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Full text of "Revue des deux mondes"

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TÈTB  FOLLB.  726 

—  Si  fait.  Ne  le  saviez-vous  pas?  M.  d'Erquy  ne  peut  vivre  long- 
temps hors  de  Paris.  Vous  comprenez...  le  théâtre,  ses  habitudes... 
il  s'ennuie  vite  loin  de  tout  cela.  Le  monde  lui  est  à  charge,  les 
beautés  de  la  nature  le  laissent  assez  froid,  son  embonpoint  l'em- 
pêche de  faire  grand  cas  des  ascensions,  et  depuis  un  grand  mois 
Yoyage  I  Nous  avons  dû  renoncer  à  le  retenir  plus  longtemps.  Il 
nous  quitte  après  demain. 

Tzérényi  ne  prononça  pas  un  seul  mot,  mais  se  mit  à  errer  dans 
la  chaiçbre  d'un  pas  quelque  peu  a^té,  que  Laure,  émue  de  son 
côté,  entendait  du  dehors. 

—  Ne  touchez  pas  si  rudement  ce  verre  de  Venise,  s'écria 
M"*'  Aubin,  vous  aUez  le  mettre  en  pièces.  Que  vous  a-t-il  fait?  J'y 
tiens  beaucoup. 

—  Il  est  d'une  forme  rare  et  d'une  jolie  couleur,  en  effet,  répli- 
qua Tzérényi  avec  un  calme  affecté. 

—  Vous  jugez  en  aveugle,  car  vraiment  ici,  avec  les  volets  fer- 
,més,  on  marche  à  tâtons.  Pour  éviter  la  chaleur,  nous  nous  con- 
damnons aux  ténèbres,  c'est  encore  pis.  Puisque  vous  êtes  près  de 
la  fenêtre,  ayez  donc  l'obligeance  de  pousser  cette  persienne. 

Évidemment  la  malicieuse  femme  voulait  s'amuser  de  son  air 
déconfit,  voir  sur  ses  traits  ce  que  pouvait  cacher  ce  silence  qui 
avait  accueilli  la  mauvaise  nouvelle  lancée  sans  ménagement.  Il 
obéit  aussitôt.  Les  persiennes,  rapprochées  seulement,  s'ouvrirent  si 
vite  que  Laure,  surprise,  eut  peine  à  étouffer  le  cri  qui  lui  monta 
aux  lèvres.  Troublée  comme  une  criminelle,  les  joues  en  feu,  elle 
disparaissait  au  moment  même  par  la  porte-fenêtre  du  vestibule, 
qui,  contigu  au  salon,  donnait  aussi  sur  la  véranda;  mais,  quelque 
précipitée  que  fût  cette  fuite,  l'œil  perçant  de  Mathias  eut  le  temps 
d'apercevoir  un  bout  de  jupe  révélateur  (ju'il  reconnut.  Attentif,  il 
regarda  le  banc  que  venait  de  quitter  Laure,  les  coussins  froissés 
légèrement,  et  parut,  avec  son  flair  supérieur,  humer  \odor  di 
femina  mêlée  aux  arômes  du  chèvrefeuille.  Mais  il  garda  pour  lui 
ses  observations  et  rentra,  le  sourire  aux  lèvres,  en  disant  : 

—  Quel  temps  superbe  I  Un  temps  de  sommets  par  excellence. 
Pourvu  que  nous  l'ayons  encore  demain  pour  notre  pique-nique  à  la 
Dent  du  Gbat!  Vous  savez  que  je  fournis  un  panier  de  Champagne?.. 
Hais  à  la  condition  que  vous  invitiez  lady  Walford.  Je  ne  peux  être 
complètement  heureux  sans  lady  Walford,  sa  perruque  rousse  et 
les  précautions  pudiques  qu'elle  prend  pour  ne  pas  montrer  ses 
jambes  !..  Nous  serons  une  douzaine,  n'est-ce  pas? 

—  Au  moins.  Tout  notre  monde  viendra.  Lady  Walford  a  envoyé 
un  pâté  digne  de  Gargantua,  répondit  M°^®  Aubin,  momentanément 
dépistée.  Moi,  je  me  charge  des  volailles  froides;  chacun  s'est  fait 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LUI*    ANNÉE.    -    TROISIÈME    PÉRIODE 


/^6 

l**  MAI  1188» 


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—  Typw  A.  QUAKTIN,  me  Saink-Benolt.  7, 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


■  4— 


LUI*  ANNÉE.  —  TROISIÈME  PÉRIODE 


/titt\      /(^Ci 


TE^SEPTIEME 


(KK- 


-^ 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

BOB     BOMAPABTK,     4  7 
1883 


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T^ WW— ^— 


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LA 


PEEIIÉRE  CAMPAGNE  DE  CONDE 

(164S). 


THIONVILLE. 


XII.    —   SUITES    DB     LA    BATAILLE    DE    ROCROT.    —  LE    «DESSEIN   DU 

GHENEST.   » 

Le  18  mai,  on  était,  à  la  cour,  fort  inquiet  de  ce  qui  se  passait 
devant  Rocroy;  au  moment  même  où  l'armée  de  Picardie  se  déployait 
devant  celle  de  D.  Francisco  Melo ,  Turenne  écrivait  de  Paris  au 
duc  d'Ânguien  :  «  En  mon  particulier  je  suis  en  peine  de  ce  qu'il 
arrivera  du  siège  de  Rocroy,  que  l'on  croit  ici  asseuré.  Quand  on 
est  éloigné  d'un  lieu  et  qu'on  ne  sçait  pas  le  détail  de  toutes  choses, 
il  est  fort  malaisé  d'en  dire  son  advis.  J'eusse  extrêmement  désiré 
de  tascher  de  contribuer  à  ce  que  les  choses  peussent  réussir  à 
vostre  contantepaent.  »  Turenne  attendait  alors  à  Paris  une  patente 
de  général  en  chef  promise  depuis  longtemps  et  non  délivrée  (2); 
peut-être,  en  prenant  la  plume,  ne  se  rendait-il  pas  bien  compte  de 

(1)  Voyex  la  Rivue  dn  l**  et  da  15  atriU 

(3)  Sa  nominatioD  aa  commandement  de  l'année  dltaUe  fat  signée  le  18  mai,  le 
Joor  même  où  il  écrlyait  aa  duc  d'Anguien. 


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6  BEVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Tétat  de  son  esprit;  il  est  permis  de  croire  qu'à  l'anxiété  patriotique 
se  mêlait  un  peu  de  curiosité  maligne  et  comme  une  pointe  de  riva- 
lité. Toutefois  cette  lettre  exprime  assez  bien  le  sentiment  général. 
Nos  armes  avaient  été  si  souvent  malheureuses  sur  cette  frontière, 
et  les  circonstances  étaient  si  graves,  que  l'inquiétude  était  pro- 
fonde. Aussi  lorsque,  dans  la  journée  du  20,  La  Moussaye  descen- 
dit à  rbôtel  de  Gondé  et,  de  là,  courut  au  Louvre,  répandant  «  la 
nouvelle  du  gain  de  la  bataille,  »  ce  fut  dans  les  rues  de  la  capi- 
tale un  véritable  transport  de  joie.  La  considération  de  ce  qu'au- 
raient pu  être  les  conséquences  de  la  défaite  faisait  ressortir  Téclat 
et  la  grandeur  du  succès.  La  Moussaye  était  de  haut  lignage,  popu- 
laire, beau  et  bien  disant;  il  s'était  déjà  fait  remarquer  à  la  guerre; 
c'était  l'ami  intime  du  duc  d'Anguien  :  on  juge  comme  il  fut  fêté, 
n  avait  fait  grande  diligence;  ayant  quitté  le  champ  de  bataille  au 
moment  même  où  les  terdos  venaient  de  succomber,  il  n'apportait 
que  des  messages  verbaux  et  quelques  lignes  adressées  par  le  géné- 
nd  en  chef  au  premier  ministre.  Avec  la  fière  simplicité  d'un  homme 
assez  sûr  de  sa  gloire  pour  ne  pas  craindre  de  la  diminuer  en  rele- 
vant le  mérite  d'autrui,  Anguien  fidsait  la  part  large  à  Gassion  : 
«  Le  principal  honneur  de  ce  combat  lui  reste  deu  (1).  »  Gassion 
aussi  avait  écrit  à  Hazarin;  dans  sa  lettre,  courte  d'ailleurs,  il  avait 
trouvé  moyen  de  ne  parler  que  de  luir-mème  (2). 

Tourvilie,  premier  gentilhomme  de  H.  le  Duc,  arriva  le  21  avec 
le  bras  en  écharpe,  car  il  avait  été  blessé  dans  la  bataille;  il  appor- 
tait des  renseignemens  plus  précis,  des  détails  plus  complets,  un 
premier  rapport  écrit,  quelques  propositions.  La  nouvelle  coïnci- 
dait avec  certain  remaniement  du  ministère  et  du  conseil,  une  des 
étapes  de  Hazarin  vers  le  pouvoir  absolu;  c'était  un  grand  coup  de 
fortune  pour  le  cardinal  :  aussi  a  les  importans  et  HM.  de  Yen- 
dosme  »  restèrent-ils  à  l'écart;  ils  étaient  seuls;  la  cour,  la  ville,  se 
précipitèrent  chez  M.  le  Prince,  chez  M""  la  Princesse,  chez  M^  de 
Longueville.  Pendant  quinze  jours,  ce  fut  au  quartier-général  de 
l'armée  de  Picardie  une  pluie  de  féUcitations,  beaucoup  de  banales, 
quelques-unes  piquantes,  comme  celle  du  vieux  Bassompierre, 
qui  sortait  de  la  Bastille,  on  celle  de  La  Meilleraye  :  a  Vous  êtes  le 
seul  qui  ayez  remporté  une  grande  victoire  pour  on  roi  de  quatre 
ans,  le  quatrième  jour  de  son  règne.  »  Il  y  en  avait  aussi  de  char- 
mantes, celle,  par  exemple,  où  la  mère  et  la  sœur  de  M.  le  Duc, 
passant  la  plume  aux  «  aimables  personnes  qui  les  optourent,  d 
réunissaient  1^  signatures  de  celles  qui  seront  les  héroïnes  de  la 

(i)  M.  le  Dac  à  Maitrio,  i9  mai. 
(^  GftMion  à  Maiaria,  21  mai. 


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LA   PREMIÈRE   GAMPAÔNE  DE  GONDÉ. 

Fronde  ou  Tororaient  de  la  cour  du  jeune  Louis  XIV  :  H^  de  Bou- 
teville,  déjà  hardie  et  plus  belle  que  le  jour  (1),  Julie  d'Angennes, 
Louise  de  Grussoli  Marie  de  Loménie  et,  confondue  parmi  d'autres, 
la  plus  modeste,  mais  non  la  moins  tendre,  M"^  du  Yigean.  Nous 
donnerons  ailleurs  la  clé  de  quelques-uns  des  mystères  que  cou- 
vrent ces  noms*  Nous  le  ferons  sobrement,  car  toute  cette  histoire 
anecdotique  de  notre  héros  a  déjà  été  racontée  par  le  plus  aimable 
des  philosophes,  qui  était  aussi  un  de  nos  plus  purs  écrivains  (2), 
et  qui  a  laissé  peu  à  glaner  derrière  lui. 

De  la  part  des  hommes  considérables,  les  lettres  de  félicitation 
ne  suffisaient  pas;  il  fallait  envoyer  un  courrier,  un  gentilhomme; 
on  chercha  querelle  à  Turenne  de  ce  qu'il  s'était  borné  à  écrire;  il 
est  vrai  que  sa  lettre  était  un  peu  sèche  et  du  même  ton  que  celle 
du  18  (3).  Ghevers  (A),  arrivé  le  troisième,  présenta  les  trophées. 
«  Vos  drapeaux  ont  réjoui  tout  Paris,  »  écrivait  le  duc  de  Longue- 
ville  (5).  Tout  Paris,  en  effet,  était  sur  pied  pour  les  voir,  la  cour 
dans  le  Louvre,  le  peuple  sur  les  quais  et  à  Notre-Dame;  cinquante 
cavaliers  de  la  maiscm  du  roi  et  cent  hommes  choisis  parmi  les  plus 
beaux  du  régiment  des  gardes  étaient  à  peine  en  nombre  pour  por- 
ter tant  de  bannières  et  d'étendards.  Ce  concert  de  louanges,  l'écho 
de  cette  joie  populaire  n'était  pas  encore  arrivé  jusqu'au  jeune 
vainqueur,  que  déjà  sa  pensée  était  concentrée  sur  un  but  unique  : 
recueillir  les  fruits  de  la  victoire.  Dès  les  premières  heures  qu'il 
passa  entre  les  étroites  murailles  de  la  petite  place  délivrée,  il  expé- 
diait à  l'intendant  de  l'armée  l'ordre  de  faire  immédiatement  pré- 
parer à  Guise  et  à  Yervins  le  pain  et  les  voitures  nécessaires  pour 
une  opération  de  vingt  jours,  et  il  demandait  que,  de  Paris,  on  mit 
le  marquis  de  Gesvres  en  état  et  en  demeure  de  le  soutenir  dans 
l'exécution  d'un  dessein  considérable.  Puis  il  ramenait  ses  troupes 
à  Guise,  où  il  arrivait  le  2i  mai.  Le  même  jour,  Ghoisy  et  La  Val- 
liëre  le  quittaient  pour  porter  à  Paris  les  détails  de  son  plan  et 
toutes  les  propositions  qui  s'y  rattachaient. 

«  Nous  voicy  à  cet  heure  maistre  de  la  campagne  et  il  n'y  a  quasy 
rien  que  nous  ne  puissions  entreprendre,  »  écrivait-il  le  28  mai  à 
son  père.  Trois  desseins  s'étaient  oiferts  à  son  esprit  :  une  tenta- 
tive contre  les  villes  maritimes  de  Flandre,  la  conquête  de  quel- 
ques places  de  l'Escaut,  celle  des  forteresses  de  la  Moselle»  Les  deux 

(1)  Loigneville  à  M.  le  Due.  • 

(2)  M.  ConsiD,  dans  maint  Tolnme.  Le  sujet  arait  déjà  été  traité  par  MM.  Rœderer 
et  Walckenaer. 

(3)  Tureone  à  Angnien,  21  mai,  !«'  Jain. 

(4)  Expédié  le  23  mai. 

(5)  26  mai. 


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8  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

premières  entreprises  semblaient  plus  à  sa  portée  ;  mais  on  ne  pon- 
vait  essayer  d'attaquer  les  ports  de  mer,  Gravelines  ou  Dunkerque, 
sans  forces  navales  ;  or,  celles  de  France  n'étaient  pas  organisées,  et 
pour  avoir  celles  des  I^ovinces-Dnies,  il  aurait  fallu  entamer  une 
négociation  dont  l'issue  était  fort  douteuse;  les  Hollandais  mon- 
traient peu  d'entrain.  La  satisfaction  que  leur  causait  la  victoire  de 
leurs  alliés  à  Rocroy  n'était  pas  sans  mélange  ;  ils  commençaient  à 
s'efirayer  de  la  puissance  du  roi  très  chrétien,  et,  voyant  en  lui  le 
futur  possesseur  de  la  Flandre,  redoutaient  plus  ce  voisinage  que 
celui  des  vice-rois  espagnols  (1).  L'Escaut  était  proche  de  l'armée, 
mais  loin  des  magasins  et  des  réserves  qui  se  trouvaient  alors  en 
Bourgogne  et  en  Lorraine.  Avec  la  sûreté  précoce  de  son  jugement, 
H.  le  Duc  avait  compris  qu'en  maîtrisant  le  cours  de  la  Moselle,  on 
frappait  les  ennemis  à  la  fois  en  Allemagne  et  aux  Pays-Bas.  Ce  qui 
avait  longtemps  fait  la  force  des  Austro-Espagnols,  c'était  la  faci- 
lité des  communications  entre  Anvers  et  Vienne  ;  autant  les  Français 
s'attachaient  à  couper  cette  ligne,  autant  les  généraux  de  l'empe- 
reur et  du  roi  catholique  tenaient  à  la  conserver  ou  à  la  rétablir. 
S'emparer  de  Thionville  et  donner  à  l'occupation  de  Metz  sa  véri- 
table valeur,  c'était  protéger  notre  armée  d'Alsace  contre  une  atta- 
que sur  ses  derrières,  c'était  préparer  la  conquête  de  la  Flandre, 
enlever,  tout  au  moins  diminuer  les  chances  de  secours  que  nos 
ennemis  de  Flandre  pouvaient  attendre  d'Allemagne.  L'entreprise 
était  considérable.  Nous  y  avions  déjà  échoué  avec  éclat.  Les  plus 
hardis  voyaient  dans  ce  grand  siège  la  conclusion,  le  couronne- 
ment d'un  vaste  ensemble  d'opérations  dont  le  Rhin  aurait  été  le 
théâtre;  mais  le  ducd'Anguien  se  croyait  sûr  de  ses  calculs.  Le 
jeune  et  hardi  capitaine  envoya  vers  la  cour  son  intendant  et  son 
chef  d'état-major  pour  proposer  le  «  dessein  du  Ghenest  »  (ce  fut 
la  formule  adoptée  pour  désigner  le  siège  de  Thionville),  en  expo- 
ser les  détails,  en  demander  les  moyens.  M.  le  Duc  avisait  en  même 
temps  qu'il  allait  pénétrer  en  Hainaut  et  y  opérer  pendant  vingt 
jours  (2),  pour  détourner  l'attention  des  ennemis,  les  attirer  de 
divers  cûtte,  les  forcer  à  garnir  leurs  places,  masquer  enfin  les 
prôparatiÊ  du  siège. 

Il  commença  sa  marche  le  26,  passa  par  Landrecies,  suivit  le 
cours  de  la  Sambre,  enlevant  sur  sa  route  Barlaimont,  Aymeries, 
Maubeuge,  qui  ouvrirent  leurs  portes  aux  premières  volées  de  canon, 
puis,  tournant  au  nord  et  menaçant  toutes  les  places,  il  se  saisit  de 


(i)  Les  négocUtenrt  franc^t,  pasaant  par  La  Haye  en  se  rendant  à  Monster,  eoreni 
grand*pelne  à  renonveler  le  traité  d*alUance. 
(S)  C'est  là  rexpUcaUon  des  vingt  Jours  de  pain  ordonnés  à  Goise  dés  le  20  mai. 


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JA  PREMIÈBE   CAMPAGNE  DE  CONDE.  9 

Binchei  qui  résista  un  peu  plus  et  où  il  augmenta  son  artillerie  de 
cinq  pièces  de  campagne.  U  s'arrêta  quelques  jours  dans  cette  yille 
déjà  industrielle  et  commerçante,  et  plus  importante  alors  qu'au- 
jourd'hui; ses  partis  parcouraient  le  pays,  allaient  jusqu'aux  portes 
de  Bruxelles,  levant  des  contributions,  semant  l'alarme  partout.  Melo 
rassembla  les  débris  de  ses  troupes,  prit  position  à  Hons  et  à  Nivelles, 
rappela  Fuensaldana,  qu'il  avait  laissé  en  observation  sur  la  lisière 
du  Boulonnais,  et  fit  encore  une  fois  revenir  Beck  du  Luxembourg. 
C'était  bien  ce  que  le  duc  d' Anguien  espérait  et,  dès  qu'il  eut  obtenu 
ce  résultat,  il  reprit  la  route  de  France.  Le  8  juin,  en  passant  à  Hau- 
beuge,  il  trouva  des  nouvelles  qui  lui  causèrent  un  assez  vif  désap- 
pointement. 

Il  n'avait  rien  demandé,  rien  fait  demander  pour  lui  après  sa  vic- 
toire; mais  il  avait  espéré  qu'on  lui  accorderait  sans  délai  des 
récompenses,  dont  quelques-unes  insignes,  il  est  vrai,  pour  ses  offi- 
ciers, pour  son  armée.  Â  ses  instances  très  vives  en  faveur  de  Gas- 
sion  on  répondait  par  des  promesses.  Certainement  le  mestre  de 
camp  général  de  la  cavalerie  légère  serait  nommé  maréchal  de 
France  avant  la  fin  de  la  campagne  ;  mais  il  y  avait  des  engagemens 
pris  avec  M.  de  Turenne,  et  le  nouveau  règne  ne  pouvait  être  inau- 
guré par  cette  promotion  de  deux  huguenots,  d'autant  plus  qu'il  y 
avait  un  troisième  concurrent,  considérable  par  sa  famille,  M.  de 
La  Force,  qui  était  aussi  protestant.  Certains  ménagemens  sont  im- 
posés à  une  régence,  et  la  reine,  sans  oublier  que  M.  de  Gassion 
((  s'était  engagé  à  demeurer  dans  l'entière  fidélité  quand  même  ceux 
de  sa  religion  manqueraient  à  leur  devoir  (1),  »  ne  pouvait  envoyer 
encore  le  bâton  si  bien  gagné.  Aucune  réponse  au  sujet  de  Sirot 
et  de  Quincé,  désignés  par  M.  le  Duc  comme  devant  être  promus 
au  grade  de  maréchal  de  camp  et  attachés  à  son  armée.  Rien  sur 
le  rétablissement  des  enseignes  dans  les  vieux  régimens,  ni  sur 
les  compagnies  qu'il  avait  demandées  pour  divers  ofiSciers;  rien  non 
plus  sur  le  gouvernement  de  Rocroy,  dont  il  désirait  voir  gratifier 
d'Aubeterre,  un  des  bons  mestres  de  camp  de  la  bataille,  en  rem- 
placement de  Geoffi*eviUe,  «  qui  a  si  mal  défendu  sa  place  (2).  »  On 
se  bornait  à  remplir  quelques-uns  des  vides  qu'une  bataille  sanglante 
laisse  toujours  dans  les  rangs,  même  d'une  armée  victorieuse.  Quel- 
ques renforts  lui  étaient  annoncés  (3)  et  on  lui  envoyait,  avec  deux 
maréchaux  de  camp  qu'il  n'avait  pas  indiqués,  Grancey  et  Palluau, 
un  nouveau  lieutenant-général  en  remplacement  de  l'Hôpital,  à  qui 
sa  blessure  avait  donné  un  honorable  prétexte  de  retraite. 

H.  le  Prince  avait  proposé  dans  le  conseil  de  donner  cet  emploi  à 

(1)  La  Régente  à  M.  le  Dac,  30  mai. 
(3)  M.  le  Duc  à  M.  le  Prince,  23  ma'. 
(3)  Le  Roi  à  M.  le  Dac,  22  mai. 


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10  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Torenne,  et,  à  son  défaut,  soit  au  maréchal  de  Gbàtillon,  si  rarmée 
devait  coutinuer  à  tâiir  la  campagne,  soit  à  La  Meilleraye^  si  on  ae 
décidait  pour  un  grand  siège.  La  Reine  leur  préféra  le  duc  d'Ângou* 
léme.  Ce  fils  de  Charles  IX  et  de  Marie  Touchet,  allié  à  la  pins  dan- 
gereuse des  maltresses  de  Henri  IV,  compromis  dans  mainte  intrigue 
et  même  dans  quelques  complots,  hôte  intermittent  de  la  Bastille, 
parfois  menacé  de  Téchafaud,  avait  beaucoup  de  services  et  passait 
pour  un  vigoureux  reltre.  Assez  populaire,  avec  ce  prestige  qui 
s'attache  au  dernier  rejeton  d'une  race  éteinte,  il  avait  alors  soixante 
et  dix  ans,  et  la  goutte  ne  lui  laissait  guère  de  repos.  «  Je  doutte 
fort,  écrivait  le  duc  de  Longueville  à  son  beau-irère,  je  doutte  fort 
qu'à  cause  de  son  aage  et  de  ses  incommodités,  il  vous  puisse  fort 
soulager,  mais  vous  le  trouverez  fort  complaisant  et  presque  tou- 
jours de  l'avis  du  dernier  qui  parle  (1)»  »  C'est  sans  doute  pour 
cette  raison  qu'il  fut  désigné.  M.  le  Duc  se  garda  bien  de  confier 
aucune  fonction  active  à  son  nouveau  lieutenant-général.  11  lui  laissa 
quelques  troupes  fatiguées  et  quelques  détachemens  tirés  des  gar- 
nisons pour  faire  une  sorte  de  police  des  frontières. 

Voici  d'ailleurs  ce  qui  avait  surtout  ému  et  mécontei^é  le  duc 
d'Anguien.  Comptant  sur  le  concours  des  troupes  de  Champagne  qui 
déjà  étaient  à  sa  disposition  avant  la  bataille,  informé  par  dépêches 
des  18  et  20  que  son  armée  allait  être  renforcée,  pressé  par  lettre 
royale  de  faire  connaître  ses  vues,  il  avait  indiqué  le  siège  de  ThioiH 
ville  et  prié  le  ministère  de  donner  immédiatement  au  marquis  de 
Gesvres  l'ordre  de  préparer  cette  opération  pendant  la  pointe  de 
Farmée  en  Hainaut.  Or,  Gesvres  s'étant  arrêté  à  tous  les  prétextes 
pour  ne  pas  s'éloigner  de  la  princesse  Marie  de  Gonzague,  dont  il 
était  passionnément  épris,  malgré  ses  dédains,  ressentait  quelque 
chagrin  d'avoir  trop  compté  sur  un  début  de  campagne  moins 
vivement  mené  et  d'avoir  laissé  à  d'autres  l'honneur  de  conduire 
ses  troupes  sur  le  champ  de  bataille  de  Rocroy.  Aujourd'hui, 
à  peine  de  retour  à  Reims  (2),  tout  en  affirmant  son  désir  de 
a  donner  à  M.  le  Duc  le  moyen  de  profiter  de  sa  victoire,  i»  il  parais- 
sait tenir  beaucoup  à  conserver  l'indépendance  qu'on  lui  avait  à 
peu  près  assurée,  et  se  trouvait  «  en  état  de  faire  des  choses  très 
considérables  du  côté  du  Luxembourg,  si  on  lui  permettait  d'agir. 
Surtout  je  supplie  Votre  Excellence  d'empêcher  qu'on  ne  m'ôte  pas 
une  des  troupes  qu'on  m'a  données  (&).  » 

Le  gouvernement  semblait  avoir  prêté  l'oreille  à  ces  d)serYa- 


(2)  L6  22  mal,  de  Reims,  il  envoyait  à  M.  le  Dac  tes  félicitaUoiiB  tur  la  Tictoire  de 
Rocroy,  qu'il  Tenait  d*appreDdre  en  arrÎTant  de.  Paria.  Geafrei  m'aiaiiiait  donc  pas  à 
«bataille  du  19,  où  le  font  flgorer  la  plupart  ,dea  hiitoridAf* 

(3)  Geavrei  à  Mazariny  Reima,  24  mai. 


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LA  PREMIJaiE  CAMPAGNE    DE  GONDÉ.  11 

tioos  (1).  Mazaria,  qui  depuis  s'est  proclamé  l'auteur  du  siège  de 
Thionville  (2),  se  moQtrait  incertain  et  semblait  même  ignorer  que 
l'importance  de  cette  conquête  venait  d'être  signalée  par  le  com- 
mandant de  l'année  du  roi  en  Allemagne  (3).  Les  premiers  ordres 
envoyés  à  Gesvres  (A)  sont  suspendus  (3  juin);  tous  les  donneurs 
d'ayis  sont  écoutés  ;  a  on  a  représenté  beaucoup  de  choses  qui  ren- 
dent l'exécution  du  dessein  du  €henest  fort  difficile  (5);  »  celui-là 
trouve  le  corps  de  Champagne  trop  faible;  le  maréchal  de  La  Meille* 
raye,  particulièrement  expert  dws  les  sièges,  ne  croit  pas  au  suc- 
cès ;  d'autres  plans  sont  suggérés.  Un  officier  général  qui  rentre 
des  prisons  de  l'ennemi,  Rantzau,  aussi  un  courtisan  que  vaillant 
soldat ,  homme  d'esprit ,  superficiel ,  non  moins  connu  pour  ses 
habitudes  d'intempérance  que  pour  les  glorieuses  mutilations  de 
son  corps  (6),  «  indique  une  conquête  importante  qui  couromierait 
la  victoire  de  Rocroy,  »  et  le  premier  ministre  envoie  ce  mémoire  k 
M.  le  Duc,  en  demandant  une  prompte  réponse.  Il  s'agissait  de  sub- 
stituer à  l'entreprise  qu'avaient  indiquée  les  deux  généraux  en  chef 
des  armées  de  Picardie  et  d'Allemagne  une  de  ces  opérations  mes- 
quines qui  venaient  d'être  déjà  examinées  et  repoussées,  le  siège 
de  Bouchain  (7).  Sans  ouvrir  de  discussion,  Anguîen  déclara  que 
«  Texécution  des  propositions  de  M.  de  Rantzau  était  impossible,  n 
et  il  répondit  sur  l'ensemble  avec  une  vivacité  qui  trahissait  Vem- 
portemenl  de  son  caractère  (8)  ;  si  bien  que  M.  le  Prince  prit  sur 

(1)  Le  TéUier  à  M.  le  Duc,  5  juin. 

(2)  Le  mémoire  où  fflazarin  expose  let  raisons  qui  ont  fait  décider  le  siège  de  Thion- 
Tille^  la  lettre  de  ce  ministre  an  cardinal  Bidii  énr  le  mémo  sujet,  «Mt  ^s  éotmamu 
poflbérfieurs  à  révéaemeoL 

(3)  Voir  plus  loin  le  fJftn  deiaiôbnienU 

(4)  Instructions  du  28  mai. 

(5)  Le  TeUler  à  M.  le  Duc,  5  juin. 

(6)  Rantzau  (Jos^as,  comte  de),  né  en  1<$09,  d^me  très  «neiemie  famflle  du  Hole* 
tein,  avait  servi  d*abord  ^ea  HoUaBâe,  «Muito  sons  GoBtave  Adolphe,  fsito  daas  l*ar- 
mée  de  rem^ereur,  ttpi^  -quitta  pomt  Tetouraer  vrec  les  Snédeis  ;  «usai  ôtait4l  «onsi- 
déré  par  les  Impâriaux  comme  coupable  de  trahison,  et  nous  verrons  qu'il  faillit  lui 
en  coûter  cher.  Entré  au  service  de  France  en  1635,  il  perd  un  œil  devant  Dôle  en 
1636,  une  main  et  une  jambe  devant  Arras  en  1640,  reçoit  en  1641  trois  blessuros 
demnt  Aire,  quatre  en  1643  à  Honnecourt,  où  il  fut  fiiit  prisonnier  i 

Bt  JâMXê  ne  loi  laissa  rien  d'entier  goe  le  cûbuc 

Il  avait  «omwrvé  une  tournure  martiale  et  un  très  beau  visage.  Blaréchal  de  France 
en  Juin  1645,  Il  meurat  ea  1650* 

(7)  Propositioa  préeentée  k  la  Reine  par  la  comte  de  Rantzau,  maréchal  de  camp« 
transmise  à  M.  le  Duc  par  Le  Teltier.  Cest  bien  cette  proposition  que  vise^la  lettre  de 
Mazann  da  3  juin. 

(8)  M.  le  Duc  à  M.  le  Prince.  —  M.  le  Duc  à  la  Régente,  8  Juin. 


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12  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  de  supprimer  la  lettre  de  son  ûls  à  la  Régente  :  «  elle  était 
capable  de  gaster  vos  affaires  ;  vous  allez  un  peu  bien  vite  et  prenes 
les  choses  trop  à  cœur  (1).  »  Cette  lettre  d'ailleurs  n'avait  plus 
d'objet  lorsqu'elle  parvint  à  Paris;  une  dépêche  expédiée  en  chiffres 
de  Binche  avait  mis  fin  à  l'hésitation  du  conseil  de  régence  : 
a  Yostre  dessein  est  bien  haut.  —  Enfin  la  Reyne  a  déféré  à  vos 
advis  touchant  le  siège  du  Chenest(2).  »  La  veille,  des  ordres,  posi- 
tifs cette  fois,  avaient  été  expédiés  à  Reims  ;  «  H.  le  duc  d' Anguien 
8*étant  arresté  au  dessein  du  Chenest,  Leurs  Majestés  entendent  que 
le  sieur  marquis  de  Gesvres  marche  droit  vers  la  place,  qu'il  Tin- 
vestise  et  la  bloque  incontinent.  » 

Le  8  juin,  le  secrétaire  d'état  de  la  guerre  et  le  premier  commis 
de  l'artillerie  envoyaient  à  M.  le  Duc,  avec  les  dernières  instruc- 
tions du  roi,  tous  les  renseignemens  sur  les  ressources  qu'il  trouve- 
rait à  Hetz,  et  sur  les  approches  de  la  place  qu'il  allait  attaquer  (3). 

XIII.  —  l'investissement  de  thionville  et  le  secours. 

Une  fois  la  décision  prise,  Gesvres  fit  diligence. 

Il  avait  reçu  les  troupes  du  Boulonnois  et  de  la  Bourgogne  et  il 
venait  d'être  rejoint  par  d'Aumontavec  mille  chevaux  que  M.  le  Duc 
lui  avait  envoyés  sans  se  laisser  troubler  par  «  les  appréhensions 
de  la  cour  (A).  »  Devançant  son  infanterie,  il  occupait,  le  16  au  soir, 
les  avenues  de  Thionville.  Le  18,  le  général  en  chef  ayant  marché 
presque  aussi  rapidement,  arrivait  devant  la  place  avec  la  plus 
grande  partie  de  ses  troupes.  Il  avait  tenu  la  route  extérieure  par 
Hézières,  Sedan,  Yirton,  et  reconnu  les  abords  de  Longwy,  cou- 
vrant ainsi  la  marche  de  ses  convois  et  prêt  à  faire  îace  aux  tenta- 
tives de  l'ennemi.  Une  autre  colonne,  conduite  par  Sirot,  qui  avait 
enfin  reçu  son  brevet  de  maréchal  de  camp,  devait  escorter  le  maté- 
riel dont  les  armées  de  Picardie  et  de  Champagne  étaient  déjàpour^ 
vues  et  prendre  celui  que  pouvait  fournir  la  place  de  Verdun. 

Antique  domaine  des  ducs  de  Bourgogne,  échue,  comme  tant 
d'autres,  aux  Habsbourg,  Thionville  (6)  est  bâtie  sur  la  rive  gauche 

(1)  M.  le  Prince  à  M.  le  Dac,  16  Juin. 

(2)  M.  le  Prince  à  M.  le  Duc,  6  juin.  —  Le  Roi  à  M.  le  Dac,  7  Juin.  —  Le  Tellier 
à  M.  le  Dac,  8  Juin. 

(3)  Le  Tellier  à  M.  le  Duc.  —  Saint-Aoust  à  M.  le  Dac 

(4)  D*Aumont  à  M.  le  Duc,  11  Juin.  Arec  ses  mille  chevaux,  d*Aamont  alla  de  la 
Gapello  à  ThionTiUe  en  cinq  Joars  (du  12  au  16;  faisant  environ  40  kilomètres  par 
Jour;  Gesvres,  de  Reims  à  Thionville,  par  Verdun,  en  quatre  jours  (du  13  au  16), 
38  kilomètres  par  Jour;  Anguien,  avec  toutes  ses  troupes,  de  Sedan  à  Thionville, 
par  Virton  et  Longwy,  en  quatre  Jours,  30  kilomètres  par  jour. 

(5)  Theodonis  Villa,  une  des  résidences  favorites  de  Gharlemagae.  Les  Allemanda 
lui  ont  donné  le  nom  de  Diedenhofen. 


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LA  PBEHIÈBB  CAMPAGNE  DE   GONDÉ.  13 

de  la  Moselle,  à  sept  lieueô  au  nord  de  Metz,  arsenal  de  l'assié- 
geant, et  à  même  distance  au  sud  de  Luxembourg,  d'où  l'assiégé  t 
pouvait  attendre  des  secours,  au  centre  d'une  plaine  fertile,  semée 
de  quelques  villages,  encadrée  au  sud  par  un  petit  affluent  de  la 
Moselle,  la  Fensche,  au  nord  par  des  marais,  bordée  à  l'est  par  le 
fleuve  et  enveloppée  à  l'ouest  par  une  ceinture  de  hauteurs,  qui 
décrivent  un  arc  de  cercle  d'environ  3,000  mètres  de  rayon.  Ces 
collines ,  où  la  vigne  se  mêle  aux  bouquets  de  bois ,  sont  elles- 
mêmes  dominées  par  d'épaisses  forêts,  aux  pentes  escarpées;  dans 
une  gorge  étroite  qui  coupe  ce  massif,  la  Fensche  roule  ses  eaux  et 
déjà  alors  mettait  en  mouvement  quelques  forges,  premiers  jalons 
des  grandes  usines  modernes  d'Hayange  et  de  Moyeuvre.  Hors  des 
deux  larges  voies  qui  conduisaient  à  Luxembourg  et  à  Metz,  la  plaine 
de  Thionville  n'était  accessible  que  par  ce  défilé  où  passe  le  chemin 
de  Longwy;  c'est  celui  qu'avait  pris  le  duc  d'Anguien.  Nul  pont 
pour  traverser  le  fleuve,  rarement  et  difiicilement  guéable.  La  route 
de  Sierck  suit  la  rive  droite,  qui  présente  un  terrain  ondulé,  çemé  de 
bosquets  et  de  villages,  facile  à  parcourir. 

La  ville  avait  à  peu  près  l'aspect  qu'elle  présente  aujourd'hui  ;  le 
périmètre  de  l'enceinte  était  le  même.  —  Un  solide  rempart  se  déve- 
loppant le  long  du  fleuve  (rive  gauche)*;  jetée  sur  la  rive  droite,  une 
lunette  assurant  les  communications  entre  les  deux  bords;  vers 
la  plaine,  cinq  grands  bastions  et  autant  de  demi-lunes  devant  les 
courtines,  avec  escarpes  et  contrescarpes  bien  revêtues;  un  grand 
ouvrage  à  corne  au  nord  ;  des  fossés  larges,  profonds  et  pleins  d'eau; 
un  chemin  couvert  spacieui,  trois  portes  bien  défilées  et  protégées 
contre  toute  tentative  d'insulte;  partout  d'épaisses  maçonneries  et 
une  profusion  de  palissades  ;  tout  ce  que  l'art  de  l'ingénieur  pou- 
vait donner  alors  avait  été  mis  en  œuvre  pour  rendre  cette  place 
formidable  (1).  La  difficulté  dea  approches,  qui  ne  pouvaient  se  faire 
qu'à  découvert,  augmentait  encore  sa  force;  le  souvenir  de  la  résis- 
tance qu'elle  avait  opposée  au  duc  François  de  Guise  en  155Ô,  et 
l'échec  éclatant  que  nos  armes  venaient  tout  récemment  (1639)  d'es- 
suyer sous  ses  murs,  lui  donnaient  un  grand  prestige.  Au  moment 
où  les  chevau-légers  français  en  occupèrent  les  avenues,  elle  était 
admirablement  pourvue,  sauf  en  hommes;  matériel  de  guerre,  bou- 
ches à  feu,  poudre,  tout  l'outillage,  y  compris  de  grands  amas  de 
bois  et  même  de  terre,  était  au  complet.  Peu  de  farines,  mais 

(1)  Ces  défenses,  remaniées  Jadis  par  Vanban  et  Cormontaigne,  ont  dans  ces  der- 
nières années  subi  nne  nouvelle  transformation.  L'ouTrage  de  la  rive  droite  a  pris  un 
grand  développement;  il  renferme  a^jo^^'^^î  la  gare  du  chemin  de  fer;  les  ponts  ont 
été  multipliés,  les  dehors  sur  la  rive  gauche  en  partie  rasés;  Tenceinte  a  été  pourvue 
de  traverses  et  de  casemates  ;  les  tenassemens  ont  été  relevés  et  renforcés. 


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lA  BfiYDE  DE8  DEUX  HOIOW. 

rq[>proyisioimeineût  en  blés  oonsidéraUe;  un  moolia  retranché 
,  établi  près  du  fossé  du  front  sud  et  desservi  par  on  bras  de  k 
Fensche  assurait  le  service  de  la  mouture  ;  tout  le  fourrage  des  envi* 
roQS  ayant  été  rentré,  les  chevaux  purent  â^e  maintenits  asses  long* 
temps  en  bonne  condition. 

Si  Thionville  avait  été  mis  en  état  avec  une  prévoyance  qui  était 
dans  les  habitudes  des  autorités  o^fMtgnoles,  la  garmson  était  insuf* 
fisante.  £lle  avait  été  réduite  à  huit  cents  hommes,  résidu  de  divers 
corps,  Melo  ayant,  dans  son  désarroi,  appelé  à  lui  presque  tons  les 
combattans  valides  dont  il  pouvait  disposer*  La  faiblesse  du  chiffre 
ne  pouvait  ôtre  exactement  appréciée  de  Tétat-major  français  ;  mais 
le  fait  était  connu.  C'est  ce  qui  avait  décidé  le  duc  d'Anguien  à  se 
hâter,  c'est  ce  qui  lui  avait  fait  si  vivemmt  regretter  les  retards 
apportés  aux  premiers  mouvemens  du  marquis  de  Gesvres.  Puis- 
qu'il avait  eu  l'habileté  et  la  bonne  fortune  d'amener  son  adversaire 
à  laire  refluer  sur  le  Brabant  et  le  Hainaut  toutes  les  forces  espa- 
gnoles, il  ne  fallait  pas  laisser  le  temps  à  Beck  de  ramener  à  Luxenn 
bourg  ses  troupes,  qu'il  avait  conduites  vers  Mons  et  Bruxelles,  et 
de  jeter  un  secours  important  dans  Thionville. 

Aucun  ennemi  exMrieur  n'avait  paru  lorsque  dans  raprès-midi 
du  18  juin,  le  général  en  chef  rejoignit  son  lieutenant  sous  les  murs 
de  la  place;  nul  mouvement  dans  la  ville  ;  rim  n'y  Mait  entré; 
tout  était  tranquille  dedans  et  dehors.  C'était  un  grand  point  gagné; 
il  était  urg^t  d'assurer  te  premier  avantage  ;  car  M.  le  Duc  se  dou- 
tait bipn  que  maintenant  sa  marche  avait  dû  être  évestée,  son  des- 
sein pénéâ*é,  et  que  l'ennemi  s'avançait  à  tire-û'aile  ain  d'y  pour- 
voir. Dans  le  dispositif  donné  à  l'avant-^iarde,  Gesvres  n'avait  pu 
s'occuper  de  la  rive  droite,  où  aboutissait  le  chemin  de  Sierck,  et  où 
les  communications  avec  la  place  étaient,  nous  l'avons  vu,  assurées 
par  un  ouvrage.  Dn  gué  fut  reconnu,  quelques  bateaux  rassemblés, 
et  le  scnr  même  du  18,  IL  de  Grancey  était  poussé  par-delà  l'eau 
aved  un  gros  détachement  d'inianterie  et  de  cavalerie.  Anguien 
avait  désigné  ce  maréchal  de  camp  parce  qu'il  connaissait  les  Ueux, 
ayant  servi  au  dernier  siège  de  Thionville;  il  lui  recommanda  la 
plus  stricte  vigilance.  Lui-môme  resta  à  cheval  et  tint  ses  troupes 
sous  les  armes  toute  la  nuit,  faisant  face  à  Luxembourg,  au  côté  le 
plus  menacé;  son  instinct  militaire  lui  disait  que  l'ennemi  était 
proche.  La  nuit  fut  cakne  sur  la  rive  gauche,  et  le  jour  étant  survenu, 
H.  le  Duc  allait  séparer  ses  quartiers  et  donner  quelque  repos  à 
son  armée,  lorsqu'il  apprit  que  le  malheureux  Grancey,  joué  par 
deux  paysans  ou  prétendus  paysans,  s'était  porté  au-devant  d'un 
corps  imaginaire,  tandis  que  le  secours,  cheminant  à  travers  bois  et 
collines,  entrait  sans  pertes  daps  la  place.  Décidément  le  lieu  ne 


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LA  PBEUmiE  GAMPAGNI  BB  GONDÉ*  15 

portait  pas  bonheur  à  GraBcey  :  bbataiUe  de  163^  lui  avait  dé)à 
tais  VKk  séjour  à  la  Battille,  te  roi  ayant  tKMnré  a  qu'ii  n'avait  paa 
M  maîBâeair  ees  cavaliers  dans  la  devoir^  »  et  ai,  en  ldA3,  il  avait 
e«i  affaire  à  m  chef  mmm  généreivr,  sa  maladresse  on  sa  mal* 
chance  aurait  pm  enoare  cette  fois  lui  eeâtw  cher;  mais  M.  le  Duc 
ne  le  diargea  pas«  dette  iooganimité  ne  plot  pas  à  Tesprît  positif  de 
H.  le  Prince  :  «  Si  par  les  lettres  de  quelques  ^^s  je  n'avais  pas 
appris  qu'il  est  entré  dnq  cents  hommes  par  le  quartier  de  IL  de 
Graooef,  je  ne  sçaurois  qae  les  mels  graves  de  la  vostre  contenant 
seceiirsde  quelque  infanterie.  Mon  fils  Revoit  l'avoir  escrit  et  mettre 
la  ia«te  sur  quy  die  est  (l).  » 

C'est  encore  a«  comte  d'isembourg,  à  celui  qui  nous  avilit  si  long* 
temps  dispnté  la  plaine  de  Rocroy,  que  le  roi  d'Esp^ne  devait  ce 
nouveau  service*  Aux  premiers  indices  d'une  marche  des  Français 
vers  k  Moselle,  ce  vaillant  officier  avait  quitté  Cbari^nont  et,  encore 
presque  mourant  de  ses  blessures,  s'était  fait  transporter  à  Namur, 
dont  il  était  gouverneur,  et  d'où  il  tt  partir  aussitôt  pour  Luxem* 
bourg  quelques  compagnies  d'infaaterie  wallonne  échaf^iées  an 
désastre  du  10  maL  Beok,  renvoyé  un  peu  plus  tant  en  peste  par 
Melo^  put  joindre  à  ce  groupe  un  peu  d'infanterie  allemande,  quel* 
ques  cfaevau-léigeas  et  des  Croates  ;  le  18,  le  détachement  passa  la 
Moselle  sur  un  pont  4e  bateaux, «'arrêta  un  moment  à  Sierck,  et  se 
dérobant  aux  patrouilles  françaises,  entra  le  19  an  matin  dans  l'avan- 
cée deThionviUe  sur  la  rive  droite*  La  garnison  atteignait  le  chifire 
de  deux  mille  cinq  cents  honunes  environ,  en  comptant  les  habitans 
aptes  à  portw  les  iurmes,  et  recevait  un  contingent  important  de 
cavalerie,  iesdéfenses  de  la  place  reprenaient  ainsi  toute  leur  valeur; 
les  conditions  du  siège  étaient  dutngées;  il  Mait  renoncer  aux  pré- 
cédés expéditifs,  se  rester  à  une  attaque  méthodicpie,  rassembler 
de  grands  moyens,  s'attendre  à  une  résistance  longuement  prolon- 
gée. Le  siège  de  Tbionvîlle  qui,  dans  la  pensée  du  duc  d'ÂnguieUt 
aurait  été  le  point  de  départ  d'une  série  d'opérations,  devait  main* 
tenant  occuper  toute  la  belle  saison.  Le  récit  d'un  espion,  des  postes 
mal  placés,  quelques  patrouilles  égarées  suffirent  pour  modifier 
profondément  les  résultats  quTon  pouvait  attendre  de  la  campagne 
de  16&8. 


XIV.  —  L  BTAT-MAJOE,    LES    TROUPES    ET     LES     LIGNES. 

Ce  qui  est  digne  de  remarque,  c'est  que  le  duc  d'Ânguien,  si  çia>- 
porté  devant  les  résistances  de  la  cour,  les  retards,  les  contradictions 

(i)  M.  le  Prince  à  M.  Girard,  24  juin. 


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16  BBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  hommesi  sut  maîtriser  le  chagrin  qu'il  éprouvait,  accepta  ayec 
bonne  humeur  la  situation  nouvelle  qu'un  accident  avait  créée  et 
s'occupa  d'y  pourvoir  avec  le  même  entrain  qu'il  avait  apporté  le 
19  mai  à  réparer  le  désastre  de  La  Ferté.  Il  se  mit  à  tracer  ses  lignes, 
à  établir  ses  quartiers,  à  rassembler  ses  moyens,  à  régler  la  marche 
de  ses  convois,  et  le  22,  il  écrivait  à  son  père  :  a  Nous  sommes  icy,  à 
mon  advis,  en  meilleur  estât  que  vous  ne  pouvez  vous  l'imaginer.  » 
Son  état-major,  qu'il  avait  eu  tant  de  peine  à  constituer  à  Amiens, 
était  devenu  non-seulement  suffisant,  mais  excessif.  Deux  mois  plus 
tôt,  ceux  qui  croyaient  le  plus  à  son  étoile,  comme  d'Aumont  et 
d'Andelot,  n'avaient  guère  montré  d'empressement  à  le  rejoindre. 
Aujourd'hui,  c'est  à  qui  sera  de  l'armée  de  M.  le  Duc.  Il  avait  quatre 
officiers-généraux  à  sa  disposition  sur  le  champ  de  bataille  de  Rocroy; 
il  en  eut  jusqu'à  onze  pendant  le  siège  de  Thionville  :  le  duc  d'An- 
gouléme,  lieutenant-général  détaché  sur  les  frontières  de  Picardie; 
les  maréchaux  de  camp  Gassion,  Espenan,  Gesvres,  Sirot,  que  nous 
connaissons,  Grancey  (1)  et  Palluau  (2),  qui  deviendront  tous  les 
deux  maréchaux  de  France,  Quincé,  détaché  auprès  du  duc  d'An- 
gouléme;  d'Andelot  (3),  destiné  à  disparaître  dans  une  des  escar- 
mouches de  la  Fronde,  brave  jusqu'à  la  témérité,  fier  de  son  grand 
nom  de  Ghâtillon,  rêvant  de  sortir  du  rôle  effacé  qu'avait  accepté 
son  père,  mais  ayant  moins  de  génie  que  d'ambition,  en  ce  moment 
admirateur  passionné  de  la  belle  Bouteville,  qu'il  épousera  avec 
l'appui  plus  ou  moins  désintéressé  de  son  jeune  général  ;  d'Aumont, 
aussi  brillant,  plus  complet,  homme  d'esprit,  très  entendu  au  mé- 
tier, aimé  et  apprécié  du  duc  d'Aoguien,  destiné  à  dépasser  tous 
ceux  que  nous  venons  de  nommer  si  la  guerre  ne  l'avait  prématuré- 
ment dévoré  {à)\  Amauld,  solide  et  tenace,  de  cette  forte  race  de 
jansénistes  dont  nous  avons  déjà  parlé  (5)  ;  la  plupart,  on  le  voit,  offi- 

(1)  Jacques  Rouxel,  comte  de  Grancey  et  de  Médavy,  né  en  1603,  d*abord  destiné  à 
réglise  et  tonsuré  à  neuf  ans,  capitaine  de  chevan-lé^ers  à  seixe  ans,  blessé  au  siège 
de  Saveme  en  1636  et  fait  maréchal  de  camp  la  môme  année,  maréchal  de  France  en 
1651,  mort  en  1680. 

(i)  Philippe  de  Clérembaolt,  comte  de  Palluau,  né  en  1606,  maréchal  de  camp  en 
1642,  maréchal  de  France  en  1653,  mort  en  1665. 

(3)  Gaspard  IV  de  Goligny,  arrière-petit-flls  de  l'amiral,  né  en  1620,  Tenait  d*ôtre 
nommé  maréchal  de  camp.  Il  se  fit  catholique,  épousa  en  1645  Isabelle-Angélique  de 
Montmorency-Bouteville,  quitta  le  nom  de  marquis  d*AndeIot  pour  prendre  celui  de 
duc  de  ChAtillon  à  la  mort  de  son  père  le  maréchal  (1646),  et  fut  tué  au  pont  de  Gha- 
renton  en  1640. 

(4)  Charles,  marquis  d'Aumont,  né  en  1606,  tué  en  1644,  petit-iils  et  frère  de  maré- 
chaux de  France. 

(5)  Pierre  Amauld  de  Gorbeville,  dit  Amauld  le  Carabin^  était  mestre  de  camp 
général  des  carabina  sur  la  démisaion  do  ton  onde  Pierre  Amauld  «  du  fort.  »  11 
neurat  en  1651. 


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LA  PREMIÈRE  CAMPAGNE  DE  GONDÉ.  17 

ciers  de  valeur;  mais  leur  mérite  même  ne  faisait  que  rendre  ce 
grand  nombre  plus  gênant.  Gomme  ils  arrivaient  les  uns  après  les 
autres,  M.  le  Duc  demanda  avec  quelque  impatience  qu'on  arrêtât  ce 
déluge  de  maréchaux  de  camp  :  «  Ne  nous  en  envoyez  plus;  nous  en 
sommes  embarrassés,  et  je  vous  ferai  retourner  ce  que  nous  avons  de 
trop  ;  ))  d'autant  plus  que»  M.  de  Gesvres  ayant  un  commandement 
séparé  et  l'exerçant  avec  hauteur,  aucun  de  ses  camarades  ne  voulait 
servir  sous  lui.  «  Il  serait  bon  de  régler  cela,  car  cela  faict  enrager 
tous  les  aultres  et  le  service  ne  se  faict  pas  (1;.  » 

La  Yallière  avait  conservé  ses  fonctions  de  maréchal  de  bataille 
(chef  d'état-major)  et  M.  de  Ghoisy  celles  a  d'intendant  de  justice  et 
finances,  )>  avec  M.  de  Tyran  sous  lui  comme  «  général  des  vivres;  » 
M.  le  Duc  avait  désigné  Saint-Martin,  un  des  lieutenans  du  grand- 
maltre,  pour  remplacer  La  Barre  et  conmiander  l'artillerie  ;  il  n'eut 
qu'à  s'applaudir  de  ce  choix.  On  mit  à  sa  disposition  un  ingénieur 
appelé  Perceval,  qui  avait  dirigé  plusieurs  des  sièges  de  Hollande  et 
qui  passait  pour  le  premier  de  son  temps.  Perceval  dut  chercher 
dans  les  régimens  quelques  officiers  de  fortune  pour  s'en  faire  assis- 
ter. Il  avait  amené  un  homme  spécial  pour  la  conduite  des  travaux 
dans  l'eau,  Ciourteille,  dont  la  nature  de  la  place  rendait  le  concours 
fort  utile. 

Nous  ne  discuterons  pas  le  mérite  des  lignes  continues,  en  usage 
au  xvu®  siècle  et  bien  souvent]employées  depuis,  pour  protéger  l'as- 
siégeant contre  les  attaques  intérieures  et  extérieures.  M.  le  Duc 
se  dispensa  de  la  contrevallation,  ma  s  il  construisit  une  circonval- 
lation  dont  le  développement  était  d'environ  18  kilomètres.  Sur  la 
rive  gauche,  en  aval  de  la  place,  les  lignes  touchaient  à  la  Moselle 
près  de  Massom,  et  en  amont,  vers  le  lieu  dit  aujourd'hui  Maison- 
neuve;  sur  la  rive  droite,  elles  enfermaient  les  deux  Yutz;  le  point 
culminant  était  au  nord-ouest,  vers  Guentrange  (cote  330).  Épousant 
les  formes  d'un  terrain  varié,  présentant  un  relief  inégal,  fraisées 
et  palissadées  sur  certains  points,  elles  étaient  ici  disposées  en  cré- 
maillère, là  brisées  par  des  flèches  ou  flanquées  par  des  redoutes, 
appuyées  enfin  par  quelques  ouvrages  plus  considérables  et  décorés 
du  nom  de  forts.  Dès  le  20  juin,  un  pont  de  bateaux  amené  de  Metz, 
établi  en  amont,  assurait  la  communication  entre  les  deux  rives,  les 
gués  devenant  impraticables  à  la  moindre  crue;  un  second  pont  sur 
pilotis  fut  plus  tard  construit  en  aval.  Pour  remuer  une  semblable 
masse  de  terre,  il  fallut  le  concours  d'un  grand  nombre  de  paysans 
enrôlés  comme  travailleurs,  payés  et  nourris.  Gomme  le  général  en 
chef  n'épargnait  pas  l'argent,  ce  fut  mené  vivement.  Dès  le  26  juin, 

(1)  26  juin. 

TOM  lYU.  — 


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It  BSTUB   DES  DEUX  MOHBBB* 

M.  le  Doc  écmaît  à  son  père  :  «  Notre  circonvallatiûii  est  bientôt 
Ismiée,  eSe  n'est  pas  en  état  de  seoteoir  un  poissant  ^brt»  mais 
les  petits  secours  ne  peavent  pins  entrer*  Beck  est  près  de  Uixem-- 
beûg;  s'il  tient  hasaiider  quelque  effort^  il  faut  que  ce  soit  à  forœ 
ovi^rte*  »  Beck  ne  fit  pas  d'efTort,  et  la  circonvallatîon  fut  achevée 
en  TÎngt  jours  sans  autre  incident  que  des  engagemens  de  cavale^ 
rie  peu  în^ortans^  mais  qui  doBaërent  au  général  en  chef  i'oecasioa 
de  charger  deux  ou  trois  fois  pour  d^ager  des  amis  imprudens. 
Tavannes,  lieutenant  de  ses  guides,  fut  blessé  dans  vue  de  ces 
escMmoaches;  il  en  coûta  plus  cber  à  l'écuyer  Fraocine*  Comme 
c^  ancien  et  fidèle  serviteur  revenait  et  Paris  avec  des  dépêches, 
il  tomba  dans  on  poste  de  Croates  et  &t  pris  après  tine  vigonreuse 
résistance.  Iftenvoyé  par  Beck,  tt  svccoBoèa  à  la  gravité  de  ses  bles- 
sures et  iu  fort  regretté  de  M.  le  Duc« 

Au  «  quartier  du  roi,  »  établi  à  TherviUe,  au  sud*«8t  et  à  environ 
200  mètres  de  la  place,  le  duc  d*Anguien  avait  gardé  auprès  de  lui 
la  fleur  de  son  infanterie,  nos  cotHiaissaoces  de  Rocroy,  —  Picardie, 
Pî^nont,  La  Marine,  Raubure,  Uobndin,  —  et  na  régiment  de  for^ 
mation  récente,  déjà  fort  beau,  que  Campi  commandait  pour  le 
cardinal  Mazarin  et  que  le  mestre  de  camp  titulaire  voulait  voir 
traiter  sur  le  même  pied  que  les  gardes  (1).  —  Que  le  lecteur  veuille 
Inen  accorder  un  moment  d'attention  à  ce  régiment  :  «  fioyal  ita- 
lien n  est  devenu  la  ûtmeuse  17®  légère  de  Oô,  le  17*  léger  des 
guerres  d'Afnque,  enfin  le  d2®de  ligaequi,  dans  notre  agonie  milir 
tûre  de  1871,  a  tiré  les  derniers  coiups  de  fusil  k  Viilersexel  et  à  la 
Cluse  de  Ponlnrlier.  —  Les  gendarmes  et  compagnies  d'ordonnance 
étaient  aussi  à  TberviUe,  aux  ordres  directs  de  M.  le  Duc  Passion 
étak^ut  près  «vec  sa  cavalerie  légère;  la  ferme  où  il  logeait  a  «on- 
serve  son  noou  M.  de  Gesvres  aivait  son  qmrtier  au  nord,  près  de 
Massom;  dans  les  corps  qu'il  avaitamenés  ei  qui  T^itouraieot,  nous 
reaaarquons  «  Navarre,  m  un  des  «  Tieux,  «  iqui  eut  pour  noyau  les 
gardes  hugmenols  du  roi  ^ori.  Le  reste  des  tpcrupes  à  pM  et  à 
cheval  était  réparti  dans  quatre  autres  quartiers,  dont  deux  sur  la 
rif  e  droite  ;  là  commandaient  Palluau  et  Sirot  en  remplacement  de 
Grancejf ,  qui,  étant  tombé  malade,  soit  du  diagrin  de  sa  mésaven- 
ture du  10^  soit  du  déplaisir  d'être  sous  les  ordres  du  marquis  de 
Gesvres,  «visitdû  demander  un  congé.  fo<iiles  les  distances  étaient 
o<w»idéni)fes,  lesorice  -était  très  lourd,  très  compliqué  :  vedettes, 
patttniilles,  avancées,  escortes  ponr  la  cavalerie  ;  grand' gardes,  ter- 
rassemens  et  eonrées  de  tout  genre  pour  l'inlanterie,  en  attendant 
les  travaux  bien  aatrement  fatigansetles  périls  du  siège  proprement 

(1)  Le  Roi  à  M.  le  Duc,  25  Juin. 


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LA  PREMliaE  CAMPAGNE  DE  GONDÉ.  19 

dit.  Les  troupes  avaient  grand'peine  à  y  sufiire.  a  Nous  sommes  icy 
effectÎTement  quatorze  mille  honumes  de  pied  et  sept  imlle  chevaux, 
sans  compter  les  officiers,  sergens  et  valets  (i),  »  et  M.  le  Duc,  récla- 
mant de  Finfantme  avec  sa  vivacité  ordinaire,  indiquait  celle  qu'on 
retenait  inutilement  devant  La  Motte;  mais  M.  le  Prince  ayant  été 
pris  de  la  gravelle  le  jour  où  cette  demande  fut  rapportée  devant 
le  conseil  de  régence,  on  différa  de  prendre  une  résolution  (%)• 
Cependant  on  finit  par  se  décidera  lever  pour  quelque  temps  Tèter^ 
nel  blocus  de  la  petite  forteresse  lorraine,  et  Amauld  fut  envoyé 
devant  Thionville  avec  six  régimens  d'infanterie  et  deux  de  cavale 
rie  (3).  On  recourut  aussi  à  l'expédient  ordinaire  de  faire  des  em- 
prunts aux  «  vieilles  garnisons,  n  Enfin,  huit  comptâmes  de  gardes 
firançaises  et  suisses  reçurent  Tordre  de  rejoindre  le  corps  de  siège. 
Tous  ces  renforts  arrivèrent  assez  tardivement,  fort  diminués  en 
route  et  furent  loin  de  donner  en  réalité  ce  qu'ils  représentaient  sur 
le  papier.  C'est  à  peine  s'ils  égalèrent  les  pertes  que  le  feu,  la 
fatigue  et  les  maladies  firent  essuyer  à  l'armée.  Le  ministre  n'en 
demandait  pas  moins  qu'en  échange  de  ces  contingens,  M.  le  Duc 
envoyât  une  bonne  partie  de  sa  cavalme  au  duc  d'Angouléme,  qui 
criait  misère  diaque  fois  qu'une  patrouille  espagnole  paraissait  en 
Boulonnois  ou  aux  frontières  du  Hainaut.  M.  le  Duc  expédiait  une 
copie  de  son  tableau  de  service,  représentait  qu'il  n'avait  pas  trop 
de  chevaux  pour  surveiller  le  vaste  périmètre  de  ses  lignes,  repous- 
ser les  sorties,  observer  Beck,  défaire  les  partis  qui  venaient  atta*- 
quer  nos  convois  et  qu'il  fallait  psofois  reconduire  jusqu'aux  portes 
de  Luxembourg;  tout  ce  qu'il  put  faire  fut  de  mettre  mille  che- 
vaux à  la  disposition  de  son  lieutenantrgénéral. 


XV.  —LE    SIBQB    DE    THIONVILLE. 

Le  temps  employé  à  la  construction  de  la  circonvallation  avsdt  à 
peine  suffi  à  la  formation  des  approvisionnemens  de  siège.  Après  le 
premier  convoi  amené  de  Verdun  par  Sirot,  d'autres  s'étaient  suc- 
cédé par  eau  ou  par  terre,  venant  de  Toul,  Nancy  (4),  et  surtout  de 
Metz.  Trente  pièces  de  batterie,  des  munitions  de  guerre,  des 
bateaux,  etc.,  avaient  été  reçus  de  cette  dernière  place.  De  grands 
dépôts  de  vivres,  des  amas  de  madriers,  gabions,  sacs  à  terre, 
avaient  été  formés,  le  plan  du  siège  arrêté  et  le  tour  de  service 

(1)  M.  le  Duc  à  M.  le  Prince. 

(2)  M.  le  Prince  à  M.  le  DaC;  29  Juin. 

(3)  Le  Roi  à  H.  le  Doc,  4  jaillet. 

.  (4)  La  caj>ttel«  de  la  Lorraine  était  alors  occnpéa  par  lea  Français. 


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20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réglô.  Gassion,  malgré  ses  fonctions  spéciales,  roulait  pour  la  tran- 
chée avec  les  autres  maréchaux  de  camp,  ce  gui  ne  l'empêcha  pas 
de  passer  souvent  à  cheval  les  nuits  où  il  n'était  pas  de  garde, 
ripostant  par  de  vigoureux  coups  de  main  aux  entreprises  de  la 
cavalerie  de  Béck. 

Il  y  eut  deux  attaques,  dirigées  toutes  deux  sur  le  front  sud- 
ouest,  c'est-à-dire  sur  les  bastions  de  La  Cloche  et  de  Saint-Michel, 
la  courtine  qui  les  réunit  et  la  demi-lune  qui  couvre  cette  courtine. 
Là  aussi  se  trouvait  le  moulin  fortifié,  transformé  en  défense  avan- 
cée et  enveloppé  par  un  bras  de  la  Fensche.  Le  marquis  de  Gesvres 
eut  l'attaque  de  gauche,  le  duc  d'Anguien  celle  de  droite,  la  plus 
rapprochée  du  fleuve.  Dans  la  nuit  du  8  au  9  juillet,  Picardie  et 
Navarre  montant  la  première  garde,  la  tranchée  fut  ouverte  <c  sans 
perte  d'aucun  homme,  »  écrivait  M.  le  Duc,  le  9,  au  matin.  «  Si  l'on 
envoie  l'argent  et  les  honmies  que  l'on  a  promis,  j'espère  que  dans 
six  semaines  je  rendray  bon  compte  de  cette  place  (1).  m  On  n'en- 
voya ni  tout  l'argent,  ni  tous  les  hommes  qu'on  avait  promis,  mais 
M.  le  Duc  tint  parole. 

Le  11,  une  communication  fut  ouverte  entre  les  deux  attaques, 
flanquée  de  redoutes  et  armée  de  vingt-quatre  pièces  qui  battirent 
le  moulin  retranché.  Bois-Guérin,  adjoint  de  l'artillerie,  fut  tué 
pendant  cette  opération.  On  était  à  deux  cents  pas  de Ja  contres- 
carpe. —  Le  13,  «  au  jour  de  M.  d'Aumont,  Picardie  '  v  La  Marine 
estant  de  garde  enlevèrent  le  moulin  fortifié.  Trois  cents  honunes 
sortirent  pour  le  reprendre,  mais  furent  vigoureusement  repous- 
sés (2).  »  —  Le  lA,  le  moulin  fut  armé  d'une  batterie  de  six  pièces 
et  réuni  par  un  boyau  de  tranchée  au  système  des  attaques.  De  ce 
jour,  la  garnison  commença  à  souffrir  du  manque  de  farine.  —  Le 
15,  dans  la  soirée,  à  l'attaque  de  M.  le  Duc,  Gassion  étant  de  tran- 
chée, «  le  régiment  de  Mazarin  enleva  un  petit  travail  bien  palis- 
sade »  et  se  logea  sur  la  crête  du  glacis,  tandis  qu'à  «  l'attaque  de 
M.  de  Gesvres,  d'Andelot,  avec  les  régimens  de  Grancey  et  d'Har- 
court  )>  obtenait  le  même  avantage.  A  cette  occasion,  les  ingénieurs 
Le  Rasle  et  Perceval  furent  blessés,  tous  deux  très  utiles,  le  second 
surtout  :  «  C'est  l'homme  qui  a  le  plus  contribué  à  l'avancement  de 
ce  siège;  j'en  suis  afiligé  au  dernier  point.  »  Aussi  M.  le  Duc 
demande-^il  pour  lui  une  récompense  considérable  alors  :  une  com- 
pagnie dans  un  vieux  régiment  (3). 

[.  le  Dac  à  M.  le  Prince,  9  jaillet. 

L  le  Duc  à  M.  le  Prince,  15  Juillet. 

i.  le  Duc  à  M.  le  Prince,  15  Juillet.  —  Le  18^  M.  le  Duc  proposa  Perceval  pour 

cer  Montreail,  capiuine  dans  Piémont,  taé.  De  la  plupart  des  lettres  que  nom 

ou  les  yep^  il  semble  réaolter  qae  Percefal  ne  surrécut  pas  à  ses  bleasures. 


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LA  PREMIÈRE   CAMPAGNE  DE  CONDÉ.  21 

Le  16  juillet,  une  sortie  de  trois  centxinquante  hommes  et  deux 
cents  chevaux  fut  repoussée  par  les  régimens  de  Grancey  et  d'Har- 
court.  Huit  cents  coups  de  canon  furent  tirés  dans  cette  journée. 
On  était  arrivé  à  cinquante  pas  de  la  contrescarpe  ;  la  grande  batte- 
rie était  fractionnée  et  la  batterie  du  moulin  renforcée.  Dans  la  nuit 
du  17  au  18»  on  fit  le  logement  sur  la  contrescarpe  aux  deux  atta- 
ques. «  Lescot  vous  porte  les  nouvelles  du  logement  que  nous  avons 
faict  sur  la  contrescarpe  avec  toutes  les  particularités  (1).  »  M.  le 
Duc  ne  disait  pas  dans  sa  lettre  que,  sans  sa  présence  d'esprit,  son 
courage,  son  savoir  et  son  entente  du  métier  d'ingénieur,  cette  opé- 
ration capitale  et  hardie  aurait  échoué. 

Elle  avait  été  entreprise  «  d'insulte  »  aux  deux  attaques.  A  celle 
du  marquis  de  Gesvres,  Gassion  et  d'Aumont  marchaient  à  la  tête  de 
la  colonne,  Champagne  et  Vidaille,  ingénieurs,  dirigeaient  les  tra- 
vailleurs. Le  succès  fut  complet,  sans  autre  incident  que  la  perte  de 
plusieurs  volontaires,  presque  tous  officiers,  de  «  La  Marine  »  et  autres 
régimens.  A  l'attaque  du  duc  d'Anguien,  Espenan  commande,  et 
bien  que  M.  le  Duc  l'ait  cité  comme  c  un  des  meilleurs  hommes  de 
siège  que  je  connaisse,  »  le  général  en  chef  dut  encore  le  suppléer 
comme  à  Rocroy.  Voici  dans  quel  ordre  s'étaient  avancés  les  assail- 
lans  :  trois  sergensde  Picardie,  suivis  de  douze  mousquetaires;  trois 
lieutenans  avec  trente  soldats  et  les  volontaires,  la  fleur  des  amis  de 
M.  le  Duc,  L^oussaye,  Bois-Dauphin,  Qiabot  et  autres  ;  puis  le  reste 
du  régimentrLa  Plante,  capitaine  de  Picardie,  faisait  fonctions  d'in- 
génieur, remplaçant  Perceval  et  Le  fiasle.  Il  tomba,  la  cuisse  traver- 
sée, comme  il  commençait  à  tracer;  les  trois  sergens  étaient  tués; 
presque  toute  la  tête  de  colonne  était  frappée  ;  faute  de  directioUi 
la  confusion  se  met  parmi  les  combattans  et  les  travailleurs  ;  la  plu- 
part des  porteurs  de  fascines  et  de  sacs  à  terre  jettent  leur  fardeau. 
Le  duc  d'Anguien  accourt,  fait  apporter  gabions,  barriques  et  sacs 
à  terre  par  la  queue  de  la  ti*anchée,  trace  l'ouvrage  et  le  fait  exécu- 
ter sous  un  feu  des  plus  vifâ.  Cinquante  hommes  étaient  à  couvert 
avant  la  pointe  du  jour.  Les  logemens  ébauchés  sur  la  contrescarpe 
furent  assurés  la  nuit  suivante  et  on  en  fit  deux  autres  sur  le  che- 
min couvert.  Puis  vint  l'opération  la  plus  délicate,  la  descente  et 
le  passage  de  ce  grand  foi^  plein  d'eau  ;  cela  prit  dix  jours.  —  Le 
28  au  soir,  Espenan  étant  en  garde  avec  Picardie  et  La  Marine,  attaque 
la  demi-lune,  s'en  empare  malgré  l'explosion  de  plusieurs  mines  et 
y  fait  un  logement  si  solide  que,  le  29,  il  y  donne  à  dîner  au  duc 
d'Anguien.  La  demi-lune  ayant  été  immédiatement  réunie  par  un 

CepoDdant  nous  trouvons  un  ingénieur  de  ce  nom  auprès  du  prince  d*Orange  en  1645 
{Mémoiret  du  prince  de  Tarente,  p.  27);  est-ce  le  môme  homme  ou  un  de  ses  parens? 
(1)  M.  le  Duc  li  M.  le  Prince,  30  JuiUet. 


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22  REVUE  DES  DEUX  MONINBS. 

pont  à  ia  oontrescaq»  et  armée  d'une  batterie,  les  deux  bastions 
sont  écrasés  de  feu,  et  «  le  baron  de  Guencyi  capitaine  dans  Persan, 
oomnandé  avec  quarante  hommes,  ftivorise  les  mineurs,  qui  scmt 
attadiês  le  s(xr  et  mis  à  couvert  ayant  l'aurore*  »  (30  juillet.)  Le  fea 
continue  les  deux  jouiB  siuvans.  Le  1^  août,  deux  mines  jouent, 
une  seule  avec  effiei  ;  fe  lendemain,  la  seconde  est  mise  au  même 
état  que  ta  première,  et  le  logement  est  fait  au  pied  de  la  brèche. 

La  grande  crise  de  l'assaut  approchait;  l'^memi  était41  préparé  k 
subir  cette  suprême  épreuve?  Voici  ce  qui  en  fit  doiter:  c'était 
une  lettre  que  le  général  Beck  adressait  au  gouverneur  de  Thion- 
ville  et  qui  fut  prise  sur  un  espion,  pendu  le  2d  juillet  au  quartier 
du  roi  (1)  ;  nous  en  citerons  quelques  passages,  où  les  devoirs  d'un 
commandant  de  place  assiégée  sont  tracés  dans  des  termes  qui  sont 
de  tous  les  temps. 

a  Je  ne  puis  comprendre  le  sujet  de  la  foiblesse  que  vous 
témoignez,  estant  tout  asseuré  que  vous  pouvez  tenir  beaucoup 
au-delà  des  huict  jours  dans  lesquels  vous  dites  que  vous  serez 
contraint  de  vous  rendre.  Les  demi*lunes  de  la  place  sont  toutes 
entières,  son  rempart  dont  je  sçay  la  largeur  et  la  bonté,  n'est  point 
encore  endommagé  ;  pouvez-vous  parler  de  vous  rendre  ayant  tant  de 
pièces  à  disputer,  la  moindre  d  squelles  est  capable  de  se  deffendre 
plus  longtemps  que  le  terme  que  vous  voulez  prradre?  Souvenez- 
vous  qu'il  y  va  de  vosAre  honneur,  que  la  réputation  de  vos  oflSciers 
est  attachée  à  cetle  action.  Si  vos  canoimiers  ne  font  leur  devoir, 
vous  aurez  moyen  de  les  y  contraindre  ;  si  les  kabitans  ont  d'autres 
sentimens  que  les  vostres,  vous  avez  la  force  à  la  main  pour  les 
maintenir  au  devoir,  et  si  vos  officiers  sont  prévenus  de  quelques 
frayeurs,  vous  les  pouvez  raniener  en  leur  remonstrant  que  la  foi- 
blesse porte  toujours  beaucoup  d'infamie,  et  conduit  souvent  iau 
supplice;  surtout  prenez  garde  qu'il  ne  se  parle  d'aucune  reddition 
dans  vostre  conseil  de  guerre  ;  et  conservez-y  vostre  authorité.  Yous 
sereÈ  peut-être  importuné  des  prostrés  et  des  femmes;  oiais  il  ne 
les  faut  point  écouter;  l'honneur  vous  défend  d'avoir  des  oreilles 
poiff  eux,  et  quand  vous  considérerez  que  toute  l'Europe  a  l'œil  sur 
vous,  vous  ferez  l'impossible  pour  acquérir  une  gloire  qui  ne  mourra 
point  avec  vous.  J'attends  cette  vigueur  de  vostre  courage  et  sur 
cette  bonne  opinion  je  suis,  monsieur,  votre  humble  serviteur. 

u  I.  Begk.  » 

(1)  Cette  lettre  fat  déchiffrée  par  le  secréUire  Girard,  arec  le  chiffre  envoyé  par 
Rotti^ol,  le  «tpécialiste»  que  RicheUeu  employait  4  tnMlt^re  les  «orretpMdaooef  les 
phis  secrètes;  Maiarin  ea  avait  liérité.  M.  le  Dac  exf  ôdia  la  pièce  à  Paris  le  SQ.  fiUa 
a  été  imprimée  dans  le  Mfrcurê,  xzv,  39. 


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LfL  PREMIÈRE  CAïrPAGlfB   DE  GONDE.  28 

Se  fiant  à  cet  indice,  M.  le  Duc  crut  pouvoir  sommer  la  place  (1^  août), 
et  pour  souteoir  cette  sommation,  Û  s'avança  sur  le  pont  de  fascines 
qui  conduisait  à  la  bi*èche  (1^  août).  La  réponse  du  gouverneur  ne 
se  fait  pas  attendre  ;  elle  est  négative  et  aussitôt  appuyée  d'une 
salve  de  mousqueterie  et  d'artillerie  qui  décime  la  suite  en  prince: 
un  capitaine  de  Lesdigaiëres  est  tué,  Bspemn  et  Chevers  sont  bles- 
sés. On  arrivait  au  corps  à  corps  et  les  pertes  devenaient  senâbles^; 
le  dernier  des  officiers  qu'on  avait  pu,  tant  bien  que  mal,  employer 
comme  ingénieurs,  Champagne,  avait  été  mis  hors  de  combat.  Le 
marquis  de  Lenoncourt  (1)  gouverneur  de  Nancy,  venu  en  curieux, 
avait  été  tué,  ainsi  que  Saltonn,  capitaine  des  gardes  écosimises, 
Gorsini,  gentilhomme  florentin,  capitaine  dans  RoyaMtalien,  bien 
d'antres  encore.  Au  rapport  de  tous  les  prisonniers,  la  garnison  atten- 
dait un  prompt  secours  d'Allemagne.  Elle  multipliait  ses  efforts  pour 
ralentir  les  progrès  des  Français;  le  feu  de  la  place  se  soutenait  très 
vif;  les  sorties  étaient  fréquentes  et  très  vigoureuses  ;  celle  de  la  nuit 
du  2  au  â  août  parut  une  «  action  extraordinaire.  »  Pendant  qu'une 
colonne  attaque  de  front  la  garde  de  tranchée,  quelques  hooHiies 
montés  sur  dies  bateaux  traversent  le  fossé,  gagnent  la  contrescarpe, 
entrent  par  les  embrasures  dans  la  batterie  de  gauche,  tuent  ou 
chassent  la  garde,  enclouent  les  pièces,  rentrent  dans  leurs  bateaux 
et  regagnent  ta  ville. 

Le  â  août,  un  Messin, prisonni^  dans Thion ville,  se  jette  du  haut 
du  bastion  au  pied  de  la  brèche  et  vient  annoncer  au  duc  d'Anguien 
que  le  gouverneur  et  le  major  de  la  place  ont  été  tués  dans  la 
nuit.  —  Cette  nouvelle  est  saluée  d'une  double  salve,  et  aussitôt  le 
soleil  couché,  M.  le  Duc  fait  mettre  le  feu  à  un  nouveau  fourneau 
préparé  en  tête  de  son  attaque.  L'eSk  est  plutôt  nuisible  et  renverse 
les  ponts  de  fascines.  Néanmoins  en  donne  l'assaut  et  vingt  hommes 
de  Picardie  atteignent  te  sommet  de  la  brèche;  mais  ils  ne  sont  pas 
soutenus  ;  le  mestre  de  camp  Maupertuis  tombe  blessé  ;  l'assaxit 
est  repoussé. 


XVI.  —  LA    WUIT    nu    4  AOUT    BT    LA   a£DOITION   DB    TEIONVILIE. 

La  journée  du  h  août  fut  néfaste  pour  les  Français  ;  les  assiégés 
montrèrent  partout  une  vigueur  exti*aordinaire,  qui  fut  couronnée 
par  le  succès.  M.  le  Duc  ayant  fait  jouer  im  nouveau  fourneau, 
Gassion,  qui  entrait  en  garde,  s'élance  à  l'assaut;  il  tombe  presque 
aussitôt  atteint  d'une  mousquetade  à  la  tète;  le  chevalin  de  Chabot 


(1)  Claude  de  Lenoncoart,  dit  le  marqais  de  LeBoncourt,  marécM  deeamp'eii  1639. 


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ih  BEYDE  DES  DEUX  MONDES. 

a  la  cuisse  traversée.  Lescot,  lieutenant  des  gardes  du  duC|  est 
tué  (1);  les  enfans  perdus  qu'il  conduisait  se  dispersent;  la  colonne 
s'arrête  et  le  logement  ne  peut  être  poussé  qu'à  la  moitié  de  la 
montée.  —  A  l'attaque  du  marquis  de  Gesvres.  le  feu  est  mis  aux 
deux  mines  creusées  sous  le  bastion;  tout  était  préparé  pour  que 
l'inflammation  fût  simultanée.  Au  premier  bruit,  Gesyres  part; 
mais,  la  seconde  explosion  étant  de  plusieurs  minutes  en  retard 
sur  la  première,  assiégés  et  assaillant  sont  ensevelis  sous  les  décom- 
bres; les  Français  ne  peuvent  atteindre  le  sommet  de  la  brèche; 
Gesvres  avait  disparu.  L'issue  de  ces  deux  attaques  répandit  dans 
l'armée  une  grande  tristesse,  qui  rapidement  gagna  Paris.  Était-ce 
un  échec  définitif?  Quelques-uns  le  croyaient,  peut-être  même, 
hélas I  l'espéraient.  On  tenait  Gassion  pour  mort;  au  siège,  il  pour- 
rait être  remplacé;  mais  si  l'armée  extérieure  paraissait  et  s'il 
arrivait  malheur  à  M.  le  Duc,  jouant  sa  vie  comme  il  faisait,  qui 
mènerait  la  cavalerie?  La  perte  de  Gesvres  fut  vivement  ressentie; 
il  était  de  taille  à  mener  une  armée;  impérieux,  peu  aimé  de  ses 
camarades,  en  assez  mauvais  termes  avec  son  général  en  chef,  mais 
avide  de  gloire,  sachant  commander,  résolu  à  mériter  le  bâton  de 
maréchal,  a  Vous  entendrez  parler  de  moi  malgré  vous,  écrivait-il 
à  la  princesse  Marie  en  arrivant  devant  Thionville,  et  quelle  que 
soit  votre  indifférence,  je  saurai  faire  une  action  que  vous  serez 
forcée  d'approuver.  »  Il  n'obtint  que  les  regrets  de  celle  qu'il 
aimait,  et  ce  fut  son  parent,  l'évêque  de  Beauvais,  qui  en  recueillit 
le  témoignage. 

Le  duc  d'Anguien  jugea  qu'avant  de  tenter  de  nouveaux  assauts, 
il  fallait  laisser  reprendre  haleine  aux  troupes  et  compléter  les  brè- 
ches. Tandis  que  le  mineur  était  attaché  à  la  courtine,  de  nouvelles 
galeries  étaient  percées  sous  les  bastions;  mais  le  sol  était  déjà  tel- 
lement bouleversé  que,  malgré  les  efforts  de  La  Pomme,  capitaine 
de  mineurs  «  et  le  premier  homme  de  son  temps  dans  cet  art,  »  ces 
tentatives  auraient  été  insuffisantes  sans  la  construction  d'une  nou- 
velle batterie.  Au  bout  de  quatre  jours,  la  ruine  des  deux  bastions 
était  achevée,  et  la  courtine  qui  les  unissait,  battue  par  les  boulets, 
soulevée  par  la  poudre,  n'était  plus  qu'une  masse  de  décombres; 
l'accès  était  ouvert  à  trois^  colonnes  d'attaque.  Le  7,  un  trompette 
français  sonna  l'appel;  le  feu  fut  suspendu;  deux  oflSciers  sortirent 
de  la  place  et  vinrent  conférer  avec  le  maréchal  de  camp  de  tran- 
chée, Palluau,  assisté  de  Tourville,  premier  gentilhomme  du  géné- 
ral en  chef.  Le  8,  les  articles  de  la  capitulation  furent  signés  par 
Louis  de  Bourbon  et  le  sergent-major  Dorio,  celui-là  même  qui,  le 

(1)  n  arrivait  de  Paris  aTe«  les  dépôches. 


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LA  PBEMlèBB  CAMPAGNE   DE  GONDÉ.  26 

19  juin,  avait  conduit  le  secours  et  qui  avait  pris  le  commandement 
après  la  mort  du  gouverneur  et  du  major  de  la  place.  Le  10  août, 
à  quatre  heures  du  matin,  cinquante-six  jours  après  l'investisse- 
ment et  trente-deux  après  l'ouverture  de  la  tranchée,  les  gardes 
françaises  et  suisses  occupèrent  les  brèches,  tandis  que  l'armée  sous 
les  armes  voyait  défiler  la  garnison,  tambours  battant,  enseignes 
déployées,  mèches  allumées  et  balles  en  bouche.  Douze  cents 
hommes  valides  sortirent  de  Thionville,  suivis  de  deux  chariots  ^por^ 
tant  malades  ou  blessés.  Une  escorte  française  les  accompagna  jnch 
qu'à  Luxembourg.  Ils  laissaient  huit  cents  des  leurs  dans  le  cime- 
tière de  la  place. 

Dès  que  la  dernière  voiture  eut  passé  la  porte,  M.  le  Duc  fit  son 
entrée  dans  sa  conquête.  Il  fut  harangué  en  latin  par  le  maire,  et 
improvisa  une  réponse  dans  la  même  langue  à  l'ébahissement  de 
l'auditoire;  puis,  visitant  le  front  d'attaque,  il  admira  le  relief  et 
l'épaisseur  des  retranchemens  élevés  à  la  gorge  des  bastions  éven- 
tréis  (1)  et  s'étonna  d'abord  que  l'assiégé  n'eût  pas  tiré  meilleur 
parti  de  pièces  aussi  fortes;  mais  l'état  de  la  courtine  effondrée, 
laissant  une  large  ouverture  béante,  lui  parut  justifier  la  reddition. 
Et,  en  efiet,  la  défense  avait  été  très  honorable  :  les  dehors  disputés 
pied  à  pied,  successivement  enlevés  de  vive  force;  deux  assauts 
repoussés  et  trois  brèches  praticables  au  corps  de  place,  la  moitié 
de  la  garnisoa  sous  terre  ou  hors  de  combat,  le  gouverneur,  le 
major  et  onze  capitaines  tués,  les  vivres  complètement  épuisés,  sauf 
le  blé,  qu'on  ne  pouvait  plus  moudre  depuis  la  perte  du  moulin, 
la  garnison  se  retirant  avec  ses  armes,  emmenant  ses  malades  et 
ses  blessés;  jamais  capitulation  n'a  été  signée  dans  des  conditions 
plus  régulières. 


XVII.   —    ANGUIEN   A   THIONVILLE. 

Les  détracteurs  et  les  envieux  ne  manquèrent  pas  de  mettre  en 
lumière  ces  assauts  repoussés,  attribuant  la  fin  du  siège  moins  à 
l'habileté  de  l'assaillant  qu'à  la  mort  du  gouverneur  et  à  l'épuise- 
ment des  vivres.  Mais  ces  propos  trouvèrent  peu  de  crédit.  Le  duc 
d'Anguien  sortait  glorieusement  de  l'entreprise  qu'il  avait  conçue, 
dont  il  avait  accepté  la  responsabilité,  qu'il  avait  dirigée  dans  le 


(!)  Ces  retranchemens  intérienn  étaient  en  forme  de  demi-lone,  a?ec  nne  pilissade 
formidable  et  an  bon  fossé  an  fond  duquel  se  troayait  on  canal  de  bois  plein  de  pou- 
dre et  de  grenades  recocyertes  d*un  demi-pied  de  terre,  pour  faire  sauter  ceux  qal 
essaieraient  de  trayerser  le  fossé. 


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26  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

moindre  détail  et  qu'il  avait  accomplie  dans  le  délai  par  lui  fixé 
tout  d'abord.  Pendant  toute  la  durée  du  siège  il  montra  non-seule* 
ment  une  intrépidité  toujours  égale,  une  persistance  dans  le  mépris 
du  danger  qui  causait  de  réelles  alarmes,  mais  aussi  une  vigilance, 
uu  savoir  et  un  esprit  de  ressources  qui  furent  admirés  des  hommes 
du  métier.  Voici  d'abord  ce  que  lui  écrivait  Hazarin  le  15  juillet  : 

«  J'apprends  avec  frayeur  que  vous  n'êtes  pas  seulement  jour  et 
nuit  après  les  travaux,  mais  que  vous  hasardez  votre  personne  jus- 
qu'aux plus  petites  occasions  avec  la  même  prostitution  que  si  vous 
n'estiés  qu'un  simple  soldat...  Il  est  temps  que  vous  mettiés  de  la 
différence  entre  les  fonctions  d'un  volontaire  et  le  devoir  d'un  géné- 
ral... Considérez  qu'une  partie  du  salut  et  de  la  gloire  de  cet  estât 
repose  sur  voetre  teste...  Je  vous  conjure  donc,  Monsieur,  d'estre 
meilleur  ménager  d'une  vie  qui  n'est  point  à  vous.  »  Et  pour  €»ffa- 
cer  tout  soupçon  de  flatterie  déguisée  sous  ce  conseil,  le  cardinal 
ajoutait  quelques  jours  plus  tard  :  «  Ne  prenez  pas  ce  que  je  vous 
dis  pour  de  la  cajolerie.  » 

11  serait  superflu  de  citer  d'autres  témoins  et  d'insister  sur  un 
point  aussi  bien  établi  que  la  vaillance  de  Gondé;  mais  il  est  un 
côté  presque  scientifique  de  cette  grande  figure  qui  est  moins  connu, 
et  c'est  cependant  un  des  aspects  sous  lesquels  il  tenait  le  plus  à 
paraître  devant  la  postérité.  Nous  avons  dit  combien  avaient  été 
fortes  ses  études,  et  nous  verrons  plus  tard  Bossuet  lui  demander 
des  leçons  de  physique.  Fruits  de  son  travail  ou  dons  de  la  nature, 
il  réunissait  les  conditions  essentielles  qui  font  les  mattres  dans  ce 
grand  art  de  l'ingénieur  militaire  :  la  précision  du  calcul  et  l'esprit 
d'invention  dans  la  conception,  l'habileté  et  la  hardiesse  dans  l'exé- 
cution. 

La  Moussaye  a  donné  du  siège  de  Thionville  un  récit  où,  sans 
négliger  les  épisodes  dramatiques,  il  expose  dans  le  menu  les  pro- 
cédés employés  à  chaque  phase  du  siège,  entrant  dans  des  détails 
d'exécution  qui  ne  pouvaient  être  connus  du  brillant  aide-de-camp. 
Le  journal  d'un  officier  du  génie  ne  saurait  être  plus  complet  et 
plus  lucide  ;  nous  lui  avons  lait  quelques  emprunts.  Entre  autres 
épisodes,  nous  avons  raconté  celui  où  le  général  en  cher  reprend  et 
achève  un  travail  interrompu  par  la  mort  de  celui  qui  le  dirigeait; 
nous  ne  saurions  multiplia  ces  explications  techniques.  Que  le 
lecteur  curieux  cherche  dans  le  petit  volume  quia  pour  titre  Rorroy 
et  Fribourgy  si  mutilé  qu'y  soit  le  texte  original,  l'exposé  du  perce- 
ment des  galeries  si  difficiles  à  étançonner  dans  (c  cette  terre  mou- 
vante, toute  détachée  et  qui  se  réduisait  en  poussière  par  l'ébranle- 
ment des  mines,  »  ou  bien  encore  a  le  passage  du  fossé  »  plein 
d'eau  et  des  plus  profonds,  exécuté  par  la  combinaison  de  la  mé- 


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LA  PREMIÈRE  GA3fPA6NE  DE  CONDÉ.  27 

Ihode  bollaofidaise  avec  le  procédé  que  Gourteilles  avait  ^aployé  au 
siège  de  Hesdin.  Est-ee  un  des  ingéoieim  SHbalternes  qui  a  pu 
donner  des  renseignemens  à  la  fois  si  précis  ei  si  pittoresques  à 
fauteur  de  ce  comptenrendu?  Ils  avaient  tous  disparu.  Très  supé- 
lietir  aux  autres,  Perceval  avait  été  frappé  le  premier;  Le  Rasle,  la 
Ptante,  Champagne,  tous  ceux  qui  le  remplacèrent  imparfaitement 
furent  tués.  Le  seul  qui  survécut  était  le  prenûer  de  tous,odiii  qui 
avait  été  Fâme  et  la  pensée  du  siège,  le  duc  d'Anguien.  C'est  sous 
ses  yeux  ou  sous  sa  direction,  on  peut  le  dire,  que  La  Moussaye  a 
écrit;  nous  en  avons  la  preuve  matérielle.  On  reconnaît  le  véritable 
auteur  du  récit,  d'abord  dans  la  sidmété  des  éloges  donnés  au 
général  en  chef,  mais  aussi  dans  cette  recherche  à  peindre  la  dif&- 
cuhé  vaincue  et  dans  cette  coquetterie  de  métier  qui  rajqpeUe  César 
comptant  les  doas  et  les  poutres  du  pont  qu'il  avait  jeté  sur  le  Rhin, 
ou  décrivant  les  quinconces  de  chevaux  de  frise  et  de  trous  de  loup 
qu'il  avait  semés  devant  les  lignes  d'Alesia.  La  main  qui  avait  tenu 
te  tire-ligne  pour  dessiner  les  attaques  a  pris  la  plume  pour  raconter 
le  siège,  et  c'est  la  même  aussi  qui,  restant  ferme  sous  une  grtie 
de  balles,  biscaïens  et  grenades,  avait  plus  d'une  fois  tracé  sur  le 
terrain  les  ouvrages  qu'elle  avait  esquissés  sur  le  papier.  C'est  bien 
le  grand  Condè  qui  a  pris  Thionville,  comme  c'e^  lui  qui  a  gagi^ 
la  bataille  de  Rocroy.  Ces  deux  actions  si  difiërenles  étaient,  de 
toutes  celles  qu'il  a  accomi^ies,  les  plus  chères  à  son  souvenir.  La 
victoire  du  19  mai  était  la  première  ilenr  de  sa  gloire  ;  il  la  consi- 
dérait comme  son  chef-d'œuvre,  et  dans  les  dernières  années  de  sa 
vie  il  se  plaisait  à  en  retracer  le  plan  et  i  en  raconter  les  ^isodes. 
Peutrétre  cependant  était-il  encore  plus  fier  d'avoir  par  sa  ténacité 
et  sa  science  forcé  sur  la  Moselle  le  boulevard  de  la  puissance  dont 
il  avait  détruit  les  légions  sur  la  bruyère  des  Ardennes. 


XVIII.    —    SUITES     DE     LA     REDDITION     ET   PRISE     DB     SIBRCE, 

S    SEPTEMBRE. 


Harolles  (1),  mestre  de  camp  de  grande  valeur,  fut  installé  gou- 
verneur de  Thionville;  sa  commission  avait  été  signée  d'avance  sur 
la  demande  instante  du  général  en  chef,  qui,  cette  fois,  n'avait  pas 
été  appuyée  par  son  père.  M.  le  Prince  aurait  désiré  que  cet  emploi 
Un  réservé  à  son  protégé  Espenan  ;  M.  le  Duc  admettait  que 
c  M.  d' Espenan  servait  miraculeusement  bien  ;  c'est  le  meilleur 
homme  de  siège  que  je  connaisse  ;  »  il  demanda  pour  lui  le  cordon 

(1)  Joachim  de  Lenonconrt,  dit  le  marquis  de  MaroUei. 


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28  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

bleu,  mais  il  ne  voulut  pas  de  lui  pour  Thionville.  M.  le  Prince 
admira  que  son  fils  préférât  ainsi  un  homme  nouveau  à  un  vieil 
ami  et  renvoya  la^lemande  du  cordon  bleu.  «  J'ai  iait  cette  affaire 
sans  remettre  vos  lettres,  »  écrivit-il  sèchement.  L'emploi  de  lieute- 
nant de  roi  fut  donné  à  La  Plaine,  capitaine  dans  Picardie;  cette 
fois  le  déboire  fut  pour  M.  le  Duc,  qui  avait  déjà  mis  en  fonctions 
un  ofiScier  de  sa  confiance,  M.  de  Gampels.  Il  ne  put  obtenir  qu'on 
revint  sur  cette  décision  et  ne  fut  pas  plus  heureux  dans  la  distri- 
bution des  charges  laissées  vacantes  par  la  mort  du  marquis  de 
Lenoncourt  :  d'Aumont  et  d'Andelot,  qu'il  avait  présentés  et  qu'il 
espérait  voir  ainsi  récompenser  de  leurs  excellons  services,  échouè- 
rent dans  leurs  prétentions;  Glermont,  Nancy  et  la  Lorraine  furent 
données  à  La  Ferté-Senneterre.  Yamberg,  colonel  d'un  régiment 
étranger,  ayant  été  tué  en  duel,  M.  le  Duc  demanda  sa  succession 
pour  La  Moussaye,  son  ami  intime  :  nouveau  refus  du  cardinal  (1). 
Le  duc  d'Ânguien  ressentit  vivement  l'opposition  de  son  père,  le 
désappointement  de  ses  amis,  le  mauvais  vouloir  latent  du  premier 
ministre  :  «  Je  croy  que  je  n'ay  plus  affaire  à  l'armée,  »  écriviMl  à 
son  père  (2)  dans  un  moment  d'irritation. 

Coïncidence  singulière  :  au  moment  où  le  vainqueur  de  Rocroy 
exprimait  ainsi  son  dépit,  Turenne,  découragé,  s'adressait  aussi  à 
H.  le  Prince  pour  être  tiré  de  l'Italie,  où  il  n'avait  rien  à  faire  et 
«  si  peu  de  troupes  qu'il  n'est  pas  du  service  de  Sa  Majesté  que  je 
demeure  plus  longtemps  comme  cela  (3).  »  Il  sentait  qu'on  le  met- 
tait quasi  à  l'index,  et,  en  effet,  il  était  alors  soupçonné  «  de  vou- 
loir se  faire  considérer  par  le  parti  protestant  comme  un  soleil  nais- 
sant. »  Mazarin  n'avait  pas  les  haines  violentes  ni  les  sévérités  de 
Richelieu  ;  mais,  moins  sûr  de  lui-même  et  de  son  autorité,  il  était 
plus  méfiant.  Il  voulait  tenir  les  généraux  en  bride,  surtout  ceux 
qui  étaient  par  eux-mêmes  des  personnes  considérables,  et  il  avait 
raison;  l'erreur  était  de  chercher  i  restreindre  l'influence  des  com- 
mandans  d'armée  en  leur  marchandant  les  moyens  d'action.  C'était 
ainsi  qu'il  était  disposé  à  agir  alors  vis-à-vis  de  Turenne  et,  avec 
plus  de  mesure,  moins  ouvertement,  vis-à-vis  du  duc  d'Anguien. 
Ces  procédés  inspiraient  au  premier  un  ressentiment  plus  profond 
que  les  mouvemens  de  colère  du  second. 

H.  le  Duc  avait  toujours  payé  largement  pour  les  travaux,  pour 
Tartillerie,  enrôlant  des  ouvriers,  accordant  des  hautes  paies,  n'épar- 
gnant rien  pour  soulager  ses  troupes  et  assurer  le  succès.  Son  père 


(1)  Htsariii  à  M.  le  Duc  (4  septembre). 
(S)  S9  et  30  JuiUet. 
(3)  Trin,  11  août. 


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LA   PREIOÈRB  CAMPAGNE  DE   GONDÉ.  29 

loi  reprochait  de  dépenser  «  sans  compte  ni  mesure,  de  dissiper  l'ar- 
gent sans  règle, comme  si  c'était  de  la  terre;  »  il  insinuait  qu'en  s'y 
jn>enant  mieux,  a  on  pourrait  faire  des  deniers  reyenans-bons  (1).  »  De 
leur  côté,  le  cardinal,  les  ministres  s'effrayaient  de  cette  prodiga- 
lité, trouvaient  ces  exigences  un  peu  lourdes,  car  si  Anguien  ne 
demandait  rien  pour  lui,  il  entendait  que  ses  troupes  fussent  bien 
traitées,  ses  ofiSciers  récompensés;  il  commençait  à  devenir  gênant, 
grief  impardonnable  aux  yeux  de  maint  gouvernement.  M.  le  Prince 
l'éclairait  sur  ce  changement  d'humeur.  «  Vos  affaires  vont  mal, 
écrivait-il  (2),  vos  services  sont  peu  reconnus,  vos  alliés  et  amis, 
comme  MM.  de  Brézé  et  de  Ghaulnes  maltraités,  et  vos  ennemis 
avancés.  » 

Le  chevalier  de  Bois- Dauphin  ëtait  allé  à  Paris  présenter  les 
«  articles  de  Thionville  »  et  demander  des  ordres.  «  Tous  les  avis 
sont  que  Melo  va  se  réunir  à  Beck,  que  Hatzfeld  leur  amène  cinq  à 
six  mille  henunes  et  que  tout  ce  corps  considérable  va  venir  icy; 
c'est  à  vous  à  voir  ce  que  je  pourrai  faire  en  ce  rencontre  (3).  )> 

La  réponse  fut  portée  par  Bantzau,  désigné  pour  remplacer  le 
marquis  de  Gesvres  :  la  marche  offensive  des  ennemis  semblait 
moins  probable;  le  prince  d'Orange  ayant  pris  position  près  de 
Gand  avec  seize  mille  honunes,  Melo  était  immobilisé;  Gantelmi, 
sur  la  Meuse,  Fuensaldana,  vers  Béthune,  n'avaient  que  des  déta- 
chemens  insignifians;  Hatzfeld  était  retenu  vers  Cologne,  le  duc 
Charles  dans  le  Palatinat;  l'armée  française  était  donc  libre  d'agir. 
On  indiquait  Sierck  et  Longwy  comme  des  entreprises  utiles  dès 
que  Thionville  serait  en  état  (A).  M.  le  Duc  n'avait  pas  attendu  ces 
instructions  pour  fahre  o  diligenter  le  rasement  des  lignes  et  la 
réparation  des  brèches,  »  pour  veiller  lui-même  au  remplacement 
des  munitions  de  guerre  et  de  bouche  consommées  par  la  place. 
Il  profita  du  voisinage  pour  aller  visiter  Metz;  Rantzau  l'accompar 
gnait;  il  avait  donné  rendez-vous  au  duc  d'Angoulême,  dont  les 
troupes  avaient  été  rapprochées  de  la  Meuse  quand  on  avait  redouté 
une  attaque  de  l'ennemi.  Mais  le  vieux  Charles  de  Valois,  empêché 
par  la  goutte,  se  fit  remplacer  par  Quincé.  Voici  ce  qui  fut  décidé  : 
«  Dans  six  ou  sept  jours,  nous  pourrons  partir  pour  aller  visiter 
Beck  auprès  de  Luxembourg,  l'obliger  à  s'en  tirer  ou  à  s'enfermer 
dans  la  place,  et  cependant  prendre  Sierck,  puis  voir  si  on  pour- 
rait establir  des  troupes  en  quartier  sur  la  Sarre  et  prendre  Longwy 


(1)  f  0  JnUlet  et  antres. 
(S)  35  août. 

(3)  M.  le  Due  à  Maiarin,  9  août. 

(4)  Le  Plessis-Besançon  à  M.  le  Due,  9  août.  Maiario  à  M.  le  Due,  12, 19  août,  etc. 


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30  BEVUB  DES  DÉOJL  MONDES. 

au  r^our»  le  tout  au  cas  qu'il  n'arrive  point  aux  ennemis  d'ratres 
troupes  que  celles  qu'ils  ont  (1)*  » 

.  Un  peu  au-dessous  de  Tbîonville,  la  Moselle,  quittant  la  bdle  et 
large  yallée  qu'elle  retrouvera  un  pai  plus  loin,  serpente  au  fond 
d'une  gorge  assez  étroite.  Là,  sur  la  rive  droite,  un  cb&leau,aujoup- 
d'hui  ruiné,  est  accroché  au  flanc  d'un  mamelon  que,  dans  un  de 
leurs  méandres,  les  eaux  du  fleuve  battent  avant  de  changer  de 
direction.  Une  file  de  maisons  trouve  à  peine  place  sur  une  berge 
étroite  au-dessous  du  château;  c'est  Sier^, alors  terre  de  Lorraine. 
L'infanterie  de  M.  le  Duc  enleva  la  ville  le  soir  même  de  son  arri- 
vée ;  le  gouverneur  fit  mine  de  défendre  le  château,  reçut  quelques 
coups  de  canon  et  capitula  au  bout  de  vingt-quatre  heures  (3  sep- 
tembre). Cette  facile  conquête  (5oûta  la  vie  à  un  vigoureux  officier, 
MaupertuiSt  mestre  de  camp  de  Picardie,  tué  à  l'attaque  delà  ville, 
et  au  maréchal-général  des  logis  Ghevers,  une  des  espérances  de 
noire  cavalerie  (2),  qui  fut  surpris  dans  un  fourrage.  Très  affligé 
de  cet  accident»  M.  le  Duc  chemina  toute  une  nuit  avec  Rantzau, 
d'Âumont  et  un  gros  parti,  autant  pour  venger  son  uni  que  pour 
tidysc  d'en  venir  aux  mains  avec  la  cavalerie  de  Beck;  mais  il  ne 
rencontra  pas  les  Croates  et  ne  put  décida  le  g&iéral  ennemi  à  sor- 
tir de  Luxembourg. 

A  pane  entré  dans  Sierck^  il  avait  écrit  à  son  père  :  «  Cest  une 
place  absolument  mauvaise  et  qui  ne  se  peut  quasy  deSendre;  je 
croy  qu'il  seroil  bien  à  propos  de  la  raser  (3).  »  Toutefois,  comme 
le  point  avait  son  importance  dans  ht  situation  des  belligérans,  il  y 
laissa  une  garnison.  L'occupation  de  ce  poste  élût  l'épilogue  du 
siège  de  Thionville;  la  prise  même  de  cette  grande  place,  si  glo- 
rieuse qu'elle  fût,  n'était  pas  le  seul  but  qu'Ânguien  avait  en  sous 
les  yeux  en  proposantt  dès  le  23  mai,  le  «  dessein  du  Chenest.  » 
Lorsqu'il  demandait  à  conduire  vers  l'est  l'armée  victorieuse  à 
Rocroy,  sa  pensée  allait  jusqu'au  Rhin.  11  faut  revenir  sur  nos  pas, 
jeter  un  coup  d'œil  sur  la  situation  militaire  en  Allemagne,  parier 
un  peu  du  grand  homnoe  dont  les  dernières  actions  se  crafondent 
avec  les  premiers  pas  du  duc  d'Anguien,  esquisser  la  vie  du  maré- 
dial  de  Guébriaot* 

Henri  d^Obléars. 


(1)  M.  le  Due  à  Maiarin,18  août. 

(2)  Voir  le  récit  de  la  bataille  de  Roerey 

(3)  iMpbuàbn^ 


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LE 


JUIF    DE    SOFIEVKA 


PRBMièRB    PARTIS. 


L 

Une  nége  épaisse  recouvrait  le  sol  ;  Tatmosphëre  était  si  calme 
que  les  gros  flocons  tombaieat  tout  droit  ^i  se  balançant  molle*- 
ment,  sans  se  heurter  dans  les  airs.  Une  énorme  ]ii4>pe  de  yeloars 
immaculé  semblait  tendue  sur  la  steppe  unie,  vierge  de  toute  végé- 
tation ;  on  n'entendait  pas  un  son,  pas  même  le  vol  des  oiseaux  :  il 
n'y  en  avait  point  dans  cette  solitude* 

Tout  au  loin,  à  droite,  se  détachant  à  peine  sur  Thorizoïi  d'un 
gris  si  pâle  qu'il  se  fondait  avec  la  blancheur  de  la  terre,  on  aper- 
cevait des  taches  foncées  :  étaient-ce  des  kourganes,  des  habitations 
humaines?  Il  était  impossible  de  savoir  ce  que  représentaient  ces 
masses  informes,  qui  ressemblaient  à  des  excroissances  de  terrain 
et  qui  étaient,  elles  aussi,  4  demi  ensevelies  sous  la  neige.  Seul,  un 
homme  traversait  ce  blanc  désert.  C'était  presque  un  adolescent; 
ses  membres  grêles  fléchissaient  sous  le  poids  d'un  lourd  paquet 
enveloppé  de  toile  cirée,  attaché  sur  ses  épaules.  Ses  traits  hâves, 
émaciés,  trahissaient  des  jeûnes  persîstans  et  de  longues  fatigues; 
un  éclat  fiévreux  brillait  dans  ses  yeux,  qui  avaient  l'e^pressioA 


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32  BEYDE  DES  DEUX  MONDES» 

effarouchée  d'un  fauve  aux  abois.  Ses  cheveux,  noirs  et  longs,  d*où 
dégouttait  la  neige  fondue,  se  collaient  autour  de  son  cou;  deux 
mèches  pendaient  de  chaque  côté  de  ses  joues,  dont  elles  faisaient 
ressortir  la  maigreur.  Il  serrait  frileusement  autour  de  lui  son  long 
caftan  noir  râpé  luisant  sur  les  coutures,  d'où  découlaient  de  minces 
filets  d'eau  formant  comme  une  frange  au  bas  du  vêtement.  L'homme 
s'affaissa  tout  à  coup,  ses  forces  étaient  épuisées.  Il  resta  ainsi 
ramassé  sur  lui-même  pendant  quelques  instans;  sa  tête  s'appuyait 
sur  ses  genoux  entourés  de  ses  bras.  La  neige  continuait  à  toniber 
et  le  recouvrait  peu  à  peu.  Bientôt  il  ne  forma  plus  qu'un  petit 
monticule  blanc.  Le  froid  l'engourdissait;  il  était  si  las  et  il  avait 
tant  besoin  de  sommeil I  Cependant  il  était  jeune;  il  voulait  vivre; 
la  vie  lui  était  chère.  Il  jette  un  regard  désespéré  autour  de  lui.  Ne 
découvrira-t-il  donc  pas  un  abri  dans  cette  solitude?  Là-bas,  tout  au 
loin,  il  aperçut  les  taches  noirâtres. 

—  Je  suis  sauvé  1  cria-t-il. 

Ses  lèvres  minces,  bleuies  par  le  fi^id,  ébauchèrent  un  sourire  ; 
par  un  effort  suprême^  il  se  leva,  secoua  les  flocons,  qui  s'éparpillè- 
rent autour  de  lui,  et  se  dirigea  dans  la  direction  où  il  devinait  un 
village.  Il  marcha  longtemps,  trébuchant  souvent,  tombant  «quel- 
quefois, enfonçant  jusqu'à  mi-jambe  dans  cette  plaine  blanche  où 
aucune  trace  n'indiquait  même  un  sentier;  mais  il  se  relevait  tou- 
jours, et,  les  yeux  fixés  sur  les  taches  noires  qu'il  reconnaissait 
pour  des  izbas  à  mesure  qu'il  s'en  rapprochait,  l'espoir  du  repos 
lui  donnait  la  force  de  continuer  sa  voûte. 

Quand  il  atteignit  Sofievka,  il  faisait  déjà  nuit.  Â  l'entrée  du  vil- 
lage, il  aperçut  à  travers  l'obscurité  une  grande  maison  à  deux 
étages  entourée  d'un  jardin;  la  porte  de  la  grille  qui  en  faisait  le 
tour  était  ouverte.  U  hésita  un  moment  ;  mais  la  vue  des  traî- 
nées de  lumière  perçant  à  travers  les  vitres  couvertes  de  givre  l'at- 
tirait. 

—  Le  château  est  évidemment  habité;  un  seigneur  m'accordera 
l'hospitalité  plus  volontiers  qu'un  paysan,  se  diMl. 

Et  il  s'engagea  dans  le  sentier  qui  menait  à  la  maison.  A  quelques 
pas  de  l'habitation,  deux  gros  chiens  se  précipitèrent  sur  lui  en 
aboyant.  Il  essaya  vainement  de  les  cahner;  ils  s'acharnaient  après 
lui  avec  violence. 

—  Maudits  chiens  de  chrétien  I  grommela  le  jeune  homme. 

Les  aboiemens  avaient  été  entendus  de  l'intérieur;  un  domes- 
tique entre-bâilla  la  porte  d'entrée  et  passa  curieusement  la  tète  au 
dehors. 

—  Qu'y  a-t-il  donc,  Chamoussia,  Kachtane?  fit-il  en  s'adressant 
aux  chiens,  qui  remuèrent  la  queue  et  jappèrent  plus  fort.  —  Que 


i^ 


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LE  JUIF   DE  SOFIEVKA*  33 

fais-tu  ici?  que  veux-tu?  ajouta-t-il  en  apercevant  la  cause  de  ce 
vacarme. 

—  Je  suis  un  pauvre  colporteur  mourant  de  fatigue  et  de  froid, 
et  je  viens  vous  supplier  de  m'accorder  l'hospitalité  pour  cette  nuit, 
répondit  faiblement  le  jeune  homme,  qui  avait  gravi  les  marches 
du  perron. 

Le  domestique,  tenant  toujours  la  porte  entr* ouverte,  le  toisa  d'un 
coup  d'œil  rapide. 

—  Va  ailleurs,  juif;  nous  n'avons  que  faire  de  vagabonds  comme 
toi,  fit-il  brutalement. 

Les  longs  cheveux  et  le  caftan  dénonçaient  la  nationalité  du  jeune 
homme,  qui  poussa  une  exclamation  désolée. 

—  Laissez-moi  entrer,  ne  fût-ce  que  pour  une  heure  ;  je  ne  vous 
ferai  aucun  mal,  cria-t-il  d'un  accent  déchirant. 

Il  ne  se  sentait  plus  la  force  d'aller  jusqu'au  village. 

Le  domestique,  marmottant  une  imprécation,  allait  refermer  la 
porte  lorsqu'une  main  l'écarta  brusquement,  une  voix  sévère 
demanda  ce  qui  se  passait,  et  un  homme  de  haute  taille,  jeune 
encore,  un  peu  gros,  parut  sur  le  seuil.  Sans  écouter  la  réponse  du 
domestique,  il  examina  attentivement  le  malheureux  colporteur, 
affaissé  sur  les  marches  du  perron.  Une  lueur  d'espoir  ranima  le 
juif,  qui  réitéra  sa  prière. 

—  Entre  et  sois  le  bienvenu,  dit  gravement  Kortchenko. 
Il  se  pencha  vers  le  jeune  homme  et  l'aida  à  se  relever. 

—  Tu  devrais  avoir  honte,  Nikita,  de  renvoyer  ce  malheureux, 
dit-il  à  son  domestique  d'un  ton  de  reproche. 

Nikita  se  gratta  derrière  l'oreille. 

—  C'est  que,  voyez-vous,  Boris  Pavlovitch,  on  ne  sait  jamais  ce 
dont  ces  mécréans  sont  capables,  riposta-t-il. 

—  Tais-toi  et  va  vite  lui  préparer  un  souper  et  un  lit.  U  est^à 
demi  mort  d'inanition,  interrompit  Kortchenko. 

Le  juif  entra  dans  la  maison  soutenu  par  le  bras  du  pro- 
priétaire. 
U  grelottait,  ses  dents  s'entre-choquaient. 

—  Merci  1  merci  1  balbutiait-il. 

Kortchenko  le  conduisit  dans  une  chambre  bien  chaude,  le 
déshabilla,  aidé  de  Nikita,  qui  ne  s'acquittait  de  cette  fonction  qu'à 
contre-cœur,  et,  après  l'avoir  soigneusement  couvert  et  lui  avoir 
fait  prendre  une  tasse  de  thé  chaud,  —  le  pauvre  être  ne  put  avaler 
autre  chose,  —  il  lui  souhaita  le  bonsoir. 

Rentré  dans  son  cabinet  de  travail,  il  rapprocha  son  grand  fau- 
teuil de  cuir  du  poêle  où  pétillaient  joyeusement  de  grosses  bûches 
de  hêtre,  tisonna  le  feu,  puis  renversa  sa  tête  sur  le  dossier  du 

TOMB  L7II.  —  1883.  3 


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3&  BEVUE  HÉg  ibtOlL  MÔNDBSr 

fatiteiïil  et  ste  mit  if  tëfïétibk,  toiit  en  suivant  des  yeux  léss  petites* 
étincelles  qui  s'engouffraient  dans  le  tuyau  de  la  cheminée. 

