les vitriers, je ne dépasse
pas celui du tapissier aux yeux de cette redoutable grande dame,
dont le regard seul a le don de vous pétrifier.
La lumière grise du ciel m'incommode, me gêne pour mon tra-
vail; il parait qu'il en est toujours de même ici. Ah! que j'étais
bien plus heureux lorsque je décorais votre sainte petite église, mon
bon père I Je ne serais probablement jamais venu en Angleterre si
j'eusse gagné quelque argent cet hiver; mais j'étais littéralement
a secco et menacé de mourir de faim. Un brave capitaine de mes
amis m'a offert de me transporter gratis de Givita-Vecchia à Lon-
dres; avec l'argent d'un petit bronze que j'ai vendu, j'ai pu venir
de Londres ici et acheter les couleurs dont j'avais b^in.* Je n'-ai
heureusement aucune dépense à faire maintenant, car je suis sans
le sou. Je soupçonne les domestiques d'avoir deviné ce qui en est;
ils ont pour cela le même flair que les rats pour découvrir l'endroit
où est serré le grain.
Adieu, mon cher père, je vous quitte et je vais me promener
dans le parc; tout est sombre et mouillé, mais l'air exhale cepen-
dant de douces senteurs, et les chevreuils n'en sont pas moins de
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MA RETUE IN» DBDX MONDES.
cbarmiiMi aiiimanx. Je ne me lasse pas d'étudier leurs }oIies alliira&
et Teosemble gracieux de leurs groupes. Dire que celle qui les pos-
sède ne daigne jamais les regarder I
Lady Charterys à M. Hollys.
Votre Benzo est ici. Rien ne pourra me dissuader qu'il n'a en-
core fait antre chose que quelques grands traits à la craie sur du
papier gris; il se claquemure dans la salle de bal, insistant poor
que personne ne vienne l'y troubler. Il a même exigé que la porte
en soit fermée à clé. Je suis conyaincue qu'il passe son temps à
fumer ou à dormir. Il serait intolà^ble s'il n'était si beau, — ear
il est merveilleusement beau. Je nae souviens d'un portrait de César
Borgia auquel il ressemble énormément.
M, Hollys à^la mime.
Il existe à ma connaissance trois portraits de ce fameux César,
qui n'ont aucun rapport entre eux. Duquel de ces portraits enten-
dez-vous parler? Je ne vois pas pour mon compte la plus légère
ressemblance. Je vous avais tout particulièrement recommandé de
respecter la solitude de votre h6te ; il est physiquement impossible
de se livrer à un travail de tète avec des allans et veoans autour
de soi; il faut lui laisser le temps de combiner ses compositions. Ne
savezrvous donc pas que la fresque ne connaît pas de repentirs? Si
l'on vient à se tromper, l'erreur reste là pour toujours. Jlais vous
autres, belles dames, vous ne savez rien de la fresque ni de ce qu'elle
exige de tranquillité.
Lady Charterys au même.
Ce n'est pas de César Borgia que je voulais parler, mais de
Cbristophe Colomb ; nous avons un portrait de lui dans la galerie.
Votre ami est un causeur intéressant et qui parle très bien le français.
Il a, paralt-il, étudié à Paris pendant des années; sa méthode de
travailler peut être excellente, mais, à coup sûr, elle n'est pas expô-
ditive. Si les princes réalisent leur projet de visite, je me verrai dans
la nécessité de faire tendre en satin la salle de bal pro tempore.
Hier, il nous a raconté l'histoire de sa vie, nous disant que,
dans sa petite enfance, il courait pieds nus dans la montagne
et ne vivait que de châtaignes; il a été élevé chez un prêtre. Ce
que je ne pourrai jamais comprendre, par exemple, c'est qu'un
pauvre vieux curé (même d'origine noble) ait pu lui donner de si
grandes façons et si grand air« Je l'ai invité à dîner» il m'a répondu
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qu'il n'avait pas de tenue du soir; je lui ai alors suggéré de télé-
graphier à Rome, sur quoi il m'a fait une véritable scëae, mais à
froid, sans le moindre emportement, un peu à la façon de Chaste-
lard; vous savez l)ien... Est-ce que les ItaUeiis«ont .toujours de ces
manières-là? Cela tient-il à ce qu'ils ont été des Romains? Yojos
entendez bien ce que je veux dire : le dvis ramanus^ ii'est-^ce .pas?
Ce que lord Palmerston et ce cher lord Beaconsûeld ont fait de
l'Anglais dans le monde.
M* HoTlt/s à la mêmeé
Peu d'Jtalifflss'flont (Romains «pur sang-.; dans le nomère se trou-
vent une rfonle de Latins, de Grecs, de iiiifs,de Lydiens ou d'Orien-
taux. H'iaut que Ren^ vous inspire un ibien ^vif intérêt |)om* que
vous tdaigniez «insi jeter un coup d'oaO rétrospectif sur Thigtoipe,
Gbastelard aussi me semble étire oïDe allusion àfdes dk*ames6Kmi-
•entendus*,.. Je serais désolé si, de giihé de^cœur, j'avais exposé ce
malheureux au péril, car il y a en lui Tàme d'an véritable artiste*
J'aurais «dû me souvenir qu'à défaut de lions, la flèche de Disane
s'égarait sm* son chien.
iMdy Charterys au même.
Diane étaît-elle -vraiment assez sotte pour tuer son chien? Tau-
rais cru que semblable balourdise ^arrivait qu'aux badauds ou aux
volontaires. Quanffà supposer qu'il n'y a personne ici en ce moment,
d'est une erreur ; jugez plutôt par la liste suivante : Bertie Pren-
dergasft,1ord Colchester, le colonel Royallieu, le comte de Suresnes,
Dickie Haward ; et Tic arrivera ici dans une huitaine de jours.
iL Hallys la.même^
Tous savez triés bien que ce que je souhaite, c'est de vous voir
épouser Yic, et que ce soit une affaire bientôt faite. II vous con-
vient en perfection et il ne vous permettra pas de victimer de pau-
ses peintres. Youdrïez-vous donc flirter avec mon Romain?.. Non^.
de grâce I
:Lady Charterys au méme^
Flirte-t-on avec un mendiant du Iranstevere parce qu'il prodwt
un effet pittoresque sur les degrés d'un temple? .Ayez donc plus
de bon Jiens et de respect des convenances.
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896 HETUE DES DEUX MONDES.
M. Hollys à la même.
Votre réponse est d'assez mauvais goût et, de plus, n'en est pas
une. Pourquoi n'iriez-vous pas faire une tournée de visites chez
yos amis et ne laisseriez-vous pas en paix peintre et fresques?
Léon Rénzo à don Eccelino Ferraris.
Je suis charmé d'apprendre que mes griffonnages égaient votre
solitude, mon cher et excellent ami, vous, à qui je serai éternelle-
ment redevable de cet inappréciable don du savoir, qui, s'il ne
donne pas toujours la puissance , reste cependant toujours une
compensation et une consolation. Vous trouverez ci-inclus deux
croquis : l'un , celui du château ; l'autre , celui de ma patronne.
Patronne n'est pas un joli mot, mais puisque c'est l'expression vraie
dans le cas présent,., lasciammolo. Cette ébauche ne donne d'elle,
je le reconnais, qu'une très imparfaite idée ; quelques traits de
crayon rouge ne sauraient rendre sa beauté ; elle a la merveilleuse
carnation des Anglaises; je croyais même que, chez elle, l'art
aidait un peu à la nature. Son visage serait irréprochable si sa
bouche n'était si dédaigneuse; son regard exprime l'ennui et l'im-
patience; c'est celui d'une insensible plutôt que d'une jeune Vénus...
Elle n'aura jamais manqué de rien, ce qui n'est pas moins funeste
que de manquer de tout... En Italie, lui disais-je, avec quelques
pièces de menue monnaie, pour acheter du pain, des fruits et des
couleurs, j'étais parfaitement satisfait de mon déjeuner de soleil. Elle
m'a conté, tout en bâillant légèrement, qu'elle avait passé un hiver
en Italie et que ce pays ne lui allait pas. Une seule chose lui avait
plu, c'était les promenades à cheval dans la campagne de Rome.
« Je me figure, m'a-t-elle dit, que ce doit être joliment amusant
de peindre, car les peintres que j'ai connus, Leighton et' Millais,
n'avaient jamais l'air de s'ennuyer. Mais, quant à moi, je ne com-
prends pas le plaisir qu'on peut y trouver. Je vois cependant au-
jourd'hui que grand nombre de femmes consacrent leurs loisirs
à cet art. C'est un genre, une mode que je ne serai jamais tentée
de suivre. Puis, ces femmes-là sont toujours faites comme de
vrais paquets ; il est bien plus sage de s'en rapporter à sa coutu-
rière, qui s'y connaît mieux que vous ; malgré les nombreuses
célébrités qui ont surgi à l'horizon depuis Worlh, c'est toujours
lui qui a le pompon. Quand on a une robe signée de lui et un cha-
peau de M^ Brown, on n'a rien à craindre. » Mon interlocùtriee
ouvrit ici de grands yeux dédaigneux ; elle paraissait confondue de
mon silence. Hélas I c'était la première fois que j'entendais parler
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LES FRESQUES. 897
de H" Brown. J'ai dû faire à lady Gharterys l'effet d'un sauvage. A
vrai dire, je le lui rends bien, car elle n'est occupée que de perles
et de plumes, comme une vraie sauvagesse : art, science, philoso-
phie, tout est lettre morte pour elle ; son horizon est borné par
une impitoyable barrière d'égoîsme et de sottise.
Les Anglaises me paraissent manquer de distinction et de grâce :
elles vous dévisagent d'une manière désagréable et de mauvais
ton ; il leur faut à tout prix attirer l'attention du sexe fort. Cest
ce qui m'a souvent frappé quand elles viennent faire un tour dans
la salle de bal, car elles ne se gênent pas devant moi ; sans doute,
elles sont très élégantes ; j'ai asse2 vécu à Paris pour m'y connaître,
mais tout ce qu'elles portent, tout ce qu'elles disent, tout ce qu'elles
font, est toujours frappé au coin d'une certaine excentricité. Elles
n'ont ni le charme séduisant de la Parisienne, ni la grâce de nos
compatriotes, pas même celle de nos jetines paysannes allant cher-
cher de l'eau à la fontaine d'Aricie, ou portant du varech à Amalfi.
A propos de jeunes paysannes, je vous dirai que j'ai pris pour sujet
de mes fresques les idylles de Théocrite. Il y a là matière à de ma-
gnifiques compositions. Dès le lendemain de mon arrivée, lady Char-
terys m'a demandé combien il me faudrait de temps pour exécuter mon
travail : a Un an au moins, ai-je répondu, peut-être deux. » Elle m'a
répliqué d'un air étonné : a J'avais toujours cru que tout serait achevé
vers le milieu de l'automne. — En ce cas, ai-je répondu vivement,
il n'y a qu'une chose à faire : vous adresser à un décorateur plutôt
qu'à un artiste; vous n'aurez que l'embarras du choix soit à Paris,
soit à Londres. » A ces mots, son étonnement parut redoubler et
elle se retira.
Je lui écrivis, à la suite de cette entrevue, un petit billet pour lui
demander l'autorisation de partir ; elle me répondit par un autre
petit billet, me priant de continuer mes travaux et d'y consacrer
deux ans s'il était nécessaire. Le prince et la princesse retardent
l'époque de leur visite ; je ne sais de quels princes il s'agit, mais j'ai
consenti à rester ; je ne vous dissimulerai pas la satisfaction que
j'en ressens. Le travail, en lui-même, m'intéresse et me plaît; puis»
après tant d'années de privations, de solitude et de lutte avec la
misère, le fait seul d'être assuré de son lendemain vous est un
repos inappréciable. Ici, je suis tout entier à mon art ; je n'ai plus
à me préoccuper de la question du loyer, ou de savoir si j'aurai
assez de monnaie pour payer ma tasse de café. La seule chose que
j'aie jamais enviée aux en fans gâtés de la fortune, c'est leur indé-
pendance. On certain soir, lady Gharterys me fit inviter verbalement
à dîner avec elle, ses hôtes et la formidable grand'maman; cette
façon d'agir ne m'ayant pas semblé polie, j'ai fait répondre égale-
TOMk Lvn. — 1883. 57
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999 REVUE D£» DdSDK MONDES.
ment Yerbalemefit que j'étais oocupé. Le kndemaûii elld m'écrivil
un mot^ me disant qu'elle désÎNiit causer avec moi; je ne pmYêîs
me dispenser de me rendre à son i^pel. tHe était dans aoa saion,
i!raie nicbe de porcelaine de Saixe et de bois laqué blaoïc Louis XTl;
pour la première fois, elle me te&dit la maîn. Elle parut surprise
que je Be lui touchasse que le bout des doigts, en m'inclinant iies-
pec^Meusement. « Pourqim a'ètes-vous pas veim dîner avec noun^?
xae demandi^lrelle de oe tooi brusque plutôt qu'aimable qui est ici
eoBumui à tout lemeude. — Je tnuraîUais, répondis-je ; puia, j'ignorais
(]pi'il fût conforme à l'étiquettei en Angleterrei de faire inviter quel-
qn'nn de vive voix par un domestique. » À ces mots, une légère rou-
geur colora ses joues : « ilil je tous demande pardon I répliquar-
l-elfe, toujours d'une voix brève; il n'est jamais entré dans bms
intentions de vous faire une impolitiesse» Je croyais que vous dévies
et» si ùutigué de la monotonie de votre solitude 1 Nous autres,
UDtts mourons tous d'ennui, bien que, pour chaxiger, j'invite mes
faMes par série de huit joiffs seulement, llainteMiil, dlneiez-'vous
wec Dons si je vous le demaDde? n — Que pouvais-jedire 7 La vérité ;
et h vérité est que je u'm pas d'habit 1 pas un bout de ioileUei Cette
CQAfessîon eût pu paraître humilimte à certaines gens; pour moi,
elle ne l'était pas : « Pour(|uoi alors, pqpjrit^elle d'un air surpr^ M
tèlégra^iez-TOUs pas pour demaader votre habit? Votre vdki de
chambre pcfurrait vous l'eipédier de Rome. )> Je ne pus m'empé-
cker de rine et je lui dis : <i La vérité, madame, c'est que je n'ai
pae de valet de chambre à Botme et que je ne possède d'habit ni à
Rome, ni ailleurs. Je cnvyaisque AL Hollys avait dû vous prévenir de
la pénurie de mes finances, et vous dire que j'étais menacé de mou-
rir de iaim sans la commande que vous m'arvez iaite« d En entendant
oette phrase, lady Gfaarterysidevint pâJe comcae un .liage. Je vis bien
alocs qu'elle ne se Cardait pas et que son teint de rose est absolument
naturel : «Je «us désolée 1 ouiJ désolée! jiiurmiraît-eUe,eûmsnefii
-elle yeàt été pour quelque chose. Mais se pourrais-je p$s?.m pourquoi
ne pas acheter7.«,|e vous fournirais tout l'argent dont vous pourriez
awir bénin*..— Pardon] nuidame, reprisr-je d'am mr froissé, je n'ai
besoin de Tien ici. J'ai dû tous metÉre iraocbemeat an courant de k
situatiofi, parce qa'aui(d:enent j'aurais pu paraline insensible à votne
paiitesse; mais je ne satorais vous reconnaître le droit de m'afiheier
des habits comme des liivrées aux iaqoais poudrés qui font la haie
dans vos antichambres. Quand mon travail aéra aciieT» vous seras
Mbre de n'offrir la rémuaémtioa que Wiàa et vos amis jugerai à
pMpaa. Si, au eoutnaâre, foos n'âtes pas satisfaiée, je ne rèobme
aucune rétribution; j'aflvai toujours été veftre débiteur en retonr de
cette mttée 4e travail agréable passée à l'abâ 4ea sonds quti-
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us BBSStylBB. 890
dieos <iu'eDgeudre b pauvreté» » Pour toute réponse, lady Char-
terys se horoa à me saluer , puis se retira de Tair le plus gra-
cieux. J'avais GODscienoe, j'en conviens, que le beau rôle m'était
leeté dans cette entrevue; ce qui n'était pas un petit triomphe pour
un homme qai n'a pas d'hatût. Jamais, jusque-là, lady Gharterys
n'avait ima^né qu'il y eût dans le monde un homme sans valet
de chambre et sans habit I II est sûr maintenant qu'elle ne pourra
plus me confondre avec un fournisseur de Londres, de Paris ou de
Yienne. Ceux-là ne sont jamais pris au dépourvu sur ce point. Quant
à moi, ma jaquette de serge en été, ou de velours brun en hiver,
me suflisent. Que n'ontrellee l'extrâme condescendance de vouloir
bien dura' toujours!
Lady Bermione Latrohe à sa sœur lady Dorothée LatrobCy
aux Cloîtres y près de Chesterfield.
MacbèreDolly, ilyaiciunétre d'uiM rarissime beauté : un Romain;
Bsmée Ta iait venir pour pdndre la salle de baL Vous ne connais-
sez rion de comparable à lui; on dirait i^n portrait descej^lu de son
cadre. £st-il possible que nous ayons passé tout l'hiver à Rome sans
l'avoir vu? Il est extrêmement farouche, et, par cela même, d'autant
plus séduisant. Il s'enferme sous clé dans la salle de bal, qu'il peint
à fresques* Quand il nous arrive de l'apercevoir dans le bois, ou ail-
leurs, il salue et s'esquive aussitôt. Il a l'air de nous prendre pour
des bétes sauvages. Sur mes instances, Esmée s'était décidée l'autre
soir à l'envoyer chercher, mais il n'a pas voulu venir. C'est trop
Ion I Tabby nous reproche d'être trop disposées à le traiter comme
un gentleman, ce qu'il a tout l'air d'être en eSeU Au surplus, acteurs
et artistes ne sont-ils pas reçus partout maintenant? On en a vu deux
la semaine dernière chez le duc. On s'ennuie ici mortellement en
ce QMMnent; cela Uent en grande partie à la présence de Tabby,
qui est une vieille chatte des moins commodes. Esmée, en revanche,
est toujours l'amabilité en personne. Ah! combien je voudrais que
vous vinssiez 1 On attend très prochainement Henry Hollys ; il est
rempli d'esprit, nmis un peu grondeur. Le Romain ayant refusé,
hier soir, de nous faire Thonneur de sa compagnie, Esmée a fait
servir le thé à quatre heures dans la salle de bal; de cette façon, il
n'a pu nous échapper. Il a été charmant , nous racontant de déli-
cieuses histoires et nous chantant de ranssantes chansons italiennes,
qui m'ont rappelé celles que nous avions entendues à Naples avec
aocompagnement de mandoline. Vous en souvient-il? De plus, il a
esquissé nos croquis et nous les a offerts. J'aurais préréré qu'il gardât
le mien, mais j'espère qu'il ne tiendra qu'à lui dele faire de souvenir.
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900 RETUE DES DEUX MONDES»
Moi qui, jusqu'ici, avais cru les Italiens si galans I Toujours est-il
qu'il ne Test pas, lui, le moins du monde. Il s'est permis de nous
dire certaines vérités qu'Ësmée était furieuse d'entendre. U doit
rester ici un an. Pendant l'hiver, il y sera dans une solitude abso-
lue. Mais l'hiver est encore bien loin. Esmée ira à Cannes, elle
parle de s'y rendre dans son Jyacht le Glaucus; si elle m'invite à
être du voyage, j 'accepterai. •• ^ - '^
Léon Renzo àjion Eccelino Ferraris.
f Les jours se suivent et se ressemblent, mon cher et excellent ami ;
mon travail avance autant que le permet l'incertitude du temps. J'ai
fait six cartons, les douze autres sont encore dans le vague. Quand je
ferme les yeux, je vois notre petit village avec ses bois de chênes et
de châtaigniers, ses rocs de marbre gris et de porphyre rouge, ses
plates-bandes de maïs, ses étroites couches de pastèques et ses fèves
qui ne poussent sur le roc qu'à force de soins. Je vois nos belles
jeunes filles brunes et bien campées, la poitrine haletante sous leur
guimpe de linon, et portant sur la tète des amphores de grès. Mon
cœur, d'accord avec ma pensée, vole vers vous tous. Ahl que je vou-
drais être assis à vos côtés, sous votre petit porche, près des grands
ifs à la nuit tombante, nuit si violette, si argentée, si claire, si lumi-
neuse, alors que les lucioles brillent comme de petites étoiles sur
les feuilles des choux et des citrouilles I Si j'avais assez d'argent
pour vivre sans être à votre charge, je n'aurais jamais fait l'insigne
folie de quitter nos douces et silencieuses montagnes. Le luxe qui
m'entoure finit par m'écœurer; ces tapis qui étouffent toute espèce
de son, ces domestiques innombrables qui vont au-devant de tous
vos besoins et de tous vos désirs, ces repas interminables qui récla-
ment un appétit gargantuesque, ce panorama perpétuel de gens
désœuvrés qui se succèdent sans cesse et se ressemblent toujours,
car la mode impose son uniformité à ses fidèles : tout cela me
porte sur les nerfs. On a beau tirer son verrou, on n*en subit pas
moins l'influence du milieu où l'on est; une maison a une atmo-
sphère morale comme une ville. Puis l'air est très lourd ici; il me
semble que je ne suis qu'à moitié éveillé. Sans soleil je ne suis plus
moi ! Ces nuages éternels n'ont pas le brio de nos nuées d'orage
déchirées par des traits de feu, chassées par le vent, entassées les
unes sur les autres comme des cimes alpestres et présentant, le soir,
quand la tourmente est passée, un coloris d'une puissance et d'une
intensité sans pareilles. Ici les nuages ressemblent plutôt à de l'ôdre-
don, ils ne représentent qu'une masse de vapeur grise uniforme^
Wû& aucun intérêt ; quant aux couchers de soleil , je n'en ai pas
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LES TBESQUBS. 901
revu un seul depuis le jour où j'ai vu Giyita-Vecchia disparaître
dans les feux du soir. Vous allez dire que j'ai la nostalgie. Eh
bien I oui, c'est vrai, je l'ai. Elle ne m'empêche pas, toutefois, d'ap-
précier le calme pastoral et opulent de ce pays; la force, le courage
et la bonne humeur de ses habitans ; la propreté de leurs maisons
et la supériorité de leur agriculture : si l'on pouvait acclimater
^elques-unes de ces qualités, en Italie, la propreté surtout, ce
serait un vrai paradis. Malgré tout, je ne saurais me plaindre de
mon exil sans manquer à la reconnaissance, car la plus précieuse
des grâces m'est accordée : celle d'un travail aussi sympathique
qu'intéressant.
Après quelques tentatives d'ingérence et de conseils, que J'ai reje-
tés plus catégoriquement qu'il n'était peut-être poli ou politique de
le faire, ma patronne s'est décidée à me laisser une entière liberté
d'action; je soupçonne son cousin de lui avoir écrit que j'étais un
être intraitable. Voilà trois mois que je suis ici ; depuis lors, les invi-
tés se succèdent à tour de rôle ; mais je n'ai pas plus de rapports avec
eux que s'ils étaient dans la lune; ils ont, ou plutôt elle a l'habi-
tude de venir prendre le thé à six heures, dans la salle de bal, lors-
qu'on n'est pas en chasse, en promenade, ou qu'il a plu pendant
l'après-midi. Je ne puis y mettre mon veto; elle est absolument dans
son droit. Ayant entendu dire que je suis tant soit peu musicien,
elle a fait placer un Érard à mon intention dans la salle de bah Je ne
saurais naturellement refuser de jouer, quand Udy Gharterys me
fait l'honneur de sa présence; j'avoue même que ces thés sont une
agréable diversion à la monotonie de mes journées, et que j'éprouve
un désappointement réel, soit qu'on se promène à cheval ou en
voiture, soit qu'on joue au lawri-tennis, jeu aussi bruyant qu'in-
compréhensible, à ce qu'il m'a semblé en traversant la cour pour
me rendre dans le parc. Elle a cessé de se plaindre de la lenteur
de mon travail; je la soupçonne de prendre maintenant quelque
intérêt à voir le plâtre nu se colorer comme une rose. Je me suis
|M*ocuré quelques beaux enfans de paysans, pour me servir de mo-
dèles. Ils sont beaux, c'est vrai, mais voilà tout. 11 n'y a pas d'âme
dans leurs yeux bleus et ronds ; je ne pourrai copier que leurs petits
corps faits au tour et leurs membres potelés. Leur visage ne dit
rien; les enfans italiens ont le paradis et l'enfer dans leurs yeux
extraordinaires. Pourquoi? Car il n'y a pas d'âme chez ces enfans-là,
et s'il y en avait une, ils la vendraient à vil prix pour acheter du
poisson salé ou des tomates. Leur regard n'en a pas moins quelque
«hose d'indescriptible que n'ont nullement les bambins d'ici. Gela
tient-il à ce qu'il y a tant de drames dans notre sang, dans notre
sol? ou à ce que les mères italiennes endorment leurs enfans en
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9Ct2 BETOEAMS OBBIL MONDES.
chftiiteit des strophes du Tasse et de JAétastasei Le3 Aaglmaes «e
récitent pas, assurèmeot, des vers dôâlïakspeare, penchées swfes
berceaux de ces petk&étres blaiieseC roses 1
J'ai tradoit au pied levé laTasee en français & lady Charterys^à
ses amis ; le changemeotde forme est Ida d'être fav^ocahle au grand
poète ; certains j^sages semblent cependant les avoir vivement im-
prsasîomiéa. Je faisais 'Cette lecture, appuyé A l'uBe des fenêtres de
oe ^'ibappellenft ma prisoB, fenêtre d'oà Ton aperçoit des pelouses
vertes et de grands cèdres» £ntouré d*un cercle de jolies femmes,
je defvaîs, <e me semble, ressembler au conteur du Déiaméroru La
grand'mëre ne voit pas, je le crois aisément, ces séanoes d'un très
bon œil; mak son plaisir ou s<hi déplaisir est sans effet sur sa petite-
fille, car lady Charterys, ayant atteint sa majorité, est sa propjre
maîtresse et ne doit obéissance à personne. Elle a dû être toute sa
vie ime enfant horriblement gâtée, rêvant de choses impossiUes,
irréalisables, et qui plus est, pouvant être au besoin insolente et
eapricieuse. Malgré cela, je croîs qu'elle a une bonne nature^ mais
elle a été si façoodaée par les usages du monde, que son cœur bat
rarement comme il d^ait le faire.