Bdris  Kort^béhk^A'avait  jftmais  quitté  la  petite  Russie^  son  pays 
nataf;  il  âécondai^tiit^  Ai'?étèrsbott)*gfni  Moscouyet  lorsqu'il  s^était 
ali^nté  de  Sofietka^il  n'avait  jamais  été  au^ddà^de  Kiev.  QuaiMià 
un  voyage  à  l'étranger,  il  ne  se  rappelait  même  pas  y  avoir  songé. 
Il  éé  trouvait  bien  au  milieu  de  ses  steppes  auit  boriaoBs  infinis,  ne 
croyait  pas  que  d'autres  pays  pussent  être  plus  beaux;,  il  ne  coi»* 
prenait  pas  (Jti'il'  y  eût  une  jduîsSanee  comparable  à-  celle  de  s'oc- 
cuper du  bien-être  de  ses  paysans,  qu'il  aimait  comme  s'ils  eussent 
été*  stes  enfans,  et  (fui  Tàttoraietit.  Sotl  père  tf â?vâit  jamais  quitté 
le  pays  non  plus;  il  s'était  marié  à'  te  Allé  d'un  pï»(^riétaire  voisin  v 
ils  avaient  été  heureul  duf  bonhietit  qtf  ils  répandadeût- autour  d'eux. 
Le  fils  né  de  cette  union  àVàif  été  \e\A  j^t  constante  en  complétant 
leur  vie;  ils  se  partageaient  ônti'é  M  et  leurs  paysans,  envers  les- 
quels ûs  se  croyaient  autaût  de  devoirs^  (|it^mvers  Fenfamt  qui  leilr 
teti)âdt  pai*  les  liens  du  sa»^.  Boris  F^lovitcb,  élevée  dans  cette 
afitib^hèi'e  de  pttix  et  d'amoui',  tf atttit  prouvé  aucun  des  tnnh 
blels  malsains  qui  commençaient  déjà  aioi»s  à  tourmenter  la  jevne 
Russie.  Son  bon  sens,  ses  sentimens  d'humanité  et  de  justice  puisés 
en  hiî-méme  lui  avaient  fait  comprendre  et  sentir  que  ces  êtres 
qui  lui  appartenaient  de  par  la  loi,  dont  il  pouvait  disposer  à  sa* 
fantaisie,  étaient  des  hommes  comme  lui,  et  qu'étant  ses  pafreils, 
ils  méritaient  une*  part  égale  de  liberté  dans  la  vie.  de  n'est  pas 
qtlô  ses  parens  où  lui  abusassent  jamais  de  leurs  droits  seigneu- 
riaux; ils  s'efforçaient,  air  contraire,  de  relever  l'initiative,  la  vcâonté 
chez  ces  serfs  sur  lesquels  ils  avaient  droit  de  vie  et  de  mort>  mais 
la  délicatesse  des  sentiments  ék  Koffefhenko  se  révoltait  de  posséder 
ce  droit,  qui  outrageait  la  dignîlé  humaine. 

Quand  les  vieux  Kortchenko  moururent,  Boris  Pattovilchi  affran- 
chit ses  serfs  bien  avant  Témantipation  du  reste  de  hé  Russie.  Les 
pfty^nis  ne  lui  en  surent  pre^e  pasj  de  gcé.  Son  jetf{g  a/vttit  été 
si  doux  que  la  liberté  ne  leur  apportait  aucun  bienfait.  Mals^  flffls 
se  réjouirent  peu  du  bonheur  qui  leur  était  acccnf'dé,  éëhii  qui'  le 
leur  procurait  se  sentit  soulagé  d'un  gtiBd  poids.  14  avait  rempli 
tfn  deftôir  que  lui  imposait  sa  conscience,  son  amour  de  t^bumaâité  : 
6Gfi  hommes  n'étaient^  pas  ses  frères  et  n'avaient^b  p«»  te 
mémei^  droits  que  Fui,  pùrisque  le  Tout-Puissant  forme  tewtes  «s 
(iféatures  à  son  imagef  Kortchenko  était  convameu  qrfarec  te  chiK 
rite  on  serait  parvenu  à  résotidrcJ  les  problèmes  lesphis  <îomplexé8, 
&  donciUer  les^  airiagonismes  les  phiaf  acharnés;  «n  de  ^s  thèmes 
fàtoris  était  de  prêcher  lesi  réformes  qui  detraient  être  «pportôes 
dâcnâ  Ift  sttuitidtf  dm  isi^élftes  etf  Russie. 

-^  Qu'on   leur  accorde   les    mêmes  droits  ^Ifif'aux  chréliens. 


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LE  JUtF   DE  SOFIEYRA*  25 

^  Vaus  m  eoDAaissQz  p^a  le«  juif«,  b«i  répondait-^  ^  nv)t. 
Vwa  M  l90  jugc;^  4tt^  4'«prës  le^  Utapieçi  d&  ¥ptr6  io^tgia^tion;  il 
ii*y  w  ft  P9i«  m  3eu)  dUos  vos  villig^»  Yoil^  pi^r^W  %>i&eYkA  est 

Bt  ou  lui  dtoit  ^wmil»,  un  bame^u  sity^  ^  m^  (jiUtWQç  de 
viAgt  ver^tea,  oih  les  juifs  s'éUiiept  ^mpiiréç  (te  )Wt  te  çQ»m^ce, 
avaient  ruiné  et  démoralisé  les  paysans^  qui  jauisa^iei^  (jlan^  le 
pays  de  la  plus  mauvaise  réputation.  Eortchpj)kQ  r^pliqmât  à  cela 
que  r^ampld  d^  K^n^nka  j^  d^eotoit  auci^neme^t  9es  théories. 
l)e  propriétaire  »vait  «UTraDcJU  j^s  siorfs,  il  e$t  vr^i»  mm  il  Yxe 
s'était  jamais  occupé  de  ses  terres,  ne  les  connaissait  iiçiéniç  p^s, 
puisqu'il  vivait  toujoms  à  l'étranger.  L'inte^da^t  av^t  trouvé  plus 
QQmnM>d9  de  se  dédiarger  des  ^om  de  l'administration  sur  les  juifs 
de  la  ville  voisine,  qui  étai^t  venus  lui  propose?  d'^lTenner  les 
champs*  Les  paysans,  m  trouvant  plus  4'pccupfitjpn  là,  où  ils 
Auraient  dû  en  trouver»  allaient  an  chercher  hors  d^  paya;  çe^x 
qui  restaient  étaient  les  indigens  et  les  piM^'^^çui^;  los  juifs  les  lis- 
saient travailler  quelquefois,  sans  doutet  W^is  le^  pj^yaient  m^K  et 
d'aijtteurs,  en  peu  de  temps,  h  pQpula1ji(>n  juivQ  i^'éi;^U  tellement 
«cerne  à  ^«menka  qu'elle  se  suflii^  i  ellerniêmef 

Le  Petit-Russien  est  adroit,  JxîiteAUgfWrti  mws  il  ^st  paressçuj^  et 
ne  se  réveille  qiji'à  l'appât  d'u,n  prçfit  imw^diftt  QU  aou?  l'em- 
pure  d'une  passion;  quoique  fort  tenace  lorsqu'il  a  un  {j^ut^  il  se 
laisse  aisément  décQurager  par  l'iufortune.  Ia  P9ir^ss0  pr^d  le 
dessus;  il  courba  la  tête  i^ous  la  iatalit^i  qu'il  n'essaie  plus  de  con- 
jurer, et  s'enivre  pour  noyer  son  chagrin.  On  s'enivrait  terrible- 
ment dans  les  cabarets  de  Eamenka,  qui  étaient  également  entre 
les  mains  des  juifs.  La  prospérité  de  ces  derniers  irritait  les  indi- 


•..  Si  te  oomte  A,«.,  wwl^t  s'occuper  de  ses  terres,  s'il  procurait 
ilu  trav^l  h  aes  pasrsansj  U»  ne  seriô^nt  pas  désespérés,  ils  ne  boi- 
raient piu3  autMt,  M  foraient  poînt  4e  dettes,  P^  içela  même  l«ur 
animosité  contre  les  israélites  n'awrait  plus  d^  m^W  d'être,  réppn- 
diiî(  X9rtch«k9^  Ceuïra  sont  îndusfrifiux,  ils  ont  ds  VvrmA  qu'ils 
pi^ètent  k  des  in^jg^ns  q^  m  peuvent  pas  le  l^ur  lençhris  <#  qp  se 
mettent  à  les  détester.  Je  n^  dis  fm  que  lea  julfiS  p'^^ut  pas^u^i 
qnc^qvep  torts  de  teur  #té,  fôQUtoitf^  lAm,  s'ils  swtr^pii/ses,  c'est 
qu'ito  awt  fm^és  par  1a  poaitf on  qui  Imr  «st  fedj^  d^  rw>urir  A  des 
moyens  illicitea.  îla  mims^U^  lewi  ifiçfeyE^ses  sou  f^  sou  f^yec  l^s 
idw  girandes  piivKdoi»»^  4»  14  Ifm  iiine  contra  û^  cbr^^HM^t  Met- 
tez-les sur  un  pied  d'égalité  et  la  concorde  i»  p^ua  j^fwM  /sêgA^nt 
mn^  fie»  enAtod  qui  s'isuèor^^, 


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36  AEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'hospitalité  qu'il  avait  accordée  au  juif  cette  nuit  le  ramenait  à 
ces  réflexions.  Le  feu  s'était  depuis  longtemps  éteint  qu'il  restait 
encore  enfoncé  dans  son  fauteuil  et  ne  songeait  pas  à  aller  se  coucher. 

—  Que  ce  serait  beau,  pourtant,  si  les  hommes  consentaient  à 
oublier  les  dissensions,  les  haines,  si  la  charité  unissait  toutes  les 
races,  toutes  les  religions I  fit-il  enfin  à  mi-voix  avec  un  soupir. 
La  pendule,  accrochée  à  la  muraille,  marquait  minuit  ;  il  y  jeta  les 
yeux,  se  leva  lentement,  s'étira  et  ouvrant  la  porte  qui  communi- 
quait avec  l'antichambre  : 

—  Nikital  appela-t-il. 

Le  serviteur  parut,  la  figure  endormie,  les  yeux  clignotans  ;  peu 
accoutumé  à  ce  que  son  maître  veillât  si  tard,  il  avait  sommeillé  en 
attendant  : 

—  Gomment  va  le  juif? 

—  Il  est  agité,  il  parle  en  dormant,  puis  il  se  réveille  en  deman- 
dant à  boire.  Je  le  crois  malade,  répondit  Nikita. 

—  Je  vais  le  voir  avant  de  me  déshabiller  ;  peut-être  faudrait-il 
envoyer  chercher  le  médecin,  dit  Kortchenko  avec  sollicitude  en  se 
dirigeant  vers  la  chambre  de  son  hôte. 

Nikita  le  suivit  en  grommelant  : 

—  Vous  auriez  bien  mieux  fait  de  ne  pas  recueillir  ce  mécréant... 
Vous  allez  voir  qu'il  nous  portera  malheur...  A-t-on  jamais  vu  un 
misérable  juif  déranger  ainsi  un  seigneur? 

—  Tais-toi,  interrompit  sévèrement  Kortchenko. 

Mkita  avait  été  élevé  avec  lui,  et  se  permettait  souvent  des  libertés 
de  langage,  mais  cette  fois  le  ton  du  maître  était  si  péremptoire  qu'il 
courba  la  tète  et  dut  se  borner  à  l'accompagner  en  silence. 


II. 

Foma  le  juif  fit  une  longue  maladie  ;  Kortchenko  le  soigna  comme 
il  eût  fait  un  fils.  Il  avait  mandé  le  médecin  de  la  ville  voisine,  et 
passait  des  nuits  entières  à  veiller  au  chevet  du  malade,  qui  fut  en 
danger  de  mort  pendant  plusieurs  jours. 

Nikita  ne  cessait  de  déplorer  la  conduite  de  son  maître,  et,  comme 
il  n'osait  plus  lui  en  parler,  il  se  dédommageait  de  ce  silence  forcé 
avec  ses  camarades  de  l'antichambre  : 

—  Vous  verrez  que  tout  cela  tournera  mal,  disait-il.  Il  n'y  a  rien 
d'assez  bon  pour  ce  va-nu-pieds,  on  lui  donne  du  bouillon  de  pou- 
let, du  vin  rouge...  Â-t-on  jamais  vu  chose  pareille? 

Les  autres  domestiques  hochaient  gravement  la  tète,  et  trouvaient 
que  Nikita  avait  raison. 

Quand  Foma,  bien  faible  encore,  fut  en  état  de  quitter  le  lit,  Kort- 


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LE  JUIF   DE  SOFIEVKÂ.  37 

chenko  jugea  le  moment  opportan  pour  rentretenird'uD  projet  qu'il 
nourrissait  en  secret  depuis  quelque  temps  déjà.  Il  entra  un  matin 
dans  la  chambre  de  son  protégé.  Celui-ci,  les  pieds  enroulés  dans 
une  couverture,  était  assis  dans  un  fauteuil  moelleux,  près  d'un  grand 
feu  auquel  il  chauffait  ses  longs  doigts  devenus  presque  diaphanes^ 
Il  voulut  se  lever  à  l'entrée  du  seigneur,  mais  sa  faiblesse  était 
encore  telle  qu'il  dut  s'appuyer  aux  bras  du  fauteuil  pour  ne  pas 
tomber  : 

—  Ne  te  dérange  donc  pas ,  dit  Kortchenko  en  le  forçant  à  se 
rasseoir.  —  Gomment  vas-tu  ce  matin? 

—  Mieux  !..  bien  mieux  I  répondit  le  juif  d'un  ton  dolent.  D'ici  à 
peu  de  jours  je  pourrai  enfin  vous  débarrasser  de  ma  présence. 

Kortchenko  s'assit  sur  une  chaise  de  paille,  qu'il  approcha  de  son 
interlocuteur  : 

—  C'est  justement  au  sujet  de  ton  départ  que  je  veux  causer  avec 
toi,  Foma,  dit-il.  Que  comptes- tu  faire?..  Où  iras-tu? 

—  Je  n'en  sais  rien  encore.. •  Je  recommencerai  ma  vie  errante, 
j'irai  d'un  village  à  l'autre  vendre  ma  marchandise... 

—  Combien  gagnes-tu  à  ce  métier-là? 

Le  juif  le  regarda  d'un  air  à  la  fois  surpris  et  méfiant  : 

—  Pourquoi  m'adressez-vous  cette  questi 

—  Parce  que  je  m'intéresse  à  toi  et  que  j 
liorer  ta  situation. 

Un  éclair  passa  dans  les  petits  yeux  enfon 
à  un  calcul  mental,  compta  sur  ses  doigts 
porter  une  journée. 

—  De  vingt  à  trente  kopecks  par  jour  qua 
bien,  mais  quelquefois  je  ne  gagne  rien  du 

Kortchenko  réfléchit  un  instant  ;  Foma  le 
taine  inquiétude  : 

—  Connais- tu  un  métier  quelconque? 

—  Dans  mon  enfance,  on  m'a  appris  cel 
qua  le  juif,  mais  je  l'ai  vite  abandonné  ;  il  y 
rence  dans  la  ville  où  j'habitais  ;  c'est  alors  < 
porteur. 

Kortchenko  poussa  une  exclamation  joyei 

—  Ta  fortune  ne  dépend  plus  que  de  tabc 
gagnes  bon  an  mal  an  une  douzaine  de  rou 
offre  vingt  si  tu  consens  à  rester  chez  moi 
habillé,  tu  feras  des  bottes  pour  toute  ma 
temps  de  reste,  tu  peux  l'employer  à  travaill 
village.  Cela  te  va-t-ilî 

Foma,  les  mains  crispées  sur  les  bras  du 


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88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cbé  en  ayant,  la  bouche  ouverte,  regardait  le  propriétaire.  La  sur* 
prise,  rincertitude,  la  méfiance,  se  lisaient  sur  ses  traits  p&les,q«e 
Féiiiotion  marbrait  de  taches  rouges.  Eortcheuko  attendait  patiem- 
ment sa  réponse;  son  visage  souriait, dans  ses  yeux  lumnêtes  brillait 
la  satisfaction  : 

—  Ce  n'est  pas  bien  de  se  moquer  ainsi  d'un  pauvre  homme,  baU 
butia  enfin  Fomaen  se  laissant  retomber  dans  le  fauteuil  avec  décou- 
rag^nent. 

—  }e  ne  me  moque  pas  du  tout  de  toi;  ce  que  Je  te  prq[>ose  est 
très  sérieux,  reprit  Eortchenko,  —  et  il  voulut  expliquer  au  juif  ce 
qui  lui  paraissait  si  inconcevable.  Il  lui  parla  longtemps  des  droits 
égaux  des  hommes,  de  son  admh*ation  pour  les  qualités  de  la  raoe 
Israélite,  des  moyens  qu'il  croyait  nécessaires  pour  développer 
ces  qualités  au  profit  de  la  Russie.  S'écbauffant  à  ses  propres 
paroles,  il  oubliait  qu'il  avait  affaire  à  un  être  sans  éducation, 
tout  à  fait  incapable  de  le  comprendre;  ses  théories  favorites  Yem* 
portaient  au  galop,  et  il  se  laissait  entraîner.  Foma  entendait  bien 
sa  voix,  mais  elle  paraissait  venir  de  loin  ;  il  n'essayait  même  pas 
de  saisir  le  sens  de  ses  paroles,  il  n'avait  plus  qu'une  pensée,  il 
ne  voyait  plus  qu'une  chose  :  on  lui  proposait  un  asile,  le  repos; 
plus  que  le  pain  quotidien,  presque  le  luxel  Vingt  roubles  par 
moisi  Jamais,  dans  ses  rêves  les  plus  extravagans, il  n'avait  espéré 
somme  pareille.  Vingt  roubles!  ce  chiffre  miroitait  devant  ses  yeux; 
il  le  voyût  partout,  sur  les  murs  de  la  chambre,  dans  l'air  et  sur- 
tout sur  la  figure  de  son  bienfaiteur.  Et  puis  qui  l'empêcherait  de 
gagner  davantage?  Les  domestiques  de  Kortchenko  étaient  nom- 
breux, 3  est  vrai,  mais  Us  n'useraient  pas  autant  de  bottes  qu'il 
pourrait  en  faire;  il  en  ferait  pour  les  paysans  de  Sofievka,  puis  pour 
ceux  des  environs...  Ce  n'était  pas  vingt  roubles  qu'il  voyait  alors, 
mais  une  série  de  chiffres  insensés  qu'il  ne  parvenait  plus  à  compter. 

Eortchenko  parlait  toujours  : 

—  J'acceptel  s'écria  tout  à  ooup  Foma  ;  puis,  comme  efiBrayé  de 
sa  Tëhémence,  il  se  leva  pâiiblement,  se  prosterna  aux  pieds  du 
seigneur  et  les  baisa  : 

—  Je  tâcherai  de  mériter  votre  bienveillance,  ajouta-t-il  d'un  ton 
mielleux. 

Eortchenko  ie  releva  wtc  sollicitude. 

—  C'est  moi  qui  suis  ton  obligé.  Je  sors  «Ûr  que  tu  te  rendrai 
utile...  et  puis,  grâce  à  toi,  fédère  enfin  être  [à  même  de  prouver 
que  mes  convictions  ne  «ont  pas  de  vaines  utopies. 

Foma  fut  logé  dans  une  des  dépendances  du  château;  citait  une 
petite  maison  basse,  à  toit  rouge  ;  à  droite,  se  trouvaient  une  cui- 
sine et  une  grande  ^bce  servant  de  saRe  à  manger  aux  serviteurs; 


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LE  JOIF  DE  SOFlEYiU.  89 

à  gftuche  étaient  deux  cbaoabresque  Ton  dmiDa  au  juif  et  dont  Tune 
devait  lui  servir  d'atelier  ;  un  couloir  les  séparait  de  la  salle  à  man- 
ger et  de  la  cuisine. 

Cette  installation  fit  grand  bruit  au  village.  On  se  racontait  en 
ricanant  que  le  seigneur  avait  recueilli  un  mendiant  juif,  que,  non 
content  de  l'avoir  hébergé  et  soigné  pendant  sa  maladie,  il  Tavait 
prié  de  se  fixer  à  Sofievka  et  lui  avait  flut  un  pont  d'or. 

^  C'est  plus  qu'il  n'a  jamais  fait  pour  un  chrétien^  disaient  les 
paysans. 

C'était  la  première  fois  qu'ils  critiquaient  le  propriétaire. 

Cependant  la  curiosité  était  éveillée  ;  on  se  demandait  ce  qu'était 
ce  juif  merveilleux;  il  devait  évidemment  avoir  quelque  grand  mé- 
rite pour  être  traité  avec  tant  d*égards.  Boris  Pavlovitcb,  tout  bon 
qu'il  était,  ne  l'aurait  pas  gardé  s'il  n'eût  espéré  en  tirer  profit.  On 
apprit  bientôt  qu'il  était  cordonnier. 

Un  dimanche,  au  sortir  de  la  messe,  Nikita,  contemplant  ses  bottes 
neuves,  avoua  qu'elles  n'étaient  pas  trop  mal  faites.  On  l'entoura  avec 
intérêt;  le  juif  travaillait-il  seulement  pour  le  seigneur,  ne  consen- 
tirait-il pas  aussi  à  chausser  les  paysans?  Il  n'y  avait  pas  de  cordon- 
nier à  Sofiekva,  et  il  fallait  aller  acheter  des  bottes  à  la  ville,  située 
à  soixante  kilomètres  de  distance. 

"^  Le  maître  lui  a  permis  d'accepta:  toutes  les  commandes,  répon- 
dit Nikita  avec  dignité. 

Dès  le  lendemain,  trois  ou  quatre  cliens  se  présentèrent^cfaez 
Foma  : 

—  C'est  drôle  tout  de  même,  se  disaient-ils  en  s'acheminant  vers 
sa  demeure,  de  voir  ce  juif  installé  dans  la  cour  du  château  ! 

Bientôt  Foma  fut  surchargé  de  commandes  ;  il  travaillait  vite  et 
bien,  vendait  sa  ourchandise  à  des  prix  raisonnables  : 

—  Il  est  vraiment  honnête  I  disaient  les  paysans  non  sans  un  cer- 
tain étonnement« 

Kortchenko  jouissait  de  son  œuvre;  il  s'était  pris  d'une  affection 
réelle  pour  son  protégé  et  ne  passait  pas  de  jour  sans  l'aller  vcnr. 
Su  apprenant  que  les  paysans  se  fournissaient  chez  lui,  il  se  frotta 
les  mains  de  joie« 

Foma  passa  des  semaines  sans  sortir  de  la  cour  du  château  ;  il 
ne  quittait  presque  jamais  son  établi,  sauf  aux  heures  de  repas,  qui 
le  réunissaient  au  reste  des  domestiques.  U  avait  tant  pâti  du  firoid 
dans  sa  vie  qu'il  s'habituait  difficilement  à  croire  que  désonnais  il 
n'en  souffrirait  plus.  Chaque  Ibia  qu'il  s'arrachait  à  sa  chambre  close, 
U  craignait  de  ne  plus  la  retrouver.  Il  jouissait  profondément  de  son 
bien-être  matériel,  et  le  soir,  en  s*alIongeant  sur  le  canapé  qui  lui 
servait  de  Ut,  il  restait  éveâlii  de  longues  heures,  réfléchissant  aux 
p^éties  extraordinaires  de  son  existence. 


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âO  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

—  Si  Ton  m'eût  prédit,  il  y  a  quelques  mois,  que  je  dormirais 
dans  des  draps  avec  un  coussin  moelleux  sous  ma  tête  et  chaude- 
ment couvert,  j'aurais  cru  à  une  mauvaise  plaisanterie,  pensait-il. 

La  sensation  lui  en  était  si  douce  qu'il  remarquait  à  peine  les 
plaisanteries  que  les  domestiques  et  les  paysans  lui  décochaient  à 
l'occasion.  Il  est  vrai  qu'elles  n'étaient  pas  bien  blessantes,  car  le 
plus  souvent  on  se  contentait  de  rire  un  peu  de  ce  qu'il  refusait  de 
manger  du  porc  et  de  ce  qu'il  s'enfermait  le  samedi  pour  réciter 
des  prières.  Il  se  montrait  si  humble,  si  conciliant,  si  serviable, 
que  l'antipathie  naturelle  provoquée  par  son  origine  disparaissait 
peu  à  peu.  Seul  Nikita  continuait  à  le  voir  de  mauvais  œil. 


III. 

Il  tombait  une  pluie  mêlée  de  neige  ;  la  journée  était  terne,  grise. 
Au  dehors,  les  arbres  du  jardin  se  repliaient  frileusement  sur  eux- 
mêmes  comme  pour  se  garantir  des  rafales  de  vent  qui  menaçaient 
de  les  déraciner. 

Foma  s'était  rapproché  de  la  fenêtre  afin  de  profiter  du  peu  de 
lumière  de  cette  sombre  matinée,  mais  il  ne  travaillait  pas.  Des 
morceavx  de  cuir,  des  outils  gisaient  pêle-mêle  autour  de  lui; 
renversé  sur  sa  chaise,  il  laissait  pendre  ses  mains  inertes  et  sui- 
vait machinalement  des  yeux  les  gouttes  d'eau  trouble  qui  tom- 
baient du  ciel.  Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  il  s'ennuyait.  Que 
lui  manquait-il  donc?  Bien  et  tout.  Depuis  qu'il  se  souvenait  de 
lui-même,  il  avait  lutté  contre  la  misère  ;  le  plus  souvent  il  ignorait 
ce  que  lui  apporterait  le  lendemain;  son  existence  jusque-là  avait 
été  une  série  non  interrompue  de  calculs  subtils  pour  se  procurer 
le  pain  quotidien.  Et  maintenant,  il  n'avait  plus  à  s'en  préoccuper, 
et  cependant  jamais  il  n'avait  été  aussi  triste.  Jadis,  lors  même 
qu'il  envisageait  l'avenir  avec  crainte,  cet  avenir  offrait  du  moins 
un  vaste  champ  au  développement  de  son  intelligence  et  de  son 
habileté;  alors  il  avait  un  but, et  aujourd'hui  il  n'en  avait  pas.  Il 
vivait  seul,  presque  comme  un  paria,  car,  quelle  que  fût  la  bonté 
de  Kortchenko  et  l'indifférence  de  son  entourage,  il  se  sentait  toléré 
et  non  aimé.  Jamais  on  ne  le  traiterait  conmie  un  égal,  la  déférence 
même  qu'on  lui  témoignait  lui  paraissait  ironique.  Il  gagnait  de 
l'argent,  il  est  vrai,  mais  à  quoi  cela  lui  servait-il?  Il  sentait  en  lui 
un  besoin  d'activité  dévorante;  ses  instincts  d'industrie  se  réveil- 
laient; ce  qu'il  recevait  ne  lui  suffisait  plus,  il  rêvait  l'indépendance, 
le  pouvoir.  Il  trouvait  que  Kortchenko  ne  l'appréciait  pas  à  sa  juste 
valeur;  ne  croyait-il  pas  avoir  fait  preuve  d'une  générosité  écla- 
tante en  le  condamnant  à  fabriquer  des  bottes  du  matin  au  soir? 


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LE  JUIF  DE  SOnEVKA.  il 

Hais  il  se  sentait  de  force  à  remplir  un  emploi  bien  autrement 
important.  Il  étouffait  dans  sa  petite  chambre  si  chaude;  ouvrant  la 
fenêtre,  il  se  pencha  au  dehors,  laissant  la  pluie  lui  fouetter  le 
visage  et  le  vent  soulever  sa  longue  chevelure.  A  droite,  le  châ- 
teau se  détachait  sur  un  fond  d'arbres  dégarnis;  il  lui  parut 
énorme  dans  ce  jour  gris. 

—  Gomme  j'aurais  su  utiliser  cette  baraque  si  elle  m'appartenait! 
pensa-t-il. 

Son  cœur  se  gonfla  d'orgueil  et  d'amertume.  Pourquoi  y  avait-il 
là,  à  sa  portée,  un  homme  riche,  tandis  qu'il  était  pauvre?  Il  est  vrai 
que  cet  homme  riche  l'avait  recueilli,  mais  ce  n'était  que  l'aumône 
d'un  caprice,  et  combien  le  caprice  durerait-il? 

—  Moi  aussi,  je  ne  veux  dépendre  de  personne,  se  dit-il.  Et 
quand  je  serai  riche,  quand  je  serai  puissant,  j'écraserai  sous  mon 
talon  ceux  qui  me  méprisent  aujourd'hui. 

n  referma  violemment  la  fenêtre  ;  une  foule  de  pensées  se  heur- 
taient dans  sa  tête.  Il  n'avait  aucun  plan  et  ne  savait  encore  ce  qu'il 
ferait  de  son  argent,  mais  il  résolut  d'en  amasser  le  plus  possible. 
Par  quels  moyens?  Il  l'ignorait.  Mais,  à  dater  de  ce  moment,  il 
passa  ses  journées  courbé  sur  son  ouvrage,  tandis  que  son  esprit 
cherchait  à  découvrir  les  voies  qui  le  conduiraient  à  cette  fortune 
ardenmient  convoitée.  Il  ne  dépensa  plus  un  kopeck  et  renonça 
même  à  fumer. 

—  Qu'est-ce  qui  te  prend  de  ne  plus  sucrer  ton  thé?  lui  demanda 
Nikita,  un  soir  que  les  domestiques  étaient  réunis  à  souper  et  que 
chacun  d'eux  avait  un  verre  de  ce  breuvage  placé  devant  lui. 

Foma ,  depuis  quelque  temps ,  glissait  dans  sa  poche  les  deux 
morceaux  de  sucre  qui  étaient  déposés  sur  sa  soucoupe. 

—  Je  le  préfère  ainsi,  répondit-il  en  portant  le  verre  à  ses  lèvres. 

—  Mais  alors  pourquoi  prends-tu  le  sucre?  Il  coûte  cher,  tu  n'as 
qu'à  le  laisser,  il  servirait  à  un  autre. 

— 11  en  fait  provision  pour  le  revendre;  on  n'est  pas  juif  pour 
rien,  dit  un  autre  domestique. 

Un  éclat  de  rire  général  accueillit  cette  phrase,  et  tous  regardè- 
rent Foma,  qui  avait  pâli.  U  ne  répliqua  point,  mais  un  éclair  hai- 
neux jaillit  de  ses  prunelles;  néanmoins  U  s'empara  tranquillement 
de  ses  deux  morceaux  et  quitta  la  pièce.  Quand  il  eut  refermé  la 
porte,  il  entendit  les  rires  et  les  quolibets  qui  saluaient  son  départ; 
serrant  le  poing,  il  fit  un  geste  menaçant  dans  la  direction  de  ceux 
qui  s'amusaient  à  ses  dépens  : 

—  Moquez-vous  de  moi,  je  vous  le  revaudrai  un  jour. 

Le  lendemain,  Kortchenko  l'envoya  faire  quelques  emplettes  à 
Kamenka.  C'était  un  grand  hameau,  presque  une  petite  ville,  où  il 
7  avait  bon  nombre  de  boutiques ,  toutes  tenues  par  des  juifs« 


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LE  JUIF  DE  SOFIETKA.  iS 


nmte  et  son  père  est  riche«..  Il  kû  donnera  sans  doule  «Mfeelfe 
dot...  Ahl  mais  il  est  trop  ricbe  pour  pennettre  àsa  fille  d'épower 
«m  pauvre  gueux  comme  moL 

£c  sa  doit  de  richesse  s'accrut  à  cette  pens&e,  ii  se  promk  d'être 
plus  âpre  au  gain,  de  déci^ler  son  activité  peur  6tre  en  éÉat  d'ob- 
tenir Rebecca.  Désormais  son  ambttioii  se  doublait  d'amour;  mais, 
à  mesure  qu'elle  de? ensit  plus  impatiente,  sa  haine  des  chréti^is 
augmentait.  Il  les  haïssait  de  ce  qu'il  ne  pouvait  s'enrichir  «qm'en 
Ifavaillant  pour  eux,  et  en  même  temps  il  les  flétrissait  d'un  mépris 
écrasant  de  ce  qu'ils  ne  comprenaient  pas  la  vraie  cause  de  son 
humilité  apparente.  Lorsqu'il  saluait  un  paysan,  sa  tèle  effleurai  le 
aol«  mais,  pendant  qu'il  affichait  ainn  son  infériorité,  son  cosnr  était 
lacéré  de  honte  et  de  rage;  il  aurait  voulu  étrangler  celui  qu'il  pré- 
tnndait  honorer  et  qui  ne  lui  servait  que  de  marchepied. 

On  jour,  un  moujik  lui  rapporta  une  paire  de  bottes  qu'il  avait 
livrée  à  la  hâte  et  qui  s'était  immédiatement  déchirée. 

•—  liens,  juif,  s'écria-t-il,  reprends  ces  bottes  qui  ne  valent  rien, 
rends-moi  mon  argent  ou  tais-m'en  une  nouvelle  paire. 

Foma  essaya  de  protester,  mais  le  paysan  tenait  bon,  il  ne  voukdt 
pas  jeter  son  argent  par  la  fenêtre.  Foma  grinça  des  dents,  devint 
blême;  pour  faire  plus  de  besogne  à  la  fois,  il  commençait  à  se 
négUger,  espérant  que  sa  négligence  passerait  inaperçue.  Mais  si 
tous  ses  clîens  étaient  aussi  clairvoyans  que  oehit-d,  ils  l'abandon- 
neoûent  bien  vite;  il  fallait  donc  se  résigner  à  refaire  l'ouvrage.  Il 
arracha  brusquement  la  dumssure  des  mains  du  paysan;  cet  imbé- 
cile lui  faisait  perdre  plus  qu'une  jouniée  de  travail,  il  lui  erievaît 
l'espoir  d'écouler  de  la  mauvaise  marchandise. 

— *  Tâche  au  moins  d'être  poli,  Foma;  on  dirait  vraiment  que 
c'est  ma  faute  si  tu  as  mal  cousu  le  cuir,  fil  le  paysan  d'nn  ton 
plaintif. 

Foma,  les  dents  serrées,  lui  jeta  un  regard  venimeux;  puis,  ^iii- 
dinant  très-bas  : 

—  Je  te  demande  pardon  ;  je  voulais  r^r^  mon  erreur  au  plus 
vite,  dit-il  d'une  voix  tremblante. 

Le  paysan  ricana. 

—  AiH*ès  tout,  tu  es  un  bon  diable;  seulement,  lâche  de  bien 
faire  cettç  fois^  répondit-il  en  s'^i  allant. 

Ce  jour-là,  Foma  aurait  voulu  posséder  dix  maim,  pouvoir  se  pas- 
ser de  nourriture,  de  sommeil,  afin  de  travailler,  travailler  toujoms. 
Cette  scène  se  passait  le  matin;  à  dîner,  il  avala  son  chtchy  à  la  Mie 
et  courut  s'enfermer  dans  sa  chambre  pour  continuer  son  ouvrage 
sans  se  laisser  émouvoir  par  les  plaisanteries  (fo  ses  camarades.  Il 
piquait  fiévreusement  un  point  après  l'autre;  sa  main,  armée  de 
l'alêne,  se  levait  et  s'abaissait  régulièrement;  de  grosses  gouttes. 


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hh  REYUE  DBS  DEUX  MONDES. 

de  sueur  perlaient  sur  son  front  sans  qu'il  y  prit  garde;  il  avait 
une  courbature  à  force  de  rester  des  heures  Téchine  ployée  dans 
la  même  attitude.  Mais  que  lui  importaient  ces  misères  ?  Chaque 
point  le  rapprochait  du  but,  et  Timage  de  Bebecca  se  dressait  son- 
nante devant  lui.  Il  avait  tant  de  commandes  qu'il  ne  pouvait  y  suf- 
fire; cependant  il  voulait*  les  exécuter  toutes,  de  crainte  que,  s'il 
les  refusait,  on  ne  s'adressât  à  un  autre  cordonnier.  Et  tandis  qu'il 
travaillait  avec  un  acharnement  qui  tenait  presque  du  délire,  il 
sentait  au  dedans  de  lui  une  implacable  soif  de  vengeance  contre  ces 
chrétiens  dont  il  ne  pouvait  se  passer.  Vers  le  soir,  ses  artères  bat- 
taient follement,  son  cerveau  était  prêt  à  éclater,  le  sang  affluait  à 
sa  tète,  qu'il  avait  tenue  baissée  pendant  tant  d'heures,  ses  doigts 
écorchés  saignaient  : 

—  Je  ne  ferai  plus  rien  qui  vaille,  pensa-t-il  avec  découragement, 
en  jetant  à  l'autre  bout  de  la  pièce  le  morceau  de  cuir  qu'il  était 
en  train  de  découper. 

L'atmosphère  de  son  atelier  le  suiToquait,  il  prit  sa  casquette, 
sortit  et  aspira  largement  l'air  frais  du  dehors. 

U  ne  faisait  pas  encore  tout  à  fait  nuit,  un  crêpe  gris  semblait 
envelopper  la  terre  ;  de  légères  vapeurs  s'élevaient  du  sol  humide  et 
le  recouvraient  d'un  voile,  comme  pour  le  dérober  aux  rayons  indis- 
crets de  la  lune  qui  montait  à  rhorizon.  Des  effluves  printaniers  s'échap- 
paient des  arbres  bourgeonnans,  où  les  oiseaux  faisaient  déjà  leurs 
nids.  La  nature  entière  était  doucement  assoupie  ;  mais  ce  calme, 
contrastant  avec  son  agitation  intérieure,  ne  fit  qu'exaspérer  Foma;  il 
aurait  voulu  voir  se  déchaîner  autour  de  lui  une  de  ces  bourrasques 
terribles  qui  arrachent  et  brisent  tout  sur  leur  passage  ;  impassible 
au  milieu  de  la  tourmente,  les  bras  croisés,  le  front  haut,  il  aurait 
aimé  crier  à  Touragan  :  «  Détruis,  anéantis  tout  ce  qui  n'est  pas  à 
moi  et  tout  ce  que  j'abhorre  I  »  et  il  aurait  applaudi  à  la  chute  des 
arbres,  à  l'elTondrement  des  maisons,  à  la  destruction  générale  de 
b  terre. 

Ces  réflexions  l'absorbaient  au  point  qu'il  traversa  sans  s'en  aper- 
cevoir la  longue  rue  du  village,  dont  les  maisons  commençaient  à 
s'éclairer.  Les  jeunes  filles  et  les  femmes  couraient  de  Tune  à  l'autre 
avec  des  torches  allumées,  se  prêtant  ou  empruntant  du  feu,  car  à 
cette  époque-là  les  allumettes  étaient  encore  chose  rare  dans  le 
peuple.  Les  figures  jeunes  ou  vieilles  illuminées  par  les  fagots  rési- 
neux d'où  s'échappait  une  fumée  noirâtre  prenaient  une  apparence 
fantastique.  Hais  Foma  ne  voyait  rien.  Il  dépassa  la  maison  du 
prêtre,  l'église  blanche  au  toit  vert,  entourée  d'un  mur  bas  peint  à 
la  chaux  par-dessus  lequel  on  distinguait  le  bout  des  croix  de  quel- 
ques tombes  privilégiées.  On  n'enterrait  là  que  les  dvorovyi^  les 
p-opriétaires  pauvres  qui  n'avaient  pas  d'église  à  eux,  ou  bien  les 


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^Aisjt^^j.n^.ixm..  .Mil   ^^ 


LE  JUIF  DE  SOFIETKA.  hb 

paysans  qui  s'étaient  illustrés  d'une  manière  quelconque.  Le  com- 
mun des  mortels  reposait  au  cimetière,  situé  à  peu  près  à  un  kilo- 
mètre du  village.  Foma  se  dirigeait  inconsciemment  de  ce  côté.  A 
mi-chemin  dans  la  route  déserte,  son  attention  fut  attirée  par  une 
ombre  noire  qui  venait  à  lui  ;  cette  ombre  avançait  lentement,  et 
il  ne  put  se  défendre  d'un  petit  frisscm  ;  ce  pouvait  être  quelque 
moujik  attardé  et  ivre  qui,  s'il  le  reconnaissait,  ne  manquerait  pas  de 
lui  faire  des  taquineries;  le  lieu  était  solitaire,  le  paysan  pouvait 
avoir  le  vin  mauvais.  Foma  eut  peur;  il  chercha  un  refuge,  mais  il 
n'aperçut  autour  de  lui  que  la  steppe  unie  s'étendant  àperte  de  vue. 
L'ombre  se  rapprochait  et  prenait  la  forme  d'un  homme  de  haute 
taille  qui  semblait  trébucher. 

—  Fomal  Foma!  où  vas-tu  donc?  cria  une  voix  dans  l'obscurité* 
Est-ce  moi  que  tu  fuis  ainsi  7 

Le  juif  s'arrêta  ;  il  avait  reconnu  la  voix  de  père  Afanasiy,  le  prêtre 
de  Sofievka.  Revenant  sur  ses  pas  et  saluant  jusqu'à  la  ceinture  : 

—  Je  ne  vous  avais  pas  reconnu,  très  révérend,,,  je  croyais,.,  je 
pensais,.,  balbutia-t-il  d'une  voix  mal  assurée. 

—  Tu  m'as  pris  pour  un  ivrogne,  riposta  le  prêtre  en  riant  dou- 
cement. C'est  la  fatigue  et  non  le  vin  qui  me  fait  chanceler.  J'ai 
été  voir  des  malades  à  quinze  verstes  d'ici  et  comme  mon  cheval  boi- 
tait, j'ai  dû  faire  la  route  à  pied,  si  bien  que  j'y  ai  à  peu  près  laissé 
mes  chaussures,  ajouta-t-il  en  montrant  ses  pieds  couverts  de  boue. 
  propos,  Foma,  on  te  dit  excellent  cordonnier  ;  fais-moi  donc  une 
paire  débottés,  je  n'ai  plus  rien  à  mettre  et  il  fait  encore  trop  froid 
pour  marcher  nu-pieds.  Je  te  serai  reconnaissant  de  me  les  livrer 
au  plus  vite. 

Foma  hésita  avant  de  répondre.  Travailler  pour  un  prêtre  ortho- 
doxe I  Ses  scrupules  religieux  se  révoltèrent  à  cette  idée;  son  travail 
n'alderait-il  pas  pour  ainsi  dire  à  la  propagande  de  cette  religion 
qu'il  exécrait?  Si  père  Afanasiy  était  obligé  de  faire  son  achat  en 
ville,  il  devrait  se  déranger,  s'absenter  deux  ou  trois  jours,  et 
pendant  ce  temps  les  paysans  mourraient  dans  l'impénitence  finale, 
on  murmurerait  peut-être  contre  le  prêtre,  on  lui  reprocherait 
d'avoir  déserté  sa  paroisse  à  cette  saison,  où  le  printemps  amenait 
une  recrudescence  de  maladies.  C'était  bien  tentant;  mais,  d'un 
autre  côté,  comment  laisser  échapper  cette  occasion  de  gagner  quel- 
ques roubles? 

—  Eh  bieni  Foma,  puis-je  compter  sur  toi?  demanda  père  Afa- 
nasiy d'une  voix  fatiguée. 

—  Après-demain  vous  aurez  ce  que  vous  désirez,  répliqua  le  juif 
en  s'inclinant  encore  une  fois. 

Le  prêtre  le  remercia,  lui  souhaita  une  bonne  promenade  et  reprit 


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A6  REVUfi  bsS  DÊUt  HONÏ)£S« 

sa  Marche.  Ifoihk  attendit  qti'9  fûft  lohl  pùttt  mouiHéf  hii  AKtôtti  à  Mi 
màisÔD. 

-^  J*eiDt)loiei^àî  m  gl  ttfâMVàis  Cï*^  qu'l!  Uô  lu!  senîw  p^  dMi 
jôttft,  et  je  suîé  bien  8Û1-  qu'il  tte  se  j^feîûdrti  pm,  Itil,  muilïitltti4-a 
aVec  tlû  sôtirire  diaboKqtië. 

De  cette  Taçott,  il  tfaùquillisaît  sa  eon^emcô  et  la  mettait  d'ac- 
cofd  àtec  sa  tapaôité. 

î?ar  uSe  brtlâùte  ôoll^éô  d'août,  Pôaist  aVàitpoaôSé  sa  p«)!iïeÉade 
jusqu'à  la  rivière  afin  d'y  jouir  d'un  peu  de  fraîcheur.  La  rivière  tf^^ 
tait  pas  éloignée  du  village,  et  au  coucher  du  soleil  les  ehûins  s'y 
rendaient  habituellement  pour  pécher  à  la  ligne.  La  rive  fleurie 
était  tout  émaillée  de  petite  boUshommes  en  chemises  rôuged  ou 
blanches,  aux  jambes  nues,  brunies  par  le  soleil,  qui  se  tenaient  im- 
mobiles les  uns  assis,  les  autres  debout,  de  grandes  gaules  à  là  main. 
Ils  suivaient  anxieusement  les  oscillations  du  fil  sur  l'eau,  et  si  un 
mouvement  un  peu  violent  indiquait  la  morsure  d'un  poissoû,il  fal- 
lait voir  avec  quel  geste  énergique  ils  rejetaient  leurs  petits  bras  "eu 
arrière  en  se  reculant  pour  soulever  le  butin  !  Chaque  petit  pêcheur 
avait  autour  de  lui  une  demi-douzaine  de  camarades  plus  jeunes 
qui  n'étaient  pas  encore  admis  à  l'honneur  de  se  servir  d'tme 
ligne,  mais  qui  entouraient  leur  aîné  avec  une  déférence  craintive 
et  se  tenaient  prêts  à  obéir  à  ses  moindres  volontés.  C'étaient  eux 
qui  portaient  le  grand  seau  rempli  d'eau  destiné  à  recevoir  le  pfô^ 
duit  de  la  pêche;  ils  déterraient  les  vers  servant  d'appât,  1^ 
piquaient  sur  l'hameçon,  et  quand  ils  avaient  été  bien  obéisâaUs, 
pour  les  récompenser  le  petit  pêcheur  leur  permettait  de  décrocher 
le  poisson  pendu  au  bout  de  sa  ligne.  Lorsqu'on  voyait  la  proie  sur- 
gir de  l'eau  et  se  tordre  dans  les  airs,  c'étaient  des  cris  de  jdie 
à  n'en  plus  finir  ;  puis,  quand  après  leur  avoir  suffisamment  fait 
admirer  son  adresse,  l'heureux  pêcheur  se  décidait  à  baisser  sou 
butin  vers  la  terre,  toutes  les  petites  figures  se  tournaient  anxieuse- 
ment vers  lui,  on  ne  riait  plus,  on  attendait  le  nom  de  celui  à  qui 
serait  accordée  l'insigne  faveur  de  débarrasser  la  ligne  de  son  flâr- 
deau.  Foma  s'arrêta  un  moment  à  contempler  ce  joli  spectacle.  Une 
douzaine  de  gaules  se  levaient  presque  simultanément,  le  soleil 
couchant  rougissait  les  écailles  nacrées  des  poissons  palpitant  dans 
l'atmosphère  bleue,  les  cris  joyeux  des  enfans  se  mêlaient  aux  bruis- 
semens  assourdissans  des  grillons  dans  l'herbe  haute,  d'où  men- 
ant des  émanations  capiteuses.  Un  des  marmots  s'étant  retourné 
rçut  Foma  : 


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1^  jqiF  <DE  :SOTOVKÀ»  hl 

^  Le  juif!!  M^  4^  «cette  voix ;bftBse.qui xésA^n^J^  Imut  et  gui 
semble  être  le  ^pdvllège^es  eof^ps  \Wm  hçfm»  d'une  (t^rr^ur  quel- 
conque. 

Aussitôt  tous  se  retouru^ut  et  ^  seiTMU  k^  .uq3  contre  les 
««très,  ils  regaidèrent  rintmis^Qçde  j^m(}3  y^uî^  moitié  .ei]^$s, 
moitié .souriftos.  Qn  voi^t  p^uile  juif,AU  .village.;  jitmai3  jU  m iÇWes- 
^t  un  enfant  ou  lun  dûen;  auam  <âtait-il  pouf  .eu^L  quelque  .(;bpse 
d'^anger  qui  faisait  fuir  les  un$  et  .aboyer  les.ftjiitres.  ÇepeR^fuit 
ce  jour-là,  il  paraissait  d'aifonble  bum^uc,  ^c^r  .il  s'iy)proQb^  4e8 
pelhs  paysan0,  learitepeto  les  jjojy^Ket  te^r 4it  ave.C;b(^wiie  : 

.^.^  Continuez,  continuer 

Les  petits  le  voyant  sourite  4aoiirifent  awsi;  U  s'assit  sur, rjiQçbe 
lau  milieu  d'eu?^,  leur  permit  de  grim^p^^r  sur  ses.genqui;,,dp  jAner 
avec  ses  longs  cheveux  ;  il  ne^eiâcba  mÔKoe  j[^s  ^^^  .g^'i)$.^!en 
bétonnaient  avectia  franabifteângénue  deileur  4gQ. 

—  Veux-tu  ce  îpâbson?  demandu  le  pôche.ur  Je  plus  r^pi:ç!çhé 
deilui,  en  letirant  oip  steriet  ^9. l'eau*  J^omii.iiQQepta  Jle  ^,  et 
coDMne  prouve  cde^saitiofionnflMeiftAC^  jil  «idft. à  .gratter .j^  t^irre  jtftur 
y  dénidier  los  «ers. 

C'était  un  samedi;. les  {Miy^ana  ^'ultiarckiwt  ftw  cbamps  .^  de 
rentver  Ja  moisson  4pour  se  repois^r  il^  iendemw).  J)e  girAuds  cha- 
riots remplis  dejnfiîs  et  traînés  pur  des^bœufsserSUivaient  lenteipQnt 
sur  la  route  qui  longe  la  rivière.  Ils  étaient  remplis  de  maïs.  Quelques 
femmes'perobéessur  les  tas  s'y, tenaient,  Iqs  unes  enlacées,  les  autres 
ta  demi  couchées  ;. leurs  jupes  multipoloroe,  leurs  chemises  blanches 
brodées  de  rougeet leurs  nattes tentremélfSies  de  rubans  foon^ient 
un  mélange  de  tons  éblouisaans  qui  couronnait  les, millions  de^^ns 
janoes;  leurs  silhouettes  se  détachaient  .fiuemjent  sur  le  ciel,  pu  le 
soleil  couchant  laissait  des  traînées  d'un  jrouge  «feu.  J^e3  Jioimnes 
fdiominaient  à  côté  des  chariots  et  ranimaient  ]^  ibœufs  j)aresseux 
d'un  tour  de  fouet  ou  d'une  parole  vive,;  Âi/d  temps  en  twfps 
lilS'Se  baissaient  pour  ramasser  quelque  tige  tombée  ^  teipr^.  Les 
femmes  chantaient  h  mi-vnixet  les  vibrations-deil'iMr gardaient  long- 
temps l'écho  mélancolique  de  leurs  chansQU^. 

^^  Tiens  I  le  juif  qui  i^'amuse  avec  nps  enlîms,  .cria  gaHnent  un 
payaan.  Huel  buel  «youtartril  en  enveloppant  son  Attelage  d'un 
^coup  de  fouet. 

Foma  |(e  suivit  des  yeux  jusqu'à  ce  qu'il  tdUt  di^pai^u  d^us  le  vil- 
lage. 

—  Voilà  la  richesse!  la  prospérité  I  pensait-il.  Que  n'eût-il  pas 
donné  pour  posséder  un  champ  lui  aussi,  pour  j9u, revenir  avec  son 
chariot  pliant  sous  le  poids  de  la  récolte  I 

Quelques  enfans  avaient  couru  sur  la  route,  et  s'^tant  emparés  des 
grains  de  mais  que  les  paysau3  a,vaiwt  n^ljgé  .de  rAVa^ser,  ils 


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hS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

revinrent  tout  contens  les  montrer  à  leurs  camarades  ;  Tun  d'eux 
en  avait  plein  sa  petite  chemise,  qu'il  relevait  des  deux  mains.  Â 
cette  vue,  une  idée  étrange  traversa  l'esprit  du  juif.  Ce  maïs  si 
doré,  si  beau,  constituait  la  nourriture  préférée  des  paysans.  Mais 
il  leur  faisait  généralement  défaut  à  la  fin  de  l'hiver;  alors  c'étaient 
des  plaintes,  des  doléances  interminables.  Si  quelqu'un  s'avisait  d'en 
faire  une  bonne  provision,  il  pourrait  la  revendre  au  prix  qu'il  vou- 
drait vers  le  printemps.  Pourquoi  Foma  ne  serait-il  pas  ce  quel- 
qu'un? Mais  comment  se  procurer  cette  précieuse  réserve? 

—  Tiens,  tu  te  promènes  avec  du  sucre  dans  tes  poches?  fit  une 
petite  fille  qui,  nichée  sur  les  genoux  du  juif,  s'était  livrée  à  des  per- 
quisitions dans  ses  vêtemens  sans  qu'il  s'en  aperçût,  tant  il  était 
préoccupé  de  ses  plans.  Elle  tenait  entre  ses  doigts  les  deux  mor- 
ceaux qu'il  avait  rapportés  du  souper. 

—  C'est  bon,  çal  continua  la  gourmande  en  faisant  claquer  sa 
langue,  et  en  les  regardant  d'un  œil  de  convoitise. 

Les  autres  enfans  avaient  aussi  leurs  regards  rivés  sur  ces  petits 
morceaux  blancs  qui  pour  eux  représentaient  une  régal  extraordi- 
naire, car  le  sucre  est  un  grand  luxe  chez  les  paysans.  Foma 
tressaillit;  il  venait  de  trouver  une  combinaison. 

—  Voulez- vous  en  manger  souvent?  demanda-t-il  en  prenant  la 
friandise  des  mains  de  la  fillette,  dont  les  yeux  s'emplirent  de 
larmes. 

—  Oui!  ouil  répondirent  en  chœur  toutes  les  petites  voix. 

—  Eh  bien  I  d'abord  donnez-moi  ce  que  vous  avez  là  ;  ensuite, 
chaque  fois  que  vous  m'apporterez  dix  tiges  de  maïs,  je  vous  pro- 
mets en  échange  un  morceau  de  sucre. 

Les  enfans  écarquillërent  les  yeux  et  ouvrirent  de  grandes  bou- 
ches, ils  ne  comprenaient  pas. 

—  Mais  comment  ferons^ous  pour  f  apporter  ce  que  tu  de- 
mandes? fit  le  plus  avisé. 

Foma  hésita  un  moment;  il  ne  pouvait  leur  dire  ouvertement  de 
voler  ;  s'ils  le  trahissaient,  il  serait  perdu  ;  comment,  sans  se  com- 
promettre, leur  faire  comprendre  ce  qu'il  voulait? 

—  Tenez,  regardez  sur  la  route,  il  y  a  encore  bien  des  grains  qui 
roulent  dans  la  poussière,  recueillez-les  soigneusement  chaque  fois 
que  vous  verrez  passer  des  chariots,.,  et  puis  je  pense  qu'il  en  est 
resté  pas  mal  aux  champs...  par  mégarde,..  ajouta-t-il  à  mi-voix. 

Les  interlocuteurs  s*entre-regardërent,  ils  avaient  bien  envie  de 
la  friandise. 

—  Ce  sera  très  difficile,  et  nous  ne  t'apporterons  que  peu  de 
chose,  car  d'ordinaire  on  a  soin  de  perdre  le  moins  possible  de  mais, 
répliqua  le  plus  âgé  d'uû  air  pensif. 

—  Cest  votre  affaire,  dit  Foma  en  se  levant.  Il  jeta  lea  morceaux 


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LE  JUIF  DE  SOFIETKA.  ^9 

de  sucre  en  l'air.  —  Goûtez-en,  fit-il,  et  n'oubliez  pas  que  je  vous 
en  donnerai  chaque  fois  que  vous  l'aurez  mérité. 

Les  enfans  se  jetèrent  à  plat  ventre  dans  Therbe,  se  disputant  la 
friandise;  le  juif  les  considéra  un  instant,  tandis  qu'un  sourire  iro- 
nique passait  sur  ses  lèvres  minces. 

—  Je  les  tiens,  pensa-t-il,  en  reprenant  lentement  le  chemin  de 
sa  hâta. 

Dès  le  lendemain,  une  demi-douzaine  de  gamins  lui  apportaient 
ce  qu'il  désirait.  Gomme  il  s'étonnait  de  la  grande  quantité  : 

—  Nous  avons  été  dans  les  champs  du  seigneur,  répondirent-ils 
en  rougissant  un  peu.  Il  a  tant  de  miâs  que  quelques  tiges  de  plus 
ou  de  moins  ne  sont  pour  lui  d'aucune  conséquence. 

Foma  alors  prit  un  air  grave  et  blâma  ce  procédé,  qu'il  s'était  bien 
gardé  de  leur  recommander;  le  peu  qu'ils  seraient  parvenus  à  gla- 
ner sur  les  chemins  après  la  rentrée  des  récoltes  lui  aurait  suffi.  Les 
enfans  se  pressaient  dans  un  coin  de  l'atelier  tout  effarouchés  de 
ces  paroles  sévères, auxquelles  ils  ne  s'attendaient  pas. 

—  Tu  n'en  veux  donc  plus  ?  se  décida  enfin  à  demander  l'un 
d'eux. 

—  Si  fait;  apportez-m'en  tant  que  vous  pourrez,  répliqua  ^ve- 
ment  Foma,  mais  ne  me  dites  plus  jamais  que  vous  les  avez  enle- 
vés aux  champs,  et  surtout  faites  bien  attention  de  n'être  point 
surpris  en  venant  ici,  car  alors  adieu  la  récompense  I 

Néanmoins  il  leur  distribua  le  sucre  promis,  qui  mit  bientôt  fin  à 
leur  embarras,  et  ils  se  promirent  d'en  mériter  encore  dans  le  plus 
bref  délai,  quitte  à  ne  pas  dévoiler  à  Foma  la  provenance  de  leur 
butin.  Bientôt  presque  tous  les  enfans  du  village  furent  du  secret 
et  ils  s'ingéoièrent  par  mille  moyens  à  escamoter  autant  de  maïs 
que  possible.  Avec  la  ruse  innée  de  l'enfance,  ils  enveloppaient  les 
tiges  compromettantes  soit  dans  des  mouchoirs,  soit  dans  des  gerbes 
de  fougères  et  s'arrangeaient  de  façon  à  les  porter  à  Foma  à  l'heure 
de  la  sieste,  quand  ils  étaient  à  peu  près  sûrs  de  ne  rencontrer  per- 
sonne. Gependant  un  jour  Kortchenko,  regardant  par  la  fenêtre, 
aperçut  un  gamin  qui  traversait  la  cour  un  gros  paquet  sous  le 
bras. 

—  Où  vas-tu  et  que  portes  tu?  cria-t-il. 

Le  garçon,  interdit  un  moment,  se  remit  aussitôt  et,  entr'ouvrant 
le  mouchoir,  il  en  sortit  un  beau  champignon  tout  frais.  Il  s'était 
avisé  d'en  couvrir  le  maïs  en  cas  de  surprise. 

—  G'est  Foma  qui  m'a  ordonné  de  lui  apporter  cela,  répondit-il. 
Kortchenko  sourit  avec  bonhomie,  mais  comme  il  était  un  peu 

intrigué  de  savoir  ce  que  son  cordonnier  faisait  de  ses  champignons, 
il  le  questionna  à  ce  sujet  dans  la  soirée. 

Ton  LTU.  ~  18S3.  4 


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50  RETUB  BBB  i)10K  «MDBB. 

—Je  possède  une  i^ecette  spéciale  pour  les  conservier  «n  hi?ir, 
répliqua  celui-ci  saiHi  se  déeoncerter,  ^et  je^voidais  <?ou6ifaire  them- 
•mage  tie' toute  ma  provision* 

En  effet,  au  plafond  de  'sen  «atelier  étaient  -«uspendus  d-innom- 
brables  champignons  enfilés  sur  un  minée  cordon.  Tous  ceux'qoi 
entraient  pouraient  les  ¥oir,  on  les  lui  apportait  arec  le  tnals;  seu- 
lement ce  dernier  était  pré^^ieusement  caché  dans  sa  chanriMre^eù 
personne  ne  pénétrait  jamais,  ^tandis  ^e  la  tprovision  de  champi- 
gnons exfrticpiaît  suffisammemt  ie  «m^t^ent  ^ee^enCaos.  Kortchenke, 
endnnté  de  découvrir  une  nouvelle 'capacHé  dans  een  «protégé,  ne 
'put  s'empêcher  d^n  feâre  part  à  Wikita. 

—  Tu  vois  combien  ce  mécréant,  comme  t«  l'appelles,  se  rend 
tttile;  il  se  tient  tranquille,  il  travaille 'et  n'a 'qu'un  aeul  désir,  celui 
'de  me  témoigner  sa  reconnaissance,  dit-il  <en  se  irettaoft  les  mains. 

Nikita  ne  répondit  que  par  un  grognement,  indistînot  ;  il  o'^laitpas 
«confaincu* 


Foma  attendît  patiemment  tout  Thvver  avant  de  se  dè&ire  des 
précieuses  tiges,  qu^il  oonservait  avecim  sein  jaloux.  Tous  les  soirs, 
il  s'endormait  après  les  avoir  tegardées  et,  le  matki,  à  son  téral, 
eHes  étaient  les  premières  à  T^ouir  >8a  «vue  ;  dl  leur  souriait  avec 
(Satisfaction  en  supputant  d'avance  oe  «qu'elles  pourraient  lui  nq^- 
porter.  En  «ttendttit,  il  travaillait  sans  fd&che,  vondait.à  Kameaka 
Jes  habits  neufs  que  Kortcheidio  lui  domait,  «et-se  contentait  'd'cun 
mmjjL  caftan  très  usé  qui  le  tgarantkwait  à  peine  du  ifroid.  Au 
graindes  «occasions,  quand  il  allait  Mre  visite  «u  père  tle  iBebecoa,,  il 
'wvdlait  des  habits  moins  fripés  réservés  pour  oette 'circonstance* 

ârftce  à  eon  activité  et  à  son  éconearie,  il  était  déjà  parvenu  à 
amasser  un  petit  capital  qu'il  portait  toujours  eur  lui,  envelqqpé 
dans  un  mouchoir  à  carreaoK.  (De  temps  len  temps,  quand  il  était 
ibiensùr  de  ne  pas  être  dérangé,  il  le  dénouait  et  comptait  eon  4ié- 
sor.  Maintenant  il  allait  tous  les  mois  à  Kamenka,  sous  un  préleflte 
ou  sous  un  autre.  Kortohenko,  qui  avait  eu  ventre  son  amour 
pour  Rebecca,  le  pla»anteît  souvent  à  oe  sujet. 

—  Pourquoi  ne  répouses4u  pa*f  lui  demandait-il. 

—  Je  suis  encore  trop  pauvre  pour  prétendre  à  sa  main,  répon- 
dait Poma  avec  un  gros  soupir. 

Kortohenko  alors  souriait  dai»  sa  barbe  et  lui  prôchak  la 
pali^ioe. 

—  Tu  ne  l'en  apprécient  t[ue  davantage  pour  Favoir  désirée  plus 
longtemps,  disait-il. 


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LB  JUIF  DE  SOnEY&A.  5i 

Le  jttif  ne  répondait  rien  à  ce  raiBoonement,  maïs  il  tM«ivaU  la 
patience  bien  difficile  à  pratiquer. 

De  8011  côtài  Rebecca  €' était  éprise  du  cordonnier.  Elle  avait 
oommMcé  par  s'amuaer  de  eea  i^garda  et  de  ses  soupirs  langoo* 
reux,  mais  bientôt  elle  le  trouva  fort  beau  garçon  et  regretta  qu'il 
ne  fût  pas  plus  fortiuié.  Les  deux  jeunes  gens  avaient  échangé  des 
aveuX)  et  comme  Foma  insistait  pour  parler  au  père  <le  la  jeune  fiUe: 

*^  Garde^t'en  bien»  avak^elle  r^ndu,  tu  ne  fenôs  que  glter 
nos  affaires.  Mon  père  te  refusera  certainement,  et  comme  ÏÏ  eet 
ettièté,  il  ne  voudra  phis  revenir  sur  son  refosi  tuidie  que*  si  pour 
solliciter  ma  main,  tu  attends  d'être  arrivé  à  une  certaine  aisance, 
peut-être  se  laissera-t-il  fléckir,  quoique  je  sache  qu'il  rêva  pour 
moi  un  parti  brillant. 

Foma  avait  dû  se  résigner  à  attendre,  tout  en  se  consolant  par  la 
certitude  de  ne  pas  être  indifférent  i  ceUe  qu'il  aimait. 

Yers  le  printeiaps,  ses  prévisions  se  réalisèrent  ;  les  paysans  man- 
quèrent de  Buû».  C'est  alors  qu'il  jugea  le  moment  opportun  pour 
mettre  en  vente  celui  qu'il  tenait  en  réserve,  mais  il  contenait 
fort  bien  qu'il  lui  fallait  agir  avec  la  plus  grande  prudence;  aussi 
ne  fut-ce  qu'avec  une  hésitation  si  habilement  jouée  qu'elle  eût 
tron^  les  plus  clairvoyans,  qpi'il  proposa  à  un  de  ses  diens  d'es- 
sayer de  s'en  procurer  chez  un  «de  ses  ccmfrères  qui,  disaitHil,  habi- 
tait Kamenka% 

^  Je  sais  qu'il  en  a,  dit-il.  le  dois  aller  le  voir  demain^  ^  vo«s 
veniez,  je  puis  faû  demander  de  vous  en  vendre. 

•*«  Ahl  petit  |>èrel  ce  serait  un  véritable  bienfait,  irépondit  le 
paysan  tout  content,  car,  potr  combie  4e  malheur,  ma  femme  est 
malade  depuis  quinze  jours  et  ae  peut  manger  que  de  la  ^obi- 
mata  (1);  elle  m'en  demande  continuellement  et  je  ne  sais  com- 
ment lui  en  procurer  à  moins  d'aller  en  ville;  or  le  voyage  est  une 
perte  tie  t^nps  considérable  et  coûte  de  l'argent...  Mais,  ajouta- 
l-il,  après  une  courte  réflexion,  si  tu  me  donnais  l'adiwsse  de  ton 
ami,  je  pourrais  m'entendre  directement  avec  lui.  Pourquoi  abje 
besoin  de  ton  intermédiaire  ? 

—  Mon  ami  ne  trafique  pas  «en  général,  et  si  j'obtiens  oe  que  tu 
désires,  ce  sera  une  laveur  toute  spéciale  de  sa  part.  Si  tu  4'«dres- 
sais  à  lui,  il  refvserait  certainement^..  Du  reste,  isi  tu  ne  veux  (>as 
que  je  m'en  occupe.»^  tu  «ûs?  répliqua  Foma  en  haussant  les  épaiàes 
avec  indifférence. 

—  Non,  non,  petit  père,>«%  rends^md  ce  service,  je  t'en  prie, 
insista  le  paysan  inquiet.  Tu  oomprends,  si  ce  n'était  ma  pauvre 
femme,  je  m'en  serais  passé,  mais  aujourd'hui  c'est  autre  chose*.. 

01)  Sorte  de  gmam  fldiatvc  un  aal». 


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52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Seulement  tftche  de  ne  pas  le  payer  trop  cher,  ajouta*t-il  pru- 
demment. 

Foma  le  rassura  de  son  mieux;  les  deux  hommes  s'entendirent 
pour  se  retrouver  le  surlendemain,  et  lorsque  le  paysan  reçut  ce 
qu'il  avait  demandé,  quoiqu'il  dût  le  payer  un  prix  exorbitant,  il 
se  confondit  en  remerciemens.  Bientôt  on  apprit  au  village  que 
Foma  avait  un  ami  qui  lui  vendait  du  mus,  et  plusieurs  amateurs 
se  présentèrent  chez  le  complaisant  commissionnaire,  qui  ne  refu- 
sait jamais  ses  services. 

—  Mais  comment  se  fait-il  que  ton  ami  en  ait  amassé  une  si  grande 
provision?  demanderont  enfin  les  paysans  étonnés. 

Foma  leur  confia  alors,  sous  le  sceau  du  plus  grand  secret,  que 
son  ami  avait  un  peu  glané  sur  les  champs  du  propriétaire. 

—  Vous  comprenez,  ajouta-t-il  en  forme  d'explication,  c'est  une 
des  raisons  qui  lui  font  désirer  de  ne  point  divulguer  son  nom, 
quoiqu'on  somme  il  n'ait  commis  aucun  mal.  Le  comte  Â...  ne  s'oc- 
cupe de  rien,  c'est  l'intendant  qui  empoche  les  revenus,  et  il  est 
déjà  bien  assez  riche  ;  de  cette  façon,  mon  ami  peut  vous  venu*  en 
aide... 

Les  paysans  approuvèrent;  l'idée  ne  leur  vint  pas  de  condam- 
ner l'homme  qui  s'appropriait  le  bien  d'autrui;  ils  ne  considé- 
raient même  pas  son  procédé  comme  un  vol,  car  en  somme,  tout 
ce  qui  provient  de  la  terre  n'appartient-il  pas  à  Dieu?  et  le  bon  Dieu 
étant  également  un  bon  père  pour  tous  ses  enfans,  chacun  n'a-t-il  pas  le 
droit  de  prendre  la  part  qui  lui  est  nécessaire?  Ce  sont  les  seigneurs 
qui  ont  inventé  que  les  bois  et  les  blés  leur  appartenaient  en  propre, 
mais  jamais  les  paysans  n'admettront  la  justesse  de  cette  assertion. 
Cependant,  malgré  ce  raisonnement,  Foma  insista  sur  la  nécessité 
du  silence. 

—  Mon  ami  ne  fait  rien  de  répréhensible,  dit-il,  mais  il  ne  faut 
pas  que  Boris  Pavlovitch  apprenne  que  je  me  suis  constitué  votre 
conmûssionnaire,  peut-être  le  prendrait-il  en  mauvaise  part;  les 
seigneurs  ont  souvent  de  si  étranges  lubies  I 

Les  paysans  comprirent  parfaitement  et  aucun  des  dvorovyi  n'eut 
vent  du  trafic  auquel  se  livrait  le  cordonnier. 

Le  samedi  de  Pâques,  Foma  n'avait  plus  une  tige  de  maïs  ;  il 
regardait  sa  diambre  dégarnie,  mais  en  revanche  il  possédait  de 
nombreux  billets  de  dix  roubles,  qu'il  caressait  d'un  doigt  trem- 
blant. 

—  Fomal  cria  la  voix  de  Kortchenko  de  l'atelier. 

Le  juif  serra  précipitamment  les  billets  dans  son  seia  et  courut 
dans  la  pièce  voisine. 

—  Pourquoi  t'enfermes-tu  ainsi  ?  demanda  Boris  Pavlovitch  et  sans 
attendre  la  réponse.  Tiens,  dit-il,  je  veux  que  toi  aussi  tu  aies  ta 


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LE  JUIF  DE  SOFIETKA.  53 

part  de  la  joie  gui  règne  dans  tous  les  cœurs  à  l'occasion  de  la 
grande  fête  de  demain.  Tu  n'es  pas  chrétien,  mais  le  bonheur  t'unira 
à  nous.  —  Et  il  lui  glissait  un  billet  de  500  roubles.  —  Maint^ant  te 
voilà  assez  riche  pour  demander  la  main  de  celle  que  tu  aimes. 

Foma  restait  bouche  béante,  le  bras  tendu,  la  main  ouverte, 
n'osant  la  refermer  sur  le  papier  qui  y  était  déposé.  Ses  regards 
effarés  erraient  du  visage  du  propriétaire  au  billet  qui  lui  assurait 
le  bonheur.  Tout  d'un  coup  deslarmies  abondantes  jaillirent  de  ses 
yeux. 

—  Petit  père,.,  seigneur,.,  je  suis  indigne  de  tout  ce  que  vous 
faites  pour  moi,  cria-t-il  enfin  d'une  voix  étranglée  en  se  précipi- 
tant aux  pieds  de  Eortchenko. 

—  Relève-toi...  Je  me  suis  promis  de  te  rendre  heureux  et  je  vois 
bien  qu'il  te  manquera  quelque  chose  tant  que  tu  n'auras  pas 
Bebecca. 

Foma  restait  toujours  prosterné.  Son  corps  était  secoué  par  de 
violons  sanglots. 

—  Pourquoi  pleures-tu?  N'es-tu  pas  satisfait?  demanda  le  pro- 
priétaire inquiet. 

— -  Je  suis  indigne,.,  indigne,.,  murmura  Foma  en  frappant  de 
la  tête  contre  le  plancher  poudreux. 

Quand  il  se  releva,  il  était  très  pâle;  saisissant  la  main  de  son 
bienfaiteur,  il  y  colla  longuement  ses  lèvres.  Kortchenko  se  dégagea 
doucement,  l'exubérance  de  cette  émotion  le  gênait.  Comme  tous 
les  gens  véritablement  bons,  il  était  d'une  grande  timidité  en  pré- 
sence des  bienfaits  qu'il  répandait. 

—  Va  bien  vite  à  Eamenka  et  décide  le  père  de  ta  bien-aimée  à 
te  la  donner  le  plus  tôt  possible.  Vous  aurez  assez  de  place  pour 
deux  ici...  et  plus  tard  nous  verrons  à  augmenter  le  logement,  dit-il 
avec  un  sourire  en  quittant  l'atelier. 

Foma  courut  revêtir  son  caftan  de  cérémonie.  Gonmie  il  l'enlevait 
de  son  clou,  il  aperçut  le  long  de  la  muraille  un  des  ccH^ons  qui 
avaient  servi  à  enfiler  les  tiges  de  maïs  et  qui  y  était  encore  accro- 
ché. Il  l'arracha  brusquement. 

—  J'ai  agi  d'une  façon  ignoble  envers  cet  homme  à  qui  je  dois 
tout,  pensa-t-il;  et  un  remords  serra  son  cœur,  tout  gangrené  qu'il 
fût.  —  Bah  I  reprit-il,  en  réalité,  je  ne  lui  ai  fait  aucun  tort  ;  ces  quel- 
ques grains  qui  lui  appartenaient  et  que  je  me  suis  appropriés  ne 
sont  d'aucune  importance  pour  lui...  D'ailleurs,  si  je  n'en  avais  pas 
profité,  d'autres  l'auraient  fait  à  ma  place. 

Le  père  de  Bebecca,  le  vieux  Zachar,  opposa  d'abord  quelque 
résistance  au  mariage  de  sa  fille ,  mais  l'avenir  que  Foma  faisait 
miroiter  à  ses  yeux  Téblouit  tellement  qu'il  finit  par  céder  aux 
instances  des  jeunes  gens.  La  vue  des  500  roubles  donnés  par  Kcït- 


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6&  RE7D£  HES  aSQK  HOHDBB. 

di6Bko  prodsisit  Buiieut  un  gmnd  e&t  ;  que  se  pouv«iA-oa  attendue 
d'un  lionme  capable  d'une  sembkble  générosiiél  Le  soir,  locsqu'îl 
ent  ^icconlé  ^(m  consentement,  le  père  et  les  fiancés  se  trouvàrent 
assis  ions  trois  à  une  petite  taÛe  du  cabaret  de  Kamenka. 

—  Ta  n'oublieras  pas  ta  nouvelle  £uniUe,  j'espèpe,  dit  ie  vieillard, 
tandis  qne  les  jeimes  gens  échangeaient  des  regards  amoureux  et 
ne  tenaient  par  la  main  sous  la  table.  —  Tu  sais,  j'ai  des  neveux, 
les  fib  de  ma  pauvre  sœur  morte  l'année  dernière;  ce  soirt  des  gar- 
çons habiles  et  intelligens  ;  tu  pourras  leur  trouver  des  places  avan- 
tageuses à  Sofievka;  kt  le^  paysans  sont  si  pauvres  qu'il  n'y  a  plus 
rien  à  en  tirer. 

Foma  promit  tout  ce  que  Zachar  voulut;  les  yeux  noirs  de  Rebecca 
et  le  contact  de  sa  main  le  grisaient  bien  plus  que  la  vodka  qu'on 
Ini  faisait  boire.  La  jenne  fille  le  regardait  tendrement  par-dessous 
ses  longs  cils  et  soulignait  les  paroles  de  son  père  par  une  pression 
de  ses  doigts  effilés. 

Le  mariage  eut  lieu  quelque  temps  après  à  Kam^ka,  qui  possé- 
dait une  synagogue.  Ce  fut  Kortcbenko  lui-môme  qui  oiÛt  le  pain 
et  le  sel  à  la  mariée,  quand  elle  entra  dans  sa  nouvelle  demeure, 
où  il  avait  iait  ajouter  quelques  meubles. 

—  Sois  la  bienvenue  comme  l'a  été  ton  mari  lorsqu'il  est  venu  à 
Sofievka,  dit-il  d'un  ton  ému. 

La  juive  lui  glissa  un  long  regard  qui  semblait  déborder  de  recon- 
naissance, mais  qui,  en  réalité,  n'avait  d'autre  but  que  celui  de  bien 
^udier  le  visage  de  l'homme  dont  on  lui  avait  conté  tant  de  choses 
étonnantes.  En  la  quittant,  son  père  lui  avait  surtout  recommandé 
de  ne  négliger  aucun  moyen  de  continuer  la  fortune  si  bien  com- 
mencée. 

—  Ce  Kortchenko  doit  être  une  mine  d'or.  Tu  es  une  fille  intelli- 
gente, Foma  est  amoureux,  tu  en  feras  ce  que  tu  voudras,  ta  for- 
tune est  entre  tes  mains. 

La  jeune  fille  se  le  tint  pour  dit. 

Elle  commença  par  étudier  l'entourage,  par  combler  de  {nréve- 
nances  les  femmes  des  dvorovyi  ;  elle  les  invitait  à  prendre  le  thé 
chez  elle,  les  faisait  causer,  essayait  de  découvrir  les  faiblesses  du 
mattre,  de  ses  serviteurs,  des  paysans.  Mais  ses  questions  étaient 
invariablement  suivies  de  la  même  réponse;  tout  le  monde  était 
heureux  à  Sofievka,  et  personne  ne  se  plaignait  de  rien.  Elle  se  dit 
qu'il  serait  difficile  de  tirer  parti  de  gens  aussi  satisfaits  de  leur 
sort  ;  cependant,  tenace  comme  toutes  les  filles  de  sa  race,  elle  ne  se 
découragea  point. 

—  liais  que  veux-tu  de  plus  que  tu  n'as?  demanda  Foma  un  jour 
qu'elle  se  lamentait  de  voir  son  activité  limitée  à  un  champ  aussi 
restreint. 


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— 'fie  cpeJe<veHK?  Yiens  ici,  hd  dilneBe  «d'Hoe  i\roîx  .ardente,  on 
rBBtnftnantisiir  le  persan  >et  (étendastisen  ibnis  ^ers  la  demeuve  eei- 
gnemide  :  —  Voift-la  ce  tchfttean,  ce  Jardin,  ces  asbrea,  je  ^v^eis 
tant  06la..,«et  jeies  aum,  ajouta4-^le  plus  Iwb  avec  une  êêÊaaiB 
dans  les  yeux. 

Foma  hainsa  imperceptibteHienI  les  épinles. 

—  G^ett  ifl^iossible  I  dit-il.;  mais  il  soupira,  «t  son  aregard  resèa 
'longtemps  adtaché  sir  cette  grande  nnson  qui  Payait  racueîHi 
pauvre  petit  colporteur  à  demi  mort  de  froid  et  de  faim. 

Hebecca  avait  eu  desdifficultés  à  vaincre  pem*  se.fiûre  bien  venir 
des  paysannes,  mais  elle  afvait  fini  par  y  réii6sir,etiilne  sepassaitipaBide 
jour  que  Tune  ou  l'autre  n'entrât  causer  quelques  instans-avec  élleet 
n'taeceptât  laiiasee  de  âiéoudecafé  qu'elle  ne  nianquait  jamais  d'ofinr. 

^-  i^eus  allons  neus  rainer ii  héberger  tout  ce  mQnde,idi8ait  ^oma. 
Hais  il  était  trop  amoureux  pour  vésister  «ux  ^caparioes  de  sa  £omme, 
^  'lorsque  odkM»  un  jour  eappoitta  ide  Kamenka  am  petk  Jbaril  de 
vodka  qu'elle  avait  dissimiilé  lan  fend  de  :sa  tèlègua,  lil  ne  ;siit  pro- 
tester que  &iblemeiâ.  Cette  prodigalité  lui  paraissaittoutàfaitAuper- 
fiuo^lebeoca  écouta  ses  rtorinniiations  amc  un  sourinoômgmatiqiie. 

<—  Laisse^moi  «agir  I  fut  lout  ce  qu'elle  «dit,  et  désonnais  chaque 
lois  qu'un  moujik  «vieiiaiticommander  une  paire  de  bottes  à  son  mari, 
elle  >hii  ofiroit  gracieusement  un  petit  verre.  Lesidiens,  enchantés  de 
cette  aubaine  inattendae,  se  présentèrent  en  tplus  grand  inombre 
qu^autrdbis,  on  saisissait  avec  joie  le  moindre  prétexte  poinr  se 
rendre  chez  Foma;  tantôt  c'était  un  pieiût  à  recoudre,  tantôt  une 
semelle  neuve ii  (remettre;  maïs  il  était  mre  qu'on  s'en  allât  sans 
stétie  kdssé  persuader  par  Bebecca  de  ih  nécessité  de  se  commander 
ime  nouvelle  paire  de  chaussures. 

—  ietne  suffis  plus  à  tout  ceilravail,  il.m'est  impossible  de  m'en 
acquitter  à  moi  tout  sml,  ^oiqpiraàt  Foma. 

Bebecca  souriait  «tonjomrs  de  son  «onrire  de  isphinx  ât  népétait 
'SDuplenicnt  : 

—  Travaille  I 

Elle  l'aidait  d'ailleurs  autant  qu'elle  tle  pourvah  et  n'^^gnak  ni 
ses  doigts  ni  ses  yeux. 

—  Que  ne  m'envoyeï-vous  vos  enfans?  demanda-*t-elle,  quriques 
semaines  après  son  arrivée,  à  un  gros  paysan  qui  en  était  déjà  à 
son  second  petit  ^eire.  fils  traînent  dans  k  rue  du  matin  au  soir  iet 
s'habituent  ainsi  à  la  paresse. 

—  'Et  qu'en  feras-^tu?  demandai  paysan  en  riant. 

—  Je  leur  apprendrai  à  lire,  ce  me  sera  ime  distraction. 

La  mine  du  paysan  devint  perplexe,  il  se  gratta  longtemps  der- 
rière l'oreille, 
— ^G'est  bien  aimable  à  toi,  petite  mère,  dit-il  enfin;  mais  c'est 


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66  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que,  vois-tu,  apprendre  coûte  cher  et  je  n'ai  pas  de  quoi  payer  les 
leçons.  Il  y  a  bien  l'école  que  Boris  Pavlovitch  a  instituée  au  village. 
L'on  y  va  gratis,  mais  il  faut  pourtant  donner  un  cadeau  de  temps 
en  temps  au  professeur,  et  pour  ce  qu'il  enseigne  cela  n'en  vaut  pas 
la  peine.  Je  te  remercie  quand  même. 

—  J'instruirai  vos  en&ns  pour  rien,  répondit  Rebecca  avec  son 
plus  charmant  sourire.  Je  vous  dis  que  c'est  pour  me  distraire,  je 
m'ennuie;  chez  mon  père  j'étais  entourée  de  marmots,  et  ils  me 
manquent  ici. 

Foma  écoutait  cette  conversation  avec  un  indicible  étonnement; 
quelque  rusé  qu'il  fût,  il  ne  comprenait  pas  où  sa  femme  voulait  en 
venir  avec  cette  proposition  étrange. 

—  Gomment  1  tu  consentirais  à  perdre  ton  temps  ainsi?  demanda 
le  paysan  ébahi  ;  et,  comme  Rebecca  faisait  un  signe  affirmatif,  il 
se  leva,  s'inclinant  jusqu'à  la  ceinture  : 

—  Je  te  croyais  bonne,  mais  je  vois  que  tu  es  encore  meilleure 
que  je  ne  pensais,  dit-il  avec  attendrissement. 

Dès  le  lendemain,  quatre  gamins  de  sept  à  douze  ans  faisaient 
leur  apparition  dans  Tizba  de  Foma.  Rebecca  leur  apprit  d'abord 
quelques  lettres  de  l'alphabet,  puis  elle  leur  enseigna  à  se  servir 
des  outils  du  cordonnier.  Au  bout  d'une  semaine,  une  dizaine  d'en- 
fans  se  réunissaient  chez  elle;  on  lui  en  proposa  d'autres,  car  toutes 
les  mères  étaient  désireuses  de  faire  l'éducation  de  leur  pr(^éni- 
ture  à  si  peu  de  frais;  mais  elle  refusa  sous  prétexte  qu'elle  ne 
saurait  s'occuper  convenablement  d'un  plus  grand  nombre  d'élèves. 
Les  petits,  eux  aussi,  étaient  enchantés  ;  car,  au  lieu  de  l'immobilité 
forcée  de  l'école,  on  leur  offrait  nombre  d'occupations  variées  ;  les 
uns  découpaient  le  cuir,  les  autres  le  cousaient;  l'izba  prenait  l'as- 
pect d'un  véritable  atelier  ;  pendant  qu'ils  aidaient  ainsi  Foma  à 
accélérer  sa  besogne,  Rebecca  leur  enseignait  quelques  lettres  par^d 
par-là.  Les  parens  ne  pouvaient  assez  se  louer  de  la  chance  ines- 
pérée qui  leur  tombait  en  partage;  non-seulement  les  en&ns  apprep- 
naient  à  lire,  mais  aussi  à  travailler;  ils  sauraient  un  métier  qui  ne 
manquerait  pas  de  leur  être  utile  dans  l'avenir,  et  tout  cela  sans 
dépenser  un  kopeck.  Quant  à  Kortchenko,  il  était  au  comble  de  la 
satisfaction.  Jamais  il  n'avait  espéré  un  semblable  succès.  Aussi, 
ne  se  lassait-il  pas  de  s'en  vanter  à  ses  voisins,  auxquels  il  citait 
Foma  et  sa  femme  conune  le  modèle  des  ménages. 

Les  choses  marchèrent  ainsi  pendant  quelque  temps;  puis  tout  à 
coup  Rebecca  cessa  d'offrir  à  ses  diens  le  petit  verre  auquel  elle  les 
avait  si  agréablement  habitués. 

—  Pourquoi  es-tu  devenue  si  avare?  lui  demanda  im  moujik 
moins  délicat  que  les  autres.  Jadis  tu  nous  régalais  toujours,  et  main» 
tenant  tu  nous  laisses  partir  le  gosier  sec. 


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LE  JUIF  DE  SOFIETKA.  57 

—  C'est  bien  contre  mon  gré,  croyez-le ,  répondit  la  jeune 
femme  ;  ce  que  je  vous  offrais  était  un  cadeau  de  mon  père,  mais  il 
ne  Teut  plus  le  renouveleri  et  nous  ne  sommes  pas  assez  riches  pour 
acheter  de  cette  vodka. 

—  Le  fiadt  est  qu'elle  était  excellente,  répliqua  le  paysan  en  pas- 
sant sa  langue  sur  ses  lèvres  comme  pour  y  retrouver  le  goût  de  la 
boisson  ;  c'était  un  des  habitués  les  plus  assidus  du  cabaret  du 
village.  N'y  aurait-il  pas  moyen  d'en  obtenir  encore? 

—  Pourquoi  pas?  fit  Rebecca;  seulement  il  faudrait  la  payer. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne  I  Procure- t'en,  et  tu  me  diras  ce  que  cela 
coûte.  •• 

—  Eh  bien  I  avais-je  tort  de  leur  offrir  à  boire?  dit  Rebecca  d'un 
air  triomphant  dès  que  le  paysan  eut  tourné  le  dos. 

—  Comptes-tu  par  hasard  établir  ici  un  débit  de  boissons?  demanda 
Foma  effrayé.  C'est  horriblement  dangereux  ;  si  nous  sommes  décou- 
verts, nous  serons  chassés. 

—  Laisse-moi  faire  et  n'aie  pas  peur,  interrompit  la  jeune  femme. 
A  partir  de  ce  jour,  elle  eut  toujours  en  réserve  un  petit  tonneau 

de  vodka  dbsimulé  dans  sa  chambre,  là  même  où  Foma  avait  précé- 
demment caché  le  maïs.  Elle  se  la  procurait  à  Kamenka  chez  son 
père,  l'apportait  dans  sa  télègue  quand  elle  allait  lui  faire  visite,  et 
prenait  bien  soin  de  ne  rentrer  que  tard  dans  la  nuit.  Tout  le  monde 
étant  endormi,  personne  ne  voyait  transporter  le  tonneau  de  la  char- 
rette à  l'izba.  Comme  elle  faisait  payer  les  consommations  moins 
cher  qu'au  cabaret,  les  amateurs  devinrent  nombreux,  et  chose 
étrange,  personne  d'entre  eux  ne  trahit  le  secret  de  ce  commerce, 
qui,  en  peu  de  mois,  porta  un  préjudice  réel  aux  intérêts  de  Kor- 
tchenko.  La  cabaret  de  Sofievka  était  tenu  par  un  homme  à  ses  gages, 
qui  y  vendait  la  vodka  fabriquée  à  la  distillerie  du  propriétaire, 
située  à  peu  de  distance  du  village.  Pour  mettre,  autant  que  pos- 
sible, un  frein  à  l'ivrognerie,  Kortchenko  faisait  débiter  la  boisson 
à  un  taux  assez  élevé  ;  aussi  jusque-là  ce  fléau,  si  conunun  en  Rus- 
sie, avait-il  été  presque  épargné  à  Sofievka,  mais  depuis  l'innovation 
du  commerce  clandestin  du  ménage  juif,  les  amateurs  étaient  afirian- 
dés  par  le  bon  marché  ;  tout  en  désertant  le  cabaret,  ils  n'en  buvaient 
pas  moins;  au  contraire  1  Foma,  d'abord  efirayé  de  la  hardiesse  de 
sa  femme,  ne  tarda  pas  à  s'en  féliciter. 

—  Boris  Pavlovitch  finira  par  apprendre  ce  qui  se  passe  ici,  lui 
disait-il  cependant  quand  la  terreur  le  reprenait. 

—  Eh  bieni  qu'importe?  S'il  nous  renvoie,  nous  nous  établirons 
au  village,  répondait-elle  tranquillement. 

La  catastrophe  redoutée  éclata  plutôt  qu'ils  ne  l'avaient  prévu. 
Nikita,  dont  le  juif  n'était  pas  parvenu  à  vaincre  l'animosité,  s'était 


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58  BEVUE.  BE8  DBDX  HONIIES^ 

jmxBptaneiit  aperçu  du  nond^retaujona  cnûsant  de  ^isiéeiirs  qai 
9ê  rendaieiit  chea  le  cordonniec. 

—  Il  est  impossible  que  ce  soit  smiemenH  pour  des;  ebattssin«a^ 
avait  judicieusement  pensé  le  domestique,  et  il  s'étaît  mis  h  sm^ 
vdiler  la  marâon,  dont  les  alliures  lui  paraissaient  suspectes. 

D^abord  il  ne  surprit  rien  ;  étant  entré  «ne  fois  à  rkaipffcmste,  il 
trouva  trois  ou  quatre  paysans  attablés  devant  une  bouteille  et.  des 
verres;  mais,  aussitAI  qu'elle  l'aperçut,  Rebeeca  lui  proposa  de  g9&- 
ter  dtt  cadeau  que  venait  de  hi  envoyer  son.  père.  Nikita  déclina 
cette  office  et  sortit  môconteal.  Quoi  de  plus  naturel  que  Zachar 
^voyât  de  temps  en  temps  une  bouteille  à  sa  fille?  Cependratle 
serntenr  hochait  la  tële  d'un  air  de  doute  profond. 

—  On  n'est  pas  juif  pour  rien,  répétait41,et  je  suis  sur  qu'ils  m»- 
mganeent  là  qiulque  chose  de  peu  proinre. 

Il  était  convaincu  que  tout  cela  cachait  «n  mystère,  et  U  se  jura 
de  le  découvrir.  L'occasion  s'en  présenta  tout  à  &it  inopinément.  Un 
sdioTr  ^  l'heure  du  souper,  Nikita  se  dirigeant  v^cs  la  hâta  de  Fcuna, 
dont  une  partie  servait,  comme  l'on  sait,  de  salle  à  mang^  à  la 
dwiesticité  du  ehâteaa,  rencontra  près  du  seuil  un  gamin  d'un» 
dizaine  d'années,  qui  pleurait  à  chaules  larmes  et  pandssait  si  mal* 
heureux  qu'il  l'arrôta  pour  lui  demanda  ce  qui  le  rendait  si  char 
grin.  D'abord  il  ne  reçut  aucune  réponse  satisfaisante. 

-^  Je  serai  roué  de  coups  si  l'on  apprend  que  j'ai  parlé,  batt>u* 
tiait  l'enfant  à  travers  ses  sanglots.  —  Cependant,  comme  le  doBaea^ 
tique  insistait  et  l'assurait  de  sa  discrétion  :  —  Yoilà  six  semsrâes 
que  Foma  me  fait  travailler  du  matin  au  soir...  C'est  moi  qui 
aiq^réte  le  cuir,  qui  suis  chargé  de  tout  le  gros  ouvrage.  Dimanche 
j'ai  voulu  aller  jouer,  mais  il  a  refusé  de  me  donner  congé...  Il  avait 
un  travail  pressé. 

^  Mais  je  croyais,  Fedia,  que  Rebeeca  t'apprenait  à  lire  7  demanda 
Nikita,  voyant  f enfant  hésiter  de  nouveau  et  promener  un  regard 
effirayé  autour  de  lui. 

«^  Apprendre  à  lire!.»  Allons  doDcl  Je  ne  sais  flkème  pas  l'alpha* 
bot  depuis  que  j'y  vais.*.  Nous  «le  sommes  là  que  pour  aida:  le 
juif. 

—  Et  pourquoi  ne  le  dis»tu  pas  à  ton  père? 

—  Âhl  voilai  Je  me  suis  plaint  à  luâ;  ak)rs  il  m'a  traité 4e  pares- 
seux, d'imbécilor..  C'est  qu'il  aime  «ce  maudit  juif;.,  il  y  m  tous 
les  jours  pour  y  boire  de  T'eau-de-'vieu..  Et  Èdotz^  maintenaat  il  y  est 
enoore,  et  comme  je  ne  pouvais  ;^s  lenir  l'aîgttûUe,  —  Fedia  mon- 
tra ses  doigts  éraiUés,  —  il  im'a  jeté  à  fa  porte  ^uirec  un  gros  oDup  de 
poing.  •• 

Nikiu  0— letii  avec  iui  le  gaiiçec^cpii,  dans  la  soUtade  de  sa 


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LF  JmW  DE  SOnETKil.  M 


cbambre,  hii  raoontft  la  faços  dooft  Foma  s'âaît  procuré  du  mâB^ 
—  il  e»  «rait  apporté  bjôrmème,  —  )»  trafic  de<  rodka,  et  le  reste 

—  J^eii  étais  sèrl  s^écria  le  domestiqpie  d^m  air  tiîeinphaiilr 
Sassorant  VtuâmoM  de  son  wimXy  îi  te  renveya^  à  moitié'  coiiesMr, 

et  eouixrt  cbei  soit  mdlre;. 

Gft:  jow-lày  Kortcheako  avait  wàe^  rèunidn  de  vdflins.  Qb  vem^ 
di'aofaeYear  le  souper,,  mais  les  coAwres  ètaieat  eeoûro  à  tablei 
sa^fseurant  leurs,  cigaree  et  leuit  thé.  Boris^  sewesaé  sue  la  dossier 
desft  chaiae^  regardait  compliiflMafunenl  le  gcaïkL  samovar  eo  cuûvse 
rouge  briUaot  placé  devant  kuL  De.  temps»  ea  tempsv  il  approchait 
da  rohîfiel  la  théière  de  poreelaÎDe  et  la  remplissait  d'eaii  jusqu/ans 
bords,  puis-  il  avançait  la  maia  peur  prendre  lesi  verres  vide&  de 
ses  invités  et  les  rençlissait  de  thé  bouillant.  Quiconque  n'a  pas 
habîté  laprerâice  eni  Russie  ne  peut,  s'imagina  la  quantité  ^tsaoïH 
dinaire  de  liquide  que  peuvent  contenir  les  estomac»  Mastiques  des 
heaves  indigènes.  Tout  en  s'acquittant  consciencieusement  de  ses 
devoirs  de  maître  de  maison,  Kortch^Uia  n'avait paa  manqué  d'ok- 
fonrcherson  dadai favori..  Il  était  juatanent.entaain  des^'étendrelon* 
guemcaitsur  leS)mérites.du.couple  juif  qu'il>  avait  établi  à  Sofievka, 
lorsque  la  tôte  ébouriffée  dei  Nikita  se  montra  pan  la  pcurte  enÉWr 
baillée.  Quelque  événement  grave  devait  a'ètre  passé  pour,  qu^'il  se 
permit  de  déranger  sont  maître  en  pareille  conjoncture^  On*  cenp 
d'mil  sufiSt  Kortehenka  pcMir.voir  les  tmits  beuleveara&s  desonâdttâ 
senvitenr. 

—  Qu'y  a-t4U  demanda-t-il,  non  sans  une  vague  ^>]^heneioih 

—  Il  y  a,  petit  père,  que  ce  que  j'ai  prédit  dès  le  premier  jour 
est  arrivé.,  Le  juif  vend  deTeaurde-^.  en  eachelle  dcma  ta  propre 
cour;  il  démomlise  bapaysana,  il  maltraite' les  etAoB^» 

—  Qae  venxrtOi  dire?  explique^i  ;.«  il  faut  que  ta  soia  ivoe  peur 
débiter  di3  panoilles  seUîsea,...  interrompit  Kootchenko,  très  pAle, 
en  se^  levant  ^  en  se  rapprochant  de*  Nikita,  qui,.  toMt  remjpîi  de 
rimpertance'  de  sa  oomanmication,.  s'était  avancé  jusqulau  milieu 
de  ÎBf  pièœ  sans  se  sonder.  dsA  regaoda  ètannés>  des  itoisîns  qui 
l'écaiitaient  bouche:  béante^ 

Nikita.était  Sont  ému.  k  TexaspératioQ  qu'il  ressentait  conti»Qehtt 
qui  abusait  si  indignement  de  la  confiance  de  son  bienfaiieun  se 
mêlait  aussîr  un  oertaim  sentiment.  d^orgueiL  causé:  pan  lài  réalisation 
de  ses  pr^ostics.  C'était  la  vitaeitéde  cesisentimeDSicemplezea  qui 
Tavait.  entraîné  à  onbUer.  momentanémeot  la  respect.  (pi'M.  devait 
à  aon  maître  et  à  faire  une  irruption  si  insolite  dans  h  saUof  ii  maob- 
9»:.  IL  taoasa.  penr  bJen  édaiock  an  mia^  paaea  le  nuren  de)  sa 


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00  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manche  sur  sa  bouche,  et,  les  deux  bras  collés  aux  coutures  de  son 
pantalon,  il  répéta  textuellement  les  révélations  de  Fedia.  Kort- 
chenko  pâlissait  à  mesure  que  le  domestique  parlait  et  ressentait 
contre  lui  une  espèce  de  colère  irraisonnée.  D'abord  il  ne  voulut 
pas  le  croire,  mais  lorsque  l'accent  de  vérité  de  Nikita  l'eut  con- 
vaincu pour  ainsi  dire  malgré  lui,  il  éprouva  un  désir  violent  de  le 
prendre  par  les  épaules  et  de  le  mettre  à  la  porte.  Cependant  il  se 
contint,  et,  comme  il  était  essentiellement  juste,  il  se  reprocha  ce 
mouvement  d'humeur  ;  mais  pourquoi  Nikita  n'avait-il  pas  attendu 
le  départ  des  yoisins  pour  parler?  Kortchenko  voyait  autour  de  lui 
des  regards  et  des  sourires  moqueurs;  personne  ne  soufflait  mot; 
seule,  la  voix  sonore  de  Nikita  résonnait  dans  la  salle;  il  n'en  enten- 
dait pas  moins  les  réflexions  mentales  auxquelles  se  livrait  tout  ce 
monde,  heureux  de  l'effondrement  de  ses  illusions.  Un  moment,  il 
baissa  la  tète  et  rougit  de  sa  bonté  comme  s'il  eût  été  pris  en  faute. 
Cependant  sa  fierté  naturelle  l'éleva  bientôt  au-dessus  de  cette  fai- 
blesse ;  il  promena  un  œil  franc  et  ouvert  sur  les  visages  ironiques, 
qui  se  baissèrent  à  leur  tour. 

—  Il  paraît  que  je  me  suis  trompé,  messieurs;  on  commet  sou- 
vent des  erreurs  avec  les  meilleures  intentions,  dit-il  d'un  accent 
qu'il  s'efforçait  de  rendre  calme.  Je  m'y  suis  probablement  mal 
pris  et  n'ai  pas  su  pourvoir  à  tous  les  besoins  de  mes  protégés  ;  la 
responsabilité  de  ce  qui  arrive  retombe  sur  moi  seul. 

Les  voisins,  qui  s'attendaient,  d'après  le  début  de  sa  phrase,  à  le 
voir  renier  ses  théories  pour  adopter  les  leurs,  le  regardaient  avec 
un  indicible  étonnement;  ils  se  réjouissaient  déjà  de  lui  prouver 
combien  il  avait  été  dupé  et  combien  leur  clairvoyance  était  supé- 
rieure à  la  sienne.  En  s'accusant,  il  coupait  court  à  toute  <Ûs- 
cussion. 

—  Tu  peux  t'en  aller,  Nikita,  continua-t-il  en  reprenant  sa  place 
auprès  du  samovar;  je  verrai  plus  tard  ce  qu'il  y  a  à  faire. 

La  stupéfaction  du  sei*dteur  égala  celle  des  convives;  la  placidité 
de  son  maître  le  déroutait  absolument.  Sans  escompter  les  consé- 
quences immédiates  de  sa  révélation,  il  s'était  cependant  vaguement 
bercé  de  l'espoir  que  Kortchenko,  exaspéré,  renverrait  les  coupa- 
bles séance  tenante  et  que  Sofievka  serait  purgée  de  ce  couple  détesté. 
Et  voilà  qu'au  lieu  de  les  confondre,  il  reprenait  tranquillement 
sa  place  à  la  table,  comme  si  ce  qu'il  venait  d'apprendre  ne  le  tou- 
chait en  rien. 

—  Ce  mécréant  lui  aura  jeté  un  sort,  pensa  Nikita  en  adressant 
à  son  maître  un  regard  de  commisération  mêlé  de  terreur. 

U  sortit  lentement  et  alla  méditer  au  fond  du  jardin  sur  les  moyens 
de  conjurer  le  mal. 
Cependant,  malgré  son  calme  apparent,  Kortchenko  était  profon- 


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LE  JUIF  DE  SOnEVKA.  61 

dément  troublé  ;  ce  fut  donc  avec  un  véritable  soulagement  qu'il 
entendit  les  clochettes  et  les  grelots  des  attelages  de  ses  hôtes 
résonner  dans  la  cour,  et  annoncer  leur  départ  prochain.  Il  les 
reconduisit  néanmoins  jusqu'au  perron,  selon  son  habitude,  et  les 
vit  installés  chacun  dans  son  drochky  ou  son  tarantass,  souriant, 
mais  les  mains  crispées  d'impatience,  et  le  dos  intentionnellement 
tourné  à  la  maison  de  Foma. 

—  Le  voilà,  le  mécréant!  s'écria  en  riant  un  des  visiteurs  en 
désignant  du  doigt  une  ombre  qui  venait  d'apparaître  sur  le  perron 
du  juif. 

Kortchenko  ne  dit  rien,  salua  encore  ;  les  voitures  s'ébranlèrent 
enfin  :  il  était  seul.  * 

Quand  le  dernier  drochky  eut  disparu  au  tournant  de  la  loute,  il 
se  tourna  vers  la  demeure  de  son  protégé.  Les  deux  petites  fenê- 
tres de  l'atelier  étaient  éclairées;  un  grand  silence  régnait  dans 
la  cour  du  château;  un  vent  d'automne  sifflait  dans  les  arbres, 
qui  craquaient  avec  un  bruit  sinistre.  Une  indicible  tristesse  serra 
son  cœur.  Jusqu'ici  il  avait  ignoré  l'amertume  de  l'ingratitude; 
il  avait  toujours  pratiqué  le  bien,  et  ce  bien  lui  avait  toujours 
réussi;  peut-être  est-ce  pour  cette  raison  qu'il  y  croyait  si  ardem- 
ment. Ce  n'est  pas  qu'il  s'attendît  à  de  la  reconnaissance;  en  fai- 
sant une  bonne  action,  il  ne  songeait  jamais  à  ce  qu'elle  lui  rap- 
porterait, il  suivait  simplement  le  penchant  naturel  de  son  cœur  et 
se  trouvait  amplement  récompensé  en  voyant  des  heureux  autom* 
de  lui.  Il  n'avait  recueilli  que  des  bénédictions  dans  sa  vie,  ce  qui 
l'avait  rendu  confiant;  il  ne  croyait  pas  au  mal,  parce  qu'il  ne  l'avait 
jamais  vu  ;  aussi  le  déchirement  causé  par  la  conduite  de  Foma 
fut-il  peut-être  plus  grand  que  ne  le  comportait  réellement  la  cir- 
constance. 11  demeura  longtemps  dans  l'obscurité  croissante,  le 
visage  tourné  vers  l'habitation  de  celui  qui  le  trompait;  une  larme 
roula  sur  sa  joue;  c'était  la  première  qu'il  versait  depuis  la  mort 
de  ses  parens  ;  puis,  le  front  courbé,  il  rentra  à  pas  lents  dans  sa 
demeure.  Cette  nuit-là,  il  dormit  mal,  lui  qui  d'ordinaire  jouissait  du 
meilleur  des  sommeils.  Qu'allait-il  faire? 'Comment  agfa*  avec  Foma? 
Il  n'éprouvait  aucun  ressentiment  contre  lui,  mais  seulement  une 
immense  tristesse. 

—  J'ai  pourtant  fait  mon  possible  pour  le  rendre  heureux,  se 
répétait-il. 

Et  sa  conscience  ne  lui  reprochait  aucune  négligence.  Il  sentait 
qu'il  devait  se  décider,  et  prendre  une  résolution  vigoureuse,  non- 
seulement  pour  mettre  un  terme  au  trafic  frauduleux  de  Foma, 
mais  pour  le  renvoyer  de  la  cour  du  château.  Les  domestiques 
avaient  sans  doute  connaissance  des  révélations  de  Nikita,sans  par- 
ler des  paysans,  qui  étaient  du  complot. 


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66  REVUS  MS  KUX  MOMDfiB* 

Gayrilo,  il  en  avait  affermé  une  pour  son  ooia|ite  «t  s'était  décidé  à 
ouvrir  un  cabaret.  A  partir  du  Jour  oà  il  planta  an-dessm  de  son 
perron  le  sapin  qui  «wliquait  son  «omœeroe,  il  se  sentit  véritable* 
ment  mattre  de  la  situation.  Son  fceau-père  était  mort  et  Ici  avMt 
laissé  un  joH  héritage  ;  Fonm  capitaltsait  -ses  revenus  et  aHak  de 
temps  en  temps  les  déposer  à  la  viMie.  Mais,  «migré  saibrUooe  crois- 
sante, il  ne  dédaignait  aucun  mof&a  pour  Taugmenter;  il  prêtait  à 
la  semaine,  au  mois,  dix  kopecks  par  d,  vingt  par  ià,ct  lorsque  4Be8 
débiteurs  n'étaient  pas  en  étal  de  le  rembourser,  il  se  montrait  bon 
enfant,  consentait  à  attendre;  mais  à  chaque  dàbd  qu'il  accondait, 
il  réclamait  comme  prix  de  sa  oondesœodanoe  soit  jxae  po(ffl&,  soit 
une  brebis,  etc.  En  peu  de  temps  il  s'était  de  nette  façon  composé 
un  poulailler  fort  convenable  et  avait  très  bien  garni  son  étaMe«  Se 
souvenant  des  reconunanâations  de  son  beau-père,  il  s'était  adjoint 
deuK  des  cousins  de  ea  fw— icj.  D'abond,  ils  raiéèt«nt  au  cabaiet, 
mais  bientôt  ils  fi'étai)1iient  chaeua  séparément  avec  femoEie  et 
enfans  ;  l'un  devint  boudier  et  l'autre  «ouvrit  une  boutique  de  mer- 
cerie, choses  qui  n'avaient  jansais  existé  à)Sof]evka«  Les  paysans  s'en 
accommodèrent  fort  bien  ;  les  articles  s'f  veisdaîent  un  peu  plus 
cher  qu'en  v9(e,  mais  ils  étaient  à  portée  de  la  waîa,  il  ne  fallait 
pas  se  déranger  pour  les  aller  cbercber;  on  ^pouvait  bien  sacrifier 
quelques  kopecks  i^n  d'éviter  un  voyage  de  sdiante  versftes. 

Foma  avaH  un  fils,  Savka,  et  uae  fiMe,  Hanoiiissîa.  Les  juifs 
formaient  une  espèce  de  petite  colonie  qui  vrndt  très  unie,  évitant 
soigneusement  toute  intimité  avec  les  paysans.  À  mesure  qu'il  8*en- 
rîchissait,  Foma  devenait  «mos  comptatsant,  ii  n'admettait  plus  les 
familiarités  de  ceux  qu'il  techerdiait  jadis;  il  se  faisait  appeler  Fuma 
AbramovTtch;et  lorsqu'il  traversait  le  village,  les  mains  eniimoées 
dans  ses  poches,  il  ne  répondant  que  par  un  signe  de  tête  dédaigneux 
aux  saints  pleins  de  déférence  que  lui  adressaient  les  paysans.  Le 
commerce  d'eau-de-vie  ne  lui  suffisant  plus,  il  avait  affermé  un  ter- 
rain, et  c'est  surtout  alors  qu'il  devint  redoutable,  car  tous  ses  débi- 
teurs (et  ils  étaient  nombreux  1)  se  transfonoèrent  en  aatant  d'ou- 
vriers dont  il  disposait  sans  aucune  misérioorde.  Cependant  son 
cabaret  prospérait  si  bien  (pie,  la  oonourrenoe  devenant  impos- 
sMe,  Kortdhenko  avait  dû  se  résigner  &  fermer  le  sien;  et  chaque 
fois  que  Foma  passait  devant  l'établissement,  réduit  à  l'état  de 
ruine,  un  sourire  méchant  ridait  son  visage.  Il  savait  cpie  trotte 
mesure  avait  imposé  un  gros  déficit  au  propriétaire,  qui  y  écoulait 
les  produits  de  sa  distillerie;  maintenant  il  devait  les  envoyer  à  la 
ville  ou  attendre  les  acheteurs  en  gros.  Foma  aussi  se  fournissait 
cbee  Ini  depnis  la  mort  *de  Zachar,  «nais,  fait  bisarre^  quoique  son 
cabaret  fait  plus  fréquenté  que  ne  l'avait  jaTnads  été  celui  de  Kort- 
chenko,  il  employait  bien  moins  d'eau-de-vie  que  ce  dernier.  Il  est 


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LE  JCIF  DE  SOFIEYKA,,  67 

vcai  qu'il  ne  se  gôaait  p«3  pour  la  couper  largement  avec  de  Teau. 
Les  paysans  s'étonnaient  souvent  du  goût  fade  de  la  boisson  et  de 
la.  quantité  qu'il  foilait.  en.  absorber  pour  alteiodr^  cet  état  de  gatté 
qui  a'est  pas  tout  à  fait  L'ivresse. 

—  Que  voulez-vous?  répondait  Foma.  Depuis  que  ce  u'est  plus  mou 
beau-père  qui  me  la  fournit  et  que  jie  me  sers  à  la  distillerie  de  Boris 
Pavlovitch,  ce  a'est  plua  la  même  qualités 

Les-  paysans  murmuraigot,  en  ajoutant  cependant  qu'autrefois, 
quand  l'autre  cabaret  existait  encore^  la  vodka  cpi'on  y  trouvait  et 
qui  provenait  de  la  même*  source  était  excellente* 

-***  C'est  tout  naturel,  répliquais  Foma.  U  veillait  à  ses  intérêts^ 
alors,  taudU  qu'à  présent  il  lui  est  indiilèirent  de  nous  fournir  de  la 
drogue^ 

Par  una  matinée  tropicale  de  la  fin  de  juUlet,  Foma  sortît  sur  le 
perron,  de  son  izba^  abrita  de  la^  main  ses  yeuz  éblouis  par  la  lumière 
ioteose  du  debors,  et.  considéra  attentivement  le  ciel  en  humant 
l'air  chaud  de  ses  narines  dilatées*.  Le  village  était  désert,  trois 
eu  quatres.  ehieos gisaient  sur  l'berbe  roussie  par  le  soleil  ;  ils  étaient 
étalés  sua:  le  côté,  les  pattes,  écartées^  la,  langue  sortant  de  la  gueule^ 
et  haletaient  péniblemeot..  Les  feuilles  des  arbres  pendaient  acca- 
blées sans  qu'une  brise  vint  les  rafraîchir*.  Le  ciel  d'un  bleu  écla- 
tant, profond,  estompé  de  tsintes  claires  à  l'horizon,  n'avait  pas  un 
nuage;  l'atmosphère  était  si  pure,  si  transparente,  qu'on  croyait  en 
distinguer  les  vibrations  comme  les  oscillations  de  l'eau  dans  un  vase 
de  cristaL  Des  milliers  de  paillettes  dorées  se  jouaient  sur  les  hâtas 
de  terre  battue ,  sur  les  toits  de  chaume,,  sur  les  petits  carreaux 
verdâtres  des  fenêtres  à  guillotine  hermétiquement  closes  pour  ne 
pas  laisser  péuétrer  la  chaleur.  M  bout  du  village,  on  apercevait  à 
travers  les  arbres  touffus  le  toit  de  tuiles  rouges  du  château. 

Les  années  avaient  laissé  leur  empreinte  sur  Foma;  ses  cheveux 
étaient  encore  d'un  noir  de  corbeau,  mais  ses  traits  s'étaient  accen- 
taés;  son  nez^  devenu  plus  pointu,  se  rapprochait  du  menton,  ses 
lèvres  s'étaient  pour  ajn^  dke  amit¥:ies  par  l'habitude  qu'il  avait 
contractée  de  les  serrer  l'une  contre  l'autre;  elles  ne  faisaient  plus 
qu'une  miace  ligne  rouge;,  ses  yeux  p«rçans„  entourés  d'un  réseau 
^  petites  rides,  avaient  une  e^kpressioa  encore  plus  inquiète  que 
par  le  passé.  Après  être  resté  pendant  quelques  instans  sur  le  per- 
roa»  il  rentra  dans  l'intérieur  de  la  maison.  Rebecca,  qui  était  deve- 
nue une  grosse  femme  àpeaukdsattte,  reprisait  des  bas  près  d'une 
feAètre.  Un  jisune  hemme,  portrait  vivant  de  Foma  k  l'époque  de  sa 
jeunesse,  était  nonchalamment  étendu  sur  ua  des  bancs  les  bras 
croisés  sees  sa  tête,  les  paupières  fermées^ 

—  U  y  aura  de  l'ovage  cette  nuit,  diè  Foma  en  entrant.  IL  iaut 
rentrer  le  blé,  Savka,  ajoutart-U  plus  haut 


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68  RETUE  DES  DEUX  MONKS. 

Le  jeune  homme  ouvrit  les  yeux,  bâilla  et  tourna  paresseuse- 
ment la  tête  du  côté  de  son  père. 
— Lève-toi,  attelle  les  tèlègues  et  vaviteanx  champs,  ordonna  Foma. 

—  Mais  que  puis-je  faire  tout  seul  ?  repartit  Savka  en  se  levant 
d'assez  mauvaise  grâce.  Il  nous  faudrait  au  moins  cinq  hommes 
pour  achever  la  besogne  avant  le  soir. 

—  Je  vais  les  chercher;  en  attendant,  dépéche-toi. 

Foma  sortit  et  se  dirigea  presque  en  courant  le  long  de  la  rivière 
du  côté  où  il  savait  trouver  les  paysans  occupés  de  leur  moisson. 
Tout  en  marchant  sur  la  berge,  ses  pensées  se  reportaient  à  ce  jour 
éloigné  de  vingt  années,  où  il  était  venu  s'asseoir  à  cette  même 
rivière  au  milieu  des  petits  pêcheurs  de  poissons;  il  aurait  pu  en 
indiquer  la  place  exacte.  Que  d'événemens  depuis  I  Ces  enfans,  qu'il, 
attirait  jadis  par  l'appât  d'un  morceau  de  sucre,  avaient  grandi, 
étaient  devenus  des  hommes  :  c'étaient  ces  hommes  qui  maintenant 
affluaient  à  son  cabaret,  lui  empruntaient  de  l'argent;  le  système  était 
à  peu  près  le  même,  seulement  les  moyens  s'étaient  modifiés  avec 
l'âge.  Maintenant  il  allait  les  retrouver  aux  champs,  les  sommer 
d'abandonner  leurs  récoltes  pour  s'occuper  de  la  sienne.  Pouvaient- 
ils  seulement  refuser?  Une  expression  diabolique  traversa  le  visage 
du  juif.  Non  certes,  car  tous  ces  enfans  qui  l'avaient  pour  ainsi 
dire  aidé  à  faire  fortune,  il  les  avait  ruinés  ou  à  peu  près;  en  tous 
cas,  il  les  tenait  en  son  pouvoir  ;  ne  lui  devaient-ils  pas  tous  de 
l'argent  et  quelques-uns  depuis  tant  d'années  qu'il  leur  aurait  fallu 
se  défaire  de  tout  leur  avoir  pour  être  à  même  de  payer  leur  dette? 
Mais  Foma  ne  voulait  pas  qu'ils  payassent;  il  savait  bien  qu'un 
jour  ou  l'autre  il  rentrerait  dans  son  argent,  et  en  attendant  il  pré- 
férait avoir  des  débiteurs  dont  il  disposait  à  son  gré  par  le  seul  fait 
de  la  menace. 

II  atteignit  bientôt  le  champ.  Quelques  gerbes  étaient  empilées 
sur  les  chariots,  mais  la  majeure  partie  de  la  récolte  déjà  cou- 
pée gisait  à  terre;  une  douzaine  d'hommes  et  de  femmes,  plies 
en  deux,  avançaient  lentement  presque  en  ligne  régulière  dans  les 
épis  encore  debout,  qu'ils  coupaient  avec  la  faucille  tenue  dans  la 
main  droite  et  ramassaient  dans  la  main  gauche.  Les  femmes,  qui 
avaient  enlevé  leurs  sarafanes,  ne  se  distinguaient  des  hommes  que 
par  leurs  chemises  plus  longues,  aux  manches  bouffantes,  et  leurs 
têtes  recouvertes  d'un  mouchoir  blanc  noué  sous  le  menton  pour 
les  garantir  des  rayons  trop  ardens  du  soleil.  De  petits  enfans  som- 
meillaient tranquillement,  leurs  petits  poings  près  de  la  figure,  dans 
des  espèces  de  paniers  en  forme  de  gondoles,  recouverts  de  toile 
grossière.  Foma  s'approcha  doucement,  —  quand  il  marchait,  il 
avait  l'air  de  glisser,  —  d'un  grand  gars  élancé  qui  travaillait  avec 
plus  d'acharnement  que  ses  compagnons. 


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LE  JUIF   DE  SOFIEYKÂ.  69 

—  Fedia,  dit-il,  en  lui  appuyant  la  main  sur  l'épaule,  va  immé- 
diatement rentrer  mon  blé. 

  cette  interpellation,  le  jeune  paysan,  —  c'était  lui  qui  jadis 
avait  dénoncé  Foma,  —  se  retourna  brusquement  ;  sa  figure  éner- 
gique pâlit  un  peu  ;  il  fixa  sur  son  interlocuteur  un  œil  suppliant. 

—  Foma  Abramovitch,  laissez-moi  d'abord  achever  mon  lot;., 
ensuite  je  courrai  à  votre  champ. 

—  Vas-y  sans  retard,  répéta  le  juif  d'un  ton  plus  péremptoire,  et 
toi  aussi,  dit-il  au  vieillard  qui  travaillait  à  côté  du  jeune  homme  et 
qui  n'était  autre  quô  Gavrilo,  son  père.  En  entendant  la  voix  de 
Foma,  il  avait  levé  la  tête  et  prétait  attention  au  colloque  sans  pour 
cela  abandonner  sa  faucille  et^la  gerbe  qu'il  tenait  de  l'autre  main. 

—  Vous  avez  donc  juré  notre  ruine?  continua  Fedia;  vous  vous 
êtes  emparé  de  nos  poules,  de  notre  bétail,  de  tout  ce  que  vous 
pouviez  prendre;  il  ne  nous  reste  plus  que  ce  champ  et  maintenant, 
lorsque  vous  savez  qu'une  pluie  peut  détruire  notre  unique  revenu, 
vous  voulez  que  j'aille  travailler  pour  vous? 

—  Je  te  l'ordonne,  riposta  Foma.  Est-ce  ma  faute  si  ton  vieil 
ivrogne  de  père  a  bu  tout  son  bien?  est-ce  qu'il  ne  me  doit  pas  plus 
d'argent  qu'il  ne  pourra  jamais  me  payer? 

—  Ah  I  Foma  !  interrompit  le  vieillard,  je  sais  bien  que  je  suis 
un  grand  pécheur  devant  le  Seigneur,  mais  tu  sais  aussi  qui  m'a 
tenté,  qui  m'a  poussé  à  boire,  qui  m'a  proposé  de  me  faire  crédit 
quand  je  n'avais  plus  de  quoi  payer  ma  consommation. 

—  Silence  1  siffla  Foma.  Ne  vas-tu  pas  prétendre  que  je  suis  cause 
de  ta  misère  ? 

Le  vieillard  hocha  tristement  la  tète,  mais  avant  qu'il  pût  répondre: 

—  AUoQs,  trêve  de  bavardages  inutiles,  conclut  le  juif.  Vous 
allez  tous  deux  aider  mon  fils  à  rentrer  mon  blé,  ou  bien  j'adresse 
une  plainte  contre  vous  à  qui  de  droit  ;  nous  verrons  alors  qui  rira 
le  dernier. 

Les  deux  hommes  s'entre-regardèrent  ;  ils  avaient  appris  trop  tard, 
hélas  1  à  connaître  celui  qui  les  menaçait  et  le  savaient  capable  d'exé- 
cuter sa  menace.  Fedia  lui  lança  un  sombre  regard  ;  la  haine  qu'il 
avait  vouée  dès  son  enfance  au  juif  n'avairtàit  que  croître  à  mesure 
qu'il  lui  voyait  prendre  un  ascendant  toujours  plus  grand  sur  Ga- 
vrilo, dont  il  exploitait  le  vice.  Le  jeune  homme,  avec  ce  respect  pro- 
fond qu'ont  les  paysans  russes  pour  leurs  aînés,  n'avait  jamais  osé 
émettre  un  avis,  jusqu'au  jour  où  son  père,  s'étant  jeté  dans  ses 
bras,  lui  avait  avoué  qu'il  ne  possédait  plus  rien  ;  qu'il  venait  d'en- 
voyer à  Foma  la  dernière  douzaine  d'œufs  que  sa  femme  gardait 
encore  en  réserve  et  que  le  juif,  auquel  il  devait  une  forte  somme, 
le  menaçait  de  le  chasser  de  sa  hâta  s'il  ne  consentait  pas  à  se  con- 
stituer son  ouvrier.  Fedia  n'avait  pas  adressé  un  reproche  à  son  père; 


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76  REVUE  BCft  DEUX  MdNDBft* 

oralement,  à  dat^  de  eel  aveu^  il  avait  travailla^  loi  ausai^  dans  les 
champs  du  juif  exécré  afio  d'alléger  la  iâch«  dtt  viMX  Gavrilo^ 
Fema  s'èiait  vile  aperça  de  Tintelfigente  àcUtilé  do  Jtetiae  teoittte, 
qui  lut  abattait  pitts  de  besogne  eu  deus  heures  que  soii  père  na 
£usait  eu  uoe  jouroée;  aussi  s'adrassait-ii  à  lui  da  plus  ea  plus  aanh 
veoi,  jusqu'à  ce  qu'euiifi  ce  fut  lui  qu'il  demandait  toujours»  fiavrilo 
avait  bien  essayé  de  protester  :  —  G'eat  moi  qui  voua  doia  d6  l'ar- 
gmty  c'est  à  mai  de  travailler,  disail^il  ;  -^  mais  Ponia  lui  fermait 
la  bmcbe  d^uo  geste  péremploire :  *^  C'est  toa  fltef  n'est^^e  pas? 
Donc,  si  j'ordeniie  une  saisie,  il  f  perd  litttatfl  qM  toî^  ~  et  puis 
je  le  veux  ainsi. 

€e  (feruier  argonent  était  indtecutdote^  Voilà»  pourqvfOif  chaïque 
fais  que  Fedia  apercevait  le  juif»  so«i  cœtu^  battait  plus  fort  ;  il  le 
ssEvait  asns  pitié.  Gepeadaut,  ce  jour4à,  le  caa  était  d'une  si  grande 
traportaoce^  qu'il  essaya  d'adoucir  sou  persiftccrteor. 

—  Foœa  Abramovitch,  prene2  mou  père,  mais  aecordea^moi  deux 
heures,  deux  heures  seutemetitt  je  vooa  promets  de  travailler 
ensuite  pour  vous  sans  même  m' interrompre  pour  la  sieste. 

—  Tu  consens  à  me  céder  ton  père  qui  est  à  peu  près  vsdàmut 
ricuia  le  juif.  C'est  très  généreux  de  ta  part,  mais  eelanemecei^ 
vient  pas.  Allons,  venestoua  deux,  sinon.r# 

Un  échm*  sinistre  passa  dam  les  yeux  grîa  d^  Fedia;  ses  deMK 
bUmehes  mordirent  sa  lèvre  inférieure,  maïs  H  ne  fil  plua  d'objec^ 
tiens,  et,  pas^nt  sa  faucille  sur  son  bras,  il  se  baissa  peur  prendre 
son  dîner  :  un  morceau  de  pain  sec  et  un  cruebou  de  terre  conte- 
nant de  l'eau. 

—  Mère,  cria-t^  à  la  vieille  Ganna,  qui  coupait,  eBe  ans»,  le  blé 
à  quelque  distant»  de  Tendroit  eu  se  trouvait  son  fils,  d*pÔcbe-toi 
de  rentrer  le  plus  possaWe  ;  tout  ce  qui  restera  dehors  cette  nuit 
sera  perdu,  car  il  y  aura  un  orage,  et  tu  saie  si  noti^  provWon  de 
blé  est  petite- 
La  vieille  se  redressa. 

—  Tisr  es  bon,  toi,  de  me  recommander  de  fiiiw  vite,  comme  si 
je  le  pouvais  I  Mais  où  vas-tu  donc?  demanda-^^lle  étonnée,  voyant 
Fedia  abandonner  Fouvrage;  puis,  apercevant  le  juif,  elle  se  court» 
plus  bas  qu'auparavant,  se  mh  fr  couper  les^  tiges-  avec  nue  aciivilé 
fébrile;  deux  grosses  larmes  roulaient  sur  see  jouea  tannée»,  taadis 
que,  i>récédésr  de  Foma,  smi  mari  et  sm  iil»  quiltaient  le  champ. 

VUL 

Le  cabaret  était  rempli  de  monde;  deux  torebes  résineuses  fich^ 
xlaits  le  plancher  mal  joint  éclairaient  mystérieuBement  les  figuras 


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LE  JUIF  DE   SOFKYKA.  71 

erimomées  des  consommateurs;  la  fumée  des  torches,  jointe  à  <;die 
des  pipes,  montait  au  plafond  et  enveloppait  la  pièce  d'une  buée 
grise  dans  laquelle  se  mouvaient  les  £iu*mes  de  Fob»  et  de  Rebecca, 
Tous  deux,  on  carafon  de  vodka  à  la  main,  glissaieat  d'une  table  à 
l'autre  avec  une  souptessefétine  et  reo^^lissaient  les  verres  vides. 

—  Sais-tu,  Foma  Abramovitcb,  que  cette  boisson  ne  vaut  rien? 
s'écria  un  paysan  d'une  voix  avinée;  elle  a  mauvais  goût,  on  s'en 
remplit  le  ventre  sans  parvenir  à  s'égayer. 

—  Ce  n'est  pas  ma  faute,  petit  père,  répliqua  le  juif  de  sa  voix 
doucereuse.  Je  viens  d'ouvrir  le  tonneau,  et  même  c'est  le  premier 
essai  de  la  nouvelle  invention  de  Boris  Pavlovitch. 

—  Quelle  invention  ? 

—  Mais  vous  savez  bien  qu'il  s'est  avisé  maintenant  d'employer 
des  pommes  de  terre  au  lieu  de  seigle  pour  faire  la  vodka* 

Un  murmure  de  mécontentement  s'éleva  dans  la  pièce.  Les 
récoltes  de  seigle  avaient  été  si  mauvaises  pendant  ces  dernières 
années  que  Koitchenko,  pour  continuer  à  faire  marcher  sa  distillerie, 
s'était  décidé  à  le  remplacer  par  des  pommes  de  terre.  Les  paysans 
désapprouvaient  cette  imiovatîon  avant  même  d'en  avoir  pu  apprécier 
les  produits.  La  nouvelle  eau-de-vie  valait  l'ancienne;  seulement 
Foma  y  avait  ajouté  tant  d'eau  qu'elle  avait  effectivement  perdu  tout 
arcMne.  U  s'était  dit  qu'il  fallait  profiter  du  nouveau  système  ;  les 
paysans  attribueraient  sans  doute  la  saveur  de  la  boisson  à  son  ori- 
gine, et  ses  calculs  ne  l'avaient  pas  trompé. 

—  Et  savez-vous  ce  qu'il  y  a  de  plus  drôle,  petits  frères,  conti- 
nua-t-il,  c'est  que  ces  pommes  de  terre  poussent  dans  des  champs 
^igraissés  avec  des  os! 

—  Comment  I  avec  des  os?  s'écrièrent  plusieurs  voix. 

—  Vous  n'avez  donc  pas  remarquées  grands  chariots  recouverts 
de  nattes  qui  encombrent  la  cour  du  château? 

—  Oui,.,  mais  quel  ri^port?.. 

—  £h  bien  !  ces  chariots  sont  remplis  d'os.  Kortchenko  les  dissi- 
nmle,  les  fait  brûler  avant  de  s'en  servir,  afin  que  vous  igooriez  ce 
qu'il  met  sur  sa  terre,  mais  j'ai  découvert  la  vérité. 

Un  brouhaha  g^éral  suivit  cette  révélation.  Quelle  infamie  I  fal- 
lait-il être  musulman  pour  se  décider  à  employer  un  pareil  engrais! 
Et  dans  quel  dessein? 

—  Est-ce  que  ce  sont  des  ossemens  humains?  demuida  pourtant 
un  moujik  plus  avisé  que  les  autres. 

—  Et  que  veux-tu  donc  que  ce  soit?  répliqua  tranquillement 
Foma,  quoiqu'il  sikt  que  Kortchenko  achetait  ses  os  aux  boudiers  de 
la  ville,  où  ils  subissiûent  la  préparation  nécessaire  avant  d'être 
transportés  à  Sofievka. 

—  C'est  indigne;  il  veut  nous  empoisonner,.,  il  nous  force  à  boire 


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72  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Teau-de-yie  provenant  des  os  de  nos  pères  et  de  nos  mères, 
murmuraient  hautement  les  paysans.  —  Le  lendemain,  tout  le  village 
était  en  émoi;  les  commères  assemblées  à  leurs  portes  s'indignaient 
de  ce  que  le  seigneur  voulait  empoisonner  leurs  maris  et  leurs 
enfans.  Kortchenko,  traversant  en  drochky  la  rue  du  village,  fut 
surpris  de  voir  qu'on  se  détournait  sur  son  passage  et  que  ceux-là 
même  qui  le  saluaient  soulevaient  leurs  bonnets  de  mauvaise  grâce. 

Le  temps  n'avait  pas  épargné  le  propriétaire,  et  on  avait  peine  à 
reconnaître  dans  l'homme  voûté,  aux  yeux  éteints,  aux  cheveux 
presque  blancs,  le  vigoureux  gentilhomme  campagnard  d'autrefois. 
Ce  qui  se  passait  au  village  sans  qu'il  y  pût  mettre  un  frein  l'at- 
tristait profondément.  Lorsque,  revenant  un  dimanche  de  la  messe 
peu  de  temps  après  l'ouverture  du  cabaret  de  Foma,  il  avait  ren- 
contré deux  ou  trois  paysans,  déjà  titubans  à  cette  heure  mati- 
nale, il  avait  presque  maudit  le  juif,  mais  se  ravisant  aussitôt  :  — 
C'est  ma  faute,  s'était-il  dit.  —  Et,  à  partir  de  ce  moment,  il 
s'était  reproché  d'avoir  involontairement  contribué  à  la  ruine  de  ces 
paysans  qu'il  aimait  tant.  A  mesure  que  la  propriété  et  la  puissance 
de  Foma  augmentaient,  Kortchenko  évitait  de  se  montrer,  sortait  de 
moins  en  moins  de  l'enceinte  du  château  v  la  vue  des  boutiques 
tenues  par  les  juifs  lui  faisait  mal,  et  chaque  fois  qu'il  rencontrait 
Foma  et  que  celui-ci  le  saluait  avec  une  obséquiosité  ironique,  son 
cœur  se  serrait  douloureusement.  Une  mélancolie  profonde  s'était 
emparée  de  cet  homme  naguère  si  content;  il  recherchait  la  soli- 
tude, lui  qui  jadis  ne  connaissait  pas  de  plus  grand  plaisir  que  celui 
d'aller  le  soir,  d'une  cabane  à  l'autre,  s'enquérir  des  besoins  de  cha- 
cun; des  semaines  entières  s'écoulaient  quelquefois  sans  qu'il  allât 
au-delà  du  jardin,  et  quand  il  en  sortait,  il  dirigeait  de  préférence 
ses  promenades  du  côté  du  cimetière  :  il  lui  semblait  retrouver  là 
au  milieu  des  reliques  du  passé  ses  illusions  perdues. 

11  était  à  peu  près  dix  heures  du  soir.  Kortchenko,  fatigué  d'une 
longue  et  chaude  journée  passée  dans  son  cabinet  de  travail,  avait 
éprouvé  le  besoin  de  humer  quelques  bouffées  de  fraîcheur.  Accom- 
pagné d'un  de  ses  chiens  favoris,  il  quitta  sa  maison  et  se  dirigea 
vers  le  cimetière  situé  au-delà  du  village.  C'était  une  espèce  de  petit 
bois  isolé,  où  les  tombes  étaient  dispersées  à  l'aventure  parmi  les 
arbres  qui  se  disputaient  le  terrain  et  empiétaient  sur  les  morts  dont 
de  simples  croix  en  bois  indiquaient  la  dernière  demeure.  Quelques- 
unes  de  ces  croix  étaient  brisées  ;  d'autres  n'avaient  plus  qu'une 
branche,  d'autres  encore  gisaient  à  terre  entortUlées  dans  les  lianes 
qui  grimpaient  à  travers.  Personne  ne  songeait  à  les  relever.  Tout 
en  leur  portant  une  vénération  profonde,  le  paysan  n'a  aucun  soin 
des  morts.  Du  reste,  comment  trouverait-il  le  temps  de  s'en  occuper 
quand  il  a  à  peine  celui  de  pourvoir  à  sa  propre  existence?  Les 


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LE  JUIF  DE  SOFIEVKA.  73 

hautes  fougères  croissaient  en  liberté  sur  les  petits  tertres  de  ter- 
rain à  moitié  éboulés,  les  herbes  folles  s'enchevêtraient  partout, 
recouvrant  les  tombes  de  jeunesse  et  de  verdure;  les  tiges  de 
menthe  exhalaient  un  parfum  délicieux  ;  qui  sait  d'ailleurs  si  les 
morts  ne  revivaient  pas  dans  cette  végétation  exubérante? 

Une  petite  chapelle  en  bois  avait  été  construite  près  de  la  route 
qui  longeait  le  cimetière  ;  mais  elle  aussi  était  bien  délabrée  et  ne 
servait  que  rarement  lorsque  quelque  parent  voulait  faire  dire  une 
messe  dans  le  cimetière  même.  Le  sentier  qui  y  menait  était  à  peine 
indiqué,  puis  il  se  perdait  sous  le  gazon. 

Kortchenko  s'enfonça  dans  la  feuillée  odoriférante  qui  frissonnait 
de  temps  en  temps  sous  une  brise  légère,  passant  dans  les  branches 
avec  un  doux  bruit  de  baiser.  Le  ciel  était  couvert;  la  lune  appa- 
raissait quelquefois  entre  les  nuages.  Eoxtchenko  s'assit  près  d'une 
croix  vermoulue,  penchée  de  côté,  et,  la  tête  appuyée  dans  ses 
mains,  s'absorba  dans  une  profonde  méditation.  A  quoi  pensait-il 
ainsi?  Il  songeait  à  ses  illusions  envolées,  à  sa  vie  solitaire.  Sa  jeu- 
nesse avait  été  si  remplie  par  les  devoirs  qu'il  s'était  créés  autour 
de  lui  que  l'idée  du  mariage  ne  s'était  jamais  présentée  à  son 
esprit.  Kntouré  de  ses  paysans  qui  Taimaient,  il  ne  s'était  jamais 
senti  seul  tant  qu'il  avait  eu  confiance  en  eux  et  en  lui-même; 
aujourd'hui  la  solitude  lui  pesait.  11  comprenait  trop  tard  qu'il 
avait  sacrifié  sa  vie...  A  qui?  A  quoi?  Peut-être  à  des  chimères; 
peut-être  à  son  propre  orgueil.  11  s'était  cru  de  force  à  répandre 
assez  de  bonheur  autour  de  lui  pour  que  ce  bonheur  d'autrui 
dont  il  serait  l'auteur  suûit  à  combler  toute  son  âme,  et  il  reconnais- 
sait avoir  trop  présumé  de  lui-même.  Un  goût  de  fiel  lui  monta  aux 
lèvres.  Ses  artères  battaient  avec  violence.  Il  releva  la  tête;  une 
oppression  atroce  pesait  sur  lui.  Il  se  leva  brusquementtout  à  coup, 
il  lui  parut  que  le  cimetière  se  peuplait  de  fantômes,  les  croix  s'agi- 
taient, les  branches  prenaient  les  formes  de  bras  gigantesques, 
s'avançaient  vers  lui  comme  pour  l'étreindre.  Il  voulut  regagner  la 
route;  des  boulets  de  plomb  semblaient  s'attacher  à  ses  pieds;  dans 
l'obscurité  il  trébucha  contre  un  arbre  et  tomba  sur  une  croix  qui 
se  brisa  sous  lui  avec  un  bruit  formidable  qui  retentit  dans  le  silence 
de  la  nuit.  Il  se  releva,  et,  précédé  de  son  chien,  se  mit  à  courir. 
Gomme  il  atteignait  la  chapelle  et  s'y  appuyait  défaillant,  il  entendit 
un  cri  et  vit  des  ombres  qui  s'enfuyaient  dans  la  direction  de 
Sofievka.  Il  voulut  les  appeler,  les  rassurer,  mais  aucun  son  ne  sor- 
tait de  son  gosier  desséché.  Il  se  remit  cependant;  honteux  de  sa 
terreur,  il  reprit,  lui  aussi,  le  chemin  de  son  château. 

Deux  paysannes  attardées  revenaient  à  Sofievka;  en  passant  à  côté 
du  cimetière,  elles  baissèrent  involontairement  la  voix,  faisant  un 
grand  signe  de  croix  et  pressèrent  le  pas.  Tout  à  coup  un  mouve^ 


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7k  REVUE  SES  DEUX  MONDES. 

laeot  dans  les  arbres  attira  leur  Mteotion;  elles  enteadifent  un  coup 
sec  comme  du  bois  qu'on  casse;  affolées  de  terreur,  elles  s'étaient 
arrêtées^  les  yeux  fixés  sur  les  massifs  sombres;  en  ce  moment»  la 
lune  dégagée  de  miages  éclaira  de  son  reflet  métallique  le  yisai^ 
blême  d'un  hommie  surgissant  du  fend  noirâtre»  Cne  grosse  béie 
rôdait  autour  de  cet  homme,  qu'elles  reconnurent  pour  être  le  pro- 
priètaire»  mais  si  chan^  si  diffèrent  de  ce  qu'il  était  d'ordinaire» 
qu'elles  poussèrent  un  cri  perçant  et  s'enfuirent  de  toute  la  vkesae 
de  leurs  jambes  sans  os^  se  retourner  en  nriëre.  Arrivée»  à 
Sofîevka,  elles  entrèrent  droit  au  cabaret,  où  elles  savaient  trouver 
leurs  maris. 

—  Noas  avons  vu  le  diable  en  personne,.,  le  diable  et  Boris  Par- 
lovitch,  crièrent-elles  sJmuUanëmeiit  en  se  jetant  à  demi  mortes  sur 
unbaoc. 

Les  bommes  les  entourèrent  avec  des  exclamations  de  surprise; 
Foma,  repoussant  tout  le  monde^  s'était  avanoé  le  premier  et  ques- 
tionnait les  femmes,  qui  d'abord  ne  purent  fournir  aucune  expli- 
cation ;  mais,  s'étant  cabnées  peu  à  peu,  elles  racontèreni;  ce  qu'elles 
avaient  vu. 

—  Boris  Pavlovitch  est  là  avec  ses  serviteurs  occupé  à  déterrer 
les  worts,  disaient-elles;  nous  avons  entendu  les  coupe  de  bacbOiMi. 
et  eet  animal  qui  rôdait  autour  était  Lucifer  en  personne  caché  sous 
la  ferme  d'un  cochon« 

Dans  leur  terreur,  elles  ament  pris  le  cUen  pour  un  gros  pour- 
ceau. Or,  dans  la  Petite-Russie,  le  peuple  est  convaincu  que  l'eqiril 
malin  se  cacbe  sous  la  forme  de  cet  aoimaL 

fies  imprécations,  des  menaces,  des  cris  forieox  suivirent  cette 
révélation,  que  personne  des  assistans  ne  songea  à  révoqua  en 
doute.  ILortdiaaào  voulait  leur  mort,  il  profanait  les  tombes,  il 
commettait  des  sacrilèges  abominables;  ils  oe  supporteruent  phis 
de  pareilles  choses.  Dans  leur  colère,  que  Foma  attisait  encore  par 
des  propos  insidieux,  ils  oubliaient  que  celui  qu'ils  accusaient  leur 
avait  consacré  son  existence.  On  ne  se  sépara  que  bien  avant  dans 
la  nuit;  les  esprits  étaient  surexcités  au  poiot  que  le  juif  dut  déployer 
toute  son  habileté  pour  enpècber  les  paysans  d'aller  réveiller  le  pro* 
priétaire  et  lui  demander  compte  de  sa  conduite.  Miûs  ceci  ne  len- 
trait  pas  dans  ses  combinaisons;  aus»  réiffîsitnl  à  les  cidmer  en  leur 
promettant  solennellement  de  l'aller  trouver  lui-même  le  lendemain, . 
de  lui  exposer  la  situation  et  de  lui  déclarer  que  désormais  luit 
F(»na,  n'achèterait  plus  la  vodka  faite  de  pommes  de  terre  eagraîS'- 
sées  au  moyeu  d'ossemeos  littmainB«  I^  leodemaîa,  en  eflet,  Fonm 
se  présenta  au  château.  Il  ne  pni  se  déieodre  d'uae  certaine  émo- 
tion en  p^étraat  au*delà  de  ceUe  grille,  qa*iL  n'avait  pns  icanehîe 
depuis  vingt  ans»  A  sa  vue»  k  stupéfection  de  Ittkita^  qA%  trouva 


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U  MXW  W  «DMfiYKA.  75 

dant  r—lichambre.  Ait  si  graBde,  qu'U  Be  put  balbutier  que  quel- 
ques mots  inintelligibles,  mais  son  geste  me«açaat  esi  disait  plus 
long  qujB  ks  parttefi.. 

^  Je  dois  p«rier  à.  Bivta  PtrionHcdi,  dix  Fama,  qui  s'était  pni- 
ikyoïDMt  eaH>fooM  de  b  popte  d*aatr^  dans»  lai  cmote  qi^e  le  viau 
serviteur,  emporté  par  son  ressentiment,  ne  se  livrât  à  des  voie8.de 
faîÉsursapefsonMc     . 

-^  Yft^t'^a  ou  ja  ta  jûite  dehMrstI  gc«gM  celuir^  m  guise  de 
répaasaw 

^  H  b  fam  ahiaUwuQfiÉ»  ealendâ-tii?  iaaÎBtak  Foma.  tt  s'agit 
driMi^  aff&ite  (fe  la  plas  hanèa  ia^portauM;  si  ta  refasesi  ck  m'aar 
MDoer,  }*attaaàrai  da«a  la  caw  jitsqti'à  c^  qua.  ki  maltret  sarta.-  et 
)e  hii  dijNd  «pie  l«  m'aarenvayé. 

Nildta  hénta  eBoara»  Capandaut^  caoïiiM  »  mamae  a'aiRait  pas 
oûa  le  JMÎS  ea  (uièa,  il  se  dit  qû'tt  veaak  peisl^èlre  effeetiAremost 
pour  queàfuat  duiaa  dei  sarMux  ad  se  dirigea,  à  «»abHit«(sujt  veca  le 
eabinat  de  Kavtcheako.  Celui-ci  lisait. 

—  Boris  Pairla«ftali%  fit  très  daaœBiant  le  aaiviteuir,  il  y  a  là  le 
^'qui  damanda  à»  voua  parler* 

—  Quel  juif? 

^  Fofloa,  lépandil  NâûtR  a»  baisaaat  la  tète. 
Il  savait  que  ce  nom  causait  awittpraesiaupémbla  à  saa  mattnaw 
Kortoheaka^  Ussa  échapper  xm  gaate  da  atu^riae  douloureuse; 
mais  se  maîtrisant  aussitôt  : 
«^  Qu'il  eatrat  dia*il  d'une  voîn  oalme*. 
hikkM»  letottma  à  Vantichaoïbrcw 

—  Vas-y,  fit-il  brutalemaat  esh  iodâquanti  dm  dcÂgti  le  caliinat  de 
tmmiU  -^  Puia  ilajautaà  part  sofc:  ~  S'il  cooit  qua  je  m'assisterai 
pas  à  cette  entrevue,  il  se  tronapa;  je  na  vaia  paa  laiaaer  BorMhPaTr 
lowitok  tout  seul  avec  lui;,  qui  sait  s^'il  ne  Waat  paa.  paur  l'assassi- 
MvT  Jadis  ili  lui  a^jalé  «a*  sort»  aMJoordtiwi  peutr^HTOs  veiMbeili  A'aa 
débarrasser» 

Tout  plein  de  soupçons,  le  vieux,  servitaair,  dont  lasi  okei/^eitz 
étaiefit  aussi  Uaocs:  qae*  eaux  da,  sMk  maUre,.sural?  la  juif  da^^  son 
pasc  lovrd  at  sa- mit  «bu»  L'ambrasare  da  la  porta  ealv^auyejrta^,pD6t 
à  fondra* sur  bikaoïi^oiiidra  mouiKanant  suapeaU 

Fama  fit  dem  paa  éaas  bu  pièce,  pnts-  se  prastama  lafflu)e/C(uitae 
tarm. 

—  Seigneur,  oa—mença-t-il  i&SÊUoisf  naaillacdei  pardonna  àitaa 
humble  serviteur  d'oser  te  déranger...  Je  suis  un  grand coupaUaii 
tesyau»«.«. 

-^ Asses,  interraiiifit  Eonlehenbo  avec  sévérité;.  le.  panse*  quertu 
uTes  paa  iei  pour  ta>  Dapantîr^».  Ca  samtt  «m  peut  tacd  ui  bont.da 
TÎbgf  années...  Que  taiatttôl  et  cpielleaffiairatf amenai 


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76  BETOE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Tu  me  défends  donc  de  soulager  mon  âme  de  tous  les  regrets 
qui  s'y  sont  amassés? 

—  Foma,  dit  Kortchenko  d'un  accent  triste,  mais  ferme,  si  c'est 
pour  me  parler  du  passé  que  tu  viens  ici,  tu  feras  mieux  de  t'en 
aller;  c'est  un  sujet  qui  m'est  pénible,  et  sur  lequel  je  ne  veux  pas 
revenir. 

Le  juif,  resté  à  genoux  jusqu'alors  dans  une  attitude  suppliante, 
se  leva;  ses  yeux . pétillaient  d'un  feu  diabolique;  il  plongea  ses 
mains  dans  ses  poches,  se  campa  insolemment  sur  ses  jambes  : 

—  Si  c'est  ainsi,  Boris  Pavlovitch,  dit-il,  je  vais  droit  au  but  et  je 
vous  déclare  que  je  n'achèterai  plus  votre  vodka;  les  paysans  refu- 
sent d'en  boire.  Depuis  que  vous  avez  remplacé  le  seigle  par  des 
pommes  de  terre  et  que  vous  fumez  vos  terres  avec  des  os,  ils  sont 
persuadés  que  vous  voulez  les  empoisonner  et  que  vous  avez  fait  un 
pacte  avec  le  diable...  Tenez,  pas  plus  tard  qu'hier,  on  vous  a  sur- 
pris errant  dans  le  cimetière,  on  a  entendu  des  coups  de  hache... 
Que  pouviez-vous  faire  là  dedans  au  milieu  de  la  nuit  si  ce  n'est 
défoncer  les  cercueils  et  vous  emparer  des  squelettes? 

—  Misérable  I  cria  Nikita,  s'élançant  sur  le  juif,  un  poing  levé, 
prêt  à  l'écraser  comme  un  reptile. 

Foma  s'accula  au  mur  en  garantissant  sa  tète  de  ses  deux  bras, 
qu'il  éleva  entre  lui  et  le  domestique. 

—  Aîel  alel  gémit-il,  comme  s'il  eût  déjà  ressenti  le  coup 
redouté. 

—  Laisse-le,  dit  faiblement  Kortchenko.  Renversé  sur  le  dossier 
du  fauteuil,  il  avait  fermé  les  paupières  et  une  pâleur  cadavéreuse 
s'était  tout  à  coup  répandue  sur  ses  traits. 

—  Boris  Pavlovitch,  qu'avez- vous?  Vous  sentez- vous  mal? 
demanda  Nikita,  se  précipitant  vers  lui. 

—  Ce  n'est  rien,.,  un  éblouissement  passager,  fit  Kortchenko  en 
l'écartant  doucement  de  la  main.  —  Puis,  se  tournant  vers  Foma, 
qui  le  contemplait  avec  des  yeux  eifarés  :  —  C'est  bien,  ajouta-t-il, 
tu*  peux  t'en  aller  maintenant. 

Son  accent  était  si  péremptoire,  malgré  sa  douceur,  que  le  juif, 
rentrant  sa  tête  dans  ses  épaules,  se  faufila  le  long  du  mur  et  se 
glissa  dehors  par  la  porte.  Craignant  d'être  poursuivi  par  Nikita, 
dont  la  colère  ne  serait  plus  maîtrisée  par  la  présence  de  son  mattre, 
il  courut  jusqu'à  ce  qu'il  eut  atteint  sa  maison.  Là,  il  respira  libre- 
ment et  un  large  sourire  épanouit  son  visage  inquiet,  tout  ruisse- 
lant de  sueur. 

Après  le  départ  de  Foma,  Kortchenko,  posant  ses  coudes  sur  la 
table  placée  à  côté  de  son  fauteuil ,  avait  caché  sa  tête  dans  ses 
mains.  C'était  donc  là  le  couronnement  de  sa  vie  I  Les  paysans,  ses 
enfans  chéris,  l'accusaient  de  les  empoisonner,  de  profaner  les 


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LE  JUIF  DE   SOnSYKA.  77 

tombes  de  leurs  ancêtres!  Ils  le  croyaient  protégé  des  puissances 
infernales  t 

—  Àhl  c'est  trop  d'injustice!  murmura-t-il  d'un  accent  déses- 
péré. 

Et  il  pleura  longuement.  Il  ne  songea  pas  un  instant  au  préjudice 
matériel  que  lui  porteraient  ces  horribles  accusations,  il  n'éprouvait 
qu'une  angoisse  poignante  d*ètre  ainsi  jugé  par  ceux  auxquels  il 
n'avait  fait  que  du  bien,  et  il  sentait  que  désormais  la  vie  ne  serait 
plus  pour  lui  qu'une  longue  douleur.  Il  ne  voyait  que  désolation  et 
ruine  autour  de  ses  illusions  perdues,  de  ses  affections  anéanties... 
Les  ressorts  de  son  énergie  étaient  brisés,  il  ne  croyait  plus  à  rien 
et  n'espérait  plus  rien.  Ne  voulant  pas  continuer  un  commerce  qui 
lui  avait  coûté  tant  de  chagrins,  il  ordonna  de  fermer  la  distillerie: 
à  partir  de  ce  jour,  il  s'enferma  dans  son  cabinet  de  travail  et 
s'obstina  à  ne  plus  sortir.  Foma  profita  de  cette  séquestration  volon- 
taire pour  insinuer  aux  paysans  que,  se  sentant  coupable,  Kort- 
chenko  redoutait  de  se  montrer  au  village  ;  mais  cette  assertion  ne 
fut  pas  accueillie  avec  la  crédulité  qu'il  aurait  souhaitée.  Les  paysans 
se  repentaient  déjà  un  peu  de  leurs  accusations  trop  promptes.  La 
distillerie  du  maître  étant  fermée,  la  vodka  fournie  par  Foma  pro- 
venait d'une  autre  source  et  cependant  elle  n'en  était  pas  meilleure. 
On  commençait  à  se  demander  si  ce  n'était  pas  le  juif  lui-même 
qui  la  frelatait  pour  en  retirer  plus  de  protit.  Dn  sourd  mécon- 
tentement se  propageait.  Les  juifs  devenaient  de  plus  en  plus 
intraitables  ;  l'insolence  de  Foma  en  particulier  ne  connaissait 
plus  de  limites  ;  à  la  moindre  protestation,  il  avait  la  menace  à  la 
bouche.  On  se  taisait,  car  il  avait  malheureusement  le  pouvoir  de 
réduire  les  trois  quarts  des  habitans  de  Sofievka  à  une  ruine  com- 
plète, mais  la  haine  s'amassait  dans  les  cœurs  ulcérés. 

Sur  ces  entrefaites,  un  dimanche  après  la  messe,  le  prêtre  annonça 
que  Konchenko  était  gravement  malade  depuis  la  veille  et  qu'il  allait 
prier  pour  lui.  Les  paysans  qui  se  disposaient  à  quitter  l'église, 
s'arrêtèrent  avec  une  douloureuse  surprise.  Depuis  longtemps  ils 
ignoraient  ce  qui  se  passait  au  château,  personne  n'avait  eu  con- 
naissance de  la  maladie  du  propriétaire.  Un  murmure  de  pitié  par- 
courut l'assemblée  ;  tous  restèrent  d'un  commun  accord,  et  un  paysan 
alla  prévenir  de  ce  qui  arrivait  ceux  qui  étaient  déjà  dehors.  Us 
revinrent  aussitôt,  et  c'est  au  milieu  d'un  silence  solennel  que  le 
père  Afanasiy  supplia  le  Tout-Puissant  de  rendre  la  santé  à  celui  qui 
souffrait.  Lorsque  le  prêtre  s'agenouilla,  toute  l'assistance  se  pro- 
sterna à  terre  avec  de  grands  signes  de  croix;  quelques-uns  joigni- 
rent les  mains  dans  une  prière  fervente  ;  les  autres,  les  bras  croisés 
SVLV  la  poitrine,  contemplaient  les  saintes  images  de  l'iconostase  d'un 
<Bil  humide  et  murmuraient  à  mi-voix  : 


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78  REVDE  DES  DEUX  BONDES. 

—  Seîgnetir  Ken,  saftnre  aotre  maîtreî 

Sous  le  coup  de  Témotion  générale,  Kortchenko  était  redevenu 
le  maître  aimé  des  années  d'autrefois.  %teSqties  femmes  sanglo- 
taient. 

îhwifltnt  ce  temps,  tortcbenko  agonîsait.  Le  clM^n,  îa  déception 
«Vaietft  éfbranî*  sa  rdbmste  nature  ;  pen  à  pen  «es  forces  avaient 
dimînwé^,  il  avait  pordu  le  sommeil,  Tiippètît,  «it  passait  de  longues 
heures  'sans  bouger  de  son  fauteufl  -,  un  jour  sa  faiblesse  fut  -si 
grande  qu'A  ûtn  renoncer  à  quitter  le  Kt. 

—  C'est  le  commencement  de  la  fin,  dît-B  en  souriamà  Nîfcîta, 
qui  ïe  veillait  nuit  et  jour  et  dormait  sur  un  matelas  posé  en  tra- 
vers de  la  porte  de  sa  tihambre* 

le  vieux  serviteur  voulut  envoyer  tptérir  le  médecin. 

—  A  quoi  bon  ?  répondit  Kwtchenko  et,  malgré  les  pitères  réité- 
rées du  domestique,  îl  maintint  son  refus. 

Le  samedi,  il  fit  venir  le  prêtée. 

—  ïe  sens  qu'il  ne  me  reste  pflos  que  peu  d'beures  à  vivre,  dit-il, 
et  je  ne  voudrais  pras  mourir  «aos  que  vous  m'ayez  aîbsous  do  mes 
péAés,  mon  père. 

•es  laTmes  moufflèrent  les  yeux  du  vieux  prêtre.  Il  s'tiôsît*«u  bord 
du  ttt  du  mourant,  lui  prit  les^eux  mains  et  les  serra  longuement 
dMPS  les  -siennes,  sans  parler. 

—  Je  suis  tournaenté  par  Fidfte  que  je  srais  caiise  "de  tout  te  "mal 
qui  est  arrivé  ces  dernières  années  à  SofieVka, «continua  Koftcfttento. 
y  ai  péché  par  orgueîl,  mon  père,.,  feu  ai  *cé  cruellement  puni, 
mais  d'autres  om  pâli  par  ma  fatrte,  c'-est  îà  <:e  qui  me  fait  le  plus 
soiïfffir...  Croyez-vous  que  Dieu  me  pardonne  le  mal  que  fWi 
commis? 

Ses  yeux  fiévreux,  enfoncés  ^daos  les  wWtes ,  se  fixaient  OTr  le 
prêtre  avec  une  -aiwiété  poignmnte.  <îe*ttH3i  relenaît  diflficHement  ses 
sanglots*  n  connaissait  Kmtchenko  depuis  q^'il  9e  txmnaissait  lui- 
même;  natif  de  "Sofievka,  '06  son  pbre«f«it  ^té  prêtre  avem  hn,  il 
avait  véom  flans  une  intifuité  constonle  tavec  le  maître,  dont  il  com- 
prenait et  admirak  tes  bHles  quaKfés.  11  avait  -souffert  presqte 
autant  que  lui  tie  la  •démoralisation  qui  €éltàit  emparée  peu  à  peu 
de  ses  paroissiens  ratés  jusepi'à  l'arrivée  de  ïonaft -comme  dw  modèles 
de  sobriété  n  -d'honnèteié,  et,  en  dépfcrrant  la  générosité  de  Kort- 
chenko  et  sa  trop  «grande  €onfi«iioe,  il  s'était  absteaa  tles  reproches 
fX  des  réctimteflAions  49iseiise8,  Bâchant  fort  bien  <fue,  lors  même 
qu'il  comitNttait  une  'erreur,  elte  neprovenoît  que  de  la  trop^jgrsnde 
eiêwuixon  ^fte  fioii  ftiBe» 

Le  prêtt^e  ft  le  pwpttttaife  s*«itr««i«r€«ft  longuement  ;  ije  "ftit 
phrtôt  une  explication  suprême  qu*utte  tfMk/smm.  i/orsqu'entm  le 
père  Afanasiy  se  leva  et  posa  «es  maiftsmr  9a  tel»  du  mouittnt  tm 


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LE  JUIF   DE  SOFIEVKA..  7d 

invoquant  la  bénédiction  du  cieli  Kortclienko  pouasa  un  soupir  de 
soulagement. 

—  Je  quitterai  la  terre  sans  crainte,  Biupmura^t-il,  puisque  vous 
m'assurezi  ({ue  le  Dieu  de  mUéricorde  ne  me  refusera  pas  l'entrée 
du  séjour  des  bienheureux... 

Le  dijuaiKhe»  pendant  qu'on  priait  pour  lui^i  Kortchanka  se  mou- 
rait. 

Le  soleil  entrait  en  flots  radieux  dans  sa  chambre  aux  murs  tendus 
de  papier  grîs.  Une  grosse  touffe  de  lilas  étalait  ses  grappes  fleuries 
sur  le  rebord  de  la  fenêtre  ouverte^  par  laquelle  pénétraient  les  sen- 
teurs enivrantes  du  printemps.  De  son  petit  lit  de  camp  placé  au 
fond  de  k  chambre  il  apercevait  les  arbres  au  feuillage  vert  tendre 
se  détacher  sur  Tazur  du  ciel,  où  moutonnaient  de  petits  nuages 
blancs.  Un  essaim  d'abeilles  voltigeait  autour  des  fleurs  et  baignait 
dans  un  large  rayon  de  soleil.  Une  espèce  de  vapeur  rose  dorée 
enveloppait  les  insectes,  dont  les 'ailes  diaphanes  prenaient  des  teintes 
éblouissantes  et  scinUUaient  comme  autant  de  diamans  multicolores. 
Leurs  bourdonnemens  se  mêlaient  au  gazouillis  plaintif  des  petits 
oiseaux  d'un  nid  enfoui  dans  la  feuillée. 

La  mort  avait  déjà  posé  son  empreinte  mystérieuse  sur  les  traits 
amaigris  du  propriétaire.  Il  ne  parlait  pas,  et  sa  poitrine  haletait.  Sa 
nutin  droite  tenait  une  croix  pressée  contre  son  sein  et  l'autre  pen- 
dait en  dehors  du  lit  au  pied  duquel  était  agenouillé  Nikita,  la  tête 
enfoncée  dans  les  couvertures.  Tout  à  coup  une  vdée  de  cloches 
résonna  dans  l'air  pur« 

—  La  messe  est  finie  I  murmura  faiblement  Kortchenko. 
Quelques  ioistans  plus  tard,  des  pas  nooabreux  retentirent  sur  le 

g^vier  du  jardin» des  voîx  étouffées  se  firent  entendre,  on  aurait  dit 
qu'une  multitude  cernait  la  maison* 

—  Qu'est-ce  que  ce  bruit?  demanda  Kortchenko.  —  Nikitas'ap- 
{urocha  de  la  fenêtre  et  aperçut  une  foule  depa^'sansquise  tenaient 
pressés  les  uns  contre  les  autres  sur  la  pelouse  devant  la  iagade^ 
En  le  voyant»  ils  lui  firent  signa  qu'Ua  voulsûent  lui  parler.  Il  se  pQn- 
cha  ôQ  avant. 

~  Nous  veooos  d'apprendre  que  le  maître  est  malade,  dit  un 
vieillard,  se  détachant  du  groupe  et  prenant  la  parole  au  nom  de 
ses  compagnons;  nous  avons  prié  pour  lui,  et  maintenant  nous  dési- 
rons savoir  de  ses  nouvelles. 

—  Il  se  meurt,  répondit  Nikita. 

Un  gémissement  sortit  de  la  poitrine  de  ces  hommes. 

—  Ne  pourrions-nous  le  voir  une  dernière  fois?  demanda  le 
moujik,  dont  la  voix  tremblait. 

Nikiia,  appelé  par  Kortchenko,  était  retourné  auprès  du  Ut. 


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80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Qu'est-ce?  demanda  le  mourant  ;  une  inquiétude  vague  se  lisait 
dans  ses  yeux  éteints. 

Nikita  hésita  im  peu,  puis  : 

—  Ce  sont  les  paysans  qui  viennent  s'enquérir  de  votre  santé, 
dit-il.  lis  demandent  à  vous  voir. 

Un  éclair  de  joie  indicible  illumina  les  traits  de  Kortchenko  ;  un 
sourire  d'une  douceur  presque  surhumaine  entr'ouvrit  ses  lèvres 
décolorées... 

—  Ils  veulent  me  voir!  murmura-t-il.  Je  savais  bien  qu'ils  étaient 
bons,  qu'ils  m'aimaient  encore. ••  Mes  enfansl..  mes  enfans  bien- 
aimés  I 

11  voulut  se  soulever,  mais  il  ne  le  put  et  retomba  sur  ses  cous- 
sins. 

—  Porte-moi  à  la  fenêtre  pour  que  je  leur  dise  adieu,  reprit-il. 
Nikita  essaya  de  protester. 

—  Fais  ce  que  je  te  dis,.,  je  t'en  prie,.,  insista  Kortchenko. 
Le  vieux  serviteur  n'osa  plus  contrarier  son  désir;  il  fit  un  grand 

signe  de  croix  et  souleva  dans  ses  bras  le  corps  émacié  de  son 
maître  en  murmurant  : 

—  A  la  grâce  de  Dieu  I 

11  l'apporta  ainsi  jusqu'à  la  fenêtre  et  pénétra  avec  lui  dans  le 
large  rayon  de  soleil  qui  l'inondait.  A  sa  vue,  toutes  les  têtes  se 
découvrirent,  un  seul  cri  jaillit  des  poitrines  oppressées  : 

—  Petit  père!  —  et  tous  se  jetèrent  à  genoux  dans  l'herbe  verte. 
Le  rayon  lumineux  se  jouait  autour  du  mourant,  l'enveloppait, 

resserrait  pour  ainsi  dire  autour  de  lui  son  étreinte  de  feu.  Il  baisait 
ses  cheveux,  qui  resplendissaient  comme  autant  de  fils  d'argent, 
caressant  la  pâleur  transparente  de  ses  joues  toutes  sillonnées  de 
teintes  bleues.  Kortchenko,  souriant  toujours,  étendit  son  bras  au- 
dessus  des  têtes  inclinées  : 

—  Je  vous  bénis,  dit-il  d'une  voix  faible  comme  un  souille,  mais 
que  tous  entendirent  pourtant. 

Épuisé  par  l'eiTort,  ses  paupières  battirent  un  instant,  sa  respi- 
ration devint  plus  rapide,  une  convulsion  tordit  ses  membres,  sa 
tête  retomba  sur  l'épaule  de  Nikita.  Il  était  mort.  Nikita  poussa  un 
cri  déchirant,  auquel  répondirent  les  voix  du  dehors. 


V,  ROUSLANE. 


(  La  dernière  partie  au  prochain  n«.) 


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mmmmmmmmmmmmmÊmmimmmimJtm  ui^rJw»»  ^  *jL'4i.*??«a«*= 


UN    ESSAI 


DE 


SYNTHÈSE     PALÉOETHNIQUE 


I.  Le  Préhistoriquef  antiquité  de  Phomme»  par  M.  Gabriel  de  MortiUet.  Paris,  1883, 
Reinwald.  —  II.  Musée  préhistorique,  par  MM.  Gabriel  et  Adrien  de  MortiUet,  pho- 
togravurea  Micholet.  Paris,  1881,  Reinwald.  —  III.  L'Amérique  préhistorique,  par 
M.  le  marquis  de  Nadaillac,  avec  219  figures  dans  le  texte.  Paris,  1883,  Masson. 

Pour  la  première  fois,  un  auteur  a  voulu  condenser  en  un  seul 
volume  de  petit  format  les  notions  relatives  à  l'homme  préhistori- 
que. Ces  notions,  et  les  enseignemens  aussi  bien  que  les  problèmes 
qui  en  résultent,  il  les  a  exposées  dans  un  langage  concis  et  clair, 
avec  une  parfaite  bonne  foi,  ne  déguisant  rien  de  ses  opinions  per- 
sonnelles, mais  ne  s'en  servant  pas  non  plus  pour  établir  ce  qui  est 
encore  discutable,  rejetant  le  faux  et  démasquant  Terreur,  même 
alors  qu'elle  favoriserait  ses  propres  idées.  C'est  là  assurément 
une  tentative  des  plus  honorables,  et,  quaad  elle  est  le  corollaire 
d'une  vie  consacrée  aux  recherches,  on  ne  saurait  qu'applaudir, 
sans  s'arrêter  à  quelques  dissonances  partielles.  —  Pourquoi  d'ail- 
leurs cette  poursuite  de  l'homme  préhistorique  exciterait-elle  des 
passions  acharnées?  Pourquoi  troublerait-elle  les  âmes  timorées? 
Non-seulement  elle  ne  vise,  chez  les  vrais  savans,  qu'à  constater  une 
réalité  objective,  digne  par  conséquent  du  respect  de  tous  ;  mais 
elle  a  eu  l'heureuse  fortune  de  réunir  dans  un  dessein  commun  des 
esprits  assurément  très  divers,  n'ayant  ni  les  mêmes  mobiles  ni 
les  mêmes  tendances,  animés  seulement  du  désir  d'accroître  le 
domaine  du  savoir.  C'est  ainsi  que  des  libres  penseurs  et  des  prê- 

TOMB  LYU.  —  1883.  6 


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82  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

très,  des  hommes  du  monde  et  des  hommes  de  cabioet,  des  collec- 
tionneurs, des  pionniers,  des  philosophes,  des  praticiens,  les  ims 
spiritualistes  et  chrétiens,  les  autres  positivistes,  ceux-ci  partisans 
résolus  de  la  doctrine  de  l'évolution,  ceux-là  enclins  à  l'attaquer, 
ont  également  travaillé  à  «  faire  du  préhistorique,  »  c'est-à-dire  à 
réunir  tous  les  indices,  toutes  les  observations,  tous  les  objets  qui 
se  rapportent  à  l'existence  de  l'homme  dans  les  temps  antérieurs  à 
l'histoiro,  —  alors  que  notre  espèce  n'était  en  possession  ni  des  arts 
ni  des  procédés  dont  la  civilisation  est  sortie,  ou  ne  les  exerçait  que 
d'une  façon  rudimentaire  et  sans  pouvoir  transmettre  le  souvenir 
de  ses  actes. . 

Le  préhistorique  est  nécessairement  antérieur  à  toute  chrono- 
logie fondée  sur  une  supputation  des  événemens  qui  intéressent 
l'homme  ;  mais,  en  dehors  de  la  chronologie  positive,  existe-t-il  des 
moyens  qui  permettent  de  remonter  au-delà  de  la  tradition  histo- 
rique et  d'établir  la  durée  au  moins  relative  des  événemens,  alors  que 
l'homme,  déjà  vivant  et  conscient  comme  individu,  était  inconscient 
en  tant  que  corps  social  et  incapable  de  mesurer  la  durée,  de  même 
qu'il  ignorait  les  bornes  de  l'espace  7  C'est  là  une  des  questions  que 
M«  de  Mortillet  a  dû  traiter,  et  bien  qu'il  ne  l'ait  abordée  qu'à  la 
fin  de  son  ouvrage,  nous  en  toucherons  quelques  mots  au  début 
même  de  ceite  étude,  afm  de  mieux  faire  saisir,  avec  les  diflicultés 
du  sujet,  les  termes  précis  sur  lesquels  il  repose. 

I. 

Aussi  loin  qu'on  peut  remonter  en  s'appuyant  sur  des  textes,  des 
inscriptions,  des  monumens,  enfin  sur  des  traditions  qu'il  n'est  guère 
permis  de  suspecter  absolument  d'erreur,  l'Egypte  ancienne  nous 
amène  à  cinq  mille  ans  avant  Jésus-Christ.  C'est  la  date  probable  du 
règne  de  Mènes,  le  fondateur  de  la  première  dynastie  ;  mais,  avant 
Menés,  dit  un  récent  historien,  résumant  les  travaux  antérieurs  (1), 
c(  il  existait,  dans  la  vallée  du  Nil  nouveau,  une  organisation  égyp- 
tienne, une  civilisation  spéciale.  Il  y  avait  sur  les  bords  du  fleuve 
de  vastes  cités,  des  constructions  importantes*  »  Mènes  sortait 
de  Thinis  ou  Théni,  ville  d'Osiris,  située  un  peu  au  nord  de 
Thèbes  et  non  loin  d'Abydos.  Il  bâtit  Memphis,  dont  il  fit  sa  capitale, 
Quds  pour  arriver  jusqu'à  lui  en  partant  des  premiers  essais  de 
colonisation  dans  la  vallée  du  Nif,  ce  n'est  pas  trop  assurément  que 
d'ajouter  au  chiffre  d^années  que  nous  venons  de  mentionner  un 
chiflre  égal,  et  d'admettre  ce  passé  de  dix  mille  ans  attesté  par  Pla- 

(1)  Bittoire  univenetle  :  les  Êgyptes,  par  M.  Marioi  FonUne,  ch.  v,  p.  75.  Paris, 
1882,  Lemerre. 


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l'BOHMS  PBÉHSTOniQUE.  SS 

ton  comme  représentaiu  la  durée  du  peuple  égyptien  avant  l'époque 
où  TmH  le  philosophe  athénien.  Il  y  atirait  doue  en  ixMxt  un  inter- 
valle de  douze  mtHe  ans  entre  notre  teaipe  et  celui  auquel  il  •est 
raisommble  de  reporta  (es  dé3)utB  de  la  eiviUeatioa  égyptie&ne, 
—  xroedes  phis  sufàennes,  sinoQ  la  fhm  ancienne  de  tout^  ceUas 
qui  se  «ont  développées  depuis  Tappamion  de  riioinaie« 

A  cette  limiite  seulement  •commence  le  prébistonque,  et  c'est  dans 
un  passé  bien  p/lus  reculé  qu'il  faut  majintenant  s'enfoncer,  fians  don- 
nées écrites,  isans  date  même  ooi^edinrale,  wms  est-il  possible  d'en 
évaluer  la  dufèe?}ci,  Tem«rquonB4e,pltts  de  «iMnimens  susceptibles 
d'interprétation  directe,  pkis  même  de  souvenirs  traditionnels;  en  fiât 
d'indices,  il  ne  nous  reste  à  îmierroger  qoe  'les  seuls  vestiges  du 
passage  de  Ftiomme,  et  Tappréciation  du  rapport  à  définir  entre  ces 
vestiges  et  les  «uvres  de  la  nature.  Celle-ci,  il  est  vrai,  peut  être 
toujours  consultée,  parce  que  son  activité  ne  s'«rréte  jamais.  Igno- 
rant le  repos,  elle  dépose  ses  couches  de  «aMe,  de  limon,  de  cail- 
loux ou  de  graviers,  aocnmnlées  ou  ^«[ilremèlées,  dans  un  ordre 
invariable  et  qm  nne  fœs  inauguré  ne  saurait  être  «nlenierti.  C'est 
ce  que  Von  nomme  une  chronologie  reiattve,  dofftdl  ûtut  bien  se  con- 
tenter à  défaut  d'un  ^ronométre  par  ïHinées  et  par  «ièdea,  qui  ait 
ici  entièrement  défaut.  Il  est  maintenant  acquis  à  la  «dence  <|iie 
fhomme  a  traversé  Tâge  quaternaire  ^èowt  entier  ;  établir  la  durée 
de  cet  âge,  c'est  fixer  par  cela  même  l'antiquité  de  notre  nu»  ;  i 
cette  durée,  sth^meirt  très  longue,  peut^ttcètre  évaluée  e 
au  moins  approximatifement,  et  par  quetqae  procédé  inspirant  i 
certaine  confiance?  C'est  ce  que  ae  demande  M.  de  Mortillet  en  fop- 
mulam  les  t^ondusions  de 'son  lifre. 

A  ce  point  de  vue,  Inen  des  cessais  «ont  ^èlé  tentés,  et  M.  de  JUor- 
tillet  discute  la  valeur  et  la  portée 'de  <^hacuH  d'^eax.  U  a  raison  de 
repousser  la  théorie  de  la  pêriedrcité  des  phéoem^ms  glaotaïires« 
considérés  comme  conséquence  de  la  préeessîon  des  éqmioKes  tel 
des  variations  d^excentricfté  de  fortHte  terrestre,  puisqu'ancone 
përiodiché  ne  marque  9e  retour,  'Cm  |*éologie,  des  cbangomans 
qu'om  subis  le  dimat  ^t  la  oonr»garatien  retatvfe  des  camineua, 
à  travers  ies  antSennes  périodes.  Ce  «ont,  aa  «oowtiaipe,  des  pfcéma- 
mënes  successiis,  dépendant  d^nne  cause  toujvars  acKm  à,  partir 
d'un  ftge  des  ptos  renulés  et  n'ayant  jaiMis  cesBé  d'exeroer  «on 
influence  dans  nn  «ens  détenniné,  celrn  de  fdMttasCToast  xaûtiBOBi 
de  h  tenrpératufe,  d^rès Hiae  échelle  gradaéedansojin^oidre  iafenae 
de  celui  des  latitudes,  —  le  pMe  ae  6'*éc«iit,44Be  qu'il  aemble,  jamsB 
dé]flacè. 

les  cerdes  tTacercHasenientde  'Oenalins  aitres  qai  Mi^uasé  aor 
des  ruines  en  Amérique,  les  deltas  d'^enïbrachure  q«i  «vanoont 
graduellement,  la  superposition  deslim  d'aBiiviona,0iitdonBé4iaa  à 


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8&  BEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

des  calculs  partiels,  insuffisans  sans  doute,  mais  qui  aboutissent 
pourtant  à  des  séries  d'années  atteignant  cinq  à  six  milliers  pour  le 
seul  âge  de  la  pierre  polie  (Robenhausien),  treize  mille  ans  pour  le 
dépôt  d'une  couche  de  limon  du  Nil,  inférieure  à  une  statue  de 
Rhamsës  et  à  la  base  de  laquelle  on  a  rencontré  un  fragment  de 
brique.  Enfin,  les  stalagmites  de  la  caverne  de  Kent,  en  Angleterre, 
qui  recouvrent  à  la  fois  des  objets  romains  et  des  instrumens  de 
silex  éclaté  de  Tâge  magdalénien,  ont  permis  à  M.  Vivian,  en  invo- 
quant l'épaisseur  proportionnelle  des  deux  couches,  de  reporter 
au-delà  de  trois  cent  mille  ans  l'ancienneté  des  seconds.  Il  est  vrai 
qu'il  faudrait  être  certain  que,  dans  tout  cet  intervalle,  les  eaux 
incrustantes  n'ont  été  ni  plus  puissantes  ni  plus  chargées  de  cal- 
caire qu'elles  ne  le  sont  de  nos  jours,  ce  qui  est  loin  d'être  prouvé. 
D'autres  calculs  ont  plus  de  portée  :  ce  sont  des  calculs  géné- 
raux qui,  sans  avoir  la  prétention  de  fournir  des  dates  rigoureuses, 
sont  cependant  de  nature  à  faire  imaginer  la  durée  des  temps  qua- 
ternaires. —  Les  oscillations  du  sol  européen  sont  à  noter.  Le 
Danemark,  le  nord  de  l'Allemagne  et  de  la  Russie  ont  été  submergés 
pendant  le  quaternaire.  La  Scandinavie,  après  s'être  affaissée,  s'est 
ensuite  relevée  lentement.  L'oscillation  à  laquelle  l'Angleterre  a  été 
soumise  a  eu,  dit-on,  jusqu'à  iOO  mètres  d'amplitude;  l'union  de 
ce  pays  et  du  nôtre  a  certainement  persisté  pendant  toute  la  période 
des  éléphans  «  méridional,  antique  et  primitif.  »  Ce  sont  là  des 
mouvemens  qui  n'avaient  rien  de  brusque,  et  si  on  les  compare  à 
ceux  qui  de  nos  jours  agissent  pour  relever  la  péninsule  Scandinave, 
et  que  l'on  applique  le  chiffre  le  plus  fort  que  l'on  ait  observé,  celui 
de  1°^,50  par  siècle,  à  l'oscillation  la  plus  faible  qu'il  soit  possible 
de  concevoir,  on  obtiendrait  plus  de  soixante-dix  mille  ans.  Mais,  à 
un  autre  égard,  quel  temps  n'a  pas  exigé  l'apparition,  la  diffusion  et 
finalement  l'extinction  des  trois  races  d'éléphans  et  de  rhinocéros  qui 
ont  successivement  dominé  et  se  sont  mutuellement  remplacées  sur 
notre  soll  —  Enfin,  un  autre  phénomène  plus,  grandiose  et  plus 
surprenant,  l'extension  des  glaciers  alpins,  transportant  des  blocs 
erratiques  sur  une  longueur  qui  varie  de  110  à  280  kilomètres,  a 
exigé  une  durée  énorme.  On  sait  que  la  vitesse  maximum  de  ces 
blocs  ne  dépasse  pas  en  moyenne  60  mètres  par  an,  sur  les  pentes 
rapides;  mais  les  glaciers  quaternaires,  qui  avaient  envahi  les 
dépressions  inférieures,  étaient  loin  de  pouvoir  accuser  une  pareille 
vitesse.  Cette  vitesse  devait  être  cinq  fois  moindre,  selon  M.  de 
Mortillet,  et  chaque  bloc  erratique  aurait  mis  dès  lors  plus  de  vingt 
mille  ans  pour  arriver  du  Mont-Blanc  jusque  dans  la  vallée  du  Rhône 
moyen.  Ajoutons  que  le  nombre  des  blocs  ainsi  charriés  successive- 
ment, de  manière  à  venir  atteindre  la  moraine  terminale,  est  énorme; 
joignons  encore  à  la  période  d'extension  celle  du  retrait  de  ces 


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l'homme  préhistorique.  85 

mêmes  glaciers,  qui  a  dû  être  presque  aussi  longue  que  l'autre,  et 
nous  ne  trouverons  pas  exagéré  le  chiffre  de  cent  mille  ans  proposé 
par  H.  de  Mortillet  comme  exprimant  la  durée  de  l'époque  glaciaire. 
Mais  Tépoque  de  l'extension,  puis  du  retrait  des  glaciers,  a  été  pré- 
cédée elle-même  d'une  ^période  «  chelléenne  »  ou  «  préglaciaire,  » 
et  tous  ces  calculs  approximatifs  réunis  conduisent  M.  de  Mortillet  à 
adopter  un  total  de  plus  de  deux  cent  mille  ans,  qui  représenteraient 
la  durée  entière  des  temps  quaternaires,  pendant  lesquels  nous 
sommes  assurés  de  la  présence  de  l'homme  sur  le  sol  européen. 

L'homme  est  donc  prodigieusement  ancien,  —  du  moins  selon 
notre  façon  d'apprécier  et  de  comprendre  le  temps;  car  ces  deux 
cent  mille  ans,  si  effrayans  qu'ils  semblent  au  premier  abord,  sont 
peu  de  chose  en  regard  des  myriades  de  siècles  qu'il  faudrait  invo- 
quer s'il  s'agissait  d'énumérer  la  série  des  périodes  géologiques 
antérieures  à  celle  où  l'on  commence  à  découvrir  des  traces  de 
l'homme,  série  immense  d*âges  successifs  que  termine  le  quater- 
naire, la  plus  récente  et  sans  doute  aussi  la  plus  courte  de  ces 
périodes.  —  Mais,  si  l'homme  se  montre  en  Europe  à  une  date  qui 
nous  semble  reculée,  d'où  venait-il  et  comment  a-t-il  pu  s'étendre 
non-seulement  sur  le  sol  de  notre  continent,  mais  à  la  surface  du 
globe  entier?  —  Les  races  humaines  répondent-elles  à  des  unités 
distinctes  ou  bien  peut-on  concevoir  un  point  de  départ  originaire, 
une  «  région  mère,  »  d'où  l'humanité  serait  sortie  un  jour  pour  occu- 
per les  diverses  parties  de  son  domaine?  La  science,  —  je  ne  parle 
pas  ici,  bien  entendu,  des  solutions  religieuses,  —  a-t-elle  du  moins 
des  conjectures  à  mettre  en  avant  à  ce  sujet,  et  peut-elle  les  appuyer 
de  quelques  indices? 

La  polygénie,  ou  autrement  dit  la  pluralité  d'origine  des  races 
humaines,  a  été  admise  de  nos  jours  par  bien  des  esprits.  Le  plus 
éminent  a  été  Agassiz,  qui,  dominé  peut-être  par  les  préjugés  de 
son  pays  d'adoption,  concevait  les  principales  races  humaines 
comme  autant  de  produits  géographiques  d'un  certain  nombre  de 
régions  déterminées,  chacune  de  ces  régions  ayant  servi  de  centre  à 
une  création  partielle,  ayant  ses  plantes  aussi  bien  que  ses  animaux, 
marqués  dès  le  commencement  de  caractères  inaltérables.  Cette  com- 
préhension dogmatique,  autant  que  mystique  par  certains  côtés,  de 
la  nature  vivante,  qui  élevait  l'espèce  à  la  hauteur  d'un  archétype, 
du  concept  d'un  être  divin  réalisé  à  l'aide  d'une  sorte  de  révéla- 
tion, ne  s'accordait  guère  avec  les  faits;  elle  blessait  à  la  fois  les 
idées  religieuses  en  divisant  la  souche  humaine,  et  les  tendances 
philosophiques  vers  la  fraternité  et  la  solidarité  des  races.  Elle  tran- 
chait d'une  façon  assez  peu  heiu-euse  le  problème  qui  subsistera 
toujours,  soit  qu'on  efface  outre  mesure,  soit  qu'on  exagère  à  des- 


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S6  rëvxjb  des  deux  mondes. 

sein  les  différences  qui  séparent  les  dii^erses  tribus  btunaîoes  i 
toit  que  Vca  néglige  les  passages  et  les  nnafifw^  iotennédiaires. 

Ea  France,  M.  de  Qiuutrefiages,  dans  oemcueil  d'alKsrd,  et  plus  tard 
éans  nn  lirre  justement  estimé  tmr  a  l'espèce  bnmaine,  »  6'att 
fait  le  tiéC^nseur  éloquent  de  la  doctrine  monogéniste.  Adversaire 
résolu  du  transforaiifiiiae,  il  s'est  efiorcé  die  déÉruire  la  plupsufC 
des  argueiens  par  lesquels  Darwin  et  «es  disciples  ont  souteun 
que  l'homme  n'arait  pas  éebappé  à  la  loi  universeUe  et  qu'il  avait 
dû  fioitir  de  «qpielqsie  foriue  antértevire  gqradue&lemeitt  modifiée* 
Bien  que  les  'CORséquenoes  tirées  des  idées  ^arwimstes,  considé- 
rées à  Sort  ou  À  raison  cotume  entachées  de  «atériaiisme,  aient  été 
jusqufîci  conrbattines  avec  adm-nemœt  par  k  plupart  des  spiri^ 
tnalistes,  «lies  étaient  foin  pourtant,  sur  le  poiot  priacipail,  celui  àe 
r«BSté  ée  rbomflse,  d'exprimer  un  désaoeord  soit  avec  les  données  de 
M.  de  Quatrefages,  parlaivt  au  vnom  de  ceux  qui  croient  à  l'eKisteoce 
oiajactive  de  l'espëoe,  scHt  «vee  les  traditions  bibliques  qui  font  des^ 
cendre  rbemme  d'un  seul  couple  primitir.  Pour^dmetlre  la  poiyg6- 
une,  il  faut  aflini»er,  à  l'exemi^le  d'Agaesiz,  que,  par  l'effist  d'un 
reneuvellemest  de  la  'vîe^akblenent  détruite,  un  certain  nombre 
4e  régions  mènes  «nt  produit  cbacune  des  espèces  particnlièpes 
d'animaux  €t  de ^ntes,  ou  bien  sewtenir,  «(nei  que  cela  ressorte 
fivre  de  Cari  Vegt  (1),  que,  eor  plusieurs  peints  i  la  fo4s,  divers 
pllbëoiens  auraient  donné  naiosaiice  à  des  'formesanthropofdes,  d'où 
les  pnncipates  races  tMHnaifiee  «eraient  finateoftent  dérivées.  Mafe 
l'une  eu  fairtre  de -ces  bypotbèees  conservent  bien  peu  d'adhéreue 
ooovatncus.  Les  races  bnmaifftes  evt  trop  d'iiffinités  rédiH'oques, 
puisqu'elles  sont  incontestablement  fécondes  entre  «elles,  pour  •quVm 
u'uMlioe  paei  préférer  une  formule  ecientlfiqiie  de  «ature  à  con- 
ciier  les  deux  tendances  «en  réaUsauft  t^'scoend  de  la  variété  dans 
f«nît6«  ^«utre  part,  celle  unité  du  p«fint  de  départ  originaire, 
aboutissant  aux  si  pnolmdes  diiftrencia^ns  physiques,  intellec- 
tiieHee  «t  morales  que  nous  avoM  eous  les  yeuK,  coimoeivt  la  eeu^ 
oe^iaîrf  L%am»e,  et  le  «léme  bonme,  et  fon  fak  abstraction  du 
ooBlottr,  de  la  tirille,  de  la  coirteur^  c'esrl-lt^re  de  ce  qui,  <hez  Uâ 
ùÊmum  daes  >lee  «mnauXfeet  accessoire  et  aoeldentel,  si  Ton  Mt 
abalraetioa  égalenent  des  aptitudes  dépendant  4e  f  exercice  des 
facultés  qui  relèveut  4e  la  pensée,  eu  un  Baot  de  ce  qui  tient  à 
l^ftuM,  l'«sfèee  iMimaitte  «inei  «emprise  tfest  avancée  JttsqU'auK 
«utrémités  du  «sonde  baUtable,  «et,  remarquons-le,  elle  ne  «^est 
pas  «vuttcée  réoenneat,  ai  dé^  fourvœ  des  Toseources  *fae  l'expé- 

(t)  leçons  iur  Vhommet  $a  flacê  dans  Ta  création  et  dans  rhistoire  de  la  terre, 
par  Garl  Vogt,  teUième  ieçoD* 


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L*BOMME  PSÉHISTQBIQUE.  87 

rieace  et  l'esprit  d'inTention  ont  mises  plus  tard  à  sa  dispositîtm, 
mais  encore  jeune  et  inconsciente.  C'est  alors  cependant»  faible  et 
presque  nue»  ayant  à  peine  le  feu  et  des  armes  grossières  pour  se 
dèfisodre  et  se  procurer  une  proie,  qu'elle  a  conquis  le  raondOi 
s'étendant  de  l'intérieur  du  cercle  polaire  arctique  à  la  Terre-de* 
Feu,  du  pays  des  Samoyëdes  à  Tlle  de  Van-Diemen,  du  cap  Nord 
au  cap  Africain.  C'est  cet  exode  primitif»  aussi  certain  qu'inconce* 
vable,  aussi  avoué  par  la  science  que  par  le  dogme,  qu'il  s'agit 
d'expliquer,  ou  du  moins  de  rendre  vraisemblable,  et  cela  dans 
un  siècle  où  ce  n'est  qu'après  les  plus  merveilleuses  découvertes, 
à  l'aide  des  plus  puissantes  macbines  de  navigation,  moyennant 
les  entreprises  les  plus  hardies  et  les  plus  aventureuses,  que  l'homme 
civilisé  a  pu  se  flatter  enfin  d'être  allé  aussi  loin  que  l'homme 
enfant  l'avait  fait  dans  un  âge  que  son  éloignemeut  dérobe  à  tous 
les  calculs. 

IL 

Insistons  sur  cette  pensée,  qui  servira  de  base  à  notre  étude,  et 
sur  laquelle  nous  devons  d'autant  plus  appuyer  qu'elle  met  en 
lunuère  un  obstacle  insurmontable  jusqu'ici  pour  ceux  qui  se  sont 
efforcés  de  retrouver  le  lien  des  races  disjointes»  et  de  déterminer 
le  trajet  suivi,  lors  de  leur  diffusion»  par  des  tribus  que  séparent 
n^ainteoant  des  mers»  des  étendues  glacées  ou  des  déserts  infran- 
chissables; car  enfin  si  rhonmie  est  un,  — et  nous  sommes  pœrtés  i 
le  croire,  —  il  faut  nécessairement  lui  assigner  un  point  de  départ 
unique  d'où  il  ait  pu  émigrer  pour  se  répandre  ensuite  à  la  surface 
du  globe. 

L'humanité,  dans  sa  marche  à  travers  le  temps  et  à  partir  du 
jour  où  elle  a  quitté  son  premier  berceau,  a  certainemenr  obéi  à 
une  double  impulsion,  et  de  cette  double  impulsion  proviennent  à 
la  (bis  toutes  les  différences  qui  la  divisent  et  les  supériorités  rela- 
tives qui  distinguent  certaines  collectivités.  Ces  traits  de  supério- 
rilé,  lorsqu'ils  se  trouvent  condensés  sur  un  point  et  chez  une 
race»  à  un  haut  degré  de  force  et  d'intensité»  prennent  le  nom  de 
tt  dvilisatioa  »  et  conduisent  l'homme  vers  un  état  de  bien-^tie 
matériel»  de  sélection  morale»  de  puissance  inventive  et  artistique, 
qui  peut  bien  avoir  des  inconvéniens»  mais  qui  atteste  pourtant  de 
quoi  l'organisation  humaine  est  capable.  L'avenir  seul  dira  si  c^ie 
direction»  ane  ùm  ouverte,  a  des  limites  ou  bien  si»  malgré  des 
retours  en  arrière  et  par  des  routes  très  divenes»  l'hoomie  n'est 
pas  destiné  k  s'engager  dans  une  voie  de  privés  et  da  décourartes 
indéfinis. 

En  rôsnmèt  rhoBune  enfant  n'a  cessé  de  s'étendre  ;  il  a  pénétré 


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88  RBVUE  DES  DEDX  MONDES^ 

partout  où  il  rencontrait  un  passage;  mais,  à  mesure  qu'il  occupait 
l'espace  ouvert  devant  lui,  il  s'est  cantonné,  et,  à  mesure  qu'un  de 
ses  rameaux  prenait  racine  dans  l'une  des  stations  qui  se  multi- 
pliaient à  raison  même  de  cette  marche,  à  chaque  point  d'arrôt, 
l'homme  subissait  l'influence  de  cette  localisation  ;  il  revêtait  par 
cela  même  les  caractères  particuliers  d'où  provient  la  race.  C'est 
par  suite  de  ce  double  mouvement  d'expansion  et  de  localisation 
que  l'humanité  est  à  la  fin  devenue  telle  que  nous  la  connaissons  ; 
il  est  impossible  d'en  douter.  Grâce  à  une  longue  série  de  localisa- 
tions successives  ou  simultanées,  non-seulement  les  races  se  sont 
constituées,  mais,  par  une  alliance  féconde  du  milieu  et  de  la  race 
une  fois  formée,  par  une  culture  progressive  dont  les  âges  anciens 
gardent  le  secret,  les  foyers  civilisateurs  se  sont  à  la  fin  montrés 
inégaux  en  valeur,  plus  ou  moins  lumineux  selon  les  cas.  Il  serait 
facile  de  marquer  su?  la  carte  l'emplacement  de  ceux  qui  jetèrent 
un  jour  une  clarté  assez  vive  pour  la  refléter  sur  d'autres  peuples 
demeurés  en  arrière,  mais  attentifs  au  signal  de  leurs  devanciers. 
Le  nombre  de  ces  centres  de  civilisation  est,  en  réalité,  fort  res- 
treint, et  ils  se  trouvent  justement  répartis  de  la  façon  la  plus  signi- 
ficative. 

Pour  saisir  ce  qui  suit  et  apprécier  les  conséquences  des  pré- 
misses que  nous  allons  poser,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  la  dis- 
tribution des  masses  continentales.  Il  en  existe  trois,  ou  plutôt  on 
observe  trois  groupemens  principaux  de  l'étendue  émergée.  L'os- 
sature fondamentale  de  ces  masses  remonte  à  une  date  des  plus 
reculées  et  leur  ensemble  affecte  une  configuration  de  nature  à 
frapper  toute  personne  qui  examinera  attentivement  une  mappe- 
monde. On  voit  alors  qu'elles  s'avancent  et  s'élargissent  au  nord  de 
manière  à  se  toucher  dans  cette  direction  ou  à  ne  laisser  entre  elles 
que  d'étroites  passes,  aux  approches  du  cercle  polaire  arctique,  et 
de  manière  aussi  à  circonscrire  à  l'intérieur  de  ce  cercle  une  mer 
polaire  centrale,  formant  un  bassin  entouré  d'une  ceinture  discon- 
tinue de  terres  ou  d'archipels  dont  l'exploration  est  à  peine  achevée, 
mais  dont  l'existence  et  la  disposition  ne  sauraient  être  contestées. 
Descendons  maintenant  vers  le  sud,  et  nous  verrons  ces  masses, 
rapprochées  ou  même  soudées  entre  elles  dans  la  direction  boréale, 
l'Amérique  du  Nord,  l'Europe,  et  l'Asie  septentrionale,  donner  lieu 
à  trois  appendices,  l'Amérique  du  Sud,  l'Afrique  et  l'Australie,  et 
ces  appendices  à  leur  tour  s'atténuer  graduellement  et  se  termi- 
ner en  pointe  au  sein  d'une  mer  sans  limite,  l'Océan  austral,  bien 
avant  d'atteindre  le  cercle  polaire  antarctique.  A  l'intérieur  de  ce 
dernier,  remarquons-le,  la  disposition  des  terres  est  exactement  l'in- 
verse de  celle  qui  caractérise  le  pôle  boréal,  et,  au  lieu  d'une  mer 
centrale»  cernée  d'une  ceinture  continentale,  on  rencontre  tme  calotte 


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l'homme  PBEUISTOBIQUë.  89 

solide  baignée  par  un  immense  océan,  au  point  même  où  l'axe  vient 
aboutir. 

Si  nous  observons  chacune  de  ces  masses,  nous  n'aurons  pas 
de  peine  à  constater  que  c'est  dans  des  conditions  géographique- 
ment  semblables,  toujours  auprès  d'une  petite  mèr  intérieure,  aux 
approches,  mais  plutôt  au  nord  du  tropique  du  Cancer,  entre  le  35® 
et  le  20®  degré  de  latitude  nord,  que  la  civilisation  est  née,  en  Amé- 
rique et  en  Afrique  comme  en  Asie.  Le  plus  oriental  de  ces  foyers 
civilisateurs  doit  être  placé  dans  l'extrême  Asie,  en  Chine,  à  portée 
de  la  mer  du  Japon.  11  a  pu,  grâce  à  l'isolement,  conserver  jusqu'à 
nous  son  originalité  native.  Le  plus  occidental,  mais  aussi  le  plus 
récent,  à  ce  qu'il  semble,  était  situé  le  long  des  plages  intérieures 
du  golfe  du  Mexique,  vers  la  région  intermédiaire  au  Mexique  et  à 
l'Amérique  centrale  qu'on  a  nommée  a  Anahuac.  n  II  était  en  voie 
de  rayonnement  et  de  transformation  au  moinent  de  l'arrivée  des 
Européens  en  Amérique.  Quoi  qu'on  ait  pu  dire,  —  et  nous  revien- 
drons sur  ce  point,  —  il  était  bien  indépendant  et  purement  auto- 
nome; mais,  trop  faible  et  relativement  nouveau,  il  ne  résista  pas 
au  choc  imprévu  d'une  civilisation  plus  avancée  et  d'une  race  plus 
forte. 

Vers  le  centre  de  l'espace  dont  nous  venons  de  jalonner  les  points 
extrêmes,  toujours  à  la  même  latitude,  plus  anciennement  qu'en 
Amérique  et  peut-être  qu'en  Chine,  il  faut  placer  encore  deux  cen- 
tres civilisateurs  dont  nous  relevons  nous-mêmes  incontestable- 
ment par  plus  d'un  intermédiaire,  il  est  vrai.  D'une  part,  c'est 
rÉgypte,  dans  la  vallée  du  Nil  et  tout  près  du  Golfe-Arabique  ;  de 
l'autre,  c'est  la  Mésopotamie,  au  fond  du  Golfe-Persique,  c'est-à- 
dire  la  vallée  de  TEuphrate  allant  rejoindre  le  Tigre  pour  se  réunir 
à  celui-ci  en  une  seule  embouchure.  Ainsi,  en  revenant  à  la  répar- 
tition continentale  que  nous  admettions  plus  haut,  chaque  masse 
aurait  eu  son  foyer  civilisateur  spécial,  sauf  l'Asie,  qui  en  aurait  eu 
deux,  l'un  en.  Chine,  à  l'extrême  Orient,  l'autre  à  l'ouest,  entre  la 
mer  Caspienne,  le  Caucase  et  le  Golfe-Persique.  Mais  il  faut  juste- 
ment observer,  —  et  cette  observation  n'est  pas,  selon  nous,  sans 
importance,  —  que  ce  second  foyer  est  placé  sur  la  ligne  de  suture 
qui  joint  les  continens  asiatique  et  européen,  l'Océan  indien,  au 
lieu  de  se  prolonger,  comme  les  deux  autres,  jusqu'aux  plus  hautes 
latitudes,  s'arrêtant  au  Golfe-Persique  pour  s'y  terminer  en  cul-de- 
sac.  Peut-être  qu'autrefois  la  mer  séparatrice  s'avançait  plus  haut, 
de  manière  à  rejoindre  par  la  Caspienne  et  l'Aral  une  méditerranée 
asiatique  aujourd'hui  presque  entièrement  disparue.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  est  bien  certain  que  ce  groupement  des  principales  races  ini- 
tiatrices, ce  rapprochement  de  deux  centres  lumineux  situés  à  por- 
tée l'un  de  l'autre,  destinés  à  se  pénétrer  et  à  se  confondre,  consti- 


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90  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

tuait  le  fait  paléoethnique  le  plus  coDsidérable  que  l'on  soit  en 
droit  d'enregistrer.  Le  Nil  et  la  mer  de  Syrie  à  l'occident,  la  Haute- 
Arménie  et  la  Caspienne  au  nord,  l'Indokouch  et  l'Indits  à  l'est,  au 
sud  la  mer  d'Arabie,  circonscrivent  la  régicm  où  Kouschites,  Sémites 
et  Aryens,  ceux-là  agriculteurs,  industriels,  fondateurs  de  villes, 
les  seconds  pasteurs,  les  derniers  montagnards,  puis  éroîgfans  et 
envahisseurs,  se  sont  beurtés,  coudoyés,  n>é]angés,  tour  à  tour  domi- 
nateurs ou  dominés,  inventant  les  arts  et  l'usage  des  métaux,  appre- 
nant à  s'armer,  à  s'organiser  hiérarchiquement,  atteignant  l'idéal 
par  la  religion,  possédant  avec  l'écriture,  d'abord  hiéroglyphique, 
puis  idéographique,  l'instrument  le  plus  puissant  dont  l'intelligence 
humaine  puisse  disposer.  Dès  lors,  l'histoire  se  trouve  inaugurée, 
et  par  elle,  une  chaîne  désornuais  continue  relie  les  générations  socia- 
lement organisées,  habitant  des  villes  et  obéissant  à  des  lois,  à  celles 
qui  leur  succéderont  jusqu'à  nos  jours. 

En  constatant  ces  origines  de  Thistoire  pour  rentrer  aussitôt  dans 
notre  sujet,  n'oublions  pas  ce  que  nous  avons  établi  plus  haut,  que 
c'est  en  se  localisant,  et  par  une  harmonie  préalable  de  la  race  et 
du  milieu,  celui-ci  favorisant  la  première  et  l'excitant  à  développer 
les  aptitudes  dont  elle  portait  en  elle  les  germes  féconds,  que  les 
tribus  humaines  sont  parvenues  à  affirmer  leur  supériorité.  Mais  ce 
mouvement,  ou  plutôt  ce  travail  localisateur,  a  été  nécessairement 
précédé  d  un  mouvement  expansif,  d'une  marche  entraînant  l'hu- 
manité à  la  surface  du  globe  et  lui  en  faisant  occuper  tous  les 
})oints.  Cette  migration  originaire,  jusqu'à  présent  inexpliquée 
plutôt  qu'inexplicable,  réclame  d'autant  plus  notre  examen  qu'en 
cherchant  à  tourner  la  question,  au  lieu  de  l'aborder  de  front,  on 
est  venu  se  heurter  à  des  barrières  en  apparence  infranchissables. 

IIL 

Deux  des  trois  masses  continentales  se  trouvent  donc  soudées 
ensemble  à  l'intérieur  de  la  zone  boréale.  Par  suite  de  cette  soudure 
qui  correspond  à  la  direction  de  l'Oural ,  l'Europe  n'est  qu'une 
dépendance  de  l'Asie,  et  la  diffusion  primitive  de  l'homme  à  travers  ces 
deux  continens  a  soulevé  d'autant  moins  d'objections  que  les  traditions 
religieuses  plaçaient  en  Asie  le  berceau  du  genre  humain,  d'où  il 
se  serait  répandu  sur  toute  la  terre,  immédiatement  après  le  déluge. 
Les  difficultés  s'accumulent  au  contraire  lorsqu'au  lieu  de  l'ancien 
continent,  on  considère  l'Amérique,  où  d'un  bout  à  l'autre  l'homme 

appé  les  meilleurs 
ivait  inauguré  sur 
lie  et  relativement 
3  nord,  des  traces 


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l'H01IM£  PBEHI6T0BIQUE.  91 

irrécusables  de  sa  présence  dans  un  âge  des  plus  reculés.  M*  de 
Mortillet  nooiMe  «  cbelléenoe  »  l'époque  où  rhamme  européen  laîW 
lait  le  m\ex  àgrands  éclatSf  associé  à  des  pachydermes  géans,  aujour- 
d'hui perdus^  et  antérieuremem  à  la  plus  grande  extension  des 
glaciers.  Ces  natales  instrumess  se  retnnnrent  en  Aniérique,  dans 
la  vallée  du  Delaware  à  Trenton  (New-^Jersey),  plus  knn  au  Mexique» 
près  de  Guaoajoatû,  si  netteioent  caractérisés  qu'on  ne  saurai!  les 
méconnaître*  Leur  situation  à  la  base  des  aUavions  quaternaires 
et  leur  coexistence  avec  les  èléphans  et  les  mastodontes  indi- 
quent la  présence  d'une  race  contemporaine  de  celle  des  graviers 
de  la  Somme,  ayant  la  même  industrie^  et  sans  doute  les  mômes 
morarset  les  mêmes  traits  pfayâques.  Cette  race  américaine  primitive, 
soeur  de  celle  qui  habitait  l'Europe  à  la  même  date,  d'où  serait^elle 
venue»  si  Ton  n'admet  pas  de  commumcatîon  directe  entre  les  deux 
contineos?  Mais  la  difficohé  de  fsiire  voyager  de  pareils  hommes 
d'un  bouc  à  l'autre  de  FAtbmtique»  la  certitude  qu'ont  donnée  les 
sondages  de  l'aBCienneté  de  l'Océan  interposé^  enlèvent  toute  pos- 
sibilité de  croire,  soit  à  une  jonction  matérielle  des  deux  continens, 
soit  à  une  découverte  de  l'un  de  ceux-ci  par  voie  de  navigationi 
découverte  qui  serait  due  à  quelque  Colomb  mconnu,  né  plus  de 
cent  mille  ans  avant  l'autre»  • 

Nous  sommes  ainsi  en  présence  de  ce  problème,  toujours  renais- 
sant et  toujours  éhidé,  de  l'origine  de  l'homme  américain,  11  est 
évident  qu'on  ne  saurait  le  résoudre  en  invoquant^  soit  une  coloni* 
sation  accidentelle,  réalisée  à  l'aide  de  certaines  peuplades  asiati- 
ques, errant  dlle  en  Ue,  soit  une  barque  entraînant  de  malheureux 
naufragés  ;  il  s'agit,  au  ctmtraire,  de  populations  primitives  s'écou- 
hmt,  comme  en  Europe,  par  flots  successifs  et  attestant  la  présence 
continue  de  l'honune  dont  le  développement  et  l'extension  gradués 
ont  suivi  en  Amérique  la  même  nsarcfae  que  sur  l'ancien  continent. 
Cette  question  pressante,  M«  de  NadaiUac  l'examine  souis  toutes 
ses  faces,  mais  il  inscrit  en  tête  de  son  livre  ces  mots  qu'il  répète 
en  le  terminant  et  qui  attestent  la  difficulté  de  trouver  une  solu^ 
tion  :  «  The  Ntvo-Wortd  U  a  gréai  mysiery  :  Le  Nouveau-Monde  est 
un  grand  mystère.  » 

L'iaunigration  des  Anotiques  ou  des  Européens^  surtout  des  pre^ 
miers,  qui  auraient  suivi  la  route  jalonnée  par  les  lies  Aléoutiennes 
et  pénétré  ensuite  dans  F  Alaska,  aurait  pour  elle  la  vraisemblance; 
cette  hypothèse  devrait  môme  prévaloir  si  la  certitude  de  la  présence, 
dès  l'âge  quaternaire,  d'une  population  améncaîne  autochtone  ne  ht 
réduisait  aux  proportions  d'un  fait  secondaire»  U  ai  est  de  mènie 
des  rapports  contradictoires,  il  est  vrai,  et,  par  conséquent,  suspects, 
qu'on  s'est  efforcé  d'établir  entre  les  monumens,  les  statues,  les 
signes  graphiques  de  l'Amérique  centrale  et  ceux  de  l'antique  Egypte 


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92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  de  TAsie  bouddhiste.  Ou  dit  que  l'un  des  bas-reliefs  de  Palenqué 
offre  l'image  typique  de  Bouddha;  il  en  est  qui  trahissent  par  des 
traits  évidens  rinfluence  du  bouddhisme.  D'autre  part,  le  calendrier 
thébain  et  celui  de  Mexico  sont  identiques.  La  céramique,  la  sculp- 
ture, l'affectation  aux  monumens  de  la  forme  pyramidale,  l'usage 
des  hiéroglyphes,  certains  détails  caractéristiques  dans  la  pose  ou 
la  coiffure  des  statues  révèlent  l'Egypte  ou  la  Phénicie.  Mais  qui 
ne  voit  que  ces  visées,  ingénieuses,  si  l'on  veut,  ne  reposent  sur 
rien  de  sérieux,  et  qu'il  en  est  de  même  des  assimilations  tirées  de 
la  linguistique  comparée  des  peuples  de  l'ancien  et  du  nouveau 
continent?  Ces  rapprochemens  s'expliquent  par  la  conformité  de 
l'esprit  humain,  à  la  fois  variable  et  possédant  un  fonds  commun 
d'idées,  d'instincts  et  de  procédés.  Ces  similitudes  prouvent,  si 
l'on  veut,  l'unité  de  l'homme;  mais  parce  que  l'homme  d'Amé- 
rique, en  inventant  des  méthodes,  en  créant  des  arts,  en  supputant 
la  durée  chronologique,  aura  rencontré  des  formules  équivalentes, 
ou  même  identiques,  à  celles  dont  l'homme  d'Asie  ou  d'Europe 
s'était  servi,  il  ne  s'ensuit  pas  que  celui-ci  ait  dû  les  importer.  Si 
quelques  couples  isolés  ont  pénétré  en  Amérique,  ils  s'y  seront 
éteints  presque  sans  influence  sur  l'art  ou  sur  les  races  du  pays  où 
ils  auraient  un  jour  abordé.  Mais  si  des  tribus  entières,  avec  leurs 
arts,  leur  idiome,  leurs  traditions  et  leur  industrie  s'étaient  intro- 
duites sur  le  sol  du  nouveau  continent,  si  des  relations  suivies  de 
commerce,  ou  des  colonies,  y  avaient  été  établies  par  des  peuples 
déjà  civilisés,  ce  ne  seraient  plus  alors  d'obscurs  indices  qu'on 
aurait  rencontrés,  mais  des  monumens  entiers,  des  inscriptions 
exemptes  d'incertitude.  Il  eût  certainement  été  moins  difficile  à 
ces  colons  et  à  leurs  descendans  d'écrire  en  phénicien  ou  en 
égyptien,  en  chinois  ou  en  sanscrit  réel,  que  de  couvrir  les  murs 
d'énigmes  indéchiffrables  qui  ont  dii  demander  des  siècles  pour 
être  conçues  et  combinées,  avant  que  l'idée  vint  aux  artistes  amé- 
ricains de  les  graver  sur  la  pierre  des  édifices.  Les  races  immi- 
grées dont  on  croit  reconnaître  l'empreinte,  en  élevant  de  pareils 
monumens,  auraient  adopté  pour  les  décorer  les  méthodes  et  le 
style  de  leur  pays  d'origine.  Le  bon  sens  dit  qu'en  initiant  les  Amé- 
ricains natirs  aux  pratiques  de  l'architecture,  elles  n'auraient  pas  eu 
ridée  d'inventer  de  toutes  pièces  un  art  nouveau,  n'ayant  avec  celui 
de  la  mère  patrie  que  de  lointaines  et  faibles  analogies.  Et  puis 
tout  ce  qu'on  a  voulu  supposer  tombe  devant  deux  considérations 
qui  priment  toutes  les  autres  :  l'une  est  la  certitude  de  l'extrême 
ancienneté  de  l'homme  sur  le  sol  américain,  où  il  a  été,  comme  en 
Europe,  le  compagnon  des  grands  animaux  de  l'âge  quaternaire; 
l'autre  est  l'uniformité  relative  de  la  race  cuivrée,  si  semblable  à 
elle-même  dans  toute  l'étendue  de  l'immense  continent,  dès  que 


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l'houme  préhistorique.  93 

Ton  excepte  le  rameau  hyperboréen,  représenté  par  les  Esquimaax. 
Agassiz,  Morton,  F.  Maller  et  bien  d'autres  font  ressortir  ce  lien 
général  de  toutes  les  tribus  américaines  qui  répondent  à  la  race 
rouge  ou  cuivrée,  une  en  dépit  de  ses  innombrables  variétés. 
M.  Simonin  a  résumé  très  nettement  l'impression  qui  se  dégage  de 
cette  unité,  en  disant  :  «  L'homme  américain  est  un  produit  du  sol 
américain.  » 

La  difficulté  vient  de  ce  que  les  monogénistes,  ayant  en  vue  un 
seul  berceau  et  un  point  de  départ  unique  de  tout  le  genre  humain 
et  ne  plaçant  en  Amérique  ni  ce  berceau  ni  ce  point  de  départ, 
sont  forcément  conduits  à  coloniser  le  nouveau  monde  à  l'aide  d'im- 
migrations asiatiques  ou  européennes,  toujours  dirigées  dans  le  sens 
des  parallèles.  Cette  direction  présumée  trouve  immédiatement  un 
obstacle  dans  les  océans  interposés,  d'autant  plus  larges,  comme 
nous  l'avons  remarqué,  que  l'on  redescend  davantage  vers  le  sud. 
Au  contraire,  l'obstacle  disparaîtrait  si  l'on  pouvait  consentir  à  négli- 
ger ces  immigrations  a  latérales,  »  pom*  ne  tenir  compte  que  de  la 
seule  extension  réalisée  dans  le  sens  des  méridiens,  du  nord  au  sud, 
des  plages  boréales  jusqu'à  l'extrémité  australe  des  trois  masses 
continentales  dont  nous  avons  reconnu  l'existence.  En  effet,  aucune 
barrière  ne  s'oppose,  et  ne  s'est  probablement  jamais  opposée,  dans 
le  passé,  à  la  marche  des  hommes  allant  du  nord  au  sud,  et  l'uni- 
formité relative  des  Américains,  d'un  bout  à  l'autre  du  continent 
habité  par  eux,  n'aurait  jamais  excité  l'étonnement  si  l'on  n'avait 
pas  dû  se  préoccuper  de  leur  introduction  à  un  moment  donné  au 
sein  d'une  région  que  l'on  se  figurait  n'avoir  reçu  la  visite  de 
l'homme  que  longtemps  après  l'extension  de  celui-ci  à  l'intérieur 
de  l'Asie. 

La  première  remarque  à  faire,  — remarque  qui  vient  à  l'appui  de 
cette  facilité  de  Thomme  à  franchir  autrefois  les  distances,  pourvu 
que  la  terre  n'ait  pas  manqué  sous  ses  pieds,  —  c'est  que  la  pointe 
extrême  des  trois  continens  principaux,  dans  la  direction  australe, 
se  trouve  partout  occupée  par  des  races,  venues  sans  doute  origi- 
nairement d'ailleurs  et  rangées,  dans  la  Terre  de  Feu,  au  Cap  et  dans 
la  Tasmanie,  au  nombre  des  plus  inférieures  de  toutes,  sans  en 
excepter  aucune.  Ces  races,  s'avançant  les  premières,  auront  pré- 
cédé les  autres;  elles  ont  gardé  l'empreinte  visible  de  l'infériorité 
relative  de  la  souche  dont  elles  se  sont  prématurément  détachées. 
Il  faut  croire,  en  effet,  que  ces  trois  rameaux,  Fuégiens,  Boschi- 
mans,  Tasmaniens,  si  peu  élevés  par  leurs  caractères  physiques, 
intellectuels  et  moraux,  ne  sont  allés  s'implanter  si  loin  que  parce 
que  l'espace  s'ouvrait  inoccupé  devant  eux.  Éclaireurs  du  reste  de 
l'humanité,  ils  ont  gagné  de  proche  en  proche  les  dernières  limites 
de  la  terre  habitable.  Ils  ont  dû  remplir,  à  un  moment  donné,  une 


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9&  RETUE  MS  DEUX  MONDES. 

partie  au  moins  de  l'espace  intermédiaire  ;  mais  comment  auraient- 
Us  résisté  ait  eboc  des  races  plus  fortes  7  Promptement  suthmergës» 
ils  n'auront  sarvécu  et  ne  se  seroot  perpétués  jusqu'à  nous  qu'à  la 
condition  de  se  restreiD(k*e  à  un  faible  périmètre^  à  la  fraction  la 
plus  reculée  de  leur  ancien  domaine.  Aussi  se  faut-il  pas.  s* étonner 
si  MM.  de  Quatrefages  et  Hamy,  après  avoir  décrit  la  plus  ancienne 
race  européenne  dont  on  possède  les  crânes,  celle  de  Canstadt»  ne 
lui  trouvent  d'analogie  un  peu  étroite  que  parmi  ces  mêmes  indi- 
gènes des  régions  les  plus  avancées  vers  le  sud,  les  Boschimans  et 
les  Australiens.  Le  contraire  aurait  lieu  de  surprendre  :  non-seule- 
ment la  situation  actuelle  de  ces  races  n'implique  nullement  qu'elles 
soient  originaires  des  lieux  où  on  les  rencontrev  encore  moins 
qu'elles  y  aient  été  toujours  conGnées,  mais  on  peut  croire  qu'elles 
am*fMDt  fait  partie  des  premières  émigjrations»  par  la  raison  bien 
simple  que  le  passage  devait  être  libre,  lorsqu'elles  se  sont  avan- 
cées» comme  une  avant-garde  des  flots  humains  s' épanchant  du  nord 
au  sud.  Si  ces  race»  inférieures,  lors  de  leur  e&ode^  avaient  trouvé 
la  zone  tempérée  déjà  en  possession  d'hommes  plus  intelligens  et 
plus  forts,  elles  auraient  inévitablement  succombé»  impuissantes 
qu'elles  auraient  été  à  percer  un  pareil  i:ideatt  pour  gagner  les  caur 
tons  qu'elles  ont  fini  par  conserver. 

On  voit  qne  nous  sommes  enclin  à  reculer  au  nord,  jusque  dans 
les  régions  circumipolaires,  le  berceau  probable  de  l'humanité  pri- 
mitive. De  là  seulement  elfe  aura  pu  rayonner,  comme  d'un  centre, 
pour  s'étendre  dans  plusieurs  continens  à  la  fois  et  donner  lieu, 
après  s'être  différenciée  sur  place ,  le  long  des  plages  de  la  mer 
polaire  à  des  èorigrations  successives,  véritables  essaima  destinés  à 
se  propager,  à  se  pousser  et  à  se  remplacer  tour  à  tour,  jusqu'au 
moment  où  chacun  d'eux  se  sera  cantonné  dans  une  région  à  part, 
plus  ou  moins  avancée  vers  le  sud,,  et  s'y  sera  arrêté  pour  y  revê- 
tir des  caracrères  et  des  aptitudes  définitives.  Telle  est  la  théorie 
qui  s'accavde  le  mieux  avec  la  marche  présumée  des  races  hunaaines. 
Il  s'agit  de  démontrer  qu'elle  est  également  conforme  aux  données 
géolc^iques  les  plus  autorisées  et  en  même  temps  les  plus  récentes, 
enfin  qu'elle  s'applique,  en  dehors  do  l'homme,  aux  plantes  et  aux 
animaux  qui  ont  accompagné  ses  premiers  pas  et  qui  lui  sont  resr 
tés  le  plus  étfoitenoent  associés  au  sein  des  régions  tempérées  dever 
nues  plus  tard  le  siège  de  sa  puissance  dvilisatriod. 

lY. 

Les  lois  générales  de  la  géogéme  fiavoriseat  d'une  façon  remar- 
quable Thypothèse  dont  nous  venons  d'ébaucher  les  traits*  Pour 
^en  coBfvaincre,  il  snfit  d'interroger  les  int^prètes  de  cette  science 


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l'homme   PRÉtilSTOfilQDE.  05 

et,  parmi  eux,  le  plus  sage,  le  plus  complet,  comme  le  plus  récent, 
l'auteur  du  dernier  Traité  de  géologiey  M.  A.  de  Lapparent.  Nous 
trouvons  dans  son  livre  l'exposé  méthodique  de  tous  les  élémeos 
de  nature  à  rendre  cette  hypc^àse  vraisemblable.  Que  faut-il  pour 
c^7  —  Établir  deux  points  essentiels  qui  ne  seront  sérieusement 
contestés  par  aucun  g^logue« 

L'un  est  le  refroidissemeat  tardif  et  progressif  des  régions  polaires, 
encore  peuplées  de  grands  végétaux,  jouissant  d'un  climat  plus 
tempéré  que  celui  de  l'Europe  centrale  actuelle,  habitables  et  fer- 
tiles jusqu'au  80"  degré,  même  au  milieu  des  temps  tertiaires.  A 
partir  de  cette  époque  seulement,  le  refroidissement  aurait  fait  de 
rapides  progrès  et  les  glaces,  d'abord  confinées  sur  le  haut  des  mon- 
tagnes, seraient  venues  prendre  possession  d'un  sol  destiné  à  devenir 
leur  domaine  exclusif.  C'est  ainsi  que  les  contrées  arctiques,  sans 
être  absolument  fermées  à  la  vie,  ne  lui  auraient  plus  oifert  désor- 
mais que  des  conditions  pénibles  et  exceptionnelles*  Tel  est  le  pre- 
mier des  faits  que  nous  ayons  à  signaler.  Dans  de  pareilles  cir- 
constances, l'homme  aussi  bien  que  les  animaux  et  les  plantes 
durent  s'éloigner  ou  périr,  émigrer  de  proche  en  proche  ou  se 
trouver  réduits  à  une  existence  de  jour  en  jour  plus  précaire.  Il 
existe  encore  des  hommes  hyperboréens  attachés  à  certaines  parties 
de  ces  contrées  glacées,  misérables,  errans,  mais  tenant  à  cette  terre 
qu'ils  se  l'èfusent  à  abandcmner  absolument,  et  sur  laquelle  ils  ont 
réussi  i  persister.  Ils  obéissent  ainsi  à  cet  instinct  du  pays  natal  et 
desbabitudes  acquises  plus  fortes  en  eux  que  tout  le  reste;  mais 
ils  diminuent  graduellement  et  finiront  sans  doute  par  disparaître 
comme  ils  ie  font  entendre  eux-mêmes  dans  leur  chant  expcesstf  et 
méiancoliqi:^ 

Le  second  point  à  établir  est  la  stabilité  «  relative  »  des  masses 
continentales  actuelles  et  de  leur  distribution  autour  du  p6le  ero- 
tique, occapé  par  unemer^  tandis  que  l'aiaire  pôle  correspcmd  &  une 
calotte  de  tene  ferme  peu  étendue  entourée  par  un  immense  océao. 
L'importance  du  pôle  arctique  au  point  de  vue  de  la  production  des 
plantes  et  des  animaux  et  de  leurs  migrations,  aussi  bien  que  ta 
nullité  de  l'autre  hémisphère  à  ces  mêmes  points  de  vue,  ressortent 
de  ce  groupea^ent.  L'essentiel  es4  qu'il  n'y  ait  rien  de  capricieux 
dans  cette  distributîoa  des  terr^  et  des  mers,  qu'il  y  ait  eu,  sinon 
toujours,  du  moins  très  anciennement  des  terr»  émergées  occu- 
pant une  partie  notable  de  Thémisphèfe  boréal,  s'avançant  très  loin 
Ters  le  nord  et  décrivant  autour  de  la  mer  arctique  une  ceinture 
d'Iles  et  de  contrées  plus  ou  moins  attenantes. 

C'est  effectivemeol  ce  qfu'enseigne  la  géologie.  Les  diangemens, 
les  immersions  et  émersions,  n*ont  jamais  été  qoe  partiels  et  suc- 
cessifs. L'ossature  de  nos  eontmens  i^^nonte  i  des  âges  très  recalés. 


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96  REVCE   DES  DEUX   MOf^DES. 

Il  y  a  eu  toujours  une  Europe,  une  Asie,  une  Amérique  et  aussi  des 
terres  polaires  arctiques.  Seulement,  à  travers  bien  des  modifica- 
tions que  le  temps  a  réalisées,  on  observe  cette  loi  que  c'est  à  l'aide 
d'agrégations,  par  des  ceintures  de  plages  soulevées,  disposées  autour 
des  masses  cristallines  et  des  terrains  primitifs  émergés  les  premiers 
que  les  continens  se  sont  formés.  Pour  ce  qui  est  des  alentours  mêmes 
du  pôle  arctique,  nous  savons,  à  n'en  pas  douter,  qu'il  y  a  toujours 
eu  dans  cette  direction,  sinon  des  continens,  du  moins  de  grandes 
terres,  longtemps  peuplées  des  mêmes  végétaux  que  le  reste  du  globe, 
et  qu'à  partir  d'une  époque  qui  coïncide  avec  la  fin  du  jurassique, 
le  climat,  d'abord  aussi  chaud  là  qu'ailleurs,  a  tendu  à  s'abaisser 
graduellement.  L'abaissement  s'est  manifesté  originairement  dans 
une  proportion  des  plus  lentes  ;  lors  du  tertiaire,  il  était  encore  loin 
d'avoir  atteint  les  limites  actuelles,  puisque  plusieurs  des  arbres 
qui  peuplaient  le  Groenland  à  ce  moment  :  —  séquoias,  magnolias, 
platanes,  etc.,  —  n'acquièrent  tout  leur  développement  aujourd'hui 
que  dans  le  midi  de  l'Europe  et  s'accommodent  moins  bien  du  cli- 
mat de  l'Europe  centrale. 

Nous  sommes  donc  assurés  de  l'ancienne  existence  d'une  bordure 
ou  zone  circulaire  de  terres  voisines  du  pôle  arctique  et  couvertes 
d'une  riche  végétation.  La  permanence  d'une  mer  polaire  n'est  pas 
moins  attestée  par  les  fossiles  recueillis  de  toutes  parts.  On  sait  à 
quel  point  les  explorateurs  de  toutes  les  nations,  et,  récemment, 
l'intrépide  Nordenskiôld,  ont  fouillé  sous  la  glace  de  l'extrême  Nord 
pour  en  retirer  des  documensde  toute  nature,  surtout  des  empreintes 
végétales  qui  ont  permis  à  M.  Heer  de  reconstituer  la  flore  arctique 
des  divers  âges  aussi  sûrement  que  s'il  s'était  agi  d'un  véritable  her- 
bier. Les  alentours  du  pôle  ont  été  longtemps  habitables,  et  habi- 
tables par  l'homme,  dans  un  temps  rapproché  de  celui  où  les  vestiges 
de  son  industrie  commencent  à  se  montrer  en  Europe  comme  en  Amé- 
rique. En  passant  ainsi  des  régions  arctiques  dans  celles  qui  touchent 
au  cercle  polaire  et,  par  l'intermédiaire  de  celles-ci  en  Asie,  en  Europe 
et  en  Amérique,  l'homme  n'aura  fait  que  prendre  la  route  qu'une 
foule  de  plantes  et  d'animaux  avaient  suivie,  soit  avant  lui,  soit  en 
même  temps,  et  sous  l'empire  des  mêmes  circonstances. 

Effectivement,  c'est  à  l'aide  de  migrations  venues  des  environs 
du  pôle  que  l'on  explique  généralement  le  phénomène  des  espèces 
disjointes,  phénomène  identique  à  celui  que  présente  l'homme  de 
l'ancien  et  celui  du  Nouveau-Monde  comparés;entre  eux.  En  combi- 
nant les  notions  actuelles  avec  les  indices  fournis  par  les  fossiles,  — 
que  l'on  considère  les  plantes  ou  que  l'on  s'attache  aux  animaux,  — 
on  constate  de  nombreux  exemples  de  cette  disjonction  qui  fait  voir 
des  formes  congénères,  souvent  même  à  peine  distinctes,  distribuées 
à  la  fois  dans  des  régions  discontinues  et  sur  des  points  très  éloi- 


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L*H01IME  PBimSTCMKIQUE.  97 

gnés  de  rhémisphère  boréal,  sans  qu'aucune  connexion  apparente» 
dans  le  sens  des  parallèles,  explique  une  pareille  communauté. 

L'Europe  témoigne  par  des  fossiles  irrécusables  avoir  possédé 
autrefois  une  foule  de  types  et  de  formes  végétales  demeurés  amé- 
ricains, qu'elle  ne  peut  avoir  reçus  que  de  l'extrême  Nord.  Elle  a  eu 
certainement,  par  exemple,  des  magnolias,  des  tulipiers,  des  sas- 
safras, des  énà>les  et  des  peupliers,  assimilables  de  tous  points  à 
ceux  que  renferme  l'Union  américaine.  Les  deux  platanes,  celid  d'Oo- 
cident  et  celui  de  F  Asie-Mineure,  auxquels  il  faut  ajouter  un  platane 
fossile  jadis  européen,  réalisent  le  même  phénomène  de  dispersion. 
Notre  continent,  lors  du  tertiaire,  a  vu  croître  un  ginkgo  pareil  à  celui 
du  nord  de  la  Chine  ;  il  a  eu  des  séquoias  et  un  cyprès  chauve  corres- 
pondant aux  végétaux  de  ce  nom,  indigènes  de  la  Californie  et  de  la 
Louisiane.  Le  hêtre  paraît  avoir  habité  la  zone  circumpolaire  arctique 
avant  de  s'introduire  et  de  s'étendre  dans  l'hémisphère  boréal  tout 
entier.  II  en  est  de  même  sans  doute  du  sapin  à  feuilles  d'if,  dont 
M.  Heer  a  signalé  des  vestiges  reconnaissables  provenant  de  la  terre 
de  Grinnel,  au-delà  du  82*  degré  de  latitude,  à  une  époque  bien  anté- 
rieure à  celle  où  eut  lieu  l'introduction  en  Europe  de  cette  espèce. 

C'est  à  des  émigrations  venues,  sinon  du  pôle,  du  moins  des 
contrées  attenantes  au  cercle  polaire,  qu'il  faut  attribuer  la  présence 
constatée  dans  les  deux  mondes  de  beaucoup  d'animaux  propres  à 
l'hémisphère  boréal.  Cela  saute  aux  yeux  lorsqu'on  parle  du  renne, 
du  bison,  du  cerf;  mais  cela  doit  être  également  vrai  pour  les  ani- 
maux de  temps  plus  anciens,  et,  bien  qu'il  n'y  ait  à  cet  égard  d'au- 
tres preuves  directes  que  l'abondance  des  restes  de  mammouths 
dans  la  haute  Sibérie,  la  même  loi  concerne  sans  doute  les  éléphans 
et  les  mastodontes.  Nous  voulons  parler  ici  des  espèces  de  ces  deux 
genres  qui  se  propagèrent  du  nord  au  sud  et  furent,  en  Amérique 
comme  en  Europe,  les  compagnons  de  l'homme  primitif.  La  con- 
nexion des  masses  continentales,  étalant  par-delà  le  cercle  polaire 
tme  ceinture  de  terres  à  peine  discontinues,  donne  la  clé  de  tous 
ces  phénomènes.  La  cause  dont  ils  dépendent  entraîne  toujours  des 
irradiations  et,  par  suite,  des  disjonctions  d'espèces  et  de  races, 
quel  que  soit  le  règne  que  l'on  considère. 

Non-seulement  le  géologue  que  nous  avons  cité  insiste  en  termes 
formels  sur  la  régularité  de  a  l'accroissement,  par  des  adjonctions 
successives  de  couches  sédimentaires,  des  noyaux  primitifs  »  et,  par 
une  conséquence  de  ce  procesms^  «  sur  la  très  ancienne  date  du 
plan  sur  lequel  les  masses  continentales  ont  été  constituées  et  dont 
les  grandes  lignes  ont  dû  se  dessiner  dès  Torigine  (1)  ;  »  mais  il  a 

(1)  Traité  de  géologie,  par  A.  de  Lapparent,  p.  1245  à  i24S.  Paris,  i8S3,  F.  Saty. 
Tom  Lvii.  —  iSSS.  7 


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96  REVUE 

énooM  exposé  «wc  beaucoup  de  talent  les  raisons  qui  pbideat«B 
faveur  du  système  géogénique  déneioppé  par  M.  Lowthiaa  Green  (1^ 
iN>us  le  nom  de  «  ajuMme  «frtniédrique.  •  D'ides  ce  système^  la 
^permanence  des  masses  contiaentaleB  «t  leur  disposition  du»  un 
4orchre  déterminé  autour  du  pôle  arctique  tiendrait  à  une  loi  primor^ 
diaie  dépendant  de  la  structure  même  et  des  résultats  de  U  con- 
traction du  globe  terrestre  à  travers  les  périodes  géologiques,  Mom 
planète,  d'abord  iuide,  puis  solidifiée  4  la  surfaot  et  obéissant,  i 
mesure  qu'elle  se  consolidait,  i  un  mouvemont  de  retrait,  aurait 
pris  au  moins  «n  gros  une  forme  tétraédrique,  en  partie  masquée 
par  ta  m(Mlité  de  la  masse  liquide  des  océans,  appréciai>le  pour* 
tant,  si  Ton  fait  abstraction  de  cette  masse,  pour  ne  considérer  que  la 
charpente  et  surtout  les  parties  otondées  et  saillantes  dans  leurs  n^ 
ports  avec  les  parties  déprimées  eit  immei^gées  qui  répondent  aux 
principales  mers. 