Il y a ici un certain duc de Kingslynn, l'un de ses nombreux
oonsins, que l'on désire généralement lui voir épouser. C'est un
aimable garçon. Elle l'appelle Vie et le taquine sans trêve ni pitié,
il ne manque pas d'une certaine dignité quai^d elle décoche sur
hn ses traits piquans^ mais il n'est pas son égal au point de vue
de l'intelligence, et si eUe l'épouse, ce ne sera évidemment que
pour devenir duchesse. U est plus que probable qu'ils ne tarderaient
pas à s'en repentir Ton et l'autre, s'il n'arrivait rien de pire. Je vou-
drais tant pouvoir vous la bien dépeindre. Je vous envoie un cro-
quis de sa personne; je l'ai pris hier soir, au moment où elle des-
cendait de cheval au bas de la terrasse des ifs, en contre-bas de la
salle de bal : elle enleva son petit chapeau melon , s'appuya à la balus-
trade et m'adressa quelques paroles; les lueurs empourprées du
soleil couchant, qui brillaient à travers les branches touOues des ifs,
répandaient sur les cheveux de ia belle amazone leurs chauds reflets
et donnaient à ses yeux une donceur péoétrante. Je me servirai
[rfus tard de cette esquisse pour faire d'elle un portrait en pied,
quand j'aurai achevé les fresques et que je serai de retour k flonr
nella, me demandant si le souvenir de ce séjour en Angleterre n'est
pas un rêve ! Elle sera sans doute la [emaotQ de Vie, dont elle aura
déjà commencé à torturer le coemr et à irriter le caraaère. Hier,
dans raprës-midi, lady Gharterys et son monde, pour me servir de
Fexpression consacrée, ont envahi la salle de bal. 11 ne m'appartient
pas de les en bannir à perpétuité, force me fut donc d'ouvrir la
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les FRBSQns, OM
porte, bies qu'à hkm corps défendant, je f«^oue. Ils ètarient très
nombreux, taat liommes qoe femmes, pariant toas angtais ensemMe,
€D aorte que je ne poif?«is suivre leur conversation» Ah I quel plai*
air j'aurais e« à les payw en nème monnaie, si la présence d'tm
kifien m'en ett fourni l'eccasîon I Les patriciens a/nglm sembAenlt
tenir à prouver qu^il «est de bon geét d'*voir mauvais genre. Bien
que je me fusse empressé de jeter mon cigare dès qu'entra lady
Charterys, ses invités de l'un et l'autre sexe ne continuèrent pas
moins à fumer. On servit le thé ; les hommes s'ingurgitèrent une
abominable boisson composée d'<eau-de-vie et d'ean de Settz; les
fammes se gavèrent à l'envî de gâteaux chauds, de bonbons, âe
frait^ oonfKs, de chocokt, de friandises de toute «spèce. Je songeais
avec efiroi que le pneimer coup de cloche du dtner sonnerait à
huit heures. U me surprend qu'ils ne meurent pas tous d'indîges-
tiOD.
Lorsqu'ils daignèrent se rappeler tfue j'étais là, ils m'adressèrent
la psrole en français. Je sentis, en ce moment, )e démon de la
vanité me mordre an cœur; convamcn qnMls ne faisaient pas plus
de cas Ae nvod que des personnages de mes fresques, je me dis :
Léon Reneo, au café <ireco et à Paris, on a toujours cru que tu
pouvais parler; arme-toi donc de courage et tâche de confondre ces
butors de buveurs d'eim-âe^vie et d'eau de Seits. Je me lant^i ; le
français senfeiak être à tons aussi familier que Fanglais, sauf & un
persomiifge assez lourd d' extérieur, appelé lord Colchester, ayant
un monocle vissé dans tmï^ Je ne mts en frais et je réussis. J'eus
bîenMt la satisfaction de m'apercevoir que les grrgnoteuses de bon-
bons ne faisaient pins la moindre attention aux consommateurs de
soda. Je racontai des histoires. Je chantai des chansons en pfnçant de
la mandoline. Je jouai un concerto de Schubert et des fragmens de
Moïse en Egypte. Je me hasardât ensuile à iaire la critique des mœurs
anglaises ; une seule chose nuisait à mon bonheur, c'est qu'ils étaient
trop obtus pour sentir facikfment la pointe de raignillon; seule, lady
Charterys, ma patronne, prit la mouche, et défendit sa manière de
vivre et les hsî>itudeB anglaises tpn me paraissaient névoHantes
tf égoïSDM. BasiMi une chance s'étaM présentée à moi, je l'avais sai-
sie an vol, et, à vrai dire, on ne me qtritta qu'au premier coup de
doebe. Quelques minutes avant leur départ, j'avais lié conversation
en hitin av^c n«i des hMes de tady Charterys, appelé Bértie, philolo-
gue distingué et artiste tout à la fois*; il parut fort étonné et ne m'^en
répondit pis moins dans h même kmgue. « H ne faut pas parler ainsi
latin, s'écria lady Charterys, vous savez bien que nous ne le compre-
noBspas. — Mais, répliquai^'e vivement, yom le comprenez aussi bien
que je comprends votre an^MS. » Cette réponse la blessa et rbundiia
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90i BEYUE DES DEUX MONDES.
visiblement. «Voilà une leçon bien donnée, » riposta mon interlocu-
teur. J'espère qu'ils ne prendront pas l'habitude de se faire s 3ryir
le thé dans la salle de bal. La colère n'est bonne à personne ; d'ail-
leurs ils me firent perdre les dernières lueurs du jour ; il y en a si
peu dans ce pays, même aux heures les plus favorables I Adieui
cher et respectable ami ; je vous salue de tout cœur.
M. Hollys à lady Charterys.
Je serais trop heureux de pouvoir me rendre à votre aimable
appel, mais je n'ai pas la moindre chance d'obtenir un congé d'ici
le mois de septembre, et encore ne sera-t-il que de dix jours tout
au plus. Gomme vous le savez, je remplis un intérim et mon grand
chef ne compte pas être de retour de la chasse avant novembre.
Nous jouissons ici d'une chaleur et d'un ennui accablans. Je fais
de temps à autre une escapade chez des amis, soit à Frascati, ou à
Tivoli, ou à Palo, au palais Odescalchi ; mais il est impossible de
se soustrah*e au poids écrasant d'une chaleur de plomb, à moins
que l'on aille respirer l'air de la montagne, et je suis trop bien
rivé à la chancellerie pour me hasarder aussi loin. Il est question
de complications et les chambres peuvent être convoquées à chaque
instant. Il y a des siècles, soit dit en passant, que vous ne m'avez
parlé de vos fresques; ce silence me semble plus éloquent que les
éloges les plus bruyans. L'auriez-vous déjà rendu complètement
fou ? s*est-il administré de désespoir du chloral à si haute dose qu'i
dorme pour toujours sous les ifs de Milton Ernest? Si vous ne me
répondez pas catégoriquement , j'écrirai à votre grand'mère pour
lui demander ce qui en est.
Lady Charterys au même.
C'est moi, mon cher Henry, qui me charge de vous dire la vérité,
bien que votre sottise ne mérite pas tant d'honneur. Votre colis est
en parfait état; les murs commencent à se couvrir d'esquisses, de
contours, comme il dit, et promettent déjà beaucoup. Il se propose
de peindre la galerie de musique en graffiti. Je ne saurais vous
dire ce qu'on entend par là; je suis à la lettre vos instructions,
me gardant bien de me mêler en rien de ses travaux. Je lui laisse
toute liberté d'action. Du moment qu'il a déclaré trouver le jeu de
lawn-tennis absurde et disgracieux, je ne saurais lui demander d'être
de nos parties; de temps en temps, une fois par semûne peutp
être, il nous chante quelque mélodie, ou nous lit avec un channe
extrême quelque poème italien. Il chante réellement très bien ; je
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LES FRESQUES. 905
suis surprise qu'il ne soit pas entré au théâtre, comme GapouK Yic
Ta pris en amitié, ce qui est assez singulier, car ils ne peuvent
échanger ensemble qu'une demi-douzaine de mots. Vous souvenez-
vous du français de Vie, de son français d'Eton, qu'il croyait être
si merveilleux, quoiqu'il ne lui permit tout juste que de comprendre
d'affreuses opérettes et de pouvoir conomander un souper chez
Bignon?
Aucun de nous ne le supposait capable de monter à cheval,
lorsque l'autre jour, au moment où l'on avait fait sortir tous les che-
vaux pour les présenter, Souchong (vous vous la rappelez bien?)
s'est emballée dans la direction du bois pendant qu'il s'y promenait.
L'arrêter, se mettre en selle fut pour lui l'affaire d'un instant. Après
avoir couru environ trois milles, franchi bien des haies, sauté
bien des fossés^ il parvint à la calmer et la ramena aussi douce
qu'un agneau, quand nous croyions tous qu'il avait dû se casser
les reins.
M. Hollys à la même.
Charmante monture de femme, cette Souchong ! Mais qui donc
est le héros? Tous saviez à n'en pas douter que Yic est un cava-
Uer?^
Lady Charterys au même.
Qui pourrait soupçoflner un Italien de savoir monter à cheval? Je
croyais que, sous ce rapport, ils n'étaient pas plus habiles que les
^Français.
M. Hollys à la même.
Pardon de ma bévue I J'ai compris; mais renoncez, de grâce, à
vos étroits préjugés insulaires. Si les Italiens ne sont pas des pale-
freniers, ils savent néanmoins monter à cheval. Quant aux Français,
avez-vous jamais suivi une chasse au cerf à Chantilly, ou au san-
glier dans les Ardennes? .Vie est bien bon d'avoir de la sympathie
pour le dompteur de Souchong!
Lady Charterys au même.
U me semble que le soleil vous a fait battre la campagne. Sou-
chong n'est aucunement domptée; elle cherche, comme toujours»
à mordre son groom et à faire voler son box en éclats I
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M6 RETUE IXBB B8DX MONDES.
M, Hollys à la même,.
Un mot de plus seuloment^Irez-vous àGowes, comme d'habitudes^
oui ou non?
Lady Charterys au même.
A quoi bon souligner une si simple question ? Non, je ne compte
pas y aller, parce que le Glaucus est en réparation, et que j*en aurai
besoin cet hiver.
if. Hollys à la même.
llCTcil j'aurais dû deviner votre réponse. Ne songei-vous pas
à faire peindre la cabine du Glaucus en graffiti f Si oui, j'ai sous la
main Thomme que j'aurais dû vous envoyer pour la salle de bal;
il est âgé de soixante-huit ans, décoré, diplômé, professeur, membre
de mille sociétés artistiques et, au demeurant, un âne! C'eût été
fâcheux au point de vue des fresques sans doute, mais leur auteur,
du moins, n*eût pas eu à en souiTrir; il est sûr que celui-là n'eût
pas traduit le Tasse, ou fait le Mazeppa sur Souchong. Mais on n'est
jamais sage que trop tard.
Lady Charterys au même.
Je viens d'envoyer aux feuilles du high tife une note destinée à
faire savoir au public de l'univers entier que M. Hollys, si connu
et si généralement apprécié , est atteint d'aliénation mentale à la
suite d'un coup de soleil dont il a été frappé dans l'exercice de ses
fonctions diplomatiques à R(Hne.
M. Hollys au duc de Kingslynn^ à Milton Ernest.
Qier Tic, vous «aîvei tous les tdbot que je forme pour vous, mais
que p«is-je faire? Je n'ai jamais eu beaucoup d'influence sur ma
pupille et, à distance, je n'ea ai aucune. Si je lui écris en votct
faveur, ce sera probablement une raison pour Tindisposer à tout
jamais contre vous. Je suis convaincu que vous lui inspirez une
grande estime et qu'elle ne saurait faire un meilleur choix. Même
mettant complètement de côté les mérites exceptionnels pour les-
quels ftelgravia n'a eesié de mettre en voos tout son oqHHr, depuis
que iroQs êtes sorti dTton le knitième, k loyamè de votre naturâ,b
droiture de vos intentions, la douoeur et l'égalité de votre casao
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uts msQiJBS. 007
1ère, YavmtMg^ 4e si bien oonnattre le sien, sont à mes yeux des
garanties de bemhevr bien arotrement sérieases ; mais si tous sentez
qetéle n'a pas d'iocRimtÎDn pour yovs^ ne lut iAket pas rocoasîoa
de yous rendre »a(heureux.
fisiiaée est une femme qi», si jamais son oœur parle, sera capable
de tout. Mais si elle n'éprouve pourvoirs ^e sympathie ou simple
amitié, alors,., alors, mon cher Vie, frappez-vous au cœur avec un
poignard plutôt que de coispretnellre votre «venir en vous expo-
sant à un désappointement étemel, à une jalousie dévorante, à un
déwlAnent inutile. Yoilà en toute franchise ma manière ée voir;
libre à voes de faire ce que bon vous semble. Je déshre seulemeoft
que vous répondiez à la question suivante : Ai-je eu tort ou non
d'envoyer Renzo à Milton Ernest? ]\)ut en me doutant bien qu'elle
s'amuserait à le taquiner à propos de sa peinture, il ne m'était
jamais enftré dans l'esprit qi/el)e ^occuperait de lui plus que du
docteur ou du recteur de sa paroisse. ïe tt^mMe de n'avoir pas tenn
compte suffisamment du damne d'un profM irréprochable et de ta
puissance de deux yeux d'onyx.
Le duc 4e King^lgnn à M^ Sallys. Mâms.
Milton Ernest.
Non, je n'imagine pas qu'il y ait rien de ce que vous supposez
avec ritalîen. Il parait être tout entier à sa peinture ^ je l'ai pris
en grande amitié. Malgré sa beauté, il n'est ni poseur ni galant;
c'est un pauvre diable d'un orgueil prodigieux et qui de propos
délibéré se tient à distance. Je ne lui crois pas la moindre chance;
vous devez, sans nul doute, le connattre à fond. En dépit de tout
ce que vous me dites, et bien qu'en vous croyant dans le vrai,
je n'en persiste pas moins,. • j'essaierai. Elle a très peu de goût
pour moi évidemment; mais enfin, si elle n*en a pas davantage
pour les autres, pourquoi me décourager? Je ne puis m'exprimer
devant elle comme je le voudrus^ ni la r€;garder comme Fltallen
quand il lit le Tasse; néanmoins il n'est rien que je ne fisse pour elle
et je ne crois pas qull y ait au monde une femme qui la vaille. Si
elle a des défauts, je ne les connais pas ; libre à elle, si bon lui
semble, de me traiter comme la boue de ses souliers^ je ne Ten
aimerai pas moins toute ma vie.
M. HaUy$ au duc de King^lynn^
Tous êtes dans le vrai, mon cher Tic; mais les femrmes s'dn
moquent comme de la boue de leurs souliers; j'ajotrterài même
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908 RETUE DES DEUX MONDES.
que peut-être préfërent-elles être traitées elles^nêmes ainsi. Goût
étrange, mais telles elles sont. J'ai souvent entendu parler de la
clairvoyance de l'amour; mais l'amour m'a toujours semblé aussi
aveugle que dix mille chauves-souris> et vous ne faites pas excep-
tion à cette loi de cécité. Que Dieu vous protège, mon cher ami I
Allez de l'avant et tâchez de gagner la partie.
Le duc de Kingslynn à M. Hollys.
Partie perdue I C'est à peine si elle a daigné m'entendre. Je pars
pour la chasse aux éléphans. Je suis parti, écrivez-moi à Londres.
Mn HoUys au même.
Je suis navré; mais si vous m'en croyez, vous renoncerez au
voyage d'Afrique et aux couteaux-poignards. Allez plutôt à Bender-
rick ou à Glenlochrie et je ferai l'impossible pour m'y rendre et
passer là une semaine avec vous.
Le duc de Kingslynn à M. HoUys. Rome.
Goards Club, Londres.
Parfait ! les jeunes grouses sont très belles pour la saison; il ne
s'agit pas plus du Romain que du groom. Vous êtes un brave homme
de m'avoir épargné la lameuse phrase : Je vous T avais bien dit.
Venez à Glenlochrie.
Lion Renzo à don Eccelino Ferraris.
J'ai reçu votre lettre avec autant de plaisir que de reconnaissance,
mon cher père. J'ai été bien fâché d'apprendre que le fils de la
pauvre Tessa avait tiré un mauvais numéro. La conscription est dure
pour les hommes et plus cruelle encore pour les mères. Aucune
nouvelle du pays ne me laisse indifférent ; quand je vous lis, il me
semble entendre les cigales chanter, les tiges de mais frémir, la
chouette huer : vos lettres m'apportent les senteurs du chèvrefeuille
sauvage, des fleurs de citronnier et de la rosée embaumée du matin ;
ici, quand je me promène dans les serres, je me crois dans nos champs
d'Italie au lever du soleil de juin. Lady Gharterys est presque seide
maintenant à Milton-Emest. Tous ses hôtes sont partis, à l'excep-
tion d'une charmante jeune personne, lady Hermione, et de l'impo-
sante grand'mère. Le fameux duc a été éconduit, si j'en dois croire
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LES FRESQUES. 009
le jardinier en chef, celui qui parle bien le français. Je suis tout à
fait en faveur près de lui, depuis que je lui ai indiqué comment
TOUS êtes parvenu à guérir vos vignes de la maladie appelée par
nous cripiommia et dont les siennes sont atteintes ici dans les
serres. Le départ du jeune duc est maiiitenant un fait accompli ; il
s'est conduit avec moi en vrai gentleman, mais il ne convenait à
lady Gharterys sous aucun rapport. Elle le taquinait, se moquait de
lui, et le prenait évidemment pour un sot, ce qu'il ne me parait pas
être, bien qu'il ait cet air gauche et qu'il parle le langage peu
choisi en vogue chez les jeunes gens du grand monde d'aujourd'hui,
autant du moins que j'en ai pu juger par ceux que j'ai vus ici. Lady
Gharterys et lady Hermione continuent à venir prendre le thé dans
la salle de bal; elles commencent vraiment à comprendre assez
bien le Tasse. Lady Gharterys possède une magnifique voix de
mezzo-soprano, sa méthode laisse malheureusement beaucoup à
désirer sous bien des rapports. Elle accepte mes observations de
la meilleure grâce du monde ; je lui enseigne aussi à pincer de la
mandoline ; ces leçons néanmoins vont bientôt cesser, car elle est
à la veille d'aller faire une tournée de visites danâ les châteaux. A
l'entendre, rien n'est plus fastidieux. La saison des chasses en Ecosse
est déjà ouverte, paralt-il, et c'est par là qu'elle commencera. A
son dire, les hommes, après avoir chassé toute la journée, sont
réduits le soir par la fatigue à l'état de moutons ou de pierres. Les
gens du grand monde me semblent se rendre eux-mêmes esclaves
de devoirs mortellement ennuyeux. Tout en trouvant leur genre de
vie insupportable, ils n'en continuent pas moins à suivre la même
ornière. Si j'étais des leurs, je les surprendrais par l'indépendance
de ma conduite.
Je vous serais bien obligé de m'envoyer un grand album, rempli
de dessins faits par moi quand j'étais tout jeune pour illustrer le
Morgante Maggiore. Lady Gharterys désire les voir; le poème que
je lui ai raconté, très expurgé, l'a beaucoup amusée. Je lui ai dit
que nos paysans tirent encore de ces vieux poèmes des drames
qu'ils jouent sur nos montagnes, sans autres décors que ceux de la
nature. On excite facilement l'intérêt chez lady Gharterys, surtout
lorsqu'on touche la fibre de sa fantaisie. Elle a de l'esprit, seule-
ment elle le gaspille en pure perte. Je suis très sensible, je l'avoue,
au changement qui s'est opéré en elle, depuis le jour où elle m'a-
vait si légitimement froissé au sujet d'un habit ; maintenant elle est
aussi polie qu'aimable avec moi. Sans doute, elle ne saurait se
débarrasser complètement d'une certaine brusquerie qui lui est habi-
tuelle, mais du moins elle se contient. Elle écoute sans s'insurger
certaines vérités que je me permets de lui dire, et parait confondue
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OtO REVUE Des BEDX 1R3MDES.
dé son ignorance enmatièrecf art etde lettres ; ignorance dont elto se
tapgoait naguère 1 Son éducation a certaiDement dft être très négli-
gée. EHe m'a cependant raconté qu'elle était restée, de quatre ans à
(Ëx^sepC ans, entre les mains d'une gouvernante internationale qui
Tavait littéralement bourrée de tonte sorte de connussanees hété^
roclites. A dix-sept ans, ses études achevées, elle fil son entrée dans
le monde. Il y a de cela cinq ans. C'est avec une attention soutenae
qu'elle écoute tout oe qne je lui raconte de votre savoir si étendn,
de votre bonté sans limites, et du toit que vous m'avez rendu À
clier, de cette charmante petite maison rustique, où la vieiUe Marthe
me grondait quand je kôssais les poules courir dans les plates-bandes
et les grives v<rfer les olives. Quand reverrai-je votre cher petit
presbytère avec ses murs blanchis à la chaux? Je peins en ce mo*
ttent Hylas traîné dans l'eau par les nymphes. }e n'ai pas trouvé
de modèle pour ttylas; c'est donc à mes souvenirs que j'ai reooiurSt
me rappelant nos jeunes garçons au teint brun, aux membres déli-
cats, plongeant et péchant dans les ruisseaux de nos montagnes*
C'est encore à l'Italie que je pense pour peindre un effet de nuît^
de ces belles nuits comme les matelots les aiment. Ici, quand la
hme se lève, elle a toujours l'air d'être sur le point de se cacher;
les étoiles, lorsqu'elles sont visibles, ce qui n'arrive pas deux nuita
sur cinq, sont petites et pâles. Ahl quand verrai-je encore Vénus
briller, avec sa lumière transparente, sur le ih)ot sombre do Soracte
on sur les neiges de Leonessa?
Don Eccelino Ferraris à Léon Renzo.
Je vous envoie le livre que vous m'avez demandé, mon très cher
fik; j'espère qifil vous arrivera promptement. Je suis bien^ heureux
de voir la place qu'occupent dans votre coeur notre humble maison
et notiie petit village. Nulle part ailleurs, m<m cher fils, on ne vous
iera un accueil comparable à celui qui vous attend ici. Quand vos
pieds fouleront de nouveau les étroits sentiers de nos montagnes,
vausétes sûr d'y apporter joie et bonheur. Marthe se fait vieille, pas
asses cependant, m'a4-elle chargé de vous dire, pour ne pas vous
aimer toujours. Permettez-moi maintenant de vous adresser quel*
qnes observations. Votre hMesse vous inspire un intérêt tout natu*
rel, prenez garde senlement qu'il ne devienne trop vif. Je ne vois
pas sins inquiétude, je vous l'avoue, ces leçons de musique et ces
lectares de nos poètes. H n'y a pas à douter que, de son cOté, cette
grande dame n'y trouve tant autant ée charme que vous ; mm
puisque c'est nne grande dame, et que vous êtes aussi fier q»
pauvre, cette intimité n'est pas sans péril. Pardonnez nnoi si je me
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LES ncsQinss. Sli
permets cette insinuation et n'altribiiez mes eraÎBtes qu'à kt pra-
deuoe d'ime grande «ffectioB« Qve Dieu vDvsbémsse I
Léon Renzô à don EceeKno Ferraris.