Pour  faire  admettre  la  possibilité  de  cette  sorte  d'écrasement  du 
sphéroïde  terrestre,  M.  Oreen  eft  d'autres  savans  se  sont  appuyés  sur 
des  expériences  fort  délicates  et  concluantes  qui  justifient  pleine- 
ment la  supposition  que  Fécorcedu  globe  aurait  affecté  en  s'affaissant 
la  figure  tétraédrique,  destinée,  ajoute  le  géologue  finançais  qui  nous 
sert  de  guide,  «  à  lui  assurer  le  plus  longtemps  possible  laconser*» 
vatîon  de  sa  superficie,  »  —  Mais,  ces  prémisses  une  fois  concédées, 
il  suffit  de  placer  le  tétraèdre  terrestre  de  manière  à  ce  que  l'una 
de  ses  faces  corresponde  au  pôle  arctique  et  la  pointe  opposée  à 
ci^tte  face  au  pôle  antarctique  pour  obtenir  aussitôt  la  dépression 
représentée  par  une  mer  occupant  le  premier  de  ces  pôles ,  de 
même  que  la  calotte  saillante  qui  se  montre  à  l'autre.  Dès  lors  aussU 
les  trois  pointes  restantes  du  tétraèdre  coïncideront  avec  les  trois 
sailKes  continentales  groupées  dans  rhémtspbère  boréal  autour  de 
la  dépression  arctique  et  les  arêtes  de  ces  pointes  marqueront  las 
appendices ,  atténués  vers  rbémisplhère  austral ,  des  trois  masses 
continentales.  Au  contraire,  les  trois  faces  allant  aboutir  à  la  saillie 
qui  perce  au  pôle  antarctique  formeront  le  vaste  océan  austral,  dont 
le  prolongement  dans  la  direction  du  nord  donne  lieu  à  trois  mers: 
Pacifique,  Âtiantique  et  Indienne,  terminées  en  sens  inverse  des  con* 
linens  qu'elles  séparent.  Il  n'est  pas  jusqu'à  la  dépression  méditer- 
ranéenne qui  coupe  les  continens  par  le  liiilieu  et  à  la  déviation 
vers  Test  que  présente  leur  pointe  méridionale  qui  ne  soient  expli- 
^ées  par  le  système  de  M.  Green,  qui  a  le  mérite,  selon  M.  de 
^apparent,  «  de  faire  rentrer  ces  anomalies  apparentes  dans  le  cadre 
même  de  la  symétrie  tétraédrique.  »  En  insistant  sur  une  hypo- 
thèse encore  nouvelle,  mais  que  ses  applications  déjà  variées,  autant 

(i)  VetHget  ofihê  molUn  Globe,  LondoD,  1875. 


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WSTjr.'iu:  ^rti'timim 


l'HOMUÈ  PRÉHISTOBIQTIE.  M 

que  la  conception  en  est  ingénieuse»  semblent  appeler  à  un  gnxid 
avenir,  nous  avons  Youtu  montrer  que  llioaime  lui-même,  ce  dei^ 
nier-né  d^une  création  dont  il  résume  en  lui  tous  les  traits,  loin 
d'échappa*  aux  lois  générales  que  la  science  tend  à  établir,  s'y  cod- 
fomiait  par  ce  qu'il  laisse  soupçonner  de  son  origine  et  que,l^  inviiK 
ciblement  aux  plantes  et  aux  animaux  qu'il  a  su  détourner  à  son 
avantage,  soumettre  à  son  service,  ou  combattre  et  finalement  exter- 
miner, il  avait  pourtant  partagé  leur  destinée,  dès  qu'il  s'agit  de 
rechercher  les  traces  de  ses  premiers  pas,  au  sortir  de  la  région 
mère  reculée  et  encore  indéterminée  qui  le  vit  naître  et  qui  présida 
à  son  développement  initial. 

Avant  de  laisser  ce  qui  touche  aux  origines  présumées  de  l'homme, 
il  est  impossible  de  ne  pas  dire  un  mot  des  rapports  que  Ton  a  sou- 
vent cb^chà  à  établir  entre  lui  et  les  pithéciens.  L'homme  primitif» 
d'après  plusieurs  savans  de  Técole  transformiste,  ne  serait  autre 
qu'un  anthropomorphe  perfectionné ,  physiquement  en  vue  de  la 
marche  et  de  la  station  bipède^  intellectuellement  pmr  le  développer- 
aient de  la  capacité  crânienne,  jusqu'au  moment  où  le  raisonnement 
qui  consiste  dans  la  faculté  d'abstraire,  en  se  servant  du  langage  arti- 
culé, aurait  pris  chez  hii  la  place  de  l'instinct.  Les  innombrables 
et  indéniables  connexités  anatomîques  ou  physiologiques  qui  rattar 
chent  le  corps  humain  à  celui  des  singes,  surtout  des  singes  éle- 
vés en  organisation,  qui  n'ont  ni  appendice  caudal  ni  callosités  aux 
fesses,  et  dont  la  face  même,  si  Ton  veut,  et  les  allures  ont  quelque 
chose  de  singulièrement  humain,  favorisent  ce  système  au  moins  en 
apparence.  Il  faut  observer  cependant  que  ces  similitudes  tiennent, 
en  grande  partie,  au  plan  général  sur  lequel  les  vertébrés,  et  en  pan- 
ticulier  les  mammifères,  ont  été  tracés.  L'homme,  en  dépit  de  son 
immense  supériorité  mentale,  est  un  mammifère  au  même  titre  que 
les  autres  êtres  compris  dans  cette  division  du  monde  animal.  Son 
classement  au  point  de  vue  physique  est  hors  de  contestation  ;  mais 
l'origine  génétique  ou,  en  un  seul  mot,  la  descendance,  est  une  tout 
autre  question,  plus  obscure  et  plus  difficile  à  résoudre,  môme  en 
acceptant  les  données  purement  darwiniennes.  D'après  celles-ci, 
l'homme  serait  certainement  sorti  d'une  forme  inférieure,  dont  il 
représenterait  la  culmination.  Il  serait  le  terme  auquel  aurait 
abouti  une  série,  mais  cette  série,  si  Fou  veut,  cette  tige  dont  Té- 
panouissement  aurait  eu  l'homme  pour  couronnement,  il  n'est  pas 
cBt  que  nous  la  connaissions,  ni  qu'elle  n'ait  pu  se  dérober  à  nouar 
dans  le  passé,  encore  moins  que  ce  soît  celle  des  pithéciens. 

Les  pithéciens,  en  effet,  ont  au  fond  d'autres  attenances  que  des' 
attenances  purement  humaines.  Leurs  allures  sont  plutôt  analogues 
qtie  directement  asî»inrilables  à  celles  de  l'homme;  autrement  adap- 
tés, ife  parafesent  avoir  suivi  une  marche  évolutive  toute  différente. 


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100  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

Ils  sont  essentiellement  grimpeurs,  tandis  que  Thomme  est  exclusi- 
vement marcheur  et  a  dû  être  toujours  prédisposé  pour  la  station 
bipède.  Les  plus  élevés  des  pithéciens,  ceux  que  Ton  nomme  anthro- 
pomorphes, marchent  mal  et  difficilement.  Lorsqu'ils  quittent  les 
arbres  où  ils  demeurent  plus  habituellement,  leur  station  est  oblique, 
et  dans  la  course  ils  replient  les  orteils  pour  ne  pas  toucher  le  sol  de 
la  plante  des  pieds.  11  y  a  donc  là  un  ensemble  d'indices  révélateurs 
qui  autorisent  à  ne  pas  admettre  sans  examen  et  en  dehors  de  preuves 
décisives,  l'hypothèse  de  l'origine  simienne  de  l'homme.  Il  y  a  plus, 
et  les  pithéciens  paraissent  avoir  évolué  en  sens  inverse  de  l'homme. 
Amis  exclusifs  de  la  chaleur,  ils  dépérissent  rapidement  quand  on 
les  sort  des  environs  de  la  ligne  pour  les  amener  dans  notre  zone 
tempérée.  Leur  siège  principal,  la  région  qu'ils  préfèrent,  est  com- 
pris entre  les  tropiques,  qu'ils  ne  dépassent  au  nord,  comme  au 
sud,  que  par  quelques-unes  de  leurs  espèces  et  à  la  faveur  de  cer- 
taines circonstances.  La  zone  tropicale  est  donc  la  zone  de  prédi- 
lection des  singes  et  celle  surtout  qui  convient  exclusivement  aux 
anthropoïdes.  Ces  derniers,  à  Java,  dans  le  sud  de  l'Inde  et  au  centre 
de  l'Afrique,  représentent  les  plus  élevés  des  pithéciens,  ceux  qui 
physiquement  tiennent  à  l'homme  de  plus  près.  —  Ainsi,  tandis 
que  l'homme  venu  du  Nord  et  probablement  de  l'extrême  Nord,  ne 
s'avance  au  sud  qu'au  moment  où  l'abaissement  de  la  température 
favorise  sa  diffusion,  les  singes,  dont  une  forte  chaleur  est  l'élément 
vital,  se  développent  dans  un  âge  où  l'Europe  se  trouve  en  posses- 
sion d'un  climat  au  moins  subtropical,  et  ils  s'éloignent  de  notre 
continent  dès  que  ce  même  climat  devient  tempéré,  de  telle  sorte 
que  leur  départ  coïncide  justement  avec  l'arrivée  de  l'homme.  En 
un  mot,  les  singes  fuient  pour  retrouver  plus  au  sud  la  chaleur  qui 
leur  est  nécessaire,  alors  que  précisément  la  diminution  de  cette 
chaleur  semble  ouvrir  à  l'homme  l'accès  des  régions  d'où  ses  devan- 
ciers sont  définitivement  exclus. 

La  nécessité  de  placer  le  berceau  des  pithéciens  dans  un  pays 
chaud,  contrairement  à  ce  qui  a  dû  se  passer  pour  l'homme,  donne 
la  clé  d'une  particularité  de  la  distribution  géographique  actuelle 
de  ce  groupe  d'animaux.  Nous  voulons  parler  de  la  séparation  des 
singes  de  l'ancien  et  du  nouveau  continent  en  deux  groupes  distincts, 
n'ayant  pas  la  même  formule  dentaire,  puisque  ceux  de  l'ancien 
monde  ont  trente-deux  dents,  comme  l'homme,  et  ceux  de  l'Amé- 
rique trente-six.  L'importance  de  ce  caractère,  qui  est  grande  en 
anatomie,  oblige  d'admettre  une  très  ancienne  séparation  des  deux 
groupes,  sortis  l'un  et  l'autre  d'une  transformation  des  lémuriens, 
tribu  de  grimpeurs  à  caractères  ambigus,  actuellement  confinée  à 
Madagascar,  mais  dont  on  a  rencontré  des  vestiges  certains  à  l'état 
fossile  dans  le  tertiaire  ancien,  sur  divers  points  de  TEuropet  princi- 


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l'homme  préhistorique.  101 

paiement  dans  les  phosphorites  du  Lot.  Ces  lémuriens  primitifs  ont 
reçu  de  M.  Delfortrie  les  noms  significatifs  de  paléolémur  et  de 
nicrolémur.  Pour  expliquer,  selon  la  doctrine  transformiste,  la  des- 
cendance de  l'ensemble  des  singes  de  l'ancien  et  du  nouveau  conti- 
nent du  rameau  lémurien^il  suffit  de  supposer  qu'à  une  époque  assez 
reculée  pour  que  le  refroidissement  polaire  fût  encore  peu  sensible, 
les  lémuriens  se  soient  répandus  dans  l'hémisphère  boréal  tout  entier, 
le  climat  chaud  jusque  dans  le  nord  n'opposant  pas  d'obstacle  à  cette 
diffusion.  Mais  cette  transformation  des  lémuriens  en  singes  a  dû 
demander  un  temps  considérable,  pendant  lequel  le  groupe  en  voie 
de  différeociation  aura  dû  reculer  de  plus  en  plus  vers  le  sud,  d<e 
telle  sorte  qu'au  moment  où  les  pithéciens  auront  acquis  respecti- 
vement les  caractères  spéciaux  qui  les  distinguent  dans  l'ancien  et 
le  Nouveau-Monde,  ils  étaient  déjà  trop  avancés  dans  la  direction 
du  Midi  pour  avoir  encore  la  possibilité  de  se  mêler;  les  voies  de 
communication,  en  un  mot,  étaient  fermées  derrière  eux. 

Appuyés  sur  cette  base,  interrogeons  mainteîiant  les  documens 
paléontologiques.  Qu'allons-nous  voir  en  invoquant  le  témoignage 
de  M.  Gaudry,  consigné  dans  son  beau  livre  sur  les  Enchaine" 
mens  du  monde  animal  (1)?  Les  lérpuriens,  ces  précurseurs  des 
singes,  se  montrent  seuls  jusqu'à  la  fin  de  l'éocène.  C'est  plus  tard, 
lors  du  miocène  et  non  pas  même  du  plus  inférieur,  à  Sansan  (Gers), 
à  Saint-Gaudens  (Haute-Garonne),  à  Monte-Bamboli  en  Toscane, 
plus  loin  à  Pikermi  (Attique),  que  l'on  rencontre  des  pithéciens  assi- 
milables à  ceux  de  la  zone  équatoriale  «  de  l'ancien  continent.  » 
A  cette  époque  qui  est  à  peu  près  celle  d'OEningen  et  de  la  mer 
mollassique  qui  partageait  l'Europe  de  l'est  à  l'ouest,  de  la  val- 
lée du  Rhône  en  Grimée,  à  travers  la  vallée  actuelle  du  Danube,  un 
climat  subtropical  régnait  encore  dans  le  centre  de  l'Europe,  et  les 
palmiers  s'avançaient  jusqu'en  Bohème,  le  long  des  rives  septen- 
trionales de  cette  mer  intérieure.  C'est  à  la  faveur  de  cette  tempé- 
rature que  les  singes  occupaient  alors  l'Europe  jusqu'aux  approches 
du  Â5®  degré,  mais  sans  aller  au-delà,  remarquons-le,  et  dans  un 
âge  encore  voisin  du  terme  de  leur  évolution,  soit  que  la  région 
mère  où  ils  achevèrent  de  se  constituer  ait  été  plus  méridionale  que 
l'Europe,  soit  qu'ils  aient  arrêté  leurs  traits  défmitifssurle  sol  même 
de  notre  continent.  Dans  tous  les  cas,  c'est  bien  à  la  chaleur  seule 
que  leur  présence  était  due,  puisqu'à  partir  du  pliocène  et,  à  mesure 
que  les  éléphans  et  l'homme  lui-même  commencent  à  se  montrer, 
par  une  conséquence  visible  de  l'abaissement  du  climat,  alors  cepen- 

(1J  Lèt  Enohainemêns  du  monde  animal^  par  A.  Gaudry,  memlnre  de  riniUtnt. 
Paris,  1878,  T.  Savy. 


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i02  REVUE  DES  DEUX  MONDES* 

dant  que  les  arbres  des  forêts  canariennes  couvraient  encore  la  France 
centrale,  les  singes  s'effacent  pour  ne  plus  jamais  reparaître. 

Le  mesopithecus  Pmtelici^  dont  IL  Gaudry  a  reconnu  à  Pikenni 
jusqu'à  vingt-cinq  individus,  était  assez  petit;  il  avait  des  meiafares 
de  macaque  avec  une  tête  de  s«nnopithëque.  Il  marchait  à  quatre 
pattes  et  se  nourrissait  de  bourgeons  et  de  feuillage;  mais  le  dryo^ 
[Âthèque  {dryopithecus  fontani)  de  Saint-Gaudens,  découvert  par 
IL  £.  Lartet,  avait  la  taUle  et  présentait  les  caractères  des  singes 
anthropomorphes  les  plus  élevés.  U  existait  cependant  chei  lui  une 
différence  sensible  dtms  la  dimension  relative  des  prémolwes,  qui 
empêche  de  l'assimiler  à  Thcmime,  l'importance  de  ce  caractère  étasit 
très  marquée  en  anatomie  comparée.  M.  Gaudry  reconnaît  la  super- 
riorité  de  cet  anthropomorphe  fossile  qui,  dit*il,  se  rapprochait  de 
l'bMnme  par  plusieurs  particularités,  comme  le  gorille,  dont  il  retra- 
çait certainement  l'apparence.  La  saillie  de  ses  canines,  dépassant 
beaucoup  les  autres  dents,  imprimait  sans  doute  à  sa  face  une  pliy** 
sîonomie  féroce  et  bestiale,  éloignée  de  celle  qui  distingue  la  figure 
humaine.  C'est  pourtant  à  ce  même  singe  que  M.  Gaudry  est  tenté 
d'attribuer  les  silex,  intentionnellement  éclatés  selon  l'abbé  Bour- 
geois, trouvés  dans  le  calcaire  de  Beauce,  à  Thenay  (Loir-et-Gbcr), 
sur  l'horizon  géognostique  de  Saint-Gaudens,  et  que  nous  apiuré- 
cierons  bientôt.  —  Le  pliopithèque  de  Sansan  (G«*s),  dont  il  existe 
une  mâchoire,  ressemblait  plutôt  à  un  gibbon.  Pour  retrouver  main- 
tenant les  analogues  du  pÛopithèque  et  du  dryopithèque  de  l'Eu* 
rope  mioctoe,  il  fautilépasser  le  tropique  du  Cancer  et  atteindre  les 
environs  du  12*  degré  de  latitude  nord  soit  en  Afrique,  soit  en  Asie. 
Le  retrait  est  significatif;  il  équivaut  à  plus  de  80  degrés  et,  par 
conséquent,  dans  le  cas  fort  probable  où  le  même  intervalle  aurait 
autrefois  existé  entre  le  périmètre  hanté  par  les  anthropomoi^phes 
européens  et  la  région  natale  dans  laquelle  l'homme  aurait  été  oii* 
ginairement  confiné,  nous  serions  reportés  à  la  latitude  du  Groen- 
land actuel,  par  70  ou  75  degrés.  C'est  là  certainement  un  calcul 
hypothétique;  il  est  fondé  pourtant  sur  ce  double  argument  diffir 
eue  &  réfuter,  tellement  il  s'enchaîne,  que  la  séparation  des  pithé-* 
cicDs  en  deux  groupes,  à  l'époque  où  leurs  genres  ont  conunencé 
à  se  difiîérencier,  s'est  efiGsctuée  dans  des  régions  trop  m^dionales 
pour  leur  permettre  de  communiquer  entre  eux,  tandis  que  l'homme 
a  dû  avcHr  son  berceau  piacè  lûeii  plus  au  nord  pour  avoir  la  pos* 
sibilité  de  diriger  siwuhanéaeBt  ses  premières  émigrations  dang 
les  deux  mondes» 

Raisonnons  un  peu  différemment  et  nous  arriverons  à  une  con- 
clusion presque  semblable:  l'abondance  des  instrumens  taillés  à 
larges  éclats,  dans  les  vallées  contiguês  de  la  Somme  et  de  la  Seine,. 


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10&  REY0B  DES  DEUX  MONDEg« 

d'une  région  tempérée,  c'est  encore  dans  les  régions  tempérées 
qu'une  fois  localisée,  elle  a  pu  exercer  et  perrectionner  à  la  longue 
ses  plus  nobles  facultés.  Ailleurs  l'homme  a  vécu  et  il  a  réussi  à  se 
maintenir;  là  seulement,  toujours  vers  les  mêmes  latitudes,  —  que 
ce  soit  en  Chine,  en  Ghaldée,  en  Egypte  ou  sur  les  plages  mexicaines, 
—  l'homme  a  accompli  ses  destinées  en  se  civilisant;  il  a  donné  l'es- 
sor aux  germes  de  supériorité  qu'il  gardait  en  lui,  mais  ces  germes, 
déposés  au  fond  de  son  âme  par  la  volonté  incompréhensible  de  celui 
dont  il  est  Timage,  sont  demeurés  faibles  et  inactifs  dans  une  foule 
de  races.  Chez  quelques-unes  seulement  ils  se  sont  développés  à 
des  degrés  inégaux,  et  finalement  épanouis  jusqu'à  produire  des 
fleurs  merveilleuses. 

V. 

11  ressort  de  l'exposé  précédent  que  l'homme,  au  sortir  d'une 
région  mère  encore  indéterminée,  mais  qu'un  ensemble  de  consi- 
dérations engage  à  reporter  au  nord,  a  dû  rayonner  dans  plus  d'une 
direction  ;  que  ces  émigrations  se  sont  coustamment  dirigées  du 
nord  au  sud  ;  et  qu'enfin,  elles  ont  donné  lieu  à  des  races  dont  les 
plus  anciennes,  celles  qui,  dans  leur  exode,  s'avancèrent  le  plus  loin, 
auraient  été  aussi  les  plus  inférieures.  Les  supérieures  seraient 
celles  qui,  venues  plus  tard  et  localisées  dans  des  conditions  de  cli- 
mat particulièrement  favorables,  se  seraient  élevées  graduellement 
jusqu'à  atteindre,  par  le  perfectionnement  des  facultés  mentales  et 
du  bien-être  matériel,  cet  état  complexe  qu'on  désigne  du  nom  de 
civilisation. 

M.  de  Mortillet  s'est  préoccupé  de  cette  marche  et,  persuadé  que 
l'homme  proprement  dit,  celui  qui  est  sous  nos  yeux,  l'humanité  en 
un  mot  dont  nous  faisons  partie  intégrante,  n'est  qu'une  résultante 
et,  pour  ainsi  dire,  le  terme  dernier  d'une  série  de  transformations 
successives,  il  distingue  plusieurs  hommes:  l'homme  tertiaire, 
Fhomme  quaternaire,  l'homme  actuel.  L'homme  du  quaternaire 
ancien,  celui  du  Néanderthal,  de  Denise  et  de  Canstadt  lui  parait 
déjà  si  différent  du  type  humain  historique  que  non-seulement  il  le 
sépare  de  celui-ci,  mais  qu'il  crée  pour  les  temps  antérieurs  au 
quaternaire  une  catégorie  humaine  ou  pseudo-humaine  d'un  ordre 
particulier.  Ce  sont  pour  lui  des  «  précurseurs  de  l'homme  »  aux- 
quels il  applique  le  nom  significatif  d'anthropopiihèques  {anthropo- 
pithecus)^  c'est-à-dire  a  hommes  simiens,  i  parce  qu'il  les  considère 
comme  ayant  précédé  l'homme  dans  l'échelle  des  êtres,  et  consti- 
tuant un  type  intermédiaire  entre  les  anthropomorphes  actuels  et 
l'homme.  Il  s'agirait  donc  d'une  créature  assez  élevée  au-dessus 
du  gorille  et  du  chimpanzé  pour  avoir  su  tailler  des  cailloux  et  se 


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L'UOlfME  PREHISTORIQUE.  105 

servir  du  fea,  assez  inférieure  pour  n'ayoir  pu  s'élever  au  des- 
sus de  cette  industrie  ni  atteindre  jusqu'à  Thomme  proprement 
dit.  En  d*autres  termes,  c'est  concevoir  des  races  qui  seraient  aux 
Boschimans  et  aux  Tasmaniens  ce  que  ceux-ci  sont  ou  paraissent 
être  par  rapport  à  nous,  et  retourner  en  définitive  à  la  polygénie 
par  un  autre  chemin,  en  la  considérant  comme  successive  et  non 
plus  comme  simultanée  et  la  repoussant  au  fond  du  passé,  au  Heu 
de  l'établir  comme  une  barrière  séparatrice  des  diverses  races  actuel- 
lement  existantes.  C'est  ce  que  la  théologie  ne  repoussait  pas  d'une 
iaçon  absolue,  lorsqu'elle  discutait  l'existence  possible  des  a  préa- 
damites.  »  La  religion  même  semble  désintéressée  dans  la  question, 
puisque  l'abbé  Bourgeois,  dont  les  découvertes  ont  donné  lieu  aux 
anthropopithëques  de  M.  de  Mortillet  et  qui  n'en  repoussait  pas 
ridée,  a  toujours  passé  pour  un  prêtre  parfaitement  orthodoxe,  en 
même  temps  qu'il  avait  acquis  le  renom  mérité  d'un  très  habile 
observateur.  Rien  ne  s'oppose  donc  à  l'examen  impartial  de  la  ques- 
tion. On  peut  cependant  formuler,  à  rencontre  des  vues  de  M.  de 
Mortillet,  deux  objections,  l'une  de  fait,  c'est  que  personne  n'a 
jamais  vu  ces  anthropopithëques  dont  la  structure  et  les  instincts 
ne  sauraient  être  définis  que  par  le  <c  seul  raisonnement  ;  »  l'autre 
théorique,  qui  ne  manque  ni  de  justesse  ni  de  portée,  c'est  que  la 
distance  qui  aurait  séparé  le  précurseur  humain  de  l'homme  lui- 
même  n'est  calculée  que  sur  celle  que  l'on  présume  avoir  existé 
entre  l'homme  quaternaire  et  celui  de  nos  jours;  mais  la  seconde 
de  ces  distances  qui  devrait  servir  à  mesurer  la  première  est  elle- 
même  des  plus  incertaines  et  des  plus  difficiles  à  apprécier. 

De  l'aveu  de  M.  de  Mortillet,  aveu  naturel  de  la  part  d'un  trans- 
formiste, la  race  a  chelléenne,  n  celle  dans  laquelle  se  résume  pour 
lui  l'homme  quaternaire ,  s'est  elle-même  modifiée  peu  à  peu  : 
«  Son  sang,  dit-il,  se  trouve  infusé  dans  la  race  nouvelle  et  pour- 
rait même  de  nos  jours  reparaître  par  atavisme.  »  Il  ne  s'agit  donc 
pas  d'une  barrière  infranchissable,  ni  d'un  homme  entièrement  spé- 
cial au  quaternaire,  ni  à  plus  forte  raison  d'un  homme  exclusive- 
ment tertiaire,  mais  plutôt  d'une  transformation  graduelle  des  traits 
physiques  et  des  instincts  du  type  de  l'homme  dans  un  âge  trop 
reculé  pour  ne  pas  voir  les  indices  perdre  de  leur  sûreté  et  dispa- 
raître au  fond  du  passé.  La  question  se  réduit  en  réalité  à  savoir  s'il  a 
existé  en  Europe,  côte  àcôte  avec  les  anthropomorphesdont  la  présence 
dans  le  miocène  moyen  de  Saint-Gaudens  est  certaine,  une  race 
humaine,  quelque  primitive  et  rudimentaire  qu'on  la  suppose,  demeu- 
rée physiquement  inconnue,  mais  possédant  un  instinct  industriel 
assez  développé  pour  tailler  le  silex,  afin  de  l'utiliser  comme  instru- 
ment. Tout  se  résume  donc,  en  ce  qui  concerne  l'homme  tertiaire, 
à  rechercher  si  les  instrumens  recueillis  à  Thénay  par  l'abbé  Bour- 


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108  RETUB  DBS  DEUX  MIHfDEB. 

geois,  et  cenx  découverts  ensmite  en  Portagal  dans  un  terrain  plus 
récent,  mais  incontestablement  tertiaire,  sont  authentiques,  oa 
si  ïon  n'aurait  pas  confondu  avec  des  objets  intentionnellement 
façcmnés  de  simples  éclats  et  des  fragmens  naturels. 

Les  notions  relatiTes  aux  vestiges  présumés  de  la  présence  et  de 
rindustriede  l'homme,  à  l'époque  tertiaire,  ont  été  exposées  avec  une 
parfaite  lucidité  et  une  rare  bonne  foi  par  M.  de  Mortillet,  à  qui  il 
est  juste  de  rendre  ce  témoignage;  mais  a4-il  réussi  à  apporter  des 
preuves  décisives  à  l'appui  de  sa  conviction?  C'est  là  tout  autre 
chose  et,  en  dehors  de  la  théorie  abstndte,une  fois  que  les  os  rayés, 
incisés  ou  impressionnés  ont  été  mis  de  côté,  comme  dus  plutôt  à  la 
dent  des  animaux  qu'à  l'action  de  Thomme,  une  fois  que  les  sépul- 
tures et  les  ossemens  prétendus  tertiaires  ont  été  rejetés  comme  dou- 
teux ou  introduits  postérieurement  à  la  formation  du  terrain  qui  les 
renferme,  il  ne  reste  comme  dernier  élément  de  la  question  à  résoudre 
que  les  silex  eux-mêmes,  recueillis  par  l'abbé  Bourgeois  et  considé* 
rés  par  lui  comme  taillés  intentionnellement.  Or  Tbénay  est  placé 
fort  bas  dans  la  série  géologique  des  étages,  telle  que  la  donne 
M.  de  Mortillet.  Il  appartient  au  calcaire  de  Beauce,  raogé  lui-même 
dans  Taquitanien,  c'est-à-dire  dans  le  miocène  inférieur,  sous  les 
sables  de  l'Orléanais  et  sur  un  niveau  antérieur  à  celui  de  Sansan, 
dont  la  faune  comprend  les  anthropomorphes  dont  nous  avons  parlé. 

A  ce  moment,  l'existence  des  rhinocéros  est  encore  douteuse; les 
mastodontes  ne  se  montrent  pas,  les  éléphans  sont  très  éloignés; 
les  ruminans  inaugurent  à  peine  leur  évolution  ;  les  hipparions,ces 
prédécesseurs  des  chevaux,  ne  feront  leur  apparition  que  longtemps 
après;  les  marsupiaux  achèvent  de  disparaître  et  les  carnassiers  ne 
sont  représentés  que  par  des  types  ambigus.  Aucune  des  formes  ani- 
males qui  devront  accompagner  les  premiers  pas  de  l'homme,  aucune 
de  celles  qu'il  aura  à  combattre  ou  qu'il  lui  faudra  asservir,  ne  se  laisse 
apercevoir.  C'est  pourtant  au  milieu  de  cette  nature  à  l'état  d'ébauche 
que  l'homme  serait  venu  se  placer,  déjà  en  possession  du  feu  I  C'est 
an  moins  peu  probable  a  priori.  Il  faudrait,  pour  en  acquérir  la 
conviction,  pouvoir  invoquer  d'autres  séries  de  documens  que  ceux 
qu'on  nous  présente  et  qui  consistent,  il  faut  le  dire,  bien  qu'ils 
aimt  été  choisis  entre  plusiecffs  milliers,  en  quelques  nucléus  irré- 
guliers, craquelés  à  la  surface  et  entourés  le  long  des  bords  d'une 
ceinture  de  petits  éclats  supposés  intentionnels.  C'est  évidemment 
quelque  chose,  mais  ce  n'est  pas  suffisant  en  regard  des  invraisem- 
blances accumulées  qui  semblent  se  réunir  pour  conseiller  de  ne 
pas  ajouter  foi  à  de  pareils  indices.  —  L'être  assez  intelligent  pour 
présenter  au  feu,  qu'il  aurait  allumé  et  entretenu,  des  silex  pareils, 
et  à  les  façonner  à  l'aide  de  retouches  ne  se  serait  pas  certainement 
arrêté  à  ce  premier  pas.  Il  ra  aurait  franchi  plusieurs  rajttdement, 


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p.ff.jgL.  jigiJjUL^iiij^iii4#»^''iAitMr?^^  ■   .1  ■■■—ag 


l'homme  pbéhistorique.  107 

et,  au  lieu  de  rencontrer  lesinstrumens  chelléens  à  la  base  du  qua- 
ternaire et  dans  l'âge  de  Yelephas  antiquus^  nous  les  trouverions 
plus  d'un  étage  auparavant,  et  dès  le  niveau  de  Sansan,  au  plus 
tarà  vers  celui  d'Eppelsheim,  sur  l'horizon  des  hipparions,  là  où  les 
riches  dépôts  de  Pikermi  et  du  Mont-Léberon  ont  peimis  à  M.  Gau- 
dry  de  reconnaître  et  de  reconstituer  presque  tous  les  êtres  d'un 
Blême  ensemble  contemporain. 

Les  sitex  tertiaires  du  Portugal  ne  sont  pas  faits  pour  entraîner 
davantage  la  conviction.  Ils  ont  été  recueillis  par  M.Ribeiro  et  après 
lai  par  M.  Bellucci.  Us  proviennent  d'une  formation  d'eau  douce 
incontestablement  tertiaire  dont  Tftge  miocène  récent  a  pu  être 
déterminé  avec  certitude,  d'après  les  animaux  par  M.  Gaudry,  d'après 
les  plantes  par  M.Heer.  La  flore  portugaise  d'alors  diffère  peu  de  celle 
d'OEningen,  en  Suisse,  qui  se  rapporte  au  môme  horizon  géogno- 
stîque.  Elle  présente  une  association  d'ormes,  de  peupliers,  de  can- 
n^ers,  de  savonniers,  de  tamariniers  qui  témoignent  de  la  douceur 
et  de  l'égalité  du  climat  d'alors,  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Europe. 
Placé  dans  un  pareil  milieu,  Thomme  y  aurait  assurément  rencontré 
les  coBditions  les  plus  favorables  à  son  développement.  Mais  exis- 
tait-il, était-il  prêt  à  inaugurer  ses  voies,  à  &ire  «  sa  trouée  à  travers 
le  monde?  »  Cest  ce  qu'il  faudrait  pouvoir  constater,  et  malheureuse- 
ment il  s'agit  d'un  dépdt  de  grès,  mêlés  de  cailloux  siliceux,  en  partie 
désagrégés,  soumis  à  des  érosions  postérieures  et  à  des  influences 
atmosphériques  qui  expliquent  les  innombrables  éclats  épars  sur  le 
sol,  et  parmi  lesquels  ceux  qu'on  a  crus  taillés  intentionnellement 
ont  été  triés  après  une  longue  exploration.  M.  Gazalis  de  Fon- 
douce,  qui  faisait  partie  du  congrès  préhistorique  de  Lisbonne  en 
1880,  a  visité  les  couches  miocènes  de  Honte-Redondo;  sa  compé- 
tence en  pareille  matière  ne  saurait  être  récusée  ;  il  insiste  particu- 
lièrement sur  les  dénudations  et  les  remaniemens  postérieurs  au 
dépèt  des  couches  pour  exprimer  des  réserves  au  sujet  des  éclats 
en  très  petit  nombre  qui  paraissent  assimilables  à  ceux  de  l'époque 
dite  du  Moustier.  Il  n'y  aurait  pas  impossibilité  qu'ils  eussent 
été  taillés  par  l'homme.  L'un  d'eux  parait  avoir  été  retiré  d'un  lit 
miocène  non  remanié  ;  mais  si  le  fait  est  admissible,  ne  vaut-il  pas 
mieux  attendre  que  de  trancher  déjà  et  sans  preuve  directe  un  aussi 
grand  problème?  M.  de  Mortillet  lui-même  a  la  sagesse  de  ne  rien 
affirmer  au-delà  de  l'authenticité  des  instrumens  eux-mêmes.  H 
ajoute  que  leur  petitesse  le  porte  à  croire  que  les  êtres  qui  les  auraient 
&briqués,  proportionnés  à  cette  fiiible  dimension,  n'étaient  et  ne 
pouvaient  être  de  véritables  hommes.  Le  doute  que  M.  de  Mortillet 
laisse  planer  sur  les  créatures  dont  il  évoque  l'intervention,  nous 
l'étradoQs  aux  instrumens,  nous  reposant  sur  les  découvertes  Aiturea 
du  soin  de  déterminer  une  solution. 


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108  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 


VI. 


Ce  qui  rend  la  persuasion  plus  difficile  vis-à-vis  du  côté  problé- 
matique que  présente  la  question  de  l'homme  tertiaire,  c'est  juste- 
ment l'éclatante  lumière  de  la  période  suivante ,  celle  que  H.  de 
Mortillet  appelle  a  chellèenne,  »  de  la  station  de  Chelles,  près  Paris, 
qu'il  considère  comme  typique.  L'homme  s'y  montre  avec  une 
industrie  évidente,  primitive,  puisqu'elle  comprend  une  seule  caté- 
gorie d'instrumens,  mais  si  nettement  caractérisés  par  leur  forme, 
leur  procédé  de  fabrication  à  larges  éclats,  leur  contour  amygda- 
loîde  ou  deltoïde,  et  jusqu'à  leur  dimension,  qu'il  serait  impossible 
à  l'esprit  le  plus  prévenu  de  ne  pas  les  reconnaître  au  premier 
abord  comme  étant  le  produit  d'une  seule  et  même  race.  M.  de 
Mortillet  s'est  attaché  à  en  définir  l'usage  plus  exactement  que 
n* avaient  fait  ses  devanciers.  On  les  a  souvent  appelés  des  haches, 
et  les  découvertes  promptement  célèbres  de  M.  Boucher  de  Perthes 
leur  valurent  le  nom  de  «  haches  de  Saint-Acheul,  »  lieu  où  elles 
abondent  plus  que  partout  ailleurs,  à  la  base  des  graviers  quater- 
naires de  la  vallée  de  la  Somme.  Mais  le  gisement  de  Ghelles,  dans 
la  vallée  de  la  Marne,  est  encore  plus  caractéristique.  VElep/ias 
antf'quus  de  Faiconer,  l'ancêtre  probable  de  l'éléphaut  des  Indes,  le 
prédécesseur  en  Europe  du  mammouth,  s'y  trouve  seul  associé  aux 
instrumens  humains;  à  Saint-Acheul,  on  rencontre  plus  fréquem- 
iQent  le  mammouth,  bien  que  la  première  espèce  ne  soit  pas  absente 
pour  cela.  Ainsi,  l'homme  chelléen  aurait  vu  deux  races  d'éléphans 
se  succéder,  ou  plutôt  se  mêler  sous  ses  yeux.  Probablement  aussi  le 
climat  s'altéra  insensiblement  et  devint  plus  froid,  sans  que  ses 
mœurs  ni  son  industrie  en  fussent  troublées.  A  la  longue  cependant, 
le  contre-coup  des  évéoemens  physiques  et  biologiques  dont  l'Europe 
devint  le  théâtre  aurait  influé  sur  l'homme  quaternaire,  et  la  race 
cbelléenne,  devenue  celle  du  Houstier,  aurait  transformé  peu  à  peu 
ses  habitudes,  en  même  temps  qu'elle  façonnait  d'autres  instrumens. 

Il  n'y  aurait  rien  eu  de  brusque  ni  de  tranché  dans  cette  évolu- 
tion, née  des  exigences  d'un  climat  qui  augmentait  peu  à  peu  de 
ruflesse,  et  contre  lequel  il  fallait  bien  se  précautionner.  Il  avait  été 
d'abord  remarquablement  doux,  favorable  par  conséquent  à  la  pro- 
pagation de  l'homme  et  des  grands  animaux  auxquels  il  était  alors 
associé.  L'époque  chelléenne  précède  ce  que  Ton  a  nommé  «  le  gla- 
ciaire ,  »  c'est-à-dire  la  période  correspondant  à  la  plus  grande 
extension  des  glaciers  et  aux  phénomènes  qui  résultèrent  de  cette 
extension.  La  Krande  Mer  du  Nord,  produit  d'un  affaissement  des 
massifs  britannique  et  Scandinave,  n'existait  pas  encore.  Le  midi 
de  l'Angleterre  était  soudé  au  continent.  Le  figuier  et  le  laurier 


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"  i1%i"  ili  >~  u^jiail^:  -v^ 


l'hOIÛIË  PRiniSTOBiQCE.  109 

croissaient  dans  la  vallée  de  la  Marne.  Tout  un  ensemble  de  grands 
animaux  se  groupaient  autour  de  VElephas  antiquus;  le  prigcus 
n'était  autre  que  l'éléphant  d'Afrique;  il  s'avançait  moins  au  nord 
que  le  premier,  mais  on  observe  entre  eux  des  intermédiaires.  Le 
rhinocéros  de  Merck  est  le  compagnon  habituel  de  l'éléphant  antique. 
Les  hippopotames  se  joignaient  à  eux  et  fréquentaient  les  eaux  de 
tous  les  fleuves,  dont  les  éléphans  et  les  rhinocéros  suivaient  les 
bords.  Un  carnassier  formidable,  le  a  machœrodus,  »  achevait  alors 
de  disparaître  ;  le  grand  ours  des  cavernes  se  multipliait  au  con- 
traire. Les  chevreuiU,  les  cerfis,  les  chevaux  vivaient  en  troupes 
nombreuses.  La  température,  dit  avec  raison  M.  de  Mortillet,  était 
douce,  sans  chaleurs  trop  vives.  L'étude  des  végétaux  autorise  à 
admettre  une  humidité  également  répandue  des  environs  de  Paris 
à  ceux  de  TIemcen  en  Algérie,  circonstance  évidemment  favorable 
à  l'extension  de  l'homme,  qui  rencontrait  partout  à  peu  près  les 
mêmes  conditions  d'existence.  L'homme chtlléen  vivait  en  plein  air, 
peut-être  sous  des  abris  légers,  dans  des  cabanes  de  feuillage;  mais 
il  ne  fréquentait  pas  les  cavernes  et  ignorait,  à  ce  qu'il  semble, 
l'usage  d'ensevelir  les  morts,  particularités  qui  expliquent  à  la  fois 
l'abondance  des  instrumens  de  cet  âge  dans  les  alluvions  et  à  la  sur- 
face du  solde  certains  pays,  leur  absence  des  grottes  qui  servirent  de 
lieu  de  refuge  aux  âges  suivans,  enfin  l'extrême  rareté  des  ossemens* 
Il  faut  supposer  que  la  race  de  Ghelles  avait  trouvé  dans  la  région 
correspondant  aux  vallées  actuelles  de  la  Seine,  de  la  Marne  et  de 
la  Somme  des  conditions  spécialement  favorables.  Le  nombre  des 
instrumens  recueillis  sur  les  points  restreints  de  cette  région  où  l'on 
a  pratiqué  des  fouilles  le  prouve  suiSsamment.  Les  silex  de  la  craie 
fournissaient  à  la  fabrication  desmatériaux  abondansqui  constituaient 
peut-être  une  source  de  richesse  pour  ces  peuplades.  M.  de  Mortil- 
let  estime  à  plus  de  vingt  mille  les  échantillons  retirés  depuis  vingt* 
cinq  ans  du  plateau  de  Sain^AcheuI,  près  d'Amiens,  et  le  gisement 
-est  loin  d'avoir  été  épuisé.  Ce  chiffre,  en  y  joignant  celui  des  pièces 
recueillies  sur  une  foule  de  points  de  l'Oise,  de  Seine-et-MarnOi 
de  TYonne,  de  l'Aube,  du  bassin  de  la  Loire,  de  la  Normandie,  etc., 
donne  Tidèe  d*une  population  active,  ayant  atteint  une  certaine 
densité  relative  et  dont  aucun  événement  fâcheux  n'aurait  inter- 
rompu durant  de  longs  siècles  la  paisible  extension.  On  snit  du 
reste  la  race  de  Ghelles  bien  au-delà  des  limites  que  nous  venons 
d'indiquer  et  qui  marquent  le  périmètre  des  premières  découvertes/ 
Partout  les  instrumens  restent  les  mêmes,  mais  la  matière  change, 
et  là  où  les  rognons  de  silex  font  défaut,  d'autres  substances  dures 
et  compactes,  comme  le  quarzite,  le  jaspe,  les  grès  fins,  etc.,  ont 
été  utilisées.  C'est  ce  que  l'on  remarque  principalement  dans  le  bas- 
sin de  la  Gironde ,  où  les  cailloux  roulés  des  roches  pyrénéennes,. 


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110  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

qui  sont  répandus  le  long  des  affluens  de  gauche,  ont  servi  à  la 
fabrication  des  instrumens  chelléens  recueillis  par  IL  Noulet  d'abord 
et  plus  tard  par  M.  d'Adhémar.  Plus  loin,  vers  l'ouest  et  le  sud,  le^ 
environs  de  Dax,  le  centre  de  TEspagne  autour  de  Madrid,  le  Por- 
tugal; en  Italie,  la  vallée  du  Pô,  les  environs  de  Pérouse,  enfin  le 
centre  de  l'Algérie,  l'Egypte  et  même  le  Cap,  témoignent,  selon  l'opi- 
nion raisonnée  de  M.  de  Mortillet,  de  l'extension  de  la  race  chel- 
léenne,  qui,  toujours  semblable  à  elle-même  par  les  produits  de  son 
industrie,  pourrait  bien  résumer  les  traita  de  cette  première  expanr 
sion  à  travers  les  continens  qui  nous  a  paru  avoir  dû  caractériser  la 
marche  de  l'humanité  à  son  origine.  Ce  qui  lujtoriserait  cette  croyance, 
c'est  la  présence  non  douteuse,  tellement  elle  résulte  d'une  frappante 
similitude,  de  ces  mêmes  instrumens  chelléens  dans  l'Amérique  du 
Nord.  Nous  en  avons  déjà  parié  d'après  M,  de  Nadaillac;  M.  de  Mor- 
tillet n'est  pas  moins  affirmatif  à  leur  égard.  Il  les  signale  dans  les 
alluvions  glaciaires  de  la  vallée  du  Delaware  (New-Jersey),  par 
75  degrés  de  longitude  ouest,  d'une  part,  et,  d'autre  part,  dans  le 
bassin  du  Bridger  (Wyoming),  à  la  même  latitude,  entre  le  40*  et  le 
44**  degré  de  latitude  nord,  mais  à  4,000  kilomètres  de  distance 
des  premiers,  par  110  degrés  de  longitude  ouest.  L'Amérique  aurait 
donc  été  peuplée  aussi  par  la  race  chelléenne  venue  du  nord  en 
même  temps  qu'en  Europe,  pénétrant  à  la  fois  dans  les  deux  conti- 
nens, atteignant  de  part  et  d'autre  la  ménoe  latitude  et  arn^  des 
mêmes  instrumens. 

Ces  instrumens  si  caractéristiques ,  leur  uniformité  même  em- 
pêche de  les  méconnaître.  Parmi  eux,  presque  aucune  diversité, 
comme  dans  les  âges  subséquens.  La  division  du  travail,  cet  indice 
certain  de  la  supériorité  industrielle,  est  ici  réduite  à  son  plus  bas 
degré.  La  hache  chelléenne,  toujours  la  môme,  a  cependant  dû  ser- 
vir à  plus  d'un  usage.  C'était  là  son  mérite  aux  yeux  des  hommes  qui 
rébauchèrent,  parfois  avec  une  rare  régularité;  c'est  aussi  le  signe 
de  l'évidente  infériorité  de  la  race  qui  sut  la  tailler  et  se  boraa  * 
durant  des  milliers  d'années  à  son  emploi  exclusif,  l'appliquant  sans 
doute  à  une  foule  d'emplois.  Mais,  d'abord,  est<ebîen  là  une  hache 
au  sens  naturel  du  mot?  M.  de  Mortillet  démontre  victorieusement 
qu'il  n'en  est  rien  et,  examinant  de  près  l'instrument  chelléen,  il  en 
précise  les  traits  et  en  détermine  la  vraie  nature.  Impropre  à  tout 
emmanchement,  uniquement  destiné  à  être  tenu  en  main,  il  mérite 
le  nom  de  «  coup  de  poing;  »  en  lui  tout  est  calculé,  la  dimension,  la 
forme  du  contour,  dans  le  seul  dessein  de  faciliter  le  mouvement  de 
la  main  qui  retenait  et  serrait  ce  disque  en  amande,  pointu  par  une 
de  ses  extrémités,  plus  ou  moins  tranchant  sur  les  bords,  souvent 
échancrè  ou  un  peu  tordu,  fréquemment  aussi  demeuré  brut  par 
un  bout^  émoussé  en  manière  de  talon  et  lait  pour  être  saisi  et  em- 


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n^^^^—" 


l'hOMUS  PBQÉHISTMIQUE.  lU 

poigné.  L'iiODiiii0  cheUéen  devait  attaquer  ou  se  déf^dre  avec  un 
UUoa,  une  maflaue  en  boia  plus  ou  moins  lourde  et  dangereuse  ; 
maïs,  aree  l'arme  d'attaque  ou  de  défenee,  qui  %  nécessairement 
péri  sans  laisser  de  trace»  il  possédait  l'outiU  l'outil  indispensable^ 
s'appKquant  à  toutes  les  fins,  remplaçant  à  lui  seul  la  baobe»  le  cou- 
teau, le  ciseau»  la  gouge;  perçant»  sciant  ou  taillaot  aelon  le  cas, 
aussi  simple  que  rintelligenee  qui  Fa:vait  créé  et  s'adaptant  i  tous 
les  métiers,  qui  n'avaient  ak>rs  ni  nom  ni  but  bien  précis  et  se  réduir 
saient  à  aider  l'homme 'enfant  dans  ce  qu'il  voulait  entrepr^Klre. 
Quand  on  compare  l'un  à  l'autre  ces  «  coups  de  poing  »  cbeîléena,  si 
peu  variés  en  apparence,  figurés  dans  le  «  musée  préhistorique,  » 
on  discerne  pourtant  comme  un  germe  encore  faible  de  différenciai- 
tioQ  qui  se  laisse  entrevoir.  L'extrémité  demeure  brute  et  Usse, 
parfois  arrondie  et  cylindrique,  comme  pour  donner  lieu  k  un 
manche,  tandis  que  la  sommité  se  rétrécit  et  s'allonge  en  une  vraie 
pointe.  II  semble  qu'on  reccMmaisse  les  rudimens  d'un  poinçon  ou 
bien  qu'on  aperçoive  un  coin.  D'autres  fois  le  disque,  réguUèrôment 
amygdaloîde  d'ordinaire,  affecte  un  contour  deUoide,  ou  bien,  au 
contraire,  il  offre  l'aspect  d'un  fer  de  lance.  Ge  sont  là  pourtant  des 
varialimis  secondaires  qui  disparaissent  généralement  dans  l'uni- 
formité de  la  masse  des  objets  réunis. 

La  division  croissante,  mais  lentement  effectuée  du  travail  indus- 
trie, semble  avoir  été  la  tâche  réservée  à  l'ftge  suivant,  celui 
du  Houstier,  qui  se  soude  an  précédent  et«  avec  une  moindre 
perfection  dans  les  détails,  montre,  en  revanche,  plus  d'habi- 
leté et  de  rapidité  dans  le  procédé,  un  sœtiment  plus  utilitaire 
dans  l'emploi  du  silex  taillé.  Les  instrumens  obt^otus  par  p^cus- 
sion,  et  fiais  à   'aide  de  retouches,  sont  déjà  biead  plus  variés  et 
leur  forme  mieux  appropriée  aux  usages  auxquels  ils  étaient  desti-* 
nés.  C'est  donc  une  spécialisation  plus  avancée  et  qui  tend  à  se 
perfecUonner  graduellement.  Le  climat  européen  est  devenu  plus 
rude;  les  glaciers  marchent  vers  leur  plus  grande  extension; 
l'homme  «  moustiérien  »  est  oUigé  de  s'abriter  dans  les  cavernes, 
où  les  vestiges  de  son  industrie  deviennrat  aussi  fréquens  que 
ceux  qu'il  a  laiaBés  épars  sur  le  sd.  Du  raste,  selon  H.  de  MortiU^ 
et  selon  la  vraisemblance,  la  race  et  l'époque  du  Moustier  ne  sont 
qu'un  prolongement  de  celles  de  Ghelles.  Seulement  l'homme,  pressé 
par  le  climat,  se  réfugie  dans  des  cavernes.  Sous  l'empire  de  néces- 
sités qu*il  ignorait,  il  éprouve  des  besoins  auparavant  inconnus.  Il 
devient  forcément  pins  industrieux;  il  s'arme  en  vue  du  combat; 
pour  la  vie,  désormais  plus  rude.  La  nature  vivante  change  autour 
de  lui;  les  grands  animaux  s'éclaircissent  :  le  mammouth  a  décidé- 
ment supplanté  l'éléphant  antique;  au  rhinocéros  de  Merck  a  suc- 
cédé le  rhinocéros  aux  narines  cloisonnées;  le  cheval,  le  «  méga--; 


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112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Geros,  »  ou  cerf  des  tourbiërest  au  bois  gigantesque,  les  ours,  le 
glouton,  le  résine,  le  cerf  du  Canada,  le  bœuf  musqué,  raurochs 
entourent  l'homme  de  leur  foule  et  Tobligent  à  repousser  leurs 
attaques,  ou  l'engagent  à  les  poursuivre.  La  chasse  devient  pour 
lui  une  nécessité  de  premier  ordre;  mais,  en  définitive,  c'est  tou- 
jours la  race  chelléenne  et  ses  rares  débris  qu'il  faut  interroger 
pour  se  faire  une  idée  des  traits  physique  de  l'homme  européen 
dans  la  partie  ancienne  des  temps  quaternaires. 

Tant  que  le  soin  de  donner  aux  morts  un'e  sépulture  durable  n'a 
pas  été  une  préoccupation  chez  les  plus  anciennes  races,  les  chances 
de  recueillir  leurs  restes  authentiques  et  de  reconstituer  leurs  carac- 
tères physiques,  à  l'aide  de  leurs  ossemens,  sont  demeurées  très 
faibles.  Les  fauves  qui  hantaient  les  cavernes  y  traînaient  leurs  vic- 
times et  elles-mêmes  y  restaient  souvent  à  l'état  de  cadavres* 
L'homme  qui,  à  partir  du  moustiérien,  séjournait  aussi  dans  les 
excavations,  y  a  laissé  les  ossemens  des  animaux  qu'il  ^vait  mangés, 
des  débris  de  foyers  et  des  instrumens  mêlés  aux  cendres  ;  mais, 
s'il  n'avait  pas  encore  l'idée  d'honorer  ses  morts  en  les  déposant 
dans  un  lieu  particulier,  destiné  à  protéger  leurs  dépouilles,  il  ne 
gardait  pas  non  plus  ces  dépouilles  auprès  de  lui.  D'ailleurs,  il 
existe  bien  des  usages  relatifs  à  l'ensevelissement,  et  maintenant 
encore,  les  tribus  de  l'Amérique  du  Nord  placent  leurs  morts  sur 
des  arbres  ou  les  exposent  dans  des  cabanes  dressées  sur  des  pieux. 
Ce  sont  là  des  rites  qui  peuvent  et  doivent  avoir  précédé  ceux  de 
la  sépulture  dans  des  grottes,  puis  sous  des  pierres  disposées  de 
manière  à  rappeler  les  grottes  en  les  imitant  artificiellement.  L'homme 
qui  choisit  ce  mode  de  sépulture  obéissait  visiblement  à  la  pensée 
de  procurer  au  mort  une  demeure  semblable  ou  même  supérieure 
en  beauté  à  celle  qu'il  avait  possédée  de  son  vivant.  Cette  idée,  déjà 
complexe,  a  dû  venir  tard.  Il  ne  faudrait  pas  en  conclure  cependant 
que  l'homme  chelléen  abandonnât  ses  morts  sans  aucun  souci  de 
leur  donner  une  tombe  ;  mais  si  son  arme  principale,  la  massue,  n'a 
pu  laisser  de  vestiges,  une  sépulture  à  l'air  libre  n'en  aurait  pas 
laissé  davantage,  et,  de  plus,  elle  expliquerait  la  perte  à  peu  près 
absolue  des  ossemens  humains  de  l'époque.  Les  quelques  débris 
venus  jusqu'à  nous  seraient  ceux  d'individus  morts  par  accidens,  et 
cette  circonstance  permettrait  de  comprendre  pourquoi  la  même 
pénurie  n'a  pas  lieu  pour  les  ossemens  des  autres  animaux  con- 
temporains, qui  n'auraient  pas  été,  comme  l'homme,  systématique- 
ment  soustraits  à  l'enfouissement  après  leur  mort. 
.  Les  pièces  iausses  ou  douteuses,  rapportées  sans  preuves  à  l'épo- 
que chelléenne,  une  fois  écartées,  M.  de  Mortillet  ne  retient  pour 
légitimes  qu'uu  bien  petit  nombre  d'ossemens.  ils  constituent  la 
race  qui,  étudiée  au  point  de  vue  purement  anatomique,  a  reçu  de 


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^mmmmmmmËm 


l'homhb  phéhistorique.  ils 

MM.  de  Qaatrefages  et  Hamy  le  nom  de  race  de  Ganstadt,  à  cattse 
d'un  crâne  extrait  du  lehm  de  cette  localité,  où  il  était  associé  à  des 
os  d'éléphant,  en  1700,  par  le  duc  Eberhard  de  Wurtemberg.  Ce 
crâne,  celui  d'Éguisheim  prés  de  Colmar,  les  blocs  de  Denise  prés 
du  Puy,  par-dessus  tout  le  crâne  de  Néandertbal,  enfin  la  mâchoire 
dite  de  la  Noulette,  c'est  là  tout  et  c'est,  il  faut  l'avouer,  peu  de 
chose.  Pourtant,  c'est  |ssez  pour  laisser  reconnaître  le  front  et  le 
menton  fuyant  en  arriére,  les  muscles  fortement  accusés,  l'épais- 
seur des  os,  enfin  la  voussure  surbaissée  et  remarquablement 
allongée,  dans  le  sens  antéro-postérieur,  de  la  calotte  crânienne. 
Voilà  l'homme  de  Néanderthal  de  M.  King,  qui  n'est  guère  compa- 
rable qu'au  Boschiman  et  à  l'Australien  de  nos  jours,  mais  qui  en 
diffère  autant  et  plus,  selon  M.  de  Mortillet,  que  ceux-ci  ne  diffèrent 
de  l'Européen.  La  saillie  des  arcades  sourciliéres,  le  développement 
de  la  partie  occipitale  du  crâne,  certaines  empreintes  de  cicatrices 
remarquées  sur  l'individu  retiré  de  la  grotte  de  Néanderthal  ont 
porté  M.  de  Mortillet  à  le  croire  violent  et  batailleur;  il  va  même 
jusqu'à  lui  refuser  le  langage  articulé,  en  se  fondant  sur  l'absence 
de  l'apophyse  a  géni  ;  »  mais  c'est  aller  bien  loin  sans  doute  dans 
la  voie  des  conjectures  à  propos  d'un  si  petit  nombre  de  documens 
et  si  incomplets. 

Nous  ne  savons  rien  de  plus  sur  l'homme  primitif  européen.  Se 
serait-il  ensuite  éteint  au  contact  de  races  plus  nobles  et  plus  récentes, 
après  avoir  longtemps  persisté  aux  mêmes  lieux  sans  éprouver  de 
changement?  Son  extension  simultanée  sur  un  grand  nombre  de 
points  donne  lieu  de  penser  qu'à  l'origine  au  moins  il  représente,  non 
pas  une  race  particulière,  mais  un  fonds  commun  destiné  à  se  modi* 
fier  peu  à  peu,  après  s'être  localisé  et  particularisé,  à  la  faveur  des 
conditions  de  milieu  très  variées  rencontrées  çà  et  là.  L'homme  de 
Néanderthal  serait  alors  la  souche  de  ce  qui  a  suivi.  C'est  lui  qui, 
s'avançant  vers  le  sud,  aurait  peuplé  la  terre  et  se  serait  ensuite 
divisé  en  races  locales  et  en  tribus.  L'époque  du  Moustier  montre- 
rait, en  Europe,  la  suite  de  ce  premier  état,  et  le  phénomène  de  U 
localisation  des  races,  dont  nous  avons  parlé  au  commencement  de 
cette  étude,  aurait  poursuivi  sa  marche  en  amenant  des  résultats 
très  divers  selon  les  circonstances  et  les  conditions.  Les  périodes 
qui  suivirent  celles  du  Moustier  et  qui  sont  nommées,  l'une  «  solu- 
tréenne, »  l'autre  a  magdalénienne,  »  par  M.  de  Mortillet,  à  raison  des 
stations  typiques  de  Solutré  (Saône-et-Loire)  et  de  la  Madeleine 
(arrondissement  de  Sarlat,  Dordogne),  correspondraient  ainsi  aux 
temps  où  l'homme  localisé  se  transforme  peu  à  peu,  revêtant  sur 
divers  points  les  caractères  spéciaux  qui  distinguent  les  races, 
développant  des  aptitudes  aussi  diverses  que  les  lieux  mêmes  où 

TOMK  L?U.  ~  1883*  g 


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ÎIA  REVUE  DBS  nWïX  MOUDES. 

il  s'est  fixé,  s'arrâtant  à  des  degrés  inégsux  et  successifs  de  cette 
écbeile  qu'il  a  été  destiné  à  gravir,  mais  qui  ne  conduit  au  plein 
exerdoede  ses  facultés  les  plus  nobles  qu'à  la  condition  d'atteindre 
lâB  ploB  hauts  échelons. 

TH. 

Le  c  solutréen  »  n'est  qu'une  transition,  et  une  transition  assez 
rapide,  même  d'après  les  évaluations  de  durée  relative  adoptées  par 
M.  de  Mortitlet.  li  semble  que  le  solutréen  réponde  plutôt  à  un  can- 
tminemeot  régionsd  qu'à  une  époque.  En  tout  cas,  cet  âge  conduit 
an  suivant,  celui  de  la  Madeleine,  ou  a  magdalénien.  »  Tous  deux 
sont  l'expression  ethnique  du  glaciaire  proprement  dit,  c'est-à-dire 
de  cette  période  d'abaissement  calorique  qui  coïncida  en  Europe 
avec  le  retrait  graduel  des  glaciers,  tandis  que  le  climat  tendait  à 
devenir  à  la  fois  plus  sec  et  plus  extrême  et  que  les  grands  pachy- 
dermes, i^écialement  le  mammouth,  disparaissaient  peu  à  peu, 
éliminés  par  la  rigueur  croissante  des  saisons  et  l'appauvrissement 
de  la  végétation.  Au  contraire,  le  renne  et  le  dieval  se  multiplient* 
Le  premier  surtout,  d'abord  rare  et  sans  doute  confiné  plus  au 
nord  ou  dans  le  voisinage  des  montagne^,  descend  vers  les  plaines 
et  occupe  tout  le  centre  de  l'Europe,  sans*  pénétrer  cependant  ni  en 
Espagne,  ni  en  Provence,  ni  en  Italie.  Malgré  les  innombrables 
variétés  qu'il  présente  et  qui  n'ont  pas  été  encore  méthodiquement 
déterminées,  ce  renne  est  bien  celui  des  Lapons  actuels,  qui  s'est 
avancé  au  cœur  de  l'Europe,  à  la  faveur  du  froid  et  de  l'extension 
énorme  des  glaciers.  Il  abonde  dans  la  plupart  des  stations  solu- 
tréennes ou  magdaléniennes.  Mus  tard,  il  remontera  vers  le  cercle 
polaire,  dont  il  ne  quitte  pas  actuellement  les  alentours.  Au  miliea 
d'une  foule  de  fauves  énumérés  par  M.  de  Mortillet  et  que  l'homme 
devenu  chasseur  poursuit  pour  se  nourrir  de  leur  chair,  se  vêtir  de 
leur  peau,  et  dont  il  utilise  les  parties  dures  en  vue  de  son  indus- 
trie, le  renne  et  le  cheval  tiennent  le  premier  rang.  A  Solutré,  le 
cheval  domine  ;  on  a  compté  les  squelettes  de  vingt  mille  au  moins, 
peut-être  de  quarante  mille  individus.  C'est  bien  le  cheval  actuel, 
avec  une  tête  plus  grosse  relativement  au  corps,  qui  est  petit  ou  de 
taille  moyenne,  avec  des  membres  forts,  des  muscles  vigoureux.  Il 
se  rapproche  par  certains  détails  anatomiques  de  l'hipparion  son 
ancêtre.  Ni  le  cheval  ni  le  renne  n'étaient  alors  domestiqués,  et  le 
chien  était  encore  inconnu.  Cest  à  la  course  ou  par  des  pièges  que 
l'homme  de  cette  époque  s'emparait  des  animaux;  il  les  tuait  sur 
place  ou  les  garrottait  pour  les  apporter  sur  les  points  où  il  habi- 
tait et  s'en  nourrir.  Le  mammouth  était  alors  une  sorte  d'animal 
légendaire,  retiré  au  fond  de  certaines  forêts,  excitant  la  curiosité, 


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l'hoiimi  préhistobique.  115 

assez  répandu  pourtant  pour  fournir  de  l'ivoire  et  aussi  pour  que 
rhomme  de  cet  âge»  frappé  de  son  aspect,  ait  songé  à  graver  ses 
traits,  que  son  burin  nous  a  mavement  transmis.  EfiectiveiDent, 
rhomme  de  Solutré  et  de  la  Madeleine  est  devenu  artiste  à  sa  mani^  ; 
matériellement  et  psychologiquement,  son  état  s'est  modifié  et  les  * 
progrès  accomplis  sont  immenses.  La  division  du  travail  industriel, 
longtemps  obscure  ^  à  peine  marquée,  est  maintenant  effective.  Si 
le  silex,  la  pierre  pour  mieux  dire,  est  encore  la  seule  matière 
employée  au  début,  à  Solutré,  la  taille  atteint  son  apogée;  les 
pointes  en  feuilles  de  laurier  étonnent  par  leur  extrême  régularité 
et  la  finesse  de  leurs  retouches.  Les  pointes  a  à  cran,  »  disposées 
pour  être  emmanchées,  sont  très  habilement  exécutées.  Cependant, 
durant  le  cours  du  magdalénien,  un  nouvel  élément  industriel  vient 
s'ajouter  au  premier  ;  l'os  est  travaillé  à  son  tour,  ainsi  que  l'ivoiie 
et  la  corne  des  cervidés.  C'est  là  une  transformation  et  un  progrès 
véritable.  La  substance  employée  se  spécialise  aussi  bien  que  Tins- 
truukent  lui-oième.  Nous  avons  vu  les  pointes  de  javelots  et  de  dards, 
très  artistement  retouchés  sur  les  deux  fiaces,  destinées  à  être  emman- 
chées; les  grattoirs  ne  sont  pas  moins  bien  appropriés  à  l'usage 
auquel  ils  étaient  exclusivement  appliqués.  Dans  le  magdalénien, 
les  instrumens  conservent  ce  caractère  d'utilité  immédiate;  ils  four* 
nissent  la  lame,  le  perçoir,  le  burin,  la  scie.  Avec  l'os  travaillé 
paraissent  les  aiguilles,  les  harpons,  enfin  les  objets  de  pur  omo- 
ment,  les  sculptures  et  ciselures. 

Certaines  représentations  donnent  de  curieux  détails  sur  l'homme 
et  les  animaux  de  l'époque.  Le  renne.  Tours,  le  mammouth  ont  été 
figurés.  L'homme  est  toujours  nu  ou  parait  l'être.  On  connaît  l'image 
d'une  femme  enceinte  dont  le  corps  semble  couvert  de  poils  abon- 
dans  ;  mais  ce  sont  peut-être  des  rides  ou  eDcore  l'indice  de  vête- 
mens  de  peaux.  Un  homme  marche  avec  un  bâton  appuyé  sur  son 
épaule.  D'après  JL  de  Mortillet,  les  mains  ouvertes  ne  montreraient 
jamais  le  cinquième  dmgt,  toujours  replié  sous  les  autres,  ^  cette 
allure  aurait  caractâisé  l'homme  magdalénien*  Nous  disons  l'homme, 
mais  il  ne  faut  plus  ici,  croyons-nous,  le  prendre  d'une  façon  géné- 
rale. De  même  que,  par  la  division  du  travail,  les  produits  de  l'in- 
dustrie s^  sont  spéicialisés,  de  même,  après  une  première  exten- 
sion, les  races  humaines  se  sont  différenciées  en  se  localisant.  Ce 
sont  les  plus  anciens  résultats  de  cette  localisation  en  Europe  que 
nous  découvre  le  magdalénien.  La  race  de  Solutré,  dont  les  poiotes 
en  feuille  de  laurier  sont  si  achevées,  celle  plus  récente  et  plus 
artiste  des  grottes  du  Périgord,  dont  nous  admirons  les  dessins 
naïfs  et  les  essais  de  sculpture,  nous  traduisent  les  premiers  efforts 
de  cet  esprit  d'initiative  et  de  proi^rès  relatifs  qui,  après  la  locali- 
sation des  races  humaines,  conduisirent  qualqu^-unes  d'entre  elles 


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110  EEYCB  DES  DEOX  MONDES. 

à  des  inventions  matérielles  et  à  des  conceptions  idéales  et  par  elles 
jusqu'aux  limites  de  cette  culture  suprême  de  Tensemble  de  nos 
facultés  qui  mérite  le  nom  de  civiiiîuition.  Nous  sommes  encore 
bien  loin  certainement  de  ce  niveau  élevé  qu'un  très  petit  nombre 
*  de  races  réussirent  seules  à  atteindre.  Les  tribus  dont  nous  nous 
préoccupons  ici,  et  qui  peuplaient  la  France  avant  la  fin  du  qua- 
ternaire,  avaient  bien  en  elles  quelques  éclairs  avant-coureurs  de 
cet  esprit  intuitif,  quelques  germes  latens  de  sens  créateur  et  ini- 
tiateur; mais,  en  regardant  les  choses  de  plus  près,  on  comprend 
que  ces  germes,  étouffes  à  leur  naissance,  n'ont  rien  de  fécond  ni 
de  définitif;  il  s'agit  plutôt  d'une  éclosion  hâtive,  d'un  signal  qui 
ne  sera  répercuté  par  aucun  écho. 

Comme  le  démontre  avec  raison  M.  de  Hortîllet,  dans  cette 
Europe  du  quaternaire  récent,  l'homme  de  la  Madeleine  est  chas- 
seur, actif,  ingénieux,  frappé  du  spectacle  que  déploie  autour  de 
lui  la  nature  vivante.  Il  possède  un  foyer;  il  a  ses  joies  et  ses  tris- 
tesses, il  célèbre  ses  chasses,  il  sait  se  procurer  certaines  jouis- 
sances à  l'aide  des  arts  d'imitation  et  d'ornementation.  Enfin  il 
reconnaît  des  rangs  et  une  hiérarchie,  puisqu'il  possède  des  insi- 
gnes d'honneur  et  des  marques  de  commandement;  mais  c'est  là 
tout  :  point  d'agriculture, aucune  domesticité;  hi  ces  honunes  pren- 
nent soin  de  leur  sépulture,  elle  est  placée  en  plein  air;  et  aucun 
indice  légitime  n'a  encore  permis  de  signaler  des  tombes  de  cet 
ftge,  construites  avec  la  pensée  de  protéger  les  restes  des  morts  en 
leur  élevant  un  abri  durable,  imiié  de  leur  demeure  pendant  la 
vie,  selon  des  rites  et  dans  des  lieux  déterminés.  Tout  cela  est 
réservé  à  l'âge  suivant.  On  voit  que  nous  ne  touchons  pas  encore, 
surtout  en  Europe,  à  l'aurore  des  plus  anciennes  sociétés  régu- 
lières. L'âge  magdalénien  répond  à  un  état  particulier  qui  nous 
montre  les  résultats  des  plus  anciennes  localisations  des  races 
humaines,  désormais  parquées  dans  des  régions  où  elles  se  déve- 
loppent à  part,  mais  bientôt  aussi  se  toucliant,  se  pénétrant  et  se 
mêlant  à  l'aide  d'émigrations  qui  leur  ont  très  rarement  permis 
d'accomplir  entièrement  à  l'écart  leur  perfectionnement  dénnitif. 

Quelle  était  cette  race  magdalénienne?  Peut-on  se  prononcer  à 
l'égard  de  ses  traits  physiques  et  de  sa  structure  ostéologique? 
Une  découverte  demeurée  célèbre,  celle  des  sépultures  de  Cros- 
Magnon,  due  à  M.  Louis  Lartet,  qui  avait  extrait  plusieurs  corps 
d'une  grotte  renfermant  des  débris  de  l'âge  de  la  Madeleine,  avait 
porté  la  plupart  des  savans  à  considérer  ces  restes  comme  ceux  de 
la  race  artistique  du  Périgord.  Mais  cette  opinion,  adoptée  par  les 
auteurs  du  grand  ouvrage  Crama  ethnica^  est  repoussée  par  M.  de 
Mortillet,  qui  découvre  à  Cros-Magnon,  ainsi  qu'à  Furfoox,  à  Auri- 
gnac,  et  à  Menton  des  indices  de  remamemens  postérieurs,  opérés  à 


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l'homme  PRÉHISTaRIQUB.  117 

l'âge  de  la  pierre  polie  ou  «  robenhausien.  »  On  aurait  alors  uti- 
lisé comme  lieux  de  sépulture  les  réduits  et  les  grottes  habitées 
antérieurement  par  l'homme  de  la  Madeleme,  qui,  lui,  ne  pratiquait 
pas  ce  mode  d'ensevelissement.  Cette  circonstance,  d'ailleurs , 
explique  naturellement,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  la  rareté 
des  ossemens  de  cet  âge,  rareté  singulière  au  premier  abord,  si  Ton 
s'attache  à  la  multitude  des  produits  de  l'industrie.  L'auteur  que 
nous  suivons  ne  supplée  que  bien  imparfaitement  à  cette  lacune 
par  des  inductions  tirées  de  l'étude  des  diverses  représentations 
humaines  dues  aux  dessinateurs  magdaléniens.  Les  traits  que  l'au- 
teur prend  pour  des  poils  et  qui  témoigneraient  de  la  villosité  des 
hommes  de  ce  temps,  ne  seraient-ils  pas  plutôt  des  indications  gros- 
sières de  vètemens  appliqués  sur  le  corps  et  provenant  de  la 
dépouille  des  animaux?  Il  est  certain  que  de  pareilles  œuvrçs,  en 
leur  attribuant  une  certaine  naïveté  dans  le  rendu,  ne  sauraient 
reproduire  que  des  contours  approximatifs,  analogues  à  ceux  que 
trace  sur  nos  murs  la  main  furtive  des  enfans  ou  celle  des  per- 
sonnes dont  le  dessin  n'a  pour  guide  que  le  seul  instinct.  Pour 
M.  de  Mortillet,  la  race  européenne  magdalénienne  n'aurait  été 
qu'un  prolongement  modi6é  de  celle  de  Cfaelles  et  du  Moustier. 
Les  mélanges  par  migration,  la  coexistence  de  plusieurs  races  dif- 
férant par  le  crâne,  brachycépales  et  dolichocéphales  juxtaposés, 
seraient  postérieurs  au  quaternaire  récent,  postérieurs  à  l'extinc- 
tion du  mammouth  et  au  retrait  du  renne  se  repliant  vers  le  nord. 
Alors  serait  venu  un  âge  pendant  lequel  le  climat  s'adoucissant  de 
nouveau,  les  glaciers  s'étant  retirés  jusqu'au  pied  des  montagnes, 
la  mer  ayant  abandonné  le  nord  de  T Europe  pour  se  renfermer  dans 
ses  limites  actuelles,  une  ère  nouvelle  aurait  été  inaugurée.  C'est 
cette  ère  de  développement  et  d'activité  continus,  dont  les  progrès 
nous  conduiraient  enfin  de  terme  en  terme  jusqu'à  l'invention  des 
métaux  et  ensuite  jusqu'à  l'histoire  proprement  dite.  Mais  cette 
période  dernière  comprend  elle-même  plusieurs  sous-périodes.  Les 
métaux  sont  d'abord  inconnus,  et  en  admettant  même,  ce  qui  est 
fort  possible,  que  leur  usage  ait  été  découvert  plus  tôt  sur  un  point 
que  sur  un  autre,   en  Asie  qu'en  Europe,  par  exemple,  sur  les 
lieux  mêmes  où  ils  auraient  été  trouvés  et  mis  en  œuvre  avant  de 
l'être  ailleurs,  il  a  existé  forcément  une  période  pendant  laquelle  la 
pierre  était  encore  la  seule  matière  employée  pour  la  confection 
des  in^trumens  de  travail.  Certains  arts,  point  de  départ  nécessaire 
de  toute  société,  avaient  pourtant  commencé  à  être  exercés  :  ainsi, 
la  domestication  des  animaux  utiles,  à  commencer  par  le  chien, 
l'agriculture  et,  par  suite,  l'adoption  de  certaines  plantes  alimen- 
taires, l'usage  de  la  poterie,  enfin  un  groupement  des  hommes  et 
de  leurs  habitations  en  vue  d'uae  défense  commune,  en  vue  aussi 


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118  REVUS  DBS  DEUX  MONDES. 

de  la  pratique  des  rites  religieux  et  des  honneurs  rendus  aux 
morts,  tels  sont  les  points  principaux  qui  marquent  les  linéamens 
des  plus  anciennes  sociétés  et  qui  se  rattachent  à  un  ordre  de 
choses  antérieur,  non-seulem^it  à  toute  civilisation  naissante,  mais 
à  l'invention  môme  des  métaux. 

C'est  à  une  semblable  époque,  ayant  laissé,  sur  une  foule  de 
points  de  l'Europe,  de  la  Scandinavie  à  la  Suisse,  du  cœur  de  la 
France  au  sud  de  l'Italie  et  ailleurs,  des  milliers  de  vestiges  de 
toute  sorte  que  AL  de  Mortillet  a  appliqué  le  nom  de  robenhau- 
sienne.  Pour  le  suivre  sur  ce  nouveau  terrain  et  s'avancer  jusqu'à 
l'âge  du  bronze,  il  faudrait  entrer  dans  des  détails  qui  nous  entraî- 
neraient trop  loin.  Le  robenhausien  est  l'époque  des  dolmens  et 
aussi  celle  des  cités  lacustres.  L'homme  commence  alors  à  sortir 
de  l'enfance.  S'il  ne  connaît  pas  l'usage  des  métaux,  du  moins  en 
Europe;  s'il  ne  possède  qu'une  agriculture  et  une  industrie  rudi- 
mentaires  ;  si,  à  certains  égards,  son  existence  est  misérable,  obligé 
qu'il  est  pour  éviter  la  famine  de  ne  négliger  aucune  ressource  ali- 
mentaire en  ayant  recours  dans  sa  détresse  aux  mûres,  aux  cor- 
nouilles,  à  la  châtaigne  d'eau,  aux  pommes  sauvages,  pourtant  il 
sème  déjà  le  blé  et  l'orge ,  il  tisse  de  grossières  étoffes  de  lin,  il 
façonne  des  vases  en  poterie  et  les  fait  durcir  au  feu,  enfin,  il  élève 
à  ses  morts  de  véritables  moniunens,  qui  ne  sont  que  des  grottes 
artificiellement  reproduites  à  l'aide  de  pierres  brutes  régulièrement 
disposées.  Les  rites  et  l'invocation  religieuse,  les  procédés  de  méde- 
cine et  de  chirurgie,  une  sorte  de  luxe  dans  le  mobilier,  des  pra- 
tiques :  les  unes  superstitieuses  ou  singulières^  comme  la  trépana- 
tion ;  les  autres  rationnelles  et  relatives  aux  réductions  des  fractures, 
commencent  alors  à  se  répandre.  On  sent  que  l'on  touche  au  moment 
des  grandes  idven tiens,  des  efforts  gigantesques  tendant  à  élargir  le 
cercle  d'abord  si  étroit  des  connaissances  et  des  procédés. 

Ces  élans  de  l'homme  primitif,  arra^chant  à  la  nature  ses  secrets, 
auront  par  eux-mêmes  quelque  chose  de  plus  spontané  que  nos 
évolutions  sociales  si  complexes,  si  étroitement  enchaînées  à  un  pn>- 
grès  antérieur.  Le  rôle  des  initiateurs  qui,  s'instituant  chef^de 
tribus,  surent  les  grouper,  les  réunir  dans  des  villes  et  leur  don- 
ner des  lois  marquées  de  l'empreinte  de  leur  génie,  nous  a  été  trans^ 
mis  comme  un  des  plus  lointains  souvenirs  de  l'histoire,  llénès, 
Nemrod,  Âssur  personnifient  sans  doute  des  peuples  entiers;  mais 
ces  peuples  qui  naquirent  un  jour  à  la  vie  politique,  c'est  le  plus 
souvent  à  l'aide  d'une  action  réellement  individuelle,  par  l'inQuence 
des  héros,  des  êtres  inspirés  et  supérieurs,  qu'ils  percèrent  la  nuit 
qui  avait  enveloppé  leur  berceau.  Lorsque  les  circonstances  et  la 
race  combinées  amenèrent  ces  sortes  d'élans,  l'homme  encore  jeune 
et  demeuré  plastique  n'eut  qu*à  se  précipiter  dans  la  voie  nouvelle 


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L*UOMME  PREHISTORIQUE.  119 

qui  s'offrait  à  lui.  L'espace  qa'onlui  montrait  s'étalait  à  perte  de  vue 
etj  dans  ses  visions,  il  entrevoyait  confusément  d'immenses  desti- 
nées. Il  se  levait  alors  et  suivait  les  chefs  en  qui  s'incarnaient  ses 
instincts  et  qui  formulaient  ses  aspirations.  Si  loin  que  remonte  l'his- 
toire, elle  ne  va  pas  jusqu'à  ces  scènes  primitives,  qu'elle  laisse  pour- 
tant deviner.  S'il  nous  était  donné  de  les  reconstituer,  nous  verrions 
les  peuples,  au  sortir  de  l'inconscient,  s'éveiller  à  la  vie  sous  l'em- 
pire d'idées  qui,  devenues  ensuite  traditionnelles»  les  gouverneront 
durant  des  siècles* 

L'idéal  ne  s'est  révélé  à  l'homme  que  lorsque  celui-ci  a  su  le 
ravir  avec  une  violence  instinctive;  mais  alors  aussi  une  sorte 
d'enivrement  est  venue  saisir  les  esprits,  devant  qui  s'ouvrait  pour 
la  première  fois  l'accès  de  ce  monde  des  idées,  sans  lequel  notre 
race,  limitée  à  un  horizon  borné  à  quelques  inventions  matérielles,  y 
serait  restée  à  jamais  confinée.  Elle  n'aurait  ainsi  pas  même  atteint 
le  positif  et  le  réel,  en  renonçant  à  poursuivre  le  spirituel  et  le  divin. 
C'est  là  ce  qui  explique  l'extrême  inégalité  des  races  humaines. 
Elles  ont  toutes  possédé  originairement  la  faculté  innée  de  se  per- 
fectionner, mais  cette  voie  du  perfectionnement,  avec  ses  mille 
degrés  successifs,  beaucoup  ont  cessé  de  bonne  heure  de  la  gra- 
vir ;  d'autres  s'y  sont  engagées  résolument,  et,  arrivées  à  une  cer- 
taine hauteur,  elles  ont  senti  palpiter  en  elles  comme  un  germe 
mystérieux;  une  vibration  inconnue  leur  a  révélé  une  sorte  d'har- 
monie dont  rien  jusque-là  ne  leur  avait  fait  soupçonner  l'existence. 
C'est  l'écho  de  cet  enchantement  de  l'intelligence  qui  naît  à  la 
lumière,  dont  les  premiers  Yédas  ont  gardé  le  retentissement  à 
peine  affaibli.  —  Quand  les  Aryens,  nos.  lointains  ancêtres,  s'éveil- 
lèrent à  la  vie  sociale,  dans  les  hautes  vallées  de  l'Asie,  entre  le 
Caucase  et  l'Indus;  quand  ils  marchèrent  insoucians  et  enthoumastes 
dans  plusieurs  directions,  hors  de  leur  paradis  terrestre,  invoquant 
la  divinité  protectrice  et  l'apercevant  dans  les  nuages,  dans  la 
lumière  du  soleil,  dans  la  foudre,  se  croyant  aux  prises  avec  des 
forces  mystérieuses  et  leur  prêtant  l'idéal  qu'ils  portaient  en  eux; 
quand  ils  joignaient  à  des  mœurs  simples,  à  l'instinct  des  arts,  aux 
pratiques  de  l'agriculture,  le  sentiment  de  ce  qui  élève  l'âme, 
l'amour  de  la  famille,  l'impresmon  de  cette  beauté  souveraine  qui 
rayonne  dans  la  nature,  ils  représentaient  bien  alors  le  type  de  ce 
que  Thomme  a  de  plus  pur,  (te  ce  qui  lui  a  donné  l'empire,  enfin 
de  ce  qui  seul  peut  maint^iir  cet  empire  aux  races  demeurées 
fidèles  à  leur  plus  haute  destinée,  en  éloignant  d'elles  les  risques  de 
la  déchéance. 


6.  DE  Saporta. 


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LES 


NOUVEAUX  ROMANCIERS 

AMÉRICAINS 


11^ 

HENRY    JAMES. 


Au  moment  môme  où  dous  constations  ici  le  grand  et  légitime 
succès  obtenu  en  Angleterre  par  les  nouveaux  romanciers  améiî- 
cains»  la  Quarterly  Beview,  attaquant  ce  succès  avec  une  certaine 
âpreté»  le  qualifiait  d'engouement  et  allait  jusqu'à  prétendre  qu'il 
suffisait  désormais,  pour  qu'un  roman  rèusstt  auprès  des  lecteurs 
anglais,  que  son  auteur  fût  de  Boston  ou  de  New-York.  Ce  critifue 
sévère  qui  évoque  les  noms  de  Cooper,  d'Irving  et  de  Hawthorne 
pour  diminuer  le  mérite  de  leurs  successeurs,  MM.  William  llowells 
et  Henry  James,  s'indigne  assez  justement  des  comparaisons  oiseuses 
établies  entre  ces  jeunes  réalistes  et  un  maître  tel  que  Dickens,  il 
déclare  très  haut  sa  préférence  pour  Balzac,  et  sans  doute  il  n'a 
pas  tort,  mais  est-il  bien  fondé,  d'ailleurs,  à  leur  reprocher  le  goût 
invétéré  de  l'analyse  psychologique,  le  dédain  des  péripéties  saisis* 
santés  et  de  la  catastrophe  imprévue?  On  pourrait  lui  répundre  que, 
dans  de  plus  hautes  sphères,  George  £iiot  avait  ce  go&t  et  ce  dédain  « 

(1)  Vojres  U  Rwuê  du  !•'  février. 


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LES   NOUYBAUX  ROMANCIERS  AMÉRICAINS.  121 

en  commun  avec  eux.  Il  parait  s'étonner  aussi  de  l'incroyable  liberté 
avec  laquelle  certains  Américains  dénoncent  les  travers  de  leurs  com- 
patriotes. Est-ce  vraiment  à  la  critique  étrangère  de  s'en  scandaliser? 
Peut-être,  après  tout,  se  montrerait-elle  moins  susceptible  si  M.  James, 
pour  ne  parler  que  de  lui,  était  seulement  coupable  d'avoir  pris  quel- 
quefois l'Amérique  à  partie.  Ce  que  sans  doute  on  lui  pardonne  avec 
plus  de  peine,  c'est  de  n'avoir  pas  ménagé  davantage  les  Anglais, 
ni  du  reste  aucun  des  types  européens  qui  lui  sont,  grftce  à  la  vie 
errante  qu'il  mène,  aussi  familiers  que  ceux  de  son  propre  pays. 
Nous  en  convenons,  cette  plume  élégante  et  acérée  ne  pèche  ni 
par  l'excès  d'indulgence  ni  par  l'optimisme,  mais  il  est  difficile  de 
lui  refuser  d'avoir  poussé  très  loin  l'observation  de  la  nature  humaine 
modinée  selon  les  différons  milieux,  l'art  des  portraits,  l'horreur  de  la 
banalité,  une  distinction  de  forme  enfin  qui  semblerait  devoir  appar- 
tenir à  quelque  artiste  consommé  du  vieux  monde  plutôt  qu'à  un 
pionnier  dans  le  champ  si  nouvellement  défriché  de  la  littérature 
américaine?  Les  lecteurs  de  la  Revue  ont  déjà  pu  juger  par  deux 
échantillons  bien  choisis,  Eugène  Pickering  et  la  Madone  de  t avenir ^ 
des  qualités  profondes  et  subtiles  à  la  fois  qui,  chez  M.  James,  sont 
le  résultat  de  l'éducation  autant  que  de  l'hérédité. 

Né  à  New-York,  fils  d'un  écrivain  bien  connu,  il  eut,  contraire- 
ment à  la  tradition  qui  veut  que  les  débuts  littéraires  soient  durs 
dans  le  Nouveau-Monde,  toutes  les  facilités  possibles  pour  se  déve- 
lopper dans  une  atmosphère  d* étude  et  d'intelligens  loisirs;  la  des- 
tinée maligne  ne  le  condamna  pas,  comme  Howells  et  tant  d'autres,  / 
à  imprimer  la  prose  d'autrui  pour  vivre  avant  de  pouvoir  produire! 
lui-môme.  11  voyagea  dès  son  enfance  en  Angleterre,  en  France  et  i 
en  Suisse,  revint  étudier  le  droit  à  Harvard,  habita  enfin  New-Cam- 
bridge, cette  Athènes  des  États-Unis,  où  presque  tous  les  talons 
de  l'époque  ont  fait  leur  nid.  Là  il  publia  ses  premiers  ouvrages, 
mais  les  meilleurs  ont  été  écrits  en  Europe;  Henry  James  y  réside* 
le  plus  souvent,  passant  d'Angleterre  en  Italie,  avec  quelques 
haltes  à  Genève  ou  à  Paris.  Sa  patrie,  qui  le  voit  si  peu,  lui  a  long- 
temps gardé  rancune  de  cet  exil  volontaire  et  aussi  d'un  ouvrage 
charmant  qui  a  établi,  en  revanche,  sa  réputation  à  l'étranger.  Les 
jeunes  lilles  américaines  se  sont  révoltées  contre  Daisy  Millery  l'au- 
dacieuse évaporée  qui  transporte  une  flirtation  à  outrance  sur  les 
bords  du  Léman  et  sous  les  ombrages  du  Pincio,  toujours  suivie 
d'une  nuée  d'adorateurs  quand  elle  ne  va  pas  avec  un  seul  admirer  le 
Golisée  au  clair  de  la  lune.  La  porte  des  maisons  respectables  finit 
par  se  fermer  devant  elle  et  ses  excès  d'indépendance  la  séparent, 
pour  son  châtiment,  du  seul  homme  qu'elle  se  souciât  d'aimer.  La 
pauvre  folle  s'était  flattée  pourtant  de  l'amener  au  contraire,  à  la 
jalousie  et  à  la  passion  en  se  montrant  provocante  avec  d'autres  ; 


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122  RETCE   DES  DEUX  MONDES. 

elle  nesonrit  pas  à  sa  méprise.  Winterbourne,  celui  qu'elle  aimait  eo 
secret,  celui  qui  n'a  pas  su  la  comprendre,  tout  Américain  qu'il 
soit  lui-même,  est  foroé  bien  tard  de  lui  rendre  justice  :  — Je  me  sui$ 
trompé,  ditril;  j'ai  vécu  trop  longtemps  à  réiranger« 

Qui  ne  se  tromperait  comme  lui  7  On  ne  s'étonne  que  d'une  chose, 
c'est  que  Daisy  Miller,  au  milieu  de  ses  extravagances,  n'ait  pas 
rencontré  un  brutal  ou  un  lib^lin  qui  Tait  forcée  à  se  repentir 
d'avoir  joué  ainsi  avec  le  feu.  Par  bonheur  pour  elle ,  la  pauvre 
enfant  n'est  pas  venue  en  France  abuser  de  sa  liberté,  mais  les 
excentricités  relatives  de  plus  d'une  Américaine  à  Paris  nous  per^ 
mettent  de  juger  que  le  portrait  de  cette  brillante  et  superficielle 
créature,  innocente  sans  délicatesse,  n'est  nullement  chargé.  Il  n'y 
a  que  la  vérité  qui  fâche  ;  nous  ne  pouvons  donc  nous  étonner  des 
récriminations  qui  ont  éclaté  contre  M.  James.  £n  vain  l'auteur 
avail-il  donné  à  l'enfant  gâtée  plutôt  quecoupable  beaucoup  d'excuses: 
un  père  uniquement  occupé  k  gagner  de  l'argent  dans  TOuest,  une 
mère  aveugle  et  stupide,  des  origines  vulgures,  malgré  son  énorme 
fortune,  et  une  petite  tète  aussi  vide  qu'elle  est  ravissante.  11  avait 
commis  le  crime  irrémissible,  il  avait  frappé,  fût-ce  avec  une  rose, 
la  jeune  fille  américaine,  ce  despote  auquel  tout  est  permis  et  dont 
les  privilèges  sans  nombre  faisaient  dire  à  l'une  de  leurs  compa^ 
triotes  :  •*-  Je  ne  comprends  que  deux  réles  au  monde,  celui-là  ou 
celui  de  l'empereur  de  Russie. 

Nous  supposons  que  Bessie  Alden,  l'aimable  héroïne  d'un  Épi^ 
sodé  imematianaly  obtint  auprès  de  ces  dames  la  grâce  de  M.  James. 
Dans  une  seconde  nouvelle,  il  montra  l'Américaine  sur  son  propre 
terrain,  respectée,  quoi  qu'elle  fasse,  et  ne  faisant  rien,  en  somme, 
quand  elle  est  bien  élevée,  qui  puisse  donner  de  doute  sérieux 
sur  son  honnêteté  parfaite. 

Le  jeune  lord  Lambeth  voyage  pour  son  plaisir  d'Angleterre  à 
New-York;  il  porte  une  lettre  d'introduction  à  M.  Westgate,  qui  est 
naturellement  dans  les  affaires  et  invisible  tout  en  exerçant  une 
large  hospitalité  par  l'entremise  de  sa  femme,  que  le  monde  possède 
tandis  qu'il  travaille.  Cette  jolie  personne  a  une  sœur  accomplie  sotis 
tous  les  rapports;  rien  n'est  gracieux  comme  Faccueil  fait  au  voya- 
geur sur  une  piazia  de  Newport  par  H'*  Westgate  et  miss  Bessie. 

En  vue  de  la  mer  et  communiquant  au  plus  coquet  des  salons,  la 
piazca  nous  apparaît  garnie  de  coussins  moelleux,  dediaises  de  fan* 
taisie  dorées  à  nœuds  de  rubans,  où  sont  groupées  plusieurs  jeunes 
filles  en  compagnie  de  leurs  admirateurs.  L'un  de  ces  derniers  fait 
la  leaure  à  haute  voix.  Le  nouveau-venu  le  prie  de  ne  pas  s'inter- 
rompre. 

—  Oh!  non,  répond  très  librement  l'ime  des  dames,  personne 
ne  ferait  plus  attention  à  lui  maintenant* 


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LES  NOUVEAUX   BOlfANGIEBS  AMERICAINS.  12S 

Toutes  les  attentions,  en  eiFet,  se  concentrent  sur  l'étranger  ;  on 
rinterroge,  on  le  met  au  courant  du  pays  avec  un  niélange  délicieux 
d'obligeance  et  de  familiarité.  Bien  qu'une  mère  vigilante  l'ait  pré- 
muni contre  ces  sirènes,  peut-être  même  à  cause  de  cela,  le  jeune 
lord  Lambeth  est  captivé  dès  le  premier  instant;  miss  Bessie  le  con- 
duit partout  dans  son  petit  panier,  ils  s'égarent  ens^nble  parmi  les 
rochers  en  téte-i^tôte  et  les  questions  de  miss  Bessie  sur  la  vie 
anglaise  sont  sans  fin.  Ce  [que  lui  en  dit  lord  Lambeth  l'enchante 
au  point  qu'elle  promet  d'aller  faire  connaissance  avec  tout  cela  au 
printemps  suivant.  Si  lord  Lambeth  n'était  pas  le  plus  modeste  des 
hommes,  il  pourrait  se  figurer,  étant  noble  et  riche  et  fils  unique, 
que  cette  petite  Yankee  court  après  lui.  Il  ne  fait  point  cette  injure 
à  Bessie;  cependant  un  ami  qui  l'accompagne  est  moins  crédule  et 
avertit  par  télégramme  la  du(^esse,  mère  de  Lambeth,  que  son 
fils  lui  paraît  bien  près  de  perdre  la  tête;  sur  quoi  le  jeune  lord, 
par  télégramme  aussi ,  est  rappelé  en  Angleterre. 

Comme  elle  l'a  promis,  Bessie  y  vient  à  son  tour,  mais,  arrivée  à 
Londres,  sa  vive  intelligence  ne  peut  se  refuser  à  concevoir  plu- 
sieurs vérités  cruelles.  Ici  les  nneurs  sont  dilTérentes  de  ceUes 
de  l'Amérique;  on  l'accusera  d'avoir  suivi  lord  Lambeth  avec  le 
honteux  projet  de  donner  la  chasse  à  un  titre.  Si  belle,  si  bien 
élevée  qu'elle  soit,  elle  n'est  pas  son  égale,  selon  les  inexplicables 
préjugés  de  cette  société  aristocratique,  et  cependant  est-il  vrai- 
ment supérieur  sous  le  rapport  de  la  culture,  de  la  valeur  intellec- 
tuelle, du  sentiment  bien  entendu  de  la  responsabilité?  Elle  le 
compare  à  d'autres,  moins  brillamment  placés  sur  l'échelle  sociale, 
mais  plus  instruits,  plus  réellement  distingués  que  lui,  qui  devrait 
avoir  des  talens  à  la  hauteur  de  sa  naissance;  elle  commence  à 
mépriser  un  peu  le  rang  qui  l'avait  intéressée  en  Amérique.  La 
duchesse,  d'autre  part,,  s'efforce  de  la  blesser  par  cette  condescen- 
dante politesse  mêlée  d'impertinences  voilées  que  certaines  grandes 
dames  prodiguent  si  facilement  aux  bourgeois.  Bessie  déconcerte  à 
force  de  présence  d'esprit  et  de  simplicité  cette  mère  alarmée  qui 
comptait  essayer  de  tous  les  moyens  pour  lui  faire  lâcher  prise.  Ces 
moyens  se  trouveront  inutiles.  Le  départ  imprévu  des  deux  voya- 
geuses met  fia  au  roman  ébauché,  le  bon  sens  de  la  jeune  fille 
triomphe  d'une  inclination  naissante;  si  Bessie  a  souffert,  sa  sœur 
elle-même  n'en  saura  rien. 

N'est-ce  pas  là  une  contre-partie  suffisante  de  Daisy  Miller? 

Dans  ce  récit,  néanmoins,  comme  dans  l'autre,  l'appréciation  est 

toujours  juste,  trop  quintessenciée  peut-être,  avec  une  certaine  ten- 

jdance  au  dénigrement.  Les  héros  de  BL  James  nous  sont  mon- 

/très  tout  entiers  sous  leurs  bons  et  sous  leurs  mauvais  aspects, 

^  selon  le  procédé  de  George  Eliot;  l'impartialité  de  l'auteur  est 


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ISA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

telle  que  nous  devons  étudier  attentivement  chacun  de  ses  carac- 
tères, comme  nous  ferions  d'un  personnage  réel,  pour  surprendre 
peu  à  peu  ses  secrets,  pour  savoir  si  nous  devons  finalement  l'ai- 
mer ou  le  haïr;  bien  souvent  nous  restons  incertains,  comme  il 
arrive  dans  la  vie,  trouvant  des  excuses  à  ceci,  une  sorte  de  jus- 
tification à  cela.  C'est  dire  que  M.  James  n'écrit  pas  pour  le  gros 
public,  qui  veut  qu'on  lui  serve  des  émotions  toutes  prêtes  et  qu'à 
la  fin  du  volume  tout  soit  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des 
mondes  possible,  grâce  au  mariage  de  M.  X.  et  de  M^'*  ***.  Il 
dédie  ses  œuvres  aux  amateurs  de  psychologie,  il  détaille  sous 
leurs  yeux  les  drames  secrets  de  la  conscience,  des  cas  douteux, 
des  personnalités  complexes.  Cet  abus  essentiellement  moderne  du 
microscope  et  de  l'alambic  rend  ses  plus  longs  romans  d'une  lec- 
ture difficile  et  noie  l'intérêt  de  l'action  dans  des  considérations  à 
perte  de  vue,  mais  toujours  exactes  jusqu'à  la  cruauté,  sur  les  sen- 
timens,  les  motifs,  les  circonstances  infiniment  petites  qui  peuvent 
décider  d'une  conduite  humaine.  Nous  ne  nous  en  plaignons  pas 
pour  notre  part,  trouvant  grand  intérêt  aux  digressions  et  aux  hora^ 
Id'œuvre  que  pare  le  style  exquis  de  M.  James,  un  style  coulant  et 
{facile  sans  être  jamais  négligé.  Ces  longueurs  qu'on  lui  reproche  n'ont 
rien  de  commun  avec  le  remplissage  ;  elles  fourmillent  de  pensées 
ingénieuses  et  neuves,  de  mots  heureux,  de  traits  d'esprit  qui  ne  font 
que  de  discrets  emprunts  à  Y  humour  tel  qu'on  l'entend  en  Amé- 
rique. De  tous  les  écrivains  de  son  pays ,  Henry  James  est  celui 
I qui  tient  le  moins  à  provoquer  le  rire;  ses  plaisanteries  sont  rares, 
il  y  perce  une  pointe  de  sarcasme  quelque  peu  attristé  ;  il  évite  de 
pousser  ses  personnages  comiques  à  la  charge  et  reste  toujours, 
en  somme,  dans  les  limites  de  la  vérité  profondément  creusée 
qui  nous  conduit  par  une  pente  fatale  à  la  misanthropie.  Hâtons- 
nous  de  dire  que  Henry  James,  malgré  cette  tendance  habi- 
tuelle, s'entend  à  créer  çà  et  là  des  figures  sympathiques,  témoin, 
dans  the  Portrait  of  a  lady,  ce  charmant  Ralph  Touchett,  l'Amé- 
ricain fixé  en  Angleterre,  forcément  paresseux,  trop  malade  pour 
demander  des  plaisirs  à  l'activité  physique,  pour  qui  «  la  vie 
est  comme  un  bon  livre  lu  à  travers  une  traduction  misérable  » 
et  qui  se  résigne  si  noblement  à  placer  son  bonheur  dans  le  bon-| 
heur  d'autrui.  Faute  de  mieux,  il  vivra  par  l'observation,  par 
la  curiosité,  par  la  faculté  d'admirer,  par  l'exercice  de  l'esprit; 
un  grain  d'ironie  sans  malice  se  mêle  à  sa  philosophie  généreuse  et 
Taide  à  cacher  avec  pudeur  l'excès  de  sa  bonté.  Tous  les  lecteurs 
de  Henry  James  garderont  dans  leur  cœur  le  souvenir  de  ce  jeune 
homme  si  séduisant,  malgré  sa  laideur  et  ses  infirmités  ;  tous  pen- 
seront à  lui,  non  pas  comme  à  une  figure  de  fiction,  mais  comme  à 
un  ami.  Il  faut  reconnaître  que  Tart  de  tracer  les  caractères  demeure 


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LES  NOUVEAUX  ROMANCIERS  AlféRIGAINS.  125 

la  qualité  maltresse  de  l'auteur  de  Daisy  Miller^  des  Européens  et 
de  Quatre  Rencontres;  celui  d'enchaîner  les  événemens  avec  adresse, 
l'art  de  la  composition,  n'est  pas  ce  qui  le  distingue.  Créateur  du 
roman  international  proprement  dit,  il  nous  montre  presque  tou- 
jours un  Américain  égaré  en  Europe  et  aux  prises  avec  les  dilGcultés 
qu'il  y  rencontre,  avec  les  conflits  inextricables  qui  peuvent  résul- 
ter des  diiïérences  de  races  et  d'éducation.  La  plupart  de  ses  livres 
roulent  sur  le  même  sujet.  Parcourons  the  American^  comme  type 
du  genre. 

Le  digne  Christophe  Newman  est  parti  de  l'Ouest  avec  une 
efirayante  provision  de  dollars  qu'il  compte  dépenser  à  Paris  pour 
son  instruction  et  son  plaisir.  Jusque-là,  sauf  les  quatre  années 
qu'il  a  consacrées  au  métier  de  soldat  pendant  la  guerre  de  séces^ 
sion,  sa  vie  s'est  passée  à  gagner  de  l'argent,  son  pain  d'abord,  dès 
l'âge  de  quatorze  ans,  puis  des  millions.  L'action,  TeiTort  et  l'entre- 
prise lui  sont  aussi  naturels  que  de  respirer  ;  il  a  fait  de  ses  bras  et 
de  son  cerveau  tout  ce  qu'un  homme  peut  en  faire;  il  a  été  aventu- 
reux, il  a  connu  de  rudes  échecs  aussi  bien  que  de  grands  succès, 
mais  la  plus  âpre  jouissance  est  toujours  sortie  pour  lui  de  la  lutte 
elle-même.  Nous  ne  savons  vraiment  pourquoi  Henry  James  est 
accusé  par  ses  compatriotes  de  maltraiter  l'Américain.  Celui-ci, 
avec  sa  volonté  inébranlable  servie  par  des  muscles  d'acier,  son 
ingénuité  qui  n'est  jamais  niaise,  l'empire  qu'il  a  sur  ses  passions 
toutes  neuves  à  trente-six  ans,  nous  apparaît  bien  puissant  au 
milieu  de  la  vétusté  du  vieux  monde  qu'arpentent  ses  longues  jambes 
infatigables,  tandis  que  toutes  les  autres  ligures  empruniées  à  notre 
civilisation  s'agitent  au-dessous  de  lui  comme  autant  de  pygmées. 
Sans  doute,  il  commet  de  nombreuses  fautes  sous  le  rapport  de  la 
tenue  et  des  manières;  il  n'a  aucune  notion  d'art  et  prend  de  mé- 
chantes copies  pour  des  originaux  ;  il  s'obstine  à  respecter  des  demoi- 
selles qui  ne  demandent  qu'à  se  perdre  ;  mais  en  revanche  rien  n'en- 
tame la  cuirasse  de  principes  et  de  convictions  robustes  qui  le  rend 
invulnérable,  et  il  sort  intact  des  périls  de  son  voyage.  N'anticipons 
pas.  Le  voici  à  Paris,  dévoré  de  curiosité,  ne  sachant  point  au  juste 
comment  les  satisfaire,  se  demandant,  après  les  jours  de  labeur, 
ce  qu'il  fera  de  son  gain,  avec  un  sentiment  délicieux  de  loisir  qu'il 
exprime  ainsi  :  —  Je  voudrais  m'asseoir  six  mois  sous  un  ai*bre  à 
entendre  de  la  musique,  les  bras  croisés.  —  Cette  fraîcheur,  cette 
mélodie,  cette  sensation  exquise  de  repos,  il  trouve  tout  cela  dans 
un  vieil  hôtel  du  faubourg  Saint-Germain,  auprès  de  U*^*  de  Cintré. 
L'angélique  résignation  de  cette  aimable  femme,  qui,  veuve  d'un 
vieillard  qu'elle  n'a  épousé  qu'à  regret,  reste  en  proie  à  l'autorité 
impérieuse  d'une  mère  dominatrice,  le  pénètre  de  respect  et  d'at- 
tendrissementt  Elle  n'a  jamais  voyagé  hors  des  terres  de  sa  famille. 


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126  RETUE  DBS  DEUX  MONDES. 

ses  idées  ne  se  sont  jamais  ouvertes  à  rien  de  grand  et  qui  vaille  la 
peine  de  vivre,  son  cœur  n*a  jamais  battu.  Cette  existence  murée 
ressemble  beaucoup,  pour  un  Yankee,  au  sommeil  de  la  Belle  au 
bois  donnant  ;  il  rêve  de  délivrer  l'opprimée,  il  demande  sa  main  : 
pourquoi  ne  la  demanderait-il  pas?  11  est  riche,  —  qu'il  le  soit 
devenu  à  fabriquer  des  cuviers  de  blanchissage  ou  quelque  autre 
engin  prosaïque»  peu  importe,  —  il  peut  lui  assurer  une  existence 
brillante,  il  sera  le  meilleur  des  maris.  Les  préjugés  de  vieille  race 
lui  échappent  absolument.  U  vaut  un  autre  homme;  M""®  de  Cintré 
serait  même  disposée  à  reconnaître  qu'il  vaut  infiniment  mieux  que 
tous  les  hommes  qu'elle  a  connus,  mais  l'obstacle  est  dans  l'orgueil 
intraitable  de  la  famille  de  Bellegarde.  La  marquise  douairière  se 
croit  outragée  par  les  seules  prétentions  de  Newman;  un  instant 
toutefois  la  cuiHdité  la  fait  hésiter,  mais,  près  de  consentir,  elle 
reprend  sa  parole,  le  respect  humain  est  le  plus  fort.  Que  pensarait 
son  monde?  Et  Newman  croirait  en  vain  pouvoir  compter  sur 
l'auiour  de  M"^  de  Cintré.  En  France,  les  femmes  d'une  certaine 
éducation  ne  s'affranchissent  jamais  de  l'inflexible  tutelle  qui  s'im- 
pose au  nom  des  convenances  et  du  devoir  filial.  Les  vertus  mêmes 
qui  ont  rendu  M"'  de  Cintré  l'objet  d'un  culte  pour  Newman  la  déci- 
dent à  se  sacrifier;  ne  pouvant  être  à  lui,  elle  ne  sera  du  moins  à 
personne  :  un  couvent  de  carmélites  reçoit  cet  ange  qui  ne  sait  ici 
bas  que  baisser  le  front  et  replier  ses  ailes. 

La  fin  du  récit  est  remplie  d'mvraisemblances,  non  pas  dans  les 
sentimens,  mais  dans  les  situations;  on  l'attribuerait  volontiers  à 
miss  Braddon,  aux  romanciers  à  sensation,  plutôt  qu'à  im  raffiné  tel 
que  Henry  James.  Pour  mieux  souligner  la  générosité  de  Newman, 
l'auteur  lui  lait  découvrir  quelque  terrible  secret  qui  met  entre  ses 
mains  l'honneur  des  Bellegarde.  Dn  meurtre  a  été  commis  par  la 
douairière,  il  en  a  la  preuve;  après  avoir  tenté  en  vain  d'intimider 
ce  démon  d'orgueil,  il  pourrait  se  venger,  divulguer  le  passé  cri- 
minel, mais  Claire  est  au  couvent  pour  toujours,  ce  scandale  ne 
la  lui  rendrait  pas,  il  renonce  à  d'inutiles  représailles  et  brûle  un 
papier  révélateur  qui  laisserait  la  marquise  à  sa  merci. 

Nous  ne  nous  étonnons  pas  de  trouver  Newman  si  vivant,  si 
réel  ;  ce  qui  nous  émerveille,  c'est  la  vérité  du  caractère  de  Valen- 
tin  de  Bellegarde,  Tun  des  derniers  types  du  gentilhomme  fran- 
çais galant,  expansif,  spirituel,  doftt  toutes  les  vertus  se  bornent 
an  sentiment  un  peu  vague,  mais  exalté  Béanmoins,  de  Thoo- 
nrar,  qui,  à  la  grande  surprise  de  Newman,  parie  sans  cesse 
des  femmes,  convient  de  ses  bomies  iortunes  et  n'a  rien  trouvé  à 
faire  en  ce  siècle,  où  les  gens  de  sa  sorte  n'ont  plus  de  place,  que 
de  se  battre  pour  le  saint-père,  quitte  à  se  fidre  tuer  ensuite,  tout 
sceptique  qu'U  soit,  pour  les  beanx  yeux  d'une  fille  perdue.  — Cest 


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LES  NOUTBàDX  ROMANCIBIS  AMERICAINS.  127 

encore  la  jeune  marquise  de  Bellegarde  qui,  forcée  au  âécorum 
dans  sa  vie  extérieurei  se  rabat  sur  les  perv^sités  d'imaginatiooy 
rêvant  çà  et  là  quelque  escapade  secrète  dans  un  thé&tre  de  bas 
étage  ou  un  café  conçut»  du  reste  tout  à  ses  chiffons,  l'éalisaot  le 
type  accompli  de  la  cocodette^  cette  descendante  dégénérée  de  la 
lionne  \  —  c'est  surtout  M^^  Nioche,  ce  joli  monstre  intéressant 
par  son  ambition  et  sa  rouerie  natives,  qui  fait  de  la  peinture  an 
Louvre  en  attendant  l'occasion  favorable  et  immanquable  de  se 
lancer  dans  les  hautes  régions  du  demi-monde,  tandis  que  son  père, 
un  émule  encore  avili  du  père  Goriot,  veille  sur  sa  vertu,  tout 
prêt  à  lui  donnert  lorsqu'elle  cbanceUe,  les  conseils  de  son  expé- 
rience et  à  tirer  ensuite,  tout  en  larmoyant,  quelques  mraus  profits 
de  sa  chute*  —  On  voil  que  Henry  James  n'écrit  pas  spécialement  à 
l'intention  des  jeunes  filles,  comme  la  plupart  des  romanciers  de 
son  pays;  le  scalpel  qu'il  manie  d'une  main  assurée  va  chercher 
hardiment  certaines  plaies  qu'il  met  à  nu  sans  hésiter;  mais  toujours 
l'expression  reste  délicate,  et  nous  ne  connaissons  personne  qui 
puisse  se  vanter  à  plus  juste  titre  de  savoir  tout  dire  honnête- 
ment. Cette  qualité  rare  se  manifeste  surtout  dans  la  dernière  partie 
de  the  Portrait  of  a  lady.  C'est  seulement  dommage  que  l'origi* 
nalité  du  sujet  y  soit  gâtée  par  trqp  de  diffusion. 

Tandis  que  ihe  American  et  Roderick  NudsofL,  traitât  des  expé* 
rienoes  d'un  Américun  en  France  ert  en  Italie ,  the  Portrait  of  a 
lady  nous  fitit  assister  i  celles  d'une  Américaine  en  Angleterre.  Isa- 
bel  Archer,  jeune  orpheline  d'Albany,  est  amenée  en  Europe  par 
une  tante  excentrique  qui,  après  avoir  été  longtemps  brouillée  avec 
tous  les  siens ,  se  prend  d'amitié  pour  elle  et  le  lui  prouve  en  la 
faisant  voyager  : 

—  Comptei-vous  la  marier  7  demande  quelqu'un  à  la  tante, 
M»  Touchett. 

—  La  marier  I  répond  la  vieille  dame,  je  serais  bien  ftdiée  de 
lui  jouer  un  pareil  tour.  Elle  est  parfaitement  capable  de  se  marier 
ellê^dême.  Elle  a  pour  cela  toute  facilité. 

En  effet,  Isabel,  comme  presque  toutes  les  Américaines  qui  viennent 
en  Europe,  a  laissé  derrière  elle,  sinon  an  engagement,  du  moins  u«e 
demi-promesse*  A  peine  arrivée  en  Angleterre,  elle  inspire  une  vive 
passion  à  lord  Warburton,  un  grand  seigneur  libéral,  dont  les  idées 
prétendues  avancées  lui  font  hausser  lesépaules.  S'il  rêve  de  progrès, 
s'il  a  des  aspirations  radicales,  pourquoi  ne  commence-t-il  pas  par 
sacrifier  quelques-uns  des  prhiléges  qui  le  condamnent  à  mourir 
aristocrate  en  dépit  du  déguisement  auquel  se  laisse  prendre  ie  par* 
lement  dont  il  fait  partie,  maïs  qui  ne  saurait  tromper  une  fiUe  née  en 
pleine  république?  Lord  Warbuiton  est,  quoi  quil  en  dise,  conserva- 
teur, puisqu'il  veut  trat  garder.  Linoonséquenoe  d'une  pareille  con^ 


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128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

duite  divertit  miss  Archer;  elle  s'en  tient  à  admirer  sa  seigneurie 
comme  un  beau  vieux  tableau  et  elle  refuse  la  main  patricienne 
qui  tient  pourtant  un  revenu  de  cent  mille  livres  sterling  avec  une 
demi-douzaine  de  châteaux.  Se  marier  avant  d'avoir  vu  le  monde? 
Elle  ne  s'en  consolerait  pasl  Une  femme  de  son  ftge  a  autre  chose  à 
&ire  :  elle  veut  jouir  de  la  vie,  étudia  les  choses  par  elle-même  et 
n'aliénera  sa  liberté  qu'après  une  promenade  bien  complète  en 
Europe.  Son  cousin  Ralph,  qui  serait  amoureux  d'elle,  si  une  mala- 
die de  poitrine  assez  avancée  ne  lui  défendait  de  s'abandonner  à 
tout  autre  sentiment  que  l'amitié,  s'amuse  comme  un  bon  génie 
à  favoriser  les  désirs  d'isabel.  Par  ses  soins,  l'ardente  jeune  fille 
aura  le  nerf  nécessaire  à  ses  entreprises;  il  décide  son  père,  le 
banquier  Touchett,  à  inscrire  pour  une  grosse  part  sur  son  testa- 
ment Isabel  Archer.  Celle-ci,  bien  entendu,  ignore  qu'elle  est  rede- 
vable au  généreux  Ralph  de  ce  bienfait,  qui,  du  jour  au  lendemaiui 
transforme  la  pauvre  orpheline  en  riche  héritière.  Peut-être,  hélas  I 
ce  changement  lui  sera-t-il  funeste.  Il  attire  les  intrigans  autour 
d'elle.  Isabel,  qui  ne  s'est  pas  laissé  éblouir  par  le  titre  et  la  valeur 
personnelle  de  lord  Warburton,  qui  a  ignoré  l'amour  désintéressé 

!  de  Ralph,  qui  résiste  enfin  à  la  passion  tenace,  indestructible  du 
Bostonien  Goodwood,  ne  saura  pas  se  défendre  contre  les  pièges  que 
lui  tend  une  femme  astucieuse.  On  la  marie,  alors  qu'elle  croit  se 
marier  elle-même.  A  force  de  ruses  longuement  et  savamment 
menées,  une  certaine  H'"*  Merle,  intrigante  de  la  plus  perfide 
séduction,  qui  a  pris  sur  elle  peu  à  peu  tout  l'empire  que  peuvent 
exercer  la  souplesse  d'un  esprit  infernal  et  la  connaissance  appro- 
fondie du  monde,  la  donne  à  son  ancien  amant,  Gilbert  Osmond, 
qu'il  s'agit  d'enrichir  dans  l'intérêt  de  la  fille  adultérine  que,  seize 
années  auparavant,  elle  a  eue  de  lui.  Personne  n'a  jamais  soupçonné 
ce  noir  mystère  :  la  jeune  Pansy  est  née  selon  toute  apparence  d'un 
premier  mariage  d'Osmond,  contracté  au  loin. 