Cher H exeeUent père, soyer sans inqviétiide; je saurai me défendre
centre le danger. L'orgueil, si peu just%è qu'U soit cher un homme
de mon origine, n'en est pas moins une force morale. Elle est dnr-
mmte et m'inspire, j'en conriens, un yif intérêt, mais c'est par
Tefiet du coitrasle entre les défauts visibles de son caractère et les
grandes quaKtds de son ccefir, entre son égoîsme intense, quoique
inconscient, et la noblesse de sa nature vibrante et sen8H))e. Toutes
ces contradictions concourent à en faire un sujet psychologique tout
à fait à part. Ceci parait abstrait et didactique, mais c'est en réalité
cette nature complexe qui m'intéresse, et rien de plus. Or, ce sujet
d'étude va bientôt me manquer, car ainsi que je vous Tai déjà dît, elle
ne va pas tarder à s'éloigner; il est même douteux qu'elle revienne
avant d'aller à Cannes, c'est-à-dire avant l'hiver. 11 est d'usage en
Angleterre de courir de château en château pendant tout l'automne.
On y est perpétuellement en scène comme sur un vrai théâtre. Ce
ne sont que toilettes, dîners, distractions et bavardages de tout
genre. U est facile de conclure, d'après la peinture que fait lady
Qiarterys de ce genre d'existence, que rien n'est plus creux; et
pourtant, eHe m'assure qu'on y trouve de réels slimulans, et qu'une
fois dohê le train ^ on ne peut se résoudre à une autie exfetence:
lieureusement que je suis à jamais garanti d'être dans ce train-tàl
Soyez donc très rassuré sur les dangers que je pourrais courir;
ainsi que je vous l'ai déjà dit, feu cuis préservé par une triple
armure: ma pauvreté, mon art et mon orgueil. Pendant mon séjour
à Paris, j'ai aimé une femme; je vous en ai fait la confidence un soir
d*été, assis sous votre porche, pendant qu'une lune splendide, un large
disque d'or, montait, montait toujours, à travers les nuages incandes-
ccns, sur les naontagnes du couchant. Elle est morte cette femme, et
ce qu'il y a de plus triste, c'est qu'elle n'était pas digne delà passion
qu'elle m'avait inspirée. Je suis guéri pour longtemps de l'amour et
de sa folie. Je resterai seul comme un ermite pendant l'automne
venteux et l'hiver sombre de ce pays. Pourvu qu'il y ait seulem^t
assez de jour pour peindre, je ne me plaindrai pas. Tesquisse en
œ moment Tenterrement de Dapbné. Je ne trouve pas de modèle
parmi ces gros cultivateurs, ces travailleurs goutteux. Mais j'ai des
souvenirs de formes si sveltes, si agiles, si souples, de beaux types
bruns, de chariots tratnés par des bœufs au retour de la moisson,
de dwses rythmées sous des berceaux de branches d'divier, de
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912 REVUE DES DEUX MONDES.
jeunes gens nus, gracieux comme des roseaux, tirant de Teau à h
perche ainsi qu'au temps de Daphné. Que de points sur lesquels
nous n'avons pour ainsi dire pas changé depuis le temps de Théo-
crite I Oui, cher et excellent ami, soyez persuadé que mon cœur est
trop plein de l'Italie pour faire des folies ailleurs; puis, croyez
aussi que, si je suis un peu plus haut placé dans l'estime de lady
Charterys que son maître d'hôtel, je ne dépasse pas le niveau d'un
secrétaire ou d'un professeur, tout au plus celui d'un Rizzio à qui
cette reine hautaine daignerait à grand'peine jeter son gant ou don-
ner un regard de pitié. Or je ne sollicite ni gant ni pitié. Je me
tiendrais pour satisfait si, lorsque la salle de bal est terminée, elle
sourit, et me dit : il rivederci^ mon bon et cher amil
M. Hollys à lady Charterys.
Pourquoi ne venez-vous pas à Drumdries? Ils sont tous furieux.
Je ne vous verrai pas du tout, puisque je suis seulement ici pour
une quinzaine.
Lady Charterys à M. Hollys,
Glenlochrie.
Je regrette très sincèrement, mon cher Henry, de ne pas vous
voir ; mais je ne peux me résoudre à aller à Drumdries. Quand j'ai
promis d'y venir, je ne me doutais pas que le pauvre Kingslynn
aurait relevé sa tente dans le voisinage. Je supposais, au contraire,
qu'il serait parti pour la chasse aux éléphans soit en Afrique, soit
aux Indes. Je n'oserais jamais sortir du parc de peur de le rencon-
trer; il m'est si insupportable! Je sais tout aussi bien que vous que
c'est un bon et charmant petit garçon, d'une conduite irrépro-
chable en dehors de Paris, où l'usage autorise toute vertu anglaise
à jeter son bonnet par-dessus les moulins. Toutefois je ne consentirai
jamais à l'épouser, même pour devenir une des douze duchesses du
royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, ce que mes amis
déidarent néanmoins tous à l'unanimité être l'unique chose qui
Taille la peine de vivre. Je me contente de mon sort. Oui, je forme
le projet d'aller faire prochainement une tournée de visites, mais
pas immédiatement. Hermione est ici; elle a tout l'air d'être fort
enthousiasmée de l'un de nos voisins, John Herbert de Wardc^l,
qui est de retour, depuis peu, de longs, très longs voyages à l'étran-
ger. S'ils se plaisent mutuellement, personne ne pourra critiquer
leur union, car, bien qu'il soit seulement baronnet, la famille des
Wardel n'en remonte pas moins à plusieurs siècles.
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LES FRESQUES. ' OIS
M. HoUys à lady Charterys.
Qu'est-ce à dire? Hermione et John Herbert? Yous et l'autre?
Une jolie partie carrée I Ainsi que vous le faites observer très
judicieusement, on ne peut rien trouver à redire au sujet d'Herbert.
M. Hollys à la douairière de Caimwrath.
Chère tante, permettez- moi de vous demander si vous ne pour-
riez décider Esmée, bien qu'elle ne veuille pas entendre parler de
DrumdrieSy à remplir ses engagemens avec d'autres amis? Sa ma-
nière d'agir commence à paraître des plus singulières. Si elle ne
veut à aucun prix quitter Milton, alors lancez des invitations. Pour
l'amour de Dieu, tâchez de faire diversion à l'état de choses actuel,
n'importe de quelle façon. Je viendrais en personne si je n'étais
tenu d'être à Rome dans soixante heures.
La douairière de Caimwrath à M. Hollys.
Personne n'est aussi péniblement affecté que moi des impru-
dences lamentables (je pourrais me servir d'une expression plus
énergique) de ma petite-fille lady Charterys, mais je n'y puis abso-
lument rien. Elle est entièrement indépendante, et vous savez de
longue date guelle est son opiniâtreté. Elle n'ira ni à Cowes ni chez
aucun de ses amis. J'ai tout lieu de croire que si elle reste à Mil-
ton, c'est parce que la société de l'artiste italien que vous avez jugé
à propos d'envoyer ici a pour elle un attrait déplorable. Je n'ai, bien
entendu, aucune imprudence grave à lui reprocher. Esmée elle-
même respecte assez ma présence pour ne jamais me rendre témoin
de pareilles choses; il y a toutefois des irrégularités regrettables, et
*je considère leur degré d'intimité comme très répréhensible. Elle
demande maintenant à cet individu de dtner avec nousl II a assez
de bon sens et de tact pour refuser, mais vous jugez par là où nous
en sommes I II lui enseigne l'italien et lui donne des leçons de
chant ; vous n'ignorez pas de quoi ces choses^là sont invariablement
les avant-coureurs. Il vous était impossible, j'en conviens, de pré-
voir qu'Esroée pourrait s'oublier jusqu'à témoigner de la sympathie
à un jeune homme envoyé par vous pour peindre sa salle de bal;
mais il n'en est pas moins déplorable que vous n'ayez pas choisi de
préférence un homme d'un âge mûr et d'un extérieur moins sédui-
sant que cet individu. Cet état de choses me contrarie et me scanda-
lise au-delà de toute expression. Je ne sais littéralement que faire!
Dès le début, j'ai eu le pressentiment que cette étrange idée de
Ton Lvn. ~ 1SS3. 58
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91A BEYUE SiB DEUX MONDES.
faire peindre la salle de bal par un Italien amènerait quelque désa-
gréable complication. 1% l'on s'était borné à charger de ce travail de
bons décorateurs, ils l'auraient exécuté sans qu'Esmée fût entrée
dans la salle de bal avant que tout fût terminé. Soyez certain que
f ai usé de tous les argumens imaginables pour lui démontrer le
tort îrrépantf)le qu'elle pourrait se faire par ses familiarités avec tm
étranger dont vous ne connaissez pour tout antécédent que celui
d'avoir peint Tautel d'une pauvre petite église de village. Force
m'est d'avouer qu'aucun de mes raisonnemens n'a eu de prise sur
elle. Tout d'abord, elle en a ri, disant qu'elle ne voyait pas le moindre
mal à apprendre l'italien. Puis, fatiguée de m'entendre répéter la
même chose, elle a fini par me dire carrément que Milton-Emest
était à elle et le château de Staines à moi, voulant sans doute m'in-
sinuer par là que je ferais bien d'y retourner. Ne pourriez-vous,
ainsi que lord Llandudno, vous interposer en qualité de subrogés-
tuteurs?
P* S. — Impossible de songer à inviter des gens à qui Esmée no
voudrait pas adresser la parole, car soyez sûr qu'elle ne leur par-
lerait pas s'ils étaient invités sans son consentement.
M. HoUys à la douairière de Cairnwrath.
Gbëre tante, je suis réellement confondu et je ne me pardonne
pas ma sottise. Esmée n'ayant jamais, jusqu'à présent, passé
trois mois sur douze à Miiton, comment pouvais-je prévoir qoe
les choses tourneraient ainsi? Je crains que Llandudno et moi
n'ajons d'autre autorité que sur l'administration de ses biens. Nous
ne saurions lui interdire d'inviter un peintre à dîner, quand noua
ne nous fusons pas faute d'en convier tous les deux à notre table.
Yoos prenez les peintres pour des balayeurs; ces idées-là sont bien-*
surannées par le temps qui court. Quant à moi, je n'ai aucune
objection à ce qu'elle l'invite à dîner; mais ce que je trouve une
énormité, c'est de flirteo: avec lui. Tout cela est surtout déplorable
pour le pauvre diable, qui ne peut qu'en souilrir; quand elle sera
fatiguée de lire le Tasse ou de jouer de la mandoline, il ne lui
faudra pas vingt-quatre heures pour oublier l'existence de son pro-
fesseur et pour se dire qu'il sera trop heureux d'accepter 500 livre»
en paiement de ses fresques* Je crcMS d'ailleurs que vous auriez tort
de prendre tout cela trop au tragique. Je regrette sincèrement, je^
vous assure, d'avoir jamais mis le pied dans l'atelier de Benao, ate-
lier qui, du reste, n'était pas si facile à trouver, vu qu'il 0e faut pas
gravir moins que cent quatre-vingt-quinie marches d'ua escalier
raide comme une échelle et obscur comme un four.
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tBS FlfiSQUES. 91&
La douairière à M. Hollys.
Je ne sais que trop bien, mon cher Henry, que votre monde fri*
rele considère toutes les distinctions sociales comme superflnes et
traite les con^ératkms sérieuses de pédanterie. Pourtant, si lord
Uandodoo invite des peintres à dîner, il serait le dernier à per-
«lettre à tes filles de les épouser. Or je crois nécessaire à^f vous
avertir qu'il ne me paratt pas impossible que ma petite^fille Esmée,
dans sa folle obstination, se jette tout bonnement à tatèle de cet
bomme. Il serait temps, je crois, de omvoquer un conseS de famille.
M^ Hollys à la douairière de Caimwratfu
Nous n'avons pas de conseils de fttmille en Angleterre. Que fafie,
mon Dieu?
La douairière à JU. BoUys.
Ne pourriez-vous pas obtenir de son gouvernement qu'il le récla-
mât? A quoi servent les taraités d'extradition?
M^ Hollys à la douairière.
S'il n'a pas commis d'autre crime, sous quel prétexte demander
son extradition ? Je suis au bout de mon latm. Técris à Llandudno.
Je suis sûr qull va courir à MQton.
La douairière à M. Hollys.
' Je serai heureuse de voir lord Llandudno, et je pense que lady
Gbarterys n'osera pas tourner le dos à son tuteur. Hais veuillez
vous rappeler, je vous prie, que ce n'est pas lui qui nous a expédié
•ce monsieur.
Lord Lkmdadno à M. HoUys.
Miltoa Emait.
Hcul cher Benry, je sds ici, selo» votre désir, sous un prétexte
çlnusible. Sur ma vie, je ne vois pas ce que je pourrais firire. Mon
«opinion, c'est que b peur a fait per(b*e k tête à Tabby. Si Bnnée
€st éprise de votre ami^ die cache bien son jeu. Ce garçon me ^t
beaucoup; c'est un gentleman, et il est vraiment plein de Ulent.
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916 BETUE DES DEUX MONDES.
n parait qu'il lui donne des leçons de chant, et qu'il lui apprend à
jouer de la mandoline» toujours à l*beure du thé, dans la salle de bal ;
elle le laisse en paix jusqu'à cinq heures* Lad y Cairnwrath est
furieuse; je lui ai dit qu'à mon avis» ce que nous aurions de mieux
à faire, ce serait de laisser Esmée seule : elle n'est plus une
enfant, et» au demeurant, je n'aime pas qu'on se permette de dire
à une femme certaines choses qu'on ne pourrait pas dire à un
homme sans s'exposer à des coups de canne. Elle n'est pas femme
à se compromettre; il serait plutôt dans son caractère de s'amuser
de ce garçon tant qu'il aura pour elle le charme de la nouveauté»
puis de lui envoyer un chèque, et de n'y plus penser. Elle est
orgueilleuse comme personne; je la crois incapable de déchoir. On
eût mieux fait de ne pas l'installer au château ; il aurait pu être
logé au village; peu importe, après tout. Si elle ne part pas
avant» elle ira à Cannes. Je voudrais» comme vous, lui voir accepter
le pauvre Vie ; mais il n'a aucune chance. Tahby prétend que votre
ami est un aventurier» un intrigant, qui médite de se faire épouser ;
ce sont des lubies. 11 me fait l'effet d'un très honnête garçoo. Il se
dérobe chaque foisqu'Esmée essaie de le faire sortir de son atelier.
Us parlent français ensemble, et je ne suis pas très fort en fran-
çais, mais il me semble bien qu'ils se querellent souvent. Ilermione
comprend ce qu'ils disent, seulement la petite sournoise fait la
discrète. En tout cas, je crois qu'il faut se garder d'intervenir :
Esmée ne supporte pas les coups de caveçon» elle ressemble à mes
filles.
P.-5. — Tabby est pour le caveçon. Les heureux jours qu'elle a
dûi faire passer à feu Cairnwrath t Et, comme du haut du ciel, il doit
se féliciter de ne plus être de ce monde I Mais gare le jour où elle
ira le rejoindre m
M. Hollys à lord Llandudno.
Cher Llandudno, mille remerctmens. Vous m'avez enlevé de l'es-
prit un lourd fardeau. La vénérable douairière prédit toujours une
conflagration de l'univers lorsqu'on frotte une allumette, même
si on la frotte du mauvais bout. Benzo est un gentleman, j'en suis
convaincu; il y a tant de vieux sang noble chez la plupart des Ita-
liens, alors même qu'ils ne sont pas sûrs de leur origine première!
Je suis tout à fait d'accord avec vous pour ce qui est de rendre la
main à Esmée. — Pardonnez-moi cette rature; j'ai à faire un rapport
sur la quantité de chanvre et autres plantes du même genre que
produit le pays. C'est un travail de consulat plutôt qu'autre chose.
Personne n'a besoin de le savoir au Foret gn Office ^ personne ne le
lira; il restera enfoui dans un carton pendant cinquante ans, puis
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LES FR£8QUE8. 017
sera mis au pilon sans avoir été jamais lu. Mais le devoir est le
devoir, même quand le thermomètre est à A5 degrés à Tombre.
C'est le vingt-cinquième jour d'août qui trouve ?atre malheureux
ami à Rome. La ville étemelle n'existe plus. Tout emparait. Elle
tombe en poussière sous les roues des tramways et devant les entre-
preneurs et les stuccateurs du temps présent. Rien n'est plus sacré
dans notre siëde.
Léon Renzo à don Eccelino Ferraris.
Cher et bien-aimé père, vos craintes amicales pour mon repos
sont désormais superflues. Liady Gharterys est partie. On dit qu'elle
ne reviendra pas avant le printemps prochain. Il y a une quinzaine
environ, est arrivé ici un lord dont je ne me rappelle pas le nom et
môme, si je m'en souvenais, je renoncerais, et pour cause, à l'écrire.
C'est un de ses subrogés-tuteurs; seulement, maintenant qu'elle
est majeure, l'autorité de ce tuteur ne peut s'exercer que sur les
biens de sa pupille. En Angleterre, la propriété occupe toujours ia
première place. Elle est si bien défendue, si bien gardée, si bieft
conservée en un mot pour ceux qui sont encore à naître, que per-
sonne ne semble en jouir complètement. Je ne prétends pas pour-
tant que cette restriction des droits du propriétaire ne contribue
pas pour beaucoup à la grandeur nationale. Je suis convaincu que
lady Cbai'terys est aux regrets d'avoir quitté Milton. Elle paraissait
prendre grand intérêt aux études que je lui avais fait commencer elle
comprend maintenant ce que c'est qu'une bonne méthode de chant.
Les professeurs qu'elle a eus désiraient trop vivement, je suppose,
se rendre agréables à une jeune lady riche de cinq millions de rente,
pour risquer d'insistersur la nécessité de la justesse et de l'équilibre
dans l'emploi de ses dont naturels. Elle a évidemment regretté de
partir. Elle me l'a dit très franchement; elle ne pouvait se dis-
penser plus longtemps de remplir ses engagemens. Ces malheureux
personnages sont les victimes de leur parole; le lord au nom ai
extraordinaire n'a pas vu d'un bon œil, je suppose, rintimité de
lady Gharterys avec moi. C'est un homme d'un commerce agréaUe
et facile ; il a le regard pénétrant et beaucoup de finesse sous use
apparence de brusquerie et d'indifférence, ce qui est l'une des carac-
téristiques de l'Anglais. C'est pour eux comme une draperie so»
laquelle ils dissimulent tout ce que bon leur semble.
Je ne sais si c'est à force de persuasion ou de moquerie qu'A a
décidé sa pupille à avancer d'un mois les visites qu'elle avait prenia
de faire. Toujours est-il que, directement ou indirectement, il a fini
par obtenir ce qu'il voulait. Elle est partie depuis huit jours avec sa
grand'mère. Que cette grande demeure est silencieuse et vide 1 Rien ne
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9â& REVUE lyEB DEQJL MONDES.
pdut dépasser U prévoyaote booié de mon hôtesse dans tous les ordres
qn'elle a laissés refaLtiremeiit à moa bîeo^re. Je puis moBter ou cosk
duiretousieBcbevauxàmouehoix. EUe aoidoniKéàsesgeusâe m'obéir
entoutediosetcequi, j'imagme« leur déplaît beaucoup. Us me pren-
nratt j'en ai bien peur, pour uue sorte d'esjttom Mon anal le jardinier
£ût seul exception à la règle* Il me tient en grande considération , parce
que j'aime les fleurs et que je m'y entends un peu, comme tous les*
artistes en général. Je suis donc seul ici, sauf cette légion de serviteurs
qui ne fait, il me semble, autre chose que manger, bâiller, s'habiller.
Je commence néanmoins à m'accoutumer à ce genre d'existence et si
les jours pluvieux étaient moms nombreux, je n'aurais à me plaindre
de rien. Les piqs, les cadres, les diénes et les loagues avenues de
tiUeuls prêtent à oes lieux quelque chose d'imposant et de soleond.
Quand il ne fait plus assez dair poor me permettre de peindre, je
vais dans le parc; quelques chevreuils semblent me reconnaître.
Dœ chevrette même, loin de fuir à mon approche, s'aviaBce wrs.
moi. (kl la dit très vieille, ce qui ne l'empêche pas d'être un char-
UBuunt animal. Elle pcHie encore un eoUier d'argent, sur lequd le
oomte, dont elle était b favorite, a^iît fak graver lenomde Necina^
lequel était, si vous vous souvenez, le Mm de ma mère. U m'a seosH
blé par là que je retrouvais un ami sur la terre étrangère. D'après
ce que j'ai oui dire, ce comte s'appelait Alured ; il av«t souvent
voyagé en Italie, attiré là saas doute par ses goûts cosmopolites,
coBune on dit Ce n'était lies moins qu'un brave homme, si j'en
croîs la chronique et certaines histoires que m'a racontées mon
ami le jardinier en chef. Ce demi^ possède une très jolie maison
dans le village, et un cheval. Avec le revenu dont il jouit, un noble
vénitien ou florentin se trouverait riche. Ce bavardage n'aura pour
vous d'autre intérêt que celui de vous faire vivre de ma vie. Oui, je
vous l'avoue, la présence de hdy Gharterys me manque; comment
pourrait-il en être autrement? Malgré mon isolement, je ne saurais
cependant dire que je m'ennuie; je ne m'ennuie jamais quand je
mm libre de suivre ma fantaisie et d'aller prendre l'air toutes lea
£016 que le cœur m'en dit. Il est vrai qu'ici l'air n'y invite pas sou-
ventl Je oraios, je le confiasse en toute humilité, de me foire une
douce habitude de cette vie de luxe; jusqu'à présent , je n'avais
jamais eu qu'un plancher sans tapis; des murs nus, si je ne les
barbouillais nK>i-même de dessins; un Bk)biller des plus pauvres;
une nourriture plus que frugale : soupe, pain, fruits c^ un petit
flacon de vin du cru; tandis que mamtenant, tant les mauvaises
habitudes sont faciles à prendre, il me semble tout natnrd d'avmr
toujours un bain préparé, naes vêtemens brossés et plies, tons mes
bescHua prévus, un couvert mis trois fois par jour pour moi seul;
une table cfaai^ de porcehiine de Chine, d'argenterie du teo^s
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lES FRESQUES. 910
de la reine Anne, de toute sorte de choses recherchées, de vins
français,., sans parler 4e laquais poudrés, de stature gigantesque,
qui tournent autour de moi, sans faire plus de bruit que des sou-
ris. Ce train de vie me semble maintenant tout à fait naturel ^ Je
suis honteux de me dire que j'en sentirai la privation quand il me
luidra reprendre le collier de misère. Je me flattais, il y a peu de
tempe encore, d'être un philosophe, un poète qui se contentait de
la nourriture de l'esprit et méprisait la bonne chère. Hélas ! je
vois bien que, comme la plupart des prétendus sages, mon dédain
ne venait que de mon inexpérience. Il est incontestable qu'avec
notre climat, il est plus aisé de vivre d'une poignée de prunes et
d'une croûte de pain. Un plancher sans tapis parait moins triste,
quand les rayons du soleil le parent et qu'une traîne de vigne
vierge jonche le sol. Il n'est pas bon toutefois de s'attacher aux
délices de Gapoue, quand on sait que le lendemain ne vous oflBne
en perspective que le travail, l'incertitude et la faim. Non, croyea-
moî, ce ne sont pas, comme vous le supposez, des regrets donnés à
une femme qui m'inspirent la crainte de quitter ces lieux; c'est
une considération beaucoup moins noble, beaucoup plus basse qui
pèse de Umt son poids sur moi. Je ne suis ni aussi stoîque, ni aussi
spiritualiste que je pensais, mais je suis, comme toujours, votre
reconnaissant et dévoué, etc.
Lady Ckarterys à Léon Renzo. Milton Ernest.
Acornby.
Gomment va la peinture ? Écrivez-moi et donnez-moi de vos nou-
velles.
Léon Renzo à don Eccélino Ferraris,
Il faut que je vous confie, mon chère père,* une chose que j'ai
smr le cœur, et qui me pèse plus que je ne puis vous dire. Lorsque
vous saurez de quoi il s'agit, vous trouverez peut-être qu'il n'y a
rien là pour justifier mon état moral. Sachez d'abord qu'en partant,
lady Charterys m'a confié les clefs de la bibliothèque, en m'auto-
risant à me servir de tous les ouvrages sur l'art, de toutes les
anciennes gravures qui s'y trouvent. A en croire les on-dit, la famille
en général ne se piquait guère de culture intellectuelle, sauf le
dernier comte Alured, celui douta hérité la mère de lady Charterys.
C'était un amateur, un dilettante, un virtuose (expressions qui ne
sont pas tout à fait synonymes), et c'est à lui que Ton doit toutes
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t20 REVUE DES DEUX MONDES.
ks collectioDS d'ouvrages et d'œuvres d'art que renferme Miltoa-
Eroest. J'ai longtemps hésité à accepter l'ofire que me faisait lady
Gbarterys, mais elle y a mis une telle insistance et paraissait tant
tenir à me donner cette preuve de confiance, que je ne pouvais sans
nanvaise grâce persister dans mon refus, quoique j'eusse beaucoup
préféré éviter une si grande responsabilité. Je soupçonne l'imposant
majordome M. Landon de m'en vouloir mort et passion du rôle
qui m'incombe ici. Ayant donc fini par capituler, j'ai trouvé là
matière à un travail très intéressant et très long, qui m'occupe
pendant les jours de pluie, si nombreux dans ce pays. Les dessins,
signés de grands mattres, pour la plupart, sont enfouis sans ordre
de date ou d'école. Miniatures et médailles gisent également pôle-
mèle dans les tiroirs. Toute une collection de gravures avant la
lettre, italiennes en grande partie, n'a pas été mieux traitée que
de simples gravures découpées dans des journaux illustrés. J'em-
porte toujours avec moi la clé de la bibliothèque. Ce procédé exas-
père littéralement contre moi l'important Landon. Il me regarde
eomme son ennemi personnel. Au sein de ce chaos, dont presque
tous les élémens ont une réelle valeur artistique, il y a des esquisses
terès remarquables, faites par le dernier comte Alured, mort il y a
une trentaine d'années.
S'il n'avait été un homme de haute naissance , il fût sans nul
doute devenu un peintre célèbre. Parmi ces esquisses, qui sont en
général des études d'après nature, il en est une représentant une
jeune Romaine dont les traits ont une analogie frappante avec ceux
de ma mère; pas un seul mot n'est écrit au bas de ce dessin ; puis,
dans un autre portefeuille, j'ai trouvé encore trois études d'après
le même modèle; l'une d'elles, en pied, représente une jeune fille
portant une cruche sur la tôte; vous direz que c'est peut-être une
simple coïncidence, un hasard de ressemblance , le type national
et rien de plus, et vous aurez sans doute raison. Voudriez-vous,
vous le meilleur et le plus cher de mes amis, m'écrire tout ce que
vous savez, tout ce que vous vous rappelez de ma mère? La natio-
Balité de mon père a-t-elle jamais été connue? Soyez assez bon
pour me répondre promptement et longuement.
Odida.
Traduit par Hbphell.
{La damîért partie au prochain »*.)
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■^■^ ' J_ I
LA
RÉVOLTE DE L'HOMME
Il n'y a pas d'exagération à dire que la question des droits des
femmes est aussi vieille que le monde, puisqu'elle existait avant notre
mère Eve. D'après une ancienne légende rabbinique, Adam eut une
première femme nommée Liliib, que Dieu avait faite indocile. Adam
Paborda en déclarant qu'il entendait être le mattre. Lilith répliqua
qu'elle avait autant de droits que lui à commander. 11 insista, elle tint
bon, et la première conversation que la terre eotendit fut une querelle.
Le débat se termina par la fuite de Liliih. Dieu envoya des anges pour
la ramener; elle refusa obstinément. On prit le parti de la marier à
un démon et de créer Eve pour Adam. Après cette première explosion,
la question sommeilla jusqu'à nos jours. Les protestations isolées qui
n'ont manqué à aucune époque ne parvenaient pas à la réveiller. La
suprématie de Thomme, proclamée ou, si l'on aime mieux, — je ne
voudrais choquer personne, — inventée par Adam, avait été bel et bien
acceptée par la femme.
Il était réservé aux Lilith du xix* siècle de reprendre la discussion
entaaiée dés le paradis terrestre. Elles possédaient sur leur aînée
l'avantage d'avoir des cas d^injustice à faire valoir. L'homme, de son
côté, n'osait plus user de la brusquerie discourtoise d'Adam. Au lien
d'ordonner, il argumentait. Il s'efforçait de démontrer par des preuves
tirées de la physiologie, de l'histoire et de la littérature que le senti-
ment populaire a raison, et qu'un homme et une femme, ce n'est pas la
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922 REVUE DES DEUX MONDES.
même chose. On lui répliquait que la force brutale était toute la diffé-
rence et qu'on se chargeait, à armes égales, de lui prouver qu'on le
valait bien. Les Américains se laissèrent persuader de tenter Texpé-
rience. Ils firent place aux femmes sur les bancs du collège, dans les
chaires d'enseignement, aux écoles de médecine, dans les bureaux des
administrations publiques. Mèmedes états de l'Ouest les admirent à faire
partie du jury. Ce dernier essai ne réussit point. Les femmes jugeaient
avec le sentiment et la passion, sans se soucier des preuves ; il fallut
leur retirer le jury. Le Connecticut, le Wisconsin et peut-être d'autres
encore, les ont autorisées à être du barreau. Le Nebraska, où elles
réclamaient le droit de vote, a rejeté leur demande par un scrutin qui
laisse de l'espoir pour l'avenir. Les Américaines ont cause gagnée si
elles y mettent de la patience et de l'entêtement.
En Europe, les affaires des femmes sont dans des situations très
diverses, selon les contrées. Les états du Sud n'y pensent guère. L'Al-
lemagne ne s'abaisse pas à s'occuper des griefs féminins. Elle n'a pas
oublié qu'un philosophe en qui elle a beaucoup de confiance, Scho-
penhauer, a comparé agréablement les femmes aux singes sacrés de
Bénarès, qui se croient tout permis, et prêché le rétablissement de la
polygamie pour rabattre le caquet à ces femelles arrogantes et imbé-
ciles. La France, malgré toute son indulgente tendresse pour le sexe
charmant auquel les philosophes allemands n'entendent rien, la France
n'a jamais pu prendre au sérieux Tidée des droits des femmes. Les
efforts éloquens des oratrices de réunions publiques la laissent inébran-
lable dans sa foi au vieux dogme :
Du côté de la barbe est la toate-puissance.
11 est vrai que, dans les dernières années, un souffle d*hérésie a passé
çà et là sur nos têtes. On a compté un certain nombre de conversions à
la doctrine de la similitude intellectuelle des deux sexes, et quelques
esprits chagrins se sont demandé s'il était tout à fait sûr que nos petites
filles ne seraient ni députées, ni avocates, ni notairesses. Cest être,
grâce à Dieu, trop prompt à prendre l'alarme; nous ne courons pour
llnstant aucun danger. Le seul pays d'Europe sérieusement menacé
est l'Angleterre, qui a dû, comme les États-Unis, ouvrir ses universités
aux filles, et où la chambre des communes a déjà été appelée plusieurs
fois à discuter un hill sur les droits électoraux des femmes. Un parti
actif et bien organisé entretient chez elle ce que nos voisins appellent
une « agitation, » en faveur du sexe injustement sacrifié par la loi et
les mœurs.
L'àpreté des Anglaises à forcer l'entrée des carrières masculines
tient à une situation particulière. L'excédent de la population féminine
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LA R^OLTE DE I^HOMHE. 033
mi la popufatiOQ wMe, pour PÂogleterre et TÉcosse réunies, est d'en>-
tiron un million. Cest dire que la terre britannïqiie est encombrée de
vieilles fifles. Une légende nationale les occape dans le ciel à déœa-
per des étoiles. E^ attendant, elles voudraient gagner leur pain et con-
^érir leur indépendance. C'est une véritable lutte pour Texistence.
Les Anglais résfetent ^goureusement, en grande partie, il faut le dKre,
par la crainte égoïste que la concurrence féminine n'augmente Ten-
combrement des carrières, mais ils se sentent si peu en sûreté qu'ils
commencent à écrire des livres sur le temps où l'homme aura été
détrôné. Un de leurs écrivains les plus distingués et les plus spirituels,
M. Walter Basant (1), s'est diverti à peindre la société britannique au
xn* siècle dans un pamphlet intitulé : la Révolte de Vhomme (2), dont
les extravagances recouvrent un grand fonds de sagesse pratique. CTest
le royaume de la fantaisie et le règne du bon sens. Malgré l'énormité
de la bouffonnerie, les applications sautent aux yeux et nous croyons
que, môme pour des oreilles françaises, la leçon s'entendra à demi-
mot.
Dans la société de l'avenir, entrevue par M. Walter Besant un jour
de cauchemar, la femme prend sa revanche du passé : Me opprime
l'homme. M. Waher Besant s'en indigne. A mon sens, il a tort. L'tiomme
ne s'est pas fait faute d'abuser dn pouvoir pendant qu'il l'avait; pour«
quoi la femme n'en abuserait-elle pas à son tour quand elle le pourra?
It était dans l'ordre des choses et dans la nature humaine q«e les
Anglaises se vengeassent des Anglais dès que ceux-ci leur en auraient
fourni les moyens en votant la grande réforme de Fégalité des deux
sexes devant la loi.
Les représailles commencèrent avec l'entrée des femmes au parie*
ment. Dès les premiers débats où elles intervinrent, les hommes furent
écrasés parle sentiment de leur propre infériorité. Ce n'est pas que les
argumens portés à la tribune par les oratrices fussent meilleurs que
ceux des orateurs,- les mauvaises langues prétendaient même qu'ils
étaient moins solides et que la passion y prenait la place de la logique;
mais c'étaient là propos de réactionnaires méritant peu de créance. La
vérité est que les femmes maniaient les armes redoutables qu\>n nomme
en style parlementaire les « personnalités » avec une audace et une
dextérité qui laissaient leurs adversaires abasourdis. Les hommes
n'étaient pas de force à lutter. Le découragement et l'impatience se
mirent dans leurs rangs. Un jour que la séance était devenue parti-
culièrement pénible, les députés mâles des deux chambres quittèrent
la salle en masse. Ce fut une grande faute. Demeurée maîtresse du
(1) M. Walter Besant Tient de publier one exceUente biographie du profeitear Pal-
mer, attastiné par les Bédouins pendant la campagne d*Ëgypte.
(S) 77^ Revoit of man, Londres, Blackwood.
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•2ft REVUE DES DEUX MONDES.
diamp de bataille» l'opposition s'occupa immédiatement de reviser les
lois, et elle s*y prit de la manière la plus simple; la législation d'avant
la grande réforme fut purement et simplement rétablie, mais en inter-
irertissant Tordre des sexes ; où le législateur avait écrit « bomme, »
OB mit « femme, » et réciproquement. En somme, c'était assez juste.
Depuis tant de milliers d'années que les hommes légiféraient sur les
iémoies, ils avaient constamment négligé le précepte : « Ne fais pas à
autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse ; » on leur appliquait la
peine du talion.
Cette grande révolution avait porté ses fruits au moment où s'ouvre
]e volume de la Révolte de Phomme. Les femmes avaient accaparé les
ionciions publiques et les professions libérales, elles étaient ministres,
gens de loi, facteurs, sergens de ville. M. Walter Besant s'efforce natu-
rellement de montrer que sous leur gouvernement tout allait mal. Je
ne saurais être de son avis. Il y avait, comme dans toutes choses
humaines, un mélange de bon et de mauvais ; seulement les choses
allant bien et les choses allant mal n*étaient pas les mêmes que sous
Vancien gouvernement masculin.
L'induîitrie souffrait. A force de faire des lois, par bonté d'àme, pour
protéger l'ouvrier contre les métiers dangereux ou insalubres, le nou-
veau régime avait été obligé de fermer beaucoup d'usines et avait rendu
un air champêtre à Birmingham et à Manchester.
L'ignorance des jeunes générations mâles, réduites aux anciens cours
àe demoiselles, avait porté un coup funeste aux lettres et aux sciences.
Les femmes avaient amèrement trompé à cet égard les espérances de
leur parti. Elles s'étaient emparées des éiablissemens d'instruction
supérieure, elles avaient passé autant d'examens qu'un jeune Français
de l'an 1883. elles avaient conquis d'innombrables diplômes, écrit des
monceaux de livres : la faculté créatrice n'était pas venue. Cent cin-
quante ans après l'émancipation, la célèbre lettre de Joseph de Maistre
i sa fille, sur les chefs-d'œuvre que les hommes ont faits et que les
femmes n'ont pas faits, était aussi vraie que le jour où le grand réac-
tionnaire Tavait écrite.
Il y avait encore une ou deux ombres au tableau, mais le chapitre
des compensations n'était pas à dédaigner. La paix, sinon la satisfac-
tion, régnait dans tous les ménag^-s anglais. Quelques mesures coerci-
tives sagement entendues en avaient banni les habitudes de violence
auxquelles la populace de la Grande-Bretagne avait dû jadis un renom
de brutalité. Dès qu'il avait étéacqtiis que les maris qui battaient leur
lemme étaient mis en prison, les mœurs des maris anglais s'étaient
soudainement adoucies. Le changement de vie avait achevé la méta-
morphose. Depuis que les mères étaient occupées au dehors, les pères
avaient dû les suppléer à la maison. Ils tenaient le ménage, gardaient
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LA. RÉVOLTE DE l'hOMME. 025
les enfans, faisaient la cuisine, et leur caractère avait gagné sensible-
ment à ces habitudes paisibles.
Au premier abord, ces derniers détails paraîtront invraisemblables au
lecteur. Une minute de réflexion le convaincra que le nouveau régime
n*avait pas de conséquence plus inévitable. Quand les femmes n'auront
plus le temps ou le goût d'être mères de famille, il faudra bien que les
hommes tâchent à les rt^mplacer, et c'est pourquoi, — 3oii dit en pas-
sant, — un grand nombre d'entre eux considèrent de mauvais œil, en
France môme, les nouveaux systèmes d'éducation féminine, lis ne
reprochent pas aux lycées de filles ce qu'on y apprend, ils leur repro-
chent ce qu*on n'y apprend pas et ce qu'on y désapprend. Us ne voient
pas péril en la demeure à ce qu'une jeune personne sache quelques
bribes d'algèbre et de chimie, ils ont même Timpertinence de trouver
la chose en soi assez indifférente ; ils en veulent à l'algèbre et à la
diimie des heures qu'elles dérobent aux travaux d'intérieur. Ils remar-
quent que la sollicitude ministérielle n*a pas réservé un seul moment
de la journée pour enseigner à la jeune fille à rester chez soi et à s'y
plaire, ce qui est pourtant un talent plus essentiel à son bonheur et
au bonheur des siens que de savoir résoudreune équation, — fût-ce du
second degré. lis ont un obscur pressentiment qu'il lui paraîtra rebu-
tant, après avoir conquis des parchemins universitaires, de manier le
balai on de s'asseoir derrière un comptoir, et les bienTaits de l'état lui font
peur pour elle. Ils calculent que les classes peu aisées sont destinées
par nus mœurs à fournir la principale clientèle des lycées de filles, que
tout le monde ne peut pas être institutrice, et ils se demandent si on
ne nous prépare pas ce que les gymnases de filles ont donné à la Rus-
sie et commencent à donner à Berlin : des générations de déclassées.
Ainsi pense tout ce qui craint qu'on ne nous gàie ce que la France
produit de meilleur, la petite bourgeoise française, laborieuse et éco-
nome, reine des ménagères, et si gentille par-dessus le marché I Les
réponses des promoteurs des lycées, quand on leur soumet ces objec-
tions, ne sont pas toujours rassurâmes. Quelqu'un demandait à l'un
d'eux quel avenir ses projets préparaient aux élèves de l'état : — Vn
abîme! s'écria avec feu cet homtne de sens; un abîme I — Son interlo-
cuteur se tut; il n'y avaii rien à dire à cela.
Les Anglaises du xxi* siècle exagéraient la prudence, et pour cause,
dans les matières d'éducation. Leur propre expérience les avait
instruites, et elles se gardaient d'éveiller chez leurs époux des aspi-
rations propres à les dégoûter de leur humble destinée; elles avaient
trop peur d'une conire-révoluiion. Le temps épargné sur les classes
était consacré à développer chez les garçons la grâce et la vigueur du
corps. Sous le gouvernement des femmes, les Anglais étaient devenus
en quelques générations la plus belle race d'hommes du monde, ce
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VSft RETUI DES PEUX |iOra>ES«
qui est quelque chose, et il n'y avait pas de raison pour que le nou-
Teâu régime ne durât point, sans un vice incurable qu'une distractioo
dea fondatrices les avait empochées d'apercevoir.
Dans les contes de fées, il arrive souvent que tous les malheurs du
prince Charmant ou de la princesse Belle-Étittle viennent de ce que
le roi leur père et la reinte leur mère ont oublié d'inviter au baptême
Tune des fées* L'immortelle accourt irritée et punit sur Tenfant
Pétourderie des parens. Les gracieuses usurpatrices de M. Walter
Basant avaient fait comme le roi et la reine des contes, et la fée
qu'elles avaient oublié d'inviter au baptême de leur émancipation
était la plus puissante de toutes. On la nomme la Mature, et l'unn
vers entier obéit à ses décrets; mais les dianpions des droits de»
femmes négligent à dessein de la consulter. Us craignent que sa réponse
ne les gène pour soutenir que les deux sexes ont été créés en vue
des mêmes fins, qu'ils ont reçu en naissant les mêmes attributions,
que c'est par une injustice de la société que les pères sont les pères
et que les mères sont les mères, et qu'il suffirait d'une bonne loi pour
changer tout cela.
Les Anglaises de l'avenir n'avaient pas demandé à la Nature si elte
verrait des inconvéniens à ce que les deux sexes échangeassent leurs
rôles. Cette inadvertance amena un désastre. Depuis que les profes--
sions étaient exclusivement entre les mains des femmes, une jeune
fille ne pouvait songer à s'établir qu'après s'être fait une position lui
permettant d'efitreteoir une famille. La plupart d'entre elles, grâce à
Tencombrement toujours croissant des carrières, arrivaient à trente
ans et au-delà avant d'être en situation de se marier. L'antique usage
leur acccH'dait alors, pour prix de tant d'efforts, un époux assorti,
grisonnant, d'âge morose et de passions amorties. Elles trouvèrent
Tusage barbare et sot Les hommes» du temps qu'ils étaient les maî-
tres, ne s'y étaient jamais soumis pour leur compte; on avait vu
continuellement, sous leur règne, des barbons épouser de jennes
tendrons; le contraire était de bonne goerre. Sur cet admirable rai-
sonnement, tes Anglaises se mirent à époeser de petits jeunes gens
que la cupidité ou Tambition des famillêsi lenr sacrifiaient, et TAngle-*
terre fut peuplée d'Agnès et de Rosines barbus cherchant à échapper i
des Arnolphes et des Bartholes en jupons. Le plus grave, c'est qu'ils
n'échappaient pas.
Désir de nonaè ett ne feo %và déipore,
Désir d*Anglaiiô est cent fois f iro encore.
D'ailleurs les jeunes gens n'avaient pas le cho^ Les demc^selles
iulent toutes dans le même cas, obligées de travailler quinae ou vingt
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LA KÉfOLTB DB l'hOMHB. #S7
ans atâot de penser à prendre mari, et la chambre des pairesses ayate
fait une toi centraignast les garçons d^éponser, sous peine de décen-
tioQ perpètueHe. Ils s'eMécuUient en rechignant, se montraient épemx
froids et ennuyés. La difficuhé de gagner leur oœnr était devenue' un
des lienx-communs de la littérature dimagination. Ce n^est pas tout.
Le mécontentement de la population mâle commençait à gagner la
Jeunesse de ranitre sexe. Les fillettes occupées à passer des examens
et à conrir après une position sociale trouvaient inique que, pendant
ce teinps, leurs tantes et grand'tantes leur enlevassent leurs amon-
reux. On avait beau faire sonner à leurs oreilles les grands mots de
dignité, de relèvement, d'mdépendance, les pauvrettes ne pouvaient
8*empécher de soupirer en pensant an temps où ^occupation sérieuse
de la vie était de flirter. En vain leur faisait-on valoir Fimmense con-
sidération que le sexe fort, depuis la grande révolution de rémand-*
pation, éprouvait pour 1* autre sexe pris en masse; elles auraient pré-'
féré d'être mOius considérées en masse et d'avoir phis de tendresse
en particulier. Rendre les maris amoureux était devemi une question
vitale pour le royaume. En attendant qu'elle fbt résolue, la population
décroissait avec une rapidité inquiétante.
Sur ces entrefaites, il y eut une crise ministérielle à Londres. Le
cabinet whig tomba, précisément sur la question des hommes. Soi
chef, M^ Constance de Carlyon, était une charmante personne que
des facuhés exceptionnelles avaient portée aux plus hautes fbnctiens
de Pétat à un âge où ses contemporaines étaient encore sur les bancs.
Elle avait fait preuve au pouvoir d'idées singulièrement larges et libé*
raies. Elle s'était, entre autres, déclarée partisan d'une amélioratiott
de la condition de Thomme, sur quoi les matrones de la chambre des
pairesses, qui avaient tout à perdre et rien à gagner à un changement,
se mirent dans Topposition et renversèrent le ministère. La chambre
des communes n'existait plus. Dès que les femmes y avaient été entre
elles, il s'y était introduit de tels abus de langage qu'on se serait cru
dans certains conseils muuicipaux du continent Le gouvernement bri-*
tannique avait été obligé de la supprimer,
L'opidion de Goostance sur la nécessité de relever le sexe mile ne
fut nullement ébranlée par son échec parlementaire. C'était un esprit
ferme en ses desseins, surtout lorsque son intérêt personnel était en
cause, — elle ressemblait en cela à la plupart des ministres mascu-
lins ; — et elle avait un intérêt personnel pressant dans l'affaire des
droits des hommes. Elle ne raisonnait pas sur la question d'après des
considérations philosophiques abstraites et sèches, elle raisonnait
avec son cœur, selon l'habitude qui rend son sexe si aimable et si illo-
gique, et son bon petit cœur lui soufflait qull y aurait de HnhnaBasité
à ce que son cousin Edward, avec ses vingt-deux ans et sa jolie figure,
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le
928 RETUE DES DEOX MONDES.
fût obligé de par la loi à épouser la dacbesse de Dastanborgh» qui
avait soixante-doq ans, la goutte, un nei crochu, et qui avait déjà con-
sommé trois maris, morts, disait la voix publique, de langueur et
d'ennui. Le comte Edward de Ghester était là-dessus du méaie senti-
ment que W^ de Carlyon. C'était un garçon dont l'éducation avait été
extrêmement superficielle. Il n'avait guère appris dans son pensionnat
qu'à cbanter la romance et à jouer au cricket, mais il y avait deux
cboses qu'il avait découvertes tout seul, sans maîtres et sans livres : il
avait très envie d'épouser sa cousioe Constance, qui était jeune et
belle, et il mourrait en prison plutôt que d'épouser la duchesse, qui
était vieille et laide. C'étaient là toutes ses opinions politiques. Elles
lui suffirent pour conquérir un royaume.
La noble dame à laquelle Edward préférait le martyre était le plus
grand personnage de TAngleterre par la naissance, la fortune et l'in-
fluence. 11 va de soi qu'elle était l'adversaire politique de M'** de Car-
lyon. Chargez deux femmes éprises du même homme -de rédiger le
règlement de la pèche à la ligne, elles ne tomberont jamais d'accord;
c'est impossible. La duchesse s'inquiétait peu de la résistance du beau
garçon sur qui elle avait jeté son dévolu. Le comte était orphelin; sa
tutrice était la créature de la duchesse; lui-même, lorsqu'il se verrait
placé tout de bon entre la réclusion perpétuelle et le mariage, il ferait
comme les ingénues du vieux temps, que leurs parens menaçaient du
couvent, il aurait des vapeurs et des crises de nerfs et Gnalement obéi-
rait. Une fois mariés, la duchesse se chargeait de le mater; ses trois
maris lui avaient donné l'expérience de ces sortes de choses, et les
procédés n'avaient pas changé depuis l'École des femmes; ils n'étaient
que retournés. La duchesse s'y prendrait d'abord par la tendresse et
la douceur et serait réponse la plus indulgente des Iles-Britanniques.