H""  Merle  et  Osmond,  d'origine  américaine,  sont  venus  tous  deux, 
dès  leur  jeunesse,  emprunter  au  vieux  monde  ses  vices,  ses  travers, 
ses  corruptions,  et  la  semence  empoisonnée  acquiert  un  développe- 
ment merveilleux  dans  ce  terrain  exotique.  Par  parenthèse,  les  plus 
Curieux  personnages  de  Henry  James  sont  les  Américains  qui  pren- 

/nent  en  Europe  leurs  lettres  de  naturalisation  :  il  a  peint  de  main  de 
maître  les  natures  hybrides,  les  monstres  complexes,  d'un  perni- 
deux  attrait,  que  nous  rencontrons  parfois  en  voyage,  et  sur  les- 
quels nous  avons  le  tort  de  juger  leurs  compatriotes,  très  disposés  à 
les  renier.  Miss  Leigh,  l'énigmatique  beauté  que  sa  mère,  dans 
Boderick  Hudson^  cherche  à  vendire  au  plus  offrant  et  qui  devient 
princesse,  appartient  essentiellement  à  certaine  catégorie  où  il  faut 
ranger,  mais  k  un  rang  supérieuTt  la  remarquable  figure  de  Gilbert 


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LES   NOUVEAUX  ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  129 

Osmond.  Ce  dédaigneux,  qui  n'a  jamais  consulté  que  ses  goûts,  qui 
professe  l'horreur  des  choses  vulgaires  et  affiche  sans  bruit  une 
haute  culture,  cet  esprit  critique  et  blasé  de  dilettante  qui  a  fait 
«  de  sa  vie  une  œuvre  d'art,  »  qui,  trop  indolent  et  trop  hautain 
pour  courir  lui-même  les  aventures,  ne  lutte  ni  ne  cherche,  et  laisse 
sa  vieille  maîtresse  lui  rabattre  le  gibier,  est  un  des  personnages 
les  plus  soigneusement  étudiés  que  Ton  puisse  rencontrer  dans  le 
roman  contemporain. 

Son  incomparable  distinction  charme  Isabel  comme  la  pudique 
réserve,  la  ravissante  timidité  de  MT  de  Cintré  ont  captivé  New- 
man  ;  mais  c'est  d'abord  un  sentiment  de  générosité  qui  la  décide 
à  l'épouser  :  il  tiendra  tout  de  sa  main,  et  elle  en  est  heureuse.  Fai- 
sant grand  cas  de  l'argent,  elle  veut  que  Gilbert  Osmond,  qu'elle 
croit  aimer,  en  possède,  et  elle  se  donne  avec  sa  fortune  sans  hésiter. 
Hélas  I  son  erreur  est  de  courte  durée  ;  bientôt  elle  sait  à  quoi  s'en 
tenir.  Chez  Gilbert  tout  est  affectation  ;  il  a  vécu  exclusivement  pour 
en  imposer  au  monde  ;  ses  goûts,  ses  études,  ses  talens,  ses  collec- 
tions, tout  avait  un  but;  sa  vie  solitaire  à  Florence,  pendant  des 
années,  a  été  une  pose;  son  ennui,  sa  tendresse  paternelle,  ses 
manières  exquises,  sa  mélancolie,  une  pose  ;  elle  a  beau  chercher, 
elle  ne  rencontre  rien  de  naturel  en  lui,  et,  tandis  qu'elle  s'étonne, 
qu'elle  s'afflige,  cet  odieux  mari  se  prend  graduellement  à  la  haïr  ; 
elle  a  trop  d'idées,  cela  le  gêne;  il  voudrait  qu'elle  s'en  débarrassât, 
qu'il  ne  restât  rien  d'elle  que  sa  jolie  apparence.  Caractère,  sincérité, 
convictions,  vertus,  tout  cela  est  de  trop  ;  il  n'aime  que  le  convenu, 
il  s'efforce  de  l'y  emprisonner.  Pauvre  Isabel  qui  errait  naguère  à 
travers  le  monde  comme  s'il  lui  appartenait  tout  entier,  heureuse, 
triomphante,  en  tirant  de  la  vie  tout  ce  qu'elle  peut  donner,  elle  étouffe 
dans  les  ténèbres  où,  systématiquement,  on  la  plonge!  Plus  d'air, 
plus  de  lumière  ;  il  faudrait  qu'elle  n'eût  d'autres  ambitions,  d'au- 
tres préférences  que  celles  de  son  mari;  elle  s'aperçoit  qu'Osmond 
n'a  aucuns  principes  ;  toutes  les  femmes,  à  l'en  croire,  sont  capa- 
bles de  prendre  des  amans,  toutes  mentent,  toutes  trahissent, 
toutes  ont  leur  prix.  Décidément,  Isabel  s'est  trompée,  elle  paie 
cher  cette  lamentable  erreur,  maïs  sans  se  plaindre,  en  n'accu- 
sant qu'elle-même.  La  seule  consolation  lui  vient  de  sa  belle-fille, 
un  type  idéal  d'ingénue,  élevée  au  couvent,  la  feuille  de  papier 
blanc  bien  nette,  immaculée,  sur  laquelle  tout  est  à  écrire  ;  mais 
elle  ne  peut  même  diriger  cette  enfant  à  sa  guise  ;  on  redoute  son 
influence,  on  s'est  servi  d'elle  pour  assurer  à  la  petite  Pansy  un  beau 
mariage,  selon  les  idées  de  M°^®  Merle,  voilà  tout.  Enfm,  un  jour 
néfaste  survient  où  l'affreuse  vérité  luit  pour  Isabel  :  les  raisons 
secrètes  de  son  mariage  lui  sont  révélées  par  une  folle,  la  comtesse 

TOME  Lyiu  —  1883.  9 


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130  REVUE  DE8  DEUX  MONDES. 

Gemini,  la  sœur  môme  d'Osmond...  Restera-t-elle  sous  le  jougi 
qu'elle  a  imprudemmQnt  choisi  de  porter?  profitera-t-ellQ  du  divorce, 
qui  lui  permettrait  de  récompenser  la  longue  constance  de  Good* 
wood?  L'auteur  no^s  le  laisse  igaorer  ;  sithe  American  pèche  par 
un  dénoûment  trop  mélodramatique,  tke  Portrait  of  a  lady  n'en  a 
pas  du  to^t,  Ghacuq  des  lecteurs  reste  libre  de  terminer  à  sa  guisQ 
les  aventures  d'Is,9J>el  et  nou$  n'y  voyons  pas. d'inconvénient,  l'esr. 
sentiel  ayant  été  dit,  tous  les  caractères  ayant  donné  ce  que  l'on* 
pouvait  attendre  d'eux.  II  y  en  a  de  bien  remarquables  au  second 
plap  :  celui  de  Ralph  Touchett,  que  nous  avons  esquissé  plus 
haut,  celui  de  lord  Warburton,  le  grand  seigneur  censé,  radical» 
qui  représente  une  partie  de  la  noblesse  anglaise  platoniqu^^ment 
réconciliée  avec  les  révolutions^;  le  vaporeux  pastel  de  Pansy,  la 
jeuiue  fille  élevée  dans  les  plus  strictes  tradiitons  latines»  sana 
volonté,  saps  talens  supérieurs,  sans  velléité  de  résistance,  saosi 
aucun  sentiment  de  sa  propre  valeur,  victime  touobante^  de  la  de&-. 
tinée,  facile  à  mystifier^  à  écraser,  puisant  toute  sa  force  dana 
l'unique, pouvoiic  qu'elle  a  de  s'attacha  sans  réserve;  puisM^»  Tou- 
chett, la  vieille,  Américaine  excentrique,  voyageuse  infatigable^  qi^, 
habite  Florence,  tandis  que  son  mari  est  à  Londres,  et  qui  rend  visite 
à  M.  Touchett  quand  son  capqce  l'y  pousse»  Dès  les  premiers  it^mps 
de  leur,  mariage,  elle  s'est  aperçue,  dit-elle  pour  toute  excuse^, 
qu'eUe  et  lui .  n'avaient  jamais,  envie  de  faire  la  même  chose  en- 
môme  tenips,  et  ils  se  sont  arrangés  de  façon  à  vivre  d'accos^^ 
Les  afiaires  de  M.  Touchett  le  fixent  en  Angleterre;  M''''  Touchett: 
déteste  la. cuisine  aiiglaise  et  le  brouillard;  n'est-ce  pas  assez  pour 
justifier  son  séjour  en  Italie?  Di^  reste,  eUe  se  réserve  de  filer  clo. 
temps  à  autre  sur  New^York  pour  y  placer  ses  fonds,  desqu^el^  son 
mari)  bien  qu'il  occupe  une  haute  situation  financière,  ne  se  môle 
pas.  Mais  la  plus  amusante  silhouette  de  ce  long  roman  est  celle 
d'Henriette  Stackpole,  le  reporter  femelle,  qui  fait  de  la  corres- 
pondance en  Europe  pour  les  journaux  américain3,  sans,  hésiter 
jamais  à  utiliser  les  gens  ,qui  la  reçoivent  aussi  bien  que  les  choses 
qui  l'entourent^  Le  blâme  qui,  chez  nous,  s'attache  à  une  indiscré- 
tion lui  échappe.  Elle  est  intelligente  pourtant  et  profondément 
honnête;  ses  coups  de  boutoir  soiit  distribués  avec  une  loyaujté 
brutale  ;  elle  n'exagère,  ni  ne  calomnie.  Le  seul  fait  de  vivre  dai 
sa  plume  suffit  pour  qu'on  l'estime  dans  son  pays,  mais  partout 
ailleurs  cette  brave  fille  fureteuse  et  tranchante^  avec  son  frano 
parler  et  sa  plume  aux  aguets^  serait  rangée  dans  la  catégorie  4eis^ 
pestes.  La  satire  très  piquante  et  très  mesurée  à  la  f(ris  dont  elle  est 
le  prétexte  a  choqué  plus  d'un  Américain. 

Encore  une  fois,  M.  James  nous  paraît  médiocarement  ambitieux 
déplaire  à  tout  le  monde;  les  esprits  critiques  de  la  trempe  du 


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LES   NOUTEAUX   ROMANCIERS  AMÉRICAINS.  131 

sien  tfont  pas  cette  fortune,  si  c'en  est  une;  ils  suivent  leur  pen- 
chant avec  l'indépendance  un  peu  dédaigneuse  qui  révèle  le  pen- 
seur et  l'artiste,  consignent  leurs  observations,  marquent  d'un  trait 
net  ce  qu'ils  croient  être  la  vérité,  quitte  à  laisser  dire  ensuite. 
Devenir  populaires,  rester  surtout  prophètes  chez  etix,  est  leur 
moindre  souci.  Dans  la  série  qui  commence  à  la  Pension  Beaure- 
pas  et  qui,  passant  par  le  Paquet  de  lettres  et  le  Point  de  vue^  n'est 
pas  près,  nous  l'espérons,  d'être  terminée,  l'auteur  de  the  Ameri- 
can a  plus  vaillamment  que  jamais  dit  leur  fait  à  ses  compatriotes, 
tout  en  portant  avec  une  égale  impartialité  sur  les  Européens  en 
général  ses  jugemens  de  cosmopolite  bien  renseigné.  Il  suppose 
un  certain  nombre  de  personnages  appartenant  à  différens  pays, 
réunis  dans  une  pension  de  Suisse,  il  nous  fait  faire  connaissance 
avec  eux,  divulgue  leurs  antécédens,  surprend  leurs  secrets,  déca- 
cheté leurs  lettres  et  trouve  moyen  de  nous  intéresser  à  ce  foyer  de 
menus  commérages  internationaux,  de  telle  sorte  que  nous  ne  regret- 
tons plus  ni  ses  nouvelles,  où  il  était  souvent  trop  à  l'étroit  pour 
les  développemehs  psychologiques,  ni  ses  romans  en  trois  volttmes 
qui  manqueht  de  chaleur,  de  mouvement  et  où  l'action  est  toujours 
délayée  outre  mesure. 

Analyser  ce  genre  d'ouVrage  si  merveilleusement  conforme  au 
génie  de  M.  James  serait  bien  difficile,  tout  le  charme,  subtil coitime 
la  brillante  poussière  sur  l'aile  d'un  papillon,  étant  dans  le  ton 
Original  et  familier  des  lettres,  la  Vivacité  des  ctlnversatiohs,  l'amu- 
filante  opposition  des  jtigemens  portés  sur  une  même  chose  tiu  une 
même  personne  par  un  pédant  de  Gœttihgue,  un  Parisien  entre- 
prenant, des  Atnérifeaines  avides  *de  tout  acheter  et  de  tout 
apprendre,  des  Anglaises  scandalisées,  etc..  L'auteur  s*incarhe 
dans  chacun  de  ses  perâonnages,  prend  tour  à  tour  leurs  préjugés, 
leurs  passions,  leurs  ridicules,  avec  une  souplesse  et  une  habileté 
prodigieuses.  Évidemment  il  a  rtalisé  le  désir  de  Stendhal,  qui 
têfvait,  pour  bien  cOùnàltre  la  nature  humaine,  de  «  vivre  daiis  une 
pension  bourgeoise  où  lès  gens  ne  peuvent  cacher  leurs  vérita- 
bles Caractères.  »  Une  pension  de  Genève  est  à  ce  titre  l'idéal  du 
genre  :  c'est  l'Europe,  c'est  le  monde  qui  défile  chez  M"*  'Bèau- 
repas.  Pour  donner  l'idée  de  la  trôisiètne  tnanière  de  M.  Henry 
James,  qui  est,  à  notre  avis,  la  meilleure,  nous  transcriroiis  ici 
son  dernier  ouvt^e,  ihe  Point  of  the  view.  Les  pages  suivantes 
traitent,  sous  forme  épistolaire,  du  retour  dans  leur  patrie  des 
deux  habituées  principales  de  la  penâion  Beaurepas,  M"  Ghùrch, 
une  mère  américaine,  prétentieuse  et  sans  le  sou,  éprise  des  a  pays 
historiques,  n  et  sa  fille,  miss  Aurora,  qui,  sous  prétexte  d'ap- 
prendre les  langues  européennes  et  de  recevoir  une  teintilre  des 
vieilles  philosophies,  a  erré,  depuis  son  enfance,  à  l'étranger,  tou- 


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132  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

jours  de  pension  en  pension.  Leurs  étonnemens  lorsqu'elles  ren- 
trent chez  elles ,  étonnemens  pleins  de  mépris  de  la  part  de  la 
mère,  et  mêlés  de  curiosités  passablement  enthousiastes  du  côté  de 
la  fille,  s'entre-croisent  avec  les  impressions  des  autres  voyageurs 
de  différentes  nationalités,  partis  sur  le  même  paquebot  :  une  vieille 
demoiselle  de  New-York,  à  demi  européanisée,  un  membre  radical 
du  parlement  d'Angleterre,  un  Américain  passionnément  converti  à 
Tancien  monde,  un  autre  Américain,  champion  ardent  du  nouveau, 
et  un  membre  de  l'Académie  française,  dissertant  sur  l'Amérique, 
chacun  à  son  point  de  vue. 


Miss  Aurora  Church,  en  mer^  à  miss  Whiteside^  à  Paris. 

Chérie,  le  bromure  de  sodium  a  été  tout  à  fait  inutile.  Je  ne  pré- 
tends pas  dire  qu'il  soit  inefficace,  mais  seulement  que  je  n'ai 
jamais  eu  l'occasion  de  le  tirer  de  mon  sac.  Groirez-vous  que  j'ai 
passé  tout  le  temps  du  voyage  sur  le  pont  à  me  promener  et  à 
causer?  Faire  douze  fois  le  tour  du  pont  équivaut,  dit-on,  à  un 
mille.  D'après  ce  compte,  j'ai  fait  mes  vingt  milles  par  jour.  Et  à 
chaque  repas,  un  appétit  de  matelot,  s'il  vous  platt  !  Naturellement, 
le  temps  était  délicieux;  je  n'ai  donc  pas  eu  grand  mérite.  Le  per- 
fide Océan  est  resté  bleu  comme  le  saphir  de  mon  unique  bague 
et  uni  comme  le  parquet  de  notre  salle  à  manger  genevoise.  Depuis 
trois  heures  nous  sommes  en  vue  de  la  terre,  bientôt  nous  entrerons 
dans  la  baie  de  New-York,  qui  passe  pour  admirable.  Sans  doute, 
vous  vous  la  rappelez,  quoiqu'on  dise  que  tout  change  si  vite  en 
ce  pays!  Moi,  je  ne  reconnais  rien,  mes  souvenirs  de  notre  voyage 
en  Europe  étant  très  affaiblis  par  le  temps;  il  ne  m'en  reste  que 
l'impression  désagréable  d'avoir  été  enfermée  tous  les  jours  une 
heure  dans  le  salon  pour  y  apprendre  par  cœur  des  poésies  reli- 
gieuses. Je  n'avais  que  cinq  ans,  et  je  crois  qu'à  cet  âge  j'étais 
extraordinairement  timide;  maman,  d'autre  part,  était  si  sévère  1 
Elle  l'est  encore,  seulement  cela  m'est  devenu  égal.  J'ai  été  fusti- 
gée de  telle  sorte,  moralement,  cela  va  sans,  dire,  que  ce  régime 
m'a  endurcie.  Il  est  vrai  que  les  enfans  de  cinq  ans  que  nous  avons 
à  bord  sont  insupportables  ;  on  les  a  toujours  sous  ses  pieds  ;  ce 
sont  naturellement  de  petits  compatriotes,  autrement  dit  de  petits 
barbares.  Non  que  je  veuille  poser  Ici  que  tous  nos  compatriotes 
soient  des  barbares  ;  ils  font  quelques  progrès,  paraît-il,  après  la 
première  communion.  Je  ne  sais  si  c'est  à  cette  cérémonie  qu'ils 
sont  redevables  de  l'amélioration,  d'autant  qu'un  grand  nombre 
s'en  passent  ;  mais  les  femmes  valent  mieux  assurément  que  les 


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LES   NOUVEAUX  ROMANCIERS   AMERICAINS.  iSt 

petites  filles.  Bon  I  j'oublie  déjà  votre  recommandation.  Avant  môme 
d'être  arrivée,  je  m'égare  dans  les  généralités...  Il  n'y  a  pas  de  mal 
à  cela,  je  suppose,  tant  que  ce  n'est  pas  pour  me  plaindre.  En  vérité, 
la  moindre  plainte  serait  de  l'ingratitude.  Jamais  je  n'ai  passé  un 
temps  aussi  agréable,  jamais  je  n'ai  eu  autant  de  liberté  dans  ma 
vie;  de  fait  je  suis  sortie  seule  tous  les  jours!  Si  c'est  un  avant-goût 
de  ce  qui  m'attend  làrbas,  l'avenir  me  sourit,  car  vous  pensez  bien 
qu'en  disant  que  je  suis  sortie  seule,  j'entends  que  nous  étions  tou- 
jours deux!  Et  la  seconde  personne  n'était  pas  maman.  Ellea  été  assez 
souffrante,  pauvre  maman  !  A  l'en  croire,  toutefois,  ce  n'est  pas 
l'effet  de  la  mer,  c'est  plutôt  l'approche  de  la  terre...  Oh!  elle  n'a 
aucune  hâte  d'arriver.  De  grosses  désillusions  nous  attendent,  pré- 
tend-elle. Qui  aurait  supposé  que  maman  eût  des  illusions  à  perdre ?•« 
Elle  a  l'esprit  si  philosophique  1  Quoi  qu'il  en  soit,  elle  reste  des  heures 
assise  en  silence,  l'air  grave,  les  yeux  fixés  sur  l'horizon.  Hier, 
je  l'ai  entendue  dire  à  un  Anglais  fort  original,  M.  Antrobus,  le 
seul  des  passagers  avec  qui  elle  cause,  qu'elle  avait  grand'peur  de 
ne  pouvoir  aimer  son  pays  natal  et  qu'elle  serait  désolée  de  ne 
point  l'aimer.  Elle  se  trompe;  elle  en  sera  ravie....  J'entends 
qu'elle  sera  ravie  d'avoir  à  désapprouver,  car,  si  tout  allwt  bien 
en  Amérique,  cela  serait  contraire  à  son  système.  Vous  le  connais- 
sez, le  système  de  maman  !  Il  était  opposé  à  notre  retour,  mais  le 
mien,  — j'ai  dû  inventer  de  mon  côté  un  système,  —  était  favx)- 
rable  à  ce  retour,  et,  bref,  mes  raisonnemens  l'ont  emporté.  Elle 
a  compris  que ,  n'ayant  pas  de  dot ,  je  ne  me  marierais  jamais 
en  Europe ,  et  j'ai  fait  semblant  d'être  fort  préoccupée  de  cette 
idée  pour  la  décider  à  partir.  Au  fond ,  cela  m'est  parfaitement 
égal.  Je  n'ai  qu'une  crainte,  c'est  de  mordre  trop  vivement  aux 
mœurs  de  mon  pays.  Déjà  j'ai  signifié  à  maman  que  je  serais  tou- 
jours en  course.  Quand  je  parle  ainsi,  elle  me  regarde  ;  ses  yeux  se 
dilatent,  puis,  lentement,  elle  les  referme.  On  dirait  que  le  mal  de 
mer  la  prend.  Je  l'engage  à  essayer  du  bromure  qui  est  dans  mon 
sac,  mais  elle  m'éloigne  d'un  geste  découragé...  De  nouveau,  me 
voilà  partie,  faisant  sonner  mes  petites  bottines  sur  le  pont,  si  bien 
balayé.  Cette  allusion  à  mes  bottines  n'est  pas  un  effet  de  la  vanité. 
En  mer,  les  pieds  et  les  souliers  des  gens  acquièrent  une  haute 
importance,  de  sorte  qu'il  faut  absolument  en  avoir  de  jolis.  On  ne 
regarde  que  cela  pendant  la  promenade  sur  le  pont;  vous  en  venez 
à  les  connaître  intimement  et  à  en  détester  quelques-uns. 

J'ai  peur  que  vous  ne  m'accusiez  d'avoir  déjà  pris  le  mors  aux 
dents  et  je  m'aperçois  moi-môme  que  je  n'écris  pas  comme  doit 
écrire  une  demoiselle  bien  élevée  ;  serait-ce  par  hasard  l'air  de 
l'Ainérique?  Cet  air  me  platt,  il  me  met  du  vif-argent  dans  les 
veines  ;  si  je  reste  à  griffonner,  c'est  que  j'ai  une  hâte  fiévreuse 


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13&  REVUE  DES  DEUX  MONNS. 

(f  arriva  et  que,  lorsqn'on  s^ocoiipe,  le  temps  passe  Wte.  Je  suis 
diws  le  saton  ;  e»  fiace  de  moi,  une  lucarne  de  sabwd  grande  ourerte 
laisse  entrer  tes  bonnes  odeurs  de  la  terre.  De  temps  à  autre,  je  me 
lère  et  je  vais  regarder  si  nous  nous  en  approdions...  Je  parle  de  la 
baie,  car,  pour  Fa  ville,  nous  ne  ^atteindrons  pas  avant  la  nuit.  Je 
ne  veux  pas  manquer  cette  baie  tant  vantée,  avec  ses  îles  adorables. 
Il  est  aisé  de  voir  que  ces  heures-ci  sont  les  dernières,  car  tout  le 
monde  s'empresse  d'écrire  les  lettres  qui  doivent  être  mises  &  h 
poste  dès  le  débarquement.  Nous  aurons  bien  de  l'ennui,  je  crois, 
avec  la  douane.  Songez  donc  à  tout  ce  qu'il  a  fklhi  acheter  en  pré- 
vision de  ce  fameux  mariage.  Nous  nous  sommes  ruinées  &  Paris, 
—  ce  qui  explique  en  partie  les  airs  solennels  de  maman,  —  mxâ» 
au  moins  je  serai  belle  1  Maman  me  semble  prête  à  dh^  ou  à  ftiire 
tfunporte  quoi  pour  esquiver  les  droits  odieux  qu*on  va  réclamer; 
comme  elle  le  fait  très  justem^t  observer,  elle  ne  peut  se  ruiner 
deux  fois!  Moi,  je  ne  sais  comment  on  aborde  ces  terribles  doua- 
niers, mais  je  compte  leur  dire  :  «  Voyons ,  messieurs,*  une  jeune 
fille  comme  moi ,  élevée  dans  les  traditions  les  plus  sévères  du 
vieux  monde,  reléguée  constamment  au  second  plan  par  une  mère 
vraiment  supérieure,.,  la  voilà,.,  jugez-en  vous-même;  —  voyons, 
une  ingénue  ne  saurait  être  soupçonnée  de  contrebande  1  que  peut- 
elle  rapporter,  sinon  quelques  petites  reliques  de  son  couvent?  »  Je 
n'ajouterai  pas  que  mon  couvent  s'appelait  le  magasin  du  Bon  Mar- 
ché I  Maman  me  gronde  depuis  trois  jours,  lui  avoir  imposé  autant 
de  malles  :  sept  entrerons  deuxl..  Il  faut  avouer  que  les  reliques 
tiennent  de  la  place. 

Les  passagers  continuent  de  vaquer  à  leur  interminable  eorres- 
poûdance.  Toujours  point  de  nouvelles  de  la  baie  I  M.  Antr(^)us, 
l'ami  de  ma  mère,  un  honorable  membre  du  parlement,  ferme  sa 
neuvième  missive.  Il  a  écrit  durant  la  traversée  une  centaine  de 
lettres  et  semble  inquiet  du  nombre  de  timbres^ste  qu'il  lui  fan* 
dra  se  procurer  m  arrivant.  C'est  un  homme  très  bien  informé  ;  il 
n'en  sait  pas  encore  assez  long  toutefois,  car  il  ne  cesse  de  faire 
des  questions  aux  gens.  Il  se  i^ropose  d'examiner  de  près  et  profon* 
dément  certaines  choses  ;  on  dirait  qu'il  a  d'avance  découvert  le  petit 
trou  révélateur  qtn  permet  cet  examen.  Il  marche  presque  autant 
quetnd,  mais  quels  souliers  ^rmesl  II  interroge  jusqu'à  moi- 
même...  J'ai  beau  lui  dire  que  je  ne  sais  absolument  rien  ^e  l'Amé- 
rique, cela  ne  l'arrête  pas,  il  recommence. . .  —  Comment  cela  se  pa»- 
serait-il  dans  un  de  vos  états  du  Sud-Ouest?  —  Voilà  une  de  ses 
phrases.  Me  voyez-vous  lui  rendre  compte  des  états  du  Sud-Ouest? 
Je  le  renvoie  à  maman,  un  peu  pour  taquiner  celle-ci. 

(c  H.  Antrobus  a  une  femme  cft  dix  enfans.  Rien  de  romantique.  •• 
Hais  il  est  muni  de  lettres  innombrables  pour  une  foule  de  gens  de 


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LES  NOUVEAUX  ROMANCIERS  AMÉRICAINS.  135 

làrbasy  —j'oublie  que  nous  arrivons  I  —  et,  en  dépit  de  ses  opi- 
nions singaliërement  avancées,  très  différentes  des  nôtres^  maman 
a  promis  de  lui  assurer  l'entrée  de  la  meilleure  société.  Je  me 
demande  ce  qu'elle  peut  savoir  de  la  meilleure  société  de  ce  temps- 
dyCar  diurant  nos  voyages  nous  n'avons  pas  gardé  de  relations  avec 
TAmérique,  et  personne,  j'en  ai  peur,  ne  nous  reconnaîtra  ni  ne  se 
souciera  de  nous.  N'importe  I  maman  croit  que  nous  serons  reçus  à 
tois  ouverts,  comme  si,  les  pauvres  Rucks  exceptés,  qui  ont  fait  ban- 
queroute et  ne  sont  plus  d'aucun  monde  probablement,  nous  pou- 
vions compter  sur  qui  que  ce  fût!  Mais  maman  a  l'idée  que,  môme 
sans  apprécier  l'Amérique,  nous  y  serons  pour  notre  compte  univer- 
sellement appréciées.  II  est  vrai  que  nous  commençons  quelque  peu 
à  l'être.  Vous  le  verriez  tout  de  suite  à  la  &çon  dont  MM.  Gockerel 
et  Leverett  m'invitent  sans  cesse  &un  tour  de  promenade.  Ces  deux 
jeunes  gens,  qui  sont  Américains,  ont  demandé  la  permission  de  me 
rendre  leurs  devoirs  à  New- York,  à  quoi  j'w  répondu  :  —  Mon 
Dieu, oui, si  c'est  l'usage  du  pays!  «^Bten  entendu,  je  n'ai  pas  osé 
répéter  ceci  à  maman,  qui  se  flatte  que  nous  avons  rapporté  dans  nos 
malles  un  assortiment  complet  d'usages  &  nous  et  qu'il  suffira  de  les 
secouer  un  peu  avant  de  les  endosser  en  arrivant.  Pourvu  que  ces  deux 
messieurs  ne  se  présentent  point  &  la  fois,  il  me  semble  que  je  ne 
serai  pas  trop  effarouchée.  Us  sont  prêts  à  se  prendre  aux  cheveux 
aussitôt  qu'il  s'agit  de  votre  pauvre  petite  servante,  mais  je  ne  suis 
que  le  prétexte;  ce  qui  les  divise  en  réalité,  c'est,  comme  le  dit 
ML  Leverett,  l'oi^sition  du  tempérament.  J'espère  qu'ils  ne  se  p<Nr- 
toront  pas  en  somme,  à  de  trop  vmlentes  extrémités,  car  je  ne  suis 
folle  d'aucun  des  deux*  S'ils  suffisent  pour  le  pont  d'un  navire, 
on  ne  s'en  soucierait  guère  dans  un  salon  ;  ils  ne  sont  pas  du  tout 
distingués,  qum  qu'ils  en  puissent  penser,.,  du  moins  M.  Leve- 
rett a  des  prétentions  sur  ce  chapitre  qui  parait  être  beaucoup 
plus  indifférent  à  M.  Gockerel.  Chacun  d'eux  m'amuse  en  passant, 
mais  je  me  lasserais  vite  de  l'un  ou  de  l'autre  s'il  s'agissait  d'une 
intimité  de  la  vie  entière.  Ni  l'un  ni  l'autre  du  reste  n'a  encore 
demandé  ma  main;  toutefois  il  est  clair  qu'ils  tournent  autour.  Ce  doit 
être  beaucoup  pour  se  jouer  pièce  réciproquement,  car  au  fond  ils 
ne  sembleot  pas  bien  sûrs  de  moi.  S'ils  le  sont  par  hasard,  c'est  le 
seul  point  sur  lequel  ils  s'entendent.  M.  Gockerel  abhorre  M.  Lete- 
rett,  il  l'appelle  un  petit  âne  malingre  ;  il  dit  que  ses  idées  sont 
mxMé  affectation,  moitié  dyspepsie.  M»  Leverett  ea  revanche  parle  de 
M.  Gockerel  comme  d'un  sauvage,  mais  d'un  sauvage  divertissant. 
Il  dit  que  touftes  choses  en  ce  monde  pourrai^ït  nous  amuser  si  doos 
regardions  du  beau  côté,  qu'il  s'agit  non  pas  d'aimer  ou  de  hiur, 
mais  de  comprendre,  que  comprendre,  c'est  pardonner.  Fort  bien, 
mais  je  n'aime  guère  cette  suppression  des  affections,  quoique  je 


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f36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

m'aie  nulle  envie  de  fixer  les  miennes  sur  M.  Leverett.  Il  est  d'dl- 
ieurs  très  versé  dans  les  arts  et  parle  comme  un  article  de  revue.  Il 
%  longtemps  habité  Paris;  c'est  le  gros  grief  de  H.  Gockerel  contre 
fui.  M.  Gockerel  ne  tarit  pas  sur  les  mauvais  effets  du  séjour  de 
Paris  et  de  l'Europe  en  général.  Si  maman  le  connaissait,  elle  le 
mépriserait  fort,  mais  elle  ne  le  connaît  pas,  puisqu'elle  ferme  tou- 
jours les  yeux  quand  il  passe  en  me  donnant  le  bras.  H.  Leverett 
cependant  me  dit  que  nous  verrons  bien  pis  que  M.  Gockerel.  Gelui-ci 
est  de  Philadelphie  et  il  insiste  pour  que  nous  allions  visiter  cette 
ville.  Maman  déclare  qu*elle  l'a  vue  en  1855  et  l'a  trouvée  affireuse. 
A  cela  M.  Gockerel  répond  qu'il  faut  ignorer  la  marche  du  progrès 
en  Amérique  pour  parler  de  ce  qu'était  une  ville  en  i855 1  II  y  a  de 
cela  un  siècle.  A  quoi  maman  réplique  vertement  qu'elle  sait  trop 
que  les  Américains  vont  vite,  si  vite  qu'ils  ne  prennent  le  temps  de 
rien  faire  de  bon,  et  M.  Gockerel,  qui,  —  rendons-lui  cette  justice, 
—  a  un  excellent  caractère,  termine  la  discussion  en  faisant  obser- 
ver que  maman  devrait  attendre  qu'elle  eût  touché  terre  avant 
de  porter  un  jugement.  —  Je  les  vois  d'ici  leurs  progrès,  riposte 
ma  chère  mère,  et  ils  me  soulèvent  le  cœur.  (Naturellement  cet 
échange  d'idées  a  lieu  par  mon  intermédiaire,  car  ils  ne  se  sont 
jamais  adressé  la  parole.) 

M.  Gockerel  réalise  ce  que  j'ai  entendu  dire  de  la  considération 
qu'en  Amérique  les  hommes  témoignent  aux  fenunes.  Évidemment 
Hs  se  plaisent  à  les  écouter  et  ne  les  contredisent  jamais,  politesse 
assez  négative  par  parenthèse.  On  peut  mettre  beaucoup  de  galan- 
terie dans  la  contradiction.  Je  remarque  qu'il  y  a  plusieurs  choses 
que  les  hommes  d'ici  ne  savent  pas  exprimer,  et  mon  observation 
porte  sur  tous  ceux  que  nous  avons  à  bord;  ils  ont  avec  les  femmes 
une  attitude  quasi  fraternelle.  Hais  je  vous  ai  promis  de  ne  pas 
poser  de  règle  générale  ;  peut-être  trouverai-je  des  manières  plus 
expressives  sur  le  prochain  rivage.  M.  Gockerel  retourne  en  Amé- 
rique après  un  aperçu  sommaire  du  vieux  monde,  avec  la  convic- 
tion renforcée  que  son  pays  est  le  seul  pays  possible.  Je  l'ai  laissé 
sur  le  pont  il  y  a  une  heure,  contemplant  la  ligne  des  côtes  à  l'aide 
d'une  lorgnette  d'opéra  et  disant  qu'il  n'avait  rien  vu  d'aussi  joli 
dans  tout  son  voyage.  Quand  j'ai  fait  observer  que  la  côte  me  sem- 
blait un  peu  basse,  il  a  répondu  que  cela  ne  serait  que  plus  facile 
d'aborder.  Aborder...  M.  Leverett  n'en  a  aucune  hâte.  Je  le  vois 
assis  dans  un  coin  du  salon  d'où  il  peut  m'observer;  lui  aussi, 
je  suppose,  écrit  des  lettres,  mais,  à  la  façon  dont  il  mord  sa  plume 
el  roule  les  yeux  de  côté  et  d'autre,  on  dirait  que  la  lettre  est  un  son- 
net et  qu'il  cherche  une  rime.  Peut-être  le  sonnet  m'est-il  dédié? 
J'oublie  qu'il  supprime  les  affections  I 

La  seule  personne  qui  intéresse  maman  est  le  grand  critique 


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LES  NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMERICAINS.  iiV 

français^  H.  Lejaune,  que  nous  avons  rbonneur  de  posséder  panas 
nous.  J'ai  lu  quelques-uns  de  ses  ouvrages,  bien  que  maman  blâme 
leurs  tendances  et  le  trouve,  lui,  un  effrayant  matérialiste.  Je  les 
ai  lus  avec  sa  permission  &  cause  du  style.  Vous  savez  que  H.  L^ 
jaune  est  un  des  nouveaux  académiciens.  Figurez-vous  un  Français 
comme  tous  les  autres,  seulement  moins  agité  peut-être  ;  il  porte 
une  moustache  grise  et  le  ruban  de  la  Légion  d'honneur.  C'est  le 
premier  écrivain  français  de  distinction  qui  soit  venu  en  Amérique 
depuis  M.  de  Tocqueville  ;  les  Français,  quand  il  s'agit  de  changei 
de  place,  ne  sont  pas  très  entreprenans.  Aussi  a-t-il  toujours  l'air 
de  se  demander  avec  étonnement  ce  qu'il  fait  dans  cette  galère* 
Son  beau-frère  l'accompagne,  un  ingénieur,  attiré  par  des  mines 
quelconques,  et  il  cause  avec  lui  seul,  car,  ne  parlant  pas  anglais, 
il  suppose  apparemment  que  personne  ne  parle  français.  Maman 
serait  ravie  de  l'assurer  du  contraire.  Elle  lui  adresse  un  petit  salut 
vague  et  un  sourire  quand  il  passe,  mais  il  ne  répond  qu'en  s'in- 
clinant  avec  le  plus  profond  respect,  au  grand  désespoir  de  ma- 
man. Le  beau-frère  ne  le  quitte  pas  plus  que  son  ombre.  Celui-là 
est  négligé  dans  ses  habits,  gros  et  barbu,  décoré,  lui  aussi.  Son 
unique  occupation  est  de  fumer  et  de  regarder  les  pieds  des  dames. 
Maman,  quoiqu'elle  en  ait  d'irréprochables,  n'ose  pas  s'aventurer  & 
rompre  la  glace.  Je  crois  que  M.  Lejaune  compte  écrire  un  livre 
sur  l'Amérique,  et  M.  Leverett  m'avertit  que  ce  livre  sera  terrible. 
M.  Leverett  a  lié  connaissance  avec  M.  Lejaune,  il  prétend  que 
M.  Lejaune  le  mettra  dans  son  livre;  il  dit  que  le  mouvement 
intellectuel  en  France  est  superbe.  En  général,  il  ne  fait  pas  grand 
cas  des  académiciens ,  mais  celui-ci  est ,  à  ses  yeux,  une  excep- 
tion, —  si  vivant,  si  personnel  I 

J'ai  demandé  à  M.  Cockerel  ce  qu'il  pensait  du  projet  de 
M.  Lejaune  d'écrire  sur  l'Amérique;  il  a  haussé  les  épaules.  Je  me 
suis  étonnée  qu'il  n'eût  pas  écrit  lui-même  sur  l'Europe.  A  l'en 
croire,  l'Europe  ne  vaut  pas  la  peine  qu'on  écrive  à  son  sujet;  d'ail- 
leurs, s'il  disait  ce  qu'il  en  pense,  les  gens  crieraient  au  paradoxe. 
Il  trouve  qu'on  est  superstitieux  en  Amérique  touchant  cette  vieille 
Europe;  il  voudrait  que  notre  pays  se  comportât  comme  si  l'Europe 
n'existait  pas.  J'ai  répété  ceci  à  M.  Leverett,  qui  m'a  répondu  :  a  Si 
l'Europe  n'existait  pas ,  l'Amérique  n'existerait  pas  non  plus ,  car 
c'est  l'Europe  qui  nous  fait  vivre  en  achetant  notre  blé.  »  —  Son  opi- 
nion est  qu'un  cruel  embarras  attend  l'Amérique  dans  l'avenir  ;  die 
produira  les  choses  en  quantité  si  prodigieuse  qu'il  ne  se  trouvera 
pas  assez  de  gens  dans  le  reste  du  monde  pour  les  acheter  et  que 
nous  demeurerons  avec  nos  productions,  hideuses  pour  la  plupart,  sur 
les  bras.  A  ma  demande  :  —  Trouvez-vous  donc  le  blé  une  pro- 
duction hideuse  ?..  —  11  a  répondu  qu'il  n'y  avait  rien  de  moins 


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138  RBVPE   DES  DEUX  MONDES. 

beau  que  trc^  de  nourriture.  Moi»  je  trouve  qu'à  nourrir  le  monde 
Hop  bien,  nous  Murons  cependant  le  beau  rôle.  Mais  je  ne  comprrads 
rien  à  ces  questions,  cela  va  sans  dire,  IL  Leverett  non  plus,  il  me 
semble,  tandis  que  M.  Gockerel  parait  savoir  ce  qu'il  dit.  Il  affirme 
que  F  Amérique  est  complète  en  eUe-môme.  Ce  qu'il  entend  par  là  au 
juste,  je  ne  sais  trop...  je  conçois  seulement  que  les  grands  intérêts 
de  l'humanité  ont,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  passé  de  ce 
côté  du  globe.  Puissent-ils  s'y  trouver  bien  et  moi  aussi  I  Dieu  sait 
que  je  suis  lasse  de  l'Europe,  maman  m'ayant  toujours  forcée  de 
l'admirer  ;  mais  si  j'aime  faire  moi-même  son  procès,  je  ne  suis  pas 
contente  quand  d'autres  l'insultent.  Nous  avons  eu  de  bons  momens 
dans  ce  vieux  monde,  quoi  qu'on  en  dise,  et  &  Plaisance  nous  vivions 
f(Nrt  bien,  moyennant  quatre  francs  par  jour  I  Maman  est  déjà  épou- 
vantée des  déposes  qui  nous  attendent  ici.  Ce  qui  me  rassure, 
moi,  c'est  que  nous  avons  gaspillé  tant  d'argent  pour  revenir  qu'il  ne 
nous  en  restera  phis  pour  nous  en  aller  de  nouveau.  Vous  voyez  que 
je  continue  à  bavarder  en  attendant  que  les  îles  soient  en  vue... 
Bon  !  M.  Gockerel  vient  m'appeler.  —  Elles  sont  en  vue  et  plus  char- 
BUtntes  que  jamais,  me  dit41.  —  Voyons  un  peu  la  baie. 
J'appelle  à  mon  tour  M.  Leverett  : 

—  Les  lies,  monsieur  l  les  lies  !.. 

—  Les  lies?..  Abl  mademoiselle,  j'ai  vu  Gapri,  j'ai  vu  Ischial 

—  Moi  aussi,  mais  cela  n'empêche  pas.  .  .  •  • 

P.'S.  J'ai  vu  leurs  iles.  Biles  sont  assez  drôles. 


IL 

M^  Churck  {NenhYork)  à  JU^'  Galopin  [Genève). 

Nous  sommes  arrivées,  chère  madame,  et  je  ne  sais  si  je  m'en 
félicite.  Certes,  le  choix  m'eût-il  été  donné  d'atteindre  la  terre 
sans  accident  ou  de  couler  à  fond,  j'aurais  choisi  la  première 
alternative,  tenant,  en  opposition  contre  les  tendances  générales 
de  la  pensée  moderne,  pour  ce  principe  que  notre  vie  leist  un 
dépôt  sacré  dont  nous  restons  responsables  devant  la  puissance 
d'en  haut;  néanmoins,  si  j'avais  pu  prévoir  quelques-unes  des 
épreuves  qui  m'attendaient,  j'eusse  é^  tentée,  je  l'avoue,  d'en  finir 
sur-le-champ,  et  cela  peutrétre  dans  l'intérêt  de  ma  GUeu  Mais  à  quoi 
bon  supposer?.,  le  lait  est  là.*.  Nwis  sommes  saines  et  sauves,  au 
physique  s'entend.  Cne  pension  de  famille,  qui  m'avait  été  recom- 
mandée, nous  a  reçues;  j'y  ai  trouvé  le  genre  de  magnificence  bar- 
bare qu'il  faut  accepter  dans  ce  pays-ci,  à  moins  que  l'on  ne  pré- 
fère la  rudesse  primitive  :  point  de  milieu...  Le  prix,  payable  cbaqo^ 


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LES  NOUVEAUX  ROMANCIERS   AMÉRICAINS.  139 

semaine,  est  aussi  magnifique  que  le  reste.  Notre  hôtesse  porte  des 
diamans  aux  oreilles,  les  salons  sont  ornés  de  marbres  et  de  sta- 
tues; mais  il  n'y  a  pas  de  vin  à  table  et  le  menu  est  court.  Ahl 
quelle  différence  avec  la  vie  facile  que  Ton  trouve  au  bord  de  votre 
beau  lacl  Pourquoi  ai-je  écouté  ma  fille?  C'est  afin  de  lui  com- 
plaire, et  sans  autre  motif,  que  je  suis  venue  ici.  Tous  les  Améri- 
cains qui  passaient  lui  répétaient  les  uns  après  les  autres  qu'elle 
perdait  sa  jeunesse  sur  ce  sol  historique  où  je  l'avais  transplantée 
de  bonne  heure  ;  elle  a  fini  par  les  croire.  —  Laissez-moi  faire  une 
expérience,  me  disait-elle  sans  cesse,  si  elle  échoue  comme  vous 
le  prévoyez,  si  je  me  déplais  làrbas,  tant  mieux  pour  vous!  11  est 
convenu  que  nous  reviendrons.  —  L'expérience  était  coûteuse,  mais 
vous  savez  que  mon  dévoûment  maternel  n'a  jamais  rien  marchandé. 
<3e  qui  me  navre,  c'est  qu'ici  l'éducation  soignée  qu'a  reçue  mon 
Aurora  n'aidera  guère  à  un  mariage.  Les  hommes  ne  tiennent  pas  à 
épouser  des  femmes  plus  instruites  qu'eux-mêmes  et  ne  savent  aucun 
gré  à  une  jeune  personne  d'être  au  courant  des  dernières  théories 
du  pessimisme  allemand.  Ce  pays  est  le  pays  des  masses  :  les  indi- 
vidus n'y  ont  pas  de  place.  L'individu  est  un  électeur,  voilà  tout. 
Or,  ma  fille  et  moi  nous  appartenons  à  cette  élite  méconnue,  retran- 
chée de  plus  en  plus*  Ailleurs  j'avais  beau  n'être  qu'une  veuve  sans 
fortune,  logeant  au  quatrième,  j'étais  une  personne,  avec  des  droits 
personnels.  Ici,  au  contraire,  le  peuple  a  des  droits,  mais  la  personne 
n'en  a  aucun.  Vous  vous  en  apercevriez  vite  dans  la  pension  où  nous 
sommes  descendues.  Cette  belle  dame  qui  la  dirige  m'a  fait  attendre 
vingt  minutes  sans  s'excuser  ensuite.  J'étais  restée  silencieuse, 
les  yeux  fixés  sur  la  pendule.  Aurora  procédait  à  l'inventaire  du* 
saton  avec  ses  rideaux  couleur  magenta,  ses  murs  peints  à  fresque 
et  les  nombreuses  photographies  qui  représentent  la  famille  et  les 
amis  de  la  maîtresse  du  lieu...  comme  si  elle  avait  le  droit  de  les 
imposer  à  ses  pensionnaires!  Ce  personnage  fit  enfin  son  entrée; 
j'appris  que  madame  était  en  train,  lorsqu'on  m'avait  annon- 
cée, d'essayer  une  robel  Ensuite  elle  donna  l'ordre  à  un  grand  nègre 
dégingandé  de  nous  montrer  nos  chambres,  tandis  qu'elle  s'asseyait 
au  piano.  Je  commençai  à  me  demander  dans  quelle  sorte  de  mai- 
son nous  nous  étions  fourvoyées;  la  vue  d'une  Bible  dans  chaque 
chambre  me  rassura.  Quand  nous  redescendîmes,  notre  musicienne 
interrompit  la  série  de  roulades  qu'elle  envoyait  à  tous  les  échos, 
mais  sans  nous  demander  conmient  nous  avions  trouvé  notre  appar- 
tement, sans  exprimer  le  moindre  désir  de  nous  voir  le  prendre. 
Ce  dernier  point  sembbit  lui  être  fort  indifférente  Elle  ne  voulut 
entendre  parler  d'aucune  diminution...' 

La  familiarité  de  la  part  de  ceux  que  nous  considérons  comme 
des  inférieurs  est  ici  prodigieuse.  J'ai  déjà  été  contrainte  à  me  lier 


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Mo  RETUE   DES  DEUX   MONDES. 

avec  une  douzaine  de  personnes  dont  je  ne  sais  rien  et  ne  veux  rien 
savoir.  Aurora  se  console  en  prétendant  qu'elle  est  posée  en  «  beauté 
de  la  pension  bourgeoise,  n  Jolie  distinction  I  Ceci  me  ramène  aux 
projets  d'avenir  de  ma  pauvre  fille.  Elle-même  doute  fort  de  les  voir 
se  réaliser;  c'est  ma  faute,  bien  entendu,  l'ingrate  s'en  prend  à  l'édu- 
cation que  je  lui  ai  donnée,  éducation  fausse,  dit-elle.  Aucun  Amé- 
ricain ne  l'épousera  parce  qu'elle  ressemble  trop  à  une  étrangère,  et 
aucun  étranger  ne  voudra  d'elle  parce  qu'elle  est  trop  Américaine.  Je 
lui  fais  observer  qu'il  ne  se  passe  pas  de  jour  sans  qu'un  Européen  de 
distinction  épouse  une  Américaine  :  —  Peut-être,  me  répond-elle,  mais 
ce  n'est  pas  pour  les  beaux  yeux  de  la  demoiselle.  —  D'ailleurs  elle 
ne  consentirait  à  accepter  que  la  fleur  des  pois  parmi  les  étrangers. 
J'ai  cessé  de  discuter  avec  elle,  je  la  laisserai  agir  pour  son  propre 
compte  ;  elle  vivra  trois  mois  à  l'américaine,  je  ne  serai  que  spec- 
tatrice; mais  vous  conviendrez  avec  moi  que  c'est  une  pénible 
épreuve  pour  un  cœur  de  mère.  Je  compte  les  jours  jusqu'à  l'ex- 
piration des  trois  mois.  Joignez  vos  prières  aux  miennes ,  chère 
amie.  Aurora  sort  seule,  monte  seule  dans  le  tramway  (une  voi- 
ture de  place  coûte  cinq  francs  pour  la  moindre  petite  course.) 
Quelquefois  ma  fille  est  accompagnée  par  un  monsieur  ou  par  une 
douzaine  de  messieurs.  Elle  reste  absente  des  heures  de  suite,  per- 
sonne ne  s'en  étonne.  N'ébruitez  pas  cette  conduite  extraordinaire  à 
Genève!  L'habitude  des  hommes  en  ce  pays  est  «  d'être  attentifs,  » 
comme  ils  disent,  et  les  jeunes  filles  sont  l'objet  de  cette  attention. 
Elle  ne  conduit  pas  nécessairement  au  mariage,  tout  en  étant  le  pri- 
vilège exclusif  des  célibataires  et  quoique  en  même  temps,  par  bon- 
heur, —  ceci  vous  semblera  peut-être  incroyable,  —  elle  ne  serve 
jamais  de  masque  à  d'autres  projets.  C'est  simplement  une  ingé- 
nieuse invention  qui  permet  aux  jeunes  gens  des  deux  sexes  de 
passer  le  temps  ensemble.  Bien  qu'elle  n'implique  pas  le  mariage, 
elle  ne  l'exclut  pas  non  plus  et  l'a  parfois  pour  conséquence;  mais 
si  la  demoiselle  n'est  autorisée  à  prendre  qu'un  mari  à  la  fois,  il  lui 
est  permis  d'avoir  un  nombre  illimité  d'admirateurs.  11  me  serait 
impossible  de  dire,  —  vous  croirez  encore  que  je  plaidante,  — 
combien  ma  fille  en  compte  autour  d'elle  pour  le  moment.  Deux 
de  ces  messieurs  sont  relativement  de  vieux  amis,  ayant  fait  avec 
BOUS  la  traversée.  L'un  d'eux  est  le  type  même  de  l'Américain,  fort 
honorable  d'ailleurs,  homme  d'affaires  bien  posé.  Tout  le  monde  ici 
a  une  profession,  et  la  profession  est  rémunérée  beaucoup  mieux 
que  chez  vous.  M.  Ciockerel,  tandis  que  je  vous  écris,  promène 
ma  fille.  Il  est  venu  la  prendre,  il  y  a  une  heure,  en  boghey.  Le 
boghey  est  une  étrange  et  périlleuse  petite  voiture^  juchée  sur 
d'énormes  roues,  qui  ne  tient  que  deux  personnes  très  serrées  l'une 
contre  l'autre.  Je  les  ai  vus  partir  de  ma  fenêtre.  Il  la  menait  à 


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LES   NOUVEAUX   ROMANCIEBS   AMÉRICAINS.  141 

fond  de  train.  Tout  cela  était  de  bien  mauvais  goût.  Mais  je  sais 
du  moins  qu'elle  reviendra  sans  plus  d'avaries  qu'au  départ.  Il  en 
est  de  même  quand  elle  sort  avec  M.  Leverett  qui,  lui,  ne  possède  pas 
de  voiture,  et  l'attend  modestement  dans  le  salon.  Je  n'ai  aucun 
moyen  de  m'assurer  de  la  situation  pécuniaire  de  celui-là.  Il  flotte 
sur  ces  questions  un  vague  qui  est  bien  fait  pour  alarmer  les  mères. 
A  Genève,  je  ne  serais  pas  embarrassée,  j'irais  vous  trouver,  chère 
madame,  et  vous  m'auriez  vite  appris  tout  ce  qu'il  importe  de  savoir, 
mais  New-York  est  grand  et  personne  ne  paraît  se  douter  de  l'état 
de  fortune  de  M.  Louis  Leverett.  Il  est  vrai  qu'il  est  de  Boston,  où 
demeurent  tous  les  siens.  Je  ne  peux  pourtant  pas  faire  le  voyage 
pour  découvrir  peut-être  que  ce  jeune  Louis, — fort  cultivé  du  reste, 
—  a  quelque  cinq  mille  francs  de  rente.  Je  me  rassure  en  constatant 
qu'il  n'est  pas  ce  qu'on  peut  appeler  dangereux.  Quand  Aurora  revient 
d'une  promenade  avec  lui,  elle  me  dit  qu'ils  ont  parlé  de  l'Italie  et 
de  la  renaissance,  —  M.  Leverett  connaît  son  Europe  sur  le  bout 
du  doigt,  sans  l'apprécier  précisément  à  ma  manière.  —  Vous  blâ- 
merez la  tolérance  des  mères  américaines,  et  je  ne  puis  m'en  éton- 
ner, chère  amie,  mais,  du  moins,  ne  me  trahissez  pas! 

IIL 

Miss  Sturdy  (Newport)  à  M^*  Draper  (Florence). 

30  septembre. 

J'ai  promis  de  vous  dire  si  je  m'y  plaisais  ;  mais,  en  vérité,  je 
suis  allée  et  venue  tant  de  fois  que  j'ai  presque  cessé  de  me  plaire 
ou  de  me  déplaire.  Rien  ne  me  frappe  à  Timproviste;  je  m'attends 
à  tout  ce  que  je  vois.  Et  puis  je  n'ai  pas  l'esprit  critique,  vous 
savez,  aucun  talent  pour  l'investigation  perçante  et  approfondie. 
Ayant  vécu  plus  longtemps  que  de  coutume  du  mauvais  côté  de 
l'eau ,  je  me  sens  un  peu  dépaysée  au  milieu  des  usages  améri- 
cains. Nos  compatriotes  saurout  bien  m'y  rompre  de  nouveau,  mais 
pour  le  moment,  je  ne  me  laisse  pas  contraindre.  Je  leur  dis  ce  que 
je  pense,  parce  que  je  crois  avoir,  en  somme,  l'avantage  de  savoir 
ce  que  je  pense...  quand  je  pense  quelque  chose,  bien  entendu; 
souvent  je  ne  pense  rien  du  tout,  et  cela  les  mécontente.  Ils  exi- 
gent que  vous  ayez  des  impressions,  et  ils  tiennent  à  ce  que  ces 
impressions  soient  favorables,.,  rien  de  plus  naturel,  je  ne  leur 
ferai  pas  un  crime  de  ce  qui  me  parait,  au  contraire,  une  fort 
aimable  qualité.  Cette  qualité  rend  sympathiques  les  individus  qui 
la  possèdent;  pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  même  des  peuples?  Il 
y  a  néanmoins  certaines  choses  sur  lesquelles  je  ne  veux  pas  avoir 


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142  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

d'opinion.  Le  privilège  de  Findifférence  m'est  cher  entre  tous; 
je  reconnais  les  personnes  intelligentes  à  la  manière  dont  elles 
l'exercent.  J'ai  passé  l'âge  où  il  est  nécessaire  d'être  un  peu  hypo- 
crite... Quand  une  femme  a  cinquante  ans,  sa  complète  indépen- 
dance et  un  embonpoint  respectable,  elle  survit  à  bien  des  néces- 
sités. Chacun  constate  chez  miss  Sturdy  une  sensible  augmentation 
de  poids,  et,  quoiqu'on  n'aille  pas  jusqu'à  m'accuser  tout  haut  d'être 
grosse,  je  sais  ce  qu'on  en  pense.  Ici  la  grossièreté,  dans  le  sens 
contraire  de  finesse,  existe  fort  peu,  n'existe  pas  assez  peut-être, 
quoique  la  vulgarité  surabonde...  en  revanche. 

En  somme,  le  pays  devient  beaucoup  plus  attrayant,  les  choses 
ont  acquis  l'art  de  plaire.  Nos  maisons,  toujours  très  bien  organi- 
sées, se  recommandent  par  un  air  de  fraîcheur  et  de  propreté  ;  les 
intérieurs  européens  sembleraient  comparativement  poudreux  et 
moisis.  Nous  avons  beaucoup  de  goût.  Je  ne  m'étonnerais  pas  de 
nous  voir  inventer  n'importe  quoi  de  joli;  il  ne  nous  faut  qu'un 
peu  de  temps.  Naturellement  nous  en  sommes  encore  aux  imita- 
tions. Seules  les  piazzas  sont  originales.  Je  suis  assise  sur  une 
piazza  en  ce  moment;  j'écris,  mon  portefeuille  sur  les  genoux. 
Cette  large  loggia,  légèrement  construite,  entoure  la  maison  d'une 
allure  aussi  libre  que  Paile  éployée  d'un  oiseau  ;  les  brises  errantes 
montent  de  la  mer,  qui  lèche  les  rochers  au  bout  de  la  pelouse. 
Newport  est  plus  délicieux  que  vous  ne  pouvez  vous  le  rappeler. 
Comme  tout  le  reste ,  il  s'est  perfectionné.  Je  n'ai  pas  rencontré 
dans  le  monde  entier  de  ville  d'eaux  qui  lui  fût  comparable.  La 
foule  l'a  quitté  en  cette  saison,  ce  qui  l'embellit  encore,  quoiqu'il 
reste  beaucoup  de  monde  dans  ces  grandes  maisons  élégantes, 
plantées  avec  une  sorte  de  régularité  hollandaise  sur  le  tapis 
vert  de  la  falaise,  tapis  bien  lisse  et  merveilleusement  balayé.  Çà 
et  là  une  jolie  femme  effleure  d'un  pas  coquet  une  des  pelouses 
qui  se  touchent  sans  séparation  de  haie  ni  de  barrière;  sa  vaste, 
ombrelle  brille  au  soleil  conune  un  dôme  d'argent.  Les  lignes  du 
rivage  lointain  sont  hajrmonieuses  et  pures,  bien  que  l'on  n'éprouve 
aucun  désir  de  leur  rendre  visite.  L'effet  générai  en  est  très  déli- 
cat, et  tout  ce  qui  est  délicat  a  en  Amérique  le  plus  gi^and  prix,  la 
délicatesse  y  étant  aussi  rare  que  la*  grossièreté. 

Mais  je  ne  vous  ai  pas  dit  un  mot  de  mon  voyage.  Il  a  été  amusant 
et  facile.  Je  recomnpiencerais  volontiers  le  mois  prochain.  En  mer 
je  suis  insolemment  solide,  je  brave  la  tempête;  d'ailleurs  noi;s 
n'eûmes  p^  de  tempête  à. braver  :  j'avais  emporté  avec  moi  un 
approvisionnemept  de  littérature  légère  et  je  pass^.  neuf  jours  sur 
le  pont  dans  mon  fauteuil  de  voyage,  les  pieds  en  l'air,  à  feuille- 
ter des  romans  Ts^ucjiiDitz.  Les  passagers  étaient  nombreux  ;  per- 
sonne d'intéressant  toutefoii^,  sauf  une  cinquantaine  déjeunes  filles 


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LES  NOUYEAUX  ROHANGIBRS   AMÉRICAINS.  1&3 

^OOérieames.  Vous  sayez  tamt  ce  qtïi  concerne  cette  espèce,  ea  ayant 
ifalt  partie  vous-même,  filles  sont  très  agréables ,  mais  ciDqumte 
c'est  vraiment  trop.,  il  y  en  a  toujours  trop.  Je  me  suis  rabattue 
Hjur  tin  Anglais  intem^iint  et  l'adical  du  nom  d'Antrobus,  qui  ne 
Diï^a  pas  trop  ennuyée.  C'est  un  'excellent  liommc';  je  l'ai  prié  de 
V^ir  passer  deux  jours  ici,  dhez  mdi.  Il  a  pris  l'atir  épouvanté;  j'ai 
dû  hii  expliquer  alors  que  nous  ne  jëiedons  pas  seuls  en  têté-Mète^ 
que  ma  maison  était  celle  de  mon  frëi^e  et  que  c'était  a(u  nom  de 
mon  frère  que  je  l'invitais.  Il  e^  donc  venu  la  semaicfe  dernière  ;  il  va 
l^artout;  nous  avoirs  entendu  parler  de  lui  dans  une  douzaine  de 
tliéux  différens.  Les  Aurais  sont  très  simples  ôli,  du  moins,  parais- 
isent  l'être  ici;  jamais  ils  ne  savent  si  tout  est  plaisanterie  ou  si  l'on 
est  trop  sérieux  de  moitié.  Nons  avons  autrement  de  vivacité, 
«quoique  nous  partions  beaucoup  plus  lentement.  Oui,  nous  pei^sons 
^te,  tout  en  comptant  nos  paroles,  comme  si  nous  nous  exprimions 
dans  un^  langue  étrangère.  Us  débitent  leurs  phrases,  au  contraire, 
AVM  une  extrême  volubMitê,  et  ne  comprennent  pas  les  deux  tiers  de 
de  qiio  nous  leur  disons.  Mais  peM^ti^  ne  pensent-ils  péniblement 
qtfe  nos  pi^nséés,  les  téurs  votit  un  nieilleur  traiïi. 

Cet  Antrobus  n^  tarit  pais  en  questions;  il  est  aisé,  du  reste,  de 
lui  répondre,  car  sa  crMulité  test  touchante,  il  m'^  rendue  hon- 
teuse; je  le  trouve  meilleur  Américain  que  nombre  d'entre  nous; 
il  nous  pr^nd,  après  tout,  au  itériéux  plus  que  nous  ne  te  faisons 
nous-mêmes.  Il  semble  persuadé  qu'une  oligarchie  de  richesse  est  en 
train  de  croître  ici  et  m'a  conseillé  de  me  tenir  en  garde  contre  elle. 
Je  ne  sais  pas  exactement  comment  je  m'y  prendrai,  mais  j'ai  pro- 
mis de  inle  rappeler  ses  conseils.  Il  eist  d'une  énergie  effrayante.  Si 
nOHS  consacrionéà  fonder  nos  institutions  la  moitié  de  l'énergie  que 
lôd  Anglate  mettent  à  s'infbrmer  d'elles,  nous  aurions  une  patrie  bien 
florissante.  M.  Antrobus  parait  avoir,  en  somme,  très  bonne  opinion 
de  nous,  ce  qui  in'a  surpris,  l'Amérique  n'étant  pas,  quoi  qu'on  en 
puisse  dire,  aussi  agréable  que  l'Angleterre.  Je  déplore  qu'il  en  soit 
ainsi;  je  me  console  en  songeant  qu'il  y  a  du  moins  en  Angleterre 
<^eriaines  ichoses  insupportables.  M.  Antrobus,  toutefois,  semble  fort 
ptéœeupé  des  dangers  c^ue  nous  courons.  Je  ne  comprends  pas 
bien  lesquels.  On  court  si  peu  de  dangers  sur  une  piazza  de  New- 
port  par  cette  belle  journée,  mais,  hélas  1  ce  que  je  vois  d'une 
piazsa  de  Newport  n'est  pas  l'Amérique,  c'est  l'envers  de  l'Europe. 
Pour  être  sincère,  je  ne  prétends  pas  dire  que  je  n'aie  enregistré 
aucuns  périls  depuis  mOU  retour  ;  deUx  ou  trois  même  m'ont  paru 
fort  graves,  mais  ils  n'ont  rien  de  commun  avec  ceux  que  signale 
If.  Antrobus.  L'un  d'eux,  par  exemple,  est  que  nous  cesserons  bien- 
tôt de  parler  la  langue  anglaise.  Le  pur  anglais  a  cours  de  moins 
en  moins;  l'américain  le  chasse.  Les  enfans  parlent  l'américain,  qui» 


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l^A  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

dans  une  bouche  d'enfant,  est  terriblement  rude;  r&méricain  règne 
exclusivement  dans  les  écoles;  les  revues  et  les  journaux  en  sont 
infestés.  Naturellement  un  peuple  de  cinquante  millions  d'âmes 
qui  a  inventé  une  civilisation  nouvelle  a  droit  à  un  langage  qui  lui 
appartienne,  mais  je  souhaiterais  qu'il  fût  digne  de  la  langue  mère 
dont,  après  tout,  il  dérive  plus  ou  moins  ;  on  m'affirme  que  c'est 
plus  expressif,  et  cependant  que  de  choses  admirables  ont  été  dites 
dans  le  royal  anglais  I  Vous  me  répondrez  qu'il  ne  peut  être  ques- 
tion ici  de  royauté.  L'américain  sera  donc  la  musique  de  l'ave- 
nir. Pauvre  cher  avenir,  comme  vous  serez  expressif  I  Mes  petits- 
neveux,  lors  de  mon  arrivée,  m'ont  effrayée  par  leurs  inflexions 
vocales  pareilles  à  celles  de  crieurs  des  rues.  Ma  nièce  a  seize 
ans,  d'excellentes  manières;  elle  est  parfaitement  élevée,  mise  à 
peindre;  elle  babille  du  matin  au  soir,.,  et  ce  n'est  pas  un  joli 
bruit.  Quel  dommage!  Nos  jeunes  filles  sont  tout  le  contraire  des 
Anglaises  du  même  âge  qui  savent  parler  et  ne  savent  pas  causer; 
ma  nièce  cause  à  ravir,  mais  parle  fort  mal.  A  propos  de  ces  petites 
personnes,  voilà  un  autre  danger.  La  jeunesse  nous  dévore;  il 
n'y  a  place  que  pour  elle  en  Amérique.  Tout  est  fait  en  vue  de  la 
génération  {{ui  s'élève;  la  vie  est  arrangée  à  son  intention;  c'est 
la  ruine  de  toute  société.  On  admire  nos  enfans,  on  les  considère, 
on  s'incline  devant  eux  ;  ils  sont  toujours  là  et,  en  leur  présence, 
tout  le  reste  s'éclipse.  Ils  sont  prodigieusement  soignés  au  phy- 
sique, nettoyés,  brossés,  condamnés  à  porter  des  vétemens  hygié- 
niques, à  se  présenter  chaque  semaine  chez  le  dentiste,  mais  les 
petits  garçons  vous  distribuent  des  coups  de  pied  et  les  petites  filles 
vous  font  la  grimace.  Un  flot  immense  de  productions  littéraires  à 
leur  usage  encourage  ces  procédés.  En  ma  qualité  de  quinquagé- 
naire, je  proteste.  Il  est  trop  tard  malheureusement,  car  plusieurs 
millions  de  petits  pieds  sont  en  train  de  trépigner  sur  la  conversa- 
tion et  de  la  réduire  à  néant.  L'âge  mûr  aura  de  plus  en  plus  un 
rôle  ingrat  chez  nous.  Longfellow  a  écrit  un  petit  poème  délicieux, 
l'Heure  des  enfans;  il  aurait  dû  l'intituler  le  Siècle  des  enfam.  Et 
par  enfans  je  n'entends  pas  seulement  ceux  qui  sont  à  la  mamelle, 
j'entends  tout  ce  qui  est  au-dessous  de  vingt  ans.  L'importance 
sociale  du  jeune  Américain  grandit  jusqu'à  cet  âge,  puis  elle  s'ar- 
rête. Bien  entendu,  celle  des  jeunes  filles  est  plus  marquée  que 
celle  des  garçons,  mais  celle  des  garçons  n'en  existe  pas  moins. 
On  connaît  ces  petits  messieurs,  on  les  cite,  ils  ont  une  réputa- 
tion et  des  prétentions.  Quant  aux  demoiselles,  je  l'ai  déjà  dit, 
elles  sont  trop  nombreuses.  Vous  supposerez  peut-être  que  j'en 
suis  jalouse,  à  mon  âge  et  avec  ma  figure?  Je  ne  crois  pas,  parce 
que  ma  figure  n'a  jamais  effrayé  les  gens  et  que,  malgré  mon 
âge,  je  trouve  à  qui  parler.  Les  jeunes  filles  eUes^nèmes  ont  du 


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Qoo^^ 


LES  NOUTEAUX  BOMANCIERS  AMÉRICAINS.  145 

goût  pour  moi,  et  moi  je  les  adore.  Elles  sont  souvent  charmantes, 
moins  cependant  que  ne  le  disent  les  romans;  je  n'ai  pas  vu  de 
grandes  beautés,  mais  le  joli  abonde.  Règle  générale,  on  appelle 
jolie  personne  une  jolie  figure  ;  la  taille  est  rarement  citée,  quoique 
j'en  connaisse  de  remarquables.  Si  le  niveau  de  l'agrément  physique 
est  élevé,  le  niveau  de  la  conversation  l'est  beaucoup  moins;  ce 
malheur  est  inévitable  dans  un  pays  de  jeunes  filles.  Il  y  a  tant  de 
choses  dont  elles  ne  peuvent  parler  1  Elles  peuvent,  en  revanche, 
parler  de  beaucoup  d'autres  quand  elles  sont  aussi  instruites  que  la 
plupart  le  sont  id,  et  l'on  devrait  peut-être  se  contenter  de  cette 
mesure,  mais  c'est  difficile  quand  on  a  été  longtemps  à  un  régime 
dififérent.  Les  pensées  et  leur  expression  sont  infiniment  plus  châ- 
tiées qu'en  Europe  ;  cela  me  frappe  partout  où  je  vais.  11  y  a  cer- 
taines allusions  qu'on  ne  fait  jamais;  pas  d'histoires  légères,  pas  de 
propos  risqués.  Je  ne  sais  au  juste  sur  quoi  roule  l'entretien,  car 
la  provision  de  médisance  est  mince  et  d'une  qualité  médiocre. 
Cependant  on  ne  paraît  pas  manquer  de  sujets.  Les  jeunes  filles  sont 
toujours  là,  elles  gardent  les  portes  de  la  conversation  et  ne  laissent 
rien  passer  qui  ne  soit  innocent.  Vous  vous  rappelez  ce  que  je  pen- 
sais naguère  du  ton  de  vos  dîners  florentins  et  combien  je  vous  éton- 
nai en  demandant  pourquoi  vous  permettiez  de  pareilles  licences. 
Vous  me  dites  qu'elles  étaient  comme  le  cours  même  des  saisons, 
qu'on  ne  pouvait  les  empêcher,  que,  pour  changer  le  ton  de  votre 
table,  il  faudrait  changer  aussi  les  mœurs.  En  Amérique,  les  mœurs 
sont  honnêtes  aussi  bien  que  les  paroles,  et  la  meilleure  preuve  que 
l'on  en  puisse  donner,  c'est  la  liberté  dont  jouissent  les  jeunes 
filles.  Elles  sont  lâchées  à  travers  le  monde,  et  le  monde  en  tire  plus 
de  bien  qu'il  n'en  résulte  de  mal  pour  ces  demoiselles.  Dans  votre 
monde  à  vous,  cela  ne  réussirait  pas  :  les  pauvrettes  y  affronteraient 
toutes  sortes  d'horreurs.  De  ce  cêtéde  l'Océan,  au  contraire,  elles  res- 
tent merveilleusement  mûfves.si  l'on  tient  compte  de  tout  ce  qu'elles 
osent,  et  la  raison  de  ce  miracle,  c'est  que  la  société  les  protège  au 
lieu  de  leur  tendre  des  nasses.  U  n'y  a  pour  ainsi  dire  point  de  galan- 
terie, comme  vous  l'entendez;  les  flirtations  sont  jeux  d'enfans.  Les 
hommes,  très  occupés,  n'ont  pas  le  temps  de  faire  la  cour.  Si  la 
classe  oisive  devient  plus  nombreuse,  un  changement  surviendra 
peut-être,  mais  j'en  doute,  car  nos  Américaines  me  paraissent  extrê- 
mement réservées  sur  tous  les  points  essentiels.  Une  grande  firan- 
chise  apparente  les  caractérise,  mais  elles  redoutent  comme  la  peste 
les  complications.  Nos  hommes  sont  d'excellens  garçons,  meilleurs 
au  fond  que  les  fenmies,  que  je  soupçonne  d'être  on  peu  dures  avec 
toutes  leurs  subtilités  ;  elles  agissent  moins  bien  envers  les  hommes 
que  les  hommes  n'agissent  envers  elles.  L'Américain,  en  général, 
Ton  Lfn.  —  1883.  10 


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146  BETCE  BfiS  D^ICX  m&Khts. 

.  e^t  torot  à  sa  profession-,  à  ses  afikif  es,  à  son  commeroe  ;  il  y  a  très 
peu  de  gentlemen  purs  et  simples.  Ce  tôle  de  gentleman  doit  être 
parfaitement  tenu  pour  avoir  du  mérite,  et  je  ne  suppose  pas  que 
TOUS  prétendiez  que  ce  soit  toujours  le  eas  dans  vos  pays.  Qasiid 
fl  est  mauvais,  moins  on  le  reticontre,  mieux  cela  vaut.  C'est  un 
peu  le  cas  ici  avec  les  jeunes  filles.  Vous  voyez,  je  reviens  à  elles 
fatalement  I  Quand  le  système  d'éducation  qu'on  leur  a^^Uque 
réussit,  elles  sont  les  plus  aimables  du  monde  ;  s'il  échoue,  au  con- 
traire, le  désastre  est  complet:  cette  méthode  qui  fait  fleurir  toutes 
tes  grâces  des  meilleures,  empire  étalement  les  moins  bonnes, 

•achève  de  les  pervertir.  Il  est  rare,  ^  un  ttiot,  que  la  jeune  Amé- 
ricaine ait  des  qualités  négatives.  Quand  elle  n'est  pas  acoomplfe, 
son  exemple  est  un  terrible  avertissement  ;  mais  sur  vingt  cas,  il  y 
en  a  dix-neuf,  —  parmi  leis  gens  qui  savent  vivre  s'entend^  et  je 
n'indique  pas  la  proportion  de  ceux-ci,—  où  le  résultat  est  heuretix. 
N<>s  filles  ne  sont  pas  timides;  pourquoi  le  seraient-elles?  Rien 
n'est  de  nature  à  les  effi^yer.  Le  système  démocratique  prive  les 
gens  de  ces  armes  que  chacun  n'est  pas  admis  à  posséder  égale- 
ment. Je  ne  connais  personne  de  formidable;  t)n  n^est>ni  mauvais, 
ni  cruel.  Nul  n'est  tenté  de  remettre  son  voisin  &  sa  place,  nul  n'a 
de  revanche  à  prendre  ;  cbacuii  peut  s'aBseoir  à  son  aise^  sans  en 
hdsser  un  autre  debout.  La  bonhomie  naturelle  et  l'égitUté  sociale 
isruppriment  les  triomphes  insolens  d'un  côté  et  le6  griefs  amere  de 
Tautre.  L'impertinence  n'existe  presque  pas. 

Vous  direz  que  je  décris  une  société  bien  monotone,  où  il  n'y  a 
ni  grandes  figures  ni  grandis  succès.  Vous  y  êtes,  ma  chère,  il  n*y 
a  pas  de  grandes  figure».  L'occasion  d'en  être  une  ferait  faute  à  tout 
Européen  et  vous  seriez  bien  attrapée,  vous  qui  vous  complaisez  dafis 
le  spectacle  des  grandeurs.  Si  vous  voulez  m'en  croire,  ne  revenez 
jamais  ici,  car  les  petites  gens  en  sonune  vous  manqueraient  plus 
œcore  que  les  grands.  Tout  le  monde  est  de  taille  moyenne.  Les 
plus  importans  personnages  semblent  manquer  de  dignité.  Ils  sont 
très  bourgeois;  ils  font  des  plaisanteries  inoffensives,  des  calem- 
bours à  Toccasion;  ils  sont  trop  bons  enfans;  ils  manquent  de^iyle; 
les  hommes  du  moins,  car  les  femmes,  agitées  d'ailleurs  et  bavar- 
des, en  apportent  une  bonne  dose  dans  leur  coiflFure  ;  mais  elles 
n'en  ont  que  là.  Moi,  je  me  console  avec  la  bonhomie.  On  est  ici 
plus  démonstratif  qu'en  Angleterre,  c'est  un  plaisir  pour  qui  n'est 
personne,  à  proprement  parler,  de  sentir  monter  sa  valeur  en 
rentrant  dans  ce  pays.  On  vous  accorde  plus  d'attention  et  on 
pense  à  vous  davantage,  on  vous  parle,  on  vous  écoute...  les 
hommes,  dis-je,  vous  écoutent,  car  les  femmes  ont  le  défaut  d'inter- 
rompre à  chaque  instant  ;  elles  ont  la  repartie  trop  vive,  j'imagine, 
trop  de  verve  et  d'idées*. •  mais  ce  ne  sont  pas  toujours  des  idées, 


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LES  NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMERICAINS.  lA? 

il  y  a  force  exclamatioDS  vagues,  force  phrases  sans  suite.  ••  En 
somme,  elles  sont  naturelles.  J'ai  rencontré  bien  peu  d'affectation. 
Gela  viendra  probablement  avec  le  progrès.  Vous  allez  conclure  de  ce 
tableau,  je  le  répète,  que  la  société  est  insipide  I  Pardon,  laissez- 
moi  bien  vite  ajouter  que  tout  n'est  pas  également  plat.  Je  ne  vous 
ai  parlé  que  des  rapports  mondains.  Les  boutiquiers,  les  employés 
du  chemin  de  fer,  les  domestiques,  les  cochers  de  fiacre,  tous  ceux 
à  qui  vous  achetez  ou  demandez  quelque  chose,  mettent  vos  nerfs  & 
rude  épreuve.  Avec  ceux-là  vous  avez  besoin  d'appeler  à  votre  aide 
les  meilleures  manières  et  d'en  avoir  pour  deux.  Si  vous  nous  trouvez 
trop  démocrates,  goûtez  un  peu  de  ce  côté  de  la  vie  américaine  et 
vous  saurez  au  juste  à  quoi  vous  en  tenir  1  Vous  vous  sentirez  vivre 
dans  la  région  même  de  l'inégalité;  le  poids  de  cette  inégalité 
pèsera  lourdement  sur  vos.  épaules. 
Et  le.  prix  de  tout?..  Ne  m'en  parlez  pas»..  C'est  i.  faire  fr^irl 

IV. 

De  Vhonorable  Edward  Antrobus^  membre  du  parlement^ 
à  rhonorabk  M^*  Antrobm. 

BoBtMi,  IT  octobre. 

Ma  chère  Suzanne,  je  vous  ai  adressé  une  carte-poste,  le  13»,  et 
un  journal  du  cru  hier  matin;  en  vérité,  je  n'ai  pas  le  temps  d'écrire. 
Je  vous  ai  envoyé  le  journal,  en  partie,  parce  qu'il  renfermait  un 
compte-rendu,  absolument  incorrect  d'ailleurs,  de  quelques  obser- 
vations que  j'avais  faites,  concernant  l'association  des  professeurs  dans 
la  Nouvelle-Angleterre,  et  en  partie,  parce  que  j'ai  pensé  que  cela 
vous  amuserait,  vous  et  les  enfans,  de  constater  l'orthographe  parr 
ticulière  qui  finira  peut-être  par  faire  son  chemin  jusqu'en  Angle- 
terre et  certaines  bizarreries  d'expression  qui  révèlent  Vhumawc 
américain;  quelques-unes  sont  cherchées  avec  intention,  d'autres, 
sont  involontaires  et  d'autant  plus,  drôles  par  cela  même. 

Excusez- moi  si  ces  quelques  lignes  sont  presque  illisibles;  je 
vous  écris  à  la  clarté  d'une  lampe  de  chemin  de  fer  que  le  .mouve- 
ment du  train  secoue  avec  un  cliquetis  incessant  au-dessus  de  mon 
oreille  gauche.  Ayant  tant  de  choses  à  voir,  je  dérobe  avec  peine 
un  moment  à  ce  spectacle  vertigineux  pour  faire  ce  que  je  désire.. 
Vous  direz  que  ce  moment-ci  est  étrangement  choisi,  par  exemple, 
quand  je  vous  aurai  appris  que  je  suis  couché  dans  un  $leeping<ar.  . 
J'occupe  le  cadre  supérieur  (l'arrangement  de  ces  wagons  vous 
sera  expliqué  à  mon  retour),  tandis  qu'au-dessous  de  moi,  —  les 
cahots  sont  abominables,  —  repose  une  dame  inconnue*  Vous  voua 


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1&8  REYUE  DES  DEUX   MONDES. 


%  récriez...  Que  voulez-vous?  C'est  l'usage  du  pays.  On  m'assure 

qu'une  dame  peut  voyager  de  cette  manière  à  travers  tous  les  États- 

.  Unis  sans  se  compromettre.  Que  cela  tienne  au  voisinage  si  proche, 

derrière  les  mêmes  rideaux,  de  cet  être  mystérieux  d'un  sexe  dif- 

w  forent  du  mien,  ou  aux  secousses  du  train  qui  s'élance  en  avant 

avec  des  zigzags  semblables  à  ceux  de  la  queue  d'un  cerf-volant,  il 

^  m'est  impossible  de  dormir. ..  Considérez  ma  situation  :  un  ventila- 

<î  teur  est  ouvert  au-dessus  de  ma  tête,  de  sorte  que  le  courant  d'air 

très  vif,  mêlé  à  une  pluie  de  cendres,  pénètre  par  cet  ingénieux  ori- 
fice. Si  la  dame  était  à  ma  place...  non,  elle  ne  s'y  serait  pas  mise; 
je  suis  disposé  à  conclure  de  tout  ce  que  j'ai  déjà  vu,  qu'au  cas 
où  j'eusse  été  déjà  installé  à  l'étage  inférieur,  elle  m'aurait  invité, 

'  sans  cérémonie,  à  lui  livrer  mon  lit  et  à  monter  plus  haut;  les 

*  dames  de  ce  pays-ci  sont  autorisées  à  tout  exiger.  Mais  enfin,  en 
'  supposant  que  mon  incommode  voisine  fût  à  ma  place  et  moi  à 
;                                   la  sienne,  je  distinguerais,  grâce  à  un  brillant  clair  de  lune,  un  peu 

♦  mieux  ce  que  j 'écris  d'abord,  et  aussi  la  campagne,  —  une  vaste  éten- 
î»  due  de  pays  assez  inculte,  autant  que  j'ai  pu  en  juger  avant  de  me 
j  coucher,  tandis  que  la  dame  en  question  se  mettait  elle-même  au 
<  lit,  — la  campagne  semée  de  petites  maisons  de  bois  blanc  qui,  sous 
^  les  rayons  de  la  lune,  avaient  l'air  de  boîtes  en  carton.  Il  m'a  été 
'  impossible  de  découvrir  précisément  par  qui  étaient  occupées  ces 
7  modestes  demeures  ;  elles  sont  trop  petites  pour  appartenir  à  de 
\  riches  propriétaires,  et  il  n'y  a  pas  de  paysans  ici.  Tout  le  blé  venant 
;!  du  Far-West,  la  Nouvelle-Angleterre  ne  possède  guère  de  fermiers. 
,^^  Les  renseignemens  que  l'on  recueille  en  ce  pays  sont  souvent  con- 
\  tradictoires,  mais  je  suis  résolu  à  aller  quand  même  au  fond  des 
y  choses.  J'ai  déjà  pris  note  d'une  quantité  de  faits  qui  portent  sur 
jj'  les  points  les  plus  curieux  pour  moi  :  les  écoles,  l'éducation 
l  mutuelle  des  deux  sexes,  l'élévation  des  classes  inférieures,  leur 
A  ^  participation  à  la  vie  politique.  La  vie  politique,  en  réalité,  se  borne 
i  presque  tout  entière  aux  rangs  inférieurs  de  la  classe  moyenne  et 
^i  aux  rangs  supérieurs  de  la  basse  classe.  Dans  quelques-unes  des 
l  grandes  villes,  les  gens  du  dernier  ordre  y  prennent  une  part  con- 
sidérable, —  phase  intéressante  à  laquelle  je  donnerai  plus  d'at- 

?  tention.  Il  y  a  plaisir  à  voir  le  goût  des  affaires  publiques  péné- 

trer ainsi  toutes  les  couches  sociales.  Seuls,  les  gens  comme  il 
faut  sont  indifférens;  ceci,  en  revanche,  est  un  fait  grave.  On 

ï  peut  objecter  qu'il  n'existe  ici  ni  aristocratie,  ni  haute  bour- 

geoisie; comment  nommer  cependant  la  catégorie  de  ces  oisifs 

^  élégans  qui  méritent  plus  qu'en  Angleterre  le  reproche  de  préférer 

leurs  aises  à  la  propagation  des  idées  libérales?  Le  nombre  de  ceux- 
ci  augmente,  et  je  ne  suis  pas  sûr  que  l'accroissement  du  dilettan- 
tisme, joint  à  de  grandes  richesses  magnifiquement  prodiguées,  soit 


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LES  NOUVEAUX   ROMANCIERS   AMERICAINS.  HO 

un  bien  sans  mélange  de  mal,  même  dans  une  société  où  la  liberté 
de  développement  a  produit  de  si  beaux  résultats.  Le  fait  que  ce 
corps  ne  soit  pas  représenté  dans  la  classe  gouvernante  tient  peut- 
être  autant  à  la  jalousie  que  lui  vouent  les  travailleurs  plus  actifs  qu'à 
sa  propre  légèreté.  Telle  est  du  moins  l'impression  que  j'ai  recueillie 
dans  les  états  du  Centre  et  dans  la  Nouvelle-Angleterre  ;  dans  l'Ouest 
j'aurai  sans  doute  lieu  de  la  modifier. 

La  fatigue  de  franchir,  comme  je  le  fais  habituellement,  depuis 
mon  arrivée,  trois  ou  quatre  cents  milles  d'un  bond  est  naturelle- 
ment assez  pénible,  mais  tout  le  long  du  chemin  je  m'informe  et 
j'apprends.  Les  conducteurs  de  trains  avec  lesquels  je  cause  sont 
souvent  des  hommes  d'un  esprit  original  et  même  d'une  certaine 
importance.  L'un  d'eux ,  il  y  a  quelques  jours ,  m'a  donné  une 
lettre  d'introduction  pour  son  beau-frère,  qui  est  président  d'une 
université  de  l'Ouest.  N'ayez  donc  aucune  crainte  que  je  ne  sois  pas 
dans  la  meilleure  société.  Les  arrangemens  pour  le  voyage  sont, 
comme  vous  l'aurez  vu  par  ce  que  j'ai  dit  plus  haut,  extrêmement  ingé- 
nieux, mais  il  faut  avouer  que  quelques-uns  sont  plus  ingénieux  que 
commodes.  Ceux  par  exemple  qui  concernent  les  bagages,  la  trans- 
mission des  paquets,  etc.,  ont  besoin  d'être  expliqués;  je  n'ai  pas  en- 
core bien  compris.  D'autre  part,  on  ne  trouve  ni  véhicules,  ni  commis- 
sionnaires,et  j'ai  calculé  que  j'avais  porté  moi-même  tous  les  nombreux 
accessoires  dont  je  ne  puis  souffrir  d'être  séparé,  sur  un  espace  de 
soixante-dix  à  quatre-vingts  milles.  Parfois  je  me  reproche  de  n'avoir 
pas  emmené  Plummeridge  ;  il  m'aurait  été  utile  en  ces  circonstances; 
il  aurait  brossé  mes  habits,  fait  mes  malles,  préparé  mon  bain...  il  n'y 
a  pas  de  tubs  à  cet  effet  dans  les  auberges,  et  le  transportde  cet  usten- 
sile présente  souvent  des  difficultés  presque  insolubles...  Je  ne  suis 
pas  du  tout  certain  p^r  parenthèse  que  mon  tub  soit  à  cette  heure  dans 
le  train  avec  moi, à  bord!  c'est  ici  l'expression  consacrée.  Vous  ne 
pouvez  vous  faire  une  idée  de  l'entassement  et  de  la  bousculade  de 
toutes  choses  à  bord  d'un  train  de  chemin  de  fer  américain  : 
figurez-vous  un  vaisseau  pendant  la  tempête.  Mais,  a)lais-je  dire, 
qui  donc  aurait  servi  à  son  tour  mon  fidèle  serviteur?  Il  lui  faut  à  lui 
aussi  son  tub  et  tous  ses  petits  engins  de  confort.  Puis  il  y  a  des  cir- 
constances où  on  lui  aurait  mis  son  couvert  à  la  même  table  que  moi. 
Quel  cruel  embarras  pour  ce  pauvre  Plummeridge I  Non!  j'ai  mieux 
fait  décidément  de  le  laisser  chez  nous  sur  le  quai  de  l'embarcadère 
la  main  à  son  chapeau.  Personne  ici  ne  porte  la  main  à  son  cha- 
peau, et,  quoique  ce  soit  sans  doute  le  signe  d'un  état  social  plus 
avancé,  j'avoue  que  je  reverrai  avec  plaisir  mon  vieux  Plummeridge 
fidre  ce  geste  familier,  —  familier  en  ce  sens  que  j'en  ai  la  grande 
habitude.  Vous  jugez,  d'après  ce  que  je  vous  écris,  que  la  démocra- 
tie n'est  pas  un  vain  mot  en  ce  pays,  et  je  pourrais  vous  donner  beau- 


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150'  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

coup  d'autres  exemples  de  son  règne  universel.  C'est,  du  restet  œ 
que  nous  venons  ici  examiner,  et  même,  très  souvent,  admirer, 
quoique  je  ne  réponde  pas  que  nous  puissions  espérer  l'établir  en 
Angleterre  dans  un  laps  de  temps  déterminable  ;  il  faudra  que  l'es- 
sence même  des  mœurs  wglaises  ait  considérablement  changée,  — 
Excusez  ce  pâté  désastreux  I  Le  mouvement  du  train  et  la  situation 
précaire  de  la  lampe  tout  près  de  mon  nez  auraient  depuis  longtemps 
découragé  un  épistolier  moins  résolu.  —  Ce  qui  m'étonne,  c'est  le  sen- 
timent aristocratique  très  marqué  qui  se  dérobe  sous  cette  simplicité 
républicaine.  On  prétend  tout  bas  que  la  ville  impériale,  —  tel  est  le 
nom  donné  à  New-York,  —  serait  mûre  pour  une  monarchie,  mais  il 
ne  faut  pas  prendre  au  sérieux  des  paroles  en  l'air.  Le  prétendant 
qui  viendrait  recueillir  cette  couronne  chimérique  s'exposerait,  je 
gage,  à  une  défaite  pire  que  CuUoden. 

Revenons  au  systëoie  d'éducation,  qui  a,  comme  je  vous  le  disais, 
absorbé  une  bonne  partie  de  mon  temps,  car  je  n'ai  pas  visité  moins 
de  cent  quarante-trois  écoles  et  collèges.  Le  nombre  des  gens  instruits 
est  extraordinaire;  cependant  la  mauvaise  habitude  d'un  certain 
argot  permettrait  d'en  douter.  Hier,  j'ai  entendu  à  la  haute  école 
de  Pognanuc  cinquante-sept  filles  et  garçons  réciter  en  chœur  une 
ode  au  drapeau  américain,  après  quoi,  j'ai  assisté  à  un  lunch  de 
dames  où  figuraient  plus  de  quatre-vingts  convives  du  sexe.  Il 
y  avait  un  seul  individu  en  pantaloa;  ses  pantalons,  par  paren- 
thèse, quoiqu'il  en  ait  app(M*té  une  douzaine,  commencent  à  mon* 
trer  la  corde.  Les  hommes  ne  piartîeipieDit  jamais  aux  repas  où  sont 
discutées  entre  femmes  des.  questions  religieuses,  politiques  et 
sociales.  Ces  agapes  immenses  de  femmes  me  paraissent  être  un  des 
traits  frappans  de  la  vie  américaine  et  indiquent  vraiment  que  les 
hommes  ne  sont  pas  aussi  indispensables  qu'ils  veulent  bien  le  pré- 
tendre. On  a  fait  exceptbn  pour  moi,  en  ma  qualité  d'Anglais  et  de 
voyageur,  pour  me  montrer  quelques  femmes  supérieures,  m'a-t-'On 
dit.  J'ai  vu  en  effet  bien  des  fronts  intelligens.  Ces  étranges  colla* 
tiens  s'organisent  selon  les  âges.  Mon  zèle  d'étrangler  curieux  m'a 
aussi  valu  d'assister  à  des  repas  de  jeunes^  filles^  doù  sont  exclues 
rigoureusement  les  femmes  mariées  et  où  les  invitées  m'ont  paru 
ètrenonmoins  intelligentes. — Pardon,  sijene  vous  en  dis  pasdavaii- 
tage«  mais  j'écris  dans  une  fausse  position;  ces  crampes  deviennent 
insupportables.  —  Les  enfans^  pourvus  en  Amérique  de  privilèges 
démesurés,  ont  aussi  l'esprit  très  vif  et  très  ouvert.  J'ai  causé  avec 
beaucoup  de  professeurs,  principalement  des  dames,  qui  ont  sou- 
vent une  classe  nombreuse  de  jeunes  gens  sous  leur  direction.  L'une 
d'elles  entre  autres,  âgée  de  vingt-trois  ans,  qui  occupe  la  chaire  de 
philosophie  morale  et  de  belles-lettres  dans  un  collège  de  l'Ouest, 
m'a  Avou4  avec. une  franchise  parfaite  qu'elle;  était  adorée  des  étu- 


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LES  NOUVEAUX  R(»fANGIBR8   AMiRIGAINS.  151 

<iitns  attentif  à  son  cours.  Cette  timabie  personne,  modeste  et)oIîe, 
est  la  fille  de  quelque  petit  marehuEid  des  étals  du  Sud-Ouest,  et  afait 
ses  études  à  Amanda-iCottege  (dans  te  Missouri),  où  les  écoliers  des 
deux  sexes  sont  èleTôs  enseoible.  Gomme  elle  désire  comtaitre  la  YÎe 
à  ta  campagne  en  Angleterre,  je  l'ai  engagée^  quand  elle  visiterait 
l'Europe,  à  venir  passer  quelques  jours  chez  nous.  Elle  ne  ressemble 
guère  à  nos  filles,  mais  les  garçons  s'entendront  très  bien  avec  elle 
et  de  toutes  façons  elle  vous  intéressera. 

Je  suis  ravi  de  ma  visite  à  Philadelphie,  où  j'ai  vu  des  milliers 
de  maisonnettes  rouges  occupées  par  des  artisans  aussi  aisés  qu'ii>- 
struits,  et  alignées,  —  les  maisons,  —  selon  le  système  rectangu- 
laire. Ces  petites  gens-là  ont  des  fourneaux  perfectionnés,  des  pia- 
nos de  bois  de  rose,  le  gaa,  l'eau  chaude,  un  mobilier  de  bon  goût 
et  les  essayists  anglais  dans  leur  bibliothèque.  Un  tramway  par- 
court chaque  rue.  Tout  est  scientifiquement  marqué  de  lettres  et 
de  numéros.  On  ne  perd  le  temps  à  rien  chercher.  L'esinrit  va  droit 
au  bttt  sans  l'ombre  d'une  distraction;  c'est  idéal. 

V. 
Louis  Leverett  {Boston)  à  Harvard  Tremont  {Paris). 

Novembre. 

Tout  est  changé  pour  nous  deux,  mon  ami;  tandis  que  vous  arri- 
vez là-bas,  je  retombe  ici,  moi,  consumé  par  l'amour  du  lointain 
rivage.  Cela  ne  va  pas  du  tout,  Harvard  l  J'ai  vécu  si  longtemps  & 
l'étranger  que  ma  place  s'est  effacée  de  ee  petit  monde  bostoniea; 
les  flots  monotones  de  l'existence  locale  se  sont  refermés  sur  elle; 
je  ne  la  retrouve  plus  ;  je  suis  un  étranger  dans  ce  pays,  où  il  m'est 
difficile  d'admettre  que  je  sois  né,...  un  pays,  dur  et  froid,  et  sans 
expression  pour  ainsi  dire.  Je  pense  à  votre  Paris,  ai  expressif,  lui, 
aux  soirs  de  printemps  sur  le  boulevard  Saint-Michel,  à  l'édat  de 
la  grande  ville,  au  murmure  puissant  de  cette  civilisation  si  mûre, 
à  laquelle  rien  ne  manque  plus,  au  peuple  de  Paris,  le  plus  inté- 
ressant qui  existe.  J'ai  dans  ma  poche  un  petit  volume,  édition 
exquise,  véritable  elzévir  moderne,  d'où  jaUlit,  sous  une  forme 
lyrique  achevée,  un  cri  du  cœur  de  la  jeune  France.  Ici  la  forme 
manque  partout.  Je  ne  sais  ce  que  je  vais  devaiir.  Il  me  semble 
n'avoir  plus  ni  coussins  douillets  ni  rideaux  moelleux  autour  de 
moi  pour  m' accoter  et  adoucir  le  jour;  je  me  sens  nu  sous  un 
réflecteur  immense.  La  lumière  la  plus  impitoyable  se  répand  de 
tous  côtés  sur  toutes  choses  et  mes  yeux  en  sont  blessés.  Je  n'ai 
pu  reprendre  mon  appartement;  il  est  occupé  par  un  méde- 


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152  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

cin  magnétiseur.  Je  dois  me  contenter  de  Thôtel  ;  c'est  affreux, 
rien  de  personnel,  rien  qui  satisfasse  vos  préférences,  vos  habi- 
tudes. Personne  pour  vous  recevoir  à  l'arrivée;  il  faut  jouer  des 
coudes  à  travers  la  foule  :  un  comptoir  se  présente,  portant  un  livre 
où  vous  inscrivez  votre  nom  et  que  tout  le  monde  vient  feuilleter  à 
sa  guise.  Derrière  le  comptoir,  un  honmie  vous  regarde  dans  le 
blanc  des  yeux  ;  il  a  l'air  de  dire  :  «  Que  diable  voulez-vous?  » 
Puis,  après  ce  regard,  il  ne  vous  accorde  plus  la  moindre  atten- 
tion. Il  vous  jette  une  clé,  appuie  sur  le  timbre.  Dn  sauvage  irlan- 
dais parait  :  «  Emmenez-le,  »  semble-t-il  dire  à  l'Irlandais;  mais 
tout  cela  s'accomplit  en  silence.  Vous  avez  beau  demander  :  «  Qu'al- 
lez-vousfaire  de  moi,  s'il  vous  plaît?  »  — Attendez,  vous  verrez  bien, 
répond  le  lugubre  silence.  Autour  de  Vous  la  foule  est  grande, 
mais  grande  aussi  est  la  tranquillité.  De  temps  à  autre,  vous 
entendez  quelqu'un  cracher.  Des  milliers  de  gens  se  pressent  dans 
cet  horrible  édifice;  ils  se  repaissent  ensemble  dans  une  grande 
salle  aux  murs  blancs,  éclairée  par  des  centaines  de  becs  de  gaz 
et  chauffée  outre  mesure.  Cette  lumière,  cette  chaleur  furieuse 
semblent  donner  à  toutes  choses  un  relief,  une  netteté  abomina- 
bles ;  pas  de  mystères  dans  les  coins,  pas  d'ombre  favorable  aux 
visages.  Vos  voisins  ont  l'air  hagard  et  sévère;  on  dirait  que  les 
passions,  les  goûts,  les  sens  leur  font  défaut.  Ils  mangent  en  silence 
sous  l'impitoyable  réflecteur;  de  temps  à  autre,  un  cri  d'enfant 
éclate  impérieux.  Les  domestiques  sont  noirs  et  désagréablement 
familiers.  Ils  n'ont  aucune  politesse;  s'ils  vous  adressent  la  parole, 
en  revanche,  ils  ne  vous  répondent  jamais.  Ils  se  plantent  près  de 
votre  coude,  vous  sentez  leur  présence  tout  en  dînant  ;  ils  vous 
observent  comme  si  vous  étiez  une  béte  curieuse,  ils  vous  inondent 
d'eau  glacée,  et  ne  vous  donnent  pas  autre  chose;  si  vous  lisez  le 
jounlal,  ils  se  penchent  sur  votre  épaule  et  le  parcourent  avec  vous. 
Alors  je  le  plie  et  le  leur  présente;  ces  misérables  feuilles  sont 
vraiment  dans  le  goût  africain.  Figurez-vous  maintenant  de  longs 
corridors  défendus  par  des  courans  d'air  brûlant;  au  milieu  glisse, 
comme  un  fantôme,  quelque  petite  fille  pâle  sur  des  patins  de 
saloH.  ((  Place  I  »  vous  crié-t-elle.  Elle  a  des  rubans  dans  les  che- 
veux, une  robe  tout  en  ruches  et  en  falbalas;  elle  fait  ainsi  le  tour 
de  cet  immense  hôtel.  Je  songe  naturellement  à  Ariel,  qui  mit  en 
quarante  minutes  une  ceinture  à  la  terre,  et  je  me  demande  ce  qu'il 
put  bien  dire  en  passant. 

Un  garçon,  noir  comme  de  la  suie,  me  pousse  un  plateau  dans 
les  reins.  Ce  plateau  est  chargé  de  grandes  carafes;  je  reconnais 
l'inévitable  liquide.  Nous  mourons  d'eau  glacée,  de  calorifères 
et  de  gaz.  Je  pense  à  ces  choses,  assis  dans  ma  chambre,  —  une 
vraie  chambre  de  torture  :  murs  blancs,  imitations  de  bronze» 


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j^mmmmmtmrmmi^n^tJ^\i^^  ■  -  i?v.^aefcg^afeB^ 


LES  NOUTEAUX  ROMANCIERS   ABfÉRIGÂINS.  153 

table  à  écrire  recouverte  eu  marbre.  La  clarté  aveuglante  du  gaz 
me  poursuit  partout  où  je  n'en  ai  que  faire;  je  voulais  lire  dans 
mon  lit,  impossible  ;  mon  visage,  mes  draps,  le  mur  sont  éclairés 
de  lueurs  intermittentes,  mais  les  pages  même  du  livre  restent 
dans  l'ombre.  Je  me  lève,  j'éteins;  ma  chambre  n'en  est  que 
plus  claire.  A  travers  les  ouvertures  vitrées  qui  surmontent  nies 
portes,  la  lumière  entre  à  flots  du  corridor,  des  chambres  voisines, 
que  sais-je?  elle  inonde  mon  lit,  où  je  me  tourne  et  retourne  en 
désespéré  ;  elle  se  glisse  sous  mes  paupières  closes.  Je  m'élance, 
j'appelle  au  secours;  il  n'y  a  pas  de  sonnette,  rien  qu'un  étrange 
orffîce  dans  le  mur  qui  transmet  Vappel  du  voyageur  en  détresse. 
Je  confie  à  ce  trou  des  sons  incOhérens  ;  d'autres  sons  plus  incohé- 
rens  me  reviennent  sur  un  ton  d'interrogation  sévère.  Cette  voix 
creuse,  impersonnelle  veut  savoir  ce  dont  j'ai  besoin.  Cruel  embar- 
ras I  J'ai  besoin  de  tout  et  pourtant  je  n'ai  besoin  de  rien,  de  rien 
de  ce  que  cette  arrogante  impersonnalité  peut  me  donner.  Je  veux 
mon  petit  coin  de  Paris,  le  vieux  monde  et  ses  trésors,  je  veux 
sortir  d'ici...  Mais  comment  confier  tout  cela  à  un  conduit  méca- 
nique? Des  rires  moqueurs  remontent  de  l'office.  Et  je  me  ruine 
dans  cette  maison  maudite,  où  je  ne  suis  pas  servi I  Que  faire?  Je 
me  recouche  accablé,  tandis  que  l'orifice  dans  la  muraille  émet 
de  longs  murmures;  il  parait  mécontent,  indigné;  il  gourmande 
mes  idées  vagues,.,  vagues  sauf  sur  un  point.  J'abhorre  leurs 
ailreux  arrangemens. 

Tous  voulez  savoir  si  je  vois  mes  amis?  Je  n'en  ai  guère  et  je  ne 
m'entends  plus  avec  eux.  Nous  avons  cessé  d'être  en  rapport.  Ces 
gens-là  sont  excellens,  sérieux,  tout  à  leur  besogne,  mais  le  type 
n'en  est  pas  varié.  Tout  le  monde  est  M.  Jones  ou  M.  Brown,  et  tout 
le  monde  a  bien  Tair  d'être  M.  Brown  ou  M.  Jones  ;  ils  sont  amai- 
gris, délayés  dans  le  grand  bain  tiède  de  la  démocratie.  Leur  iden- 
tité n*est  pas  complète,  ils  manquent  de  modelé.  Non,  ils  ne  sont  pas 
beaux,  mon  pauvre  Harvard,  disons-le  tout  bas,  ils  ne  sont  pas  beaux. 
Aussi  beaux,  répondrez-vous,  que  les  Français.  Je  ne  suis  pas  de 
votre  avis.  Les  Français  les  moins  favorisés  ont  l'originalité  de  leur 
agrément,  de  leur  laideur,  de  leurs  ridicules;  ici  on  n'est  même  pas 
laid,  on  est  insignifiant.  La  plupart  des  jeunes  filles  sont  jolies,  mais 
n'être  que  jolie,  c'est  encore  à  mon  avis  être  insignifiante.  Cependant 
j'ai  causé  avec  quelqu'un,  j'ai  rencontré  une  vraie  femme.  C'était  sur 
le  bateau,  puis  nous  nous  sommes  revus  à  New-York;.,  un  type  par- 
ticulier, une  personnalité  réelle,  beaucoup  de  modelé,  celle-là,  et  le 
charme  de  l'énigme.  Mais  elle  n'était  pas  à  proprement  parler  de  ce 
pays,  un  composé  plutôt  de  qualités  étrangères.  Enfin  elle  cherchait 
ici  quelque  chose...  comme  moi.  Nous  nous  trouvâmes,  et  un  instant 
cela  nous  suffit.  Je  l'ai  perdue  maintenant,  je  m'en  afflige  parce 


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16&  BBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

qa'eUe  aimait  à  m'écouter«  Elle  a  passé...  Je  ne  la  rewrrai  plua^^ 
fflk  m'écouUiC  si  yolooti^rs.*.  Elle  comprenait  presque... 

VI. 
AT.  Gu9t4we  Le  faune ^  de  F  Académie  franjçaise,  à  M.  A.  Bouche^  ParU. 

Wasliington,  5  norembre. 

Je  VOUS  envoie  pêle-mêle  mes  petites  notes;  tenez  compte,  je  vous 
{Nie,  de  la  précipitation,  des  plumes  d'auberge  et  de  la  mauvaise 
humeur.  Partout  une  même  impression  :  la  platitude  de  cette  d^o- 
eratie  sans  contrepoids,  encore  aggravée  par  la  platitude  de  l'esprit 
commercial.  Tout  est  sur  une  immense  échelle  et  illustré  par  des 
millions  d'exemples.  Mon  beau-Irère  est  toujours  occupé,  il  a  des 
rendez-vous,  des  inspections,  des  entrevues,  des  discussions. 
Il  parait  que  les  Américains  sont  très  forts  lorsqu'il  s'agit  d'argu- 
mens  ;  ils  vous  attendent  au  coin  d'une  route,  puis,  tout  à  coup, 
déchargent  leur  revolver.  Si  vous  tombez,  ils  vident  vos  poches.  La 
seule  chance  que  vous  ayez  est  de  tirer  d'abord.  Avec  cela  nulle 
aménité,  point  de  manières,  aucun  soin  des  i»*éliminaires  et  de 
l'apparence.  J'erre  de  côtés  et  d'autres,  tandis  que  mon  beau-frère 
e«t  i  ses  affaires  ;  je  flâne  dans  les  rues,  je  plonge  dans  les  bou- 
tiques, je  regarde  passer  les  femmes.  C'est  un  pays  facile  à  voir;  la 
civilisation  est  à  fleur  de  peau,  vous  n'avez  pas  à  creuser.  La  bour- 
geoisie positive  et  pratique  qui  se  coudoie  autour  de  vous  est  tou- 
jours affairée;  elle  vit  dans  la  rue,  à  l'hôtel,  dans  le  train,  on  se 
sent  toujours  pris  au  milieu  d'une  foule.  Soixante^uinze  personnes 
envi^sent  le  tramway,  s'asseyent  sur  vos  genoux,  vous  marchent 
sur  les  pieds  ;  quand  ils  veulent  passer,  ils  vous  poussent  simple- 
ment. Tout  cela  se  fait  en  silence  ;  ils  savent  que  le  silence  est  d'or 
et  ils  ont  le  culte  de  l'or.  Quand  le  conducteur  veut  avoir  le  prix  de 
votre  place,  il  vous  pousse,  lui  aussi,  très  sérieusement,  sans  par- 
ler. Quant  aux  types,  —  il  n'y  en  a  qu'un  :  tous  les  autres  sont  une 
variation  de  celui-là.  •«  le  commis  voyageur  moins  la  gaité.  Les 
femmes  sont  souvent  ravissantes  ;  vous  rencontrez  les  jeunes  filles 
dans  les  rues,  dans  les  trains,  partout  en  quête  d'un  mari.  Elles 
vous  regardent  franchement,  froidement,  judicieusement  pour  voir 
si  vojos  pouvez  leur  convenir,,  mais  elles  n'admettent  rien  de  ce  que 
vous  supposeriez,.,  du  «oloîm  on  me  l'aiSrme  ;  elles  ne  veulent  que 
le  mari.  Un  Français  pourrait  s'y  tromper  ;  il  doit  s'assurer  du  fait,  ^ 
je  m'en  assure  toujours.  Elles  commencent  &  quinze  ans  ;  leur  mère 
les  envoie  se  promener,  et  la  promenade  dure  toute  la  journée,,  sauf 
riotervalle  du  dtner  et  d'une  halte  chez  le  pâtissier.  Quelquefois  cela 


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mmmmmBmmmmmm 


LES  NOUYBAUX   ROMAKGIGBS   AMERICAINS.  166 

eantinue  ^ix  années  de  suite  ;  «nsuite  «si  elles  n'oiit  pas  rencontré  ie 
mari,  elles  y  reoonoent  et  font  place  à  leurs  cadettes,  le  nombre  des 
femmes  étant  énorme.  Pas  de  irions,  pas  de  société,  pas  de  conver- 
sation. Les  gens  ne  reçoîrent  point  chez  eux;  Toilk  pourquoi  ces 
iiemossellesiont  à  cher^erJeimari  où  elles  peuvent.  l\  n'y  a  aucune 
honte  à  ne  pas  le  tiouver;  on  va  et  viaittofutidéidème,  poussée  par 
laforee  deThabitude,  par  Tamour^du  mouvement,  sans  espoir,' sans 
regrets,  sans  imagination,  sans  aucune  sensibilité,  sans  rêverie  cou- 
vent Nous  avons  fait  plusieurs  voyages,  aucun  de  moins  de  trois 
cents  milles.  D'énormesitrains,!  d'énormes  wagons  avec  lite  et  lava- 
bos, et  des  nègres  qui  vous  brossent  à  coups» redoublés  comme  ii 
vous  étiez  un  cheval.  Une  activité  vertigineuse,iun  perpétuel  fracas, 
une  foule  compacte  de  gens  qui  ont  Tair  harassé,  parmi  eux  xm 
gamin  qui  vous  lance  des  brochures  et  des  bonbons**,  voilà  un 
voyage  américain.  Les  ifenétres  des  wagons  sont  énormes  comme 
tout  le  reste,  mais  à  quoi  sepv^l^lles?  Il  n'y  a  rien  àivoh*  I  La  cam- 
pagne est  vide,  sans  caractère,  sans  détails;  aucun  objet  me  vous 
réf^ie  que^ous  êtes'  dans  un  lieu  plutôt  que  dans  un  autre.  De  fttit, 
vous  êtes  partout;  le  train  fait  cent  milles  à  l'heure.  Toutes  les  villes 
se  ressemblent;  de  petites  maisons  qui  ont  dix  pieds  de  haut,tm 
de  grandes  qui  en  ont  >  deux  cents,  des  poteatoc  télégraphiques,  des 
enseignes  gigantesques,  des  trous  dans  letpavé,  des  octens  de  boue, 
des  commis  voyageurs,  desdemoiselles  à  la  chasse  éa  mari.  D'autre 
part,  ni  mendians  ni  eoc^;tes.  Une  médiocrité  colossale,  sauf,  au 
dire  de  mon  beau4fpère,^n  eequi  concerne  les  machines,  qui  sont 
admirables,  iiaturell^nent  :aucuiie  'architecture  :  teurs  imatsote 
WDt  fititeside  b(Hs<et  de  fer;  point  d'art,  point  de  littérature,  point 
dethéfttre.  d'airourrert  quelques-uns  des  livres,  mais  ils  ne  selai»- 
eent  pats  lire!  Aveune  iferme,  ascun  fond,  m  style,  >ni  idées  gén^ 
ndea;  lon  dirait  que  toilt  est  écrit  -à  l'intention  'des  eniBtns  et  éa 
jeunes  peisonnes.  Ceux  dont  ion  (fait  le  iplus  d'^ôloges  sont  les  Iwt^ 
ISàcélieux  ;  ceux^  se  irendeut  par  onilliers  d'éditions.  J'ai  parcouru 
las  (plus  iraaités,  mais  on  Sait  bien  de  nous  avertir  quîils  ^ont  Wo^ 
aans  :  ftgure^^fous  'des  pkdsanteriesde  croquemortl 

Us  lont  un  roHiancier  avec  deu  prëtentions  à  la  littévatuve^  qtf 
traite  de  la  chasse^aux  maris ^et ides  aventures  défiches  Américaiîns 
dans  notre  vieille  Europevcorrempue,  loù  le«r  candeur  touie  prinon*- 
tive  fût  honte  aux  Européens  (1);  %'est  proprement  éork,  mais  ai 
pâle  I  Ce  qui  n'est  point  pâle,  oe  sont  les  journaux,  lèmrmes  comme 
tout  le  reste  (cinquante  colonnes  d'annoiices),  et  pleins  de  commé- 
rages sur  le  continent...  Quel  ton,  §raiid  Dieul  LespersomiaUtél^ 
les  récriminations  lê'j  enfre^crottient  comme  autant  de  eoups  ée 

(1)  Heniy  dames  lui-même. 


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156  RETUE  D£5  DEUX  MONDES. 

revolver.  Desen-tête  de  six  pouces  de  haut,  des  télégrammes  d'Eu- 
rope sur  Sarah  Bernhardt,  de  petits  paragraphes  sur  rien  du  tout, 
le  menu  du  dtner  du  voisin,  des  articles  à  pouffer  de  rire  touchant 
la  situation  européenne,  tout  le  tripotage  de  la  politique  locale.  Le 
reportage  est  incroyable;  je  suis  pourchassé  par  les  charlatans  qui 
en  font  métier.  Les  malheurs  conjugaux  de  M.  et  W^^  X...  (ils  don- 
nent le  nom  tout  au  long)  sont  racontés  dans  leurs  moindres  détails, 
non  pas  en  cinq  ou  six  lignes,  discrètement  gazés  et  entremêlés 
d'insinuations,  comme  chez  nous^  mais  avec  les  faits  vrais  ou  faux, 
les  lettres,  les  dates,  le  lieu  et  l'heure.  J'ouvre  un  journal  à  l'aven- 
ture et  je  trouve  au  beau  milieu,  à  propos  de  rien,  ce  renseigne- 
ment :  ((  Miss  Suzanne  Green  a  le  plus  long  nez  de  New-York.  » 
Miss  Green  (je  me  renseigne)  est  un  auteur  célèbre.  Et  les  Améri- 
cains ont  la  réputation  de  gâter  leurs  femmes  !  Ils  les  gâtent  donc  à 
coups  de  poing.  Nous  avons  vu  peu  d'intérieurs  (personne  ne  parle 
français),  mais  si  les  journaux  donnent  une  juste  idée  des  mœurs 
domestiques,  celles-ci  doivent  être  curieuses. 

Gomme  le  passeport  est  aboli,  on  a  dans  ces  feuilles  étranges 
imprimé  mon  signalement,.,  peut-être  au  profit  des  demoiselles  qui 
cherchent  un  mari. 