Je te boucbonnerai, baisertl, mangerai;
Toat comme Ih voadrai ta poarra/i te conduire.
Elle aurait soin de ne négliger aucune des séductions de la richesse;
elle lui donnerait, comme aux trois autres, tout ce qu'il voudrait :
chiens, chevaux, bonne chère et grand train.
Ta forte passion ett d*ètre brave et leste;
Ta le seras toujours, Ta, Je te le proteste.
Que si ses soins demeuraient inutiles et que l'ingrat s'obstinàt à la
bouder, il lui restait la rigueur, et, ventre-saiot-grisl ils connaissaient
bien mal la duchesse de Dustanburgh ceux qui s'imaginaient qu'elle
hésiterait, à en user, dût-elle coifTer une quatrième fois le bonnet de
veuve.^ Attendez, monsieur le comte, marmottait-elle entre ses dents,
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LA. bAyolte de l'hoboie. 929
que nous soyons dans mon château du Northumberland. Un fond de
cachot me vengera de tout. Cependant Edward semblait perdu. Per-
sonne, dans le public, ne croyait qu'il osât braver jusqu'au bout sa
puissante adoratrice. On comptait sans l'amour» qui donne de l'esprit
aux filles, sous tous les régimes. Le dieu malin inspira à Constance,
pour sauver son cousin, une ruse diabolique. Elle demanda officielle-
ment la main du comte de Chester à sa tutrice, en alléguant que la loi
par laquelle les garçons étaient contraints au mariage leur laissait le
choix entre les diverses prétendantes. Elle ajoutait que son intention
était de soumettre la cause au parlement, afin de fixer une fois pour
toutes la jurisprudence. Les gens d'ordre gémirent en apprenant cette
nouvelle et blâmèrent M*^ de Carlyon; ils devinaient qu'on allait agiter
le pays. L'église orthodoxe ne se méprit pas sur la portée de l'inter-
pellation et poussa des cris décolère; elle avait eu la complaisance
de retourner l'ancien dogme et de déclarer la suprématie de la femme
d'institution divine, elle n'entendait pas qu'on vint lui demander de
changer une seconde fois sa doctrine; la foi s'accommode mal de ces
variations. Le pays éprouvait un malaise profond. Sur toute la surface
du royaume s'élevait un grand murmure où l'on ne distinguait que ces
quatre mots : « Les jeunes aux jeunes! » Le moins expérimenté sen-
tait qu'il y avait de la révolution dans Tair. En effet, la Nature était
résolue à ne pas tolérer plus longtemps un arrangement social où ses
lois étaient violées. Elle était le grand meneur qui poussait l'homme à
la révolte.
A cet endroit du récit, un changement complet, demeuré inexpliqué,
s'opère dans l'esprit de l'auteur, M. Walter Besant. La sympathie qu'in-
spirent SCS idées ne doit pas empêcher de reconnaître que, dans la pre-
mière moitié de son volume, il est d'une partialité criante pour son
sexe et d'une sévérité outrée pour l'autre. Est-ce remords, est-ce crainte
de subir le sort d'Orphée chez les Thraces, est-ce indifférence d'un
esprit sceptique? Nous l'ignorons. Toujours est-il que M. Walter Besant,
arrivé au moment critique de l'action, adore ce qu'il avait brûlé. Ce
farouche contempteur du beau sexe fait amende honorable de ses
impertinences. Il attribue aux femmes tout le boa sens, tout le sang-
froid, toute la malice, pour ne laisser aux hommes que la force brutale.
Cest une femme. M»* Dorothée, professeur à l'Université de Cambridge,
qui a noué les premiers fils du complot destiné â renverser le gou-
vernement. Ce sont des femmes qui ont préparé les voies en inondant
le pays de brochures anarchistes où les délices du vieux temps sont
dépeintes avec un art perfide; on y voit les filles florissant parmi les
plaisirs et les travaux faciles, les garçons travaillant et obtenant pour
récompense des fiancées jeunes et fraîches. Ces lectures enflam-
maient l'imagination de la jeunesse anglaise. Plus d'une écolière, en
Tom LTii. — 1883. 59
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no RBrUB DES DEUX ]HONDES.
fermaDt la brochure, tlia contempler dans son miroir ses joues fanées
par l'éliide, ses yeuic cernés par les veilles savantes, et jeta de dépit
ses diciioiiDaires par la fenêtre, son tableau noir dans la cheminée.
Plus d\in adolescent médita longuement les pages incendiaires où Pau-
teur loi demandait ce qu^il faisait de ses poings et à qpioi lui servaient
ses bras, et fit serment en lui-même de prouver à Punivers quMl savait
marcher sansKsières. La police poursuivait les brochures, mais la police
féminine était comme l'autre ; elle arrivait toujours trop tard, quand
le mai était fait.
Ce fut une femme, arrîêre-petîte-fiîle de Pillustre Martine de Molière,
qui décida les campagnes à se soulever en excitant Tom, le forgeron, à
ne pas se laisser vilipender plus longtemps par sa forgeronne. Une
autre femme poussa le comte de Chester à se mettre à la tête des insur-
gés, dont le nombre croissait rapidement. Maris mêcontens et amans
malheureux accouraient au camp, où de fringantes jeunes personnes
s'empressaient à les parer de cocardes et attisaient dans leur cœur,
par des paroles brûlantes, le feu de la révolte. Nombre de garçons arri-
vèrent suivis de leurs amoureuses, qui demandèrent à être armées et
à partager les dangers de la campagne, car, disaient-elles, la cause des
hommes était aussi leurcaitse: si Pinsurrection triomphait, elles épou-
seraient leurs amoureux; si elle était vaincue, leurs galans leur seraient
enlevés, comme toujours, par les vieilles. On dut former pour les
contenter un batailloo de filles, qu'on se promit de ne pas exposer.
Ce furent des femmes qui bafouèrent et houspillèrent sans pitié les
vénérables duègnes dépêchées par le gouvernement pour exhorter les
rebelles au repentir et à la soumission. Ce furent les jeunes personnes
aux cocardes qui se glissèrent, la nuit d'avant la bataille, dans le
camp des soldats de Tordre et leur firent de tels contes borgnes sur
la situation, que ces braves gens désertèrent en masse, découvrant la
route de Londres. Les mêmes héroïnes enrubannèrent si joliment
Parmée insurgée que la population féminine, empressée à la voir
passer, ne put s'empêcher d'avoir Pâme subjuguée.
. !1 est à remarquer que les rubans ont toujours joué un rôle impor-
tant dans les discussions sur les droits des femmes. Il existait à
Paris, aux environs de 1830 et 1840, un groupe de femmes, dont
plusieurs avaient de Pesprit et du monde, qui travaillaient à susciter
un mouvement en faveur des théories reprises depuis avec éclat par
M"* Hubertine Auclert et quelques autres grandes citoyennes. L'un des
coryphées de ce groupe était M°»« de Méritons, auteur de quelques
romans ennuyeux et d'un livre inimitable de naïve sincérité : les
Enchantemens de M"^ Prudence. M-* de Méritons était liée d'amitié
avec Béranger, qu'elïe s'amusait à piquer au jeu et qui se défendait
de son mieux dans des lettres où, par précaution, pour èter à son amie
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LA. RÉVOLTE Dft L'BOMUE* 03t
toute efiiTîe d*indiscrétion, il multipliait les propos salés, a Vous ne
publierez pas celle-là t » écrWait^il triomphalement an bas d'une de
ses fins de noa-recevoir. PrécautiOD inutile ! M"* de Méritens publiait
tout de même, et nous deroDS à sa Trillance de pouvoir citer le frag-
ment suivant, qui montre les Françaises da six* siècle d'accord avec
tes Anglaises du xxi* sur les moyens propres à frappa et à séduire
les imaginations féminines* La lettre de Béranger est du 9 décembre
1837. « ^. Mais l'histoire ancienne vous feit-elle oublier ce que vous devez
à la grande affaire de notre époque? Je veux parler de Témancipation
de la femme... J'ai eu des nouvelles de vos assemblées «t j'aurais fait
volontiers soixante lieues pour y assister. Quoi I vous étiez présidente?
Quoi! vous et vos acolytes portiez de larges rubans rouges 1 Mais, vrai-
ment, cela devait être d^une magnificence et d\ine grandeur à déses^
pérer Dupin avec son crachat et M. Pasquier avec sa fameuse robe
puce. Et que de beaux et d'éloquens discours on prononçait là ! m'a
assuré la dame qui les a entendus et qui m'a prédit qu'il en résulterait
infaillibiement Tasservissement de notre sexe : heureux encore qu'on
nous laisse la vie, par simple intérêt de propagation!.. » La fin est trop
gauloise pour être donnée. Retournons à Farmée du comte de Ghester,
que nous avons laissée mardmot sur la capitale sans défense.
Le gouvernement britannique d'alors (il faut lui rendre cette justice),
perdit beaucoup moins la tête que ne Pont fait quantité de gouveme-
mens mâles placés dans des circonstances analogues. Ses troupes avaient
disparu sans combat, il lui restait les horse-guards, soMats d*élite s'il
en fut, choisis parmi les phis beaux hommes du pays et admirablement
disciplinés. Il n'y avait pas à craindre que les horse-guards lâchassent
pied devant Tennemi: on leur donna Pondre de se porter au-devant des
insurgés.
La beauté et la docilité de ces magnifiques réginens furent ce qui
perdit l'étal. Quand les femmes des hane^guards apprirent qu'on allait
faire tuer et balafrer ces Apollons pour que la duchesse de Duslan-
bufgh, 5gée de soixante-cinq ans, pût épouser un mari de vingt-deux
ans, elles se mutinèrent sous prétexie que la querelle ne les regar-
dait pas et mirent leurs maris sous dé. CeuK-d avaient été élevés
depuis leur enfance dans la pensée que TobéissaBce conjugale est le
premier et le plus sacré des devoirs. Ib se laissèrent enfermer et il ne
resta en ligne que deux petits tambours orphelins et un sergent veuL
Le gouvernement reconnut que c'était trop peu et renonça à la rést»*
tance. Les pairesses se déclarèrent en séaoœ permanente; les vieilles
se préparaient à mourir sur leurs chaises curules, les jeunes voulaient
voir les uniformes, car le bruit courait que le comte de Chester, en
entrant à Londres, marcherait directement sur la chambre. Une pai-
resse entre deux âges, connue par l'ennui profond que lui causait la
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9S2 REVUE DES DEUX MONDES.
politique, proposa insolemment de voter une adresse de remerctmens à
la duchesse de Dustanburgh pour avoir causé la chute du gouvernement.
La duchesse ayant protesté avec indignation, le même membre conseilla
à ses collègues de s'en aller chacune chez soi et donna Texemple de la
retraite. Une centaine de pairesses l'imitèrent. Les autres s'opinift-
trèrent, qui par courage, qui par curiosité. Tout à coup les trompettes
sonnèrent, les portes s'ouvrirent... Mais à quoi bon vous conter ces
choses? Il suffit de dire qu'il n'y eut pas d'effusion de sang, que le
comte de Chester fut proclamé roi, qu*il épousa Constance et que les
états britanniques reprirent promptement, en apparence au moins,
leur ancienne physionomie.
On se doute bien que les affaires privées furent plus difficiles à régler
que les affaires publiques. La transmission de l'autorité à Tintérieur
des ménages ne se fit pas sans tiraillemens. Les Anglais avaient été
humiliés et persécutés, ils se dédommagèrent. Leurs exigences firent
repentir amèrement les Anglaises d'avoir abandonné la politique sécu-
laire de leur sexe et d'avoir voulu joindre les apparences du pouvoir à
ses réalités. Peu à peu, cependant, les choses rentrèrent dans Tordre;
les femmes obéirent à leurs maris et les maris ne firent rien sans
consulter leurs femmes. Il en est ainsi depuis que l'homme est homme
et que la femme est femme, et il en sera de même aussi longtemps
qu'il y aura sur la terre des ménages bien ordonnés, c'est-à-dire, dans
ma conviction profonde, jusqu'à la fin du monde.
Les personnes qui croient nécessaire de faire des lois pour atteindre
ce résultat devraient méditer Thistoire de Saturne et de Rhéa. Saturne
mangeait ses enfans. Rhéa n'eut garde d'en appeler avec cette brute
à la justice et à la raison. Elle emmaillota des pierres et les donna à
son époux en lui assurant que c*étaient des enfans. Saturne la crut,
mangea les pierres et fut content. Où est le mari à qui sa femme n'a
pas fait avaler des cailloux 7 — On pourrait aussi proposer aux réflexions
des mêmes personnes le mot connu d'une illustre princesse : — Sous
les reines, disait-elle, ce sont les hommes qui gouvernent, tandis que
sous les rois, ce sont les femmes. — Assurément, Abraham eut tort
de chasser Agar et les Turcs sont à blâmer, mais les femmes seraient
bien imprudentes de compromettre pour des chimères leur situation
actuelle dans l'univers civilisé. Ce serait lâcher la proie pour l'ombre.
Les avantages de la position de sexe faible et opprimé sont irrempla-
çables, surtout quand on est réellement le sexe faible. Cest ce que
tous les vrais amis des femmes doivent leur remontrer, et c'est pour-
quoi la Rivolte de thomme est un petit livre très moral.
Arvède Barwe.
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REVUE DRAMATIQUE
YaadQTillê : la Vie faciU, comédie en 3 actei, de MM. Albéric Second et Paul Ferrier.
~^ Comédie-Française : Toujours, comédie en 1 acte, de M. Ch. de Courcy ; CorfmUe
et Richelieu f à-propos en yert, de M. Emile Morean.
Il convient peut-être, en cette saison, d*avertir les provinciaux et
les étrangers qu*on ne joue pas toute l'iinnée Fédora au Vaudeville.
Fidora!., Nous avons vieilli depuis que ce drame a paru pour la pre-
mière fois sur TafiSche : il a duré cependant jusqu'à ce mois dernier,
ou peu 8*en faut; une reprise de Tite de linotte Ta éconduit sans
tapage, et voilà comment il se fait qu'à peine deux fois dans cet exer-
cice nous aurons marqué une pièce nouvelle à l'actif du Vaudeville.
On se plaint souvent que les feuilletons des lundistes soient vides ;
c'est accuser de la pluie les rédacteurs d'almanacbs : « Ah I s'écrie,
dans un album de Cham, une petite vieille qui plie le dos sous l'averse,
ah ! ce Mathieu de la Drôme I il n'y a donc pas de prison pour des
gens pareils!.. » Lorsqu'une pièce a la vogue, maintenant que se renou-
vellent tant de couches de public, elle obstrue un théâtre pour quatre
QU cinq mois. Supposez que l'Odéon, le Vaudeville, le Gymnase, le
Palais- Royal, les Variétés, TAmbigu et la Galié, — sept théâtres en
tout, — obtiennent, dans les sept jours d'une semaine de décembre,
un de ces fâcheux succès : le lundi suivant sera terriblement chargé;
les colonnes du feuilleton monteront, pour inonder le premier-Paris et
les entreûlets politiques; elles atteindront le maximum à l'étiage du
metteur en pages; mais, pendant l'hiver qui suivra, pendant le prin-
temps et l'été, plus une goutte d'eau n'arrivera peut-être au moulin
du critique. Déjà les présages de ce fléau se multiplient : on n'a plus
ses entrées aux Variétés, mais à Niniche ou bien à Mamzelle Nitouche,
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93ft REVUE DES DEUX MONDES.
ni au Vaudeville, mais à Fédora, — comme pendant deux années,
au lieu d*être abonné à la Comédie-Française, on ne put qu'être
abonné au Monde où ton s'ennuie.
Du moins, venant si tard, la comédie de MM. Àlbéric Second et Paul
Ferrier a ce mérite d'offrir un titre de saison : la Vie facile. Pour qui-
conque a Foreflie judîciettte, ce titre liquide, dit de labiales et de
voyelles, convient à une comédie d'été, comme celui de Casque de fer^
où se fracassent de dures et solides gutturales, à un mélodrame d'hi-
ver. La Vie facile, cela coule doucement comme de la crème; cela sied
à une comédie tempérée qu'on puisse entendre, par ces premières
soirées de juin, sans trop de fatigue, au lieu d'aller respirer Tair frais,
mollement étendu dans une voiture découverte, sous les ombrages du
bois. C'est donc un bon titre : il paraît meilleur encore à qui en
recherche le sens, à qui devine ou sait déjà quels sont les vivaas
que l'auteur met en scène. A lui seul, en effet, c'est un jugement
sur une catégorie morale de nos contemporains; et n'est-ce pas le
jugement d'un moraliste aimable qui n'est dupe de rien, ni des mœurs
qu^il étudie m de son zèle moralisant? d'un philosophe qui ne s'in-
digne pas avec la naïveté d'un sermonnaire et se garde bien Rappli-
quer de gros mots à des gens trop faibles pour les porter?
« La vie facile, » pour M. Albéric Second, vieux chroniqueur parisien,
c'est la vie que beaucoup d'autres, plus pédans ou plus candides,
traiteront d'imbécile ou de criminelle. Pourquoi s'émouvoir ainsi?
Pourquoi se fâcher, ou plutôt contre qui? En Pbonneur de quelles mou-
ches remuer de si lourdes massues? Imbécile et criminelle, parce qu'il
s'y commet chaque jour des sottises et souvent des crimes? Mais fau-
teur de cette sottise n'a pas la coosntaoce d'un imbécile; l'auteur de
ce crime n'a pas l'énergie d'un criminel. Ni l'un ni l'autre n'est véri-
tablement l'auteur de ses actes : de tels faiu se troorent accomplis,
parce qu'ils étaient faciles à aocooipUr. Suivez parmi leurs compa-
gnons les hommes (fue vous seriez tentés d'en accuser : à chaque
pas, vous trouverez ime sottise sans qu'un imbécile en réponde;
à chaque tournant du chemin, des crimes sans criminels. Le stgo^
particulier de œ tenps, c'est que les volontés sont débiles : qui-
conque a le moyen de se passer de la sienne lui donne charilable*^
ment congé. La vie fadle, évidemment, pour des caractères si faibles^
c'est la vie sans devoffs; pour se dispenser de tous les autres, il suf-
fit,, à la rigueur, qu'on eoit dispensé par la fortune d'an des devoirs de
l'homme envers lui-méiue, du travail. Aussi, pour ônre admis dans le
monde où se mène la vie facile, suffit^l, à la rigueur, qu'on n'exerce
aucun métier; montrez vos lettres de loisir, votre patente d'oimvecé;
c'est bien, vous êtes admis. D'ailleurs, je vous le dis à roreille, si vos
lussoirces viennent k s'épuiser, la spéculation est tolérée; te jen de
bourse est un jeu comme un autre, et qui n'a pas l'aspect ignoble du
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BEVUE dbahauque. 985
tBaTaJl. Affraodd de celm--ci, de cette premiôre gêne» tous êtes afiGrui-
cbi de toutie reste. Qcd donc se plmignait d'être
Vean trop tird dam m nède trop irienxl
Ud phîiosephe, mieux avisé qoe le poète, di8»t fécemment après
dtner : n C'est égal, il est bon de vivre dam un eiàcle de décadeoce. i
Loin d'élre né trop tard, \Qm» êtes né à (e«ps ; an peu plue tôc était
trop tôt. U y a quinze ans, M. de Camors, seoouant le )0«ç de la vertu,
e'inposait la règle de rbonneur ; maie l'honneur, en bien des cas, n'est
pas plus accommodant que la vertu, et la vie n'est pas plus facile sous
le régime de Tun que de Tautre; on s'en est aperçu. Dix ans après
Camors, te duc de Mora disait à son camarade Mootpavon : a L'hon-
neur I c'est un bien grand mot, disons la tenue, cela suffit, a £t void
que « la tenue » même se fait de plus en plus relâchée; pour manquer i
« la tenue, » que ne faulril pas faire 7 Au demeurant, on n'est guère plus
gêné, à présent, par la passion que par le devoir; on n'a pas de famille,
mais si Ton aime, — cela s'appelle encore aimer, — on aime hors du
monde par paresse ou dans le EMmde par économie, et là comme ici»
par désœuvrement et vanité. Le désœuvrement amusé, la vanité satis-
faite» on porte auprès d'une autre son économie ou sa paresse, qu'on n'a
pas la peine de porter loin : ce train de vie est in train de plaisir, à
slations rapprochées, qui va doucement sur une voie poite; si parfois
il écrase quelqu'un, les voyageurs sentent une légère secousse et con-
tinuent : sont-ils des ^3sas8ins?
Cependant la vie facâle a de ces cahots qui déconcertent le voyageur»
qui Je rejettent sur les côtés du chemin, panni lescailloux et les ronces»
ou» pour parler sans métaphore, parmi les devoirs entre lesquels il
compiast toujours glisser ; — à moins que le choc ne le fasse rebondir
sur la voie et ne le précipite seulement, comme emporté par un train
« fou, » vers une catastrophe finale. Le chroaicpieiir et le romancier
peuvent s'amuser à suivre Pallare ordinaire de cette vie ; mais, seuls»
les acddens doot }e parle déterminant les crises d'âme où le drama-
tuiige trouve la matière de ses drames. Parmi ces aocidess, lequel sera
le plus simple et le mieux choisi pour interrompre les facilités de
l'existence, lequel sera le plus critique et donnera la meilleure occasioii
de YOir à plein le caractère d'un homme et de pronouoer sur son ave«
nir» sinon le brusque rappel de cet homme au plus élémentaire des
devoirs naturels et sociaux, à celui dont sa ntéthode d'existence devait
d'abord l'écarter» au devoir paternel 7 Pour un homme qui mène ou que
mène ce train de vie» quoi de plus gênant qu'un enfant» et surtout
qu'une fille 7 Quel événement plus favorable aux intentions de l'obser-
vateur que l'apparition de cette fille 7 quelle expérience plus propice
que cette surprise aux besoins du dramaturge 7
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9S8 RETUE DES DEUX MONDES.
M. Albéric Second, lorsqu'il écrivit son roman, avait prévu sans doute
que M. Paul Ferrîer serait heureux d'en tirer une pièce : il a donc
ménagé cette crise au héros de la Vie facile. Aussi bien» il fut peut-étrQ
aidé à imaginer cette fable par quelque réminiscence du Feu au cou-
vent. On connaît, cette petite comédie sentimentale de Barrière], qui
eut tant de succès dans sa nouveauté; quand le Thèfttre-Français la
reprit, il y a deux ans à peu près, il n'y eut personne qui, pour en
rendre compte, ne mit une larme dans son encre. Au risque de passer
pour n'avoir point Tàme belle, j'avoue que je préfère le Barrière des
Faux Bonshommes et des Jocrisses de Pamour à celui-là. Cependant la
donnée de Touvrage est agréable. Un viveur, le comte d'Avenay, pour
qui le mariage n'a été qu'une formalité du veuvage, a mis depuis quinze
ans sa Glle Adrienne au couvent. Un matin qu'il dort sur un canapé,
entre une nuit passée au bal et un duel, — au milieu d'un rêve où flottent
les images d'une coquette, M~ d'Alizy, et d'une danseuse, W**« Antonia,—
il est soudain réveillé par un gros baiser, un baiser de pensionnaire.
Cest Adrienne qui arrive à l'improviste : le feu a pris cette nuit au
couvent, et Ton a renvoyé toutes les ûllettes dans leurs familles. Tandis
que le comte se frotte les yeux, Adrienne commence à jaser; elle con-
tinue, pendant qu'il range aux quatre coins de son salon tout ce qui
pourrait offusquer des regards innocens : romans, tableaux, statuettes...
Il écoute docilement l'éloge d'une sous-maltre^se qui possède les
qualités du cœur que M"^ d'Alizy ne possède pas. Cet innocent babil lui
fait oublier son duel qu'un ami vient lui rappeler. Ciel I dans une heure,
Adrienne sera- t-elle orpheline ? Le comte la confie à son ami pour qu'ils
occupent ensemble la scène pendant le duel. Ils l'occupent si heureu-
sement que lorsque le comte revient sain et sauf, sur-le-champ il les
fiance; pour lui, Tauteur nous permet d'espérer qu'il épousera la sous-
maltresse, laquelle possède les qualités du cœur que M>'* Antonia ne
possède pas.