Nous  sommes  allés  au  théâtre.  La  pièce  était  française,  il  n'y 
en  a  pas  d'autres,  mais  le  jeu  des  acteurs  n'était  que  trop  amé- 
ricain. Nous  sommes  partis  au  milieu  de  la  représentation.  Le 
manque  de  goût  est  vraiment  inouï.  Un  Anglais  que  j'ai  rencon- 
tré m'a  dit  que  le  langage  se  corrompait  tous  les  jours;  l'An- 
glais lui-même  cesse  de  comprendre;  cela  me  console...  je  ne 
suis  pas  le  seul.  Que  dire  de  Washington,  où  nous  sommes  arrivés 
ce  matin?  Mon  beau -frère  veut  voir  le  bureau  des  brevets;  au 
débotté,  il  a  couru  retrouver  ses  machines  pendant  que  je  me  pro- 
menais dans  les  rues  et  visitais  le  Gapitole.  La  machine  humaine 
est  ce  qui  m'intéresse  le  plus;  je  ne  me  soucie  même  pas  de  la  poli- 
tique en  fait  de  machine  (c'est  ici  le  nom  qu'on  lui  donne).  Et  la 
madiine  en  question  fonctionne  très  rudement,.,  un  de  ces  jours 
elle  éclatera.  Il  est  vrai  que  vous  ne  soupçonneriez  jamais  ces  gens-là 
d'avoir  un  gouvernement;  Washington  en  figure  le  siège  princi- 
pal, mais,  sauf  trois  ou  quatre  monumens,  affreux  pour  la  plupart, 
on  dirait  un  établissement  de  nègres.  La  représentation  de  l'état 
manque  complètement.  Les  rues  énormes,  comme  toujours,  sont 
bordées  de  petites  maisons  rouges  qui  dépassent  à  peine  le  tram- 
way. Il  faut  voir  pour  l'apprécier  le  Gapitole,  un  vaste  édifice,  du 
classique  le  plus  faux,  en  marbre  blanc,  fer  et  stuc,  qui  a,  du  reste, 
assez  grand  air.  La  déesse  de  la  liberté  se  prélasse  au-dessus,  cou- 
verte d'une  peau  d'ours  ;  leur  liberté,  en  effet,  est  bien  une  liberté  de 
bêtes  sauvages.  Vous  entrez  dans  le  Gapitole  conmie  dans  une  gare  de 


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Jg.!g.-^.;JA-.A'S?gg 


LES   NOUVEAUX   ROUANGIERS   AMÉRICAINS.  157 

chemin  de  fer.  Pas  de  fonctionnaires,  pas  de  concierges,  pas  d'offi- 
ciers de  garde,  pas  d'uniformes,  aucun  signe  d'autorité,  rien  qu'une 
foule  d'individus  mal  mis,  circulant  à  travers  un  labyrinthe  de  cra- 
choirs. Nous  sommes  trop  gouvernés  peut-être  en  France,  mais  au 
moins  nous  avons  une  certaine  représentation  de  la  conscience  et 
de  la  dignité  nationales.  Ici  toute  dignité  est  absente  et  on  me  dit 
que  la  conscience  est  un  gouffre  sans  fond.  Vétat^  c'est  moi!  vaut 
encore  mieux  que  le  crachoir.  Cet  ustensile  est  architectural,  mo- 
numental en  Amérique;  que  dis-je?  c'est  le  seul  monument!  En 
somme,  le  pays  est  intéressant,  maintenant  que  nous  avons,  nous 
aussi,  une  république.  C'est  la  plus  vaste  illustration  de  la  chose, 
c'est  aussi  le  plus  formidable  avertissement.  Voilà  donc  le  dernier 
mot  de  la  démocratie  :  platitude  1  —  L'Amérique  est  très  vaste,  très 
riche  et  parfaitement  laide.  Un  Français  n'y  pourrait  vivre,  (iar  la 
vie,  en  la  prenant  au  pire,  permet  toujours  chez  nous  une  sorte 
d'appréciation.  Ici,  au  contraire,  il  n'y  a  rien  à  apprécier.  Quant 
aux  gens,  ce  sont  des  Anglais  moins  les  conventions.  Jugez  de  ce 
qui  reste  !  Les  femmes  pourtant  sont  quelquefois  bien  tournées.  Il  y 
en  avait  une  à  Philadelphie.  J'ai  fait  connaissance  avec  elle,  par 
accident...  Elle  ne  cherchait  pas  le  mari,  elle  en  avait  déjà  un.. • 
C'était  à  l'hôtel...  Je  crois  que  le  mari  ne  compte  pas.  Mais  un 
Français,  je  le  répète,  peut  se  tromper  et  doit  s'assurer  d'abord 
qu'il  a  raison.  Aussi  je  m'assure  toujours  1 

VII. 

Marcellus  Cockerel  (  Washington)  à  ^"  Cooler^  née  Cockerely 
{Oaklandy  Californie). 

25  octobre. 

J'aurais  dû  vous  écrire  depuis  longtemps,  ma  chère  sœur,  car  il 
y  a  quatre  mois  que  votre  dernière  lettre  m'est  parvenue.  J'ai  passé 
la  première  moitié  de  ces  quatre  mois  en  Europe,  l'autre  moitié  sur 
le  sol  natal.  Concluez  de  cela  que  j'ai  été  d'abord  trop  triste,  puis 
trop  heureux  pour  écrire.  Vous  aurez  appris  par  les  journaux  que 
j'étais  revenu  le  1*'  septembre.  Délicieux  pays  où  l'on  voit  tout 
dans  les  journaux,  délicieux  journaux  si  vastes,  si  familiers,  si  com- 
plaisans  qui  n'ont  d'autre  prétention  que  de  donner  des  nouvelles  I 
Je  crois  que  la  différence  dans  ce  qu'on  appelle  le  ton  de  la  presse 
n'a  pas  médiocrement  contribué  à  la  satisfaction  que  j'éprouve  de 
rentrer  chez  moi.  En  Europe,  c'est  lamentable  :  la  science  infaillible, 
la  solennité,  la  fausse  honorabilité,  la  verbosité,  les  discussions 
interminables  sur  des  sujets  surannés  1...  Ici,  au  contraire,  les  joup- 


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168  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

naiix  sont  comme  les  trains  de  chemin  de  fer  qui  portent  tout  ce 
qui  arrive  droit  k  la  station  etne  professent  que  le  culte  de  la  ptmc- 
tualité.  En  votre  qualité  de  fenune  pourtant,  vous  les  détestez  sans 
doute  ;  vous  les  trouvez  vulgaires,  voilà  le  grand  mot  lâché  !  Appre- 
nez, chère  amie,  que  le  mot  de  vulgarité  a  cessé  d'être  pour  moi 
épouvantable.  La  vulgarité,  —  ohl  je  sais  que  vous  ne  serez  pas 
de  mon  avis,  il  y  a  des  conceptions  auxquelles  l'esprit  des  femmes 
est  incapable  de  s'élever,  —  la  vulgarité  est  une  accusation  super- 
ficielle et  stupide  ;  mieux  que  tout  le  reste,  ce  qui  est  vulgaire  tous 
épargne  la  peine  de  penser,  immanquable  condition  de  succès. 
Durant  ces  trois  dernières  années  passées  tout  entières  en  Europe, 
je  suis  devenu  moi-même  terriblement  vulgaire.  Voilà  le  service 
que  m'ont  rendu  les  voyages.  Quand  je  dis  en  Europe,  je  veux' dire 
à  l'étranger,  car  là-dessus,  j'ai  consacré  plusieurs  mois-  au  Japon, 
à  l'Inde  et  à  l'Orient  en  général.  Vous  rappelez-vous  nos  adieux, 
la  veille  de  mon  embarquement  pour  Yokohama?  Vous  me  prédisiez 
que  je  prendrais  goût  à  la  vie  étrangère,  de  telle  façon  que  rAmé- 
rique  ne  me  reverrait  plus  et  que  vous  seriez  forcée,  si  nous  vou- 
lions nous  rejoindre,  de  me  donner  rendez-vous  à  Paris  ou  à  Rome. 
Vous  m'en  aviez  même  donné  un  d'avance  auquel  vous  avez  ntainqué. 
JaOÊMiis  plus,  je  n'en  accepterai  de  personne  pour  auicune  der  x^es 
'deux  villes.  Votre  lettre  pourtant  m'est  parvenue  à  Paris  ;  je  lui  dois 
la  seule  bonne  journée  quUlm^ait  été  donné  d'y  passer.  Paris  me 
parait  détestable  par-dessus  tout.  C'est  le  pays  de  la  blague.  La  vie 
qu'on  y  mène  est  pleine  d'un  faux  confort  pire  que  l'absence  totale 
de  recherche;  les  gens  petits,  grassouillets,  irritables  m'étaient 
aotipatluques.  J'avais  fait  ces  réflexions^^plus  amèrement  encote 
que  de  coutume  quand,  après  une  ennuyeuse  soirée  passée  dehors 
au  commencement  de  l'été,  j'ai  reçu  votre  écriture  des  mains  de 
mon  serpent  de  portière.  Elle  arrivait  à  point.  Jamais  je  ne  m'étais 
Benti  d'aussi  méchante  humeur.  On  m'avait  servi  le  plus  alambiqué 
des  dîners  dans  le  plus  étouffé  des  restaurans  ;  j'étais  allé  de  là  dans 
uiï  théâtre  non  moins  chaud;  eu  guise' d'amusement,  j'avais  assisté 
à  une  pièce  où  des  'flots  de  sttng  répandus  étaient  les  moindres 
horreurs.  Les  théâtres  là-bas  sont  insupportables;  sans  parler  de 
l'atmosphère  pestilentielle,  on  a  les  coudes  de  ses  voisins  daâs  le 
flanc  et  toute  la  salle  passe  sur  votre  corps  de  demi-heure  en  dëtni- 
heure,  sous  prétexte  d'etitr'àcte.  Allez!  fai  connu  de  bien  iliâu- 
vais  momens'  en  '  Europe  !  '  Échappant  à  un  dialogue  tout  àhHfîciel 
quô'je  croyais  avoir  ehtendu  cent  fois,  à'  la 'laideur  du  public,  à  la 
élusse  poKtesrse  doublée  de  rapacité  d'une  ignoble  ouvreuse,  j'étais 
allé  m'asseoit  pour  attendre  dix  heures  devant  un  café,  où'  Ton 
m'avait  servi,  sous  le  nom  de  bière,  je  ne  sais  quel  breuVage 
aqueux.  Par  cette  nuit  d'été,  sttr  ce  boulevard  réputé  si  brillUit, 


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LES  NOUYEAUX  ROHANGIERS  AHÉRIGAINS.  U9 

la. ^6  était  plus  ajoutante  encore  que  le  spectacle  que  je  venais 
de  quitter;  le  récit  de  tout  ce  que  je  vis  n'est  pas  fait  pour  yoa 
oreillejs.  £a  outre,  j'étais  lap  de  cette  étemelle  grimace  de  plaisir^ 
da.  la  monotonie  lamentable  de  cet  aji^tide  de  Paris  qui.  prétend: 
êUe.  si;  varié  ;  en  regardant  les  passons,  les.  boutiques,  il  me  semn^ 
blait  voir  défiler  une  procQSsipn  de  noannequinç  devant  des  amaa 
de  saletés.,  Soudain  l'idée  me  frappa  que  j'étais  censé  m'amuser,  -^ 
mon  visage  devait  être  long  d'une  aune,  —  et  que  probablement,  au, 
mpoM^tt môme, voKsdisi^zà votre mad  :  Qjoel voyage nœi^eilleuiLil 
doit  fai^l  — ^  Cette  pepp^e  fut  la-:  première  qui,  après  un.  moiS;  d», 
sombres  réflexions^  m'égaya;  j^ime^  levai,  et  r^egagpai.  mon  g^te,» 
GhemiQ  faisait,  je. m^  dJtSaisz-rr.Je. visite  r£urope;  après  tout,  il 
faut  avoir  visité  l'rBîurQpe-.—  C'était  convaincu,  de  cette  nécessité 
qpil^^  j'aidais  entrepris  une  expédition  qui  est  terminée  depuis  six, 
sçBiaines,  et.  depuis  six  semaines  je  suia  heureux  l.  Je  me  s^jia 
aofu^tté  de  la  corvée^  conscieiideusement  résolu  à:  tout  avaler^  un^. 
bon^  fo^.  Déi^rmws  l'Apaérîque  n^  possédera  .jusqu'à  la  fin  doi 
mesijours* 

Ce  longjri^ard/q\ie  vous  excuserez  me  procure  aujourd'hui  l'avaAr 
tage  dçwip^uyoii:  vQustcomQiiU<niquçr  n;^  impressions^  non  pas  mes 
impressions  sur  rËm:ope,  -r-  voustrouyerie^^des:  impressions  sur 
rSurope  partout  et  fort  aisément,,  -rr  mai»  sur  le  paysr natalité, 
qu'il  a^pûra^ijt  à  l'exilé. réinstallé  danis  s^foyersi.  Probablement.voua 
les  jug^rex  bizarres»  majs  gapdez  ma  lettre  et  dans  vingt  an3.eUeii 
vous  feront, l'effet, de  lieuxTCommuns«s  J'étais,,  vous  le  sava^^  ferme^r 
ment  résolu  è^ .pareo^rir^  Iç  avonde,  je  n^e  disais^.que  diacu»., devait 
voir, paf  ses  propres  jei^^j.que^j'awais  ensuite. rétemité  pour  vm 
rej)!9ser.  J'ai  donc  voyage  avec  énergie^  j'ai  pénétré  partout,  je  imi 
si4s*  procuré  force  lettres  de  recç^rnandations,  j'ai  failnonobrede 
can^ais»sances.  Le  résultat  d^tout  cela,  c'est  que  je  me  suis  débM:** 
rassé  d'ime  superstition^. I^ou^, en  avoiistaat  qu'une  de  n^ins,  surr 
tout. quand  c'est  la < plus igjrosae).  est, un t soulagement  réel.  Cette 
superstition,  --r.vous4'av^  comiw,; les  autres,  cela, va  sans  dire^ 
-m^est  que  nous  neipoAivo^sétee  sauvés  que  par  l'Europe.  Eh  bien  I 
notve  salut  au  contraire  .est;  ici,  .et  le  salut  de  l'Europe  parn^bs^* 
sus  le  marché,  en  admettant  qu'on  puisse  la  sauver,  ce  dont  je 
doute.  Najturellement  vous  v^ous  m^uerez  de  ma  façon  de  brandir 
le  drapeau;  national,  voui^  m!appellerez  fanfaron  de  liberté,  vantard* 
mais  je  suis,  dans  cette  disposition  bienheureuse  qui  fait  que  noua 
nous  soucions  peu.  des  noms  qu'oanous  donne..  Je  n'ai  pas  de  jnisr^ 
sioBy  je  ne  tiens  pas  à  prêcher,  je  suis  simplement  arrivé  à  un  état 
d'i^prit  qui  me  satisfait;  j'ai  secoué  la  vieille  Europe  de  mes 
épaules,  je  respire  enfml  Ohl  si  les  Américains  en  masse  pouvaient 
crier  en  chœur  une  bonne  fois  :  «  Le  diable  emporte  l'Europe  1  » 


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160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  nos  propres  affaires  s'en  trouyeraient  mieux  !  Nous  n'avons 
qu'à  vivre  notre  propre  vie  sans  nous  occuper  du  reste.  Vous  me 
demanderez  ce  que  je  préfère  ici  et  je  vous  réponds  :  —  Tout.  — 
Désagrémens  pour  désagrémens,  j*aime  mieux  les  nôtres.  Long- 
temps je  me  suis  laissé  taquiner,  assommer  à  l'étranger,  avec  la 
volonté  de  trouver  tout  charmant  ;  à  la  fin  pourtant,  j'ai  réfléchi  que 
ce  n'était  pas  là  une  obligation  et  que  je  pouvais  bien  convenir  avec 
moi-même  que  ces  choses  dont  on  me  rebattait  sans  cesse  les 
oreilles  n'avaient  pas  la  moindre  importance  :  je  veux  dire  les  sujets 
internationaux  ennuyeux,  la  misérable  politique,  les  stupides  cou- 
tumes sociales,  le  paysage  proportionné  à  la  taille  de  babies. 

L'immensité  du  monde  américain  au  contraire,  nos  progrès  qui 
se  manifestent  sur  une  si  grande  échelle,  qui  marchent  à  si  grands 
pas,  le  bon  sens  et  la  bonne  humeur  des  gens  me  consolent 
sans  peine  de  l'absence  de  cathédrales  et  de  tableaux  du  Titien. 
Je  n'entends  plus,  Dieu  merci  !  parler  de  Bismarck  et  de  Gam- 
betta,  de  l'empereur  Guillaume  et  du  tsar,  de  lord  Beaconsfîeld 
et  du  prince  de  Galles  I  Ce  Mama- Jumbo  (1)  de  Bismarck  surtout 
avec  ses  secrets,  ses  surprises,  ses  intentions  mystérieuses,  ses 
oracles,  m'exaspérait.  Ils  méprisent  notre  politique  de  partis,  mais 
qu'est-ce  donc  que  leurs  jalousies  et  leurs  rivalités  européennes, 
leurs  armemens  et  leurs  guerres,  leur  rapacité,  leurs  mensonges 
réciproques,  sinon  l'intensité  de  l'esprit  de  parti?  L'intérêt  du 
genre  humain  n'a  rien  de  commun  avec  cela.  Leurs  grosses  armées 
pompeuses,  sottement  alignées,  leurs  galons  d'or,  leurs  salama- 
lecs, leur  hiérarchie  sempiternelle,  me  font  l'effet  de  jeux  d'en- 
fans.  Ici  le  sentiment  de  Xhumour  et  de  la  réalité  nous  per- 
met d'en  rire.  Oui,  nous  sommes  plus  près  de  la  réalité,  nous 
sommes  plus  près  de  ce  qu'il  leur  faudra  tous  finir  par  accepter. 
Les  grandes  questions  de  l'avenir  sont  des  questions  sociales  que 
les  Bismarck  et  les  Beaconsfield  ont  peur  de  voir  se  régler.  Le 
spectacle  d'une  rangée  de  potentats  dédaigneux  qui  considèrent 
les  peuples  comme  leur  propriété  personnelle  et  qui  agitent  leurs 
plumets  ou  leurs  sabres  pour  s'intimider  les  uns  les  autres  nous 
parait  grotesque  et  abominable  à  la  fois.  Rentré  ici,  on  voit  bien 
qu'un  courant  irrésistible  pousse  le  monde  vers  la  démocratie  et 
que  notre  pays  est  la  plus  vaste  scène  où  puisse  s'engager  le 
drame.  Alors  les  petits  thèmes  européens  à  la  mode  font  l'effet  de 
questions  de  clocher.  En  Angleterre,  où  l'on  discute  le  bill  sur 
les  lièvres  et  sur  les  lapins,  l'extension  des  franchises  locales,  le 
droit  d'épouser  sa  belle-sœur,  l'abolition  de  la  chambre  des  lords, 
on  nous  traite  de  provinciaux!  C'est  dur,  je  vous  l'aflBrme,  de 

(1)  Spectre  nègre. 


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LES  NOUTEAUX  ROMANCIERS  AMÉRICAINS.  161 

les  écouter  débattre  l'utilité  d'une  religion  d'état  sans  leur  crier 
que  les  civilisations  vermoulues  sont  seules  capables  de  s'arrêter 
à  pareilles  sornettes.  La  clarté  de  l'atmosphère  sociale  a  chez  nous 
un  charme  incomparable.  Tout  s'y  arrange  vite  et  simplement, 
point  d'esprit  de  routine ,  point  de  gens  à  cocardes  et  à  grands 
sabres  qui  règlent  vos  moindres  mouvemens.  L'Américain  n'est 
jamais  pris  au  dépourvu;  il  aurait  honte  de  ne  pas  savoir  faire  tout 
ce  que  fait  son  voisin;  cette  capacité  générale  jointe  à  une  sponta- 
néité générale  aussi,  le  sentiment  de  la  liberté  uni  au  goût  et  à  la 
volonté  d'apprendre,  n'est-ce  pas  l'essence  même  de  la  plus  haute 
civilisation? 

Si  vous  saviez  comme  je  me  suis  senti  à  l'aise  dans  un  train  de 
chemin  de  fer  où  je  pouvais  circuler,  étendre  mes  jambes,  jouir  d'un 
siège  et  d'une  fenêtre  à  moi  tout  seul,  trouver  une  table  et  des 
chaises,  me  procurer  à  boire  et  à  manger  I  L'un  de  mes  supplices, 
dms  ces  vilaines  petites  boites  européennes,  était  d'être  dévisagé 
des  heures  de  suite  par  un  vis-à-vis  inconnu.  Parlez-moi  de  la 
façon  large ,  libre  et  facile  dont  s'accomplissent  ici  toutes  choses  1 
A  Londres,  le  garçon  d'hôtel  me  priait  chaque  samedi  de.  com- 
mander mon  dtaier  du  dimanche,  et  quand  je  lui  demandais  une 
feuille  de  papier,  il  la  marquait  sur  la  note.  Cette  ladrerie,  cet 
appel  incessant  à  la  pièce  de  dix  sous  m'exaspérait. 

Sans  doute,  j'ai  vu  dans  le  nombre  beaucoup  de  gens  aima- 
bles, mais  je  trouve  l'imagination  de  mes  compatriotes  plus  vive  et 
plus  souple  ;  d'ailleurs  ils  ont  l'avantage  d'un  plus  vaste  horizon, 
qui  n'est  pas  borné  au  nord  par  l'aristocratie  britannique,  au  sud 
par  le  scrutin  de  liste.  Pardon  si  je  mêle  un  peu  les  pays,  mais  ils 
ne  méritent  pas  qu'on  les  sépare.  L'absence  de  petites  misères  con- 
ventionnelles, de  petits  jugemens  tout  faits  est  rafraîchissante.  Nous 
analysons  mieux  les  choses,  nous  avons  plus  de  discernement,  nous 
sommes  plus  familiers  avec  la  réalité.  Quant  aux  manières,  il  y  en 
a  de  mauvaises  partout,  mais  les  plus  mauvaises  sont,  &  mon  avis, 
celles  de  l'aristocratie  qui  se  pique  d'être  polie  dans  son  cercle 
pour  avoir  le  droit  d'être  insolente  en  dehors  de  lui.  La  vue  de  ces 
Hiillionnaires,  dont  les  richesses  augmentent  par  l'effet  du  travail, 
m'impose  beaucoup  plus  que  toutes  les  armoiries  et  toutes  les 
décorations  du  vieux  monde,  et  il  y  a  un  certain  type  puissant 
d'Américain  pratique  (il  existe  dans  l'Ouest  surtout),  très  tranquil- 
lement pénétré  de  cette  vérité  que  l'avenir  est  dans  ses  mains,  un 
type  incomparable,  plus  intéressant  que  tous  ceux  que  j'ai  rencon- 
trés ailleurs. 

Sans  doute,  vous  allez  encore  me  jeter  à  la  tête  vos  cathédrales 
et  vos  Titiens,  mais  ce  qui  m'aide  à  m'en  passer,  c'est  que  nous 

TOMi  Ltn.  ~  1883.  11 


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162  UTUB  KS  DEDX  HONDBI^ 

n'ayons  en  refsndie  ni  autant  de  misère  m  autant  de  vice  cpie  lin 
i>as«  NoHS  ne  coimaissoin  pas  cette  dasse  où  la  fémne  est  r^lià«^ 
nmant  battue»  nous  ne  connaisson  pas  le  paysm  stopide  qui  tm** 
vaille  eomme  ime  b6te  de  sonme  sur  les  terr^  de:  la  ndileaBe;  ici 
le»  gens  ont  le  sentiment  de  ce  qu'ils  yalant,  ils  agissent^  ils  intren*' 
tsnt,  ils  répcmdent  d'eux-mêmes,  ils  ne  sont  jamais,  dans  les  affiûnas 
SQcialeSy  liés  par  Fanionlé^  les  psée^ens.  Noue  aurons  tous  km 
Titiens  d*  4rei^  do  noire  aiigent  un  Jour  on  l'autre  et  je  ne  seraispa» 
dtonnô  que  nous  fissions  mfiAs  passer  la  mer  à  quelques  eatbè^ 
drales.  Obi  je  yous  entoidsl  Je  suis  un  Yankee  rugissant I  Bépé^ 
tez-le  cent  fois,  tandis  que  je  déclare  mon  goût  pour  Washiof^ 
ton,  oà  l'on  ne  se  sent  pas  gouverné,  quoicpie  ce  soit  le  siège  du 
gouvernemenl.  La  jo«r  de  mon  arrivée,  je  suis  allé  au  Capitole». 
6h  bien)  vous  ne  vous  figures  pas  coBri)ien  de  temps  il  m'a  fiiHo 
pour  me  persuader,  rompu>  coonaK  je  Fêlai» à  h  tyrannie,  quef  aval» 
le  droit  d'y  entrer,  aussi  Irien  qu'un  autre,  que  ce  mœiJMinmi  imh 
gnifique  (car  il  est  niagiiifique,  ne  vous  en  déplaise),  m'appartenait 
comme  à  tout  le  mondeu  Les  portes  étaient  grande»  ouvertes;  yeo*- 
toai  partout  sans  reneootrer  seulement  un  policemam.  On  cherahe 
en  vain  les  uniibrmesi  la  livrée  est  bannie  ëe  notre  république.  Gel» 
étonne  d'abord,  cela  SMuique,  ne  ftltrce  qu'au  poiM  de  vue  pittON 
resque;  on  s'imagine  91e  la  machine  est  arrêtée;  point  dm  tout;, 
seulement  elle  travaille  sans  feu  ni  fiimée.  Au  bout  de  trois  jours, 
le  lait  qu'il  n'7  a  ici  que  de  simples  habits  noirs,  sans  rien  qui 
révèle  le  soldai  o«  l'espion,  commence  à  nous  ioipressiouier  à  la 
façon  d'une  chose  majestuenae  et  symboliqie«  La  plus  grande  revon 
à  laquelle  j'aie  assiné  en  Allemagne  a  produit  moins  d'eSî^  sur 
moi*  Soit,  je  sois  na  Tankae  nigissaoty  mais  il  fiant  piendre  un  pin-' 
eeau  vigoimux  pour  peindie  un  modèle  de  ceCste  taiUe«  L^avenir  est 
ki,  cela  va  sans  dke,  et  ce  n'est  pas  seulement  l'avenir  que  nons 
possédons,  c'esl  encore  le  présent.  Vous  vous  plaindrez  que  je  ne 
vnas  donne  pas  de  mea  nouveilss  pasonneUes,  mus  je  suis  pins 
nMieste  sur  mon  propre  compta  que  sur  cdui  de  mon  pays.  J'ai 
passé  un  mais  à  New^York,  et  tandis  que  j'f  éttûsi,  j'ai  vn  pcesfne 
tous  les  jours  une  jeune  CUn  assez  inténssante  qui  avait  fût  la.ts»* 
versée  arec  mot  sur  le  bateau.  Un  instant,  jTai  songé  à  V ^ouBea..^ 
Mon,*,  elln  avait  été  gâtée  par  l'Europel 

VIII. 
Êfiss  Avrofta  Church  {New- York)  à  miss  WhHeside  (Arm). 

Je  ^ans  ai  Eut  part  en  arrivant  de  mes  conventions  avec  mamaa  : 


elle  me  laissait  toute  liberté  pour  trois  mois  et  si,  après  ce  laps  d& 


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LES  NOCYEAUX  RQMANCIEII6  AMÉRICAINS.  168 

temps,  je  n'en  avais  pas  fait  bon  usage,  il  était  entendu  que  je  la 
remettais  entre  ses  mains.  Eh  Jbieni  les  trois  jboîs  sont  expirés  et 
j'ai  grand'{>eur  de  n'avoir  fiait  ni  bon  ni  mauvais  usage  de  oette 
liberté.  Bref,  je  ne  mk  pas  mariée,  —  c'était  là  le  fia  mot  de 
notre  petit  arrangement.  Apràs  avoir  tenté  pendant  4es  afiAées  dfi 
m'établir  en  Europe  sans  dpt,  maman  s'était  flattée  ifue  je  réossi- 
rtis  peut- être  mieux  Uwkte  seule.  Certes  je  jde  pouvais  éobouer 
phis  complètement  qu'elle.  Eh  bieni  je  ne  suis  arrivée  i  rien.. •  Je 
n'ai  même  pas  essayé.  Je  me  figurais  que  ce  genre  d'affaire  mar- 
i^hait  d'elle-même  id,  et  elle  n'a  pas  marché  du  tout  en  ce  qui  me 
concerne.  Je  ne  dirai  pas  que  je  sois  désappointée,  car  je  n'ai  en 
somme  rencontré  aucun  homme  qu'il  m'aurait  plttid*é{)0U3er.'Q«and 
vous  vous  mariez  de  ce  oôté  de  l'Atlantique,  les  gens  s'ailendent  à 
ce  que  vous  les  aittuez;  or  je  n'ai  vu  personne  qui  me  tionn&t  l'en- 
vie de  l'aûner.  Je  ne  sais  pour  quelle  raison,  mais  «ucnn  de  ces 
messieurs  ne  ressemble  à  ce  que  je  me  r^éteataisu  Peut-être 
ai-je  rêvé  l'impossible  :  pourtant  il  y  arvait  en  Europe  des  hommes 
que  j'eusse  Couses  de  bon  cœur.  Il  est  vrai  que  presque  ions 
étaient  déjà  mariés.  Ge  qui  tùt  vexe,  c^est  d'abdiquer  ma  liberté. 
Je  ne  me  soude  pas  particulièrement  du  mariage,  maïs  je  liais  A 
faire  ce  qiue  je  veux.  Le  genre  de  vie  que  j'ai  mené  durant  ces  der- 
niers mois  était  fort  de  mon  goût  Je  n'en  suis  pas  moins  fôchée 
pour  ma  pauvre  maman  que  riœ  de  ce  qu'elle  souhaitait  ne  soit 
arrivé.  Primo^  personne  ne  fait  cas  de  nous,  pas  m^e  les  Rucks^ 
qui  se  sont  évanouis  sans  laisser  de  traces,  comme  les  gens  ont  le 
secret  de  le  faire  dans  ce  pays- ci.  Nous  an'arons  pas  produit  k 
moindre  sensation  ;  mes  robes  neuves  ne  oempteot  pas;  on  en  a  de 
plus  belles;  nos  connaissances  philologiques  ert  historiques  sont  mé- 
diocrement goûtées.  11  paraît  que  nous  réussirions  mieux  à  Boston; 
mais  maman  a  entendu  dire  qu'à  Boston  il  n'y  avait  de  mariages 
qu'entre  cousins.  Maman  est  hors  d'elle,  parce  que  tout  coûte  si 
cher^.  c'est  une  ruine  1  Enfin  je  ne  me  suis  pas  fait  enlever,  je  n'ai 
été  l'objet  de  nuHe  insulte,  de  nulle  calomnie  ;  cette  pauvre  maman 
avait  donc  tort  dans  toutes  ses  prévisions. 

Elle  m'aurait,  je  croîs,  vue  avec  plaisir  recevoir  quelque  bonne 
leçon,  mais  il  n'en  a  rien  été,.,  ni  insultée  ni  adorée...  On  ne  vous 
adore  pas  dans  ce  pays-ci  ;  on  vous  laisse  seulement  croire  qu'on  est 
tout  près  de  le  faire.  Vous  rappelez-vous  les  deux  jeunes  gens  que 
J'ai  connus  sur  le  bateau  et  qui,  après  notre  arrivée,  me  rendaient 
visite  à  tour  de  rôle?  D'abord  l'idée  ne  m'était  pas  venue  qu'ils 
pussent  être  amoureux  de  moi,  quoique  maman  parût  en  être 
persuadée;  puis,  au  bout  d'un  certain  temps,  j'ai  supposé  qu'elle 
devait  avoir  raison,  et  finalement  je  me  suis  aperçue  qu'il  ne  s'était 


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ld&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jamais  agi  que  de  conversation.  M.  Leverett  et  M.  Gockerel  dispa- 
rurent un  beau  jour  sans  se  mettre  en  peine  de  m'avoir  brisé  le 
cœur.  Il  ne  dépendait  que  de  moi  pourtant  de  m'imaginer  qu'il  en 
était  ainsi.  Tous  les  Américains  sont  les  mêmes;  vous  ne  savez  où 
ils  veulent  en  venir;  les  rapports  sociaux  consistent  en  une  sorte 
d'innocente  coquetterie  des  deux  côtés.  Pour  être  franche,  je  crois 
qu'au  fond  je  suis  un  peu  désappointée,  non  pas  tant  sur  le  chapitre 
matrimoniaJ  que  par  la  vie  en  général.  Elle  semble  d'abord  si  diffé- 
rente de  l'existence  européenne  qu'on  s'attend  à  quelque  chose  d'ex- 
citant ;  puis  vous  finissez  par  découvrir  que  vous  vous  êtes  promenée 
huit  ou  quinze  jours  au  bras  d'un  monsieur  ou  dans  sa  voiture,  et  que 
c'est  tout.  Haman  est  furieuse  de  ne  pas  trouver  plus  de  choses  à 
condamner.  Elle  déclarait  hier  que  ce  pays-ci  n'avait  même  pas  le 
mérite  d'être  haïssable.  Quelle  fut  ma  surprise  lorsqu'elle  me  pro- 
posa là-dessus  de  partir  pour  l'Ouest  I  Une  telle  idée  venant  d'elle  !.. 
Les  habitués  de  la  pension,  probablement  pour  se  débarrasser  de 
nous,  lui  ont  parlé  de  l'Ouest,  et  elle  a  mordu  à  cette  suggestion  avec 
une  sorte  de  désespoir.  Vous  comprenez,  il  est  impossible  de  rester 
les  bras  croisés,  pour  ainsi  dire,  à  manger  son  dernier  sou...  Peut- 
être  la  fortune  nous  sera-t-elle  plus  favorable  dans  l'Ouest.  De  toutes 
façons,  ce  côté-là  aura  du  moins  l'avantage  d'être  moins  cher  et 
franchement  haïssable.  Haman  hésite  entre  ce  parti  et  le  retour  en 
Europe.  Je  ne  dis  rien;  je  me  sens  vraiment  indifférente.  Qui  sait  si 
je  ne  suis  pas  destinée  à  devenir  la  femme  d'un  pionnier?  Mais, 
ma  liberté,  comme  je  l'ai  gaspillée  I  II  ne  m'en  reste  plus  un  atome 
à  remettre  entre  les  mains  de  maman.  La  voici  qui  vient  me  dire 
que,  tout  délibéré,  nous  pousserons  plus  loin,  qu'elle  a  opté  pour 
l'Ouest.  Ce  sera  un  pionnier  décidément.  Bahl  ils  ont  quelquefois 
des  millions.  «•  » 

Ce  dénoûment,  qui  n'en  est  pas  un,  nous  autorise  à  croire  que 
l'auteur  de  la  Pension  Beaurepas  nous  fera  suivre  bientôt  M"  et 
miss  Ghurch  dans  l'Ouest,  où  son  coup  d'œil  lucide,  sa  verve  mor- 
dante, son  incomparable  aptitude  à  poser  nettement,  malicieusement 
le  pour  et  le  contre  trouveront  plus  d'une  occasion  de  s'exercer. 


Th.  Bentzon. 


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CHINE   ET   TONKIN 


L'entrée  triomphale  de  régimens  français  dans  le  palais  d'été  du 
Fils  du  Ciel  à  Pékin  n'est  pas  l'un  des  événemens  les  moins  curieux 
de  ce  siècle,  mais  il  se  produit  en  ce  moment  un  fait  beaucoup  plus 
important  au  point  de  vue  européen,  c'est  la  tendance  absolument 
nouvelle  de  l'empire  chinois  à  vouloir,  —  après  tant  d'années  d'ef- 
facement, —  reprendre  en  Asie  une  situation  prépondérante.  Ses 
richesses,  son  étendue,  sa  population,  paraissent  lui  revenir  en 
mémoire  et  lui  imposer  des  devoirs  dont  il  n'avait  plus  souci. 

La  Chine,  arriérée  au  point  de  jeter  à  la  mer  le  matériel  d'un 
chemin  de  fer  roulant  entre  Shanghaï  et  Wosung,  a  demandé  pour- 
tant aux  nations  qui  inventèrent  cette  chose  absurde,  a  les  trans- 
ports rapides  »  ce  qu'elles  avaient  de  mieux  en  canons  et  en  tor- 
pilles. De  nos  sciences  utiles,  de  nos  découvertes  pacifiques,  elle 
n'a  voulu,  jusqu'à  présent,  que  ce  qui  pouvait  augmenter  ses  moyens 
de  défense  ou  lui  permettre  d'attaquer  au  besoin  des  voisins  plus 
faibles  qu'elle.  L'Angleterre,  les  États-Unis,  l'Allemagne,  lui  ont 
fourni  tout  ce  qu'elle  a  voulu  en  ce  genre,  et  le  trésor  impérial  chi- 
nois, seul,  sait  à  quel  prix.  Elle  a  dépensé  à  cela  une  telle  quantité 
de  piastres  que,  de  bonne  foi,  elle  peut  se  croire  invuhiérable  et  en 
état  de  partir  en  guerre. 

Quant  à  nous,  en  raison  de  la  présence  de  troupes  françaises  à 
Si^gon  et  sur  la  rivière  Rouge  du  Tonkin,  c'est-àrdire  à  quelques 
kilomètres  de  la  fix)ntière  chinoise,  un  devoir  nous  est  imposé  :  celui 


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166  MTCB  BE8  DEUX  MONDES. 

d'observer  la  transformation  qui  parait  s'opérer  chez  les  disciples 
de  Confucius  et  d'examiner  s'ils  sont  aptes  à  jouer  en  Orient  le  rôle 
actif  dont  nous  parlions  plus  haut.  Serions-nous,  comme  quelques 
prophètes  l'affirment,  à  la  veille  du  réveil  d'un  grand  peuple,  tout 
près  de  la  résurrection  de  l'empire  de  Gengis-Khan,  ou,  comme  l'a 
dit  un  penseur,  «  est-ce  l'ombre  que  les  grandes  destinées  projet- 
te! devant  elles  et  dans  le  jour  d'aujourd'hui  demain  est-il  déjà  ^ 
présent?  » 

Nous  ne  sommes,  comme  j'espère  le  prouver,  qu'en  présence  de 
quelques  tentatives  de  revendications  surannées  qui  sont  le  propre 
de  la  ténacité  du  caractère  des  Chinois,  ténacité  qui  va  toujours  de 
pair  avec  leur  morgue  incorrigible.  Il  faut  qu'on  le  sache  :  il  n'y  a 
qu'une  bravade  ridicule  de  leur  part  dans  l'envoi  d'une  poignée  de 
braves  sous  les  murs  d'Hannoï,  en  vue  d'une  citadelle  sur  laquelle 
flottait  le  drapeau  tricolore  1  II  en  est  de  même  des  conseils  de  résis- 
tance  qu*ils  donnent  secrètement  à  notre  vieil  ennemi  le  roi  Tu-Duc. 
Le  changement  d'attitude  des  Chinois  vis-à-vis  des  Européens  date 
du  jour  peu  éloigné  où  la  question  de  la  rétrocession  du  territoire 
du  Kouldja  s'est  réglée  d'une  manière  pacifique  entre  eux  et  les 
Russes.  Quoique  ce  soit  en  échange  d'une  très  forte  somme  d'ar- 
gent que  la  Russie  ait  consenti  à  rétrocéder  ce  territoire,  le  Fils 
du  Ciel  n'en  a  pas  ntioins  considéré  cette  aoqukition  coûteuse  comme 
an  brillant  triomphe  remporté  sur  l'un  des  plus  grands  royaumes 
d'Occidwt  (1).  C'est  depuis  lors  que  ses  ministres  se  sont  inter- 
posés en  qualité  de  médiateurs  entre  Japonais  et  Coréens,  qu'ils 
cmt  dirigé  contre  nous  un  semblant  d'année  au  Tonkin,  réclamé  de 
nouveau  au  Japon  les  lies  lion-Chou  et  fait  la  ridicule  sommation 
aux  souverains,  leurs  anciens  tributaires,  d'avoir  à  renouveler  les 
preuves  de  leur  vasselage. 

Ayant  sig^ialé  les  petits  états  qui  se  reconnaissent  toujours  les 
tributaires  de  l'empereur  de  Chine  et  ceux  qui,  comme  les  royaumes 
de  Siam  et  du  Cambodge,  repoussent  hautement  sa  suzeraineté, 
nous  montrerons  qu'une  guerre  avec  le  Céleste-Empire,  —  il  en  a 
été  question!  —  est  chose  tout  i  fait  improbable  et,  fût-elle  inévi- 
table, qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  supposer  que  les  armées  chinoises 
soient  capables  de  se  mesurer  avec  les  nôtres* 

I. 

Indépendamment  des  dix-huit  provinces  qui  com]>osent  le  vasle 
ensemble  de  l'empire  du  Milieu,  il  est  divers  royaumes,  plus  ou 

(i)  Voyes  Chmoii  €t  Bn9Hs  au  Konldja,  dans  la  Bevun  da  14  aTril  1881. 


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LA   CHINE  ET  LE  TONKUf.  167 

BioiDS  eonsidéribles,  qui  lai  reconnaissent  depuis^tine  époque  très 
recalée  nne  sorte  de  suzeraineté,  et  qui,  à  ce  titre,  lui  paient 
anoveUeaient  ou  tous  les  cinq  ans,  divers  tributs  eo  nttnre.  Tels  sont 
le  Népaul,  la  Corée,  la  Birmanie,  le  royaume  de  Siam,  TÂnnam  et  ks 
lies  LJou-Chou  dans  la  mer  de  Chine.  Entre  tous,  le  roi  de  Corée  s'est 
toujours  fait  remarquer  par  la  régularité  avec  laquelle  il  a  envoyé  à 
Pékin  ses  présens  et  ses  ambassadeurs.  En  169Â,  un  souverain  de 
ce  pays  baril>are  auquel  vint  le  désir,  —  étrange  dans  ces  contrées, 
—  de  couronner  sa  femme,  poussa  la  condescendance  jusqu'à  solli- 
cita de  l'empereur  de  Chine  l'autorisation  d'accomplir  cet  acte» 
De  nos  jours,  à  la  suite  d'une  sanglante  révolution  qui  obligea  le 
roi  et  la  rdne  à  prendre  la  fuite,  la  Chine  a  replacé  les  fugitifs  sur 
leur  trône,  puis  elle  a  laissé  dans  Séoul,  leur  capitale,  une  gar- 
nison très  forte.  Aujourd'hui  c'est  plus  qu'un  protectorat  qu'exerce 
le  Céleste^mpire,  si  ce  n'est  pas  tout  à  &it  une  prise  de  possession. 
L'Angleterre  et  d'autres  puissances  qui  désirent  passer  un  traité  de 
commerce  avec  la  Corée,  —  mais  avec  la  Corée  seulement,  —  ont 
demandé  des  explications»  M.  Bourée,  notre  ministre  à  Pékin,  est 
tellement  persuadé  d'une  connexité  complète  entre  le  Céleste- 
Empire  et  son  tributaire,  que,  dans  le  traité  qu'il  demande  à  ce  der- 
nier, il  exige  pour  nos  missionnaires  les  droits  dont  ils  jouissent  en 
Chine,  c'est-à-dire  ceux  de  prêcher  l'évangile  à  cid  ouvert  et  de 
construire  des  églises. 

Depuis  1768,  époque  où  les  Chinois  passèrent  le  Thibet  pour 
combattre  le  ngah  de  Ghoorka,  le  Népaul  est  dans  l'humiliante 
obligation  de  se  reconnaître  leur  tributaire.  C'est  de  ce  pays  de 
Ghoorka,  proche  de  l'Hindoustan,  qu'est  sortie  la  dynastie  des  rajahs 
qui  règne  encore  aujourd'hui  à  Khamandou,  la  capitale  du  NépauL 
Cette  principauté  pittoresque,  appelée  la  Suisse  asiatique,  située  au 
Mord,  entre  une  vice-royauté  chinoise,  et  au  Sud,  sur  les  limites 
d'une  vice-royauté  anglaise,  ne  garde  son  indépendance  qu'en  se 
insant  humble  avec  ses  gros  voisins.  Tous  les  cinq  ans,  une  ambas- 
sade part  de  Khonandou  pour  Pékin,  et  dépose  aux  pieds  du  trône 
impérial  quelques  présens.  Le  rajah  actud,  quoique  très  réservé^ 
voit  son  peuple  iatalement  entraîné  vers  le  joug  anglais.  Tôt  ou 
tard,  consme  tant  d'autres  rois  ou  princes  indiens,  il  ne  sera  plus 
qu'un  pâle  personnage  à  leur  solde.  Ce  jour-là,  l'Angleterre  se  don- 
nera le  plaisir  d'aviser  l'empereur  de  CÛne  qu'il  n'ait  plus  à  comp- 
ter sur  les  hommages  et  les  tributs  du  Népaul.  Comme  (m  le  verra 
plus  loin,  ce  ne  sera  pas  la  première  fois  qu'il  aura  reçu  un  sem« 
blable  avis. 

Ce  fut  en  1769,  après  une  bataille  sanglante  qui  fut  livrée  entre 
Chinois  et  Birmans,  que  ces  derniers,  vaincus,  consentirent  à  recon- 


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108  BETUB  DES  DEUX  MONDES. 

naître  une  sorte  de  suzeraineté  à  leurs  adversaires  et  à  leur  envoyer 
chaque  année  une  ambassade  et  des  présens.  Pressée  à  l'ouest  par 
l'inévitable  Angleterre  et  à  l'est  contiguë  à  la  Chine,  la  Birmanie, 
ou  du  moins  ce  qu'il  en  reste  d'indépendant ,  se  trouve  dans  la 
mémo  situation  critique  que  le  Népaul.  Cependant  le  roi  et  son 
peuple  haïssent  mortellement  les  Anglais,  et  peu^ëtr6  les  Birmans, 
gardiens  jaloux  des  passes  qui  conduisent  de  chez  eux  en  Chine, 
n'ont-ils  pas  été  tout  à  fait  étrangers  au  meurtre  de  l'infortuné 
Margary  (1).  Il  faut  avoir  sous  les  yeux  une  traduction  de  la  Gazette 
de  Pékin  pour  savoir  en  quels  termes  le  farouche  roi  de  Birmanie, 
aussi  cruel  que  le  roi  nègre  du  Dahomey,  s'humilie  devant  son 
maître  et  seigneur.  Hais  peut-être  ne  fait-il  si  grand  bruit  de  sa 
soumission  que  pour  persuaider  aux  Anglais  qu'en  achevant  de  s'an- 
nexer la  Birmanie ,  la  Chine  pourrait  bien  leur  déclarer  la  guerre. 
Peine  perdue,  car  il  n'entrera  jamais  dans  l'esprit  de  nos  voisins 
que  l'empereur  de  Chine  puisse  les  menacer  un  jour  d'une  rupture. 
Il  n'y  a  que  notre  France,  —  avec  ses  fréquens  changemens  de 
ministères,  les  indécisions  d^  personnages  qui  la  gouvernent,  leur 
M^capacité  reconnue  à  diriger  jusqu'ici  les  affaires  extérieures,  — 
qui  se  trouve  exposée  à  cette  humiliante  éventualité  d'une  déclara- 
tion de  guerre  par  l'empire  chinois. 

Le  royaume  de  Siam,  plus  éclairé,  plus  éloigné  de  l'astre  qui 
brille  à  Pékin  que  les  petits  satellites  dont  nous  venons  de  par- 
ler, s'est  décidé  en  1870  à  ne  plus  envoyer  à  l'empereur  de  Chine 
ni  hommage  ni  lettre  de  soumission.  Les  Anglais,  qui  sont  très 
influons  à  Bangkok,  n'ont  pas  dû  être  étrangers  à  cette  résolution. 
A  la  vérité,  le  royaume  de  Siam  n'a  jamais  été  conquis ,  comme 
tant  d'autres,  par  les  armes  chinoises,  et  s'il  envoyait  à  l'empereur 
céleste  des  présens,  c'était  simplement  pour  reconnaître  la  protec- 
tion que  ses  marchands  trouvaient  en  Chine.  Cependant,  conjne 
l'on  a  beaucoup  de  mémoire  à  la  cour  de  Pékin  et  qu'il  y  a  un 
ministre  chargé  de  veiller  à  l'observation  des  rites  et  des  vieilles 
coutumes ,  l'impertinent  oubli  de  la  cour  de  Siam  fut  signalé  en 
haut  lieu.  Pour  rappeler  habilement  cette  dernière  au  souvenir  de 
ses  devoirs,  le  gouvernement  chinois  imagina  donc  de  se  faire  écrire 
par  le  gouverneur-général  du  Foh-Kien  qu'un  ambassadeur  s'était 
présenté  devant  lui,  porteur  des  excuses  des  rois  siamois,  et  que, 
si  une  ambassade  ne  s'était  pas  rendue  plus  tôt  de  Bangkok  à  Pékin 
par  la  voie  de  terre,  c'était  par  crainte  de  tomber  aux  mains  des 
rebelles  Tal-Pings.  Ceci  fut  inséré  dans  la  Gazette  de  Pékin,  et  peu 


(1)  Ln  Ntmmuw  Ports  <mv€rti  de  la  Chm$y  daiiB  U  Rmm  da  15  fénier  1878. 


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LA  CHINE  ET  LE  TONKIN.  169 

de  temps  après,  l'un  des  deux  régens  de  Siam  donnait  publique- 
ment à  ce  récit  un  démenti  fonnel. 

Avec  l'audace  qui  caractérise  les  ministres  de  l'empire  du  Uilieu, 
un  mandarin  a  été  l'année  dernière  à  Bangkok  avec  mission  de  faire 
rentrer  dans  le  devoir  le  tributaire  récalcitrant.  Les  Siamois  ont 
répondu  qu'ils  voulaient  bien  continuer  à  entretenir  d'excellentes 
relations  avec  les  Chinois,  mais  sur  un  pied  d'égalité,  et  qu'ils  se 
rendraient  à  Pékin  par  la  voie  de  mer,  ainsi  que  le  font  les  am- 
bassadeurs des  puissances  d'Occident,  et  pas  du  tout  par  la  voie  de 
terre,  qui  est  celle  suivie  par  les  feudataires.  La  Chine  se  l'est  tenu 
pour  dit,  ce  qu'elle  fait  toujours  lorsqu'on  lui  parle  avec  fermeté. 
Elle  ne  réclame  plus  rien  de  Siam,  qui,  par  précaution,  arme  ses 
forts  et  élève  de  nouvelles  citadelles. 

Le  vice-roi  du  petit  archipel  des  Liou-Chiou  a,  lui  aussi,  long- 
temps payé  tribut,  il  est  vrai,  à  la  Chine;  mais  il  est  encore  plus 
vrai  que  rarchipel  en  question  a  toujours  fait  partie  du  fief  de  l'une 
des  plus  grandes  familles  seigneuriales  du  Japon,  —  celle  des  Sat- 
sama.  II  n'y  a  qu'à  lire  sur  uae  bonne  carte  les  noms  des  princi- 
pales lies,  tels  que  ceux  de  Okinava-Suma,  Ka-Kirouma  et  Obo-Sima, 
pour  ne  pouvoir  douter  qu'elles  ont  été  baptisées  par  les  Japonais. 
En  1879,  ces  derniers  firent,  sans  aucun  avis  préalable,  de  l'archipel 
des  Liou-Chiou  l'un  de  leurs  départemens;  ils  ordonnèrent  au  vice- 
roi  de  ne  plus  reconnaître  la  suzerainté  de  la  Chine,  et,  comme  il  s'y 
refusait,  on  l'embarqua  de  force  pour  le  Japon  sur  un  navire  de 
guerre.  Il  y  est  encore  aujourd'hui,  entouré  d'une  petite  cour  qu'on 
lui  a  permis  de  faire  venir  de  son  pays  pour  le  consoler  de  sa  royauté 
perdue. 

Certes,  rentrée  d'une  armée  anglo-française  à  Pékin  et  à  Canton 
fiit  \me  cause  de  grande  humiliation  pour  les  Chinois;  le  châti- 
ment qu'une  petite  armée  japonaise  alla  infliger  aux  pirates  de  l'Ile 
Formose,  l'une  de  leurs  possessions  (1),  fut  aussi  très  sensible  à 
leur  orgueil;  mais  la  façon  cavalière  dont  le  mikado  leur  enleva 
les  îles  Liou-Chiou  a  blessé  beaucoup  plus  encore  leur  amour-propre. 
Leur  ressentiment,* quoique  dissimulé,  dure  toujours;  il  se  mani- 
feste sans  éclat,  mais  d'une  façon  continue.  Si  le  Japon  arme 
encore  aujourd'hui  avec  plus  de  persistance  que  jamais,  et  au-delà 
même  de  ce  que  ses  finances  lui  permettent,  c'est  parce  qu'il  croit 
que  sa  puissante  voisine  n'attend  qu'une  occasion  favorable  pour 
lui  déclarer  la  guerre.  Nous  croyons  que  le  Japon  n'a ,  pour  le 
moment  du  moins,  rien  à  craindre;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  il 


(1)  Voyez  Formoie  et  VBxpédUion  iapofiaÎM,  dans  la  B»ou$  da  15  novembre  1874. 


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170  REYUB  DCS  DEUX  MONDES. 

n'est  pas  inutile  de  constater  que  la  GMne  a  perdu  là  encore  Tmi 
de  ses  anciens  tributaires,  et  que  c'est  un  petit  royaume,  moim 
grand  que  i'une  de  ses  plus  petites  provinces,  qui  js'est  permis  de 
te  lui  enlever. 

Il  y  a  mille  ans  environ  que  le  Tonkin  fut  conquis  par  les  Chi- 
nois et  qu'il  devint  l'une  des  annexes  de  la  province  de  Ngaa-Nan  (1) . 
Au  commencement  du  kv®  siècle,  un  gén^id  du  nom  de  Le  chassa 
l'armée  d'occupation  chinoise,  et  se  fit  ppociamer  roL  U  «st  txsmt  à 
fait  improbable  qu'il  lui  soit  venu  à  l'idée,  «près  Bvoist  battQ  les  sol- 
dats de  l'empereur  de  €hine,  d'aller  demander  l'investiture  au 
vaincu,  et  de  se  reconnaittre  son  tributaire.  Il  y  a  quaitre-vingts  ans 
bientôt,  un  Annamite,  du  nom  de  Ngfauen-Anfa,  mit  à  son  tour  en 
fuite  les  descendans  de  Le,  et  le  toi  Tu-Duc,  qui  règne  aujourd'hui 
sur  TAnnam  et  le  Tonkin,  est  un  des  fils  de  ce  Mgiiù^-Aok.  Nous 
ne  voyons  pas  jusqu'ici  &  quel  propos,  dans  queile  cirxsoostanoe, 
TAnnam  a  pu  demander  à  û  €bioe,  comme  œtte  dernière  le  pré* 
tend,  de  devenir  son  Tassai.  Cette  question  d'un  tribut  payé  au 
Céleste-Empire  par  les  rois  de  i'Annam  et  du  Tonkin  est  capitale 
pour  nous,  puisque  de  la  faç(m  dmt  elle  seraiteancbée  doit  dépendre 
notre  attitude  vis-à-vis  de  ces  deux  pays«  On  l'a  si  bien  compris  A 
Hué  comme  à  Pékin  que  le  gouvernement  chinois  a  imaginé,  l'an- 
née dernière,  de  faire  construire  à  Haï-Phong,  l'une  des  lK)urgades 
du  Tonkin  que  nous  occupons  à  l'emboucbaire  du  fleuve  Bouge, 
des  magasins  pour  recevoir  un  tribut  en  nature  de  cent  mille 
piculs  de  riz  (2),  tribut  que  l'Annam  serait  censé  payer  à  l'empe* 
reur  de  Chine.  L'expédient  «st  trop  grossier  pour  qu'il  puisse  nous 
tromper.  Il  a  été  fort  habilement  imaginé,  non-se\ilement  pour  limr- 
nir  des  armes  à  ceux  qui  voient  d'un  œil  d'envie  notre  présence 
dans  ces  parages,  mais  encore  pour  faire  naître  des  doutes  sur  la 
légitimité  de  notre  intervention  au  Tonkin  chez  quelques  esprits 
timorés.  Ces  constructions  qui  s'élèvent  tout  à  «coup,  en  1880,  à 
Haï-Phong  pour  recevo^  un  prétendu  tribut  bientôt  centenaire, 
sont  sorties,  en  vériilé,  trop  A  propos  dn  sol  «et  bien  tardive- 
ment. 

Même  en  admettant,  comme  on  l'assure  à  Pékin,  et  ainsi  que 
H.  Bourée,  notre  ambassadeur  trop  crédule,  oemble  le  croire,  que 
le  roi  de  l'Annam  soit  le  vassal  de  la  Chine,  qu'il  lui  ait  livré,  en 
réahté,  annuellement,  et  cela  depuis  bientôt  un  siècle,  6,^0 j'OOO  ki- 
logrammes de  riz,  pourquoi,  lorsque  nous  nous  sommes  emparés 


(i)  Voyei  le  Tonkin  et  les  Relations  commerciales,  dans  la  Revue  du  1"  mars  1874. 


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mfgm^mm^mB^^s^m^^'^^sçSàT^ 


LA  CHINE  ET  LE  TUNKL\.  171 

du  Toarane  et  de  Saigon,  en  1858,  le  Céleste-Bmpîre  n'a-t-îl  fiât 
entendre  aucune  plainte,  pas  une  seule  protestation?  C'était  pour-* 
tant  le  cas  :  notre  prise  de  la  citadelle  de  Tourane  et  notre  installa- 
ti^i  à  Sugoo  ne  se  sont  pas  faites  sous  le  manteau  de  la  cheminée, 
mais  au  bruit  du  canon  et  en  mitraillant  quelques  centaines  d'Ânna- 
nntes. 

Se»e  ans  plus  tard,  en  187&,  la  IVance,  représentée  à  Salgra 
par  le  contire^uiriral  Dupré,  signe  avec  le  roi  Tu4>uc  un  traité  qui 
n'a  été  guère  observé,  on  le  sait,  que  par  nous.  Que  dit  l'article  27 
(f  Son  Excellence  le  Président  de  la  fiépubHque  Française,  reconnais- 
sant la  souveraineté  du  roi  de  l'Annam,  son  entière  indépendance 
vis-à-vis  de  toute pnissanee  étrangère^  quelle  qu^ elle  soit^  lui  promet 
aide  et  assistance  et  s'engage  i  lui  donner,  sur  sa  demande  et  gra- 
tuitement, Kappui  nécessaire  pour  maintenir  dans  ses  états  Tordre 
et  la  tranquillité,  pour  le  défendre  contre  toute  attaque  et  pour 
détruire  la  piraterie  qui  désole  une  partie  de  son  royaume  ({).  m 
En  vertu  de  cet  article,  n'avons-nous  pas  le  droit  beaucoup  plus 


(t)  «  Tonte  nation,  dKt  Taftel  (Droit  des  gens,  Ifv.  i,  cb.  i)  qm  se  gouverne  ene-môme, 
sotn  qnelqne  forme  qne  ce  soit,  tans  dèpendanee  d^oenn  étranger,  est  nn  état  son* 
Tenin^  On.  doit  compter  au  timbre  dei  sotiTeraina  cet  états  qni  font  héè  à  no  saCre 
plut  paissant  par  une  alliance  Inégale  dans  laquelle»  comme  Ta  dit  Aristote^ML  deona 
au  plus  puissant  plus  d'bonneur,  et  au  plus  faible  plus  de  seeonrs. 

«  Les  conditions  de  ces  alliances  inégales  peuvent  varier  à  Tinfini.  Mais,  quellea 
qn'elles  soient,  pourvn  que  l'allié  inférieur  se  réserve  la  souveraineté  ou  le  droit  de 
se  gouverner  par  lui-môme,  il  doit  être  regardé  comme  un  état  indépendant,.qui  com- 
merce avec  les  autres  sous  l'autorité  du  droits  des  gens. 

a  Par  conséquent,  un  état  faible  qui,  pour  sa  sûreté  se  met  sous  la  protection  d'an 
plus  puissant  et  s'engage,  en  reconnaissance,  à  plusieurs  devoirs  équivalant  à  cette 
protection,  sans  toutefois  se  dépouiller  de  son  gouvernement  et  de  sa  souveraineté, 
cet  état,  dis-je,  ne  cesse  point  pour  cela  de  figurer  pirmi  les  souverains  qui  ne  recon- 
naissent d'autre  loi  que  le  droit  des  gens. 

«  Il  n'y  a  pas  plus  de  difficulté  à  l'égard  des  états  tributaires.  Car  bien  qu'un  tribnt 
payé  à  une  puissance  étrangère  diminue  quelque  cbose  de  la  dignité  de  ces  états, 
étant  un  aveu  de  leur  faiblesse,  Il  laisse  subsister  entièrement  leur  souveraineté.  L'a- 
nge de  pi^er  tribut  était  antrefeis  très  fréquent;  le»  plus  fiUblee  se  rachetaient  par 
là  dea  vendons  du  plaa  fort,  en  se  ménageant  k  ca  prix  sa  protection,  sans  cesNT 
d'être  souverains. 

«  Les  nations  germaniques  introduisirent  un  autre  usage,  celui  d'exiger  l'hommi^ 
d'un  état  vaincu  ou  trop  faible  pour  résister.  Quelquefois  môme  une  puissance  a 
donné  des  souverainetés  en  fief  et  des  souveraine  se  sont  rendus  volontairement  féu- 
éatairea  (Tm  autre.  Lersqua  l'boBmsge,  laissant  sobeisCer  l'indépendance  et  ravto^ 
rilé  souveraine  dans  l'administration  de  Pétat,  emporte  seulement  certains  davoiie 
envers  le  seigneur  du  fief,  ou  môme  une  simple  reconnaissance  bonoriflque,  il  n'em- 
pôche  point  que  l'état  ou  le  prince  feudataire  oe  soit  véritablement  souverain.  Le  roi 
de  Naples  faisait  hommage  de  son  royaume  au  pape;  il  n'en  était  pas  moins  r/)mpt6 
parmi  les  principaux  toofiraiM  de  l'Europe^  » 


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172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  la  Chine  de  considérer  le  roi  de  FAnnami  sinon  comme  notre 
vassal,  du  moins  comme  notre  protégé  (1)  7 

L'honorable  H.  de  Saint-Vallier,  dans  le  discours  qu'il  a  prononcé 
sur  cette  question  ces  jours-ci  au  sénat,  est  complètement  de  cet 
avis.  Voici  ce  qu'il  a  dit  à  ce  sujet  :  «  L'empereur  de  Chine  a  dû 
être  assez  surpris  de  voir  le  roi  d'Annam  invoquer  une  suzeraineté 
nominale  qui  avait  bien  pu  être  imposée  à  l'époque  où  les  Chinois 
avaient  pénétré  en  Cochinchine,  mais  qui  paraissait  tombée  depuis 
longtemps  dans  la  désuétude  et  l'oubli...  Toutefois  cet  appel  du 
vassal  devait  flatter  le  suzerain,  et  il  y  eut  dès  lors  entre  la  cour 
d'Ânnam  et  l'empereur  chinois  un  échange  de  communications 
avec  des  promesses  de  secours.  Les  journaux  étrangers  ont  fait 
beaucoup  de  bruit  de  cette  suzeraineté  et  des  difficultés  qui  en 
résulteraient  pour  nous  dans  le  cas  où  nous  donnerions  suite  à 
notre  projet  d'occupation.  Ces  difficultés,  nous  ne  pouvons  les 
admettre  :  d'abord  parce  que  la  Chine,  jusqu'à  l'appel  tout  récent 
de  l'Annam,  n'avait  jamais  songé  à  rappeler  ces  droits  de  suzerai- 
neté sur  les  provinces  cochinchinoises,  et  puis  parce  que  cette 
suzeraineté  qu'invoque  l'Annam  ne  s'est  jamais,  en  aucun  temps, 
étendue  au  Tonkin.  Le  Tonkin  a  toujours  été  une  principauté  indé- 
pendante, la  région  montagneuse  qui  le  sépare  de  la  Chine  l'ayant 
préservé  des  invasions  du  Céleste-Empire.  »  M.  le  ministre  des  affaires 
étrangères,  dans  sa  réponse  à  H.  de  Saint- Yallier,  a  été  encore  plus 
explicite.  «  Le  traité  de  187A,  a-t-il  dit,  a  été  notifié  à  la  Chine 
immédiatement  après  sa  ratification.  Cette  puissance  n'avait  à  faire 
et  ne  fit,  en  effet,  aucune  observation.  » 


H. 


Ce  qu'il  y  a  d'étrange  dans  tout  ceci,  c'est  que  la  campagne 
dirigée  contre  notre  influence  au  Tonkin  a  été  menée  longtemps 
par  un  Chinois  converti  du  nom  de  Ma-Kien-Tchong.  Ce  personnage 
connaît  mieux  Paris  et  la  France  que  beaucoup  de  Français.  Deux 
fois  bachelier,  il  a  passé  avec  succès  sa  thèse  de  licencié  en  droit  et 
il  s'est  vu  délivrer  le  diplôme  que  l'École  des  sciences  politiques 
décerne  à  ses  meilleurs  élèves.  Admis  d'abord  dans  nos  écoles,  nous 
l'aivons  vu  par  la  suite  se  montrer  dans  les  salons  à  la  mode  des  deux 


(1)  Voir  PÀfmmon  du  Tonkinf  dam  la  Rwue  du  15  septembra  1880. 


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LA  CHINE  ET  LE  TON&IN.  17S 

rives  de  la  Seine.  Lorsque  son  éducation  fut  complète,  il  partit  pour 
son  pays  natal,  où,  grâce  à  sa  finesse  d'esprit,  à  sa  connaissance  des 
choses  d'un  monde  ancien  et  d'un  monde  nonveau,  il  devint  le  con- 
seiller intime  du  plus  grand  homme  de  la  Chine  actuelle,  le  vice-roi 
Li-Hung-Chang.  HarKien-Tchong  fut  d'abord  envoyé  par  son  pro- 
tecteur à  Calcutta  pour  arranger  certains  différends  qui  divisaient, 
—  à  iH*opos  d'opium,  —  l'Angleterre  et  le  Céleste-Empire.  Plus  tard, 
choisi  pour  rétablir  l'ordre  en  Corée,  il  fit  résolument  arrêter  le 
principal  fauteur  des  troubles,  qui  n'était  rien  moins  que  l'oncle 
du  roi  détrfiné ,  et  l'envoya  de  sa  propre  autorité ,  et  sous  bonne 
escorte,  en  exil.  Lorsqu'il  eut  rétabli  le  légitime  souverain  sur  son 
trône,  il  lui  vint  la  crainte  de  voir  tomber  ce  faible  monarque  sous 
l'influence  ou  même  sous  la  domination  des  Japonais.  Il  l'obligea 
alors,  malgré  l'opposition  d'un  parti  national  hostile  aux  Euro- 
péens, à  ouvrir  au  commerce  étranger  les  ports  de  la  Corée,  tenus 
rigoureusement  fermés  depuis  des  siècles  comme  autrefois  ceux  de 
la  Chine.  En  faisant  signer  des  traités  au  roi  de  Corée  avec  les 
grandes  puissances,  il  a  cru  le  mettre  fort  habilement  sous  leur  pro- 
tection. 

Encouragé  par  ces  premiers  succès,  Ma-Kien-Tchong  voulut 
rendre  éclatante  la  suzeraineté  de  la  Chine  sur  la  Corée.  A  cet  eifet, 
il  invita  la  France,  les  États-Unis  et  l'Angleterre  à  la  reconnaître 
d'une  manière  officielle.  Ces  trois  nations  s'y  refusèrent.  Tombé 
pour  cela  en  disgrâce,  notre  ancien  commensal  n'en  serait  pas  moins 
encore  très  influent  à  Pékin,  s'il  n'était  catholique.  Mais  ses  com- 
patriotes ne  lui  pardonnent  pas  son  apostasie.  Il  est,  assure-t-on, 
actuellement  au  Tonkin,  conseillant  la  résistance  à  Tu-Duc,  lui 
promettant  l'appui  du  Céleste-Empire  et  lui  soufflant  son  rôle  dans 
la  comédie  toute  nouvelle  du  tribut  des  cent  mille  piculs  de  riz. 
Est-ce  l'habileté  de  cet  homme  qui  est  cause  de  la  mauvaise  for- 
tune de  M.  Bourée  7  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que,  ces  jours-d,  ce 
diplomate  a  été  invité  par  dépêche  télégraphique  à  se  rendre  à  Paris. 

S'il  faut  en  croire  des  rumeurs  que  confirme  la  presse  anglaise 
de  l'extrême  Orient,  ce  rappel  précipité  serait  dû  à  certain  traité 
que  notre  ministre  aurait  élaboré  avec  le  vice-roi  Li-Hong-Chang. 
Malheureusement  pour  M.  Bourée,  M.  Challemel-Lacour  ne  veut  ni 
ne  peut  ratifier  un  semblable  document.  L'on  comprendra  tout  de 
suite  pourquoi.  L'article  1*'  déclarerait  que  la  France  renonce  pour 
toujours  à  s'emparer  du  Tonkin.  L'article  2  ferait  reconnaître  par 
la  France,  quelque  invraisemblable  que  cela  puisse  paraître,  la  suze- 
raineté de  la  Chine  sur  le  Tonkin  et  l'Annam.  Enfin  l'article  3  dis- 
penserait le  Tonkin  et  l'Annam  de  payer  à  l'empereur  céleste  l'im- 
pôt annuel  des  cent  mille  piculs  de  riz. 


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17A  REYOI  DES  DEUX  MOKDES. 

On  eomprendra  le  doulouveiix  étonnement  et  la  légitime  indigna- 
tion éprouvée  par  notre  ministre  de»  affnres  étrangères  à  la  leetiur» 
d'an  tel  projet.  Gee  seatimene  sont»  du  vmltef  ressentis  égaleoMut 
par  tons  ceux  qui  ont  qaelque  soiidf  des  iatérèta  de  la  Fraoœ,  et  ilfr 
approutent  sans  résc^^m^  le  rappel  ckrnoti&amlMMsadeur.' 


IIL 


Beistboii,  àM«fe  ép0q[«e^éèriiD(H*évu  nejooem  aigrandrôle 
q«e  parce  que  notre  inpvévofaace  eet  exeewire,  de  rediereher 
quelles  forces  de  mer  et;  de  terw  la  Chiae  pourrait  mettre  en  ligne* 
Nous  nous  hâtons  d'aster  qu'en  (Perchant  à  faire  la  fanntère  sur 
ce  point,  nom  sommes  bien  loin  de  eroireique  eette  puissance  songe 
à  se  mesurer  arec  nous,  pas  plus  qu'avec  d'autres,  sauf  le  Japon 
pourtant. 

La  puissance  navale  de  la  Chine  à  Pheore  actuelle  ne  peut,  Tcn  s'en 
doute  déjà,  inquiéter  aucune  mairine  sriiitaire  de  TBarope;  ht  Chine 
ne  possède  en  effet,  malgré  de  grands  effsrtset  de  grands  sacritices^ 
que  deux  Iburds  cuirassés,  un  momtor*  deux  frégates^  dosze  cor-» 
vettes,  dont  deux  seulemmt  est  une  armure  en  fer,  trente  canoBK 
nières  en  bois,  deux  bateaux  k  roues,  dix  petits  steam^s  douaniers 
et  deux  barques  transports.  11  fout  ajouter  à  eette  Kste  le  Tinff-Vuen^ 
b&timent  de  guerre  qui  s'adiève  en  ce  moment  dans  l'arsenal  de 
Stettin,  et  qui  partira  pour  la  Chine  aussitôt  que  son  armement  en 
canons  Krapp  aura  été  complété  à  Kiel.  9e  Farrtu  même  des  con<* 
stmcteurs  allemands,  le  7{'7i9*Fii»n  réunit  dans  sa  coque,  à  un  trop 
grand  degré  de  perfection  pour  des  Chinois,  toutes  les  découvertes 
modernes.  Ce  n^est  plus  un  bfttiment  de  guerre,  c'est  une  exposition 
de  macfained  scientifiques.  Indépendffitment  d'un  éclairage  de  sys- 
tème récent,  on  y  voit  fonctiéimer  un  télégraphe  électrique^  pu», 
£vers  inventions  hydrauli(pies,  un  attirail  très  compKqué  de  roues, 
grand  attiiail  destmè  à  mettre  simplement  à  la  mer  les  petites  em- 
barcations du  bofd,  des  appareils  à  torpilleSi  des  mantveHes  teur^ 
nant  à  la  vapeur,  des  pompes  à  feu  et  à  eau  de  divers  inventeonn 
enfin  beaucoup  d'autres  engios  devant  lesquels  ont  At  longlenqps 
pftUr  ceux  qui  les  ont  inventés.  Que  sera^ee  lorsque  des  capitaines 
chinais  ordonneroftt  à  des  équipages  inexpérimentés  de  mettes  en 
mouvement  tous  ces  rouages  d^horlogerie?  A  la  première  Mplosion 
insolite,  au  moindre  choc  électrique  inattradu,  le  vaisseau  modtie 


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LA  CBIME  ET  tE  TONfLff^»  175 

risquera  d'être  abandonné^  heureux  ei  ceux  qui  le  montent  ne  sau* 
tent  pas  en  l'air  avec  loi!  Ajoulona,  pour  faij:^  évanouir  jbien  des 
appiébensions,  fpi'une  escadia  fmoçaîse  partant  de  Taulon  peut  en 
quatre  mois  aller  ea  Chtoe  et  être  xâveoue  à  son  point  de  départi 
ayant  «ssurèiDent  coulé  bas  les  navbiw  iMpéciaux  qui  aur»^at  osé 
lai  doBner  reiklez-vous  daas  la  baie  de  Tourane  ou  dans  las  eaux 
du  golfe  du  Tonkio.  Les  dliiiiois  peuvent  d'ailleurs  être  certains  que 
les  constructeurs  allemands  ne  demanderont  pas  mieux  que  de  leur 
renouveler  leurs  flottes.  Le  Céleste-Empire  est  pour  eux  une  source 
de  gains  magnifiques.  Que  l'on  inlien-oge  également  à  ce  eujet  les 
AjQglaîs  d'abord  et  les  éjoéricains  ensuite  :  tous  se  soot  enrichis 
outrageusement  aux  dépens  de  leur  saîve  cliente.  S'il  n'est  pas 
question  de  fburnitufes  françaises,  c'est  parce  que  notre  marine  mar- 
iîhande  est  pour  ainsi  ainsi  morte.  Pourquoi  s'en  étonner?  On  Ta 
subventionnée  poiur  qu'elle  puiase  nme  sans  travailler  et  s'enrkhir 
aans  courir 'aucun  risque. 

U  est  bien  diiScilé  de  savoir  le  chiffre  exact  de  soldats  que  Tem* 
pire  chinois  a  sous  les  armes.  Il  est  wssi  difficile  à  établir  que 
•celui  de  sa  population,  que  dies  reoensemeas  plus  ou  nx)ins  véiî- 
diques  ioot  varier  de  trois  cent  wi^t  h  quatre  cent  imUions  d'ba- 
bitans.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'armée  chinoise  fût-elle,  sans  compter  les 
garnisons  de  la  llandohoude,  de  six  cent  mille  hommes,  comme  elle 
l'était  iOn  1S80,  —  sur  le  papier,  *-  nous  avons  tout  lieu  de  croire 
^'il  n'y  a  pas  fAus  de  trois  ceni  mille  soldats  en  activité.  Si  les 
généraux  chinois  n'envoyaient  pas  en  congé  trois  cent  mille  Braves, 
et  s'ils  n'en  toucbaieDt  pas  sans  scrupule  la  solde,  trois  cent  vingt 
jBÂUe  hommes  tiendraient  garnison  dans  les  grandes  villes,  pendant 
•que4enx  cent  mille  honuDes  d'infanterie  et  qu^re-vingt  mille  de 
^^avalerie  feraient  un  service  actif.  Mais,  nous  le  répétons,  il  n'en 
•est  rien  ;  et  malgré  la  bravoure  incontestable  du  soldat  chinois,  mal- 
gré Tachât  par  son  gouvernement  de  quelques  milliers  d'armes  à 
tir  rapide,  malgré  l'instruction  militaire  donnée  aux  recrues  asia- 
tiques par  des  instructeurs  angbûs  et  allemands,  une  armée  chinoise 
lâcherait  pied  devant  n'iaiporte  quelle  armée  européenne.  Ce  ne 
aérait  certainement  pas  par  lâcheté,  nous  devons  le  dire,  mais  parce 
que  les  troupes  qui  la  comiposeraient  n'auraient,  pour  la  plupart,  à 
opposer  à  nos  armes  perGsctionnées  que  des  lances,  des  arcs,  des 
flèches,  des  hallebardes,  des  fusils  défectueux  et  des  canons  d'une 
portée  inférieure  aux  nôtres  et  d'un  tir  moins  rapide. 

U  est  avéré  qu'il  y  a  beaucoup  de  compagnies  de  soldats  chinois 
qui  ne  sont  formées  que  de  vagabonds,  dont  l'occupation  principale 
est  de  s'entendre  avec  les  voleurs  de  grands  chemins  lorsqu'il  y  a 
quelque  boa  coup  à  faire,  c'est-à-dire  quelque  riche  marchand  ou 


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176  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

capitaliste  à  dépouiller.  Au  temps  où  il  a  fallu  combattre  les  rebelles 
Tiu-Pings,  l'armée  dite  régulière  n'a  été  d'aucune  utilité.  Les  milices 
locales,  les  engagés  volontaires  européens  ou  américains,  les  yung 
ou  Braves,  qui  correspondent  aux  mercenaires  des  anciennes  armées 
d'Occident,  se  sont  seuls  battus,  et,  seuls,  ils  ont  réprimé  l'insurrec- 
tion. Même  instruite  et  bien  exercée,  Tarmée  chinoise,  en  raison  de 
son  organisation  actuelle,  ne  peut  rendre  de  grands  services.  La 
mobilisation  présenterait  les  plus  grandes  difficultés,  car  il  n'y  a 
en  Chine  ni  intendans,  ni  état-major,  ni  commandant  en  chef. 

Supposons  qu'il  y  ait  dans  chaque  province  ce  qu'il  devrait  y 
avoir,  c'est-à-dire  de  30,000  à  50,000  hommes.  Ils  seront,  comme 
ils  le  sont  aujourd'hui,  divisés  en  trois  ou  quatre  corps,  ayant  cha- 
cun un  chef  spécial,  et  allant  où  bon  leur  semble.  Si  leur  paie  leur  est 
versée  régulièrement,  ils  se  contenteront  de  la  dépenser  sans  rien 
faire;  se  fera-t-elle  mal  ou  pas  du  tout,  ils  vivront  de  pillage.  Ajou- 
tez à  cela  qu'on  ne  les  réunit  jamais  pour  les  exercer  ;  'qu'ils  n'ont 
ni  matériel  de  campement,  ni  bagages,  et  qu'ils  vivent  la  plupart  du 
temps  dans  des  huttes  en  terre  élevées  ou  construites  par  eux- 
mêmes.  Quels  services  une  telle  armée  pourrait-elle  rendre  en 
temps  de  guerre?  Évidemment  aucun.  Cet  état  de  choseis  se  modi- 
fiera sans  doute  dans  un  temps  plus  ou  moins  rapproché,  car  la 
Chine,  se  croyant  menacée  par  le  Japon  en  Corée,  par  les  Russes  au 
Kouldja  et  à  tort  par  nous  au  Tonkin,  ainsi  que  nos  ennemis  le  lui 
insinuent,  la  Chhie,  disons -nous,  ne  peut  tarder  à  opérer  des 
réformes;  mais  quand  se  feront-elles,  dans  un  pays  où  l'on  ne 
tolère  même  pas  la  construction  d'un  chemin  de  fer  de  quelques  kilo- 
mètres? Et  puis,  comment  admettre  que  l'Europe  ne  sera  pas  tou- 
jours supérieure  à  l'Asie  dans  ses  moyens  d'attaque  et  de  défense? 
Notre  sécurité  nous  fait  une  loi  impérieuse  de  la  devancer  sous  ce 
rapport;  si  nous  venions  à  l'oublier,  bientôt  l'Occident  disparaîtrait 
comme  autrefois  sous  une  nouvelle  invasion  de  barbares. 

Rien  de  plus  opportun,  pour  notre  thèse,  que  ces  sages  paroles 
prononcées  par  M.  Renan  en  Sorbonne  il  y  a  très  peu  de  jours  : 
«  La  science  est  l'âme  d'une  société,  car  la  science,  c'est  la  rai- 
son. Elle  crée  la  supériorité  militaire  et  la  supériorité  indus- 
trielle. Elle  créera  un  jour  la  supériorité  sociale ,  je  veux  dire  un 
état  de  société  où  la  quantité  de  justice  qui  est  compatible  avec 
l'essence  de  l'univers  sera  procurée.  La  science  met  la  force  au  ser- 
vice de  la  raison.  H  y  a,  en  Asie,  des  élémens  de  barbarie  analogues 
à  ceux  qui  ont  formé  les  prémices  armées  musulmanes  et  ces  grands 
cyclones  d'Attila  et  de  Gengiskhan,  mais  la  science  leur  barre  le 
chemin.  Si  Orner,  si  Gengiskhan  avaient  rencontré  devant  eux  une 
bonne  artillerie,  ils  n'eussent  pas  dépassé  les  limites  de  leur  désert. 


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lA  CHINE  ET  LE  TONKIN.  177 

U  ne  faut  pas  s'arrêter  à  des  aberrations  momentanées.  Que  n'a- 
t-on  pas  dit  à  l'origine  contre  les  armes  à  feu,  lesquelles  pourtant 
ont  bien  contribué  à  la  victoire  de  la  civilisation?  Pour  moi,  j'ai  la 
conviction  que  la  science  est  bonne,  qu'elle  fournit  seule  des  armes 
contre  le  mal  qu'on  peut  faire  avec  elle...  » 

On  assure  qu'il  y  aura  bientôt  50,000  soldats  chinois  armés 
de  fusils  à  tir  rapide  et  devant  leur  instruction  militaire  à  des  offi- 
ciers européens.  Nous  voulons  bien  le  croire;  mais  nous  ne  pou- 
vons nous  empêcher  de  faire  une  remiirque.  La  garde  impériale 
(celle  qui  est  chargée  de  protéger  le  Fils  du  Ciel  et  sa  résidence 
à  Pékin),  est  forte  de  17,000  hommes.  C'est  peut-être  là  le  noyau 
de  l'armée  qui,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  rapproché,  cher- 
chera à  fonctionner  mieux  que  celle  que  nous  connaissons  aujour- 
d'hui. Or  cette  garde  est  divisée  en  six  bataillons,  dont  quatre 
seulement  sont  armés  de  fusils  se  chargeant  par  la  culasse.  Les 
deux  autres  n'ont  encore  que  le  fusil  à  mèche.  On  sait  qu'il  ne 
faut  pas  plus  de  deux  hommes  pour  manœuvrer  un  seul  de  ces 
engins  étonnans  :  l'un,  pour  le  porter,  l'autre  pour  y  mettre  le  feu. 
Si  telle  est  la  cohorte  d'élite  préposée  à  la  sécurité  du  jeune  empe- 
reur de  Chine,  que  doivent  être  les  troupes  qui  sont  éloignées  de  la 
capitale?  Tout  récemment,  un  grand  voyageur,  M.  Colquhun,  fait 
la  rencontre  des  soldats  chinois  postés  sur  la  frontière  sud  du  Yun- 
nan  pour  en  défendre  Faccès  aux  barbares  français  :  «  Us  n'avaient 
d'autres  armes,  a  dit  avec  une  sorte  de  dépit  M.  Colquhun  dans  une 
conférence  qu'il  faisait  à  Simla  aux  officiers  anglais  de  cette  garnison, 
qu'une  pipe  à  opium,  une  lampe  pour  l'allumer,  un  rouleau  d'étoffe 
jeté  autour  du  cou  servant  à  essuyer  la  sueur  de  leur  front,  et  l'in- 
dispensable éventail...  »  M.  Colquhun  ne  nous  aime  pas,  simplement 
parce  qu'il  aimerait  mieux  voir  le  Tonkin  entre  les  mains  de  l'An- 
gleterre qu'entre  celles  de  la  France,  aussi  ce  spectacle  l'a-t-il 
navré.  Évidemment,  si  ce  sont  là  les  guerriers  qui  doivent  replacer 
sous  la  suzeraineté  de  la  Chine  le  royaume  de  Siam,  les  lies  Liou- 
Chiou,  le  Tonkin  et  l'Asie  entière,  il  ne  faut  guère  s'effrayer  des 
velléités  d'ambition  qui  tourmentent  les  fortes  têtes  du  Céleste- 
Empire,  y  compris  celle  de  notre  ennemi  intime  Ma,  l'ancien  élève 


Nous  avons  eu  tout  dernièrement  entré  les  mains  un  document 
curieux,  extrait  et  traduit  de  la  Gazette  de  Pékin  à  notre  intention, 
par  un  ami  à  nous.  C'est  un  rapport  fait  par  un  censeur  sur  l'armée 
des  Braves,  rapport  qu'il  a  adressé  à  l'empereur  en  le  suppliant 
à  genoux  de  le  lire.  Il  date  de  l'année  dernière,  et  nous  le  donnons, 
à  peu  de  chose  près,  tel  qu'il  a  été  placé  sous  les  yeux  de  l'empe- 
reur de  Chine. 

LTU.  *  1883.  12 


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178  RETUE  OSS  DEUX  MONDES. 

Q  !<"  Pourquoi^  dit  le  oeasear  impédaU  autûri6e-t-<m,  dans  les 
camps  des  armées  chmoiaes^  la  préffiaiioe4'ttneiméeded<Diiie8tiqQe8 
presque  aiissi  nombreiu  <pie  I^  combattaiis  7 

«  2^  Les  ofikîers  reçoiveBt  la  vàèae  sMq  ea  tefops  de  pak  qu'en 
temps  de  guerre,  soit  AOO  à  500  taëk  par  mm  (2^500  à£,dOO  fr.). 
Pourtaoty  pendant  la  paix,  ils  ne  travaiUefii  pas  ;  ils  passent  leur 
temps  &  jouer  ou  à  fumer  de  l'opium;  ils  doeau&ai  masà.  de  faux 
états  sur  Je  nomMe  des  soldats  qui  sont  sous  lears  <ffilres.  Wj 
a-t-il  pas  uae -enquête  utile  à  faire  à  ce  sujet? 

i  i^  L'entretien  général  de  Tarrnée  est  le  méfiie  en  temps  de  paix 
qu'en  tecnps  de  guerre;  oa  dépense  les  mêmes  sommes  en  tentes 
et  en  équipem»^,  et  jcependanl  n'est-il  pas  ycai  que,  lorsque  le 
soldat  ne  combat  pas  en  rase  camp^ne,  U  n'a  pas  l)esoin  de  tentes 
dans  les  villes  et  que  ses  vètemens  Ae  s'usent  pas  au  repos  comme 
lorsqu'il  est  en  route  ? 

((  ¥  Les  officiers  cboùsissent  les  plus  beaux  hommes  et  les  meiU 
leurs  gu^riers  quand  ils  vont  à  la  guerre  pour  en  faire  leur  garde 
personnelle.  Us  doublent  les  soldes  de  ces  hommes.  Ne  serait^il  pas 
certes  plus  utile  de  les  laisser  là  oii  leur  présence  est  le  plus  néces- 
saiare? 

((  b°  Les  officiers  récbinent  au  gouvernement  ei  se  font  payer  par 
lui  le  double  du  prix  de  revient  de  la  nourriittre  de  chaque  soldat. 

u  6^  Les  habiUetsens  sont  également  portés  Ml  double  de  leur 
coût  par  lies4)fficiers  chargés  de  les  payer^ 

«  l""  Les  offidens  ne  préteaâent*ils  pas  qulls  ne  reçoivent  pas 
leursolde  avec  régularité,  el  sous  ceprétex^  a' est-il  pas  avéré  qu'ils 
ne  paient  aux  soldats  que  la  moitié  de  ce  qui  leur  est  du? 

((  S""  On  trancfie  la  tête  au  soldat  qui  a  l'audaœ  de  dire  qu'il  est 
volé,  comme  coupable  d'insubordination. 

^  ^  Les  instructions  ministérielles  exigent  que  les  régimens 
changent  de  garnison  tous  les  ans.  Cet  ordre  est-il  toctîoars  stricte- 
ment exécuté  ?  Non. 

«  10^  Les  gouverneurs  doivent  faire  un  impport  sur  la  composi- 
tion des  armées  occupant  chaque  province.  Qui  fait  ces  rtqpports? 
Les  colonels  ou  les  généraux. 

«  11*  Les  sommes  nécessaires  à  l'entretien  de  l'armée  sont  presque 
partout  détournées  de  leur  destination.  N'y  a-t-il  pas  urgence  à  ce 
que  ce  soit  le  trésor  qui  iasse  hii-méme  le  paiement  des  soldes  aux 
Groupes? 

«  12^  Il  arrive  que  des  soldats  désertent,  meurent  ou  l'entrent 
dansleurs  foyers,  et  cependantils  n'enfigurent  pas  moins  sur  les  listes 
comme  présens  aux  corps.  Quels  sont  ceux  qui  empochent  les  diffé- 
rences? Les  officiers.  » 


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LA   CHIIfE   ET  LE  TONKIX.  179 

Le  censeur  patriiMe  qui  t  eu  Taudace  de  dénoBcer  de  tels  abus 
est  certainement  digne  d'être  loué.  Quant  à  être  écouté,  c'est  une 
autre  afiaire.  Il  y  a  dans  l'année  chinoise ,  forcément  disséminée 
sur  une  ^adue  de  330  mUIions  d'hectares,^  —  soit  six  à  sept  fois 
celle  de  la  Fraiirce,  —  trop  de  mandwins  militaires,  dé  colonels,  de 
généraux,  voire  de  niArècbaux  intéressés  au  maintien  de  ce  qui 
existe  pour  qu'il  y  soit  jamais  fait  un  changement  sérieox.  NcKi,  ce 
ne  sont  pas  de  tels  soldats  qui  tiendront  en  échec  ceux  que  conn 
mande  à  Bannoi  le  commandant  Bîyière,  et  qui  pourront  jamais 
être  un  obstacle  sérieux  «u  développement  de  notre  influence  dans 
l'estréme  Orientr 


fV. 


Mais  quelle  politique  devons-nous  suivre  à  l'égard  de  la  Chine 
pour  éviter  des  complications  7  II  n'en  est  qu'une  :  cesser  la  poli- 
tique d'indôcisJon  que  nous  avons  au  Tonkin  depuis  i87A  et  qui 
nous  a  raidua  la  risée  de  l'Orient;  ne  pas  laisser  un  seul  moment  de 
plus,  — comme  nous  l'avons  fait  et  cela  au  risque  deccnnpromettre 
notre  belle  colonie  de  Cocbinchine  et  le  prestige  de  notre  pavillon, 
—  le  comnumdant  Rivière  au  centre  d'un  pays  ennemi,  sans  moyen 
d'agir  et  sans  instructions  précises» 

Dans  le  discours  que  TboncHrable  H.  Challemel-  Laconr  a  pro- 
noncé ces  jours-ci  au  sénat,  U  semble  que  l'on  veuille  agir  au  Tonkin 
avec  plus  d'énergie  que  par  le  passé,  ce  qui  ne  sera  pas  difficile  ; 
et,  bien  que  les  mesures  que  l'on  parait  devoir  prendre  ne  soient 
pas  de  celles  qui  conduisent  à  une  possession  définitive  du  pays, 
naais  à  une  annexion  bàtaide  comme  celle  du  Cambodge,  nous  ne 
BOUS  sentons  pas  disposés  à  critiquer  une  solution  qui  montre  du 
moins  que  le  ministère  actuel  a  des  projets  arrêtés.  Nous  n'y  sommes 
plus  accoutumés  ^  il  lui  faut  savoir  gré  de  ce  retour  aux  bonnes 
traditions. 

Il  y  aurait,  de  l'avis  de  personnes  au  courant  des  finesses  asiati* 
quesy  un  moyen  pratique  d'éviter  un  refroidissement  avec  la  Chine, 
tout  en  satisfaisant  le  roi  Tu-Duc.  Ce  serait  d'établir  au  Tonkin  des 
douanes  à  l'instar  de  celles  que  les  Chinob  instaDei^  en  ce  moment 
en  Corée^avec  un  personnel  moitié  annamite  e/Cjaioitié  français,  puas 
en  donnant  au  souverain  de  l'Annam  une  large  part  sur  les  pro* 
duks  des  tues  douanières,  l'intéresser  au  développement  de  noCire 
influence  H  de  notre  commerce^  Tu-Duc,  voyant  la  France  remplir 
am  trésoc  vide,  n'auca  plan  aucune  raison  de  conspirer  contre  nous, 


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180  RETUE  DES  DE0X  MONDES. 

et  il  invitera  la  Chine  et  ceux  qui  lui  conseillent  de  nous  être  désa- 
gréable à  ne  plus  s'occuper  de  lui. 

U  serait  criminel  de  le  cacher  :  il  est,  derrière  l'empire  du  Milieu, 
une  puissance  européenne,  dont  l'inimitié  pourrait  bien  nous  pour- 
suivre jusque  sous  ces  lointaines  latitudes.  Ce  sont,  en  effet,  des  ofh- 
ciers  allemands  qui,  de  préférence  à  des  oi&ciers  français,  instrui- 
sent aujourd'hui  sur  quelques  points  du  littoral  les  recrues  chinoises  ; 
ce  sont  des  armes  perfectionnées  allemandes  qu'on  donne  à  ces  jeunes 
soldats,  ce  sont  aussi  des  torpilles  de  même  origine  qui  défendent 
l'entrée  du  Peï-Ho  et  autres  fleuves,  et  nous  avons  vu  que  le  seul 
navire  cuirassé  de  la  flotte  chinoise  digne  d'être  ainsi  qualifié  pro- 
viendra des  ateliers  de  Stettin.  Faut-il  encore  une  preuve  du  désir 
que  l'on  a  à  Berlin  de  mériter  les  bonnes  grâces  de  la  cour  de  Pékin, 
dans  l'intention  d'exercer  sur  elle  une  influence  peut-être  tout  aussi 
dangereuse  pour  nous  que  pour  la  Russie?  La  voici;  elle  est  toute 
récente,  et  a  valu  au  vice-consul  d'Allemagne  à  Swatow,  M.  de 
Mollendorf,  un  rappel  sans  sursis. 

Lorsque  le  port  de  Swatow  fut  ouvert  aux  étrangers,  les  Allemands 
obtinrent,  ainsi  que  les  représentans  des  autres  nationalités,  le  droit 
d'y  acquérir  des  terrains.  Une  maison  de  conunerce  allemande 
acheta,  il  y  a  bientôt  un  an,  un  morceau  de  terre  qui  fut  vendu  par 
son  propriétaire  chinois  avec  toutes  les  clauses  que  la  loi  exige.  Mais 
les  mandarins  de  Swatow  avaient  vu  d'un  très  mauvail  œil  cette 
vente  d'un  terrain  à  une  maison  étrangère,  et  ils  s'opposèrent  à 
ce  que  MM.  Dirks,  les  acquéreurs,  en  prissent  possession.  L'affaire 
traînait  en  longueur,  lorsqu'on  janvier  dernier  le  vice-consul  d'Al- 
lemagne fit  demander  cinquante  hommes  au  commandant  de  l'^/i- 
sabethy  corvette  de  guerre  prussienne  qui  se  trouvait  en  rade  de 
Swatow.  Entouré  de  ces  cinquante  hommes,  il  plante  un  mât  au 
centi-e  du  terrain  vendu,  hisse  un  pavillon  noir  et  blanc  et  proclame 
aux  yeux  ébahis  des  mandarins  que  l'emplacement  sur  lequel  il  se 
trouve  est  devenu  à  tout  jamais  terre  allemande.  Rien  de  plus  cor- 
rect. Les  autorités  chinoises  ont  pourtant  porté  plainte  à  Berlin,  et, 
6  surprise I  M.  de  Mollendorf  vient  d'être  révoqué.  Les  Européens 
en  r^idence  à  Swatow  déplorent  vivement  cette  mesure,  qu'ils  con- 
sidèrent comme  inique.  Quant  aux  mandarins,  leur  joie  orgueilleuse 
se  manifeste  sans  retenue. 

Cette  intervention  occulte  et  hostile  de  l'Allemagne  dans  nos 
affaires  du  Tonkin  n'a  rien  qui  puisse  nous  inquiéter.  Nous  en  par- 
lons simplement  pour  la  constater  et  aflSrmer  que ,  forts  de  nos 
droits,  nous  saurons  les  faire  respecter.  Mais  nous  voudrions  que 
l'on  sache  bien  que  cette  intervention  n'est  que  le  fruit  de  notre 
indécision.  Tandis  que  nous  hésitons,  les  autres  agissent.  Voyant 


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LA   CHINE  ET  LE  TONKIN.  181 

que  nous  ne  savions  ni  prendre  le  Tonkin  ni  l'abandonner,  la 
Chine  a  cherché  naturellement  à  y  jouer  le  rôle  dominateur  qui  lui 
a  si  bien  réussi  en  Corée.  Rien  de  plus  logique,  il  faut  bien  le  recon- 
naître. 

Nous  terminerons  en  disant  :  Si  la  Chine  n'a  pas  fait  encore  l'es- 
sai de  la  puissance  militaire  qu'elle  croit  avoir  acquise  dans  ces  der- 
nières années,  si  elle  ne  s'est  pas  décidée  à  faire  la  guerre  à  un  petit 
royaume  comme  le  Japon  après  la  confiscation  des  lies  Liou-Chou, 
c'est  parce  qu'elle  ne  s'est  pas  sentie  tout  à  fait  assez  forte  pour  cela. 
Le  Japon  avait  un  navire  cuirassé  et  la  Chine  n'en  avait  pas.  Il  en 
a  été  de  même  à  l'égard  de  la  Russie,  qu'elle  avait  pourtant  bien 
plutôt  envie  de  combattre  que  d'enrichir  de  plusieurs  millions  de 
roubles;  et  qui  sait  si,  poussée  contre  nous  par  de  pernicieux  con- 
seils, elle  n'a  pas  songé  un  instant  à  nous  déloger  de  la  citadelle 
d'Hannoï?  Heureusement  elle  a  compris  qu'une  aventure  semblable, 
en  gênant  par  la  suite  l'accès  de  ses  ports,  pourrait  tarir  les  meil- 
leures sources  de  ses  revenus  ou  laisser  le  champ  libre  à  l'une  des 
nombreuses  sociétés  politiques  et  religieuses  qui  pullulent  chez 
elle.  Tout  le  Tonkin  n'a  pu  l'engager  à  braver  de  pareilles  éven- 
tualités, sans  compter  le  risque  d'être  de  nouveau  battue  par  les 
barbares  d'Occident.  Toutefois,  si  le  gouvernement  chinois  sor- 
tait encore  une  fois  de  sa  réserve  habituelle  au  sujet  de  notre  pré- 
sence au  Tonkin,  nous  saurons  du  moins  pourquoi  nous  sommes 
autorisés  à  prendre  vis-à-vis  de  lui  une  attitude  énergique.  Que  ne 
l'avons-nous  fait  plus  tôt?  Mais  à  quoi  bon  récriminer?  La  chambre, 
qui,  pour  satisfaire  ses  haines  de  parti,  ne  regarde  pas  à  compro-- 
mettre  nos  plus  évidens  intérêts  coloniaux,  la  chambre,  qui  a  laissé 
humilier  les  pavillons  de  notre  escadre  à  quelques  milles  d'Abou- 
kir,  en  vue  des  Pyramides,  la  chambre,  qui  ne  sait  comment  orga- 
niser la  Tunisie,  ne  connaît  absolument  rien,  et  ne  veut  rien 
apprendre  des  choses  de  l'Orient  et  de  l'extrême  Orient.  Elle  vit 
toujours  dans  la  croyance  que  les  Asiatiques  entendent  quelque 
chose  aux  rapports  internationaux  qui  sont  en  quelque  sorte  mon- 
naie courante  en  Europe.  Mais  les  Asiatiques  ne  connaissent  qu'une 
raison,  la  force;  qu'un  mérite,  l'action. 


Edmond  Plauchut. 


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POÉSIE 


SOLEILS     1>»HIVER. 


L 

ROBL    DU    MIDI. 


Caiwe^  2&  déeiiii]>M. 


Jetant  fblleoaieiit  ses  notes  perlées 

Dans  le  bleu  du  ciel, 
La  cloche  s'en  donne  à  toutes  volées... 

Noël!  c'est  Noël I 

Loin  de  la  langueur  pâle  et  monotone 

Du  Nord  engourdi, 
Tout  en  me  charmant,  ton  éclat  m'étonne, 

NoëlduMidil 

Pour  moi,  jusqu'ici,  Noël,  c'était  l'âtre 

Tant  de  fois  chanté; 
Sa  douce  chaleur,  sa  vapeur  bleufttre, 

Son  intimité  ; 


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POESIS.  lAS 

C'était,  sous  la  neige  épaisse  et  serrée 

Tombant  d'un  ciel  gris, 
L'immensité  blandie  et  comme  parée 

De  mon  vieux  Paris; 

C'était,  aux  rayons  dorés  des  boutiques. 

Des  gens  très  pressés. 
Suivant,  4  ia  nuit,  ombres  iantastîtpies, 

Les  trottoirs  glacés; 

Bref,  Noël,  avec  son  brouillard  morose, 

Toujours  me  semblait 
La  fête  du  froid,  faisant  le  nez  rose, 

Rouge  ou  violet. 

Icî,  c'est  Taîmable  et  charmante  ftte 

Du  soleil  d'hiver 
Réchauffant  galment  le  cœur  et  la  tête 

De  son  rayon  clair  ; 

Au  loin,  dans  Fazur  des  grands  flots  tranquilles, 

Tout  pointillés  d'or, 
C'est  le  groupe  blanc  et  coquet  des  Iles 

Pour  fond  de  décor  ; 

Partout,  sur  le  port  et  sur  la  Groisette, 

C'est  le  bruit  joyeux 
D'une  foule  vive,  en  fraîche  toilette, 

Et  la  joie  aux  yeux; 

Et  sur  ce  tableau  qui  brille  et  rayonne 

En  tons  éclatans. 
Le  sourire  étrange  et  doux  d'un  automne 

Qui  serait  printemps! 


II. 

MONTE   CARLO. 

Un  décor  de  féerie,  avec  son  édifice 

Pompeux  et  surchargé,  sa  nature  factice. 

Ses  aloès  géans  rangés  en  espaliers, 

Sa  place  minuscule  aux  larges  escaliers, 

£t,  pour  toile  de  fond,  la  montagne  âpre  et  nne. 


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18&  BBYUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'œil  ébloui  s'étonne  et  rêve  la  venue 

De  quelque  roi  grotesquOi  aux  bas  jaunes  ou  verts, 

Démarche  titubante  et  couronne  à  l'envers, 

Hurluberlu  quatorze  ou  prince  de  la  sorte, 

S'avançant  dignement,  entouré  d'une  escorte 

De  gardes  moustachus  et  casqués  de  fer-blanc; 

Puis  se  tournant  soudain  vers  l'escadron  volant 

Des  danseuses,  brillant  dans  sa  magnificence  : 

<c  Et  maintenant,  messieurs,  que  la  fête  conunence  I  » 

Le  soleil  éclatant  s'abaisse  à  l'horizon. 

Seul,  devant  le  palais,  parmi  la  floraison 
Des  roses  de  Bengale  et  des  palmiers  d'Afrique, 
Un  homme  est  là,  debout,  sur  ce  tableau  féerique 
Attachant  un  regard  vague  et  comme  hébété. 
Autour  du  tapis  vert  il  a  longtemps  lutté  : 
La  fortune  marâtre  a  fait  sa  poche  vide. 
Ety  très  pâle,  sentant  le  vent  du  suicide 
Passer  dans  ses  cheveux  et  courir  sur  son  front. 
Il  regarde,  au  lointain,  le  soleil  rouge  et  rond... 
Et  vers  ce  louis  d'or  dont  les  clartés  descendent, 
Gomme  pour  le  saisir,  ses  mains  sèches  se  tendent. 


IIL 

l'étoile. 

Nice. 

Dans  le  ciel  transparent  que  le  couchant  colore 
Une  étoile  parait,  timide  et  seule  encore. 
Gomme  un  œi)  scintillant  aux  portes  de  la  nuit. 
Seul  moi-même,  suivant  le  hasard  de  mon  rêve. 
Assis  sur  un  rocher  au-dessus  de  la  grève. 
Je  regarde,  songeur,  ce  point  fixe  qui  luit. 

Et  Je  me  dis  :  «  Gombien,  avant  moi,  d'autres  hommes 
Depuis  les  premiers  temps  de  ce  monde  où  nous  sommes 


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POÉSIE.  185 

Sur  cette  même  grève  ont  passé,  soucieux  I 
Vers  ce  même  astre  clair  qui  sur  ThorizoD  rose 
Ainsi  qu'un  clou  d'argent  étincelle  et  se  pose, 
Combien  d'autres  mortels  ont  élevé  les  yeux  I 

Pourquoi  tant  de  regards  tournés  vers  cette  étoile? 
Youlaient-ils,  ces  rêveurs,  percer  le  sombre  voile 
Qui  d'un  monde  inconnu  nous  cache  la  clarté? 
Vermisseaux  inquiets  s'agitant  sur  la  terre, 
Voulaient-ils  arracher  à  l'astre  le  mystère 
Enviable  et  lointain  de  sa  placidité 

N'était-ce  pas  plutôt  dans  ces  momens  d'ivresse 
Où  tout  l'être  exalté  déborde  de  tendresse 
Que  leurs  regards  montaient  vers  la  pâle  lueur? 
Ne  la  prenaient-ils  pas  pour  douce  confidente 
De  leurs  espoirs  comblés,  et  d'une  voix  ardente 
Ne  lui  contaient-ils  pas  l'histoire  de  leur  cœur? 

Partez,  envolez-vous  vers  les  profondes  voûtes, 
Tristesses  et  bonheurs,  espérances  et  doutes, 
Grandiose  soupir  de  ce  monde  anxieux  ; 
De  tout  temps,  isolé  dans  sa  faiblesse  extrême, 
L'homme  chercha  là-haut  comme  un  autre  lui-même: 
La  joie  et  la  douleur  font  regarder  les  cieux. 


Jacques  Normand. 


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REVUE    LITTÉRAIRE 


LES    COHMENCBllBlfS     D'VV    0RANir    POÈTE. 


Victor  Bugo  avant  i830,  par  M.  Edmond  Biié.  ParlB^  1883^  J*  Genrais. 

«  Uq  des  élèves  les  plus  obscurs  de  David»  nommé  Lavoipièire,  solli- 
citant du  prince  Louis-Napoléon,  en  juillet  1S52,  une  place  de  conser- 
vateur des  musées,  faisait  ainsi  valoir  le  plus  mémorable  de  ses  titres  : 
«  3e  fus  aussi  chargé  par  David  de  lui  ébaucher  le  javelot  de  ,Tatius, 
dans  le  tableau  des  Sabines.  n  Je  ne  prétends  pas  à  une  autre  gloire 
que  celle  de  ce  brave  Lavoipière,  et  il  me  suffira  d'avoir  ébauché  le 
javelot  de  Taticts  pour  celui  des  successeurs  de  Sainte-Beuve  qui  fera 
un  jour  le  Tableau  de  la  Poésie  française  au  xix*  siècle.  »  —  Ainsi  s'ex- 
prime quelque  part,  vers  la  fin  de  sou  livre  sur  Victor  Hugo  avant  1830 ^ 
spirituellement  et  modestement,  l'auteur  lui-même,  M.  Edmond  Biré. 
Nous  Fen  louerons;  et  nous  ne  l'en  croirons  pas.  Car  on  peut  certaine- 
ment adresser  plus  d'une  critique  à  son  livre,  comme  par  exemple 
trouver  que  l'esprit  de  parti  s'y  laisse  beaucoup  trop  voir,  et  trop  souvent 
y  donne  à  la  recherche  même  de  la  vérité  je  ne  sais  quelle  déplaisante 
allure  d'inquisition  judiciaire  ;  on  peut  penser  aussi  que  la  disposi- 
tion n'en  est  pas  toujours  la  plus  heureuse,  et  qu'il  y  intervient  beau- 
coup de  digressions,  dont  plusieurs  ne  tiennent  au  sujet,  quand  elles 
y  tiennent,  que  par  un  fil  bien  fragile-,  on  peut  encore  ajouter  que, par 
une  espèce  de  contagion  du  poète  à  son  biographe,  quelques  plaisan- 


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BETUE  urriaAiBE.  187 

leriea,  —  saos  être  jamais  aussi  lourdes  que  celles  de  Tribralet  ou  de 
don  €fisar  de  Bazan,  —  ne  sont  pourtant  pas  tout  à  fait  assez  légères  ; 
mais,  après  tout  cela,  le  tirre  de  M.  Edmond  Biré  n'en  deimeiure  pas 
moins  un  des  plus  anrasans,  des  pluâ  curieux,  des  plus  instructifs  que 
l'on  puisse  lire,  très  ridie  de  documenst  de  documens  inédits,  plue 
ricbe  d'anecdotes,  un  de  ces  liyres  enfin  qui  s'attachent  en  quelque 
maniôre  à  l'Itistoire  d'un  homme  et  d'un  temps,  font  étroitement  corps 
avec  eHe,  et  désormais  ne  s'en  séparent  plus.  Nul  maintenant  n'écrira 
sur  Victor  Hugo,  ni  même  sur  les  origines  du  romantisme,  sans  recourir 
d'abord  au  livre  de  M.  Edmond  Biré,  et  ce  n'est  pas  beaucoup  s'avancer 
que  de  dire  qu'il  y  en  a  dès  à  présent  telles  et  tdles  parties  que  f  on 
n'en  recommencera  pas. 

J'ose  en  cooteiller  tout  particulièrement  la  lecture  à  ceux  qui  ne 
connaîtraient  du  poète  que  œ  qu'il  a  bien  voulu  nous  en  faire  sa¥oir 
par  les  siens,  oa  ce  qu'il  n'a  pas  dédaigné  de  nous  en  apprendre  lui- 
même  ;  si  toutefois,  comme  je  le  crains,  admirateurs,  loueurs,  et  flat- 
teurs endurcis,  ils  ne  se  complaisent  pas  de  parti-pris  et  de  ferme  propos 
dans  Tareugiement  de  leur  hugolâtrle.  C'est  qu'il  y  a  là  de  simples  recti- 
ficitioDs  de  dates  et  de  faits,  —  pour  ne  rien  dire  encore  du  reste,  <*- 
qui  sont  bien,  à  elles  seules,  ce  que  l'on  peut  imaginer  de  plus  piqnant. 
La  malignité  publique  y  courra  tout  d'abord,  et  il  faut  avcMier  qu'elle 
aura  raison.  Les  défaillances  de  la  mémoire  se  comprennent,  s'esea- 
sent  et  se  pardonnent  quand  elles  sont  un  effet  naturel  de  l'éloigne- 
ment  du  temps  et  de  l'affaiblissement  de  l'âge,  mais  non  pins  dn  tout 
quand,  par  une  rencontre  ou  coïncidence  fâcbeuse,  il  arrive  qu'elles 
fassent,  au  détriment  de  la  yérité  vraie,  les  affaires  de  notre  amour- 
propre;  et  tel  est  le  cas  de  Victor  Hugo.  C'est  évidemment  en  poète  qu'il 
se  trompe,  —  sans  le  Touloîr,  sans  le  savoir,  et  s'il  le  savait,  sans  y 
rien  pouvoir,  —  seulement  ses  erreurs  tournent  toujours  à  son  profit, 
et  si  sa  mémoire  est  dupe  de  son  imagination,  il  a  l'imagination  ainsi 
disposée  qu'elle  soit  immanquablement  complice  de  son  orgueiL  Voyons- 
en  phit6t  quelques  exemples  entre  tant  d'autres. 

Il  se  trompe  sur  ses  ancêtres,  tout  d'abord,  qu'il  métamorphose  magni- 
fiquement d'hambles  cnttivateurs  qu'ils  fnn^t^  ou  d'honnêtes  menui- 
siers, comne  Joseph,  son  grand-pèreyfils  lui-même  de  Jean-Phiiippe,«n 
conseillers  de  cour,  capitaines  des  gardes,  évêques  de  Ptolémals  et  cha- 
noinesses  de  Bemiremont.  il  se  trompe  sur  son  père,  le  géuéral  Hugo, 
chevalier  de  l'ordre  royal  de  Saint-Louis,  dont  il  Tant  absolument  faire  ce 
que  l'on  appelait  alors  un  «  brigand  de  la  Loire  »  et  qui,  tout  justement, 
n'ayant  d'ailleurs  à  se  louer  beaucoup  ni  de  l'empire  ni  de  Tempoeur, 
fut  un  des  premiers  qui  se  rallièrent  au  gouvernement  de  ia  restaura- 
tion. Il  se  trompe  sur  sa  mère,  qu'il  transforme  en  une  autre  brigande 
«  en  fuite  à  travers  le  Bocage,  comme  li^  de  La  Bochejaqnelein,  »  et 


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188  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui,  fille  d'un  paisible  armateur  de  Nantes^  ne  quitta,  de  1793  à  1796 
(qu'elle Tint  à  Paris  épouser  le  capitaine  Hugo)  ni  la  ville  natale,  ni  le  toit 
paternel.  Se  trompe-t-il  moins  sur  lui-même?  —  Il  nous  raconte  qu'en 
1817,  ayant  concouru  pour  le  prix  de  poésie,  l'Académie  française,  ne 
pouvant  pas  croire  aux  «  trois  lustres  »  qu'il  se  donnait,  ne  lui  décerna 
qu'une  simple  mention,  au  lieu  du  prix  dont  la  pièce  aurait  d'abord  été 
jugée  digne.— Erreur  I  nous  dit  M.  Biré;  le  rapport  de  Raynouard  est  là 
pour  nous  apprendre  que,  bien  loin  d'être  d'abord  jugée  digne  du  prix, 
la  pièce  fut  d'emblée  classée  la  neuvième,  et  que  les  «  trois  lustres  » 
du  précoce  auteur  lui  nuisirent  si  peu  qu'au  contraire  ils  furent  son 
principal  titre  à  la  bienveillance  de  TAcadémie.  a  Si  véritablement  il  n'a 
que  cet  âge,  dit  le  rapport  en  propres  termes,  l'Académie  lui  a  dû  un 
encouragement.  »  — II  nous  raconte  ailleurs  que  trois  ou  quatre  ans  plus  . 
tard,  après  la  lecture  de  l'une  de  ses  premières  odes,  Chateaubriand 
l'aurait  salué  du  nom  d'Enfant  sublime^  et  même  il  spécifie  que  le  mot, 
devenu  depuis  classique,  se  trouverait  au  long  dans  une  note  du  journal 
h  Conservateur.  —  Illusion  I  répond  encore  M.  Biré;  ni  la  note,  ni  même 
le  mot  ne  sont  dans  le  Conservateur^  comme  le  veut  le  poète  ;  ils  ne 
sont  pas  davantage  dans  la  Quotidienne,  comme  l'a  supposé  Sainte- 
Beuve;  ils  ne  sont  pas  non  plus  dans  le  Drapeau  blanc,  comme  l'a  cru 
M"*  Hugo:  Drapeau  blanc,  Quotidienne  et  Conservateur,  je  viens  en  effet 
tout  exprès  d'en  fouiller  les  collections.  —  D'autres  erreurs,  moins 
graves,  et  dont  on  voit  d'abord  moins  clairement  l'intention,  ne  sont 
pas  moins  plaisantes.  On  ne  s'explique  pas  pourquoi  fauteur  de  Ruy 
Bios  et  i'Hemani  s'attribue,  comme  un  Plan  de  tragédie  fait  par  lui  jadis 
au  collège,  l'analyse  du  Phocion  d'un  certain  Corentin  Royou.  On  s'ex- 
plique mieux,  j'en  conviens,  pourquoi  de  nos  jours  même,  aprèsNiVb^re- 
Dame  et  les  Misérables,  il  persiste  à  revendiquer  la  prose  de  François 
de  Neufchàteau  comme  sienne,  et  se  donne  pour  l'auteur  de  VExa/i9[ien 
de  la  question  de  savoir  si  Le  Sage  est  V auteur  dq  Gil  Blas,  ou  s'il  l'a  p)ris 
de  (espagnol:  c'est  qu'il  a  de  tout  temps  affecté  de  grandes  prétentions' 
à  l'érudition.  Mais  je  crains  que  malheureusement  on  ne  s'explique  trOjD 
bien  pourquoi,  dans  son  autobiographie,  le  nom  même  des  témoins  de 
son  mariage  est  sorti  de  sa  mémoire;  il  les  nomme  Ancelot  et  Soumet; 
ce  furent,  en  réalité,  Biscarrat  et  Alfred  de  Vigny.  Or  il  y  a  eu  un  temps 
de  ce  siècle  où  la  réputation  du  poète  à*Eloa  porta  on  ne  sait  quel 
ombrage  à  la  gloire  du  poète  des  Orientales  et  des  Feuilles  df  automne. 
La  preuve  en  est  dans  l'étrange  substitution  qu'il  a  faite,  en  1831i,  du 
nom  et  du  poème  de  Hilton  au  poème  et  au  nom  d'Alfred  de  Vigny 
dans  un  fragment  où  jadis  il  avait  fait  d'fioale  plus  retentissant  éloge  : 
a  11  ne  s'est  pas  aperçu,  dit  avec  raison  M.  Biré,  qu'en  se  servant 
de  ce  petit  subterfuge  pour  ne  pas  rappeler  Eloa,  il  grandissait  sin- 
gulièrement ce  poème,  et  qu'en  voulant  abolir  jusqu'au  nom  d'Alfred 


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RETUE  LITTÉRAIRE.  189 

de  Vigny,  il  faisait  rejaillir  sur  ce  nom  quelque  chose  de  l'éclat  du  nom 
même  de  Milton.  » 

D'an  fort  beta  canctère  oo  Toit  là  le  modèle. 
Et  noQB  lâTOiis  asies  comment  cela  8*appeUe. 