Le comte de Trévisan, comme le comte d'Avenay, — la noblesse
abonde sur les planches, — est un homme de plaisir; à la tombée de
la jeunesse, il ne sent sur ses épaules le poids d'aucun devoir. Il a
cependant une fille, mais sans être veuf. Georgette est née de ses
amours avec une danseuse. Ce n'était pas une créature vulgaire que la
mère de Georgette : cétait une de ces dausenses que le ciel prête à la
terre et qu'il lui reprend aussitôt séduites ; aussitôt, je me trompe : il
faut qu'elles aient eu le temps de donner une fille à leur séducteur, le
héros de la comédie. D'ailleurs, pour un mauvais sujet, le père de Geor-
gette est meilleur que la plupart : d'ordinaire, au moins dans le monde
des coulisses, on se prend à douter de la fidélité de sa maltresse le
jour qu'elle est enceinte; le comte de Trévisan n'a pas soupçonné la
sienne. Aidé des conseils de Montgiraud, il a recueilli l'enfant; il est
vrai que, malgré ces conseils, il ne Ta pas reconnue ; il n'a même jamais
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aBTUE DRAMATIQUE. #37
permis qu'elle apprit le secret de sa naissance. Qu'est-ce qne Mont-
giraud? Un brave garçon qui dissipe son argent et gardera toujours un
cœur d'or; un viveur qui ne commet des péchés que pour se ménager
de quoi se repentir ; le saint Augustin du foyer de la danse et le
meilleur ami de Trévisan. Montgiraud a reçu le dernier soupir de la
danseuse pendant que Trévisan taillait une banque au baccarat; Mont-
girauH, depuis quinze ans, a été la nourrice, le tuteur, le correspon-
dant de Georgette. 11 Ta placée dans une pension; il est allé la voir le
jeudi et le dimanche, il lui a porté des gâteaux, il a commandé ses
robes. Trévisan est si occupé, si distrait, si léger 1 II n'a guère eu de
nouvelles de Georgette que par Montgiraud ; il est vrai que, chaque
fois, il les avait toutes fraîches, car, depuis quinze ans, Montgiraud
s'est ruiné : il habite un pavillon dans le jardin de Trévisan et n'em-
ploie qu'à ses menus plaisirs les douze mille livres de rente qui lui
restent. En retour de cette hospitalité, il gouverne la maison de Tré-
visan, que ses gens mal surveillés mettaient au pillage : — a Je suis
ton intendant, lui dit-il avec un sourire. — Non, puisque tu ne me
voles pasl »
^ Ce n'est pas un incendie qui ramène Georgette chez son père; c'est
plutôt un pompier, c'est Montgiraud. Georgette a fini ses études:
« bon ami » a fait meubler pour elle le pavillon qu'il habite ; il se
réfogiera dans une petite chambre, sous le toit; il donne un coup
d'œil à ses préparatifs de réception et va partir pour la gare, quand
survient Trévisan : « On se croirait chez une jeune fille. — En effet,
nous sommes chez Georgette. — Chez Georgette!.. » — Trévisan
n'est pas un méchant homme , mais la voix du sang chez lui n'est
qu'un petit souffle; cette paternité à domicile le surprend et l'inquiète;
il pense que Georgette va gôner terriblement leur vie de garçons.
Montgiraud le chapitre doucement, lui dit qu'il se calomnie et finit
par dégeler son cœur : « — Va la chercher, s*écrie le comte 1 Elle sera
la bienvenue. » — Montgiraud va la chercher; il la présente à son père,
comme à l'ami dont il lui a tant parlé, dont il ne faisait que lui trans-
mettre les bienfaits. Puis il veut se retirer, et Trévisan veut le rete-
nir : un téte-à-téte avec sa fille intimide ce père; il ne sait com-
ment la traiter, il ne sait même pas comment il l'aime, il ne la connaît
pas, il ne se connaît pas. La scène est finement touchée. Georgette,
aussitôt seule avec le comte, l'interroge sur ses parens : à toutes ses
questions il reste fermé, presque froid; il ne veut pas se compromettre
en de trop bons sentimens. Cependant, lorsque revient Montgiraud»
il trouve que le père et la fille sont camarades : pour fêter le retour
de l'enfant, Trévisan, malgré certaine inviution galante, dînera au
logis ; il va faire frapper le Champagne : « Quelle marque préférez-
vous, Georgette 7 » demande-t-il étourdiment. Et Georgette de répondre :
« Du Champagne! mais je n'en ai jamais bu 1 1
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9S8 REVUE DES I>IUX HOKDES.
Pour être un peu gros, ce trait n'est pas moins juste : il s'a^t, en
effet, de ino&trer quelle sorte de pète est Tréns^n^ de quelte pédale
qualité ses seotimeiis éûyent être el de quelle manière spéciale 'û&
s'expriment. Ida de Barancy, la mère du Jade de M* Daudet, n'est paa
one sainte qui fasse dire r
Tombe- au pieds éê ce ieie k qui Jack éoH s» mère;
ce n'est pas non plus une méchante mère : c*est Pespèœ de môre qise
peut être une femme de son caractère et de ses mœurs. De même,
Trévisan ne sera pas un père de famille : — il n*a pas de famâlle;— ce
ne sera pas non plus un pèce déiuituré^ mais quelqu'un entre les deux:
un père naturel qui mène la vie facile. D'ailleurs, puisque Tauteur
n'a pas seulement Fintention d'^poser une anecdote comme Bar-
rière, mais d'écrire une comédie de mœurs, — le titre en fait foi, —
et de montrer sur le tbéàtre une classe de nos contoopondo», il deyra
faire grouiller autour de ce père et de cette fille divers types de cette
classe : ce sera une comédie à la Dancourt, ayant pour centre un per-
sonnage où l'auteur emploiera, noue l'espérons, sa plus ûoe psycho-
logie.
Dans ce premier acte, à vrai dire, les caractères de la « vie facile ■
ne sont indiqués que par des touchée on peu banales et moites; Tat-
mosphère du drame n'est pas composée comme par un chimiste
rigoureux : on parle beaucoup de clubs, de courses, de baccarat et de
diampagne, sans qu'il soit bit un emploi particulier de ces acces-
soires ordioaires de la vie parisienne au théâtre. D'autre part, le
personnage central n'est qu'assez bien esquisse. Pourtant les inten-
tions de fauteur sont droites; il est permis d'attendre la suite sans
trop d'inquiétude.
La suite, ou plutèt la En, apnte des péripéties dont le déuîl fera
l'intérêt \le Fouvrage, sera-ce la conversion du père, comme dans 1$
Fe» au couvent? La grâce de Georgette sera-t-elle la plus forte? Sera*
t^Ue efficace au point ëe ramener le comte, dans l'espace de deux
actes, à une existence plus sérieuse, à la contrainte acceptée du de-
voir, à l'amour de ces difficultés qui font la valeur morale de la viet
Beaucoup de gens y comptaient. L'impénitence finale du héros, — au
moins sur la scène française, — est scandaleuse dans une comé£e;
dans une tragédie on l'admet, parce qu'on l'y peut voir punie de
mort; dans la comédie, la conversion est de rigueur. Un de mes amis
se trouvait l'an dernier dans un de ces lieux de pèlerinage où se font
des miracles que l'église tolère quand elle n'a pu d'abord en réprimer
Pimprudence, Tout à coup il entend des cris ; une dame qui priait
auprès de lui se penche à son oreille et lui dit : « Cest une muette
de naissance qui vient d'être guérie. *— Vous la connaiseei? — Non,
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BBYOE I>KAMATiQII&. §89
mais c'est évident. » En effet, cUlqs un tel lieo» pour des esprits dû*
posés au miracle» toute personne saine est one personne guérie. Un
tM>mmecrie? c'était un muet; il gesticule? un paralytique; il saute
un fossé? c'était un cul-de-jatte* De même, pour peu que tous ayez
Phabitude de nos comédies et de nos drames, si vous entrez dans un
théâtre vers minuit moins un quart et si vous voyez sur la scène
un père de famille eicellent, un époux modèle» un homme tout confit
en Tamour du foyer, vous êtes assuré que vers neuf heures du soir,
c'était un libertin fieffé. De tels changemens, sur nos planches,
sont les miracles du libre arbitre. Ce souverain dogme est inscrit sur
les cahiers du public français, ou plutôt c'est un article de la charte
qu'il octroie tacitement aux auteurs : « La héros de théâtre est libre ;
il ne se peut qu'il use de sa liberté autrement que pour bien finir. »
C'est un dramaturge allemand qui a écrit :
Les actes et les pensées de rbomme
Ne sont pas comme les yagues aveuglément agitées de la mer;..
Ils sont nécessaires comme les fraits de Tarbre,
Le hasard ne peat les changer à sa fantaisie;
81 j'ai d'abord sondé lo eœor de l'homnie,
ie connala d'aTance sa toIouU et ses Md&u
Ces vers pourraient être de Shakspeare aussi bien que de Schiller : son
Othello ne vient pas à résipiscence comme FOthello corrigé de Duds.
Mais nous. Français, nous verrions encore triompher le libre arbitre sur
la scène, même s'il était rayé de nos catéchismes et de nos cours offi-*
ciels de philosophie 1 Après l'église et la Sorbonne le théâtre serait son
refuge. Ce n'est pas M. AJbéric Second qui peut graver sur Ja porte du
Vaudeville, pour y demeurer toujours, cette inscription : « Défense au
libre arbitre de faire miracle en ce lieu ! »
Pour sa part, cependant, l'auteur de la VU facile a répudié le mi-
racle, et ce n*est pas moi qui l'en blâmerai. Il n'a pas converti son
héros. Ainsi, plus respectueux de la vérité, il n'en sert que mieux la mo-
rale. Si le comte de Trévisan revenait au devoir et finissait en odeur de
vertu, qu'en devraient conclure les jeunes gens? Qu'on peut s'affran-
chir de toute gène et s'amuser à son aâse, pourvu qu'on sa soit muni
â temps d'une fille naturelle qui, un beau jour, remettra son père dans
le droit chemin. La comédie de M. Albéric Second ne se prête pas à
ces interprétations dangereuses; elle est pire de cet optimisme qui
est le pire des oooseiUers. Elle veut montrer qu'on ne mène pas impu*
nément la vie facile jusqu'aux environs de la quarantaine^ et qu^après
Savoir menée, sans être un méchant, on ne peut être qu'un mauvais
père. Que faire pour mettre ces vérités sur là scène? Un père d'une
certaine sorte et qui suit la pente de ses mœurs doit sacrifier sa fille à
ses plaisirs ; assurément, c'est une vilaine action : il faut nous en déoou-
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9i0 REYUE DES DEUX MONDES.
vrir les ressorts et nous faire voir que ces ressorts jouent aisément. Il
faut que nou§ apercevions les secrètes machines de vice ou de passion
qui poussent insensiblement cet homme jusqu'à sa faute ; il faut que
cet homme parvienne jusque-là sans un éclat qui lui révélerait à lui-
même sa corruption. N'est-ce pas ainsi, d'ailleurs, que nous serons
avertis des dangers de cett/e vie? S'il était nécessaire, pour commettre
certains crimes, de s'enrôler délibérément parmi les criminels, on ver-
rait moins de victimes dans le monde. Le comte de Trévisan n'est pas
un forçat ni môme un forcené; pour parler la langue avantageuse des
salons et des clubs, c'est un galant homme; c'est un gentilhomme qui
se conduit au moins en gentleman; — on sait ce qu*est le gentleman,
ce personnage de mode récente : c'est le gentilhomme en faux, sou-
vent plus joli qu'en vrai, plus léger aussi ; — un parricide, assuré-
ment, ne serait pas le fait d'un gentleman; il faut nous faire voir par
quels mobiles et de quelle manière le comte de Trévisan sacrifie sa
fille : par facilité, avec facilité.
Hélas! daos Tiotervalle du premier acte au second, le critique pro-
pose ; la toile se relève et l'auteur dispose : il a disposé, cette fois, con-
trairement à nos vœux. Nous demandions à connaître des ressorts,
ensuite à éprouver l'aisance de leur jeu ; sur l'un et l'autre point nous
sommes mal satisfaits : voici que l'auteur met en branle sa machine
sans nous en montrer les secrets, et que la machine grince terrible-
ment; c'est tout l'opposé de notre attente. Nous ne voyons guère com-
ment M. de Trévisan devient mauvais père, et c'est d'abord ce que
nous voulions voir; nous voyons comment il l'est, et c'est tout autre-
ment que nous ne pensions. Nous ne découvrons pas par quelles atta-
ches son vice le mène, et peu s'en faut qu'il ne s'écrie : « Je suis
vicieux, je veux Tôtre! » Au lieu d'actes silencieux qui tiennent à leurs
mobiles comme la fleur à ses racines, uous voyons éclore des actes
bruyans dont nous n'apercevons pas le germe. En un mot, nous tom-
bons de la comédie dans le mélodrame.
N'est-ce pas, en effet, au répertoire des théâtres populaires, n'est-ce
pas au personnel des traîtresses et grandes dames de M. Ballande
qu'est empruntée cette aventurière^ la marquise de Valféras? C'est
uniquement pour lui plaire que le comte sacrifie sa fille : il vau-
drait la peine de nous montrer par quels fils subtils et solides elle
tient ses sens, son cœur, sa raison et sa volonté. Comment séduit-elle
sa dupeîcomment peut-elle à ce point l'éblouir et Tétourdir? Est ce donc
parce qu'affublée d'un nom espagnol, elle n'est reçue nulle part dans
la colonie espagnole de Paris? Est-ce parce qu'elle traîne à sa suite son
frère, Hector Claverot, un Annibal des BatignoUes comme elle est une
dofia Clorinde de Montmartre, un drôle dont la seule vue ferait frémir
la police des jeux, sinon la police des mœurs? Est-ce parce qu'elle
donne des fêtes de charité où ce personnage, que M. Alphonse n'ad-
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REVUE DRAMATIQUE. 9ikl
mettrait pas pour partenaire dans un casino, pousse les gens par les
épaules à sa partie de baccarat? Est-ce parce qu'à brûle-pourpoint»
dans une de ces fêtes, elle demande au comte la main de Georgette
pour son frère? Toujours est-il qu'ainsi expliqués les événemens se
précipitent; avec quelle brutalité, on ne pouvait le prévoir : était-ce
donc là ce que promettait Tàimable philosophie de ce titre, la Vie
facile? Ce n'est plus la Vie facile^ c'est la Vie enragiez car une manie
furieuse produit seule de si absurdes transports. M. de Trévisan,
trompant la surveillance de Montgiraud, a conduit Georgette, pour ses
débuts dans le monde, chez M"* de Yalféras. Montgiraud, en redingote,
se précipite au milieu du bal pour eminener Georgette ; la marquise
veut la retenir; elle coupe la retraite à Montgiraud, et, pour discrédi-
ter son intervention, lui reproche la vie de parasite qu'il mène depuis
quinze ans chez le comte : en quels termes? Avec les paroles dures,
avec les siillemens et les grincemens d'une Ardinoé de TAmbigu. Mont-
giraud se tourne vers Hector : « Votre sœur paie vos dettes de jeu;
payez-vous ses dettes d'insolence? » Mais, depuis le commencement
de cette scène, tandis que le Qaverot se tenait à la droite du théâtre,
un jeune avocat, amoureux de Georgette et approuvé de Montgiraud,
se tenait à la gauche ; ce n'éuit pas pour rien : il s'avance, l'avocat, et
déclare qu'il prend la place de Montgiraud dans ce duel. Patience! le
carambolage n'est pas achevé; Trévisan, à son tour, descend du fond
de la scène, non pour couvrir son vieil ami contre l'injure de sa don-
zelle, non pas môme pour pacifier le débat ou le déplorer et s'écrier
au moins comme le Gondremarck de la Vie parisienne : « Collision
regrettable! » Non, Trévisan n'est pas si peu fou; il prend à son
compte la querelle de Claverot, l'honneur du frère et de la sœur, il se
battra contre l'avocat qui s'est fait le substitut de Montgiraud I
« Ils étaient quatre, qui voulaient se battre, » dit la chanson popu-
laire; ils sont quatre, en effet, mais aucun ne se bat. Remettons- nous
de cette alarme ; au troisième acte, une scène assez bien filée réunit
Trévisan et Montgiraud, qui se donnent la main. Cependant le comte
refuse à l'avocat cette fille qu*il ne veut pas reconnaître et qui ne sait
môme pas qu'elle est sa fille. Montgiraud, pour en finir, s'avise
d'un expédient qui dénoue la pièce : il court à la mairie prochaine avec
deux témoins, il reconnaît GjPorgette. Montgiraud, l'avocat et Georgette
mèneront une heureuse vie de famille ; Trévisan, débarrassé de sa
fille, débarrassé de son ami, roule dans les filets de l'aventurière. La
crise aboutit à l'aggravation de la maladie, qui va s'achever hors de
scène. Après ce tournant, après cette secousse, le train de la vie facile
s'accélère et s'emporte : Bon voyage, Trévisan! Adieu, au diable I
C'est dommage, assurément, que la comédie de MM. Albéric Second
et Paul Ferrier n'ait pas tenu les promesses de son titre, ou du moins
celles de son premier acte. Les amis de la littérature dramatique s'en
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9A2 RETUE DES OECX MONDES.
consoleront peut-éùre en pensant que la style des auteurs eût toujeitfB
été faible Greorgefcte dit à son père : « LaisseflEHOftoi le temps que moa
respect pour vous D'enchaîné plus l'effusion de ma tendresse I » Même
ai la suite du draoïe eût été ploa raisonnable, les caractères mieux
ménagés, les moeurs mieux observées, la langue n'eût pas été plus pure;
notre chagrin eût été plus vif encore de voir gâcher tout un ouvrage
et non {rius seulemefit nn titre, comme le deuil est plus profond pour
la mort d*u& enfant que pour un enfant mort-né. Ces défauts et ces
fautes de langue n'empêchent pas que le dialogue de la Yie^ facik ne
soit par endroits agréable et que la pièce ne s'écoute avec un plaisir
modéré» £Ue est soutenue, d'aiUeurs, par le talent de MM. Adolphe
Doputs et Dieudonné, qui représentent Montgiraud et Trévisan; on voit
auprès d'eux M>^ Legault, moutonnière ei minaudière dans son rèle
d'ingénié, et M^ Paiva, une débutaote, qui paraîtrait comédienne dans
un théâtre de drame et ne paraît que moyennement dramatique au
Vaudeville.
La Vie facile n'est qu'un médiocre appoint àf édora, et le Vaudeville,
dans cette année dramatique, n'aura produit rien de plus. Les directeura,
à présent, ne veulent guère jouer que de grosses parties : s'ils gagnent,
ils n'ont pas à renouveler souvent leur enien. Une des oonaéquenceade
ce sysiLèsie est la rareté des pièces en un acte, où s'éprouvaient naguère
les jeunes auteurs et se délassaient les autres. Reportez-vous de qua-
rante ans en arriére et comptez combien de jolies petites comédies
voient éclore dans une saison les différentes scènes parisiennes, depuis
k maison de^ Molière juequ^u dernier théâtre de genre 1 Dans cet hiver»
dans ce printemps^-ci , je n'en aperçois qu'une, fort spirituellement
tournée, mais une seule, (a Nwâ de noees de P^-L-M., de M. Fabrice
Labrousse, aux Variétés. Le Palais- Royal, après Divorçons, est entré dans
la période des vaches maigres : un nîardi» deux pièces nouveUes en un
acte ont paru sur l'affiche; le samedi, elles n'étaient déjà plus. Le genre
se perd; l'art de souffler ces l^^s bttUes n'est point assez protégé.
Le Gymnase les accueille encore, mais à des heures peu favorables ;
les Femmes qui fwment^ un gentil début de M. Peloux, et le Hfouoean
Régime, un opuscule de MM. Meilhac et Prével, tout semé d'amosans
détails, n'ont guère été joués que trois semaines avant la dèture,
La Parité de darnes^ de M. Feuillet, ce dialogue si délicat et ai tou*
chant, mis à la scène pour la première fois par M. Saint-Germain et
M*"* Pasca, sera bientôt applaudi à Londres : à peine si nous avons pu
l'entendre à Paris. Que fait enfin la Comédie-Fraoçaise? Depuis Service
eit campagne, c'est-à-dire depuis treize mois, elle n'a représenté aucun
de ces menus ouvrages. Aux approches de l'été, voici qu'elle en promet
plusieurs. Elle no se contente pas d'une reprise des Demoisslkt de
&iin^-CVr,— sur laquelle il conviendrait d'insister, aussi bien que sur
une reprise d'Henri UI et sa Cour, au théâtre de la Gatté, oà un }eune
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EEnJE DRAMATIQUE. 9AS
premier rôle» M. Raphaël Duflos, s'est révélé; — la Comédie-Française
Yeut faire grandemeot tes choses pour rencouragement des petites
pièces ; elle en annonce trois ou quatre, commue les magasins de nou-
veautés affichent une vente de coupons en a fin de saison : » quelle
est celle-ci, qui parait la première? Te%^<mrs, comédie en prose, de
M. Charles de Gourcyl
Hélas ! ce n'est qu'un monologue à deux personnages, — à cinq ou six,
nous ne discuterons pas linlessus» si l'on veut compter des domesti-
ques qui ne font qu'entrer et sortir; mais le second personnage, nécee*
saire, celui-là au moins, pour que le dialogue s'établisse, n'est guère
plus important que ces comparses. Le héros de l'ouvrage, c'est M. de
Martonge ou plutôt M. Coquelin cadet; car ce n'est pas un personnage,
même de fantaisie, c'est proprement l'inventeur, le }H^agateur du
monologue fantasque qui fait irruption sur la scène pour nous raconter
son aventure. Quelle aventure 7 Peu importe ; ce qui doit provoquer le
rire^ ce n'est pas cette histoire banale d'un amoureux qui s'est éloigné
d'une honnête femme en échangeant avec elle un serment d'amour
éternel ; qui s'est marié, six mois après, avec une autre; qui, le lende-
main de la noce, a reçu la nouvelle que l'objet de sa première flamme
était devenu libre ; qui se retrouve par hasard en face de cette veuve^ et
tout à l'heure écumera, nous le devinons, en découvrant qu'elle est rema-
riée ; — non ce n'est pas la surprise de cette double inconstance qui doit
faire éclater le rire du parterre au paradis : c'est la vue de ce comédie
bizarre, mélancolique et bouffon, c'est sa mimique froidement extra-
vagante et la cacophonie méditée de sa diction; ses airs confidentiels
et malicieux alternés avec ses fureurs bourrues, ses allures de jovialité
rageuse et de despotisme comique ; c'est tout cela qui doit chatouiller la
bonne humeur du public, et tout cela, on le voit assez, n'est que la per-
sonne de M. Coquelin cadet. C'est contre une réplique de M^ Uoyd que
doit rebondir de temps en temps son monologue, comme le saut périlleux
d'un clown paraîtrait se redoubler en touchant un édredon. W^ Lloyd,
en effet, n'a rien à dire que d'insignifiant, et le dit de la façon la plus
molle : sans cette double inconstance, quels époux mal assortis! Le mono-
logue de la nouvelle espèce, pour paraître sur cette illustre scène avec
le nom de comédie, ne pouvrit, en vérité, moins se déguiser. Nous ne
sommes pas pédans; nous trouvons que d'habitude, en ce temps-ci,
messieurs les sociétaires ne donnent que trop dans le sérieux ; s'ils
se rappelaient plus souvent que le Théâtre-Français est voisin du
Palais -Royal, et que ht Comédie n'est pas FAcadémie, nous irions
volontiers rirediez eux; mais puisqu^ls daignent si rairement admettre
sur leurs planches, sinon dans leurs cartons, une pièce en un acte, nous
ne pouvons nous tenir de leur déclarer qu'un monologue de ce genre
est un régal médiocre à nous offrir; qu'ils ont tort de perdre leur temps
et le nôtre à de telles fadaises, quand ils ont laissé le Trésor de M. Coppée
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9&i RETUB DES BEUX MONDES.
86 réfugier, après des années d'attente, à TOdéon, quand ils tiennent
encore dans les limbes la Xanthippe de M. de Banville... Hais c'est trop
s'emporter là-dessus : serviteur à la turlupinade I
Du moins, pour fêter Fanniversaire de Corneille» M. Perrin nous a
donné une assez belle représentation. La soirée a commencé par
Horacôy joué prudemment vers sept heures, pendant le dtner des cri-
tiques; elle s'est terminée par le Menteur^ où MM. Delaunay et Got
sont excellens. Un à-propos en vers de M. Emile Moreau, Corneille et
Richelieu, s'est glissé dans Tintervalle. La donnée de ce dialogue est
ingénieuse, et ce mérite n'est pas mince dans un genre si restreint et
qui parait épuisé. C'est vraiment une petite comédie qui n'est pas mal
conduite du premier point jusqu'au dernier; malgré certaine platitude
des vers et certaine impropriété de la langue, elle a fait grand plaisir.