Aucun  de  ces  détails  n'est  inutile,  quand  il  s'agit  d*un  poète  qui, — 
grâce  à  la  faveur  des  drconstances  autant  qu'à  son  propre  génie» — occu- 
pera, dans  l'histoire  littéraire  de  son  temps,  la  place  de  Victor  Hugo. 
Les  uns  sont  en  effet  des  traits  que  les  biographes  du  poète  retien- 
dront, et  les  autres,  en  même  temps  que  la  biographie  du  poète,  inté- 
ressent aussi  celle  de  la  plupart  de  ses  contemporains.  Ceci  dit,  je 
ne  puis  m'empôcher  de  trouver  qu*en  plus  d'une  occasion  M.  Biré  a 
poussé  trop  avant  sa  recherche.  A  quoi  bon,  par  exemple,  se  donner 
xxù  mal  infini  pour  prouver  que  les  premiers  rapports  de  Lamennais  et 
de  Victor  Hugo tie  datent  pas  du  temps  précis  où  les  a  placés  le  poète? 
puisque,  tout  compte  fait,  M.  Biré  ne  prouve  rien  contre  l'origine  que 
Victor  Hugo  leur  assigne.  A  quoi  bon  encore  établir  parle  menu  que  le 
drame  à'Amy  Robsart,  joué  sur  la  scène  de  POdéon  le  13  février  1828,  est 
bien  et  dûment  de  Victor  Hugo  et  non  pas,  comme  on  le  crut  un  temps, 
de  son  beau-frère,  Paul  Foucher?  puisqu'aussi  bien  voilà  vingt  ans  que 
Victor  Hugo  lui-même  en  est  publiquement  convenu.  Mais  à  quoi  bon 
dessiner,  en  marge  de  son  vrai  sujet,  toute  une  courte  biographie  de 
Soumet,  pour  en  arriver  à  conclure  que  le  noble,  pur,  et  pieux  auteur  de 
Clytemnestre  et  de  Cléopâtre  était  absolument  incapable  de  mener  un 
jeune  poète  souper  chez  M'^*  Duchesnois?  J'en  connais  de  plus  purs,  et  de  . 
plus  pieux,  qui  ont  fait  pis.  On  sent  trop  le  parti-pris  là-dessous,  et  que 
le  siège  est  fait  d'avance.  Aussi,  quel  que  soit  l'intérêt  de  ces  détails, 
leur  importance  même,  à  de  certains  égards,  et  quoique  je  ne  doute 
pas  qu'ils  contribuent  pour  beaucoup  au  succès  du  livre  de  M.  Biré, 
c'est  autre  chose  que  j'y  apprécie  surtout,  à  savoir,  ce  que  j'y  ren- 
contre de  renseignemens,  non  sur  l'homme,  mais  sur  le  poète,  et  non 
pas  tant  sur  le  caractère  que  sur  l'œuvre.  Car,  il  faut  bien  se  rendre 
compte  qu'en  dépit  d'une  certaine  critique  les  œuvres,  et  les  œuvres 
seules,  subsistent  au  regard  de  la  postérité;  qu'à  distance,  non  pas 
même  de  plusieurs  siècles,  mais  d'une  ou  deux  générations  seule- 
ment la  personne  n'importe  plus  guère;  et  que  l'admiration  publique  a 
déjà  consacré  bien  des  poètes  et  des  orateurs  en  comparaison  de  qui 
presque  tout  ce  que  l'on  relève  ici  contre  Victor  Hugo  n'est  en  vérité 
que  fort  innocente  peccadille. 

Les  débuts  littéraires  de  Victor  Hugo  remontent  au-delà  même  de 
1817,  jusqu'en  1816,  c'est-à-dire  jusqu'au  collège,  qu'il  n'attendit  même 
pas  d'avoir  quitté  pour  composer  la  tragédie  classique,  Irtamhne^  — 
qui  était  encore  à  cette  date  le  tribut  de  rigueur  que  tout  bon  rhéto- 


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âftO  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

ricîea  devait  payer  à  la  mode  poétique.  Aujourd'buivC'est  par  des  polis- 
sGODeries  naturalistes  que  l'on  commence.  Rien  ne  subsiste  d7rta- 
mené  que  le  dernier  vers  : 

Quand  on  hait  les  tyrans^  on  doit  aimer  les  rois, 

et  rieo  non  plus  d^Aihèiie,  qui  la  suivit.  Cest  pourquoi  l'on  saura 
grand  gré  à  M.  Eiré  d'avoir  exhume  du  vieux  journal  où  elles  étaient 
enfouies  quelques  traductions  de  Virgile,  en  vers  naturellement,  -— 
le  Vieillard  du  Galèse^  Achiminide^  Cacus,  les  Oyclopes^  ^  et  surtout 
de  nous  avoir  fait  coooaitre  quelques  fragmens  inédits  du  Dis^ 
cours  sur  les  avantages  de  t  étude  y  celui-là  même  qui  concourut  en 
1817  pour  le  prix  de  poésie.  Victor  Hugo  concourut  encore  en  1819, 
et  même  envoya  deux  pièces,  7  ayant  cette  aonée-U,  par  extraordi'*' 
naire,  deux  concours,  Tun  sur  Vînstiiution  du  /ury  et  î^autre  sur  les 
Avantages  de  renseignement  mulud.  Étranges  matières  à  mettre  en 
vers  français!  Évidemment,  sur  de  tels 'choix,  Delille,  ce  Delille 
aujourd'hui  si  profondément  ouMié,  si  rarement  lu,  pesait  encore 
de  tout  le  poids  de  sa  très  grande  popularité.  En  même  temps  qu'il 
adressait  ces  Discours  en  vers  à  l'Académie  française,  le  jeune  poète 
adressait  ses  premières  odes,  —  les  Derniers  Bardes,  les  Vierges  de 
Verdun,  le  Rétablissement  de  la  statue  d'Henri  IV,  —  à  f  Académie  des 
Jeux  floraux,  qui  les  couronnait.  En  classant  toutes  ces  pièces,  en 
précisant  l'origine,  et,  si  l'on  peut  s'exprimer  aussi  prosalqpiemeDt,  la 
.  destination  de  chacune  d'elles;  en  nous  en  faisant  connaître  presque 
pour  la  première  fois  un  certain  nombre,  —  une  satire  sur  le  Télé'- 
graphe,  notamment,  et  une  autre  intitulée  l'Enrôteur  politique,  —  les- 
. quelles,  on  ne  sait  pourquoi,  ne  paraissent  pas  devoir  prendre  place 
dans  l'édition  définitive  ieBŒwvres  complètes ;^n  nous  mettant  à  même 
de  suivre  ainsi  pas  à  pas  le  progrès  du  poète  vers  la  prise  de  possession 
de  sa  pleine  originalité,  c'est  un  grand  service  que  M.  Birè  a  rendu  à 
rhistoire  littéraire.  De  1B16  à  1822,  c*est-à-dire  jusqu'à  la  publication 
du  premier  recueil  des  Odes  et  Poésies  diverses,  nous  avons  maintenant, 
année  par  année,  de  quoi  remplir  ce  que  Ton  regrettait  de  trouver  de 
lacunes  dans  la  biographie  toute  complaisante  que  Sainte-Beuve  avaSt 
écrite  en  1831. 

On  remarquera  sur  toutes  ces  pièces  que,  bien  loin  d'y  afficher  alors 
la  moindre  prétention  révolutionnaire,  c'est  au  contraire  ce  qtrtl  y  * 
d'extrêmement  intéressant  chez  ce  poète  de  dix-huit  ans  quels  facilité, 
Faisance,  la  souplesse  avec  laquelle  il  se  plie  tour  à  tour  aux  exigences 
classiques  des  genres  les  plus  dififérens.  Cest  essentiellement  déjà  le 
don  de  la  facture,  Faptitude  en  quelque  sorte  universelle  à  écrire  en 
vers,  la  faculté  de  changer  de  forme,  pour  ainsi  dire,  en  même  tempe 


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HETUE  LITTERAIRE.  iOi 

que  d'hispîration.  Ses  traductions  rappellent  Delille,  ses  Discours  ett 
Ters  font  penser  è  Voltaire,  ses  Satires  pourraient  être  de  Gilbert,  ses 
Odes  enfin  ressemblent  à  celles  de  Jeaa^aptistef  Rousseau;  et  si  l'ou 
en  {ait  la  comparaisoa  arec  les  Médiuuions,  qui  paraissent  en  1820,  rien 
qoi  soit  encore  moins  pénétré  du  lyrisme  moderne,  c'est-à-dire  qui 
soit  plus  extérieur,  plus  impersonnel  à  son  auteur.  S'il  y  a  là  qiselque 
chose  de  nouveau ,  ce  n'est  que  ce  que  j'appellerai  la  connaissance 
infuse  du  doigté  de  la  prosodie,  et  chez  un  enfant  qui  ne  fait  que  sor- 
tir du  collège,  une  richesse  de  rimes  et  une  habileté  à  conduire  lapériode 
qui  sont  déjà  toutes  voirines  de  la  perfection  de  l'art  d'écrire  en  venu 
Le  virtuose  est  admirable  ;  et  l'on  sent  que  quelque  nouveauté  qui  vienne 
à  surgir,  il  suffira  qu'il  veuille  bien  s'en  emparer  pour  y  exceller  aussitôt 
par-dessus  tous  ceux  mêmes  qui  l'auront  inventée,  maïs  évidemment 
il  est  classique,  dans  le  sens  étroit  qu'avait  alors  le  mot,  afoseihiment 
classique,  et,  si  ce  n'eet  par  Fardeur  de  son  royalisme,  —  nullement 
romantique. 

C'est  un  autre  service,  à  ce  propos,  dont  on  ne  saurait  trop  remercier 
M,  Biré,  que  d'avoir  été  rechercher  dans  le  Conservateur  liltérairê  les  arti^ 
clés  de  critique  du  poète,  pour  y  retrouver  sous  leur  forme  didactique 
les  principes  généraux  dont  ses  premières  pièces  n'avaient  été  que  Hn- 
eonsdente  application.  Le  Qmservateur  liairaire  était  un  journal  fondé 
par  Victor  Bugo  lui-même,  avec  le  concours  de  quelques  amis,  mais 
dom  il  fat,  en  réalité,  de  1819  à  1821,  le  principal  et  souvent  l'unifie 
rédacteur.  Sous  le  titre  de  Littérature  et  Philosophie  milèes,  il  a  réuni, 
en  18S/if  quelques-uns  des  articles  qu^l  y  avait  publiés,  —  ou  plutôt 
quelques  fragmens  de  quelques-un^  de  ces  articles, — mais  e»  y  faisaot, 
pour  la  forme  et  surtout  pour  le  fond,  de  si  importantes  modifications 
qu'il  était  absolument  nécessaire  qu'un  chercheur  patient  recourût  au 
texte  primitif  et  le  collationnàt  une  bonne  fois  avec  celui  qui  figure 
dans  les  (Euvres.  Si  par  hasard  quelques  poètes,  orgueilleux  et  naïfs, 
croyaient  encore,  selon  le  mot  célèbre,  que  les  Victor  Hugo  ne  revien- 
nent pas  sur  leur  œuvre  et  ne  corrigent  les  fautes  qu'ils  peuvent  avoir 
laissées  s'échapper  dans  u»e  ode  qo^en  en  composant  une  autre,  on 
ne  saurait  trop  les  engager  à  se  défaire  d'une  idée  si  fausse,  en  se  don^ 
nant  le  spectacle  instructif  de  ce  que  quinze  ans  de  temps,  —  grande 
martaU»  mi  spatium,  *-  peuvent  apporter  de  changement  dans  le 
style  et  les  convictions  d'un  homme.  Dans  sa  publication  de  1834,  tout 
en  avertinant  qu'il  n'y  a  rien  changé,  Victor  Hugo,  vingt  fois  pour 
une,  imprime  exactement  le  contraire  de  ce  qu'il  avait  écrit  en  1826 
ou  1821.  U  ajoute  beaucoup,  il  supprime  davantage,  et  natureUement, 
^uand  il  ajoute,.  e%st  peur  nous  faire  croire  qu'il  professait,  en  1820, 
des  idées  qui  ne  loi  sont  venues  qu^en  185/»^  comme,  quand  il  sup^ 
prime,  cfest  pour  nous  cacber  qu'en  i83A  il  lui  convenait  dfabjurêr 


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£92  REYCE  DES  DEUX  MONDES. 

telles  ou  telles  idées  qu'il  avait  en  1820.  C'est  son  droit,  son  droit 
plein  et  entier,  son  droit  incontestable,  le  droit  de  tout  écrivain  de 
conduire  son  œuvre  au  dernier  degré  de  perfection  qu'elle  puisse  rece- 
voir;  mais  pourquoi  appeUe-t-il  cela  «  ne  rien  changer,  »  et  «  donner 
une  base  sincère  d'études  à  ceux  qui  seraient  peut-être  curieux  de 
suivre  le  développement  de  son  esprit?  n 

Le  fait  est  qu'aux  environs  de  1820,  ses  théories,  comme  ses  œuvres, 
étaient  aussi  éloignées  du  romantisme  qu'il  soit  possible,  et  de  la  poé- 
tique même  qu'il  devait  adopter  plus  tard.  Par  exemple,  il  goûtait 
beaucoup  l'abbé  Delille,  et  dans  un  article  sur  ses  Œuvres  posthumes^ 
non  content  de  le  louer  pour  «  l'élégance  et  l'harmonie  de  son  style,  » 
il  lui  faisait  un  mérite  particulier  d'avoir,  en  traduisant  le  Paradis 
perdu,  fort  heureusement  adouci  ce  qu'il  y  avait  de  farouche  et  de  sau- 
vage dans  le  poème  de  Milton.  a  Gela  prouve,  disait-il,  que  Delille 
connaissait  parfaitement  les  délicatesses  de  la  muse  française.  »  Ren- 
contre à  coup  sûr  singulière  I  Une  seule  chose  lui  gâtait  Tabbé,  c'était 
l'abus  de  l'antithèse  :  «  On  pourrait  critiquer  dans  ce  morceau  une 
recherche  d'expressions  antithéliques  :  c'est  là  le  défaut  de  Delille,  ou 
plutôt  du  genre  qu'il  avait  adopté.  »  Il  avait  dit  auparavant,  à  l'occasion 
d'André  Chénier  :  a  Vous  trouverez  dans  Chénier  la  manière  franche  et 
large  des  anciens,  rarement  de  vaines  antithèses.  »  Ajoutez  que,  pas  plus 
que  les  beautés  de  l'antithèse,  il  n'appréciait  encore  les  beautés  de  l'en- 
jambement, tt  La  manière  de  l'auteur,  disait-il  en  parlant  d'un  poète  obs- 
cur, n'appartient  à  aucune  école;  ses  vers  ne  sont  pas  d'un  versificateur; 
un  versificateur  aurait  évité  ces  fréquens  enjambemens  qui  détruisent  sou- 
vent toute  l'harmonie  d'une  période,  d'ailleurs  poétique.  »  Il  est  vrai  qu'il 
insistait  dans  le  même  article  sur  la  nécessité  de  la  rime  riche,  mais 
c'était  parce  que  la  poésie,  suivant  lui,  a  n'avait  pas  la  ressource  d'em- 
ployer les  tournures  prosaïques;  »  et  l'on  reconnaîtra  que,  s'il  n'y  a  rien 
de  plus  juste,  il  n'y  a  rien  de  moins  romantique.  Aussi  ne  marchandait-il 
pasl'éloge  môme  à  l'auteur  des  Satires.  «  Boileau,  dit-il  quelque  part, 
partage  avec  notre  Racine  le  mérite  unique  d'avoir  fixé  la  langue  fran- 
çaise, ce  qui  suffirait  pour  prouver  que,  lui  aussi,  avait  un  génie  créa- 
teur. »Et  ce  n'est  pas  seulement,  en  ce  temps-là,  ce  mérite  extérieur  du 
style  qu'il  admire  dans  Racine,  c'est  le  fond,  c'est  sa  conception  de  la  tra- 
gédie classique,  et  il  y  a  plaisir  de  l'entendre  répondre  aux  preneurs  de 
Schiller  et  de  Shakspeare:  «  Nous  n'avons  jamais  compris  cette  distinc- 
tion entre  le  genre  classique  et  le  genre  romantique.  Les  pièces  de  Shak- 
speare  et  de  Schiller  ne  diffèrent  des  pièces  de  Corneille  et  de  Racine 
qu'en  ce  qu'elles  sont  plus  défectueuses.  Cest  pour  cela  qu'on  est  obligé 
d'y  employer  plus  de  pompe  scénique...  Mais  les  Allemands  se  conten- 
tent de  leurs  tragédies. ..  Cela  prouve  que  les  Allemands  ont  moins  de 
goût  que  nous,  c'est-à-dire  qu'ils  raisonnent  moins  leurs  sensations.  11 


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RSTUE  LinéRAIRE.  193 

suffit  de  la  narration  des  faits  les  plus  bizarres  et  les  plus  invraisem- 
blables pour  émouToir  les  enfans,  parce  que  les  enfans  n'ont  pas  la 
force  de  comparer  leurs  idées.  »  Nous  ne  sommes  pourtant  qu'à  six 
ans  de  date,  sept  ans  au  plus,  de  la  célèbre  préface  de  CromwelL 
Même  au  mois  de  juin  1822,  réunissant  ses  premières  Odes  en  volume, 
le  poète  n*aura  pas  encore  prisfparti.  C'est  dans  l'intervalle  qui  sépare 
les  premières  Odes  des  Nouvelles  Odes  que  Victor  Hugo  est  né  au  roman- 
tisme. 

le  trouve  qu'en  général  on  ne  distingue  pas  assez  les  époques  dans 
l'histoire  littéraire.  Assurément,  il  est  fort  difficile  de  dire  avec  préci- 
sion qu'à  tel  jour,  à  telle  heure,  une  chose  a  commencé  de  s'élever 
sur  les  débris  d'une  autre.  Cependant  l'histoire  même  n'est  possible 
et  la  critique  n'est  exacte  qu'autant  qu'elles  réussissent  à  faire  ce  dis- 
cernement et  marquer  ces  distinctions.  Il  me  semble  bien  que  M.  Biré 
a  eu  raison  d'en  établir  une  entre  le  cénacle  de  1824,  celui  dont  Nodier 
fut  l'âme,  et  le  cénacle  de  1829,  celui  dont  Victor  Hugo  fut  le  centre. 
C'est  par  le  royalisme,  en  effet,  que  l'auteur  de  VOde  sur  la  naissance  de 
U^  le  duc  de  Bordeaux  est  venu  au  romantisme.  «  VEdinburgh  RevieWj 
écrivait  Stendhal  au  lendemain  de  Tapparition  des  Oc^s,  s'est  complète- 
ment trompée  en  faisant  de  M.  de  Lamartine  le  poète  du  parti  ultra... 
Le  véritable  poète  du  parti, c'est  M.  Hugo;.,  le  parti  lui  procure  un  fort 
grand  succès.  »  On  sait,  au  surplus,  que  le  poète  lui-môme  n'a  daté 
que  de  1827,  c'est-à-dire  de  son  Ode  à  la  colonne  de  la  place  Vendôme, 
le  début  de  sa  rupture  avec  les  royalistes,  en  quoi  d^ailleurs  M.  Biré 
prouve  qu'il  se  trompe  une  fois  de  plus  et  que,  pour  rompre,  il  atten- 
dit les  journées  de  1830.  Or  le  royalisme,  insensiblement,  par  une  pente 
en  ce  temps-là  presque  irrésistible,  et  quoiqu'il  eût  reçu  dans  «  la 
maison  de  la  rue  des  Feuillantines  »  une  éducation  médiocrement  reli- 
gieuse, l'avait  amené  au  christianisme  ;  et  le  christianisme,  à  son  tour, 
l'avait  ameoé,  par-delà  le  xvir  siècle,  auquel  il  reprochait  son  paga- 
nisme, «  à  la  chevalerie  dorée,  au  joli  moyen  âge  de  châtelains,  comme 
dit  Sainte-Beuve,  de  pages  et  de  marraines,  »  c'est-à-dire  au  roman- 
tisme. C'est  dans  la  Muse  française,  le  journal  ou  la  revue  de  ce  pre- 
mier cénacle,  qu'il  fit  paraître,  en  1828,  son  ode  sur  la  Bande  noire; 
c'est  en  1824  et  1825  qu'il  écrivit  le  Sylphe,  les  Deux  Archers,  l*Aveu  du 
châtelain,  la  Fiancée  du  timbalier^  VOdeaux  ruines  de  Montfort-V Amaury  ^ 
et  si  ce  n'est  pas  vers  1826  qu'il  conçut  la  première  idée  de  Notre- 
Dame  de  Paris,  j'inclinerais  à  placer  vers  cette  date  le  dessein  de  la 
préface  de  CromwelL 

11  se  peut  bien,  comme  le  veut  M.  Biré,  que,  dans  cette  admiration 
du  moyen  âge,  le  poète,  qui  n'avait  pas  vingt-cinq  ans  encore,  ait  été 
précédé,  guidé  même  par  Nodier,  lequel  avait  d'ailleurs  été,  si  je  ne 
me  trompe,  aussi  lui,  précédé  par  Chateaubriand,  mais  la  question' 

TOMB  Lvn.  —  1883.  13 


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19&  RE?D£  DES  DEUX  MiCMIDES. 

qyjQÎ  qu'op  ^^  41$^  tt  en  se  fqrq^t  upe  iilée  très  fausse,,  à  mQD  «m, 
de  rMiyentioa  .liu^aire,  ii'est  pa^i  ta44  de  4éc€mvrÂr  quelque  oboa^ 
fCU-cele  moyf^  âgep^^gHe  4e,  savoir  en  Ur^c  parti.  Ce  que  Vict(«r  UugO 
dégagea  seu),  et  île  pre^^ir,  deiceirpBimtiame.taeuUiu.eDtel^  et.  qaù 
jusque  d^s  ^^Ma^M^r^^  va.jww.fiatts  ^ptefquetfadeiic,). 

'^i  j'étais,  6  Maaele!ûe> 

LtagDéâtt- dodi  là  Mtaiehe  lâhie  '  t 

Se  démôle  soaB  tes  doigts... 

c'est  pette  fau^us^  ee|tbé|tjque  du  grpu^m  et  toutes  les  couséqueup^ 
qui  s'eusuivaiept  jvw  l'art  UQUve^U.  14fta«>  atteutivena^t  la  pr^ce  èe 
CrQmipelUv,  Le  .grotesque  i(^prUue,j|uj[;tout  sou  .caractère  .à  cette  P^e^f- 
veilleuse  ancbitçaure^  qui^  daD3  le  u^qyejji  âge,  tieut  la  pI^K»  de  tous 
les  artjs.  U  attache  ,$bQu  stigmate  au  ^oot  des  cathédrales,  eapadr^tcm 
enfers  ^t  ses  purgatoires  sous  Togive  d^s  portaile,  les  fajt  flaoàboyeyr 
sous  les  vitrfLU^,  déroule  ses  dogmes,  ses  monstres,  »e8  démons  autour 
des  cbapiteau^c,  le  lojpig  4^  bismt  ^u  bord^j^s.toits^  ))  Combien  d'autres 
passages  qui  ue  soQt  pas. mpius. caractéristiques!  I^-^^asui  iLJun|K>rte 
fQft  peu  que  les  théories  du  po^e  soient  bistoriquemeot  fort  diseur 
tables;  il  importe  déjà  beaucoup  plus  de  bien  voir  comment. Le  m(xm 
houiiue  qui  déclarait  encore,  eu  182A«  n^  pas  comprendre  co  que 
c'étaieot  que  classi<;pieset  romsiUtiques,  «'est  trouvé  uaturelleiueotpa»i« 
trois  ans  plus  tard,  en  cbef  du  romantisme,  et  M.  Biré  nous  l'ap^ 
prend;  mais  j'ose  crojre  qu'il  importait  tout  àiaitdie  montrer  qu'en 
rapportant  son  romantisme  à  ses  origines,  on  ne  diminuait  pas  pour 
cela  sa  part  d'invention  et  sa  part  considérable. 

Cest,  en  ei&t,  ici  que  perce  trop,  beaucoup  trop,  l'esprit  de  parti 
dans  le  livre  de  M.  Biré.  Je  ne  m'en  étonne  pas.  L'auteur  des  Châth- 
m<m»  qui,  dans  l'art  dfilancer  l'injure,  au  risque  de  s'en  éclabousser  lui- 
même,  n'aura  peut-être  eu  de  rival  en  ce  «iédie  que  l'auteur  d^  Odeun 
de  Paris,  a  insulté  tant  do  choses  qu'il  n'est  pas  facile  à  ceux  qui  les 
aiment,  et  d'autant  plus  qu'il  les  a  plus  outrageusement  traitées,  de 
retrouver,  comme  au  commandement  pour  parler  de  son  osuvre  et  de 
lui,  le  calme  et  l'impartialité.  11  le  faut  cependant.  Je  n'ai  donc  pas  vu 
sans  regret  M.  Biré  s*acharner  sur  cette  Préface  do  Oromwell  pour  nom 
démontrer,  entre  autres  points,  qu'avant  Victor  Hugo  Stendhal  avait  dit 
tout  ce  qu'il  y  avait  k  dire  sur  le  romantisme  ou  romanticisme.Stend* 
bal  1  ôter  quelque  chose  à  Victor  Hugo  pour  le  donner  à  Stendhal  1  00 
sceptique  prétentieux  dont  les  explications,  déCnitions,  et  réflexions 
aboutissent  à  cette  découverte  qu'en  1823  le  vrai  romantique  n'était 
pas  Nodier,  mais  PigauU-Lebrun  I  Car  c'est  la  conséquence  qu'il  tirait 
lui-même  de  cette  dcfinition,  que  l'on  republie  partout  depuis  dix  ou 
douse  mois,  que  «  le  romaïUioisme  est  l'art  de  présenter  aux  peuples 
les  œuvres  littéraires  qui,  dans  l'état  actuel  de  leurs  habitudes  et  de 


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REVUE  LITTERAIRE.  l96 

leurs  croyances,  sont  susceptibles  de  leur  donner  le  plus  de  plaisir 
possible.  »  J'ai  même  yv  que  l'on  trouvait  le  paradoxe  fort  joli  !  Moi 
aussi,  si  j'y  comprenais  quelque  chose.  Que  dirons-nous  encore  de  cette 
analyse  que  M.  Biré  nous  donne  du  drame,  après  la  Préface,  et  où  il 
s'épuise  à  montrer  Victor  Hugo  <t  pillant  »  Corneille,  Shakspeare,  Mo- 
lière, Regnard,  Beaumarchais  et  Nëpomucène  Lemercipr?  Eh  quoil 
parce  que  Corneille  nous  aura  montré  Auguste  délibérant  avec  Maxime 
et  Cinna  s'il  doit  abdiquer  ou  garder  Tempire,  il  sera  interdît  de  nous 
montrer  Cromwell  délibérant  avec  ses  conseillers  s'il  demeurera  pro- 
tecteur ou  s'il  se  fera  roi?  ou  encore,  parce  que,  pour  peindre  le  tumulte 
et  l'agitation  confuse  d'une  foule,  Lemercier  se  sera  servi  de  mots  l'un 
Fautre  entrecoupés  : 

RftBgei-v^iiBl  place!  plaeel  —  Baiàl  dell  —  Je  rends  Fàme, 
ce  sera  l'imiter  que  de  dire  : 

Ah!  le  voilà!  —  Cest  lui!  —  Voyons!  —  Loi-même.  —  Ah!  ah! 

11  y  a  là  quelques  pages  que,  dans  Pintérêt  même  de  son  livre,  —  et 
ce  ne  sont  pas  les  seules,  —  M.  Biré  gagnera  tout  à  faire  disparaître. 

Je  l'aime  mieux  quand  il  nous  parle  des  relations  de  Sainte-Beuve 
et  de  Victor  Hugo.  C'est  un  paragraphe  très  intéressant  que  celui  où 
ii  détermine  en  quelque  façon  l'apport  de  Joseph  Delorme  à  la  révo- 
lution romantique.  Indépendamment  de  Tardeur  avec  laquelle  Sainte- 
Beuve  emboucha  la  trompette  pour  crier  aux  quatre  points  cardinaux 
la  gloire  naissante  du  romantisme,  M.  Biré  croit  pouvoir  lui  attribuer 
quelque  chose  de  plus,  et  quelque  chose  de  considérable,  quelque 
chose  d'essentiel,  puisque  ce  n'est  rien  de  moins  que  la  réforme  de 
la  prosodie.  En  effet,  citait  alors  le  temps,  en  1828,  où  Sainte-Beuve 
publiait  son  Tableau  de  la  poésie  française  au  XVI*  siècle.  «  Il  est 
remarquable,  nous  dit  H.  Biré,  que  Victor  Hugo  n'essaya  des  formea 
poétiques  nouvelles,  ne  substitua  au  vers  régulier  la  césure  mobile 
et  le  libre  enjambement  qu'à  partir  de  1827.  La  Chasse  du  burgrave, 
le  Pas  d'armes  du  roi  Jean,  sont  de  1828.  N'est-il  pas  permis  de  con- 
jecturer que  les  pièces  où  l'auteur  se  crée  à  plaisir  des  difficultés  dont 
îl  triomphe  avec  une  étonnante  souplesse  ont  été  écrites  après  une 
conversation  où  le  critique  lui  avait  montré,  chez  les  poètes  dont 
n  faisait  son  étude  journalière,  de  semblables  jeux  de  rime?  »  Pour- 
quoi seulement  M.  Biré  n'a-t-il  pas  approfondi  la  conjecture  jusqu'à 
la  transformer  en  une  certitude?  Il  eût  à  tout  le  moins  rencontré  sur 
la  route  une  question  des  plus  importantes  :  c'est  de  savoir  si,  comme 
Fa  soutenu,  dans  son  remarquable  Traité  de  versification  française, 
M.  Bccq  de  Fouquières,  dès  que  Ton  faisait,  —  comme  Victor  Hugo, 
—  de  la  richesse  de  la  rime  le  principe  constitutif,  dominateur  et 


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196  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

régulateur  du  vers,  il  n'y  avait  pas  une  nécessité  intérieure  qui  devait 
fatalement  amener  tôt  ou  tard  la  mobilité  de  la  césure  et  la  liberté  de 
l'enjambement.  Je  signale  en  tout  cas  le  problème  au  futur  historien 
du  romantisme.  Il  y  a  là  un  point  important  de  technique  à  la  fois  et 
d'histoire.  Sainte-Beuve,  après  cela,  n'en  aurait  pas  moins  fait  arriver 
•  plus  tôt  ce  qui  sans  lui  ne  serait  arrivé  que  plus  tard,  et  la  juste  part  que 

lui  a  faite  M.  Biré  n'en  serait  nullement  diminuée. 

On  pourrait  même  aller  plus  loin.  Lorsque  je  considère,  en  effet, 
dans  l'œuvre  entière  de  Victor  Hugo,  le  caractère  des  Feuilles  d'au^ 
tomne,  tout  particulier,  presque  unique,  teinté  de  cette  mélancolie  douce 
et  en  même  temps  maladive,  dont  le  titre  même  éveille  l'idée,  j'imagine 
que  le  poète  des  Consolations  et  de  Joseph  Delorme  y  est  de  quelque 
chose.  Au  fond,  tout  au  fond,  je  crois  y  discerner  un  germe  de  mor- 
bidité, le  germe  qui  grandira  lentement  à  travers  le  siècle  et  que,  vingt- 
cinq  ou  trente  ans  plus  tard,  on  verra  s'épanouir  dans  les  Fleurs  du  mal^ 
de  Charles  Baudelaire.  On  avouera  bien  du  moins  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
étranger  à  l'inspiration  coutumière  de  la  poésie  de  Victor  Hugo.. .  Tenons- 
nous-en  là,  de  peur  de  dépasser  les  bornes  entre  lesquelles  M.  Biré  a 
renfermé  son  li\re.  Aussi  bien  sommes-nous  ici  parvenus  à  l'un  des 
beaux  momens  de  cette  longue  carrière.  Cest  autour  de  Victor  Hugo 
que  s'est  formé  le  nouveau  cénacle,  poètes  et  conteurs ,  peintres  et 
sculpteurs;  il  vient  de  publier  les  Orientales, en  1829;  il  va  bientôt,  en 
1830,  donner  ce  célèbre  Hemani;  il  est  entré  dans  cette  ardente  mêlée 
de  discussions  qu'il  faut  traverser  pour  atteindre  la  gloire  ;  et  si  quel- 
ques-uns de  ceux  qui  l'entourent,  plus  clairvoyans,  discernent  déjà 
peut-être  où  le  mèneront  un  jour  le  dérèglement  même  de  ses  qua- 
lités et  l'idolâtrie  qu'il  professe  pour  ses  propres  défauts ,  nul  cepen- 
dant alors  n'oserait  croire  que  le  poète  des  Odes  et  des  Orientales  puisse 
devenir  celui  de  FAne,  ou  l'auteur  encore  de  la  préface  de  Cromwell  et 
du  Dernier  Jour  d*un  condamné  celui  de  l'Homme  qui  rit, 
If^rvv  r„  Nous  avons  beaucoup  pris  dans  le  livre  de  M.  Biré  ;  cependant  il  y 

resterait  beaucoup  encore  à  prendre.  Citons  du  moins, — à  présent  que 
nous  avons  indiqué  Tintérêt  littéraire  d'une  question  qui  tout  d'abord 
n'en  semblait  peut-être  pas  avoir,  —  citons  les  pages  oà  il  a  rétabli  la 
vérité  vraie  sur  l'éducation  du  poète.  Ce  n'est  pas  du  tout  aux  leçons 
de  sa  «  mère  vendéenne,  »  quoi  qu'il  en  ait  dit,  mais  bien  aux  leçons 
de  son  père,  le  général  Hugo,  promu  successivement  maréchal  de  camp 
et  lieutenant-général  par  Louis  XVIII  et  Charles  X  (et  non  point  par 
l'empire,  qui  l'avait  laissé  colonel),  que  l'enfant  dut  son  royalisme.  Mais 
inversement,  ce  n'est  pas  du  tout  aux  leçons  de  son  père,  transformé 
pour  la  circonstance  en  ardent  républicain,  c'est  à  lui-même,  c'est  à  sa 
soif  de  popularité,  parce  que  le  vent  tournait  alors  de  ce  côté,  que  le 
jeune  homme  plus  tard  dut  son  bonapartisme,  et  depuis,  son  républi- 
canisme. Signalons  encore  les  pages  où  M.  Biré  démontre  que  YOde  à 


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REVUE  UTTÉRAIRE.  197 

la  colonne  de  la  place  Vendôme  n'eut  pas  du  tout  dans  la  vie  du  poète 
rimportance  particulière  qu'il  lui  a  plu  d'y  donner  dans  son  Victor 
Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie.  L'ardenr  de  son  bonapartisme 
naissant  ne  détourna  de  Victor  Hugo  ni  les  sympathies  ni  les  faveurs 
mêmes  de  la  cour  et  du  parti  royaliste.  Car,  bien  loin  de  déplaire,  il 
ne  fut,  ce  jour-là,  que  le  retentissant  et  magnifique  écho  de  l'indigna- 
tion qui  s'empara  de  tous  les  cœurs  français  quand  on  apprit  qu'à  une 
réception  de  l'ambassadeur  d'Autriche,  les  ducs  de  Dalmatie  et  de  Reg- 
gio  s'étaient  vu  refuser  des  titres  qui  faisaient  partie  du  patrimoine  de 
la  gloire  nationale.  Rappelons  enfin  les  pages  où  M.  Biré  nous  a  mis  au 
courant  des  supercheries  littéraires,  additions,  suppressions,  altérations 
de  ses  anciens  articles  et  de  ses  anciens  discours  que  le  poète  s'est  labo- 
rieusement imposées,  pour  essayer  de  mettre  dans  sa  vie  politique  une 
suite,  une  logique,  une  unité  dont  on  l'eût  si  facilement  dispensé  I  La  vie 
politique  de  Victor  Hugo  I  quel  est  l'historien  qui  s'en  souciera  dans 
l'avenir?  et  quel  est  l'admirateur  sincère  du  poète  qui  ne  lui  eût 
rendu  bien  volontiers  cet  hommage  de  la  passer  sous  silence? 

Mais  où  nous  ne  suivrons  pas  M.  Biré,  c'est  dans  la  conclusion  qu'il 
a  cru  devoir  donner  à  son  livre,  et  qui,  portant  sur  l'œuvre  de  Victor 
Hugo  tout  entière,  dépasse  ainsi  de  beaucoup  ses  prémisses.  Je  crois 
bien  qu'il  a  raison,  et,  dans  l'ensemble,  je  souscrirais  volontiers  à  son 
jugement.  Mais,  en  critique,  ce  n'est  pas  tant  le  dispositif,  c'est  les 
considérans  du  jugement  qui  importent.  Or,  ce  n'est  pas  assez  de  Hem 
d'Islande  et  de  Bug  Jargal  pour  pouvoir  porter  un  jugement  sur  l'auteur 
de  Notre-Dame  de  Paris  et  des  Misérables;  ce  n'est  pas  assez  des  Odes 
et  des  Orientales  pour  pouvoir  porter  un  jugement  sur  l'auteur  des 
Contemplations  et  de  la  Légende  des  siècles;  est-ce  môme  assez  de  Marion 
Delorme  et  d^Hemani  pour  pouvoir  porter  un  jugement  sur  l'auteur  de 
Ruy  Bios  et  des  Burgrdvesf  Ces  considérans  incomplets  suffisent  môme 
ici  d'autant  moins  que,  dans  la  partie  biographique  de  ce  Victor  Hugo 
avant  1830,  M.  Biré  s'est  appliqué  plus  consciencieusement,  et  plus 
heureusement,  à  rompre  l'unité  tout  artificielle  que  le  poète  s'est 
efforcé  de  donner  à  sa  vie.  Si  M.  Biré  a  clairement  montré  quelque 
chose,  c'est  que  le  Victor  Hugo  d'avant  1830  différait  étrangement 
du  Victor  Hugo  d'après  la  révolution.  Mais  alors,  comment  peut-41 
juger  du  Victor  Hugo  d'après  la  révolution  sur  ce  qu'il  ne  nous  a  dit 
que  du  Victor  Hugo  d'avant  1830?  Cependant,  et  quoique  ne  voulant 
pas,  pour  beaucoup  de  raisons,  discuter  le  jugement  de  M.  Biré,  il  en 
est  un  point  que  nous  ne  pouvons  absolument  pas  lui  accorder,  c'est 
quand  il  croit  avoir  fait  beaucoup  d'établir  que  Victor  Hugo  n'aurait  été 
nulle  part  ce  qu'il  appelle  «  un  novateur.  » 

M.  Biré  nous  rappelle  un  mot  bien  connu  de  Voltaire  :  «  Les  nova- 
teurs ont  à  juste  titre  le  premier  rang  dans  la  mémoire  des  hommes,  » 
et  en  effet  Voltaire  l'a  dit,  mais  il  ne  l'a  pas  prouvé.  S'il  eût  essayé 


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108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  le  prorrrer,  il  m  serait  promptement  aperçu  qtfà  ce  compte,  son 
rang  à  lui-môme  n'était  pas  ce  quil  croyait,  et  d'est  poQr  cela  peut^tre 
ifol^}  n*»  pas  essayé.  Il  lui  eût  cPailleurs  été  bien  difficile  d^y  réussir. 
Oue  nous  importe,  à  vrai  dire,  que  la  préface  de  Cromwell  ait  été  pré* 
cédée  des  brochures  de  Stendhal,  d'une  préface  de  Manzoni,  d'un  cha- 
pitre de  M"**  de  Staél,  comme  si  Stendhal,  Manzoni  et  }Jt^  de  Staël 
n'avaieDt  pas  eux-mêmes  été  précédés  par  Mercier,  par  Lessing,  par 
Diderot,  et  ce«x-ci,  i  teur  tour,  par  combien  d'autres  que  l'on  retrou^ 
verait?En  est-il  moins  inral  d'abord  qtre  la  préface  de  Cromwell  est  oe 
qu'elle  effî,  et,  en  second  lieti,  que  cfest  d'elle  que  date  Fexplosion  dt 
romantisme?  Mais  si,  comme  je  le  crods,-^  sans  partager  d'ailleurs  l'ex^ 
travagante  admiration  qu'il  est  de  mode  aujourd'hui  de  professer  pour 
ce  drame  fameux, —  Bernant  leur  est  supérieur  à  tous  deui,  la  valeur 
en  est-elle  moindre,  pour  avoir  été  prévenu  sur  la  scène  du  théâtre 
français  paf  le  More  de  Venise,  d'Alfred  de  Vigny,  et  VHenri  III,  de  Dumas? 
Sur  quoi  je  suis  bien  obligé  de  faire  observer  à  M.  Biré,  qui  n'aurait 
pas  dû  l'oublier,  que,  s'ils  sont  antérieurs  à  Hemani  l'un  et  Tautre,  le 
More  de  Venise  est  postérieur  d'environ  quatre  mois  à  Marion  Dehrme, 
et  Henri  III  postérieur  de  treize  mois  à  CrormvelL  Et  pourquoi  ne  lui 
demanderais-jp  pas  à  quel  signe  il  reconnaît  le  a  novateur  »  dans  cette 
traduction  de  Shakspeare  qui  est  le  More  de  Venise,  puisqu'il  le  mécon- 
naît dans  cette  adaptation  de  l'histoire  d'Angleterre  qui  est  Cromweilf  On 
lui  voudrait  décidément  une  justice  plus  impartiale.  Mais  la  vérité,  c'est 
qu'en  art,  comme  en  science,  comme  partout,  il  semble  qu'un  vrai 
«  novateur  »  soit  toujours  un  homme  qui  manque  par  quelque  endroit, 
qui  voit  le  but  et  qui  n'y  atteint  pas,  et  qui  finalement  lègue  à  de  plus 
heureux  que  lui  le  soin  de  réaliser  ce  qu'il  avait  rêvé.  Ce  qui  me  dé* 
plaît  dans  Notre-Dame  de  Paris,  ce  n'est  pas  qu'elle  ait  été  conçue  sous 
l'influence  de  Walter  Scott,  c'est  qu'elle  demeure  au-dessous  de  Quen^ 
tin  Durtmrd.  Mais  inversement,  oe  n'est  point  parce  qu'Alfred  de  Vigny 
aura  tenté  quelque  chose  de  semblable  dans  ses  Poèmes  anciens  et 
moéernes  que  j'en  admirerai  moins  la  Légende  des  siècles. 

11  faut  ajouter  que  c'est  surtout  en  poésie,  et  au  théâtre,  qu'il  y  a  une 
supériorité  d'exécution  qui  emporte  le  reste.  De  plus  grands  que  Victor 
Hugosont  là  pour  le  prouver,  —  Dante,  Milton  et  Goethe,  ou  Shakspeare, 
Corneille  et  Molière.  On  l'a  dit  vingt  (bis  et  on  ne  saurait  trop  le  redire  : 
il  n^y  a  pas  un  sujet  de  Shakspeare  qui  lui  appartienne.  Et  il  y  a  mieux 
que  cela  I  Que  M.  Biré  prenne  la  peine  de  rechercher  peurquoi  tout  oe 
théâtre  de  Victor  Hugo,  — depuis  Marion  Delorme  jusqu'aux  Burgraves, 
—  est  si  faux,  si  en  dehors  de  la  vérité,  si  puéril  même  la  plupart 
du  temps,  par-dessous  l'éclat  de  sa  splendeur  lyrique?  C'est  juste- 
ment pour  être,  si  je  pvis  dire,  ((  trop  inventé;  »  c'est  justement  parce 
que  le  poète  s'est  un  jour  pronns ,  dans  un  accès  tforgueil ,  de  ne 
porter  au  théâtre  que  des  sujets  qui  ne  serairat  qu'à  lui;  c'est  juste- 


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"■■  REVUE  LITTÉRAIRE.  199 

ment  enfin  parce  qu'ils  ne  sont  appuyés  en  quelque  sorte,  ni  comme 
la  comédie  de  Molière  à  la  réalité  de  la  vie  commune,  ni  comme  la 
tragédie  de  Corneille  à  la  vérité  de  l'histoire,  ni  comme  le  drame  de 
Shàkspeare  à  la  réalité  tour  à  tour,  à  l'histoire,  et  à  la  tradition  consa- 
crée. Non  I  ne  répandons  pas  ces  idées  fausses  et  dangereuses  sur  l'in- 
vention littéraire.  Veillons  d'autant  plus  à  ne  pas  les  répandre  qu'on 
peut  être  assuré  que  le  vulgaire  les  accueillera  plus  aisément.  Qu'est-ce 
qui  est  nouveau  dans  le  monde  7  Les  Méditations,  nous  dit  M.  Birè.  Sans 
dout4  et  À  ûféu  âe  |laisé  que  \9r  dise  rien  ici,  éaftsle  temfs  sirtout 
où  wurvivons,  (ïui  puisse  doiiner  à  croire -que  ■f&dmîretnédfocrement 
Lamartine  1  mais  M.  Biré  croit-il  qu'il  fallut  chercher  bien  longtemps 
pour  trouver  des  prédécesseurs  à  Lamartine  7  Et  quand  ce  ne  serait  que 
Chateaubriand  7  En  effet,  dit  M.  Biré,  le  Génie  du  christianisme^  voilà 
aussi  qui  est  d'un  (c  novateur;  »  et  Je  tiens  si  peu  à  le  contrarier  que 
je  n'ai  garde  d'y  contredire.  J'aimerais  seulement  qu'il  n'eût  pas  mis 
son  opinion  sous  l'autorité  de  M.  Léon  Gautier,  lequel  se  connaît  d'au- 
tant moins  en  littérature  qu'il  se  connaît  mieux  en  chansons  de  gestes. 
Mais  quoi  I  «  la  Bible  vengée  des  sarcasmes  de  Voltaire,  npour  prendre 
une  des  nouveautés  dont  M.  Biré  fait  honneur  à  Chateaubriand,  qu'y 
a-t-il  Là  de  si  nouveau?  L'abbé  Guénée  l'avait  fait  avant  lui.  Pas  de  la 
même  manière,  répondra-t-îl  peut-être.  Cest  précisément  ce  que  je 
dis,  et  rien  davantage  :  ils  ne  l'avaient  pas  fait  de  la  même  manière. 
Et  quand  M.  Biré  m^apprend  que  M.  Charles  Lafont  avait  déjà  traité 
dans  ses  Légendes  de  la  charité  ce  sujet  des  Pauvres  Gens  que  Victor 
Hugo  a  repris  dans  sa  Légende  des  siècles,  c'est  tout  ce  que  je  veux  lui 
faire  entendre  :  ils  l'ont  donc  traité  tous  deux,  —  Charles  Lafont  et 
Victor  Hugo,  —  mais  pas  de  la  même  manière! 

Il  était  nécessaire  d'appuyer  un  peu  sur  ce  point.  Le  livre  de  M.  Biré, 
comme  nous  le  disions  en  commençant,  est  trop  important,  et  s'atta- 
chera trop  étroitement  à  Thistoire  du  poète  et  de  l'œuvre  pour  qu'il  ne 
fût  pas  indispensable  d'en  discuter  loyalement  Pesprit.  Comme  il  est 
d'ailleurs  séduisant,  par  endroits  même  très  divertissant,  il  convenait 
surtout  de  montrer  qu'il  faut  le  lire  avec  quelques  précautions.  Cest 
ce  que  nous  avons  tâché  de  faire,  et  sous  cette  réserve,  nous  n^hé- 
gitons  pas  à  le  recommander.  Nous  n'avons  au  surplus  pour  cela  qu'à 
reproduire  quelques  mots  de  Sainte  Beuve  sous  la  protection  desquels 
M.  Biré  s'est  mis  lui-même  :  «  Je  voudrais  avant  tout,  disait  l'auteur  de 
Chateaubriand  et  son  Groupe  littéraire,  Aonnev  simplement  des  chapitres 
d'histoire  littéraire,  les  donner  vrais,  neufs,  s'il  se  peut,  nourris  de  toute 
sorte  d'informations  sur  la  vie  et  l'esprit  d'un  temps  encore  voisin  de 
date  et  déjà  lointain  de  souvenir.  )>  Ces  chapitres  d'histoire  littéraire, 
M.  Biré  nous  les  a  donnés,  —  et  en  même  temps  le  légitime  désir  d'en 
voir  quelque  jour  la  suite. 

F.  Brunetière. 


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LA 


TRIPLE    ALLIANCE 


Nous  n'en  pouvons  douter,  on  a  eu  soin  de  nous  le  dire  et  de  nous 
le  redire,  une  ligue  s'est  formée  entre  deux  puissans  empires  et  un 
jeune  royaume  pour  protéger  la  sûreté  de  l'Europe  contre  tous  les 
boutefeux  qui  la  menacent,  et,  nous  ne  pouvons  l'ignorer  non  plus,  de 
tous  «  ces  boutefeux  de  noise  et  de  querelle,  »  celui  dont  on  redoute 
le  plus  les  inclinations  perverses  et  les  projets  scélérats,  c'est  la 
France.  Qu'il  s'agisse  d'un  traité  formel  ou  d'une  simple  entente  ver- 
bale, la  triple  alliance,  qui  vient  de  se  constituer  pour  six  ans,  nous 
dit-on,  ne  ressemble  pas  à  ces  unions  vulgaires  contractées  par  des 
états  qui  méditent  une  bonne  affaire  dont  ils  se  partageront  les  béné- 
fices. L'Allemagne,  l'Autriche  et  l'Italie  sont  étrangères  à  toute  pas- 
sion égoïste,  à  tout  esprit  de  conquête  et  de  convoitise.  Elles  donne- 
ront l'exemple  de  cet  absolu  désintéressement  qui  n'appartieat  qu'aux 
âmes  de  magistrats  ou  de  gendarmes.  Elles  se  sont  concertées  pour 
veiller  en  commun  sur  le  repos  public,  elles  ont  ourdi  une  conspiration 
de  Tordre  moral,  elles  ont  formé  une  sorte  de  sainte  hermandad  desti- 
née à  tenir  en  respect  les  malfaiteurs  et  les  pillards.  Désormais,  nous 
en  sommes  dûment  avertis,  que  nous  regardions  au  nord  ou  au  midi, 
nous  ne  pourrons  nous  mettre  à  la  fenêtre  sans  apercevoir  des  tri- 
cornes qui  tiennent  la  campagne  et  nous  guettent.  Si  nous  sommes 
sages,  nous  aurons  soin  de  rester  chez  nous,  nous  nous  tiendrons  clos 
et  cois. 

•    .    .    Jnsqa'an  retour  des  rose» 
GbmToiiB-noap,  chauffont-nouB  b'en. 


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mmigm^s^^m 


LA  TRIPLE  ALLIANCE.  201 

Cependant  on  veut  bien  convenir  que,  dans  notre  condition  pré- 
sente, nous  ne  sommes  pas  un  péril  pour  l'Europe,  ni  à  la  veille  de 
commettre  quelque  attentat  contre  la  paix  publique.  On  nous  fait  la 
grâce  de  reconnaître  que  nous  nous  occupons  d'autre  chose  que  de 
combiner  des  plans  de  campagne,  de  compter  les  étapes  que  devront 
fournir  nos  armées  pour  entrer  le  môme  jour  à  Rome,  à  Vienne  et  à 
Berlin.  Mais  on  croit  nos  institations  peu  stables,  et  on  prévoit  que  tel 
incident  pourrait  surgir  qui  nous  ferait  sortir  de  notre  repos  pour  mar- 
cher de  nouveau  à  la  conquête  du  monde.  Un  diplomate  très  clair- 
voyant disait  de  nous  avec  assurance  :  o  La  France  n*est  mûre  ni  pour 
la  révolution  ni  pour  la  contre-révolution.  »  Mais  celui  qui  parlait  ainsi 
est  un  diplomate  français  qui  connaît  son  pays.  On  nous  juge  autre- 
ment dans  les  chancelleries  étrangères;  on  y  tient  pour  constant  que 
nous  avons  l'humeur  changeante,  que  les  institutions  que  nous  nous 
sommes  données  ne  nous  plairont  pas  longtemps,  que  la  dictature  est 
le  régime  qui  nous  convient,  que  nous  y  reviendrons  fatalement  et 
que,  roi  ou  empereur,  notre  nouveau  ^maître,  quel  qu'il  soit,  ne  sau- 
rait asseoir  sa  puissance  sans  nous  procurer  quelque  agrandissement 
au  dehors,  sans  nous  réconcilier  avec  sa  fortune  par  un  don  de  joyeux 
avènement,  par  Tappàt  de  quelque  heureuse  aventure.  Voilà  l'idée 
qu'on  se  fait  de  nous,  et  c'est  à  ce  danger  qu'on  a  voulu  parer  d'avance. 
Il  en  résulte  que  la  sainte  hermandad,  constituée  par  deux  empires  et 
un  royaume  pour  protéger  l'Europe  contre  nos  convoitises,  est  destinée 
du  môme  coup  à  protéger  la  république,  —  la  nôtre,  bien  entendu,  — 
contre  nos  dégoûts,  nos  inconstances  ou  nos  repentirs.  Un  journal  alle- 
mand a  été  chargé  de  nous  le  faire  entendre,  et  il  s'est  exprimé  si 
clairement  à  ce  sujet  que  notre  amour-propre  s'en  est  ému.  Il  nous  a 
paru  singulier  qu'on  disposât  ainsi  de  nous,  qu'on  réglât  sans  plus 
de  façons  notre  sort  et  notre  avenir.  Nous  étions  tentés  de  croire  que 
la  France  appartenait  à  la  France,  que  cette  partie  de  l'Europe  était  à 
nous. 

Que  les  temps  sont  changés  I  Que  penserait  de  ce  qui  se  passe  aujour- 
d'hui un  de  ces  jacobins  de  a  Convention  ou  du  Directoire,  race  dispa- 
rue comme  ces  animaux  antédiluviens  dont  les  ossemens  nous  étonnent 
quand  nous  les  retrouvons  au  fond  de  quelque  caverne?  De  leur  vivant, 
la  république  française  agissait  sur  l'imagination  des  peuples  et  des 
souverains  comme  une  tête  de  Méduse,  elle  les  pétrifiait  d'étonnement 
et  d'e£Broi;  mais  peu  lui  importait;  elle  disait  dans  sa  fierté  triom- 
phante :  Qu'ils  me  haïssent,  pourvu  qu'ils  me  craignent!  Nous  lisions 
dernièrement  les  pages  si  curieuses,  si  intéressantes,  si  instructives, 
qu'à  l'aide  de  documens  inédits,  H.  Frédéric  Masson  a  écrites  sur  l'am- 
bassade de  Bernadette  à  Vienne  en  1798.  Un  mois  après  le  traité  de 
Campo-Formio,  sans  daigner  consulter  la  cour  impériale,  le  directoire 
décida  d'envoyer  à  Vienne  un  homme  qui,  pour  la  vieille  Eijrépe,  était 


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[a  202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

((  on  sergent  fraD<^is  devenu  général»  u  et  dont  le  eomie  de  Gofaemiel 
disait  «  qu^l  élait  de  ces  honuMt  dMt  le  m^^ir  ne  tant  rieiu  »  Plue 
la  cour  de  '^eâne  était  désireoee  de  se  soustraire  à  ce  croel  déplaisir^ 
plus  le  dhredloire  était  pt^esfté  de  Itti  en  (air»  savourer  l'amercume.  fiorw 
nadotte,  comme  ie  dit  M.  Massoo,  n'éuit  pas  sealemeut  lerepréeen» 
tant  dte  ces  armées  qui  en  moins  de  deux  anrs  avaient  dKassè  l'Autrithe 
de  ritalie  et  arraché  à  la  BMdson  ^  Lorraiae  9W  bettes  provibces  des 
Pays-Bas,  il  personniliait  œtce  eonveoiion  nigtcide  qni,  ne  sa  tenant 
pdnt  satisfaite  de  la  mort  de  Louis  XVI,  atait  fatt  tomber  ta  tète  d'nne 
archiduchesse  autrichienne.  Avec  hii,  k  révslutien  elle-m^ne  faisait 
son  entrée  l  Vienne.  <(  C'était  ime  bravade.  Mis  hors  ia  loi  enropéemie 
et  en  quelque  fat;on  hors  Inhumanité,  le  directoire  avait  en  le  sopréme 
bonheur  de  contraindre  TE^irope  à  rapporter  cette  sentence  d^com* 
mnnication.  n  n'avait  porat  été  amnistié  en  gracié  par  les  sonveraioe. 
C'était  snr  en  pied  d'égaKté,  de  supériorité  <fa*il  avait  traité  avec  la 
vieille  Europe.  !I  n^avait  pas  même  demandé  aux  cabinets  de  recon» 
nalître  la  république.  TTétait-elle  paslesoleBî  Aveugle  qui  *e  la  voyait 
point.  Il  s'était  imposé  par  la  fbrce  de  ses  armes,  par  le  génie  4e  ses 
généraux,  par  la  purssance  de  sa  propagande;  m  quelqu'un  atvait  fait 
gfftce,  c'avait  été  la  république  (1).  » 

(Juand  Bernadotte,  avec  ses  longs  cheveux  épars,  qui  gardaient  un 
œil  de  pondre,  avec  ses  petits  favoris  en  pistolets,  son  long  nez?  bus- 
qué, sa  haute  cravate  noire  négligemment  nouée,  soh  panache  trico- 
lore, «on*  grand  sabre,  ses  airs  victorieux  et  sa  faconde  gasconne,  fit 
son  apparition  dans  la  capitale  de  PAutriche,  on  eût  pu  croire,  comme 
le  remarque  M.  Masson,  qu'an  Popilîus  Laenas  se  présentait,  sa  baguette 
à  la  ntain,  devant  un  Antlochus  de  Syrie.  Si  déplaisant  qu'il  parût,  on 
lui  prodigua  les  attentions,  les  empreesemens.  La  première  fois  quil 
fat  adnils  at!  cercle  de  la  cour,  l'impératrice,  les  archiducs,  Tarchi- 
duohcfsse  Amélie,  se  mirent  en  peine  de  le  séduire,  et  Tempeireur  affecta 
de  s'entretenir  longtemps  avec  lui,  au  vif  chagrin  de  la  plupart  des 
faV6rië  et  *fe  ftiveritès,  que  ce  singulier  ^tomate  traitait  de  courti- 
sanes, n  anûo^iAft  daM  une  de  ses  dépèches  que  «  quelques-unes 
eurent  bescfin  d'ëvoir  recours  aux  sels  pour  ne  pas  s'évanouir.  »  Au- 
jourdllui''nos*  ambassadeurs  n'excitent  point  tant  d'émoi;  les  femmes 
n'oht  ^a*3*  besoin  4e  reqptrer  des  sels  pour  ne  pas  s^évanouir  à  leur 
appMMkë;  ion  ne  ^nge -pas  même  à  les  regaitler  avec  étooneneot. 
QmM  iW  8en«<  anMbles,  on  leur  fait  bonne  mine;  quand  ils  sost 
habites,  <m  compié^^ét  euxt  quilnd  ils  sont  maladroits,  ou  est  inchil- 
getrt  ïWtt#  leuf  itie«périe«ree»  dbn«**on  leur  saH  beaucoup  de  gré*  Eu 
vérité,  M  goevernteitie»  qirtls  représentent  inspire  si  peu  dTiorrew 

Hyïis  biptomates  cfc  là  révoTuttôn,  Hugou  de  BaftsviUe  I  Home,  Bernadette  à 
VMae,  tiir  f^dèHe'tfaMoo.  tarit,  ^afirik^^  «rèfes,  fSSf. 


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LA  TAIPLE  ALLIANCE.  20S 

aux  moiMurcbies  nos  voisines  que  deux  emperears  et  an  roi  vieftoent 
de  décider  ea  commua  qu'il  oe  faudrait  pas  inventer  la  répaiiliqae 
française»  si  elle  n'existait  pas,  mais  que,  poisqc^eUe  extstei  le  Hueux 
est  de  s'appliquer  à  la  cooserver,  crainte  de  pis. 

Oui,  les  temps  sont  bien  changés,  eC  il  y  a  de  bonnes  raisimft  pour 
que  la  république  française  ne  soit  plus  un  objet  d'horreur  pour  ses 
voisins.  Partout  le  droit  divin  a  transigé  avec  les  peuples-  Nous  sommes 
entourés  de  monarchies  plus  ou  moins  libérales»  plus  ou  moins  parle- 
mentaires, et  quoique  la  somme  de  libertés  qu'elles  accordent  à  leurs 
sujets  ne  paraisse  pas  suffisante  à  tout  le  monde,  les  méoontens  wor^ 
mômes,  pour  peu  qu'ils  aient  de  bon  sens,  sont  obligea  de  convenir 
qu'il  n'y  a  rien  d'irréparaUe  dans  les  maux  dont  ils  se  plaignent»  que, 
sans  recourir  aux  moyens  violons,  ils  finirent  par  obtenir  justice  à  force 
de  plaider.  Il  s'ensuit  que,  monarchie  ou  répabliqiie»  la  forma  de  gou- 
vernement i^est  plus  une  question  de  principes,  mais  une  affaire  de 
goût.  Les  uns  estiment  qu'un  souverain  est  un  article  de  luxe,  une 
coûteuse  inutilité;  les  autres  jugent  qu'un  état  sans  souverain  manque 
d'autorité  et  de  prestige.  Cest  une  querelle  qu'on  peut  vider  sans  se 
dire  d'injures  et  sans  aller  sur  le  terratu.  Au  surplus,  les  oonveotion- 
nels,  les  jacobias  d'autrefois  joignaient  la  passion  de  la  grandeur 
nationale  à  l'esprit  de  propagande,  ils  brûlaient  du  désir  de  répandœ 
à  la  fois  sur  le  monde  la  France  et  leur  idée.  Les  radicaux  avancés,  qui 
se  oonsidèrent  comme  leurs  b&itiers,.leur  ressemblent  bien  peu  à  cet 
égard;  ils  sont  de  tous  les  partis  qui  nous  divisent  le  moins  soucieux 
de  notre  grandeur,  de  l'inQuence  que  nous  pouvons  exercer  au  dehors. 
Qu'on  leur  permette  de  supprimer  fe  sénat  et  la  présidence  de  la  répu- 
blique, le  reste  n'est,  à  leurs  yeux»  qu'un  détail  insigni&ant  ou  une 
vaine  superstition.  Quant  aux  partis  plus  avancés  encore,  ils  aspirent 
à  transformer  la  république  en  une  confédération  libre  de  communes; 
leur  rêve  est  de  supprimer  la  France.  Un  tel  projet  est  de  nature  h  nS 
point  déplaire  à  nos  ennemis.  i;  ) 

Quand  nous  disons  que  deux  empereurs  et  un  roi  se  sont  entendus 
pour  protéger  au  besoin  les  institutions  républicaines  contre  nos  repen- 
tirs, nous  ne  faisons  que  répéter  ce  qu'a  dit  le  journal  officieux  de  Ber- 
lin. Les  explications  qu'il  a  fournies  au  sujet  de  la  triple  alliance  pou- 
vaient  se  résuo^er  ainsi  t  «  Tels  que  vous  êtes,  vous  nous  semblez 
inoffensifs;  mais  le  jour  où  vous  vous  permettrez  d'ôtre  autre  chose, 
nous  aviserons  et  nous  prenons  dès  au|ourd'hui  nos  précautions.  » 
L'article  dent  nous  parlons  et  qui  a  fait  du  bruit  dans  le  monde  était 
écrit  d'un  style  bourru,  médiocrement  aimable;  cela  ressemblait  à  .une 
signification  par  voie  d'huissier.  Mais  il  ne  iaut  pas  attacher  en  pareille 
matière  trop  d'importance  aux  questions  de  forme.  Les  rédacteurs  habi- 
tuels de  ce  journal  ne  se  piquent  point  de  sacrifier  aux  grâces»  et  quand 
ils  transmettent  à  l'univers  les  messages  du  chancelier  de  l'empire  alle- 


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20A  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

mand,  ils  les  assaisonnent  à  leur  façon.  Les  domestiques  de  grande  mai- 
son sont  d'habitude  plus  superbes,  plus  rognes  que  leur  maître,  et  il 
arrive  souvent  qu'en  s'acquittant  de  ses  commissions,  ils  blessent  des 
amours-propres  qu'on  les  avait  priés  de  ménager.  On  sait  que  M.  de 
Bismarck  reprocha  un  jour  à  l'un  de  ses  secrétaires  d'être  trop  massif 
dans  tout  ce  qu'il  écrivait,  et  que  ce  secrétaire  ayant  répondu  qu'il  pou- 
vait travailler  aussi  dans  le  genre  aimable  et  qu'il  s'entendait  en  fine 
malice,  le  chancelier  lui  repartit  :  «  Soyez  fin,  mais  sans  malice,  écri- 
vez en  diplomate;  même  dans  les  déclarations  de  guerre,  on  se  croit 
tenu  d'être  poli.  »  Ils  ont  beau  s'y  appliquer,  les  rédacteurs  de  la  Gazette 
de  l'Allemagne  du  Nord  ne  sont  jamais  polis  dans  leurs  déclarations  de 
guerre,  et  s'il  leur  arrive  de  caresser  les  gens,  leur  main  ressemble 
toujours  à  une  patte  et  on  sent  la  griffe  sous  le  velours. 

M.  de  Bismarck  a  déclaré  plus  d'une  fois  que,  depuis  ses  grands  suc- 
cès, il  n'a  cessé  de  donner  des  gages  à  la  politique  de  paix  et  de  con- 
servation. Il  entendait  par  là  que  sa  principale  étude  a  été  de  veiller 
à  la  défense  du  grand  empire  qu'il  a  fondé,  de  le  préserver  de  toute 
insulte  et  de  tout  dommage.  Il  est  dans  sa  nature  de  ne  pas  attendre 
les  coups,  de  prendre  toujours  les  devans,  de  garantir  sa  tête  en  amas^ 
sant  des  charbons  sur  celle  de  ses  ennemis.  Ce  conservateur  est 
l'homme  des  mesures  préventives,  il  déjoue  d'avance  les  coalitions 
qu'il  redoute  par  d'autres  coalitions  dont  il  est  le  chef  et  l'arbitre.  II 
a  su  s'arranger  pour  avoir  toujours  des  alliances  à  sa  disposition.  Il  en 
a  quelquefois  changé  ;  du  moment  qu'elles  lui  servent,  il  ne  fait  point 
acception  des  personnes,  il  les  préfère  toutes  également.  Ses  alliés  se 
plaignent  tout  bas  qu'il  s'ingère  un  peu  trop  dans  leurs  affaires.  £n 
mainte  rencontre  il  s'est  appliqué  à  se  débarrasser  de  tel  ministre 
étranger  qui  gênait  ses  combinaisons  ou  dont  les  intentions  lui  étaient 
suspectes;  mais  il  n'a  employé  à  cet  effet  que  des  moyens  détournés 
et  de  sourdes  manœuvres,  qui  tantôt  lui  ont  réussi  et  tantôt  ont  échoué; 
les  plus  habiles  ne  réussissent  pas  toujours.  En  somme,  il  faut  recon- 
naître qu'il  a  su  conserver  à  l'hégémonie  allemande  un  caractère  de 
modération  relative  ;  les  uns  la  subissent,  les  autres  Taccepteot,  sans 
la  goûter  beaucoup.  On  n'est  pas  parfait;  le  talent  de  se  faire  aimer 
est  le  seul  qui  manque  à  ce  grand  homme  d'état. 

Il  faut  reconnaître  aussi  qu'en  ce  qui  nous  concerne,  après  avoir 
nourri  à  notre  égard  des  sentimens  peu  louables,  il  s'est  ravisé,  qu'il 
a  changé  de  méthode  et  que,  depuis  1875,  il  n'a  point  été  pour  nous  un 
mauvais  voisin.  Nous  n'avons  à  lui  reprocher  aucun  acte  offensif  ni 
offensant.  Plus  d'une  fois  au  contraire,  il  s'est  montré  disposé  à  nous 
être  agréable.  Personne  n'est  plus  versé  que  lui  dans  l'art  de  trafiquer 
la  crainte  etl^espèrance.  Il  nous  a  fait  des  offres  de  services^  il  nous  a 
dbooéi  à  entendre  que  si  nous  consentions  à  nous  en  remettre  à  sa 
tHehvetUance,nou8  nous  en  trouverions  bien,  qu'il  nous  aiderait  à  faire 


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LA  TRIPLE  ALLUNGE.  206 

de  bonnes  affaires.  Mais  le  moyen  d'être  son  ami  sans  être  son  pro- 
tégé? S'il  en  coûtait  peu  à  tel  de  nos  ministres  d'accepter  cette  situa^ 
tion,  il  en  coûtait  davantage  à  d'autres.  On  raconte  que  jadis  nn  chan*^ 
celier  offirit  sa  protection  an  parlement  et  que  le  premier  président, 
se  tournant  vers  la  compagnie,  lui  dit  :  «  Messieurs/  remercions  M.  le 
cbaocelier,  il  nous  donne  plus  que  nous  ne  lui  demandons.  »  M.  de 
Bismarck  ne  demande  pas  mieux  que  d'entretenir  avec  nous  de  bons 
rapports,  mais  il  lui  déplaît  que  nous  en  ayons  avec  d'autres,  il  désire 
que  nous  n'ayons  affaire  qu'à  lui.  Il  respecte  tous  nos  droits,  sauf  le 
plus  beau  de  tous;  il  n'admet  pas  que  nous  ayons  le  droit  de  nous- 
faire  des  amis»  Toutes  les  fois  que  nous  avons  été  tentés  de  nous  rap-^ 
procher  de  quelque  puissance  du  continent,  d'avoir  commerce  avec 
elle,  il  a  trouvé  moyen  de  nous  en  témoigner  son  déplaisir,  et  il  a  su 
exploiter  habilement  les  circonstances  et  nos  propres  fautes  pour  nous 
remettre  à  notre  place. 

Nous  avons  connu  un  homme  fort  riche  et  fort  puissant,  qui  avait 
beaucoup  d'amis;  on  en  a  toujours  beaucoup  quand  on  est  puissant  et 
riche.  Il  leur  faisait  le  meilleur  accueil,  il  écoutait  leurs  plaintes,  il 
s'occupait  de  redresser  leurs  griefs,  de  leur  procurer  des  plaisirs.  Mais 
il  interdisait  aux  gens  qu'il  aimait  d'entrer  en  liaison  les  uns  avec  les 
autres,  et  son  ombrageuse  jalousie  fomentait  entre  eux  des  mésintelli- 
gences. Il  entendait  que  chacun  de  ses  amis  lui  appartînt  tout  entier. 
Il  y  a  quelque  chose  de  cela  dans  les  procédés  de  M.  de  Bismarck  ;  sa 
bienveillance  nous  est  acquise  à  la  condition  que  nous  ne  nous  lierons 
avec  personne.  Dans  l'intérêt  de  sa  sûreté,  il  nous  condamne  à  l'éter- 
nel isolement,  et  s'il  fait  des  vœux  pour  la  conservation  de  la  répu- 
blique française,  c'est  qu'il  estime  que  le  régime  républicain  est  le 
plus  propre  à  nous  empêcher  de  contracter  des  alliances.  Sur  bien  des 
points,  il  a  étonné  le  monde  par  les  variations  de  sa  pensée  ;  mais  en 
matière  de  politique  étrangère,  il  a  peu  varié,  ses  principes  sont  des 
axiomes.  «  La  situation  de  la  France,  lit-on  dans  une  de  ses  dépêches 
datée  de  1872,  est  certainement  de  telle  nature  qu'il  est  difficile  et 
peut-être  impossible,  même  pour  le  diplomate  le  plus  habile,  de  por- 
ter un  jugement  éclairé  sur  l'état  de  ce  pays.  Cette  difficulté,  ajoutait-il, 
est  encore  augmentée  par  le  caractère  impressionnable  et  irritable  dA 
la  nation,  défaut  dont  les  hommes  d'état  français  les  plus  habitués 
aux  affaires  se  ressentent  plus  que  les  hommes  d'état  allemands  ou 
anglais.  »  Nonobstant,  il  s'était  fait  son  idée  dès  ce  temps-là,  et  par 
son  ordre  M.  de  Balan  éorivait  au  comte  Amim  :  «  Une  France  consti- 
tuée monarchiquement  nous  offrirait  des  dangers  plus  grands  que  cent 
que  Votre  Excellence  voit  dans  l'influence  contagieuse  des  institutions 
républicaines.  Ce  serait  dépasser  la  mesure  que  d'avancer  que  nous 
ne  saum>nà  accepter  en  France  une  autre  forme  de  gouvernement  que 


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209  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  forme  républicaine.  Mais,  d'autre  part,  si  nous  prenions  parti  pour 
un  autre  gouvernement,  quel  qu'il  fût,  nous  attirerions  sur  nous  les 
animosités  dont  il  serait  rob|tt.  Nous  rendrions  ainsi  la  France  capable 
de  contracter  des  alliances,  ce  qui  n'est  pas  aujourd'hui  le  cas.  »  Ce 
qu'écrivait  M.  de  Badan  le  23  novembre  1872  est  tout  à  fait  conforme 
aux  récentes  déclarations  de  la  gazette  officieuse  de  Berlin,  et  si  nous 
étions  moins  oublieux;  nous  nous  épargnerions  d'inutiles  et  désagréa- 
bles surprises.  ; 

Nous  savons  exactement  quels  souhaits  M,  de  Bismarck  forme  à  notre 
égard,  nous  avons  plus  de  peine  à  démêler,  à  pénétrer  les  sentimens 
que  nous  a  voués  l'Italie.  Assurément  le  langage  de  la  plupart  des  jour- 
naux de  la  péninsule  n'a  rien  de  flatteur  pour  nous;  mais  peat-étre 
aurions-nous  tort  de  prendre  trop  au  sérieux  leurs  incartades.  Nous 
n'avons  manqué  aucune  occasion  de  rappeler  à  nos  voisins  du  Mid 
tout  ce  qu'ils  nous  devaient,  et  notre  insistance  leur  a  paru  indiscrète  ; 
heureusement  ils  n'oublient  guère  ce  qu'ils  se  doiveiit  à  eux-mêmes,  et 
ils  ne  trouveraient  aucun  profit  à  se  brouiller  avec  nous.  <iNous  sommes 
la  plus  jeune  des  nations,  nous  disait  un  Italien  distingué,  mais  nous 
sommes  le  plus  vieux  des  peuples.  L'expérience  des  siècles  a  laissé  un 
dép6t  au  fond  de  notre  conscience,  et  il  en  résulte  que  cette  conscience 
ne  ressemble  pas  aux  autres  ;  elle  est  moins  prompte  à  s'émouvoir  ert 
aussi  à  se  scandaliser.  »  Mais  si  la  conscience  de  l'Italien  se  scandalise 
difficilement,  il  a  l'esprit  trop  ouvert,  une  intelligence  trop  vive  de 
ses  intérêts  pour  souhaiter  sincèrement  notre  perte.  C'est  quelquefois 
une  garantie  que  l'égoîsme  intelligent. 

L'Italie  est  une  des  nations  les  plus  intéressées  au  maintien  de  Péqui- 
libre  européen.  Tune  de  celles  dont  la  sûreté  serait  le  plus  compro^ 
mise  par  une  diminution  trop  sensible  de  Finfluence  et  de  l'action  4e 
la  France.  Le  jour  où,  d'accroissement  en  accroissement,  l'empire  dont 
Berlin  est  la  capitale  s'étendrait  jusqu'à  Trieste,  le  roi  d'Iuliene  se  se»* 
tirait  pas  chez  lui  à  Venise,  et  le  jour  où  nous  ne  serions  plus  en  état 
de  nous  faire  respecter,  l'admirable  pays  qui  vient  decélébrer  le  cente* 
naire  de  Raphaël  risquerait  de  tomber  de  nouveau  dans  un  dur  vasse- 
lage.  Les  Italiens  qui,  tout  en  bous  disant  des  injures,  affirment  que 
nous  sommes  nécessaires  à  Péquilibre  de  l'Europe,  sont  certainement 
de  bonne  foi.  Quant  à  la  forme  de  notre  gouvernement,  ib  ont  à  ced 
égard  une  opinion  moins  nette,  moins  arrêtée  que  M.  de  Bismarck.  II0 
jugent  la  république  moins  incffensive  qu'il  ne  le  dit,  ils  redoutent 
davantage  la  contagion  àjà  mauvais  exemple.  D'autre  part,  ils  redoutent 
aussi  les  hasards  des  restaurations.  Ils  savent  que  la  dynaitia  qui  t 
leurs  préférences  est  celle  qui  a  le  moins  de  diances  de  nous  agcéer, 
et  ils  sont  persuadés  que  si  le  comte  de  Cfaambord  mentait  tur  le  trône, 
son  premier  soin  serait  de  marcher  sur  Bome  pour  y  rétablir  le  peu*- 


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Là  tHÏPLE  AtLIiÛÏCB.  2t)7 

vomtenporelt  Ceêt  pfé\^v  les  mcSBetirâ  de  bUh  Tolfl.  'DMif  ^ttVettlé^ 
ment  qui  mettraîtfrépôe  dô  Jè'tî'rancô  au  serviée  d^autre»  ltttft*èfti'qtie 
Iftfi  totéorôts  fmttçafB  proiioûdemil  lui^lfietne  sa  dScHëaticel  Mais  ledi  Ita^ 
UdDB  diftïeftt'que  ûotre casestl'iiïii^sié' dti  letir,  qtré  iioti^  Éùtùtàétà  h 
phUi  vteMto  «9»  otttliofis^^t  le  plti»  jëtitië  dé»  pëttples,  et  qù'iV'eât  ^u 
<to  Mie»  dont  MM  ne' â^y^Ms  capables. 

Dan*  le  tow*,  la  seu!è  Inqm'étlidé'Sérîetise  qti'Hs  aient  èprbtrvée;a  été 
tacwtfnte  qftt'il  ne  ê\j]^rât  tin  i[*at)pwchefteetrt durable  entrée  PAIlemagne 
et  no«3i  Ccnnme  1^  gens  irop  oandM^,  les  g^ils  trop  fih^t  sont  étifets 
JrValyMer.  Les  Italien^  se  soiit  iaiâgiiié  pitrs  d'one  fois,  depuis  là  con- 
férence dei  BerKûv  que  nous  avions' conclu' un  aecord  èecret  avec  M.  de 
Bï«Ban**que:dôBorttiëisîfse^terailîtitt  devoifd^alter  atwievaiitdiôtôuâiios 
désirs^  qu'il  nM^prodiguetufCte^marques  dé  âoti  bofn  Totil6fr:ll8«aVéfi!xt 
qM  SOU'  habitude  est  d'obliger  ses  amiâ  tti  leur  offrant  le  Wefn  ties 
aMres;  iIs>OQt  erainf  que,  poui*  notis  ikire  dubliet  nos  malheurs,  il  ne 
iiciift^pmcur&t  des^oompefisattôtis  %  llem^  dépens.  Aussi  ont^ls  tràvafllê 
actiten^nt  à^  n«tis  supplafltet  à^im  ses  bennes  grâces.  Ils  ont  pensé  qwe 
la  place  ét^itf  bonne  et  iîâ  ont  voiilii  hoû^  la  piiendre,  ûtfu^  dépouiller 
d'un  bien  afuquel'nouB  n'rivfonte  ^*rde  de  prttehdire. 

M.  Mdncini  a*  déclaré,  dan^  son  discbuts  au  sénat  ftaRen',  qu'if  n^était 
ioimé  d'^iAsun  seotim^l  liiestilér  à  notre  égard.  Nous  l'en  croyons  sans 
peine"?  ruoramë  énrinent  qui  a'été  choisi  poutreprésenterl'ItaTiè  à  Paris 
aotd  est  un  garant  qu'on  désire  avWt  dé'  bons  rapports^  nvec  nous.  Nous 
eWfùM^dLtiim  qu^n  accédant  à  la  triplé  alliance,  M.  Mandni  s*ést  proposé 
surtout  de  pmuver  et  à  ^Europe  'é*  au  ^am^-pSré  qtitf  ritéHéd'étaît  pas 
iseléei,  qu*i¥y  àyakilueiqu'Un  deitié^elkr.  Dû  même  coup,  il  a  vôuAi 
procurer  au  cabinet  dbnt  il  hH  partie  un  prestige  qui  flattât  Taniour^ 
propre) nationadr»  et;  sans  eont^editi,  gi^àee  à  la  triplé  alliance,  M.  Man-<- 
djiif  est  déeormaie^  plue  sûr  de  s«  sftilatito,  mieux  af mé  pour  défendre 
BOU'  portefeuille  contre  tôue  ceux  qui  désirent  Pen  soulager.  Pendant 
longtem^  }â.  de  Bièrm^dà  a  ténu  la  dràgêé  haute  au  cabinet  Depretis 
^repoussé  dédafgnewement  ses  avance^.  Nàfgaérë  encore  il  lid  adres- 
sai! d9B«rttai  deeévèies  avèrtissemens^Il  lui  remontrait  que  le  Hbé^ 
iiiHsme  coiràvit  f  ar  uâe  peme fatale^  au^  radicaUsm^,  que  lès  ministères 
deigani^M  mènent  à  lai  république,  et  iFtiVentend  pà»'  qu^il  y  aW  eïi 
Burop#  d'aiire»  république  ((«re  fa  nôtre.  Si  *es  tcwix  eussent  été  eîtàu- 
oé»^ ce fiirifllstdre de gaucbe^eût M% pléiôe ttun  mlnistë^ de* droite. Mais 
iIn*a'paséê«sol8  eritettemew,  n'»e'rÔ9%ne«€fe  qti'itné  peut  ctan^^. 
It  S'éiiér  fott  «aéeunte»t  de  vob^  W;  GIa(fttMe'fel>énit<  titii^  affai^s,  i( 
^•sc  MOMniDoAéée M.  GladsténeJt^BM  aussi  par  sfaccomiifioder  de 
Mil.  DepretifietMwidtti^  Noas^craignoos»  seuletttéfut  qué^  sTétant'fait 
loBgtMips  pdev,  »  ne  leur  fosse' «theiev  les  avantages^  qifil  Hedr  prd^ 
t^par  bisaucQvp  d«dém|>lai!eancee>eique  l'éKeèsdelëdrs^empï'esse- 


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208  REVUB  DES  DEUX   MONDES. 

mens  ne  mette  leur  fierté  à  sa  merci.  En  tout  cas,  si  leur  politique  a 
éié  habile,  nous  ne  dirons  pas,  comme  l'un  de  leurs  partisans,  que  c'est 
là  «  de  la  belle  politique,  »  à  moins  qu'il  ne  faille  en  juger  comme  le 
philosophe  qui  trouvait  fort  belle  une  poésie  médiocre  parce  que  Fau- 
teur avait  atteint  son  but.  Le  lendemain,  ce  philosophe  prit  une  méde- 
cine qui  lui  fit  du  bien  et  la  rigueur  de  sa  logique  l'obligea  de  déclarer 
que,  puisqu'elle  avait  atteint  son  but,  c'était  une  belle  médedne^ 

On  a  discouru  sur  la  triple  alliance  dans  la  plupart  des  capitales  de 
l'Europe,  à  Berlin,  à  Rome,  à  Vienne,  à  Pesth.  Partout  on  a  dit  à  peu 
prés  les  mêmes  choses;  mais  le  langage,  le  ton,  la  voix,  le  geste,  les 
airs  de  tête,  tout  différait.  A  Berlin,  on  a  paru  se  pr(^)0ser  de  nous 
faire  rentrer  en  nous-mêmes,  de  nous  donner  une  de  ces  mortifica- 
tions salutaires  qui  servent  à  l'amendement  du  pécheur  et  lui  inspi* 
rent  d'utiles  réflexions;  peut-être  aussi  désirait-on  nous  faire  com- 
prendre que  notre  nouveau  ministère  n'est  pas  vu  d'un  œil  favorable 
par  le  prince-chancelier,  que  nous  n'avons  pas  tenu  assez  compte  de 
ses  préférences  et  de  ses  goûts.  A  Rome,  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères n'a  eu  garde  de  nous  morigéner.  Il  a  laissé  à  M.  le  comte  Cadorna, 
qui  jadis  trouva  un  refuge  chez  nous,  le  soin  de  nous  dire  notre  fait, 
de  nous  signifier  que  nous  sommes  d'incorrigibles  brouillons,  que  les 
peuples  sagesv  paisibles,  désintéressés  et  vertueux  n'auront  de  repos 
que  le  jour  où  le  coq  gaulois  ne  chantera  plus.  Mais  si  M.  Mancini  s'est 
abstenu  de  toute  parole  malsonnante  qui  aurait  pu  nous  blesser,  il  n'a 
pas  cherché  à  dissimuler  l'épanouissement  de  sa  joie;  son  attitude 
n'était  point  modeste,  il  avait  l'air  d'un  messager  de  bonnes  nouvelles 
qui  s'écrie:  a  Qu'ils  sont  beaux  sur  la  montagne  les  pieds  de  celui  qui 
apporte  la  paix  !»  II  y  avait  dans  son  éloquence  un  accent  d'allégresse 
triomphante,  c'était  un  discours  de  mardi  gras,  bien  propre  à  humilier 
notre  face  de  carême,  à  nous  faire  sentir  la  médiocrité  de  notre  situa- 
tion, et  que  TEurope  célébrait  une  fête  dont  nous  payions  les  violons. 
M.  Tisza  a  tenu  à  la  chambre  des  députés  de  Pesth  un  langage  bien 
différent.  Il  a  paru  désireux  de  nous  rassurer,  de  dégonfler  les  ballons 
italiens,  de  mettre  la  sourdine  à  des  prétentions  trop  bruyantes  qui 
lui  causaient  de  l'humeur  :  «  N'allez  pas  prendre  la  mouche  ni  vous 
mettre  martel  en  tête,  a-t-il  semblé  nous  dire.  Méprisez  les  vains 
caquets,  il  faut  en  rabattre;  on  s'exalte,  on  s'agite  beaucoup  pour  peu 
de  chose.  En  ce  qui  nous  concerne,  soyez  convaincus  que  nous  n'au- 
rions garde  de  nous  associer  à  des  manœuvres  dont  la  France  aurait  à 
souffrir,  que  nous  lui  voulons  beaucoup  de  bien,  que  nous  tenons  à 
entretenir  avec  elle  les  plus  amicales  relations.  »  Quelques  jours  plus 
tard,  les  journaux  officieux  de  Vienne  déclaraient  qu'il  n'y  avait  rien 
de  vrai  dans  certains  bruits  qui  avaient  couru,  que  les  trois  puissances 
ne  s'étaient  point  liées  par  un  pacte  écrit,  qu'il  ne  s'agissait  ni  d'une 


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LA  TRIPLE  ALLIANCE.  209 

alliance  offensive,  ni  d'une  entente  dirigée  contre  nous,  ni  même  d'une 
garantie  réciproque  des  territoires  des  contractans. 

Nous  croyons  sans  peine  à  la  sincérité  des  déclarations  de  M.  Tisza. 
La  monarchie  austro^hongroise  serait  bien  mal  inspirée  si  elle  tra- 
vaillait à  notre  diminution.  Qu'a-t-elle  à  craindre  de  nous  ?  Quel  démêlé 
pourrions-nous  avoir  ensemble?  Quel  intérêt  pourrait  nous  diviser? 
Pour  se  meittre  à  l'abri  des  assauts  du  panslavisme,  elle  a  conclu  avec 
l'empire  allemand  un  mariage  de  convenance  et  de  raison.  Ces  maria- 
ges ont  leur  prix,  mais  ils  ont  peu  de  douceurs,  ils  sont  sans  illusions 
comme  sans  poésie,  ils  ignorent  les  joies  de  l'amour.  £n  s'alliant  à 
M.  de  Bismarck,  l'Autriche  s'est  affranchie  des  soucis  que  lui  causait 
l'humeur  inquiète  de  son  voisin  de  l'Est;  mais  M.  de  Bismarck  se  fait 
payer  les  services  qu'il  rend.  Quelqu'un  prétendait  que  sa  pensée 
secrète  est  de  faire  de  l'Autriche  une  puissance  orientale  et  de  la 
Russie  une  puissance  asiatique.  L'Autriche  a  dans  l'Occident  des  inté- 
rêts qu'elle  ne  saurait  sacrifier  sans  compromettre  son  existence,  et  il 
est  à  présumer  qu'en  acceptant  les  conseils  qui  lui  viennent  de  Berlin, 
elle  se  réserve  le  bénéfice  d'inventaire.  H.  de  Bismarck  sera  plus  sûr 
de  la  tenir  depuis  que  l'entente  à  deux  s'est  transformée  en  une  triple 
alliance.  En  revanche,  l'Autriche  y  a  trouvé  l'avantage  de  n'avoir  plus 
à  craindre  les  complots  des  irrédentistes  italiens.  Le  cabinet  de  Rome 
s'est  engagé  à  oublier  le  Trentin  et  Trieste,  il  s*est  converti  à  la  politi- 
que conservatrice.  Le  voilà  devenu  Tun  des  gendarmes  de  l'Europe. 
Le  premier  devoir  d'un  gendarme  est  de  ne  pas  laisser  ses  mains  s'éga- 
rer dans  les  poches  de  son  prochain. 

Ce  qui  vient  de  se  passer  ne  doit  nous  causer  ni  effarement,  ni 
dépit,  ni  mauvaise  humeur.  Le  dépit  est  un  détestable  conseiller,  la 
mauvaise  humeur  ne  remédie  à  rien,  et  notre  effarement  serait  peu 
justifié.  La  triple  alliance,  qui  s'est  formée  entre  des  puissances  qui 
ont  elles-mêmes  beaucoup  de  précautions  à  prendre  les  unes  avec  les 
autres,  ne  nous  menace  d*aucun  danger  immédiat,  et  on  sait  ce  que 
valent  des  combinaisons  annoncées  à  grand  bruit,  ce  qu'a  duré  l'union 
des  trois  empereurs,  comment  elle  a  fini  et  combien  il  est  vrai  de  dire 
que  «  les  amitiés  de  la  terre  s'en  vont  avec  les  années  et  les  intérêts.  » 
Toutefois  nous  aurions  tort  de  regarder  d'un  œil  trop  tranquille  la 
situation  qui  nous  est  faite,  d'QU  prendre  trop  facilement  notre  parti. 
Tout  le  monde  se  défend  de  vouloir  nous  offenser  ;  on  ne  laisse  pas  de 
nous  mettre  à  l'interdit,  de  nous  retrancher  de  la  société  des  gens  de 
bien,  on  nous  condamne  à  faire  notre  pot  à  part.  Cela  rappelle  l'his- 
toire de  cet  homme  qui  avait  reçu  sur  sa  joue  un  coup  de  la  main  d'un 
jésuite.  On  agita  pendant  des  mois  la  question  de  savoir  s*il  Pavait 
reçu  de  l'avant-main  ou  de  l'arrière-main,  et  si  un  coup  du  revers  de 
la  main  sur  la  joue  doit  être  appelé  soufflet  ou  non.  Pascal  décida  que 

«o»  LTU.  —  1883.  14 


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210  BETCB  DES  DEUX  MOVDIS. 

<Mtdi an: «Mil»  nm flooflbt probables  U en tiéupvobM^MMi qfwl» 
façon  dont  on  nous  tiaîle;  ne  reasemUaf  gnère  à  iia  boo  proeédét  M 
mayieaieiiflement  cela  tombe  sur  on  manuciit  ob  noas  somoMM  en 
ftioid  avecikes  Ai^^ais,  nos  aenlsj  aaus,  laaqocis  pfottent  de  foirivcoA^ 
rtWMTft  imwr  QDiiB  adresser  de  préssMie»  admoMBtatloaSi  poai^  tidts 
dire:  ii  VoiiS(Toyes9.oe  qoi  ^màs  anrire,  vont -êtes  en  lÊfamws'OÈéflm^ 
ùèBf  aux  aDiKiadveraims^  tmu  le.  noode  s^anadiie,  se  «»MBe  contre 
votts^Beyez  ùTèfi  jagêe;  BQfcs  drô8pniden%  reMnoeziM-iMOÉider  dt  ft^s 
pompesi^  à  la  chjîr  et  à^  ses  désirs.  Vitezien  asodies,  -eni  aMchérètes^t 
laiesea.  àd'iaitres  lesi  ^ands^  projets,  hs  eairepfises>Mii«aiiiee;  tftdMX 
d^ottfaUer  rÉgypte, .  Jtodegascar;  te'Goigi),  le'TétlkiQ;  teoes-'voos  tmn^ 
<|ttilles,  realestûhtf  vôus^  perles  trèsi  bas  «i  wMPuqa^  HMS'ftMions 
d'uft  bout  de  Funiviars  à  Tavlre  toeSce^qoi  ndes  plaît.  »  ÏÏ  est  dur  de 
Kecavoir  dce  lagons  de  asedération  et  de  tempérance  d'excéllenB  afists 
quijjonA  sur  iâir  bombe  et  ne  se  refusent  rien  ;  It  est  dur  d'fitrainis 
au  régime  par  les  plos  ^ros  iimigaam  de  TuDive^s. 

Neua  ne  pourons  doatar  de  notre  isotsmiMii:,  «t<nous  anrlons  tort  de 
nous  y  réfflgser.  Il  est  beaa  de  sfèarier  f  èrement  i  a  Noas  noas  sitffi* 
rons  à  nous^-mômesl  u  C'est  un  mot  de  béro«4e  mélodrame;  <^aPeBt  pas 
an  mol  de  pelitique^  et  nons  sommes  'certains  cptë  noire  ministre  des 
aliifes  étrasgàres  ea  ioge  ainsi*  Maés  ee  qui  impona^earteut,  cfest  de 
raooAnattreetda.nousbien  perauaderqoe  si  nous  ayons  à  now  plainte 
des  a<arâSviioiiS(ai¥Oiia  amâàaoùsiplaiQdreâenons,  <Ittô  noas  sommes 
pour  quelqiAe ehose dansaotre  isolementiy  q«e iMms y  ayons contribné 
par  nos  fautes,  par  notre  inconsistance,  par  notre ma»^  de  condtdte. 
Quoi  qu?en  dise  M.  de  Bîsmarckv  on  peut  croire  que  ce  û^eÉi  pas  la 
{arme  de  nos  institutions»  maïs  Pusage  que  neus  en  avons  fait  qui  a 
niù  à  notre  <râdit  en  £arepe,. etquHme  rôpnbliqafe  sâfge^,  circonspeciev 
amée»  bisfrgonvemAey  j^  ménagerait  sans  ti^<1^6ffm  ded  relations 
utiles* 

Ge  D'est  pas 'à  k.eépnUique  de  lV9Se«  de  i79S  que  noue  deyotm 
demander  des  leçons  detcondoite*  Qrftoe  à  la  terreur  q«Pinspfyai«  son 
QOii,  -elle  poavaii  umi  ae  permettre.  Comme  l^a  remarcfoê  M.  Masaon, 
tel  deeetdiplbmatoei  m  trourait  bien^mik^tKarr^gance  afandace  et 
l!audace  à  figneranoe*  A  peine  installé  dams  soti  ambassade,  Berna-* 
datter  le  prît  de  haut  avec  tout  le  monde.  Il  aVait  ^ujoufs  la  nlain  stir 
Uigarde  de  soaépéa;  leaans-gtne  desesprèteiltiéWB,seS  âflinrescà^a- 
lÂèras  révoltaient  la  oour ida  Vienne,  eaais  que  pef fi^nne  osât  seplaindl^. 
Uanetaiduc€barkBvà  qni  il  av«ft  demandé^ime  a«<Heeee,  liri^trépoiidra 
qu'(d)Ugé« d'accompagner  Fianpereur  à  la  chesee.'iné  pliait  cteréfmettjre 
m  visita  au  Jour  suivaM*.  Le  tendemaiii,Beri]MèMe1ui  ënvoy^  dfrepar 
Ton  4e  aesioffidera  «  qu^il  ne  poovalt  avoir  raVaiMg^  êé  ïe\(Af.  n  II 
exigeai  ^na  IL  de  Tbmgat supprimât dwS'  les^diAanatha  aotifehMmtm 


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lA  TRIPLE  AHIANCE.  îll 

article  où  la  fille  de  Gapet  et  les  Bourbons  émigrés  étaient  désignés 
sous  les  noms  qu'ils  portaient  autrefois,  et  quand  M.  de  Thugut  lui 
représentait  les  obligations  de  cœur  de  son  souverain  ou  les  ménage- 
mens  qu'on  devait  avoir  pour  l'empereur  de  Russie  qui  s'était  déclaré 
le  défenseur  de  Louis  XVIII,  il  lui  répliquait  [insolemment  :  «  Qu'im- 
porte la  fureur  délirante  de  ce  tyran  du  Nord?  La  république  française 
brave  et  dédaigne  ses  menaces.  Bieitbt  ce  tigre  à  figure  humaine  sera 
attaqué  lui-même  au  cœur  de  ses  états.  »  M.Masson  a  raison  de  le  dire, 
«  le  particulier  et  l'étrange,  c'est  que  cette  politique  à  coups  de  sabre 
lui  réussissait  fort  bien.  » 

Voilà  des  procédés  qui  ne  sont  plus  à  notre  usage,  et  une  diplomatie 
savante  et  correcte  nous  est  bien  nécessaire  pour  nous  remettre  sur  un 
bon  pied  en  Europe.  Mais  que  peut  l'habileté  de  nos  diplomates  quand 
le  gouvernement  qu'ils  représentent  est  sujet  à  de  perpétuelles 
éclipses?  Il  était  là  tout  à  l'heure,  on  le  cherche,  on  ne  le  voit  plus* 
Puissent  les  mortifications  qu'on  nous  fait  ressentir  servir  de  leçon  à 
nos  députés  I  Puissent-ils  se  rendre  compte  de  tout  le  dommage  qu'ils 
nous  ont  causé  par  leurs  perpétuelles  préoccupations  électorales,  par 
leurs  goûts  dépensiers  qui  ont  compromis  notre  fortune,  par  leurs  dis- 
cussions passionnées  sur  des  affaires  de  bibus,  par  leurs  défaillances 
dans  la^question  d'Egypte,  et  surtout  par  leur  indiscipline,  qui  nous 
condamne  là^  n'avoir  que  des  ministères  d'un  jourl  Un  Italien  disait 
récemment  à  l'un  des  correspondans  d'un  jowrnai  anglais  :  u  L'Italie 
n'est  pas  'intéressée  à  l'agrandiasemeot  ^des  puissance  centrales  de 
l'Europe  ni  à  Thamiliation  de  la  France*  Elle  a  été  contrainte  par  les 
circonstances  ^de  rechercher  la  faveur  de  l'Allemagne.  Elle  préférait 
l'amitié  d'un  peuple'*avec  lequel  elle  a  tant  d'affinité,  mais  aucun  mi- 
nistère français  n'a  po  durer  depvis  1S76.  »  Peu  importe  que  cet  Ita-- 
lien  fût  absolument  sincère;  le  malheur  est  qu'il  disait  vrai,  et  que 
no«8  n'avons  rieo  à  lui  répondre.  Qui  pourrait  compter  sur  nous  quand 
nous2 ne  pouvons  pas^compter  sur  le| lendemain?  Un  gouvemement 
républicain  a  plus  besoin  qn'un^autve  de  se  faire  prendre  au  sérieux 
et  d'inspirer  la  ^confiance.!  Il  peut]  se  passer^de^ gloire,  il  ne  peut  se 
passer  d'estime.LAvec  la  considération,  tout  nous  reviendra,  le  crédit, 
les  amitiés  et  le^jreste,  et,  sans  cesser  d'être  pacifiques,  il  nous  sera 
permis  d'are  aussi  fiers  que  etnxmspects.  «  Évite  soigneusement  lee 
querelles,  disait^  Polonius  à  son  fils  Laêrte;  si  elles  viennent  te  cher-* 
cher,  prouve  à  ton  adversaire  que  ta  es  on  homme  dont  il  faut  se 
garder.  » 

G.  VlLBERT. 


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REVUE  DRAMATIQUE 


Gymnase  :  le  Père  de  Martial^  pièce  en  4  actes,  de  M.  Albert  Delpit. 


Je  voudrais  que  le  critique*  avant  de  commencer  Fexamen  d'une 
pièce,  indiquât  au  moins  par  un  signe,  par  un  astérisque  ou  par  une 
petite  croix,  à  quel  ordre  appartient  l'ouvrage  :  s'il  faut  le  ranger 
parmi  les  confections  de  théâtre  ou  parmi  les  œuvres  d'art.  Je  voudrais 
qu'un  autre  signe,  placé  auprès  du  premier,  avertit  si  le  succès  dé 
l^ouvrage  intéresse  l'avenir  des  lettres;  s'il  convient  de  saluer  l'au- 
teur à  la  place  qu'il  occupe  et  de  le  quitter  là,  ou  de  le  pousser 
encore  et  de  le  diriger  dans  sa  voie.  Cela  fait,  l'éloge  et  le  bl&me  déve- 
lopperaient leurs  phrases,  maïs  dans  le  ton  marqué;  l'un  et  r autre 
Itfisserafent  Touvrage  dans  son  ordre  et  l'auteur  dans  sa  dasse.  Aucun 
éloge  ne  pourrait  faire  qu'un  drame  passât  de  l'ordre  inférieur  dans 
l'autre;  aucun  blâme,  qu'il  déchût  de  celui-ci  dans  celui-là.  Aucun 
éloge  n'exalterait  plus  qu'il  ne  sied  l'orgueil  d'un  talent  déjà  noué; 
aucun  blâme  ne  rabattrait  l'espérance  d'un  talent  qui  doit  grandir.  A 
ces  conditions,  même  dans  ce  désarroi  où  nous  sommes,  parmi  tant 
de  théâtres  et  tant  de  pièces,  dont  les  succès  divers  prouvent  si  peu 
de  chose,  voire  de  l'aveu  des  auteurs  les  plus  applaudis;  devant  ce 
public  si  distrait,  si  affairé,  si  mal  organisé  pour  juger  des  productions 
de  l'esprit,  la  critique,  même  dispersée  entre  tant  de  journaux,  même 
pressée  au  point  qu'elle  doit  se  réduire  presque  à  la  besogne  du  compte- 
rendu,  pourrait  garder  encore,  avec  quelque  chance  d'être  utile  aux 
belles-lettres,  quelque  chance  d'être  écoutée. 


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B£TUE  DRAMATIQUE.  21S 

Est-il  besoin  de  dire  que  ce  procédé  serait  plus  honnête?  C'est  peut- 
être  assez  d'assurer  qu'il  serait  profitable  à  tout  le  monde.  On  nous 
accorderait  plus  de  crédit;  on  serait  moins  souvent  mystifié  par  nous, 
et  je  ne  vois  pas  que  personne,  parmi  les  auteurs,  pût  se  récrier 
là-contre.  On  saurait  que  VAs  de  trhfle^  pour  amusant  que  soit  ce  mélo- 
drame, n'est  pas  un  chef-d'œuvre  ;  on  se  tiendrait  content  de  s'y  divertir 
sans  y  chercher  des  beautés  dignes  du  théâtre  classique  :  M.  Pierre  De- 
courcelle  voudrait-il  qu'on  exigeât  de  lui  davantage?  On  saurait  que  fbr- 
mo$ay  si  précieuse  que  soit  cette  ébauche  de  tragédie  romantique,  n'est 
rien  de  plus  que  cela, c'est-à-dire  une  œuvre  morte;  on  admirerait  cette 
jument  de  Roland  sans  lui  demander  de  vivre  :  M.  Vacquerie  aurait^il 
le  courage  de  s'en  plaindre?  On  irait  voir  les  Bourgeois  de  LiUe  comme 
un  drame  patriotique,  mieux  écrit  que  les  vieilles  pièces  du  Cirque, 
moins  fortement  conçu  que  V Horace  de  Corneille  :  M.  Dartois  y  per- 
drait-il? On  ne  penserait  pas  que  M.  Belot  eût  écrit  le  Pavé  de  Paris 
pour  satisfaire  à  sa  muse;  on  ne  s'attendrait  pas  d'y  trouver  les  mar- 
ques d'un  talent  qui  doit  renouveler  la  scène  :  serait-ce  un  dommage 
pour  M.  Belot?  En  revanche,  quelques  reproches  que  le  juge  le  plus 
sévère  pût  accumuler  contre  le  Père  de  Martial,  représenté  ces  jours-ci 
au  Gymnase,  on  serait  averti  qu'une  bonne  part  de  ce  drame  sort  de 
l'ordinaire,  et  l'on  regarderait  M.  Albert  Delpit  comme  celui  de  nos 
jeunes  auteurs  dont  la  victoire  importe  le  plus  à  nos  plaisirs,  car  c'est 
assurément  le  mieux  doué  pour  le  théâtre.  Si  retentissant  que  soit  le 
succès  de  l'ouvrage,  on  s'efforcerait  d'en  grossir  encore  le  bruit,  et  le 
public,  par  cette  conduite,  ne  ferait  que  servir  équitablement  ses  inté- 
rêts. 

Cest  que  cette  pièce  tirée  d'un  roman,  ou  plutôt  refaite  sur  la  même 
donnée,  contient  un  morceau  rare,  un  morceau  de  résistance,  et  pour 
lequel  j'échangerais  volontiers  vingt  de  ces  comédies  pathétiques  dont' 
nous  sommes  heureux  de  nous  contenter  à  l'ordinaire  :  viandes  creuses, 
accommodées  avec  plus  ou  moins  d'agrément,  et  qui  pèsent  peu  *dans 
la  balance  lorsqu'on  met  dans  l'autre  plateau  la  vraie  substance  d'un 
drame.  C'est  aussi  que  M.  Albert  Delpit,  dans  cet  ouvrage  comme 
dans  le  précédent,  le  FUs  de  Coralie,  se  déclare  proprement  homme  de 
théâtre.  11  peut  remporter  des  succès  de  roman,  nos  lecteurs  le 
savent;  mais  c'est  bien  plutôt  sur  les  planches  qu'il  est  vraiment  chez 
lui  ;  c'est  là  qu'il  abat  toutes  les  révoltes  et  qu'il  ravit  tous  les  suf- 
frages; c'est  là  qu'il  fait,  pour  le  plaisir  des  vaincus,  un  magnifique 
abus  de  sa  f<H*ce.  11  m'entraîne,  malgré  que  j'en  aie,  dans  la  situation 
eltraordinaire  qu'il  a  choisie;  il  m'y  tient,  il  m'y  renferme  avant  que 
j'aie  pu  m'en  échapper  par  une  petite  porte;  il  veut  que  j'en  sorte  par 
la  brèche,  et  l'explosion  que  fait  cette  brèche  est  si  belle  que  je  suis 
transporté  d'admiration.  Elle  ne  me  cause  pas  seulement  de  la  sur- 


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2ià  REVUE  Des  DtMX  MONDES. 

prise;  elle  me  découvre  des  âmes  héroïques  et  telles  qu'un  poète  tra- 
gique pouvait  seul  les  imagioer;  elle  les  illumine  tout  entières  et  me 
fait  voir  le  reflet  ou  l'ombre  de  Pune  sur  l'autre.  Un  tel  éclat  n'est  pas 
seulement  reflet  d'une  violence  habile,  mais  d'un  véritable  génie  dra- 
matique; cette  énergie,  qui  est  la  vertu  la  plus  évidente  du  talent  de 
M.  Delpit,  est  proprement  celle  de  l'écrivain  de  théâtre. 

£n  effet,  qu'on  me  propose  la  donnée  suivante  :  un  jeune  homme  va 
épouser  une  jeune  ûUe  qu'il  aime  et  dont  il  est  aimé.  Depuis  des 
années,  ils  se  destinent  l'un  à  l'autre;  il  l'aime  de  toutes  ses  forces, 
elle  l'aime  de  tout  son  cœur,  11  vit  en  province  très  simplement  avec 
son  père,  un  homme  de  bien;  avec  sa  mère,  une  sainte.  Soudain 
le  père  de  la  fiancée ,  un  banquier  fort-  honnête ,  est  ruiné ,  me- 
nacé de  faire  faillite  et  même  banqueroute.  Un  rival  se  présente,  un 
homme  de  cinquante  ans,  riche  de  vingt  millions,  amoureux  de  la 
jeune  fille,  éconduit  naguère,  qui  revient  et  propose  de  sauver  le  père 
en  épousant  la  fille.  Il  se  trouve  que  cet  homme  est  le  père  du  fiancé: 
la  mère,  cette  sainte  femme,  a  commis  une  faute  jadis  pendant  une 
absence  de  son  mari;  elle  sait  que  son  fils  est  le  fruit  de  cette  faute, 
et  voici  qu'elle  reconnaît  son  amant  dans  le  rival  de  son  fils.  Cette 
donnée,  pour  commencer,  me  parait  un  peu  extraordinaire,  et  l'ex- 
traordinaire m'est  toujours  suspect.  Cependant  je  puis  l'admettre  et 
je  consens  qu'on  me  pousse  dans  le  traquenard  de  cette  situation 
théâtrale;  il  ne  s^agit  plus  que  de  m'en  tirer  -.j'imagine  que  je  puis 
le  faire  à  peu  de  frais.  Si  j'étais  ce  jeune  homme,  laisserais^je  ma 
fiancée  m'échapper  et  se  vendre  en  mariage  à  mon  père  ?  Ou  bien 
tuerais-je  mon  père  en  combat  singulier  et  réduirais-je  mon  beau-père 
au  suicide?  Serais-je  condamné  à  l'une  ou  l'autre  de  ces  extrémités? 
Nullement;  je  dirais  à  mon  beau -père  :  «  J'adore  votre  fille,  elle 
m'aime;  nous  sommes  d'honnêtes  gens  et  nous  vous  tenons  pour 
honnête  homme;  contentez -Vous  de  notre  estime  et  renoncez  pour  un 
temps  au  monde;  faites  faillite  ou  banqueroute  à  Paris  :  cela  vaut  encore 
mieux  que  de  faire  marché  de  votre  fille  et  de  faire  notre  malheur  à 
tous  ;  venez  vivre  avec  nous  :  cela  vaut  encore  mieux  que  de  vous  tuer, 
et  cela  profitera  plus  à  vos  créanciers  ;  nous  travaillerons  pour  les  payer 
un  jour,  et  nous  travaillerons  bien,  car  nous  serons  heureux.  »  Ce  lan- 
gage serait  raisonnable  et  je  crois  qu'il  persuaderait  d'honnêtes  gens. 

liais  je  puis  l'admettre  encore  :  ce  jeune  homme  sera  moins  sage 
que  je  ne  serais  à  sa  place  ;  il  ne  verra  d'autre  ressource  que  de  provo- 
quer  son  rival,  un  tireur  qui,  s'étant  battu  deux  fois,  a  deux  fois  tu6 
son  adversaire;  la  mère,  épouvantée,  ira  trouver  ce  rival  pour  lui  dire  : 
«  Vous  avex  été  mon  amant,  vous  êtes  le  père  de  mon  fils  ;  fuyei  une 
rencontre  avec  lui.  »  Si  le  rival,  oomme  c'est  un  peu  son  droit,  soup- 
çonne cette  révélation  de  n'être  qu'un  artifice  maternel,  et  si  le  jeune 


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BUYUE  BlUaiAllQn£.      .  215 

homme'  VioMlte^  gravement,  iesr  choses*  eûfia.6eiMmti<^ièUès  Vdnueftrii 
ce  point  qu'xtm  reasontse^soili  iQëirttabte,  cdoettâ'  ffvieiitQrei  devrat* 
tMtei8efterinurarparla*ip0rtid!i](ii  boiBfflie  oiJiduinoiB8rf)airla^dteo- 
faitioQ  d^nne  fanilie?  kt  ime  HiecsvceAtBi  fcNs^  àJarpiacet  dm  rmL.J'ai 
cinqpiaoïtef  ans^  ja^sois  uiMJ^iBr  de  preodène  toce^  jfai  taéidaux/iadveiv 
laires  etLdud.  Un^ieimB  biMBiine  Wiiundte;  saiioére;  toittià  Flmre» 
B£a4li  qu'il  était  mcNi  filB;ije  ne  mien  doi^aipas-^fen  doute,  et  gpciv 
•(NUieii&  s'enidoale  ^voilà  la  ntûation.  Faut^Itque  fei  me  lAtte,  et  ai 
jaaoïe  i>atâ^  fiamt^ii  qpM  jertaôi  Ce  jennei  hoiïuneroii  que  jet  sm  fasse 
tuer  paiiluiî.Faat'râ  laisser  craôre!  à  sai  mèrei  qu'on  cîe  ces  orkiKSieBt 
iaévitable^  Jia  mont  de  sou  .fils  ouia  mienne,  si  bien  <|tte  llbomeur  de 
ce  diois  lui  airaciiera  des:ayeux(  et  quei  désormaà»  son  Ixmbem',  son 
hoonent,  celui éesonnanarii  celui  doutante isa  famille  seca  détruit  par 
ma  fsuteiel;  que  >'«&:  autral  des  remisrâs  qui  ne^sfapaisfoobtiquerdafis  la 
KHub&îGirâce.à  ûieul  je iMti»>metirei!enooreretritou& tirer tousideios 
mauvais  pas  àrmedlleus  marché,      i    .      .      •.  >       t 

(i)3i  ne  ^'queœ  jeace:  homme  lest  mon  âls^co  n^ei^  guère  vrsristm^ 
blableeticela  mo  générait  de  JecroBB;  tcependant^o'^st  possible;  au 
EQoitts.le  cerlaim  estqu/il  est  le  fils  de  sa  OBère»  à  qui  je  dotf  des 
égards*  Faut-il  me  baltrci,  et  si  je  me  bats;,  fautr  IL  acculer,  cette  fèonne 
à  une  centessiQn  tard! vie,  en  ne  luL  laissant  voir  ique  deuK  aUemadves 
abominables?  Point  du- tout!  Ile  pnis  d'abord  ne  pas*  me  baiire' et 
dédaigner  IHneulte  d^iu  enfiout;  ce  serait  île  pltisi  simple  :  j^ai  donné 
de  mon  courage  eâ  de  mon  habitetii  d'asseZ' tarrabl»  pvenves;  Enân, 
poar  mettre  les  choses  ju  pisi  et  si  je  ji^  que  ma  man^uélnde^ 
en  l^pôce^  serait  sospoote^et  presqoe  tndiîicrète^  je  puis  mener  ce 
jeune  homme  sur  le  terrain,  aprôfr  avoir  averti  sa  mère  do  nues  inten<- 
tioos;  je  lui' piquerai  ÏB)  bras  de  mon  épéeiou  pent-^'é^e  l^ép9ule. 
S'il  est  mon  ûis^  que  Dieu  me  pardonnei  je<  lui  aurai  reprié  iq^uitve 
gouttef  Aeice  saog^que  J'aî  mlsdansises  iveines^'maîsije'n'aursiiipas 
brisé  savie^  ni'cettn  de  sa  mère^  ni  ceUe  de  rhonmeiiqui  Pa  éle^ 
comme  son  fils,  ni  la  mienne.  PersonDen*aura  péri  dans  cette  impasse, 
dont  nous  serons  sortis  sans  éclat  et  par  une  petite  porte. 

Ce  n'est  pas  le  compte  de  M.  Albert  Delpit;  car  on  devine,  —  ou  l'on 
sait  déjà,  si  l'on  a  lu  son  xoman,  —  que  teUe  est  la  donnée  de  son 
drame;  et  cette  situation  eootraordînaire,  eu  d'aèotd  il  précipite  ses 
héros,  il  ne  permet  pas  quMls  h^n  évadent  par  Ces  portes  basses  qu'en- 
tr'ouvre  le  bon  sens  ;  il  a  la  fotce  de  les  y  tiiaintenir  jusqu'à  cette  explo- 
sion qui  seule,  de  par  sa  volonté,  doit  les  en  faire  sortir.  Aussi  bien 
serait-ce  naïveté  de  s'en  plaindre  :, toute  la,  tram&  de  l'ouvrage,  au 
moins  jusque-là,  n'est  qu'une  môchoi. préparée*  pour  cette  explosion  ; 
celle-ci,  ménagée  de  la  sorte,  doane4-eHe  im  beau^ectacle  ?  Toute  la 
question  est  là  ; — j'cyitends  va  specùde  d^àttiies,  ét^tel  qu'un  véritable 


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216  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

poète  doit  l'offrir  sur  la  scène  :  or,  je  le  déclare  en  conscience»  rare* 
ment  poète  contemporain  nons  en  proposa  de  plus  beaux. 

Nous  sommes  à  Gambô,  dans  le  jasdin  de  Pierre  Cambry,  le  député 
royaliste,  le  philosophe  chrétien,  le  philanthrope  et  le  patriote,  qu'on 
nomme  familièrement  le  roi  des  Basques.  N'est-ce  pas  lui  qui,  en  iS70, 
a  mené  contre  l'ennemi  les  gars  de  la  montagne  et  de.  la  yallée?  Au 
premier  rang  de  ses  soldats  combattait  son  fils  Martial,  fiancé  d'Espé- 
rance» la  fille  du  banquier  Jordan.  S'il  est  le  roi  de  la  contrée,  sa  femme 
Thérèse  en  est  la  reine.  C'est  de  lui,  d'ailleurs,  que  cette  belle  créature 
tient  ses  vertus  et  volontiers  elle  s'en  fait  gloire  :  étant  la  femme  d'un 
tel  homme,  comment  ne  pas  être  une  femme  ^de  bien?  Les  pauvres 
gens  disent  que  Thérèse  est  un  rayon  de  joie  dans  leur  chaumière  ;  il 
se  peut  qu'elle  soit  ce  rayon,  mais  son  époux  est  le  soleiLEIle  l'admire 
et  l'aime;  il  Taime  comme  au  premier  jour  :  a  Laisse-moi  t'embrasser, 
lui  dit-il,  pendant  qu'on  ne  nous  regarde  pas.  »  Nous  apprenons  à  les 
connaître  par  un  double  entretien  avec  leur  hôte,  Jean  de  Born»  un 
Parisien  venu  dans  le  pays  pour  faire  passer  des  fusils  aux  carlistes. 
«  Vous  arrivez  justement  pour  assister  aux  fiançailles  de  mon  fils,  »  a 
dit  Pierre  Cambry  à  Jean  de  Born  ;  cependant,  avant  de  célébrer  ces 
fiançailles,  il  faut  que  Pierre  éprouve  l'âme  de  Martial;  il  faut  qu'il  lui 
annonce  la  ruine  imprévue  de  M.  Jordan,  sa  faillite  certaine,  sa  ban- 
queroute probable,  son  suicide  possible .  Martial  ne  bronche  pas  : 
«  Espérance  est  ruinée,  son  père  est  failli,  s'ècrie-t-il  ;  soit  I  Je  travail- 
lerai pour  deux,  je  travaillerai  pour  trois.  Et  qu'importent  l'infamie  et  la 
banqueroute?  Tu  m'as  gagné  assez  d'honneur  pour  que  je  puisse  par- 
tager avec  quelqu'un.  »  Pierre  Cambry  remercie  Thérèse  du  noble  fils 
qu'elle  lui  a  donné;  il  ouvre  la  grille  du  jardin  pour  le  cortège  des 
fiançailles.  Devant  les  montagnards  endimanchés,  devant  les  garçons 
et  les  filles  d'honneur  et  les  ménétriers  tout  fleuris,  Pierre  Cambry  se 
tient  debout,  non  loin  de  sa  femme  Thérèse,  entre  Espérance  et  Mar- 
tial, qui,  d'une  voix  tremblante,  récitent  les  {versets  d'usage,  selon  la 
coutume  basque  rédigée  par  M.  Delpit  : 


—  Bhl  qu'as-tu  donc,  ma  gente  amie, 
Pourquoi  rettes-tu  tant  clianterî 

—  Parce  qu'en  ne  te  ditant  miO) 
i*ai  plot  d*aite  pour  t'éeouler. 