MM. Laroche et Silvaîn, qui représentaient avec talent Richelieu et
Corneille, ont recueilli des bravos où l'auteur avait le droit de prendre
sa part. M. Moreau a feint que le poète, quelques années après le Cid,
mandé chez le cardinal pour l'aider à terminer un plan de tragédie
politique, obtient de lui la grâce du chevalier de Jars, condamné à
mort comme conspirateur. Il l'obtient par un artifice que lui seul pou-
vait trouver : il improvise, pour remplacer un dénoûment cruel que le
cardinal voulait donner à sa tragédie, un autre dénoûment, que nous
reconnaissons pour celui de Cinna. Richelieu admire la clémence du
héros et se compromet par cette admiration; il voit trop tard le piège
et reproche à Corneille sa malice :
Je vous suivais poète et vous resties Normand I
Il est pourtant, cette fois, bon prince de Téglise : le poète, en sortant,
peut remettre les lettres de grâce à la fiancée du chevalier, qui se
morfondait dans l'antichambre. Au cours de ce petit ouvrage, M. Mo-
reau a placé entre ses vers quelques-uns des plus fameux de Cinna:
> > Prends un siège...
... Tu t'en souviens, et veux m'assasslner...
Soyons amis,., c'est moi qai t'en convie...
Je suis maître de moi comme de l'univers, etc..
Dans une comédie de M. Gondinet, les Cascades, W^ Legault chan-
tait comme une nouveauté la ronde llpleut^ bergère, intercalée dans
le Piccolino,de M. Guiraud ; « Âhl s'écriait M. Saint-Germain, voilà un
air qui deviendra populaire ! » De même, j'ose prédire à M. Moreau
que ces vers au moins resteront.
Louis Gandebaz.
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CHROiNlQUE DE LA QUINZAINE
14 Juin.
La France a toujours en elle-même, sans doute, une vieille sève
nationale qui tfest point épuisée. Quelles que soient les crises qu'elle
ait traversées, elle n'est atteinte ni dans sa vitalité intime, ni dans sa
force, ni dans ses espérances. Elle a les moyens, quand elle le vou-
dra, de se refaire une vie nouvelle, de reprendre sa position naturelle
et légiiime dans le monde. La France, en un mot, est toujours la
France, c'est bien notre foi; mais il faut avouer qu'elle est soumise
depuis quelque temps à de singulières épreuves, qu'elle a la chance
d'ôire représentée et gouvernée d'une étrange façon. Elle n'a vrai-
ment pas de bonheur, elle est pour le moment dans. une phase ingrate
où, pour parler avec franchise, tout est assez médiocre, et les hommes
et leurs œuvres.
C'est un «entiment universel qu'il y a eu peu d'époques où notrô
généreux pays ait eu plus à souffrir dans sa fierté, où il se soit vu plus
malheureusement conduit, et ce qu*il y a de plus caractéristique, de
plus dangereux peut-être, c'est que ceux qui s'emploient à faire à la
France une politique si peu digne d'elle semblent ne point se douter
eux-mêmes des difficultés qu'ils accumulent. Nos ministres comme nos
députés sont «pleins de satisfaction et de confiance. Ils ont parfois, il
est vrai, des mécomptes dans leurs affaires, ils ont quelque peine à se
reconnaître dans les confusions où ils se débattent; mais ils se conso-
lent par les discours qu*il3 font en voyage, qui commencent à former
toute une littérature de l'optimisme officiel. M. le ministre des travaux
publics, à en croire des récits qui ont été. publiés, aurait tenu à ne
pas se laisser dépasser par ses collègues; il aurait fait l'autre jour à
Blois, dans une fête du concours régional, cette merveilleuse décou-
verte que, depuis quatre mois et demi, — ni plus ni moins, — l'idée
de gouvernement a été restaurée et que nous avons repris figure devant
' lÛM LYU. — 1883. M
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9&6 REVUB DES DEUX MONDES.
le monde « en nous rappelant que si la politique de la France est une
politique résolument paciûque, il ne lui est pas permis d'oublier lep
grandeurs de son histoire. » Comment tout cela est-il arrivé ? C'est que
nos députés et nos ministres ont su utiliser ces quatre mois et demi de '
session. On a résolu le problème de la magistrature 1 On a fait la con- ^
version I On a décidé aussi l'expédition du TonkinI Moyennant quoi il
est prouvé que le gouvernement a été restauré à l'intérieur, qu'il y a
(( maintenant une France à Textérieur, » — et M. le ministre des travaux
publics peut déclarer sans fausse modestie que, depuis l'avènement
du cabinet dont il fait partie, « la France offre le spectacle réconfor-
tant d'un grand peuple confiant dans son gouvernement. » Voilà qui est
parler, et c'est ainsi que l'imagination ministérielle se flatte de conqué-
rir ou de tranquilliser le pays, qui n'est peut-être pas bien sûr d'être
si heureux, — qui en est plutôt à sentir déjà tout ce qu'il y a de déce-
vant ou de périlleux dans la politique qu'on lui fait.
Le malheur est que les discours ne changent rien et que ce qui
manque le plus précisément aujourd'hui, c'est cette idée de gouverne-
ment dont M. le ministre des travaux publics et ses collègues parlent
en hommes qui se contentent de peu; c'est une volonté un peu pré-
cise appliquée aux affaires de la France, maintenant un certain ordre,
une certaine direction dans sa politique intérieure, s'efforçant aussi
de mettre un peu d'esprit de suite et de prévoyance dans sa politique
extérieure. On ne demanderait sûrement pas à ce ministère, qui date
de quatre mois et demi, comme on le dit, de faire de grandes choses,
qui ne sont jamais faciles, qui ne le sont pas. surtout à l'heure qu'il
est; on lui demanderait de parler avec un peu moins de jactance et de
savoir agir, de servir modestement le pays, d'avoir une opinion et de la
soutenir avec quelque fermeté; on pourrait lui demander encore de se
faire le guide d'une chambre des députés incohérente au lieu d'être le
complaisant de toutes les fantaisies, de diriger, de régler les travaux
parlementaires au lieu de paraître résumer assez invariablement son
système dans ce mot de M. le ministre de la guerre : « A vos ordres I »
M. le ministre de la guerre s'est fait effectivement une politique com-
mode pour éviter les conflits qui pourraient l'embarrasser. A tou8
ceux qui, sous prétexte de réformer les institutions militaires, s'occu^
peut de désorganiser Tarmèe, il répond qu'il est à leurs ordres. M. le
président du conseil et quelques autres de ses collègues, avec un peu
plus de raideur extérieure, ne sont pas en réalité moins soumis que
M. l^miuisire de la guerre, et s'ils ont par instans quelque velléité de
résistance, ils s'arrêtent le plus souvent assez vite ; ils sont liés par
toutes leurs connivences avec les passions du jour, surtout dans ces
affaires d'enseignement, de religion, qui reviennent sans cesse; ils
sont enchaînés par leur propre politique, qui les domine et les pousse
plus qu'ils ne le vouâraieiit peut-être. Tout ce qui se passe aujourd'hui
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RBTUE. — « GHRONIQUEt ÔS7
est certes le spécimen le plus frappant de la manière dont M. le prési*
dent du conseil, M. le garde des sceaux, se font les restaurateurs de
ridée de gouvernement dans les affaires religieuses aussi bien que
dans les affaires de la magistrature. C'est l'histoire de tous les jours.
Il y a une commission du budget qui, pour le plus grand bien de la
paix religieuse, a entrepris de réformer les dotations ecclésiastiques,
d'effacer d'un trait de plume les bourses des séminaires, de suppri-
mer ou de diminuer les traitemens ou indemnités des évêques, des
chanoines, des curés, et desservans de paroisse. Il y a une autre com-
mission qui, sous l'inspiration de M. Paul Bert, a entrepris sans plus
de façon, de sa propre autorité, la revision du concordat. Une fois dans
cette voie, nos réformateurs, on le pense bien, vont loin et vite sans
s'inquiéter des dangereuses suites de leurs violences. Il y a quelques
jours, M. le président du conseil et M. le garde des sceaux ont comparu
devant les deux commissions. M. Jules Ferry, M. Martin-Feuillée, ont
essayé de défendre les traitemens ecclésiastiques; ils ont défendu
aussi l'intégrité du concordat. Ils ont montré tout ce qu'il y avait de
puéril ou de périlleux dans ce système de vexations faisant la guerre
& des chanoines ou à de pauvres desservans, chassant les évéques de
leurs maisons sous prétexte de « désaffectation n des édifices de l'état,
atteignant sous toutes les formes le clergé dans ses ressources, dans
sa sécurité, dans ses moyens de recrutement; M. le président du con-
seil et M. le garde des sceaux se sont efforcés de démontrer les avan-^
tages du concordat pour Pautorité civile et par suite la nécessité d'en
accepter les conditions essentielles.
Fort bien ! un moment le langage ministériel a paru avoir fait une
Impression assez vive pour que le rapporteur de la revision du con-
cordat, M. Paul Bert, ait été sur le point de donner sa démission. On
a hésité. Les deux commissions n'ont pas tardé à reprendre courage.
Elles sont revenues à leurs plans, à leurs suppressions de traitemens,
à la revision du concordat. Et maintenant, que fera le ministère?
Admettons, si l'on veut, que pour faire honneur à ses déclarations,
il maintienne ce qu'il a dit t quelle autorité a-t-il pour ramener une
majorité dont il partage au fond les passions et les préjugés? Com-
ment peut-il remplir ce rôle de gouvernement modérateur qui flatte
son orgueil? Il n'a pas en réalité une autre politique que celle de ses
adversaires d'un instant. Ce qu'on veut faire avec brutalité par un
vote sommaire du parlement, il le fait lui-même par subterfuge, par
des décrets, par des actes administratifs et discrétionnaires. Chaque
jour on enregistre des listes nouvelles de curés et de desservans frap-
pés d'une suppression ou d'une suspension de traitement. La ministère
est lui-même engagé par ses actes, par ses opinions dans cette guerre
qu'on lui demande de pousser jusqu'au bout. Quand M. Bèrenger a
récemment interpellé devant le sénat le gouvernement m sujet de la
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0A8 REVUE DES DEUX MONDES.
suppression des aumôniers dans les hôpitaux, M. le ministre de Tinté*
rieur n'a pns trouvé un mot à dire contre cette suppression; il s'est
retranrhé dans des déclarations insignifiantes; et peu s'en est fallu
qu'il n'ait représenté M. l'archevêque de Paris comme le seul coupable
pour n'être point entré en néjjocationsavecM. l'administrateur de l'as-
sistance publique. Lorsqu'il y a quelques jours, M. le duc de Broglie,
dans un discours aussi ferme que mesuré, a demandé compte au gou-
vernement de Texécution de ses promesses au sujet de la neutralité
religieuse dans les écoles, M. le président du conseil n*a pu répondre
que par des récriminations qui ne prouvaient rien, par des ampliûca*
tiens qui déguisaient mal la violation de cette neutralité qu'il avait
promise. Il n'a pas osé désavouer ces manuels dont M. le duc de Bro-
glie signalait Tesprit, le caractère agressif, il ne le pouvait pas. Cest
qu'en effet il n'est lui-même qu'un instrument de cette politique qui
s'e-t résumée dans le mot de « guerre au cléricalisme. » Et comment
veut-on que des ministres ainsi liés à une politique de guerre sous
toutes les formes, supprimant eux-mêmes les traitemens ecclésiasti-
ques, chassant la croix des cimetières et les aumôniers des hôpitaux,
livrant les écoles à M. Bert, aient autorité pour défendre le concor*
dat? Il y a mieux : le ministère réussit-il par des raisons de tactique ou
de circonstance à obtenir un vote favorable au concordat, il n'obtiendrait
ce vote qu'en donnant de nouveaux gages, en multipliant d'un autre
côié les vexations qui le mettraient un peu plus dans la dépendance
des passions dont il est le serviteur. Et c'est là ce que M. le président
du conseil appelle travailler à la pacification religieuse sous les aus-
pices du concordat I Cest là aussi ce que M. le ministre des travaux
publics appelle a Tidée de gouvernement restaurée » depuis quatre
mois et demi 1
La vérité est que le ministère est obligé, pour vivre, de se soumettra
aux mobilités, aux passions, aux exigences des partis qui forment une
majorité incohérente. Il l'a prouvé plus d'une fois dans les affaires reli-
gieuses; il l'a prouvé d*une manière peut-être plus significative encore
dans cette affaire de la magistrature, où il a eu la faiblesse de se prê-
ter sans conviction au vote d'une loi d'expédient et de ressentiment.
S'il y a une chose évidente en effet, c'est qu'à tout prendre, M. le garde
des sceaux aurait préféré soumettre aux chambres une réforme embras-
sant les diverses parties de l'organisation judiciaire. Pourquoi a-t-il laisj^é
cetie quesiion du personnel prendre le premier rang, devenir l'objet
unique de la loi qui vient d'être votée? C'est en vérité bien simple;
c'était un moyen de s'assurer pour le moment une majorité en s'adres-
sant aux passions, aux intérêts, aux calculs, aux cupidités de tous ceux
qui attendent impatiemment depuis des années l'heure de Texclusion
des magistrats importuns et de la curée des fonctions judiciaires aa
profit des clientèles faméliques. Qu'une telle œuvre accomplie avec
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REVUE. — CHRONIQUE. 0&9
cette Spreté de convoitise soit de nature à déconsidérer l'idée de la
justice, à abaisser la magistrature, à affaiblir toutes les garanties dues
au pays, peu importe : l'intérêt de parti est satisfait 1 la majorité répu-
blicaine a eu ce qu'elle voulait: le personnel judiciaire à sa discrétion.
Le ministère n'a rien objecté, et pour rester d'accord avec cette majorité
impatiente d'exclusion et de destruction, il s'est prêté à tout, même à
laisser, pendant des séances entières, mettre en doute Tintégrité de la
justice, outrager la vieille magistrature française.
Ainsi, avec la complicité du gouvernement, la chambre a tout voté,
et la suspension de l'inamovibilité, et le droit attribué au garde des
sceaux de disposer trois mois durant de la magistrature tout entière,
et ce nouveau conseil supérieur, qui, sous une apparence de juridic-
tion disciplinaire, établit la politique de parti en permanence dans
l'administration de la justice. Ce n'est là encore heureusement, il est
vrai, qu'une première étape. Il reste à savoir ce que le sénat va faire
de cette loi qui a été « fustigée » par tout le monde, selon le mot
de M. Ribot, qui a révolté même des membres de l'extrême gauche, et
qui n'a pas moins été adoptée précisément parce qu^elle n'est qu'un
expédient mis au service d'une passion de parti. Le sénat semble jus-
qu'ici assez peu disposé à se hâter de sanctionner une œuvre qui ne
peut être appelée que par dérision une lèforme; mais on organise déjà
contre lui une de ces campagnes d'intimidation qui recommencent inva-
riablement toutes les fois qu'on veut lui imposer une compliciié dans
quelque mauvaise besogne. On le menace, lui aussi, d'une suppression
prochaine par la revi^ion constitutionnelle s'il ne vote pas. Et le minis*
tère, que fait-il? Il va au plus vite au Luxembourg avec sa loi, escorté,
soutenu, ou patronné par tous ceux qui menacent le sénat. Il paraît que
c'est ainsi qu'on restaure le gouvernement 1 — Eh bîeni franchement,
il y aurait eu pour le ministère une autre manière de prouver qu'il y
avait un gouvernement en France : c'eût été de savoir se défendre des
pressions de partis, des idées dësorganisatrices dans la question de la
magistraturs comme dans les questions militaires, de mettre son zèle
à adoucir les conflits religieux, de proposer avec maturité des réformes
sérieuses; c'eût été aussi de traiter avec prudence, avec prévoyance ces
intérêts extéri3urs,qui sont toujours délicats et difficiles à manier, qui
le sont plus que jamais à l'heure où nous sommes, dans une situation
peut-être assez compliquée.
On oublie trop quelquefois, en effet, que tout se tient dans les affaires
d'un pa}S, etque les difficultés extérieures, les embarras de diplomatie
sont le plus souvent la rançon d'une fausse direction intérieure, d'une
imprévoyance ou d'une faiblesse de gouvernement. Est-ce qu'on n'en
a pas fait la cruelle épreuve Fan dernier dans cette crise égyptienne
où la France n'a été réduite à un assez triste rôle que par la faute d'un
ministère sans idées et sans volonté, surtout sans autorité sur un par-
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950 REVUE DES DEUX MONDES.
liment livré à de vulgaires agitations de partis ? Est-ce qu'on ne l'a
pas vu, il y deux ans, à Toccasion de cette question de Tunis qui avait
été si médiocrement engagée, qui aurait pu devenir périlleuse par une
série d'actes décousus, de dissimulations malhabiles, de combinaisons
militaires et ûnanciôres incohérentes, peu dignes d'un grand pays?
Maintenant c'est l'affaire du Tonkin qui commence, et avec Texpérience
d'un passé si récent encore, ce serait assurément une étrange légèreté
de s'exposer à retomber dans les mêmes fautes, de ne pas se rendra
compte avant tout des élémens si divers d'une question où les intérêts
de la France sont en jeu. Cette question, ce n'est point sans doute le
ministère qui Ta créée ; il n'e^t pas responsable de ses origines, il l'a
reçue en héritage. Quand il s'est forméje malheureux Rivière était déjà
à ce poste avancé d'Hanoï, où il vient de périr héroïquement avant d'avoir
régules secours qu'il demandait. Le ministère précédent avait eu à déli-
bérer sur ce qu'il y avait à faire, il n'avait pu rien décider. Aujourd'hui
les événemens se sont précipités, l'action de la France est engagée
par la mort de nos soldats ; il y a pour notre pays une sorte de néces-
sité impérieuse d'intervenir, d'aller régler par les armes ou par la diplo-
matie nos rapports dans ces régions lointaines, sur ces frontières indé-
cises de l'Annam, du Tonkin et de la Chine. L'intérêt national passe
avant tout, cela va sans dire; mais ce n'est point une raison pour se
jeter dans l'aventure, pour fermer les yeux sur la situation générale
dans laquelle s'engage cette entreprise nouvelle, — et cette situation
ne laisse pas certainement d'avoir de la gravité pour la France.
A vrai dire, si l'on veut bien y réfléchir, il y a deux parts dans cette
affaire du Tonkin. Il y a la part de l'action directe, de l'expédition à orga-
niser, des forces à envoyer, des combinaisons pratiques à réaliser
dans ces contrées orientales où nous allons porter notre drapeau, et
dans cette partie d'exécution le ministère ne saurait certes montrer
trop de vigilance et de précision. L'essentiel pour lui est de ne point
se laisser aller, par de dangereuses illusions ou par de faux calculs
parlementaires, à déguiser la vérité, à n'envoyer que des forces insuf-
fisantes ou à ne réclamer que des crédits déjà dévorés au moment où
ils sont votés. Ce qu'il y a de plus important que tout le reste pour lui,
c'est de savoir ce qu'il veut, de ne pas se livrer aux incidens, à l'im-
prévu, d'être particulièrement fixé sur le point le plus obscur, sur notre
position réelle vis-à-vis de la Chine, avec laquelle nos rapports ne sem-
blent pas très clairs, et de qui pourraient venir certainement des diffi-
cultés de nature à compliquer ou à embarrasser notre entreprise.
Ce n'est point sans doute que la Chine, malgré le poids de ses mil-
lions d'hommes, malgré l'organisation nouvelle donnée dans ces der-
niers temps, dit-on, à son armée, soit militairement redoutable; son
intervention ne serait pas moins un embarras et il n'est pas bien clair,
ep définitive, que la France eût quelque intérêt à se laisser entraîner
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BFHTB. — CHRONIQUE. ©51
dans une guerre avec la Chine ponr des délimitations insaisissables»
pour des définitions de suzeraineté ou de protectorat qu'il vaut peut-
être mieux laisser dans l'ombre. C'est pour prévenir toute complication
de ce genre que notre représentant à Pékin* M. Bourée, avait eu l'idée
d'ouvrir» l'an dernier, une négociation avec un des premiers digni-
taires chinois. Ce qu'il avait fait n'était point un traité ; c'était un prty
jet proposé sous la forme d'un mémorandum, impliquant, de la part
de la Chine, la reconnaissance de notre protectorat au Tonkin, établis^
sant, d'un autre côté, aux frontières une zone de neutralité entre la
France protectrice des provinces tonkinoises et le vaste empire orien-
tal. Ce projet n'a point été adopté à Paris; M. Bourée a même été brus-
quement rappelé, remplacé par un agent nouveau; et c'est là juste-
ment ce qui laisse tout incertain. H. le ministre des affaires étran-
gères, ayant l'autre jour à s'expliquer devant le sénat sur l'objet de
notre expédition , sur la nature de nos rapports avec la Chine comme
sur les motifs du rappel de M. Bourée, s'est étendu en longs et brillans
développemens. Il n'a pas trop réussi, en réalité, à éclaircir tous les mys-
tères, il n'a pas fixé les limites d'une expédition qui, selon les circon-»
stances, peut rester un protectorat ou devenir une annexion, une
occupation indéfinie. Il n'a pas dit non plus quelles instructions avait
notre agent nouveau pour renouer la négociation interrompue par le
rappel de M. Bourée, pour établir avec l'empire du Milieu ces « rela-
tions cordiales » dont il a parlé. Ce qu'il y a de plus clair jusqu'ici,
c'est que nous allions dans ces régions de l'Annam et du Tonkin, aux
bords du Fleuve-Rouge, avec l'espérance de pouvoir établir presque paci-
fiquement la prépondérance française, — comme aussi avec la chance
de rencontrer sur notre chemin des résistances, des embarras de plus
d'une sorte qu'il faudra vaincre. Il reste en tout cela un inconnu avec
lequel notre diplomatie et les organisateurs de l'expédition militaire
du Tonkin auraient certes tort de ne pas compter; mais ce n'est là
encore, à vrai dire, qu'une partie de la question, et toutes les difiicul-
tés de notre entreprise ne sont pas en Orient, dans ces contrées loin^
taines où nous allons porter notre drapeau; elles sont peut-être bien
aussi en Occident, dans les dispositions des puissances avec lesquelles
nous sommes en incessans rapports, dans un certain ensemble de situa-
tion européenne.
Cette situation, on ne peut malheureusement s'y tromper, n'est rien
moins que simple, rien moins que favorable à des entreprises loin-
taines, et c'est dans des conditions assez compliquées que la France
part pour les bords du fleuve Rouge. La France n'a sans doute à con^
sulter que ses intérêts, la dignité de son drapeau, et elle a le droit,
après tout, de dire qu'elle accomplit une œuvre civilisatrice en ouvrant
à tous les peuples des routes nouvelles. 11 n'est pas moins certain
qu'en allant aux extrémités du monde avec la pensée d'une poli-
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952 R£yU£ DES DEUX MONDES.
tique coloniale plus active, elle laisse en Europe bien des obscurités,
— une Angleterre qui ne cache pas sa mauvaise humeur et cette
triple alliance formée depuis quelques mois au centre du continent.'
Voilà la vëriië! L'Angleterre, malgré tour, n'a point évidemment des
intentions hostiles contre notre pays; elle ne songe pas, selon toute
apparence, à nous susciter des embarras, à mettre des armes dans les
mains des Chinois, et M. le ministre des affaires étrangères n*a peut-
être pas été bien habile en laissant trop voir ses soupçons, en disant
dans un mouvement d'impatience : o Nous savons qu'on travaille à
exciter la Chine et nous savons qui l'excite. Nous voyons des passions
qu'on croyait assoupies pour toujours se réveiller avec violence. » Cest
beaucoup dire. Ce qui reste vrai, c'est que l'Angleterre, accoutumée à
la domination dans l'extrême Orient, ne voit sûrement pas sans om-
brage arriver une nouvelle puissance coloniale. Les rapports devien-
nent difficiles, c'est bien certain, et avant de s'irriter, il faudrait se
demander si la politique suivie par les divers cabinets français depuis
qu('lques années n'a pas contribué, par ses hésitations, par ses per-
pétuelles contradictions, par ses défaillances, à créer ces difficultés
dans les rapports des deux pays. — La triple alliance, de son côté, n'est
point sans doute une menace immédiate. Elle n'existe pas moins, elle
n'a point été inspirée, à coup sûr, par une pensée de sympathie pour la
France, — et ici encore, ici surtout, on pourrait se demander si notre
triste politique intérieure n'est pas ce qui a le plus facilité cette alliance
imprévue de Tltalie avec l'Autriche et avec l'Allemagne. Que l'Italie ait
cédé à de puériles jalousies, à de médiocres ressentimens, nous le vou-
lons bien; mais elle a obéi aussi à une pensée toute conservatrice en
se mettant en garde contre des propagandes révolutionnaires. Ses ora-
teurs ne le cachent pas, ils le répétaient tout récemment encore, et,
ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'en poussant l'Italie vers l'Autriche
et vers l'Allemagne, nos cabinets trouvent encore le moyen de s'alié-
ner chaque jour une puissance morale dont l'appui pourrait nous être
précieux, — la papauté. De telle sorte que nos gouvernemens ont
contribué eux-mêmes à créer pour la France cet isolement qui n'est
pas sans péril. Le résultat est évident, et c'est là justement ce qui fait
que si on veut poursuivre avec fruit des desseins extérieurs, il faut se
décider à en revenir à une politique intérieure offrant des garanties à
tous les pays autant qu'à la France elle-même.
Les questions religieuses ont eu certes depuis quelques années et
ont encore un grand rôle dans le monde, dans la plupart des éuts de
TEuiope aussi bien qu'en France. Elles se mêlent à tout, à la politique
intérieure de tous les pays, aux combinaisons de la diplomatie, aux
alliances qui se forment. Elles sont le plus souvent l'embarras de ceux
qui se ûgurent pouvoir les résoudre par la violence. S'il y a une chose
évidente pour les politiques avisés, c'est qu'on ne manie pas les intérêts
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REVUE. — CHRONIQUE. 95S
religieux comme on veat, c^est qu'on ne se met pas impunément en
conflit avec des cultes traditionnels, avec une église qui représ^ente
les croyances de millions d'hommes, et qu'en déQnitive, après avoir bien
bataillé, on est inévitablement ramené, un jour ou iautre, à la néces«
site de la paix.
S'il est des Français sans esprit politique, sans prévoyance, qui se
plaisent à ces tristes guerres fomentées par des passions de secte contre
les croyances, presque partout dest un sentiment de paix et de conci*
Ijation qui semble prévaloir dans les conseils des gouvernemens les
plus indépendans de Téglise romaine. En Russie même, où il y a eu si
souvent des querelles avec le Vatican au sujet de la condition des catho-
liques de Pologne, on a senti le besoin d'arriver à un accord. Il y a eu
dans les derniers temps des négociations suivies à Rome, et, en ce
moment encore, on vient de voir un envoyé extraordinaire du pape,
H. Vanutelli, figurer au sacre du tsar à Moscou. Le représentant du
saint-siège a été reçu partout en Russie avec des distinctions particu^
lières. Le ministre des affaires étrangères, M. de Giers, lui a ménagé
un accueil plein de cordialité auprès du souverain; mais le témoignage
le plus éclatant, le plus décisif de cette sorte de retour à des senti-
mens plus pacifiques dans les pays agités par des conflits religieux,
c'est certainement ce qui se passe en Allemagne, à Berlin, où le chan-
celier, après avoir inutilement négocié avec Rome, vient de prendre
Tiaiiiative d'un. projet qui est à peu près l'abandon du CuUurkampf^
des lois persécutrices de mai 1873. M. de Bismarck a pu dire fièrement
autrefois qu'il ne ferait jamais a le voyage de Canossa. p 11 ne va pas à
Canossa, si Ton veut, <^est-à-dire qu'il ne se soumet pas; il agit même
en toute indépendance en prèsenunt de son propre mouvement un
projet qui n'a pas été concerté avec le Vatican ; il ne va pas moins à
son but, qui est la pacification religieuse, et s'il y va résolument, sans
craindre de paraître se désavouer, sans attendre l'issue de négociations
nouvelles, c'est qu'il en a assez de ces conflits sans fin qui le gênent
dans toute sa politique.
Lorsqu'il y a dix ans, au lendemain de ses succès, M. de Bismarck
engageait cette guerre qui s'est appelée le Cutlurkatnpf, pour laquelle
il trouvait de si chauds, de si complaisans alliés dans les nationaux-
libéraux, il n'avait sûrement pas l'intention de mettre sa puissance
au service d'une idée de secte. Il craignait tout simplement de ren-
contrer parmi les catholiques des dissidences, des résistances dange*
reuses pour l'empire, pour Tunitè allemande, qu'il venait de fonder
par la diplomatie autant que par l'épèe, et il faisait voter par le par-
lement cette législation de 1873, qui mettait un grand culte dans
sa dépendance, il s'armait de ce code de guerre et de persécution qui
se résumait en quelques traits : obligation pour les évèques de sou-
mettre toutes les nominations des curés et des desservans à l'autorité
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95A REVUB DES DEUX MONDES.
civile investie d*un droit de veto absolu, — obligation pour tous les fono-
tionnaires ecclésiastiques de subir les examens des universités de
l'état, — institution d*une cour spéciale composée de laïques pour juger
les évoques et les prêtres récalcitrans ; tout ceci couronné enfin d'une
disposition dernière interdisant, sous peine de bannissement, aux
ecclésiastiques non autorisés de dire la messe ou d'administrer les
sacremens. Le chancelier, en s'armant d'une telle dictature, agissait
visiblement par un calcul politique. Il n'a pas tardé à s'apercevoir
que cette campagne, en se prolongeant, trompait toutes ses prévisions
et lui faisait une situation presque impossible, tout au moins trôa
difficile. D'un côté, il exaspérait les catholiques, offensés dans leur
culte; il suscitait cette opposition redoutable qui est devenue le
« centre catholique » dans le parlement; et tournait contre lui, contre
sa politique, un des plus sérieux élémens conservateurs de l'empire.
D'un autre côté, par les idées qu'il paraissait patronner, par les
alliances qu'il était obligé d'accepter, il donnait une force nouvelle
aux partis libéraux, démocratiques ou progressistes. Peut-être aussi,
à un certain moment, cette guerre l'a^t-elle gêné dans ses arrange*
mens diplomatiques avec rAutricbe autant qu'elle l'embarrassait dans
ses combinaisons parlementaires pour la réalisation de ses nouveaux
plans économiques et financiers. Toujours est*il qu'après avoir voulu
la guerre par un calcul politique, M. de Bismarck s'est décidé pour la
paix par des raisons également politiques.
Que H. de Bismarck soit décidé à cette paix religieuse depuis déjà
quelques années, cela n'est point douteux; c'est visible dans tous ses
actes, dans les changemens ministériels accomplis sous ses auspices,
dans ses relations avec les partis, dans ses tentatives pour rallier le
centre catholique, comme dans ses rudesses pour les libéraux, pour les
progressistes. Qu'il ait voulu néanmoins éviter de trop se livrer, gar«
der une certaine liberté dans son évolution, c'est encore évident; c'est
le secret de toutes ses manœuvres. Il a prooédé par tous les moyens,
tantôt présentant des projets qui étaient une abrogation partielle ou
une suspension des lois de mai, tantôt envoyant à Rome un plénipo*
tentiaire de confiance, M. de Schlœzer, pour négocier avec le souverain
pontife, pour mettre fin à ces vieux différends. Il n'y a que quelques
mois, entre l'empereur Guillaume et le pape Léon XIII, il y avait une
correspondance significative, ^^ pleine de cordialité, malgré quelques
réserves, -^ qui attestait visiblement le désir commun d'arriver à une
entente reconnue nécessaire.
Au fond, dans ces négociations récentes, il s'agissait d'écarter des
palliatifs désormais inutiles, d'aller droit à la difficulté, à tous ces
veto, à ces vexations, à ces obligations ou interdictions qui hérissent
les lois de mai, qui ont soumis depuis dix ans les catholiques alle-
mands et leur église aux plus dures épreuves. II. de Bismarck, une
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RETUB. ^- CHROHIQUI. 065
fois engagé dans la voie où 11 est entré, ne refusait point absolument
sans doute de compléter ce qu'il avait commencé, de faire des conces»
fiions nouvelles; il n'a peut-être pas voulu se prêter à tout ce qu'on lui
demandait à Bome, faire trop ostensiblement jusqu'au bout son « voyage
de Canossa. » Ce qui est certain, c'est qu'au dernierm ornent, prenant
son parti comme il le fait toujours, laissant de côté lesn égociations avec
la curie romaine, et agissant de sa propre initiative, il a présenté son
projet qui va être discuté dans le Landtag prussien. Tel qu'il est, ce
projet nouveau, sans être l'abrogation expresse de la législation de mai,
est visiblement calculé de façon à désintéresser les catholiques alle-
mands en leur rendant la liberté de leur culte, en dégageant leur
église des dures contraintes qui leur étaient Imposées. Le chancelier,
en procédant ainsi, se donne l'avantage de paraître accorder sponta*
nément à peu prés tout ce qu'on lui demandait, de n'avoir aucun
engagement avec Rome, d'enlever au « centre » parlementaire le dra-
peau de ses incessantes revendications, — d'offrir, en un mot, la paix,
une paix sérieuse, en restant libre. La tactique est sans doute habile.
Il reste à savoir si elle réussira jusqu'au bout, s'il n'y aura pas des di&
fioultés nouvelles soit avec le parlement, soit avec la cour de Rome,
Dans tous les cas, le chancelier a fait certainement un pas décisif dans
la voie de transaction où il est entré depuis quelques années, et, par
son projet, il rompt déûnitivement avec cette politique de guerre reli«^
gieuse qui n'a été au début qu'un faux calcul de son irascible génie,
qui, en réalité, n'a servi ni ses desseins, ni son ascendant. C'est la fin
du CuUurkampf par la volonté de celui qui l'a inauguré, et l'exemple
de M. de Bismarck devrait suffire à éclairer, à décourager les fauteurs
d'une politique de persécution qui a toujours ses résipiscences, même
quand elle est pratiquée par le plus hautain des hommes.
La position de M. de Bismarck entre tous les partis allemands se
trouve désormais singulièrement modifiée. Elle est changée vis-à-vis
des catholiques du centre, qui reçoivent une satisraction; elle est chan-
gée aussi vis-à-vis des nationaux-libéraux, dont le chancelier se sépare
avec éclat, et un des signes les plus caractéristiques, les plus curieux
de ce changement est la retraite d'un des chefs du parti national-libé-
ral, de M. de Bennigsen, qui vient de donner sa démission de député
de la chambre prussienne et du parlement allemand. M. de Bennigsen
a eu souvent des entretiens avec M. de Bismarck ; il avait eu récem-
ment une dernière conversation avec le chancelier, qui lui avait demandé
de voter pour la loi ecclésiastique. Il avait consenti; mais sa résolution
n'a pas été approuvée par son parti, et, pour en finir avec une situation
délicate qui pouvait devenir pénible, il a cru devoir se démettre à la
fois et comme député au Reichstag et comme député au Landtag.
M. de Bennigsen aura sans doute des occasions de rentrer dans la vie
publique; pour le moment, il laisse son parti dans (id assez grand
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056 RETUB DES DEUX MONDES.
désarroi qui est le résultat d'ancieooes divisions autant que des réso-
lullms récentes du chancelier. A Pheare qu'il est, les nation mx-libé-
raux, après avoir beaucoup espéré de M. de Bismarck, ont leur fortune
à refaire dans le pays, dans le parlement : de telle façon que, sous tous
les rapports, cet acte de paciQcation semble ouvrir en Allemagne un«
ère nouvelle où Timprèvu peut avoir son rôle.
CH. DE UAZADB.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Le ministre des travaux publics a déposé lundi dernier, Il du mois
courant, sur le bureau de la chambre des députés quatre projets de
loi portant approbation de conventions conclues entre Téut et les
compagnies de chemin de fer de Paris-Lyon-Médiierranée, du Nord, du
Midi et de l'Est. D*aprés ces conventions, les compagnies se chargent
de construire un certain nombre de lignes nouvelles du plan Frey-
cinet, celles dont 1 exécution aura été reconnue urgente. Le Lyon
construira 2,000 kilomètres; le Nord, /|00; le Midi, 1.200; VE^U 1,500;
en tout, pour les quatre compagnies, 5,100 kilomètres. Le capital néces-
saire sera fourni par les compagnies. 11 s'agissait de dégager l'état de
toute nécessité d'ouvrir le grand-livre de la dette pour les travaux de
chemins de fer. C'est donc aux compagnies qu*incombera la charge de
créer, par des émissions d'obligations, les ressources à affecter à la
totalité des dépenses d'établissement des nouvelles lignes.
Cependant les compagnies ne feront pas ces emprunts entièrement
pour leur compte. Le Nord seul, qui aura environ 100 millions à
dépenser, supportera la charge complète. Le Lyon, TEst, et le Midi as<^u-
meront pour elles-mêmes une dépense de 50,000 francs par kilo-
mètre. Pour le surplus, soit 200,000 francs par kilomètre construit,
ces compagnies recevront de Tétat une annuité représentant rintérét
et l'amonissement de la somme dépensée.
Encore faut-il remarquer qu*une clause spéciale pour l'Est et le Midi
augmente la contribution de ces deux compagnies à la dépense totale
des sommes dont elles sont débitrices envers le Trésor, par suite des
avances faites par Tétat à raison de la garantie d'intérêt. L'Est doit
150 millions, le Midi kO millions. Les annuités à payer par l'état à ces
deux sociétés pour dépenses effectuées sur les lignes nouvelles ne
commenceront donc que lorsque toutes deux auront dépensé pour
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REYUE. — CHRONIQUE. 957
leur propre compte : 1« 50,000 francs par kilomètre snr tout l'en-
semble des travaux; 2"* l'une 150 millions et l'autre bO millions» dont,
par le fait« elles se trouveront libérées à Tégard de l'état.
Toutes les lignes devront être exécutées dans un délai de cinq ans
après l'approt)ation des projets. Or les projets auront tous été approu-
vés entre la deuxième et la cinquième année qui suivra le vote des
conventions par les chambres. C'est donc en 189/i que le nouveau
réseau sera achevé. On évalue à 1 milliard 1/2 le montant du capital
que les compagnies auront à émettre dans cet espace de dix ans» ce
qui représente 150 millions par an, soit la création annuelle de
b50,000 à 500,000 obligations.
Les conventions actuelles feront disparaître la division entre l'ancien
et le nouveau réseau des compagnies. Le coût d'établissement de toutes
les lignes existantes étant arrêté au 31 décembre 1882, il n'y aura plus
qu'un seul réseau dans lequel viendront se fondre les lignes nouvelles
à mesure qu'elles seront construites. Ce système impliquait la fixation
d'un dividende minimum réservé pour chaque compagnie. Les chiffres
n'ont pas été publiés, mais on peut présumer que ce dividende mini-
mum sera de 55 è 60 francs sur le Lyon, de 65 è 70 francs sur le Nord,
de 33 francs sur lEst, et de 50 francs sur le Midi.
Il n'y aurait désormais recours à l'ancienne garantie d'intérêt que si
les produits ne suffisaient pas pour la répartition dee dividendes ainsi
fixés. En dehors de ce cas, la garantie d'ij^iérêt ne fonctionne plus,
les compagnies étant notoirement en mesure, et bien au-delà, de faire
face aux charges de leur dette en obligations. Mais il fallait prévoir
l'éventualité d'un accroissement progressif de recettes nettes permet-
tant aux compagnies d'élever le montant de leurs dividendes. Comme
on a fixé un minimum réservé, de même il a été établi pour chaque
compagnie un chiffre maximum de dividende à partir duquel commence
le partage des bénéfices entre l'état et la compagnie.
Ce dividende maximum est de 75 francs pour le Lyon, de 87 fr. 50
pour le Nord, de 60 francs pour le Midi» de 36 fr. 50 pour TEst
Lorsque les recettes nettes, après avoir couvert toutes, les charges
anciennes ou nouvelles, auront permis de répartir aux actions ce divi-
dende maximum et qu'il restera un surplus, cet excèdent sera partagé,
l'état recevant 66 pour 100 et la compagnie conservant la disposition
du ^olde, soit 33 pour 100. On sait que jusqu'ici le partage, au-delà
d'une certaine limite de dividende, se faisait par moitié.
L*état conserve le droit de rachat des lignes; mais il est bien clair
que si les conventions sont votées, il renonce pour longtemps à exercer
ce droit. Les tarifs de marchandises seront simplifiés; l'état pourra
modifier les tarifs d'importation; au tarif actuel de gare à gare sera
substitué le tarif kilométrique à base décroissante.
Si rétat diminue de 10 pour 100 l'impôt sur les voyageurs, les corn-
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058 BBnm DB DEUX MONDES.
pagnies diminueront leurs tarifs de 10 pour 100 pour la seconde dasse,
et de 20 pour 100 pour la troisième.
Si le ministre n'a déposé que les quatre conventions conclues avec
le Lyon, le Nord, TEst et le Midi, ce n'est pas qu'il ne veuille traiter
également avec les autres compagnies, TOrléans et l'Ouest. Mais ces
deux dernières conventions ont été retardées par suite des difficultés
de détail qui résultent de Fenchevêtrement du réseau de l'état dans
ceux de l'Ouest et surtout de FOrléans. Le ministre veut donner à ce
réseau d'état une contexture plus forte, plus compacte, qui lui permette
de vivre indépendant. 11 faut pour cela procéder à un échange de lignes
qui toutes n'ont pas une même valeur pour une même étendue. On
compte cependant que les deux conventions seront bientôt prêtes, et
qu'elles comporteront la construction de 2,500 kilomètres de nouvelles
lignes pour l'Orléans et de 2,000 pour l'Ouest*
Il est probable que le budget extraordinaire, dont toute l'économie
dépendait de la signature des conventions, sera présenté à la chambre
avant la fin du mois et s'élèvera à environ 200 millions pour travaux
de ports, de canaux, d'écoles, etc.
Le public financi^ a fait un accueil assez favorable aux conventions
pendant les deux ou trois derniers jours. Il était temps d'ailleurs qu'on
incident favorable vint donner quelque encouragement à notre place
et la décider à U résistance contre les influences de baisse qui se sont
donné libre carrière depuis la dernière liquidation mensuelle.
La baisse du Crédit foncier et des Chemins français avait accompa^
gnè la baisse des fonds publics. Les deux catégories de valeurs, actions
et rentes, se sont relevées en même temps. La spéculation opère au
hasard sur le Lyon, le Nord et le Midi : il est encore impossible de
calculer l'effet que pourra produire sur le revenu de ces titres l'appli-
cation des conventions nouvelles.
Le Gaz s'est rapproché du cours de 1,400 bancs, gr&ce au gain d'un
procès entre la Compagnie et un de ses abonnés. Le Suez, dont les
recettes sont en constante progression, s'est de nouveau établi à 2,500.
Les transactions, pendant toute la quinzaine, ont été fort limitées
mr les fonds étrangers, valeurs internationales et titres des établisse-
mens de crédit. La publication du bilan du Mobilier espagnol a déter-
miné plus de 100 francs de baisse sur ce titre, que la spéculation aban-
donne de plus en plus. La nouvelle que le gouvernement espagnol
impose aux compagnies de chemins de fer de la péninsule une réduc-
tion de tarifs a provoqué des offres sur le Nord de l'Espagne et le Sara-
gosse. Le Turc et TÉgyptien k pour 100 ont fléchi. L'italien s*est main-
tenu à 93 francs sur les marchés allemands, et ici, les Chemins autri-
chiens el les Lombards ont donné iieu à d'assez fortes réalisations*
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TABLE DES MATIÈRES
DV
CINQUANTE- SEPTIÈME VOLBME
TROISIÈME PÉRIODE. — LIIP ANNÉE.
ItAi ^ JUIN 1883
Livraison du 1** Mai.
La Prbmièiib Campagne db Cond^. — m. — TmoRYiLLBi par M* le Doq
D*âUMALE, de rAcadémie française. ••• 5
Li Joip DB SoFiBVKA, première partie, par U. V. HOUSLANB* ••*•••• 31
Un Essai db synthèse paléobthniqub, par M. le marquis G. de SAPORTA. • 81
I.E8 NoovIaui Romanciers américains. -* U. — Henry James, par M. Th.
BENTZON 120
Chine et Tonkin, par M. Edmond PIAUCHUT • « • 165
Poésie, par M. Jacques NORMAND 182
Rbvob urrÉRAiRB. — Les Commencembns d'un grand poiiB, D*At>Ris cN uvre
RÉCENT, par M. F. BRDNETIÈRË 18Ô
La Triple Alliance, par H. G. VALBERT • • • • 200
Revue dramatique. — Théâtre du Gymnase, 1$ Père de Martial db K. Albert
Delpit, par M. Louis GANDERAX • • • 212
Chronique de la quinuinb, histoirb poutiqub et uttérairi 225
Lb MOOVBMBNT FINANCIBR db la QUniZAINB 237
LiTraison du 15 Mai
La Première Campagni I>b Cond^. — IV. ^ Le Secours d^Allemagns, par
, M. le Duc D*AUMALB, de rAcadémie française 241
La Charité privée a Paris. *- Û. — Lu Damu do Caltahb, par M. Maximb
DU GAMPi de l'AcMlABBi» Ihttçaisa. * 270
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960 RSTUE DBS DEUX MONDES*
Le Juif de Sofovka, dernière partie, par M. V. ROUSLàNB. ••••••• 301
Lb Budget de 1884 et la Sitoatiou fi!iai«cièeb de Là Fearce, par M. Paul '
LEROY-BEAULIEO, de HnsUtat de France 352
Étodbs 80E LE xvni* sitcLE. — Les RoHANaBES. -* L — Alair Reii< Le Sage,
par M. Ferduiand BRDNETIÈuB • 385
Aux PoRTBArrs do siècle, par M. EockiiE-MBLCBiOE DE VOGDÉ • 419
Les PROGiks de la Miceographie atmospbAuqije, par M. R. RADAU. . • • . • 44^
Rbtob deamatique. — La Mise en kèhe^ par M. Looa GANDERAX 455
ChEORIQUE de la QUraiAIRBi BBTDIBB POLITIQin n LIXTÉEAIIB. • • • 467
Li MouYmniT rouncm m ia qodbaiiii 477
Lfyraison du l** Juin.
La CoLomsATUNi oppiciellb en Algéeib. — L — Essais xBirrtfs depuis la cor-
QOÉTE, par M. le comte D^HAOSSONVILLE, de PAcadèmie fraoçaite. • • 481
Essais de psychologie sociale. — n. — Les GoNSÉQOBiica de L*H<a<DiT<| par
E. CARO» de l*Acad6mie française 524
T*TB FOLLE, première partie, par Tb. BENTZON 561
Le Salon de 1883, par M. Hbnet HOUSSAYB 596
La Vigne AniaiCAiRB. — Le Congrès de Montpbllibe, par M** 1* dachease
DE FITZJAMBS 628
L*ÉC0LE PEARÇAISB DE ROME. — SeS PECIIIEES TRAVAUX. — . L — L*ANTIQUITi
CLASSIQUE, par M. A. Gl^FFROY, de l*Institat de France 645
L'ElPtomON DU LIEUTENANT SCHWATKA DANS LIS RÉGIONS ARCnQUES, par M. G.
VALBERT ; 679
Rbvue LrrrtfRAniB. •— Ritaeol, d*après un litre RfoB:<iT, par M. Ferdinand
BRUNETIÈRB 691
CBBONIQUB de la QUINBAOlBy HISTOIRE POUnQUB n LITTÉRAIRE * 705
Li Momnonoix iouikibi m ia quiniaini. • •••••• 717
livraison du 15 Juin.
TÉTB POLÙ, deuxième partie, par M. Ta. BENTZON • • • 721
PaOMBNADBS ARCOiOLOGIQUES. — La BIaISON DB CAMPAGNE D*HORACE, par
M. Gaston BOISSIBR, de rAcadémie française 758
La DiMOCRATiB AUToarrAiRB aux États-Unis. -* La Jeunesse it la Va mu-
TAiRE D* André Jackson, par M. Albrrt GIGOT 792
PAULINB de MoNTMORIN • COMTESSE DE BbAUMONT. — L — SA FAMILLl , SES PRE-
MIÈRES AMmés, par M A. BARDODX 826
Les Falsipicateors et le Laboratoire municipal, pRr M. Dbnts COCHIN. • - • 861
Lu Frbiqubs, première partie, par OOIDA, traduction de HEPHELL • • • • 887
La Révolte db l'hommb, par M. Arvèdb BARINE. • 921
Revue dramatiqub. — Vaudeville, la Viefacifê: Comédie-Française, Toi^jimrs,'
Comeitfê •< Richelieu, par M. Louis GANDERAX 933
GBRONIQUE Di LA QUINXAINE, MISTOIRB POLITIQUE IT LRTÉRAIRB. •••«••.. 9134
Li MoofnuMf rnuncoi de la quinuinb • • • • 056^
7, XM
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