—  Eh  I  qu*a8-tu  donc,  ma  gente  amie. 
Pourquoi  rermea-tn  tet  beaux  yeuxt 

—  Parce  qu'étant  bien  endormie, 
Dans  mon  rêve  Je  te  Tola  mieax. 


ioogle 


^^^JP 


BEVUE  DRAMATIQUE.  217 

—  Mon  tréBor,  vous  ètei  jolie. 
Je  TOUS  le  dit  en  yérité  I 
Si  l'amonr  est  une  folie, 
Je  sois  fou  pour  l'éternité  I 


»  Si  poor  tonjonrs  Je  boIb  ta  belle, 
Pour  toujours  Je  me  donne  à  toi... 
Allons  ensemble  à  la  chapelle. 
Et  gentiment  épouse-moi  ! 


Pierre  Gambry  joint  les  mains  des  jeunes  gens,  qui  s'agenouillent 
devant  Thérèse  ;  un  violoncelle  derrière  la  charmille  module  un  chant 
religieux  et  tendre,  et  une  paysanne  qui  domine  le  groupe  fait  pleu- 
voir sur  les  fronts  des  fiancés  et  de  la  mère  des  roses  effeuillées,  tandis 
que,  dans  un  coin  de  la  scène,  un  personnage  épisodique,  Gilbert  Harispe, 
échange  avec  Jean  de  Born  ces  paroles  :  a  Devine  qui  je  viens  de 
rencontrer  dans  Cambô  :  le  duc  de  Hautmont  I  —  Jacques,  ici?  Pour 
quelque  femme, sans  doute...  »  Et  le  spectateur  se  souvient  qu'au  nom 
de  cet  homme,  déjà  prononcé  par  Jean,  Thérèse  a  tressailli. 

Tout  ce  premier  acte  est  franc,  clair,  agréable  ;  on  y  voit  le  drame 
s'esquisser  à  grands  traits  et  les  personnages  se  mettre  en  place  avec 
aisance  ;  on  y  respire  un  air  de  vertu,  mais  de  vertu  qui  n'écœure  pas. 
Enfin,  par  une  heureuse  économie  de  l'ouvrage,  l'apparence  tout  à 
fait  riante  de  ce  tableau  nous  prépare  à  sentir  plus  vivement  l'horreur 
de  ce  qui  va  suivre. 

Au  deuxième  acte,  nous  sommes  chez  M.  Jordan,  le  père  d'Espé- 
rance, dans  la  villa  qu'on  aperçoit  du  jardin  de  Pierre  Cambry.  M.  Jor- 
dan arrive  de  Paris  pour  embrasser  une  dernière  fois  sa  fille,  décidé 
à  mourir.  En  effet,  il  n'a  qu'une  chance  de  salut  et  qu'il  repousse  avec 
fermeté  :  ne  serait-ce  pas  un  vilain  trait  d'égoîsme  que  de  rompre  le 
mariage  d'Espérance  avec  Martial  pour  la  donner  au  duc  de  Hautmont, 
un  gentilhomme  de  cinquante  ans,  un  viveur  dont  les  prodigalités 
n'ont  pu  épuiser  la  fortune  et  qui  s'offre  à  payer  les  dettes  du  père 
s'il  épouse  la  fille?  Ce  tentateur  est  venu  relancer  le  banquier  jusqu'ici  ; 
M.  Jordan  veut  reconduire  sans  môme  consulter  sa  fille.  Mais,  dans  un 
entretien  suprême,  Espérance  devine  la  résolution  de  son  père  et  qu'elle 
peut  encore  le  sauver  ;  elle  devine  à  quel  prix,  et  le  conjure  d'accepter 
son  sacrifice.  Que  M.  Jordan  rappelle  le  duc  de  Hautmont;  Espérance 
elle-même  signifie  à  Martial  qu'il  doit  renoncer  à  sa  main.  Mais  Mar- 
tial ne  se  résigne  pas  ainsi  :  <c  Tu  n'avais  plus  le  droit  de  disposer  de 
toi,  s'écrie-til,  car  tu  m'appartenais;  j'ai  un  rival,  je  le  trouverai,  je 
le  tuerai  I  »  Il  s'enfuit,  éperdu  de  douleur  et  de  rage.  Sa  mère  sur- 
vient: «  Où  va  Martial?  —  Chercher  son  rival  pour  le  provoquer  et  le 


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2d8  REVUE  PE&JDEUK  MONDES. 

tuer  I  —  Son  rival  ?  —  Le  dôC  ie^  Eeratiiiœit,  .^i~paie  les  dettes  dé- 
mon père  et  que  j'épouse.  —  Le  dttcl  *— Le^vetei.; —  Laisse-nous;  je 
vais  le  recevoir,  et  je  vous  sauverai,  v.      ;  ^    ^'     \ 

Le  duc  paraît  et  se  trouve  en  face  ie  T^ér^se  :  «  Vous!  —  Moil 
Que  me  voulez-vous?  —.Je  yeyx  que  vous  cessiez  d'être  le  rival  de 
mon  fils,  du  vôtre...  —  MartUl^  mon'fijs.t  -^^iii,Tivotre  filsl  Et  mon 
châtiment,  c'est  que  je  doive  vqu^  le  xiKjÇf^aiymird'Jîiui  et  que  vous  ne 
me  croyiez  pas...  »  En  effet,  le  .duftjHQ:  peiUi s'empêcher  de  réfléchir 
que  vingt-quatre  ans  ont  passé  avant  qu'on  lui  révélât  cette  paternité 
douteuse,  et  qu'à  l'heure  où  la  mère  la  lui  déclare,  elle  a  grand  inté- 
Té^&iiEQifa.iL  y  i proMu.  }f t  packs  JbDève$i)répiH{iKfi(4ch«il0k9  d«ii^9^^cet 
assaoït ide  sou^âniaiv^Qttisodevîiiaiir  KbislCHmi  dm  ces»  oQiqw^tosramiMum. 
Thénèsaiet  .1& ésaat\,  îadiâ^js'étaienti.prtttnifi  I/jud*  â ifautoe  et  a'i^Vjiimt 
puoB^pouÉeo^i.oB  a^tijdfiooé  Jbèrès^  è  .Pi6EBe>,  0tile  d«Cul*9l^t 
jc6p«Qiifer&^iàL4)fiia0)imadéôi,  ipettàaat  .^  éa)fiK)at<m{iri>  &I^ 

jEfétMt  ijet^e  dpnaises  ft)raa^uo  jour^japrèsdqifidqiiftSiseBi^nefliâdM- 
tÉràs,è]lec  sléftaitL  sentie  nnière^  elle!  a'étaili  enfuie^;  ju  GoomieQt  (ato69« 
sféariateidiic^  naimeridûbQSr^TBfus^.pas  jpourqim  lyousparAieaEt?;— tiHifel. si 
je  vous  ravàifik  Hift;  féfxmdtdlevjeLnft^fflaâajavâkifpartim.niSoB^imêbi 
eal^revenuif  elle  n/a  paaeaie.cûuragaidTairGaeiisa  tMiie;.eltei  auilarssé 
KerKeCiBubi-y  recevow  pcnprîisQBfils^  él6¥er^iai0i«ariûQiBmQtl6  finît  4e 
sa  jcbaifjetl'hàritierde  sdaàme.kfils  idbe  laoqpœ  -à^  Hautsioal^iiBeik- 
da]itmQglH>quQtre'aBsdleca  dâvoeè  .«w  leptDtir:;  et  oMibtM  amerj 
Combien  de^fbia  ifar^t-QllB  pas  faiUi  le  ccaehec  oa  ^nraa  l Car  p%sxàA^ltm 
longues  années,  elle  s'est  prise  à  aimer  son  mari;  à  PaimfiE d^ia  amoar 
eraifitlf,  iutmbie,  .aondent»  fanatiqi»;  dhia  amour  (fu'exaspérait  sans 
brait  la  cuisson  da  ramorda.  Et,  ataioleiftaiity  après  ce  loag  supplice, 
appèft  qaa  tant  (ie  fois  elle  a'eat  ioag4kt  buogrie  avecsies  dents  pour  ne 
pafs  acberer  le  baiser  coBimencè  en  coB&saioa  aupplôaiietei,  voici  que  oe 
chàtAflMint  sa  dressa  davaat  elle,  knivaUlé  de  l'amant  ^  da  Tenfant: 
la  pète  eifi  te  fils  vont  s'entratutsy  1  Nnoi,  lac(}aes  da  HautiaoBt  ne  vo»- 
(toa  pas  ce  crime,  il  fuira  ce  sacrilàge  ;  il  Uisseva  Espèranœ  à  Martial, 
et  d'abord  il  éadiera  k  colèire  du  jeûna  homme...  Mais  le  duc  de 
Oautmoat  sacouA  la  l&to  ;:  il  (aie  4e  fâenu.  meiisonge  tout  la  dî»- 
coma  da.  oetia  mère;  il  dédine  laa  olwcgas  de  cetta  paitaimilé 
impartune'i  il  »iae  Espéraunce,  il  sauve  sûq^  pèra»  il  sait  qa'etta 
f  aooepteiy  cela  loi  suffit.  U  ne  croit  paa  que  te  fd^^da  Thèyèeemovifa 
da  son  amcor  l  qs^-H.  mort  autioetoiai  luiratéme  de  son.  smoiur  poar 
ThArèsai?  Martial  est  mi^^ofsoit,  fui  se  coDadeira;:  luiast  imiAornnia» 
qui  vaat  maintoBÙr  aasr  dlH>il&  Ahamme  elna  pas.  s^enièasraeair  d'ua 
prâtaidu  «iefoir  de  pèns;:  aGasdaa  valra  enfaat;;maii,  je  gaffde  ma 
fiaBcéa.  n 

Une  idle  scène  est  pénibla  et  pèESfflu  sur  toot  le  drame.  Difficile*^ 


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REVUE   DRAMATIQUE.  219 

ment  nous  pardonnerons  à  M"*  Cambry  une  faute  dont  nous  ne  voyons 
pas  d'assez  près  Tefxcuse  et,  même  à  vingt-quatre  ans  de  distance,  le 
manège  de  cette  femme  entre  l'amant  et  le  mari  nous  apparaît  comme 
assez  malpropre  ;  d'autre  part,  l'homme  qui  refuse  de  croire  sa  maî- 
tresse lorsqu'elle  lui  crie  qu'il  l'a  rendue  mère  est  toujours  dans  une 
posture  déplaisante.  Mais  ce  qu'il  faut  reconnaître,  c'est  que  la  situa- 
tiofi  est  abordée  avec  une  crânerie  qui  déconcerte  les  résistances  (tu 
public;  aussi  bien,  c'est  la  façon  ordinaire  de  l'auteur  et  sa  manière 
d'attaquer  l'obstacle  :  il  me  rappelle  en  ces  occasions  l'ingénieur  dont 
il  est  parlé  dans  mie  comédie  de  M.  Âugier,  qui,  se  trouvant  sur  la 
machine  d'un  express  et  voyant  une  charrette  de  moellons  arrêtée  sur 
la  voie,  lâche  toute  la  vapeur  et  lanoe  le  train  à  travers  la  charrette 
comme  un  boulet  de  canon.  M.  Delpit  va  de  même.  Les  chicaneurs 
l'attendait  au  tournamt  d'une  situation  :  il  l'aborde  de  front,  il  l'en- 
lève, il  est  passé  afvant  qu'on  ait  jeté  un  cri.  D'ailleurs  il  faut  décla- 
rer que  cette  crânerie  ne  sert  pas  à  nous  duper;  ce  n'est  pas  celte 
d'^un  escamoteur,  mais  bien  d'un  moraliste;  cette  bravoure  est  mise 
au  service  de  la  vérité,  voire  d*une  vérité  qui  n'est  pas  banale  :  ce 
duc  de  Hautmont,  déclinant  cette  paternité  qu'on  lui  révèle  après 
vingt-quatre  ans  et  refusant  de  renoncer  pour  elle  à  son  amour,  fart  à 
peu  près  ce  que  tout  homme  de  chair  et  d'os  ferait  en  pareille  occa- 
sion, mais  ce  que  peu  de  héros  de  théâtre,  hormis  Pourceaugnac, 
auraient  le  courage  de  faire;  et,^ce  faisant,  il  s'expose  à  la  défaveur  du 
public. 

Cependant  le  duc  a  promis  à  Thérèse  de  fah-e  tout  ce  que  lui  permet- 
trait l^henfneur  pour  éviter  Martial  ;  même,  à  la  prière  de  Jean  de  Bcm, 
il  s'apprête  à  qukter  Cambô.  Mais  Martial,  par  un  hasard,  devine  le 
nom  de  bob  rrrâl;  il  le  rencontre  dans  un  lieu  public,  dans  le  salon 
du  casino,  tai  cherche  querelle,  (e  provoque  et  lui  jette  son  gant  au 
visage.  C'en  est  trop,  le  dac  se  battra, 'les  quatre  témeims  sont  dési- 
gnés ;  la  furewr  des  deux  adversaires  fait  prévoir  que  la  rencontre  sera 
BK)rteHe.  Voilà  donc  les  héros  du  drame,  et  je  ne  parie  pas  seulement 
de  oeux  qxà  vont  mettre  f  épèe  à  la  main,  mais  de  tous  ceux  dont  les 
sentiiBeDs  sent  en  lutte  devant  lions,  enfénnés  d»ns  le  diamp  dos  oà 
l^afuteur  les  a  vouli  «aûEtenir.  Us  silence  religieux  se  fait  dans  i'audi* 
toire,  quand  Thérèse  se  vetniuve  «eule  avec  «on  fils,  dam  eHe  a  surpris 
quelques  paroles  échangées  avec  des  témoins;  on  ^tend  cm  bd  édat  : 
je  veut  jure  que  Tatilente  ne  eera  pas  trompée. 

M  Jeue  vew  pas  ^e  tu  te  barttesl  »  crie  Thérèse  à  Iffaittial.  H  sPage- 
nottitte  devant  elle  et  lui  'demande  pardon  :  il  favt  qu^il  se  balle,  il  a 
provoqué  le  duc,  il  Ta  frappé.  «  le  ne  ne  veux  pas  que  im  te  batttesl  » 
Ce  refrain,  tantôt  jeté  d^e  voix  iiDpérieuse,  tantôt  murmuré  entre 
iee  dents,  itevîent  scander  le  difilogve  de  Qa  inère  et  du  âte*;  tout  ce 


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220  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

dialogue  est  mené  de  main  de  maître,  et  par  le  chemin  de  ces  ques- 
tions et  de  ces  réponses  comme  par  une  spirale  qui  va  se  rétrécissant 
toujours,  le  malheureux  jeune  homme,  entraînant  sa  mère,  se  rap- 
proche toujours  plus  de  Thorrible  vérité.  «  Des  excuses!..  —  Je  ne 
parle  pas  d'excuses;  mais  tu  peux  partir.  —  Fuir  devant  le  duc  parce 
qu'il  a  tué  deux  hommes  en  duel!  Je  ne  reconnais  pas  la  vaillante 
mère  qui  m'a  élevé...  »  Et  Martial  lui  rappelle  le  courage  qu'elle  a  mon- 
tré, lors  de  la  guerre,  lorsqu'elle  Ta  envoyé  à  l'ennemi;  et  Pan  dernier 
encore,  lorsqu'elle  l'a  choisi  pour  champion  contre  un  insolent  qui  lui 
avait  mal  parlé.  Et  de  prétexte  en  prétexte,  la  pauvre  femme  recule 
jusqu'aux  plus  faibles  :  «  Je  ne  veux  pas  que  tu  te  battes  1  Tu  es  déses- 
péré maintenant,  tu  te  défendrais  mal.  —  Au  contraire,  va!  Je  me 
défendrai  bien  !  Je  hais  cet  homme  et  je  le  tuerai.  »  Parricide  à  pré- 
senti Le  fils  sera  parricide  s'il  n'est  tué.  De  quelque  part  qu'elle  se 
tourne,  Thérèse  ne  voit  que  malheur  et  crime;  elle  perd  tout  espoir, 
elle  est  près  de  perdre  la  raison,  lorsque  Pierre,  son  mari,  paraît. 
Aussitôt  elle  court  vers  lui  comme  vers  le  chef,  le  maître,  le  patron  de 
la  barque  en  péril,  le  sauveur  dans  toutes  les  tempêtes  :  «  Martial  va 
se  battre.  —  Je  le  sais.  —  Arrête-le.  —  J'y  vais  tâcher.  —  J'ai  souf- 
fleté le  duc, interrompt  Martial;  il  faut  que  je  lui  rende  raison.  —  Il  le 
faut,  en  effet.  —  Tu  l'approuves?.,  reprend  la  mère.  —  Que  veux-tu, 
ma  pauvre  Thérèse?  Nous  n'y  pouvons  rien  :  c'est  dans  ces  idées-là 
que  nous  Tavons  élevé.  » 

Le  mot  n'est-il  pas  beau?  Pierre  Cambry  le  laisse  tomber  avec  une 
simplicité  touchante;  puis  il  revient  vers  Martial,  et,  lui  serrant  forte- 
ment la  main  :  «  Défends-toi  bien,  au  moins,  »  et,  d'une  voix  atten- 
drie :  «  S'il  t'arrivait  malheur,  tu  sais  que  j'en  mourrais.  »  Ainsi,  sans 
le  savoir,  Pierre  Cambry  remet  à  ce  fils  qu'il  aime  et  dont  la  naissance 
l'outrage  le  soin  de  venger  son  honneur  :  sur  qui  et  devant  qui?  Sur 
l'homme  à  qui  ce  fils  doit  la  vie  et  devant  cette  mère  qui  sait  tout* 
Rarement  on  mit  sur  la  scène  un  jeu  plus  tragique  de  destin. 

Mais  les  témoins  appellent  Martial.  Thérèse  demeure  en  face  de 
Pierre.  «  Ne  crains  rien,  lui  dit-il.  Regarde  toute  ta  vie  passée;  tu  n'y 
trouveras  que  des  raisons  d'espérer  dans  la  justice  de  Dieu.  Quand  je 
t'ai  épousée,  j'étais  plus  âgé  que  toi,  je  n'étais  pas  beau;  tu  pouvais 
ne  pas  m'aimer.  Cependant  tu  as  été  le  modèle  des  épouses,  le  mo- 
dèle des  mères  ;  Dieu  ne  te  frappera  pas.  »  Thérèse  reçoit,  le  front 
courbé,  ces  éloges  qu'elle  ne  mérite  pas,  ces  éloges  mélangés  d'ex- 
cuses qui  se  proposent  à  sa  conscience  et  la  fléchissent  vers  l'aveu  ;  sou- 
dain elle  a  comme  la  vision  du  combat  sacrilège  qui  se  livrera  demain  : 
ces  deux  hommes  face  à  face  !  le  père  et  le  fils  1  Elle  se  tourne  vers 
Pierre,  et,  les  yeux  dans  les  yeux,  accrochant  ses  mains  aux  épaules 
de  cet  homme  comme  une  folle  ou  comme  une  noyée  :  «  Pierre,  sauve 


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REVUE   DRAMATIQUE.  221 

mon  filsl  Sauve-le  1  Ce  duel  est  abominable  1  Ce  duel  ne  peut  avoir 
lieul  —  Pourquoi?  »  A  ce  simple  mot,  elle  recule  sulToquée  par  Taveu 
trop  gros  qui  s'arrdte  dans  sa  gorge;  elle  chancelle,  elle  s'agenouille  : 
a  Parce  que  je  suis  une  misérable  1  parce  que  le  duc  est  le  père  de 
Martial  1  »  —  «  Misérable  !  »  en  e£fet  ;  Pierre  bondit  sur  elle  pour  l'étran- 
glef;  elle  invoque  la  mort  comme  une  expiation;  mais  il  dénoue  ses 
mains,  il  se  redresse,  et  puis  retombe  vaincu  de  douleur  sur  un  siège.  Il 
reste  là,  tandis  qu'elle  se  traîne  à  ses  pieds  et  murmure  une  confes- 
sion qu'il  n'entend  pas  ;  les  yeux  fixes,  d'une  voix  sourde  il  interrompt 
seulement  deux  fois  sa  plainte  :  «  Et  je  n'ai  plus  d'épouse  !..  Et  je  n'ai 
plus  de  fils  I  » 

Quelques  personnes,  paraît-il,  bien  qu'émues  par  cette  scène,  ont 
prétendu  que  l'aveu  de  Thérèse  manquait  de  raisons;  j'avoue  que  je 
le  trouve  fort  beau,  justement  par  les  raisons  que  j'en  vois.  Thérèse, 
depuis  vingt-quatre  ans,  a  connu  cet  homme;  elle  Testime,  elle  Tad- 
mire,  elle  l'aime.  Est-elle  si  sûre  de  sa  grandeur  d'âme  qu'elle  compte 
sur  lui,  de  propos  délibéré,  pour  empêcher  un  sacrilège  qui,  juste- 
ment, vengerait  son  outrage?  Est-ce  d'instinct  seulement  et  par  habi- 
tude de  recourir  à  lui  dans  le  danger  qu'elle  l'appelle  comme  un  sau- 
veur, sans  réfléchir  qu'elle  peut  s'en  faire  un  justicier?  Invoque-t-elle 
son  désintéressement  ou  bien  oublie-t-elle  qu'il  est  intéressé  dans  le 
débat?  L'un  et  l'autre  se  peut  soutenir;  l'un  et  l'autre  sans  doute  est 
vrai  presque  à  la  même  seconde  :  dans  ces  crises  d'âme,  des  mobiles 
diffèrens  s'enlacent  pour  aboutir  au  même  acte.  Le  certain,  ici,  c'est 
que  l'acte  est  sublime  :  pour  sauver  son  fils,  après  vingt  ans  d'impu- 
nité, —  achetée  par  quels  efforts  I  —  cette  femme  se  dévoue  à  la  jus- 
tice, c'est-à-dire  à  la  colère,  à  la  haine,  au  mépris  de  l'homme  qu'elle 
adore  maintenant;  elle  désole  cet  homme,  elle  rompt  la  sécurité  de  son 
honneur  et  le  bonheur  de  sa  vie,  —  et  en  même  temps  elle  lui  donne 
le  plus  grand  témoignage  de  confiance,  partant  de  respect  et  d'amour, 
qu'une  femme  puisse  donner  à  un  homme  1  Ce  mouvement  est  l'un  des 
plus  beaux  que  je  connaisse  au  théâtre,  et  l'un  des  plus  raisonnables. 

Cependant  Pierre  Cambry,  à  entendre  la  fin  de  ces  aveux,  sort  de 
son  accablement  et  reprend  sa  fureur.  Cet  homme  de  cinquante  ans, 
encore  amoureux  de  sa  femme  et  jaloux,  n'est  pas  un  ange,  mais  un 
homme:  a  Tais-toi  1  tais-toi  I  crie-t-il. Quel  besoin  as-tu  de  me  jeter  tes 
souillures  à  la  face  1  »  Il  marche  sur  Thérèse  la  main  levée  ;  la  porte 
s'ouvre  :  c'est  Martial.  Pierre  se  retourne  :  interrompu  dans  sa  justice, 
hagard,  farouche,  il  balaie  l'intrus  du  geste,  il  veut  chasser  l'étranger, 
le  témoin  vivant  de  son  déshonneur:  «  Va-t'en  I  répète-t-il  d'une  voix 
rauque  ;  va-t'en  I  »  Pierre  Cambry,  je  le  répète,  p'est  pas  un  ange  ni 
surtout  un  ange  de  théâtre;  il  sait  que  Martial  n'est  pas  son  fils;  il 
ne  peut  en  ce  moment  que  le  haïr,  il  le  repousse  de  sa  présence 


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222  REVUE  DES   DEUX  HOlfDES. 

comme  de  son  corar.  »  Cependafit  Msatial  s'éDonne,  et  doucement  : 
«  Tu  es  Caché  con^e  moil  De  quoi  sms-je  oonpeble?  d  Et  ce  jnete 
rentre  en  lui-même  :  «  Geupabhe,  toi?  nianiure«t-il.«.  N«i  ;  en  effet» 
tu  n*es  coupable  de  rien.  —  'Droiives4«  q«ê  faie  tort  de  me  battre?  » 
Pierre  eaisît  ce  prétexte  et  «^erse  de  oe  o6té  sa  colère  qui  gronde 
eneore;  en  même  temps,  M  se  rappelle  ta  Ucbe  que  la  révélsition 
de  Thérèse  lui  impose  :  «  Oui,  repreod-it  année  force,  oui,  tu  as  tort. 
Oui,  ta  n^  qu'un  enfafnt,  un  mauvais  enfant  qm  ne  sa»  pas  soulrir 
et  dompter  ta  douleur!  »  Martial  aussitôt:  «  3  tu  juges  que  j'ai  ton» 
toi  que  f  aime  depuis  vingt  ans  comme  la  justice  même,  c'est  «que  y^i 
tort.  Si  tu  veux  que  je  fasse  des  excuses,  toi,  que  j'estime  comme 
Phonnenr  fait  homme,  eh  bien  I  j'en  ferai.  »  A  œ  eoap,  Pierre  Gam- 
bry  tse  sent  frémir;  mï  revireffient  se  fait  dans  son  âme.  Sans  se  Ta* 
vouer  peut-être,  U  est  touché  de  cette  tendresse  et  de  ce  respect  qui 
^^tadient  à  lui  et  dont  Martial  hif  denM  une  si  forte  fvevve;  devant 
le  sacrifice  de  ce  feune  bemne  et  cet  exemfifle  de  volonté,  «me  énndiH 
tion  le  saisit,  digne  des  plus  purs  héros  de  la  tragédie  classique  :  «  Cet 
enfant  s'est  dompté,  dit-il,  et  je  ne  me  d^Hnpieraîspasl..  Martial,  va 
eml^rasser  ta  mère!  »  Et  eomme  i)  se  dirige  vers  la  portie  :  «  Et  toi,  dit 
Martial  simplement,  tu  ne  l'embrasses^paB  1  n  11  ne  faut  pas  que  l'en- 
fent  devine  la  vérité,  ni  que  la  mère  rougisse  devant  kii.  Pierre  Gambry 
revient  vers  Thérèse,  il  se  penche  sur  son  front,  mais  sans  le  baiser,  et 
mmrmure  ces  paroles  :  «  Tues  coupable,  mais  ton  fils  est  innocent... — 
Où  vas-to?  —  Te  le  rendre  ï  i»  Flatterai-je  l'Mteur  en  disant  que  cette 
fin  d'acte  est  sublime?  En  vérité,  je  ne  serai  que  juste.  La  franchise 
avec  laquelle  f  ai  fait  mes  réserves  sur  tout  ce  qui  précède  cette  eiqplo- 
sion  est  une  garantie  de  ma  bonne  foi. 

Ce  qui  suit,  on  le  devine,  au  moins  oe  qui  suit  isimédiatemmt, 
Kerre  accourt  ehes  le  duc  t  «  Ce  n'est  pas  avec  Maertial  qu^a  faut  vous 
battre,  c'est  avec  moi.  —  Avec  vous  î  Pourquoi?  —  Parce  que  vous  ayez 
été  l'amant  de  ma  femme;  parce  que  vous  êtes  le  père  de  son  filsl  s 
C'était  donc  vrai  t  Le  duc  n'avait  pas  cru  la  mère;  il  croit  le  mari  :  ne 
bdlait-il  pas  que  Taffreux  secret  fût  dix  fois  vrai  pour  que  Thérèse  Teût 
révélé  à  Pierre?  Le  ducpremet  à  Gambrj'que Martial  et  lui-même  auront 
satisfefction,  Devaat  les  témokis  assemÛés,  il  déclare  qu'H  renonce  à 
la  main  d'Espérance,  il  se  reconnait  des  torts,  il  fait  des  excuses  à  Mar- 
tial ;  a  Des  excuses,  oui,  monsieur*;  et  fe  vous  souhaite  de  vivre  mieux 
que  je  rfai  vécu,  afin  quevous  n'ajez  pas  à  vous  bumHier,  quand  vous 
aurez  cinquante  ans,  comme  mei,  devant  un  jeune  homme  de  vingt  aais, 
comme  vous.  »  Ce  n'^st  pas  tout;  un  [duel  avec  M.  Cambry  compromeft- 
trait  Thérèse,  et  le  duc  ne  s'y  défondrait  pas  ;  d'ailleurs  ce  gentilhomme 
pass&onné  vient  de  juger  sa  vie,  qtfîl  voit  mauvaise,  et  de  briser  lui- 
même  son  cœur;  i!  prend  une  résolution  eiti^me,  qu'il  annonce  tout 


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bttiTêarr&:iliB)aiigagfijdafiSiiràrBiée'Cafflifite^  aitpveBttercoaihfli^tfl 

la  pièce  pcnfraÂifiiirikriieaiicMpidfhai^ 
rtttsisjqiiB  ie  duo»  pensant  .asteM»  qie^.cfriiBalbeumQx  pea^seiiniM 
Idni  tBq>laiiDdi  etiàe  i(Fo«iMl^ieiU«teéa.à  ia;  iptace  .de:  fA^iCSaoÉvif 
pao  ca(leail■oaoe^4'ilB  eaieide.  Leimariagende  Martial:  letid^péranoi 
eal  laamtrô  ;  «Lfieottaroirei  quefiiecre  elTèérôse  déioranontitearBecxat 
elipe  biâmôiile  irientipéchéiaMn^iCMune  sUl  a'aiàait  jamaiSiétii  iSeti 
Qft^tëMûmaQti  bdufieuxk  Mmb  Je  coarage  )de  Psoitair,  apcàs  lant  4e 
prou^ttl^  B*tal  pa6  eaoere  Iliai  iliedlisie'ayfie  le  d&tkpM  (ifqnhflubon 
éioêCamuÊi  evt  cehii  qai  flaet  âa  à  nna  l«ltei  d'ialérêls^  decacactôtaB 
etiite  paieioDspar  vdi  iMiyen  îsaDide  oesipasaiQDs,  de^oeajcanf^àreB 
oaiidditm<iiiféfôt0ij(i}b  f)  li  Ingetqoe  le.caraotèceite  Martial  netâe  prâ»- 
lerMt  pas  à  oelte  fi»  preeiiM  lieat ense,  «fiill  en  exige  «m  »atiè  :  Mat^ 
tial  ne  peut  se  contenter  de  ces  défaites  dont  ii  pm&iie»:  de  eea  ezcnsaa 
«uipecte».  etite  cet)  iraoouiaaeMiaiii  de  son  rival*  iVaiUeiita»  il  saffit 
qu.'tne^aatve  fi&ipréaoftte  «n  danger  pdor  411e  M*  Delpit  s'y  riaqw.  H 
ramànQfdono  i»  jeiine  ibonun^eisMz  iaiduc;  îl  fiait  qu'il  y  ranconireisa 
mère  et  qu'ity  dewu»  kit^èctià.  Martial  prend  XlaérèaB^  dana^ea  bras, 
iltelMÎie  au  front;  peua^en  6ml  qu'ilM)di«naade  pandcii  de  tmdaîr^ 
Yoyattoe.  ilif^Kfnratouî^nBai^laiauaai  deaa  décwyerleç  maiadAi  moins 
aai4wlettr  sera  digne;  ayante  dàfeoéresonbixtfieor,  il  n'ignorera  rien 
deliô-HiéBae  et  la  pm  àê  aa  conacietnce  ne  sera  pas  acdieiée  par  on 
fletinou  Le  reapect  et  Tamour  qju'il  garde  pour  aa  iiaère  et  pwr  Tbomme 
qui  l'a  ôleT6^  pour  a^a  père  salon  Ye^ût  el  selon  le  cœur,  ne  tai 
aeront  pas  volés.  11  a'iacline  devant  le  duc,  et  il  «ntratae  Thârèsa  : 
((  AJdQAs  là-tbaa,  dit^ii,  oà  no«&a  «irons  quelqu'im  à  consoler,  n 

On  ne  pourra  nier  que  cette  un  s'éloigne  de  la  banalité  ;  on  recon*^ 
naîtra  qu'elle  satisfait  au  caractère  du  béros;  ii  faudrait  une  sensiblerie 
bien  délibérée  pour  la  blâmer  ;  à  qui  môme  la  blâmerait,  le  courage  et 
la  loyauté  de  l'auteur  n'en  paraîtraient  que  plus  estimables.  L'auteur» 
comme  soû  héros,  demeure  jusqu'au  bout  fidèle  à  ses  passions»  et  Ton 
ne  peut  contester  qu'elles  soient  nobles.  Auprès  de  ce  drame,  qui  ne 
trouverait  timides  le  Fils  de  M.  Vacquerie  et  les  Vieux  Garçons  de  M.  Sar- 
dou  ?  Cependant  on  s'étonnait  de  la  hardiesse  de  l'un,  parce  qu'il  fai- 
sait rougir  une  mère  devant  son  fils  ;  on  vantait  la  témérité  de  l'autre 
parce  qu'il  montrait  le  père  naturel  et  le  fils  en  rivalité  d'amour.  Mais 
avec  quelle  prudence,  avec  quelles  précautions  de  théâtre  l'un  et  l'autre 
côtoyaient  ces  situations  ou  s'en  esquivaient  1  Dans  le  drame  de  M.  Vac- 
querie, le  mari  et  l'amant  étaient  morts  quand  le  fils  découvrait  la 

(1)  Lôopold  Ltconr,  le  Théâtre  et  la  Vérité,  introdacUon  an  yolome  Gaulois  et 
Parisiens;  Calmaon  Léij,  éditeur. 


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22&  BEVUE  DES  DEUX  MONDES* 

faute  de  sa  mère;  il  ne  restait  de  Tan  qu'une  fortune  et  de  Tautre 
qu'un  portrait:  point  de  combat ,  en  somme,  faute  de  combattans. 
La  comédie  de  M.  Sardou  mettait  le  fils  naturel  et  son  père  aux  prises, 
mais  tout  juste  pour  qu'ils  pussent  s'embrasser  :  dès  que  ce  vieux  don 
Juan  soupçonnait  ce  petit  Grandisson  d'être  son  fils,  il  se  fondait  en 
amour;  ici,  d'ailleurs,  c'étaient  la  mère  et  le  jpère  légal  qui  avaient  pris 
soin  de  trépasser.  M.  Delpit  trouve  ces  conditions  trop  douces  ;  de  même 
pour  h  FUs  de  CoraUe  avait-il  dédaigné  les  conditions  du  FUs  naturel  : 
Jacques  Vignot  refuse  de  reconnaître  son  père,  le  capitaine  Daniel  serait 
bien  embarrassé  de  connaître  le  sien.  Où  les  autres  ne  se  hasardent  que 
sur  la  pointe  du  pied  et  pour  s'empresser  de  déguerpir,  M.  Delpit  saute 
à  pieds  joints  et  se  carre  ;  où  les  autres  ne  touchent  qu'à  peine,  il  s'éta- 
blit. Mais  son  courage,  nous  l'avons  vu,  n'est  pas  une  effronterie  sté- 
rile :  s'il  se  platt  dans  les  lieux  escarpés,  nous  savons  quelles  beautés 
tragiques  il  y  trouve. 

Assurément,  le  comble  de  l'imprudence  eût  été  de  signer  cette  pièce 
Bergerat  et  de  la  faire  jouera  TOdéon,  voire  même  à  Bruxelles, où  l'au- 
teur du  Nom  vient  de  faire  écouter  jusqu'au  bout  Herminie,  L'auteur  du 
Fils  de  Coralxe  a  profité  de  son  crédit  pour  imposer  au  public  h  Phre 
de  Martial.  Il  a  profité  aussi  de  l'autorité  que  lui  prêtait  l'excellente 
troupe  du  Gymnase  :  M.  Landrol,  qui  représente  Pierre  Gambry  avec  un 
art  consommé  de  comédien  ;  M.  Marais,  qui  se  dépense  généreusement, 
dans  le  rêle  de  Martial  ;  M°^  Pasca,  une  tragédienne  en  robe  de  dame; 
M"*  Lemerder,  une  touchante  ingénue;  MM.  Barbe,  Lagrange,  Bertal, 
Moblet.  Moins  bien  défendu  par  le  nom  de  l'auteur  et  par  le  talent  des 
interprètes,  ce  drame  n'eût  peut-être  pas  dompté  la  fortune  avec  autant 
de  superbe  qu'il  l'a  fait: c'eût  été  dommage  pour  le  public  de  la  cen- 
tième et  pour  l'honneur  des  lettres. 


Louis  Gakderax. 


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".  ,,  —      -i    'CS. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


80  avril. 


Toutes  les  politiques  se  mesurent  et  se  jugent  à  leurs  résultats, 
comme  Farbre  est  jugé  à  ses  fruits  :  c'est  une  vieille  vérité  de  bon 
sens  qui  ne  sera  certes  pas  démentie  par  l'histoire  d'aujourd'hui,  par 
l'état  présent  des  affaires  de  la  France.  Les  mauvaises  politiques  n'ont 
que  de  mauvais  résultats,  c'est  d'une  inexorable  logique. 

Évidemment  il  faudrait  avoir  une  dose  rare  d'aveuglement  de  parti, 
d*optimisme  ou  d'illusion,  pour  ne  pas  voir  de  toutes  parts,  sous  toutes 
les  formes,  les  signes  d'une  situation,  qui  ne  sera  que  transitoire,  il 
faut  en  garder  l'espérance,  qui  n'est  cependant  pour  le  moment  rien 
moins  que  facile  et  rassurante.  De  quelque  côté  qu'on  se  tourne,  en 
effet,  on  sent  que  tout  s'est  aggravé,  que  tout  s'aggrave  assez  rapide- 
ment par  le  progrès  des  influences  malfaisantes,  par  l'altération  crois- 
sante de  toutes  les  idées,  de  toutes  les  conditions  de  gouvernement, 
par  ce  déclin  visible  de  toute  politique  sérieuse,  auquel  correspond  le 
progrès  d'un  indéfinissable  malaise  d'opinion.  —  Ce  n'est  pas  du  rôle 
diplomatique  assuré  à  notre  pays  qu'on  peut  tirer  quelque  orgueil 
aujourd'hui.  Non  vraiment,  il  n'y  a  pas  de  quoi  I  La  France  n'a  pas 
môme  les  avantages  du  recueillement  qu'elle  s'était  ménagé  pendant 
quelques  années  après  ses  désastres,  de  cette  neutralité  toute  paci- 
fique et  indépendante  où  elle  s'était  réfugiée.  Elle  n'a  que  les  incon- 
venions  et  les  ennuis  d'un  isolement  qu'on  lui  fait  sentir,  elle  voit  se 
(former  ces  espèces  de  coalitions  dont  on  exagère  sans  doute  la  portée, 
!qui  ne  sont  pas  moins  pour  elle  une  sorte  de  menace  ou  d'avertisse- 
/ment  et  qui,  dans  tous  les  cas,  veulent  dire  qu'avec  elle  on  n'en  est 
/plus  à  se  gêner.  La  France,  à  l'heure  qu'il  est,  ne  peut  essayer  de  faire 
un  mouvement  sans  rencontrer  des  résistances,  des  défiances  qui  peu- 
vent la  mettre  dans  l'alternative  de  laisser  sans  défense  des  intérêts 
sérieux  ou  de  braver  des  conflits  que  sa  raison  désavouerait,  qui  ne 
I  vru0  -s-  1S88.  15 


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226  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

feraient  que  rendre  plus  sensible  et  plus  pénible  son  isolement. —  Ce 
n'est  pas  non  plus  notre  situation  financière  qui  pourrait  inspirer 
quelque  fierté;  elle  est  devenue  singulièrement  laborieuse.  On  a  si 
bien  fait  que  toutes  les  ressources  de  la  France  sont  engagées,  que  le 
déficit  est  rentré  dans  nos  budgets,  et  qu'on  en  est  pour  le  moment 
réduit  à  des  expédions  qui  ne  sont  eux-mêmes  que  des  palliatifs. — Les 
affaires  du  travail  et  de  Tindustrie  ne  sont  pas  dans  un  meilleur  état. 
Les  grandes  entreprises  sont  paralysées.  Les  luttes  du  capital  et  du 
salaire  sont  partout  latentes;  les  grèves  se  multiplient,  et,  tout  récem- 
ment encore,  il  y  avait  à  Marseille  une  de  ces  suspensions  de  travail 
qui,  si  elles  se  renouvelaient,  seraient  bientôt  une  ruine,  menace- 
raient dans  sa  puissance ,  dans  sa  prospérité  l'opulente  métropole 
méditerranéenne  au  profit  de  ses  rivales.  Gênes  et  Barcelone.  —  Ce 
n'est  point  enfin  l'état  moral  du  pays  qui  peut  sembler  plus  rassurant 
que  tout  le  reste.  La  paix  morale  et  religieuse,  qui  était  à  peu  près 
complètô  il  y  a  quelques  années  eu  dépit  des  lui^tes  naturellea  ^  iné- 
vitables des  partis,  cette  paix  précieuse,  elle  est  maiot^naat  rempla- 
cée par  les  scissions  intestines»  par  la  guerre  plus  ou  m>îM  déguLiAe 
nux  croyances,  par  lo  trouble  porté  dans  le  foyer  ài^  famUie»,  dans  tes 
moindres  ham^ux,  sous  prétexte  d'une  loi  d'»PSf>igOflroi»t  ÎAterprètéd 
et  appliquée  par  les  passions  de  secte. 

De  quelque  côté  qu'on  se  tourae,  ^a  un  mot,  ce  m  sont  qM  dei 
q*ises  ou  des  commencemens  de  cri3e8,  qui  ne  vont  pas,  si  Toa  veut, 
jusqu'à  agiter  matériellement  le  paya,  qui  laissent  oéanmoina  l'inquié* 
tude  cbez  les  uns,  l'irritation  chez  Us  autrea*  le  doute,  la  fatigue  par- 
tout, et  s'il  en  est  ainsi,  en  dépit  de  tous  les  optLoaûsines  iotéresséa,  à 
qui  la  faute?  U  n'y  a  qu'une  cause  évidente,  palpable t  c'est  k  poli* 
tique  qui  a  régné  depuia  quelques  années,  qui  a  cru  poavoir  abuser 
de  tout  aana  se  douter  de  ce  qu'elle  {aJ3aiti  qui  daoa  soa  iiifatuatioa 
a  compromis  les  atCaires  diploiniatiquea  et  moralea  aussi  biea  que  les 
affaires  financi^ea  et  économiques  de  la  France.  La  politique  piép 
tendue  répubUcaioei  la  politique  étroite,  ^e»  et  imprévoyante  de 
parti  a  produit  par  degrés  ses  résultats,  ses  fruits  uatuieU.  Et  voilà* 
en  définitive,  la  vérité  telle  qu'elle  apparaît  une  Ans  de  pUs  à  oe  ao« 
ment,  où  les  chambres  françaises,  à  peine  rentrées  en  session,  ont 
reçu  pour  leur  bienvenue  cette  proposition  de  coAversion  de  la  reaM» 
qui  a  été  livrée  aux  débats  parlementaires»  qui  a'eat  aa  bout  du  ceiapta 
que  la  rançon  de  toutes  les  fautes  commises,  le  signe  expressif  d'une 
situation  fijoancière  devenue  difficile. 

Depuis  que  les  cbambrea  sont  revenues  effectivemeat,  tfest  k  peu 
près  tout  ce  qu'elles  ont  eu  k  faire,  tout  ce  qu'eUea  oot  UiL  Le  goa* 
vernement,  après  bien  des  tergiversation*  ou  des  appareaœs  de  ter- 
giversations, s'est  décidé  à  proposer  de  réduire  ^  5  à  k  1/2  l'intérêt 
d'un  capital  de  7  milliards  qui  représente  la  masia  des  emprants 


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REYUE.    —   CHRONIQUE.  227 

souscrits  il  y  tt  douze  ans  pour  payer  la  rançon  de  guerre  et  libérer  le 
territoire.  Lé  goavernement  a  proposé,  la  chambre  des  députés  et  le 
sénat  ont  discuté,  même  vivement  et  savamment  discuté,  puis  on  a 
voté  la  conversion.  Le  résultat  est  pour  le  trésor  le  bénéfice  annuel 
d'une  somme  qui  peut  s'élever  à  55  ou  34  millions.  Fort  bien  !  Le  fait 
est  maintenant  accompli  sans  qu^I  y  ait  à  y  revenir.  Il  reste  néan- 
moins avec  sa  signification,  avec  le  caractère  qtrtt  reçoit  des  circon- 
stances, et  c*est  précisément  à  l'occasion  de  cette  conversion  de  la 
rente  qu'on  peut  le  mieux  voir  comment  une  mesure  légitime,  ration- 
nelle, peut  par  suite  d'une  mauvaise  politique  perdre  de  son  prix  et 
de  son  efficacité.  Sans  doute  la  légalité  de  la  conversion  n'a  point  été 
sérieusement  mise  en  question  ;  elle  a  pu  être  contestée  autrefois,  elle 
ne  Pest  plus  depuis  longtemps.  Malgré  la  nature  spéciale  de  la  rente, 
Pétat  garde,  comme  tout  débiteur,  le  droit  de  se  libérer  envers  ses 
créanciers  ou  de  leur  ofttit  un  renouvellement  de  contrat  dans  des 
conditions  moins  onéreuses.  De  plus.  C'est  encore  tin  point  hors  de 
toute  contestation,  la  conversion  n*a  rien  d'inattendu  et  d'insolite;  elle 
avait  été  prévue  le  jour  même  où  l'état,  ayant  à  ouvrir  dimmenses 
emprunts,  choisissait  le  5  pour  100  justement  parce  qu'il  lui  laissait 
pour  l'avenir  la  facilité  d'améliorer  par  degrés  les  conditions  d'une 
dette  contractée  sous  le  poids  de  nécessités  inexorables.  Les  souscrip- 
teurs des  emprunts,  les  porteurs  de  la  rente  le  savaient,  ils  avaient 
été  prévenus*,  ils  ne  pouvaient  avoir  de  doute  que  sur  le  moment.  La 
conversion  n'est  donc  par  elle-même  ni  une  violation  de  légalité  ni 
une  surprise,  c'est  entendu;  mais  11  est  bien  clair  qu'une  opération 
semblable,  pour  garder  son  autorité  et  son  efficacité,  ne  peut  s'accom- 
plir que  dans  des  circonstances  favorables  et  à  des  conditions  qui  lui 
laissent  le  caractère  d'un  allégement  des  charges  publiques.  Elle  a  sa 
raison  d'être  quand  l'équilibre  est  dans  les  finances,  quand  les  aiîaires 
industrielles  et  commerciales  sont  en  plein  essor,  quand  l'état  peut 
profiter  de  Tabondance  de  ses  ressources,  de  l'élévation  de  son  crédit 
pour  diminuer  sa  dette.  Elle  peut  se  légitimer  encore  par  l'emploi' 
prévoyant»  fructueux  de  la  somme  qu'on  obtient  ainsi,  et  c^est  ce 
qu^avaient  prévu  tous  ceux  qui  affectaient  d'avance  les  bénéfices  de  la 
conversion  à  l'agriculture.  C'est  la  pensée  que  M.  Léon  9ay  exprimait 
it  y  a  quelques  semaines  à  Lyon  en  disant  :  u  Le  jour  où  l'importante 
Opération  de  la  conversion  pourra  se  réaliser,  il  ne  faudrait  pas  s'en 
servir  comme  d'un  expédient  pour  équilibrer  le  budget  ou  le  gaspiller 
dans  des  crédits  supplémentaires,  il  faudra  tenir  la  parole  que  nous 
avons  donnée  à  l'agriculture.  »  C'est  ce  que  le  ministre  des  finances 
du  cabinet  du  14  novembre,  M.  Allain-Targé,  disait,  il  y  a  quelques 
mois  ;  «  Le  dégrèvement  agricole,  c'est  la  conversion  I  » 

Voilà  qui  est  clair!  Lorsque  la  conversion,  au  Heu  de  se  produire 
dans  un  certain  état  de  prospérité  ou  d'aisance  financière,  comme  cela 


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228  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aarait  pu  arriver,  il  y  a  quelques  années,  ne  se  réalise  que  dans  une 
situation  embarrassée,  comme  cela  arrive  aujourd'hui;  lorsqu'elle  est 
détournée  de  sa  destination  ou  ne  sert  plus  à  une  atténuation  des 
charges  publiques,  la  mesure  change  d'aspect.  Ce  n'est  plus  rien  ;  ce 
n'est  plus,  comme  M.  Bocher  le  disait  l'autre  jour  avec  sa  vive  et  ner- 
veuse éloquence  au  sénat,  qu'un  médiocre  expédient  budgétaire,  a  la 
ressource  d'un  gouvernement  nécessiteux  qui  s'est  laissé  acculer  suc- 
sessivement  au  déficit  et  qui  recourt,  pour  en  sortir,  aux  petits  moyens, 
n'osant  pas  employer  les  grands.  »  Encore  si  ces  «  petits  moyens  »  suf- 
fisaient à  demi,  s'ils  pouvaient  refaire  un  certain  équilibre  1  Mais  ces 
33  ou  Sk  millions  ne  sont  aujourd'hui  qu'une  ressource  presque  imper- 
ceptible; ils  ne  représentent  qu'une  bien  faible  partie  des  besoins  du 
budget,  et  c'est  ici  précisément  que  cette  conversion  récemment  accom- 
plie se  rattache  à  toute  une  situation  financière  assez  grave  pour  ne 
pouvoir  être  ni  relevée  ni  même  allégée  par  un  assez  vain  palliatif, 
par  ce  qui  n'est  plus  qu'un  expédient  de  circonstance. 

On  ne  peut  plus,  en  effet,  avoir  aucune  illusion  après  les  derniers 
débats  des  chambres.  La  vérité  est  qu'en  quelques  années  la  situation 
financière  de  la  France  a  singulièrement  changé,  qu'elle  est  devenue 
assez  sérieuse,  assez  critique  pour  fixer  toutes  les  préoccupations,  —  et 
ces  quelques  années  représentent  justement  le  règne  de  la  politique 
préteodue  républicaine.  On  épiloguera  tant  qu'on  voudra,  les  faits  sont 
là,  cruellement  évidens,  palpables,  avec  leur  moralité  qui  éclate  dans 
le  contraste  entre  deux  momens  de  notre  histoire.  Lorsqu'il  y  a  cinq 
ou  six  ans,  le  parti  républicain  arrivait  définitivement  au  pouvoir, 
qu'il  n'a  plus  cessé  d'occuper  sans  partage,  il  trouvait  un  état  finan- 
cier qu'on  pouvait  certes  appeler  florissant  après  les  épreuves  que  la 
France  venait  de  traverser,  dont  elle  avait  porté  le  poids  sans  fléchir. 
Depuis  1871,  on  avait  pu  suffire  à  tout,  aux  charges  des  emprunts  de 
guerre,  à  un  commencement  de  réorganisation  de  Tarmée,  à  la  recon- 
struction du  matériel  militaire,  à  la  fortification  de  la  frontière  et  de 
Paris,  à  la  liquidation  de  la  dette  contractée  avec  la  Banque  de  France. 
Le  budget,  si  lourd  qu'il  fût,  éuit  assez  fortement  constitué  pour  res- 
ter en  équilibre,  et  même  plus  qu'eu  équilibre.  Déjà  les  plus-values 
d'impôts  dépassaient  toutes  les  prévisions,  —  de  sorte  qu'on  restait 
avec  des  excédons  dont  on  pouvait  disposer,  soit  pour  des  dégrève- 
mens  gradués,  soit  pour  des  travaux  prudemment  conduits.  C'était 
bien  là  aussi  un  résultat,  —  le  résultat  d'une  politique  suivie  depuis 
1871  avec  autant  d'abnégation  que  de  patriotisme,  acceptée  en  défini- 
tive par  le  pays,  qui  retrouvait  ses  forces  après  ses  désastres.  Ce  n'était 
pas  encore,  il  est  vrai,  la  politique  dite  républicaine.  —  Où  en  est-on 
aujourd'hui?  Les  résultats,  il  faut  l'avouer,  ne  sont  pas  tout  à  fait  les 
mêmes.  On  peut  suivre  d'année  en  année  cette  singulière  et  inquié- 
tante progression  en  sens  inverse.  Depuis  1879,  les  bonis  ont  corn- 


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BEYUE.  —   CHRONIQUB,  229 

mencé  à  diminuer  pour  se  changer  bientôt  en  déficit  de  plus  en  plus 
accentué.  Le  déficit  de  1882,  dégagé  de  toutes  les  supputations  vaines, 
sera  au  bout  du  compte  de  près  de  250  millions.  Celui  de  1883  peut 
déjà  être  évalué  à  un  chiffre  égal,  si  ce  n'est  supérieur,  d'autant  plus 
qu'aux  cré  dits  supplémentaires,  qui  commencent  à  se  multipliei^  vien- 
nent se  joindre  dans  les  premiers  mois  des  diminutions  de  recettes. 
Le  déficit,  on  peut  le  dire  d'avance,  restera  dans  le  budget  de  1884 
déjà  proposé,  puisqu'il  n'y  a  aucun  moyen  régulier  de  l'éviter,  puisque, 
dans  les  évaluations  officielles,  il  n'y  a  qu'un  chétif  et  illusoire  excé- 
dent de  250,000  francs  et  qu'on  n'a  pas  compté  avec  les  dépeoses 
imprévues.  Le  déficit  est  devenu  la  fatalité  de  nos  budgets. 

Comment  donc  tout  cela  8*est-il  passé?  Comment  en  est-on  venu  là 
assez  rapidement?  Âhl  c'est  que,  dans  l'intervalle,  la  politique  pré- 
tendue républicaine,  disposant  souverainement  de  la  direction  des 
affaires,  a  cru  pouvoir  se  jeter  sur  les  finances  comme  sur  tout  le 
reste,  au  risque  de  changer  l'abondance  qu'elle  avait  reçue  en  détresse. 
Elle  a  voulu  ou  elle  a  cru  se  populariser  tantôt  par  des  dëgrèvemens 
mal  conçus ,  tantôt  par  des  multiplications  d'emplois,  par  des  augmen- 
tations de  traitemens,  par  des  pensions  pour  ses  cliens,  par  ses  prodi- 
galités, c'est-à-dire  par  un  incessant  accroissement  des  dépenses 
publiques.  Elle  a  si  bien  fait  que  le  budget  ordinaire,  qui  était,  il  y 
a  six  ans,  de  2,780  millions,  dépasse  maintenant  3,100  millions. 
On  va  vite  quand  on  ne  compte  pasl  Et  ce  n'est  là  encore  qu'une  par- 
tie de  la  situation  financière.  A  côté  du  budget  ordinaire,  si  rapide- 
ment grossi,  on  a  ouvert  ce  budget  extraordinaire  renouvelé  de  Tem- 
pire,  employé  souvent  à  couvrir  les  dépenses  de  Tordre  le  moins 
imprévu  et  alimenté  par  l'emprunt.  Emprunt  pour  le  plan  trop  fameux 
et  surtout  ruineux  de  M.  de  Freycinet  !  Emprunts  plus  ou  moins  dégui- 
ses pour  les  écoles  dont  M.  Jules  Ferry  veut  faire  des  palais  dans  les 
villages  I  Emprunts  de  l'état  I  Emprunt  des  communes  I  L'emprunt  est 
devenu  une  institution  permanente,  quelque  chose  comme  une  planche 
aux  assignats  toujours  prête.  Oui,  en  vérité,  dans  un  pays  qui  a  subi  il 
y  a  douze  ans  à  peine  d'effroyables  désastres,  qui  a  été  obligé  de  payer 
8  ou  10  milliards,  on  ne  craint  pas  d'élever  encore  le  capital  de  la 
dette  de  8  ou  10  nouveaux  milliards,  sans  raison  pressante,  le  plus  sou- 
vent par  des  calculs  de  parti  ou  dans  des  intérêts  électoraux,  de  l'aveu 
d'un  ancien  sous-secrétaire  d'état  I  Tandis  que  les  autres  états,  après  leurs 
guerres  ou  leurs  entreprises  coûteuses,  s'efforcent  de  refaire  leurs  forces, 
de  regagner  ce  qu'ils  ont  perdu;  tandis  que  les  États-Unis  ont  déployé 
une  énergie  extraordinaire  pour  éteindre  leur  dette  de  la  guerre  de 
sécession  ;  tandis  que  l'Angleterre  amortit  chaque  jour,  la  France  seule 
est  mise  à  ce  régime  de  l'emprunt  continu.  Et  si  malheureusement,  sur 
ces  entre  faites,  il  y  avait  une  de  ces  crises  dont  il  faut  éloigner  la  pensée, 
qui  sont  néanmoins  toujours  possibles,  —  où  un  pays  comme  la  France 


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SSO  BETOB  IMS8  DEUX  MOMDBS. 

a  besoin  d'avoir  de  libres  et  puiasanteg  floancefl,  qu'arriverïiit-tlT  C'ô«t 
alors  qu'on  verrait  le  danger  de  cette  imprévoyance  acharnée  à  épui- 
ser d'avance,  à  engager  les  ressources  publiques  sous  toutes  les  formes . 
ordinaires  et  ei^traordinaires.  j 

te  gouvernement,  nous  en  convenons,  ne  laisse  pas  d'avoir  parfois  des 
doutes  et  de  se  sentir  assez  perplexe.  M.  le  ministre  des  finances  qui,  livré 
à  lui-*m$mey  serait  peut-être  de  l'avis  de  ses  oontradicteurs,  mais  qui  se 
(^oit  obligé  de  pallier  un  peu  le  ^lal,  M.  le  ministre  des  finances  consent 
qu'on  est  allé  trop  loin»  qu'on  s'est  «  laissé  illusionner;  »  il  ne  cache  pas 
qu'il  y  a  des  déficitSi  que  toutes  les  ressouroes  disponibles  sont  épuisées. 
M.  le  président  du  conseil,  qui  est  intervenu  l'autre  jour  à  la  chambre 
des  députés»  n'a  point  hésité  à  avouer  qu'il  serait  peut-être  prudent  de 
((  faire  moins  vite  les  travaux  publics,  s  de  fermer  un  peu  la  main  pleine 
de  cette  «  manne  bienfaisante  »  des  cdiemins  de  fer.  Le  gouvernement 
sent  le  mal,  c'est  possible*  Qu'a-t^il  è  proposer?  il  propose  de  chercha 
une  médiocre  reâSQurœ  da«s  la  conversion  qui  vient  d'être  votée  et  de 
4c  nK)dérer  ]|  l'^écution  du  (rian  de  travaux  publics;  mais  il  est  trop 
clair  que  œla  ne  s«81t  pas»  et  le  dernier  mot  de  la  sagesse  financière, 
4e  la  prévoyenoe  patriotique»  t'est  M.  Bocher  qui  Ta  dit  l'autre  jour 
dans  son  déicisif  et  lumineux  ei^sé  i  «  Il  y  •  un  moyen  :  celui  que 
vous  dictent  la  r«)aon,  le  bon  sens,  l'expérience,  que  vous  conseille  le 
patriotisme^  Aye^le  wil  courage  de  vous  y  résoudre.  Plus  d'expèdiens 
4nanaier9»  pkia  de  mesures  îUoâoireB  et  trompeuses;  des  budgets  sin^ 
céres,  régulier,  tomprenant  toutes  les  dépenms  néeessaires  et  seuie^ 
ment  cellea^làl  Plus  de  budget  extraordinaire,  plus  de  budget  d'em- 
prunt; ce  nom  seul  le  oondamne!  »  Oui,  sans  doute;  seulement  de  ni 
viriles  résolutions  impliquent  tout  un  changement  de  direotion  dans  les 
affaires  publiques;  dles  ne  sont  possiMes  qu'âveo  une  politique  nou- 
velle ou  rec^ée^  et  M.  le  président  du  conseil  se  tromperait  étrange- 
ment s'il  ae  flgiffait  raffermir  la  situation  générale  du  pays,  refaire  le 
gouvernement  m  se  bornant  à  modérer  quelques  prodigalités  trop 
oiantea  dans  les  finances,  en  perpétuant  dans  le  domaine  moral  et 
religieux  ces  guerres,  ces  violences  irritantes  qui  se  reproduisent  sans 
ceate  soos  toutes  les  formes. 

Qu'atrivê-i^il  en  effet  à  cette  heure  mêmeî  On  a  deux  exemples 
sous  lee  yeux.  Le  gouvernement  s'est  c^u  obligé  dé  refuser  à  l'église 
ie  droit  d'avoir  une  opinion  sur  des  actes  de  la  congrégation  de  l'index 
qui  ont  été ^Mibliéa partout.  Une  s^Mt  pus  contenté  de  Mtb  condamner 
t»ar  ta  juridiction  administrative  des  évêques  qui  ont  commis  le  crime 
de  ne  pass'indiner  devant  r^falIlibiltlA  de  M.  Pau)  Bert  ;  il  a  obtenu  du 
conseil  d^tat  un  sorte  d'avis  ou  de  consultation  lui  attribuant  une  om- 
nipotenoe  à  laquelle  le  pouvoir  civil  a  prétendu  tout  au  phie  sous  les 
régimes  les  plus  absolus.  D'après  cela,  le  gouvernement  aurait  sur 
tous  les  fonctionnaires  oivilu  et  religieux  un  droit  disciplinaire  allant 


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jtriqtl  là  cmspettBion  des  tràiteilieDs.  Bien  enteiïda,  \en  fonetionnâim 
civils  Dô  sont  ici  que  pawr  là  forme»  tft  n^  est  pas  encote  là;  il  né 
s*agît  qne  des  èvfiqtrès,  des  curés,  des  desservans,  qu'on  veut  frap-^ 
per,  et,  en  réalité,  lé  gouvernement  tfy  manque  pas.  n  suspend 
chaque  joui*  dlë  tràitèlnens,  —  toujours  ^oûr  tèngef  infaillibilité 
de  H.  Paul  Bert*  TMli  cependant  comment  on  travaille  à  la  paix  reli« 
glétise  i  Ce  nlsM  pas  le  Jsèbl  fâtft  du  moment.  Le  conseil  municipal  dé 
Paris  l)6tir8Uit  sa  triste  caifit)agné  contre  tout  ce  qui  est  reHgîeuit.  SU 
pouvait  effacer  le  nôili  dé  Dîetf  dès  Ihnrès  d^enseîgieôïent,  il  le  ferait, 
au  Hsque  du  ridicttle  dont  11  Se  ^uvre.  Il  i  ébassé  tous  les  emblèmes 
religieux  des  écoles,  il  à  chassé  les  flrères  dé  leurs  maisohs,  il  a  chassé 
lès  sœtlrs  de  cfaarité  ;  il  a  plus  d^ne  fbis  cherché  à  chasSèr  les  aumOnlertr 
des  hôpîtaut.  Jusqu^d  le  gouvernement  ô'était  refusé  à  laisser  pas-- 
sèi^  cette  odieuse  mesure  qui  ne  respecte  pas  même  la  liberté  de  U 
foi  chez  des  malades,  eheirdes  mourans.  Lé  ministère  vient  de  se  rési- 
gner*; il  a  fait  là  Volonté  du  coriseil  îhunicfpal,  il  a  sanctionné  l'expul- 
sion des  aumôniers  I  Ce  qu'îf  y  a  de  plus  curieux,  c^est  que,  lorsque 
tohtes  ces  belles  dioses  s^acdomplissent,  les  répubttcains  ont  à  tout 
propos  une  féponsé  invariable.  Si  on  supprltoe  le  traitement  des  prê- 
tres, on  ne  fait  qu'user  d^U  droit  qu'avait  Pancîen  régime  sur  le  tem- 
porel ecclésiastique  I  6i  on  chasse  les  religieux,  Napoléon  les  chassait 
aussi  I  Si  on  se  sert  des  moyensf  aciministf  atffe,  des  ressources  de  rétat 
dans  des  intérêts  électoraux,  tous  les  autres  régimes  en  ont  fait  autant! 
S'il  y  à  des  déficits  ()ans  les  finances,  tous  les  gouvernemens  ont  eu  des 
déficits  I  II  parait  que  cela  suffit.  Mais  alors  il  faut  le  dire,  û  faut  avouer 
que  la  république  est  Instituée  pour  se  servir  de  tous  les  moyens  arbi- 
traires des  anciens  gouvernemens  dans  nntérét  des  passions  de  parti  et 
de  secte.  Avec  tout  cela  cependant,  à  quoi  arrive-t-on?  On  finît  par  créei* 
cette  situation  troublée  où  nous  sommes,  par  irriter  les  consciences, 
par  décourager  la  confiance,  par  détacher  de  ta  république  les  esprits 
désintéressés  et  sincères.  Et  voilà  encore  un  résultat  de  la  politique 
telle  que  les  républicains  du  jour  Fentendentt 

Sans  ce  mouvement  des  choses  qui  nous  entraîne,  qui  va  on  ne  sait 
où,  la  mort,  en  multipliant  ses  coups,  semble  vouloir  nous  prouver  à 
sa  manière  que  tout  change,  que  des  belles  années  du  siècle  il  ne  res- 
tera plus  bientôt  qu'un  souvenir.  Elle  nous  a  enlevé  ces  jours  derniers 
encore  le  meilleur  clés  hommes,  un  parfait  écrivain  qui  a  été  llion- 
neur  des  lettres  françaises  dans  notre  temps.  Jutes  Sandeau  s'est  éteint 
lentement»  doucement,  aimé  et  regretté  de  toils  pour  son  talent,  pour 
son  caractère»  pour  toutes  les  qualités  séduisantes  de  sa  rare  nature, 
il  s'est  éteint  à  soixante-douze  ans  après  une  vie  simple  et  laborieuse, 
toute  remplie  d'œuvres  d'élite. 

.  L'histoire  de  ce  cher  mort  d'hier  n'est  ni  longue  ni  compliquée;  elle 
est  tout  entière  dans  ses  livres,  dans  les  créations  charmantes  qui  ont 


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282  BETUE  DES  DEUX  MONDES» 

,  consacré  son  nom,  qui  font  aujourd'hui  un  aimable  cortège  à  sa  m6« 
;  moire.  Depuis  ces  jours  déjà  lointains,  presque  légendaires  où  il  débar- 
quait à  Paris  avec  Tardeur  des  jeunes  cœurs,  avec  l'espérance  et  le 
courage  pour  toute  fortune,  il  a  parcouru  la  carrière  d'un  pas  sûr,  sans 
impatience  et  sans  déviation,  semant  sur  sa  route  toutes  ces  inventions 
heureuses  qui  vont  de  Marianna  à  Jean  de  Thommeray^  dont  la  plupart 
ont  fait  leur  première  apparition  ici  même.  Qui  ne  se  rappelle  tous  ces 
personnages  de  l'idéal,  et  Madeleine,  et  Fernand,  et  le  docteur  Her- 
beau,  et  M"*  de  La  Seiglière,  et  Renée  de  Penarvan,  et  le  colonel  Evrard? 
Qui  a  pu  oublier  ce  récit  d'où  est  sortie  une  des  plus  brillantes  comé- 
dies du  temps,  le  Gendre  de  M.  Poirierf  Mêlé  à  cette  ardente  et  tumul- 
tueuse renaissance  littéraire  d'il  y  a  un  demi^siècle,  Jules  Sandeau  a 
eu  le  privilège  d'échapper  aux  périlleuses  influences,  même  à  celles 
qui  ont  pu  un  instant  éblouir  ou  fasciner  sa  jeunesse,  et  d'être  lui-même. 
11  a  gardé  fidèlement  à  travers  tout  les  dons  qu'il  avait  regus  de  la 
nature  :  un  esprit  sincère,  une  observation  fine,  la  science  de  toutes 
les  délicatesses  du  cœur,  et  avec  cela  une  ironie  sans  àpretè  et  sans 
fiel.  C'est  son  originalité.  Il  ne  s'est  jamais  laissé  entraîner  aux  excen- 
tricités des  imaginations  inassouvies  et  aux  inventions  hasardeuses;  il 
ne  s'est  jamais  laissé  aller  à  chercher  l'intérêt  ou  le  succès  dans  la 
peinture  des  corruptions  morales,  des  bas-fonds  de  la  nature  humaine. 
11  est  toujours  resté  sans  effort^  par  l'inspiration  d'un  goût  inné,  l'histo- 
rien attachant  et  juste  des  émotions  saines,  de  la  passion  vraie,  des 
caractères  aux  prises  avec  les  contraintes  de  la  vie,  quelquefois  des 
mœurs,  des  nuances  sociales  ou  des  ridicules.  Il  a  toujours  eu  le  sen- 
timent de  la  dignité  du  talent,  et  c'est  ce  qui  fait  que  ses  romans,  conçus 
avec  un  art  exquis,  écrits  dans  une  langue  sobre,  élégante  et  puret 
gardent  la  couleur  et  l'attrait  des  œuvres  vraiment  littéraires  lorsque 
tant  d'autres  s'effacent  ou  périssent. 

Oui,  certes,  l'artiste  était  supérieur  chez  Jules  Sandeau,  et  l'artiste 
n'était  peut-être  si  fin,  si  élevé,  que  parce  que  l'homme  lui-même  avait 
tous  les  dons  d'une  généreuse  nature.  Il  avait  la  droiture  du  caractère» 
la  bonté  du  cœur,  la  fidélité  dans  ses  amitiés,  une  bienveillance  facile 
dans  ses  rapports,  une  modestie  simple  qui  le  mettait  en  garde  contre 
le  bruit  et  l'ostentation.  C'était  l'homme  le  plus  désintéressé  pour  lui- 
même,  le  plus  cordial  pour  ceux  qui  entraient  dans  son  intimité,  le 
mieux  fait  pour  être  aimé  et  respecté  de  ses  contemporains  qu'il  avait 
charmés.  Peut-être  aurait-il  pu  se  promettre  encore  bien  des  jours.  Mal- 
heureusement il  avait  reçu,  il  y  a  six  ans  déjà,  une  de  ces  blessures  irré- 
médiables par  où  s'en  va  tout  ce  qui  reste  de  vie  et  de  sève  au  vieil  âge. 
Il  avait  perdu  son  fils,  qui  l'honorait,  qui  comblait  ses  vœux,  qui  était, 
selon  un  vi^ux  mot,  une  aimable  créature.  Il  avait  vu  s^éteindre  sous  ses 
yeux  ce  jeune  lieutenant  de  vaisseau  qui  paraissait  promis  au  plus  bril- 
lant avenir,  et  qui  périssait  tout  à  coup  d'un  mal  contracté  au  service 


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■>^  '  'i^.mni^mi' ,  _^  ■^■i'^SS 


BETUBé   *^  GHROniQDB*  238 

piiblic.  Nous  nous  eonvenons  de  Pëmotion  avec  laquelle  ce  père,  d'une 
main  tremblante,  nous  montrait  un  jour  une  lettre  que  le  généreux 
jeune  homme  avait  écrite  avec  toute  la  fierté  de  son  àme,  dans  une  des 
heures  critiques  de  sa  vie.  Depuis  ce  moment,  Jules  Sandeau  s'était  senti 
en  quelque  sorte  déraciné.  Il  ne  cessait  pas  d'être  ce  qu'il  avait  toujours 
été,  cordial  et  bon  ;  il  gardait  la  blessure  ouverte,  il  avait  perdu  ce  qui 
le  rattachait  au  monde.  Et  puis,  dans  ce  monde  même  où  tout  chan- 
geait, où  tout  s'assombrissait,  —  où  tout  se  renouvelait,  si  l'on  veut, — 
peut-être  aussi  ne  voyait-il  rien  qui  pût  lui  faire  oublier  sa  douleur 
de  père,  et  lui  rendre  le  courage.  11  n'y  mettait  aucune  humeur  pessi- 
miste, aucune  amertume.  11  était  toujours  accueillant  et  sympathique 
pour  les  tentatives  nouvelles,  surtout  pour  ses  jeunes  émules;  il  se 
sentait  un  peu  d'un  autre  monde  qui  était  en  train  de  disparaître.  Le 
directeur  de  l'Académie  française,  M.  Rousse,  lui  a  fait  de  dignes  et 
touchans  adieux  en  parlant  de  sa  mort  comme  d'un  deuil  de  famille 
pour  l'Institut.  Et  ici  également,  comme  à  l'Académie,  c'est  un  deuil  de 
famille  dans  cette  maison  où  Jules  Sandeau  laisse,  avec  le  lustre  de  ses 
œuvres,  les  plus  affectueux  souvenirs. 

La  littérature  a  ses  deuils;  la  politique  a  ses  aventures  grandes  ou 
petites  qui  recommencent  sans  cesse,  pour  tout  le  monde  et  un  peu 
partout.  La  paisible  Hollande  elle-même  vient  de  passer  par  toutes 
les  péripéties  d'une  crise  ministérielle  qui  s'est  prolongée  pendant 
quelques  semaines  et  dont  le  dénoûment  assez  laborieux  ne  laisse 
peut-être  pas  de  paraître  encore  provisoire.  Le  cabinet  que  présidait 
M.  Van  Lynden  et  dont  la  chute  a  déterminé  cette  crise  prolon- 
gée, n'est  pas  tombé  sans  doute  sur  une  question  bien  grave,  puis- 
qu'il ne  s'agissait  que  d'un  vote  d'ordre  du  jour;  mais,  dans  la  discus- 
sion qui  avait  précédé  le  vote,  il  y  avait  eu  de  telles  déclarations  de  la 
part  des  principaux  chefs  parlementaires  que  le  cabinet  ne  pouvait 
plus  compter  sur  un  retour  de  confiance,  qu'il  ne  pouvait  plus  même 
songer  à  se  reconstituer.  L'embarras  était  d'autant  plus  sérieux  que 
le  morcellement  des  partis  dans  le  parlement  rend  fort  difficile  la 
formation  d'un  ministère  nouveau.  Depuis  quelques  semaines,  il  y  a  eu 
une  série  de  tentatives  toutes  d'abord  également  inutiles.  Le  roi  a  com- 
mencé par  s'adresser  à  un  des  chefs  du  parti  conservateur,  M.  Heems- 
kerk;  mais  le  parti  conservateur  n'est  pas  assez  puissant  dans  le 
parlement  pour  former  une  majorité,  pour  soutenir  un  ministère, 
et  M.  Heemskerk  a  paru  d'abord  hésiter  à  tenter  l'aventure.  Le  pré- 
sident de  la  seconde  chambre,  M.  Van  Rees,  a  été  appelé,  lui  aussi; 
on  comptait  sur  son  autorité,  sur  l'influence  que  lui  donne  sa  position. 
M.  Van  Rees,  par  ses  opinions  sur  la  liberté  commerciale,  s'est  malheu- 
reusement attiré  de  puissantes  inimitiés  qu'il  aurait  été  exposé  à  ren- 
contrer le  jour  où  il  serait  entré  au  pouvoir.  Un  ancien  ministre,  homme 
d'un  libéralisme  modéré,  M.  Gleichmann,  a  reçu  à  son  tour  la  mission 


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^U  RETUI  Mf  MUS  UOmi. 

de  former  un  cabloet.  Il  a  wmji  âe  raBBemUer  des  ninistreÉ,  d'irtt^ 
ter  à  une  oombinaison  ^i  pût  offrir  quelques  ehuces  de  socGèa;  it 
a'e  pes  pu  r6u§eîr.  Le  roi  n'e  eti  alors  d^utre  res^oirce  que  de  s» 
retovrM^  y^rsle  parti  progressiste  pli»  tTsUci,»  quoique  encore  tort 
no^éré^  •«  Tef8  in  des  ebefs  de  ee  parti,  H.  Kappeyoe  yen  CoppellOt 
qet  a  été  Hqk  présideut  du  conseil»  ihbii  iéi«  autre  difficulté  d'an  ordru 
particulier  :  M.  Kappeyue  a  ceseè  tfappairteniir  à  là  diandN'ei  il  a  voulu 
y  restrer,  il  s'est  présenta  tout  récéameut  oomoie  oaudidat  à  Auisier^ 
dam  et  il  a  éobeuA»  Ce  n'était  pas  un  bon  préliminaire  pour  sa  rentrée 
au  pouvoir.  Au  demeurant^  aptes  toutes  ces  tentatiyesi  après  une 
absence  du  roi»  qui  dans  l'interralle  est  allé  arec  la  reine  passer  quel* 
quel  jours  eà  Angleterre^  on  est  revenu  au  point  d'où  l'on  était  partli 
en  s*est  adreisé  de  nouveau  à  Mé  Heemskerk,  qui  cette  fois  n'a  plus 
hésité^  et  s'est  chargé  de  former  uh  cabinet  où  11  a  fait  entrer  avec  lut 
M.  Van  é»  Does  de  Villebois  comme  ministre  des  affaires  étrangères, 
M,  Wmlzel  comme  ministre  de  la  guerre»  le  gnind  malfre  des  cérémeK 
mes  de  la  oouri  M.  da  Ibur  Van  MUnchaVe,  comme  ministre  de  la  jue^ 
tice,  quelques  autres  personnages  oomme  ministres  des  colonies,  de 
la  marine,  des  travaux  publica«  C^est  le  résultat  de  ce  laborieux  enfan- 
tement d»  quelques  semaines^ 

On  a  donc  fini  par  trouver  des  suebesseurs  ad  caMnet  van  Lyndee^ 
qui,  de  toute  façon,  après  ses  derniers  écbeesi  ne  pouvait  plos  garder 
le  pouvoir  même  à  titre  provisoire.  On  a  réusri  I  reconstituer  on 
ministère  à  La  Haye.  Qu^n  estull  réellement  toutefois  r  Ce  serait 
peut«étre  une  illusion  do  considérer  ee  dénoAuieiit  cbmmé  définitif. 
Les  nouveau  asinistres  peuveM  iPètre  point  déûués  de  mérite  et  avoir 
été  ctae  ttnotiitooaires  distingués  t  tlséofit  tnalbeuretisëtnetit  sans  noto* 
riété,  tout  ai  moins  ièiis  Influetaee  daiis  té  monde  politique,  et  la  pre- 
mière diflteidté  pour  eut  sera  dé  justiSer,  d'étfitiquer  let^r  avènemeni 
devant  les  chambres.  Le  nouveau  président  dit  eonseil,  qui  à  gardé  pouf 
hri  le  minisièfa  de  rttttérieur  et  qui  s'est  fiatié  pebt-étre  de  ^ppléef 
h  rinsufflsanoe  pârfeméotaire  do  ses  Mnègaés,  H.  HeettÉfterk,  est  per* 
samneHément  sans  douté  un  bommè  de  villeuf,  considéré  dans  son 
parti;  mais  il  M  peut  se  méprendre  sur  les  diiBcuhés  d*tne  sltuatlott 
devant  lamelle  il  iFétÉit  dW)tird  arrêté.  Il  éait  quH  n*dbtieiidra  pas 
l'appui  dés  IffiA^uJfc  dans  lé  parieitaent  et  qtie,  même  en  s'àUfant  àved 
les  CétbOtiques,  il  fie  peut  avofar  une  majorité  suffisante,  fl  b'a  pas  craint 
cette  fbis  de  tenter  l'aventtiré  :  û  reste  k  savoir  st  le  résolut  répondra 
M  eoerage  quV  a  moùtré  en  acceptant  de  tbrmet  un  cabinet  dans  ces 
,  cooditiotis  diSdles  et  même  peu  réguHSres.  A  ne  voir  que  les  appa* 
renées,  les  dispositions  des  partis,  ce  résidtat  semble  assex  douteux. 
M.  Heemskerk  a  cependant  pour  lui  deux  diances  :  la  première  est 
dans  les  divisions  intestines  des  Hbéraux,  divisions  qui  n'ont  fait  que 
sf  accentuer  pendant  la  dernière  cartse,  et  qui  ont  mis  le  parti  libéral  dans 


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Mmpoaaibilité  de  prendre  la  direction  des  affaires;  U  fleoonde  chanœ 
est  dana  ane  droonatanoe  étrangère  à  la  poUiiqiiev  dans  Touverture  de 
l'exposition»  qui  paratt  devoir  offrir  la  plus  rare  colleetioii  de  lurodttitl 
des  colonies  néerlandaiaea.  Cette  exposition  va  a'onvrir  ces  jours  pnn 
cbains  à  Amsterdam»  elie  doit  être  înangiirie  par  le  roi  elle  reiot 
rëcemment  revenus  de  Londres  i  elle  aura»  dit«oa»  en  intérAt  unique 
an  point  de  tue  ethnographique,  agricole  i  oommerciali  et  elle  aère 
dana  tons  les  cas  aaaei  attrayante  po«r  faire  de  cette  Tille  d'Amater» 
dam  qn'on  a  appelée  la  Venise  du  Nord^  le  rendea^oue  des  corieex  de 
l'Europe*  La  Holtoede  va  être  un  peu  envahie  par  les  étrangers.  Use 
partis  ne  aentiront^ls  pes  la  néceasité  d'ajourner  tout  au  moiua  It 
renouvellemant  des  difficultés  intérieures  qui  ont  rempli  les  dernières 
semaines,  d'observer  une  sorte  de  trêve  tempoi^aire,  la  trêve  de  l'expoi' 
sitiont  (Test  poanUe>  oe  n'est  pas  certain;  c'eai  encore  vuie  question 
pour  ee  sage  peuple  qui,  heureusement  pour  lui,  ne  a'émeut  pas  troj^ 
de  ses  crises  de  parlement,  ~  qui  ne  demande,  comme  bien  d*êutree» 
que  le  repos  avec  une  bonne  direction  de  ses  affaires. 

L'Orient  eat  et  restera  longtempa  encore  pour  PSwirope  un  grave 
embarras,  uo  fure r  d'intrigues  et  de  conflits  allant  ae  résoudra  pério* 
diquement  dans  des  oooférenoes  pour  renaître  le  lendemain  aous  une 
autre  fomae*  Quand  ce  n'eat  pas  pour  le  règlement  de  le  navigatioQ  (ta 
Danube  que  les  ambitions  s* agitent»  que  Us  influences  eiitrent  en  hittui 
comme  on  l'a  vu  réceounent,  c'est  pour  le  ehoix  d'un  gouverueur  du 
liban,  comme  on  le  voit  encore  aujourd'huié  Quand  les  crisee,  leaoom« 
plioatioBs  ne  sont  pas  à  Belgrade  ou  du  côté  du  Monténégro,  à  Ckmatlui» 
tineple  ou  en  Syrie,  elles  sent  à  Sofia,  dana  cette  principauté  aemUnâé« 
pendante  de  Bulgarie  qu'on  a  voulu  créer,  qu'il  est  plue  malaisé  du 
faire  vivre  dans  les  condition  où  elle  a  été  constituée.  La  question  «it 
encore  de  savoir  ce  qu'iei  voulu  réellement  le  traM  de  Berlin,  quel 
caractère,  quelles  limites  il  a  entendu  imposer  aux  dispoiltiODa  quHI  k 
sanctionnéea.  Une  diflcuképlus  grande  encore  ed  de  donoer  une  car* 
taine  vie,  une  certaine  force  à  cette  Indépendane»  ou  neminindépan* 
dance  créée  par  la  diplomatie,  plaoée  en^e  la  raaaraineté  loiotpinei 
nominale,  désonnais  inoffènsive  de  la  forte,  et  la  i^ession  direct^ 
immédiate,  toujours  présente  de  la  Kusaie.  OBtte  difficulté,  die  n*a 
cessé  de  peser  sur  la  principauté  nouvelle  depuis  le  premier  jourt  eHe 
n'a  point  été  étrangère  aux  agftallont  intérieures  qui  ae  sont  produiteu 
autour  du  prince  Alexandre  de  Battenberg,  élu  chef  de  la  Bulgarie,  à 
l'espèce  de  coup  d'état  qui  a  luependu  eu  madMé  la  constitution  votéu 
peu  auparavant,  ttle  vient  de  se  maniteeier  plus  qvie  jamaîe.  Il  y  a 
quelques  semaines,  par  une  crise  nouvelle»  par  la  chute  d^  minie* 
tère  qui  représentait  un  certain  Intérêt  bultrere,  qui  «rouvaH  des  sym<» 
patbies  dana  le  pays,  we  esajerité  dans  raasemtMe  tnodldéeper  to 


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SS6  RETtJE  DES  DEUX  MONDES. 

dernier  coup  cPéUt,  mais  qui,  môme  dans  ces  cODdiL3tii>8»  n'a  pu  tenir 
contre  Tinfluence  rosse.  Est-ce  la  chute  d'un  ministère  qu'il  faut  dire? 
Non,  pas  tout  à  fait.  C'est  l'élimination  de  la  partie  bulgare  d'un  cabi- 
net mixte  où  la  prépondérance  appartenait  déjà  en  définitive  à  la  Rus- 
sie,  particulièrement  représentée  par  les  généraux  Sobolef  et  de  Kaul- 
bars.  Entre  les  deux  élémens  du  cabinet  de  Sofia  l'incompatibilité  a 
récemment  éclaté,  et  ce  n'est  point  naturellement  la  Russie  qui  a  été 
raincue.  Une  fois  maîtres  du  terrain,  les  généraux  russes  n'ont  plus 
songé  qu'à  organiser  le  gouvernement  à  leur  gré,  et  comme  ils  n'ont 
pu  mettre  la  main  sur  aucun  homme  politique  bulgare  qui  ait  voulu 
s'associer  à  eux  dans  ces  conditions,  ils  ont  imaginé  un  autre  expédient 
tout  simple  pour  se  tirer  d'embarras:  ils  ont  donné  un  portefeuille  à 
un  ingénieur  russe,  et  ils  ont  placé  à  la  tète  des  autres  ministères  des 
employés  qu'ils  ont  décorés  du  titre  de  gérans  :  de  sorte  que,  depuis 
quelques  semaines,  c'est  la  Russie  qui  gouverne  souverainement  la 
Bulgarie. 

Quel  est  le  secret  de  cette  crise  qui  a  tout  changé  à  Sofia  et  qui 
excite  encore  dans  le  pays  une  assez  vive  irritation?  Les  Russes  ont 
manifestement  leur  but.  Ils  veulent  contraindre  la  Bulgarie  à  construire 
à  ses  frais  un  chemin  de  fer  qui,  partant  du  Danube,  traverserait  les 
Balkans,  toucherait  à  Sofia,  puis  irait  se  rattacher  aux  lignes  ottomanes 
qui  vont  à  Constantinople.  La  Bulgarie,  quant  à  elle,  ne  voit  aucun 
avantage,  ni  pour  son  indépendance,  ni  pour  son  commerce,  dans  ce 
chemin  de  fer,  qui,  ainsi  congu,  ne  sert  que  les  intérêts  et  les  vues  stra- 
tégiques de  la  Russie.  Elle  a  résisté  jusqu'ici,  et  c'est  la  principale  cause 
de  la  dernière  crise.  Elle  résiste  encore  ;  conservateurs  et  libéraux  sem- 
blent assez  disposés  à  s'allier  contre  la  prépotence  étrangère,  et  il  est 
plus  que  probable  que  la  chambre  bulgare,  lorsqu'on  aura  recours  à 
elle,  refusera  de  sanctionner  le  projet  qui  lui  sera  présenté;  mais  la 
chambre  bulgare  ne  se  réunira  qu'au  mois  d'octobre,  et  d'ici  là  les 
Russes,  disposant  d'une  somme  de  25  millions  qui  est  en  réserve  dans 
la  caisse  du  trésor  bulgare,  comptent  bien  avoir  commencé  les  travaux 
et  engagé  la  principauté.  Us  sont  d'autant  plus  pressés  qu'ils  veulent 
gagner  de  vitesse  l'Autriche,  qui,  de  son  côté,  s'occupe  de  relier  ses  che- 
mins de  fer  aux  lignes  turques.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  que, 
pendant  ce  temps,  le  prince  Alexandre,  qui  ne  s'est  peut-être  prêté 
que  malgré  lui  aux  dernières  combinaisons  ministérielles  de  Sofia, 
s'est  mis  en  voyage.  Il  est  allé  à  Constantinople,  où  il  a  été  regu  avec 
les  honneurs  dus  à  un  vassal  tel  que  lui.  Il  va  à  Athènes,  il  se  propose 
d'être  à  Moscou,  pour  le  couronnement  du  tsar,  tandis  que  le  général 
Sobolef  règne  à  Sofia.  L'indépendance  bulgare  fait  en  tout  cela,  il  faut 
Tavouer,  une  singulière  figure.  Qui  sait  si,  après  la  conférence  pour 
l'Egypte,  après  la  conférence  pour  le  Danube,  après  la^nférence  pour 


s  lagpoD 


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■;g^^^^j^^Msgiff^iijiiM^      -"        — 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  237 

le  Liban,  il  ne  faudra  pas  avoir  encore  une  conférence  pour  la  Bulgarie? 
Et  c'est  ainsi  que  renaît  sans  cesse  cette  question  d'Orient,  toujours 
grosse  de  surprises  et  d'orages. 

Ch.  de  MAZàDB. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Nous  laissions,  il  y  a  quinze  jours,  le  marché  financier  convaincu  de 
r  imminence  de  la  conversion.  Ces  prévisions  n'ont  pas  été  trompées 
par  l'événement.  Au  début  de  la  première  séance  de  rentrée  du  parle- 
ment, le  ministre  des  finances  a  déposé  un  projet  de  loi  ayant  pour 
objet  d'autoriser  le  gouvernement  à  rembourser  la  rente  5  pour  100  ou 
à  la  convertir  en  une  rente  nouvelle  k  1/2  pour  100.  La  discussion  a 
duré  huit  jours;  finalement  le  projet  a  été  voté  par  les  deux  chambres, 
après  avoir  subi  deux  modifications  importantes  acceptées  par  le  gou- 
vernement. 

La  loi  de  conversion  décide  que  la  rente  5  pour  100  sera  échangée 
contre  une  rente  nouvelle  portant  intérêt  à  k  1/2  pour  100,  jouissance 
du  16  août  prochain.  Il  est  concédé  un  délai  de  dix  jours  aux  porteurs 
de  titres  pour  déclarer  qu'ils  n'acceptent  pas  la  conversion  et  préfè- 
rent le  remboursement  au  pair.  Il  est  probable  que  peu  de  rentiers  se 
présenteront  pour  faire  une  semblable  déclaration.  Le  gouvernement 
n'en  a  pas  moins  cru  devoir  se  faire  autoriser  par  les  chambres  à 
émettre  des  bons  du  trésor  et  à  négocier  une  opération  d'avance  avec 
la  Banque  de  France  pour  le  cas  où  il  aurait  des  sommes  considérables 
à  rembourser.  Le  ministre  avait  proposé  que  les  porteurs  de  la  nouvelle 
rente  4  1/2  pour  100  fussent  garantis  pendant  cinq  ans  contre  toute 
éventualité  de  conversion  nouvelle  ou  de  remboursement.  Ce  délai  a 
paru  avec  raison  trop  court;  on  l'a  porté  à  dix  ans,  et  il  a  été  décidé 
que  les  rentes  nouvelles  créées  en  remplacement  des  titres  actuels 
seraient  réparties  en  un  certain  nombre  de  séries  dont  chacune,  isolé- 
ment, pourra  être  appelée  au  remboursement  après  l'expiration  du 
délai  de  garantie. 


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tl8  RKTItt  imS  DEOX  MDNras. 

Cette  division  par  déries  atira  pour  résultat  de  rendre  pins  tard  toute 
eonversion  nonteHe  inntile.  Û  Ton  suppose  le  capital  nominal  de 
7  milliards  de  la  dette  5  pour  100  ditlsé  en  quatorze  séries  de 
500  millions  de  francs  chacune,  il  suffira  au  ministre  appelé  à  diriger 
nos.  Sntmet  d^s  dix  années  de  contracter  un  emprunt  de  500  mil- 
lions de  francs  en  3  pour  100  et  d'en  appliquer  le  produit  au  rem- 
boursement pur  et  simple,  an  pair,  c'est-à-dire  à  100  fr.  pour  100 
d'une  des  quatorze  séries,  désignée  par  le  sort.  La  même  opération, 
répétée  pour  les  treize  autres  séries  à  des  intervalles  plus  ou  moins 
éloignées,  aura,  dans  un  temps  déterminé,  soit  quinze  ou  vingt  ans^ 
entièrement  éteint  la  dette  4  1/2  pour  100  et  réalisé  au  bénéfice  des 
budgets  httùtê  une  éeonomie  dont  le  montant  dépendra  des  cours  do 
3  pour  100  à  cette  époque,  mais  qui  dépassera  de  beaucoup,  selon 
toute  probabilité,  le  bénéfice  de  la  conversion  actuelle. 

Le  débat  auquel  a  donné  lieu,  dans  l'une  et  l'autre  chambre,  le  pro« 
jet  de  loi  sur  la  conversion,  a  été  peu  intéressant.  Tous  les  systèmes 
possibles  de  conversion  ont  été  proposés  comme  amendemens  aux  pro- 

!)Ositions  du  ministre  des  finances,  puis  reconnus  impraticables  daog 
es  circonstances  actuelles  et  successivement  repousses.  L'opposition  a 
cherché  vainement  à  obtenir  que  les  34  millions  que  la  conversion  va 
permettre  d'économiser  annuellement  fuissent  employés  à  dégrever 
Pagriculture  de  quelques-unes  des  charges  si  lourdes  sOus  lesquelles 
elle  succombe.  Le  ministre  a  déclaré  nettement  que  la  conversion 
n'était  pas  pour  le  cabinet  te  point  de  départ  d^ine  politique  finan- 
cière à  vues  larges  et  réformatrices,  mais  un  sîmpte  expédient  pour 
équîhVer  le  budget  ordinaire  de  1884,  auquel  il  allait  manquer  juste- 
ment 34  millions.  Malheureusement  il  manquera  bien  encore  100  ou 
150  millions  à  ce  budget,  môme  après  la  conversion,  et  cette  opéra- 
tion, qui  a  causé  un  si  vif  émoî  sur  le  marché  flnancier  et  provoquera 
de  profonds  ef  durables  mécontentemens  dans  ta  masse  des  petits 
capltfldistes  porteurs  d'inscriptions  de  rente,  devrait  être  sévèrement 
Jugée  sli  ne  fallait  la  considérer  qu'au  point  de  vue  du  soulagement 
précaire  qu*etie  assure  à  un  budget  qui  est  et  restera  en  déficit. 

It  a  été  fait  bien  des  calculs  pour  établir  la  parité  entre  le  3  pour  100 
et  la  nouvelle  rente  4  1/2  pour  109.  Il  est  évident  que  les  acheteurs  de 
ce  fbnds  devront  tenir  compte  du  fait  capital  que  le  4  1/2  pour  100 
1883  pourra  être  non  plus  converti,  mais  simplement  remboursé  au 
pair  à  partir  de  189i.  En  ce  moment,  les  cours  de  110  à  112  francs 
paraissent  constituer  les  limites  extrêmes  de  variations  du  5  pour  100; 
il  aurait  pu  cependant  tomber  bien  plus  bas  si  les  appréhensions  qui 
ont  été  conçues  au  sujet  de  la  prochaine  liquidation  avaient  dû  se  réa- 
liser. En  mars  dernier,  te  Crédit  foncier  avait  vendu  les  rentes  précé- 
demment achetées  avec  les  fonds  provenant  de  démission  des  obliga- 
tions foncières  3  pour  100  et  déjà,  lors  de  la  liquidation  du  2  ainrili  on 


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KBTUB.  —  GHEOMlQim.  2S& 

redoutait  des  Urraisons  de  titres.  Les  vendeurs  ont  consenti  à  repor^ 
ter,  les  taux  des  reports  se  sont  tendus  et  la  spéculation  a  conservé  ses 
positions  à  la  hausse.  Depuis  le  2  avril,  la  rente  5  pour  100  a  baissé 
de  S  francs,  et  pendant  ce  temps  un  déclassement  considérable  i^est 
produit,  le  comptant  ayant  constamment  vendu.  La  spéculation  est 
donc  plus  chargée  quHl  y  a  un  mois  et  elle  subit  déjà  des  pertes 
énormes.  Si  la  menace  des  livraisons  de  titres  avait  encore  une  fois 
pesé  sur  la  place,  on  pouvait  craindre  un  effondrement.  Le  bruit  s^est 
répandu  samedi  que  te  Grédit  foncier  allait  mettre  à  la  disposition  du 
marché  toutes  les  ressources  nécessaires  afin  que  ce  pas  difficile  soit 
franchi  sans  accident,  qu'il  serait  fait  aux  acheteurs  des  conditions  très 
modérées  de  report,  et  qu^en  conséquence  aucun  étranglement  n*étai| 
à  appréhender.  Les  oouirs  des  fon^s  publics  se  sont  immédiatement 
relevés. 

Si  nous  comparons  les  cotes  du  milieu  du  mois  à  cette  d*hier,  nous 
trouvons  que  les  deux  3  pour  100  ont  monté  de  0  fr.  50,  tandis  que  le 
5  pour  100  a  fléchi  de  2  francs.  11  est  probable  que  des  osclttattons 
successives  augmenteront  peu  à  peu  Pécart  entre  ces  deux  catégories 
de  titres,  soit  par  une  hausse  des  rentes  3  pour  100,  soit  parce  que,  les 
ventes  de  portefeuille  se  continuant  le  mois  prochain,  le  5  pour  100 
converti  tendra  às^établir  aux  environs  de  107  à  108.  (Test  la  première 
hypothèse  qui  parait  plutôt  devoir  se  réaliser. 

Des  nouvelles  satisfaisantes  ont  circulé,  pendant  toute  cette  quin- 
zaine, au  sujet  de  Tétat  des  négociations  engagées  entre  Tétat  et  les 
grandes  compagnies.  Un  accord  est  de  plus  en  plus  probable.  On  dit 
même  que  les  bases  d'un  arrangement  avec  la  compagnie  Paris- Lyon- 
Méditerranée  ont  été  établies:  légères  réductions  de  tarifs,  construc^ 
tion  par  la  compagnie  de  deux  ou  trois  mille  kilomètres  des  lignes 
Freycinett  affectation  d'une  partie  des  plus-values  de  recettes  nettes, 
comme  gage  des  emprunts  en  obligations  à  émettre. 

Si  l'on  admet  que  les  conventions  seront  signées  et  même  qu'elles 
seront  adoptées  par  les  chambres,  la  hausse  des  actions  de  nos  grandes 
compagnies  devra-t-elle  s'ensuivre?  On  ne  le  pense  généralement  pas; 
car  les  conventions  détermineront  ^ne  immobilisation  des  dividendes 
pour  de  longues  années  et  imposeront  aux  compagnies  des  sacrifices» 
prix  de  la  sécurité  que  donnera  à  ces  entreprises  le  nouveau  bail  passé 
avec  l'état.  Seule  la  compagnie  du  Midi  pourrait  voir  sa  situation  s'amé- 
liorer sensiblement,  au  point  de  vue  du  dividende,  ce  qui  a  valu  à  ce 
titre  une  hausse  de  70  francs  depuis  quinze  jours,  tandis  que  nous 
retrouvons  aux  mêmes  cours»  à  quelques  francs  près,  les  actions  du 
Mord,  du  Lyon  et  de  TOrléans. 

Les  valeurs  du  Canal  de  Suez  ont  subi  une  baisse  importante  dans 
ces  deux  derniers  jours,  motivée  par  la  nouvelle  que  des  armateurs 
anglais  et  des  délégués  des  chambres  de  commerce  de  la  Grande-Bre- 


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2A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tagae  étaient  allés  demander  à  lord  Granviile  de  favoriser  la  formation 
d'une  compagnie  ayant  pour  objet  la  construction  d'un  second  canal  à 
travers  l'isthme  de  Suez.  Lord  Granviile  a  poliment  éconduit  les  délé- 
gués ;  mais  le  Times  a  publié  un  long  article  sur  la  question,  démontrant 
que  les  Anglais  tiennent  beaucoup  au  percement  de  ce  second  canal,  et 
aussitôt  des  titres  ont  été  jetés  sur  le  marché.  On  dit,  d'autre  part,  que 
ce  mouvement  de  baisse  à  la  veille  de  la  réponse  des  primes  ne  s'est  pas 
produit  tout  à  fait  spontanément,  et  qu'après  la  réponse,  la  spéculation 
ne  tardera  pas  à  revenir  à  une  appréciation  plus  calme  de  l'incident  qui 
a  causé  une  si  vive  alarme. 

De  nombreuses  assemblées  d'actionnaires  ont  eu  lieu  pendant  cette 
quinzaine.  Au  Crédit  foncier  de  France,  H.  Ghristofle  a  pu  assez  légi- 
timement se  glorifier  des  résultats  obtenus  en  quelques  années:  liqui- 
dation du  Crédit  agricole,  réalisation  des  valeurs  égyptiennes,  aug- 
mentation constante  des  prêts  fonciers,  absorption  de  la  Banque 
hypothécaire,  fixation  à  55  francs  du  dividende  de  1882. 

L'assemblée  de  Paris-Lyon-Méditerranée  s'est  réunie  le  27  et  a  voté 
un  dividende  65  francs,  inférieur  de  10  francs  à  celui  de  l'exercice 
précédent.  Citons  encore  les  assemblées  de  la  Banque  des  Pays  hon- 
grois, bénéfices  2,232,800  francs,  dividende  20  francs;  de  la  Banque 
des  Pays  autrichiens,  dividende  16  francs;  de  la  Caisse  mutuelle  des 
reports,  dividende  12  fr.  50  ;  de  la  Compagnie  algérienne,  dividende 
28  francs  ;  des  Voitures,  dividende  37  fr.  50  ;  de  la  Compa^gnie  géné- 
rale française  de  tramways,  dividende  13  francs;  de  la  Banque  fran- 
çaise et  italienne,  pas  de  dividende,  fusion  avec  la  Banque  d'escompte; 
du  Crédit  général  français,  pas  de  dividende,  dissolution  de  la  société, 
apport  de  l'actif  à  une  société  nouvelle;  de  la  Banque  nationale,  pas 
de  dividende,  5  millions  de  perte;  de  l'Imprimerie  Chaix,  dividende 
25  francs. 

L'action  du  Gaz  a  faibli,  quelques  ventes  ayant  été  déterminées  par 
la  perspective  des  procès  qui  vont  s'ouvrir  entre  la  compagnie  et  la 
Ville. 

Parmi  les  fonds  étrangers,  l'Italien  a  présenté  la  plus  ferme  tenue, 
conséquence  du  succès  avec  lequel  se  poursuit  l'opération  de  la  reprise 
des  paiemens  en  espèces.  Les  rentes  espagnole,  égyptienne  et  turque  * 
ont  un  peu  fléchi.  Les  transactions  sont  toujours  des  plus  limitées  sur* 
les  fonds  russes  et  austro-bongroiSt 


U  directew^irant  :  C«  Baux. 


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LA 

PREIIÈRE  CAMPAGNE  DE  CONDÉ 

(1643) 


LE    SECOURS    D'ALLEMAGNE. 


XIX.  —   GUBRRB   EN  ALLEMAGNE.  ~  6UÉBRIANT  ET  SES  CAMPAGNES, 

DE  4639  A  4641 

Si  une  bataille  perdue  en  Picardie,  aux  frontières  de  l'Artois  ou 
du  Hainaut,  pouvait  être  un  danger  de  mort  pour  la  France,  le 
triomphe  définitif  des  Impériaux  en  Allemagne  n'eût  pas  été  moins 
fatal.  La  maison  de  Hajrâbourg  sortant  victorieuse  de  la  guerre  de 
trente  ans,  ce  n'était  pas  seulement  le  despotisme  universel  fondé 
en  Europe,  c'était  la  France  renfermée,  étouffée  dans  les  plus  étroites 
limites,  menacée  de  convoitises,  de  revendications  constantes,  de 
démembremens  périodiques,  ramenée  aux  plus  mauvais  jours  de 
la  guerre  de  cent  ans,  ouverte  à  l'invasion.  C'était  Annibal  ad 
portas  (2).  N'avait-on  pas  vu  en  1636  l'armée  de  l'empereur  éta- 
blie en  Bourgogne,  descendant  sur  Lyon  par  la  vallée  de  la  Saône, 

(1)  Voyei  la  Emmê  da  1«'  et  du  15  êjtïX  et  da  !•'  mai. 

fî)  «  Le  roi  de  Hongrie  étant  à  Brisach,  Annibal  est  ad  portas,  »  (Mémoire  adresaé 
par  BicheUea  à  Louis  xm,  14  octobre  1636.) 

TOMB  vnu  —  15  MAI  1883.  16 


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2à2  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

tandis  que  les  coureurs  du  roi  catholique  arrivaient  aux  portes  de 
Paris?  Pour  conjurer  ce  péril  toujours  menaçant  et  pour  sauver 
l'Europe,  la  France  devait  son  aide  et  son  appui  à  ceux  qui  avaient 
entrepris  ou  accepté  la  lutte,  agir  elle-même  avec  toutes  les  res- 
sources que  d'autres  difficultés,  d'autres  entreprises,  extérieures  ou 
intérieures,  lui  permettaient  de  consacrer  à  cette  œuvre  grandiose. 
PTayant  pas  d'armée  à  envoyer  au-delà  du  Bhin,  Richelieu  employa 
d'abord  les  absides  :  le  premier i  le  plus  grand,  le  moins  maniable 
de  ces  soudoyés  fut  Gustave-Adolphe.  Après  la  mort  de  ce  héros,  le 
cardinal  chercha  des  alliés  dont  les  allures  fussent  moins  indépen- 
dantes. En  même  temps  qu'il  renouvelait  l'accord  avec  les  Suédois, 
il  traitait  (1)  avec  «  l'Union  évangélique,  »  qui  s'engageait,  moyen- 
nant un  million  de  livres  par  an,  à  maintenir  trente  mille  hommes 
de  pied  et  six  mille  chevaux  ;  mais  de  tous  les  princes  qui  signè- 
rent le  traité  d'Heilbronn,  le  landgrave  de  Hesse  seul  resta  fidèle  à 
ses  engagemens;  isolé,  il  était  impuissant.  L'insuffisance  des  alliés 
se  trouvant  démontrée,  Richelieu  voulut  s'assurer  par  un  achat  en 
bonne  forme  un  général  avec  ses  troupes.  Il  y  en  avait  plusieurs 
sur  le  marché  qui  s'offraient,  se  retiraient,  donnaient  des  espérances, 
demandaient  des  surenchères.  En  dehors  des  deux  grandes  armées, 
celle  de  Suède,  surtout  puissante  par  l'organisation  et  la  tactique, 
celle  de  l'empereur,  considérable  par  le  nombre,  avec  ces  essaims 
de  cavaliers  venus  des  bords  du  Danube,  qui  rappelaient  les  hordes 
d'Attila,  le  sol  de  l'Allemagne  s'était  couvert  de  petites  armées,  de 
bandes  de  mercenaires,  tantôt  entretenues  par  un  prince  régnant 
comme  le  duc  de  Raviëre,  tantôt  groupées  autour  d'un  aventurier 
hardi,  comme  le  bâtard  Maïisfeld,  qiiî  un  moment  fit  trembler  l'Eu- 
rope ,  ailleurs  suivant  un  de  ces  princes  sans  argent  et  sans  terres, 
cadets  de  souverains  ou  souverains  dépossédés,  qui  n'ayant  qu'un 
titre  et  une  épée,  sont  prêts  à  se  vendre  ou  à  se  louer  pour  un 
temps  :  tels  le  duc  Charles  de  Lorraine»  ou  le  duc  Bernard  de  Saxe- 
Weîmar. 

Issu  de  cette  maison  de  Saxe  qui  avait  disputé  Tempire  à  Charles- 
Quint  et  qui  était  assurément  la  plus  nationale,  la  plus  illustre  de 
riUemagne,  grand,  fort,  le  visage  pâle,  les  yeux  et  les  cheveux 
noirs,  le  regard  froid  et  dur,  ambitieux,  sans  scrupules,  très  doué 
pour  la  guerre,  Bernard  de  Weimar  avait  débuté  fort  jeune  par 
lever  un  corps  de  troupes  que  Gustave-Adolphe  prit  à  sa  solde.  H 
devint  un  des  premiers  lieutenans  du  roi,  et  après  la  catastrophe 
de  Lûtzen  partagea  avec  le  comte  de  Bom  le  commandement  de 
l'armée  suédoise.  La  sanglante  journée  de  Môrdlingen  (163A)  rompit 

(1)  6  âTril  1633. 


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ikk:^ 


Ll  PREIOSM  CAl^i^Nfi  I)&  GÛICDé.  %hl 

TiNQCord  entre  loi  et  1^9  Suédois  ^  ceux-ci  avue^t  laissé  sur  le  tecmn 
aeiK»  miU»  moFts  f»t  quatire-vingts.  cnow;  il  est  rare  ({«e  U.  bow^ 
inteUigenee  eiikre  allié»  aurvive  i  ua  pareil  désastre.  Berurd  ùxX 
aeeiisé  d'avoir  ùk  donner  et  mal  daan^  cette  grande  batailla 
p^dtte  (1)^  Il  D'atteiidait.qi^iui  prètesLti^powreGûUivrer  s«ttijQd4pei;i'>» 
dapcei;  le  pie«fier  usagjei  qa'U  en  fit  fut  de  se  yeDdce  à  la  France 
(1635).  Ce  n'était  pas  tout  à  fait  une  désertion;  en  se  séparant  dd 
rarmée  soédoiae,  il  ne  devenait  pas  reoBend  de  la  cowonne  de 
Suëdeu  Sana  doute  il  emmenait  plus  de  troupes  qu'il  n'ea  avait  levé 
(dou^e  nitte  fantassÀsa  et  six  HÛUe  cbe^aui,  payés  &  oulUens  par  m)  \, 
mais  le  J^mk  était  bîeoi  k  loi.  Ankn^  dei  la  baioe  dea  Hapshouxg„ 
tout  en  conseiTyaiitf  uo^  va^e  aJLti^didini^nt  k  l'empiore^  il  était  résolu 
k  reconstituer  sw  sa  personne  la  grandeur  de  sa  maisen,  is^oliée,  et 
malgré  les  tpaîtéa,  les  engi«e«»eBS  pris  durant  sou  voyage  k  Tari3^ 
il  ne  aei  livra  jamais  complëtema^.  Jhpxm  le  jour  où  U  entra  a« 
aerriee  de  Leuia  XUI,  il  ne  sortit  guère  d'un  échiquieir  restreint^ 
mraœuvranii^  prenant  dea  placea  en.  Lorraine,  eaFranobA^mAè,  sur 
lea  deu  rivesidu  Rhin  entre  les  Vosges  et  b  FeréVNoixe^  Dioua  ne 
voulons  pas  égarer  le  lect^ir  dans  le  dédale  de  cette  période  de  la 
guerre  de  trente  ans;  mais,  sans  essayer  de  démêler  Fécheveau  d€» 
ces  opérations  militaires  si  eonfvaes»  noos  m  mArqueroMs  bs  carac- 
Usrea  principaia*  Les  namveBdws  dea  wnéea  (|ui  ont  parcouru  lea 
pravincee  gwouiniqiAea  en^e  la  mort  du  roi  Gustave  et  L'arrivée  au 
.  prenais  plan  des  cafâtaifteadôaiAtéreaaéa»6uébriaat,Miercy,Xujremiei 
ne  samaiwt  a'ejpUquer  pajr  dea  raJMn&  pur^nent  stratégique  ou 
politiques;  princea  ou.  géoéraujid'aveolure  obéiesaienl  le  plua  sour 
Tant  à  dem  mobilea  plae  puieaai^  que  les  intérêts  de  tour  canse  ; 
k  nicesaité  dea  aiibsiatanc«a^  lett  arriére-penaées  persooneUesk  U 
fallait  vivre  ayant  tout,  (diercber  desireiDoîns  o^bbéa  par  les  dév«3- 
talemra  qui  se  sncoédaient  dejMm  si  lengtenips  dana  ces  maUieur 
renaes  contrées;  en  easayant;  de  meniez  aea  amis  et  alliés,,  on  évi- 
tait aurlont  les  pays  qu'une  anAféa^  amie  ou  ennenue»  venait  de 
qnittar;  ils  étaient  épniaéa  pour  loi^empa.  Puis  venaient  les  viséea 
IMlîcuUèvea;  duM^un  de  ces  eoodottieri«qu'il  sent  grand  oumédiocre^ 
^  une  coufonnnàprwdce  on  k  cetoroiaver,  un  girand  fi^  k  gagner, 
uft  damaine  à  rétaklic»  Eft  s'aj^pyiiquent  k  oonquétrir  solidemœt  le 

(f)  Lw  IkMic»É»d«seu  la  non  «»  mitHliteià  da'lto  fmmowQ9û%  NlrUt^roi^  à  Ui 
bat&Ule  gagnée  par  le  duc  d*Aaguien  en  1645, et  que  les  écrivains  aUmnanda  a]^|iieUeoi( 
avec  raUoa  la  bataUis  d'illerheim  (voir  liv.  iv,  chap.  m.}  La  bataille  du  Q  seçtem^re 
1634,  fat  livrée  près  de  N&pdlfngen,  que  les  Austro-Espagnols  assiégeaient  et  qne.  les 
Suédois  vonlaieiit  seceturir^  ce  fol  «le  émjofawnéom  les.  pKM  sangkuites  e(  le*  flus 
<:onsidérabIes  de  la  guerre  de  trente  ans  ;  sans  Tappui  moral  et  matériel  de  la  France, 
lea  yaincna  n'auffaienl  Jamaia  pu  «a  cqWw  d'oxi  tel  d4«aatce. 


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2i&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Brisgau,  le  Sflndgau,la  Haute-AIstce,  les  placides  Vosges,  Bernard 
comptait  bien  ne  pas  se  borner  à  servir  la  cause  protestante  ou  à 
tenir  ses  engagemens  envers  le  roi  de  France.  Il  croyait  être  sûr  de 
travailler  pour  lui-même,  soit  qu'il  réussit  à  s'approprier  tout  ou 
partie  de  ses  conquêtes,  soit  qu'il  y  trouvât  les  élémens  d'un  échange 
pour  aller  fonder  un  état  en  Tburinge,  près  du  berceau  de  sa 
famille. 

Au  mois  de  Juillet  1639,  il  tomba  malade  en  Franche-Comté  ;  ce 
fut  une  grande  crise  :  s'il  survivait ,  il  gardait  l'Alsace ,  pour  lui 
d'abord,  peut-être  pour  l'empire,  certes  pas  pour  la  France;  s'il 
mourait,  que  de  compétiteurs  se  disput^aient  sa  succession  I  Le 
plus  redoutable  était  le  Palatin,  dépouillé  de  ses  états  par  l'Autriche, 
soutenu  par  FAngleterre,  par  la  Suède,  avec  les  vœux  secrets  des 
autres  puissances.  Richelieu  le  fit  arrêter  comme  il  traversait  la 
France,  dans  un  incognito  mal  gardé;  ce  fut  un  coup  (jie  maître; 
rhabileté,  la  fermeté  du  comte  de  Guébriant  et  un  grand  sacrifice 
d'argent  firent  le  reste.  Bernard  ne  put  atteindre  Brisach  et  mourut 
à  Neuenbourg  (1).  La  France  recueillit  l'héritage  de  l'illustre  con- 
dottiere, une  armée  et  deux  places,  Saveme  et  Brisach,  les  clés  de 
l'Alsace. 

Jean-Baptiste  Budes  de  Guébriant,  né  en  1602  dans  un  modeste 
castel  du  diocèse  de  Saint-Brieuc,  appartenait  à  une  famille  moins 
riche  que  noble  :  le  plus  clair  de  son  héritage  était  sa  parenté  avec 
Du  Guesclin.  Il  avait  fait  de  bonnes  études  au  collège  de  La  Flèche, 
écrivait  le  français  avec  une  pureté  remarquable  et  savait  assez  de 
latin  pour  suivre  une  négociation  dans  cette  langue.  Simple  soldat 
en  Hollande,  il  fit  deux  années  d'apprentissage  militaire  sous  les 
maîtres  de  la  tactique.  A  peine  de  retour,  il  sert  un  de  ses  amis 
qui  se  battait  en  duel,  et  le  voilà  forcé  de  quitter  encore  la  France. 
On  le  laissa  rentrer  dans  notre  armée  d'Italie  ;  il  eut  une  compa- 
gnie au  régiment  de  Piémont ,  puis  fut  admis  aux  gardes  ;  mais 
Paris  ne  le  vit  guère.  Sauf  pendant  quelques  mois  après  son  ma- 
riage, il  vécut  toujours  aux  armées,  surtout  aux  armées  lointaines. 
Sa  première  action  d'éclat  fut  en  1636,  «  l'année  de  Gorbie,  »  au 
milieu  d'une  panique  générale.  H  arrivait  d'Allemagne,  se  jeta  dans 
Guise,  qu'il  sauva,  et  battit  un  parti  espagnol  près  de  La  Gapelle. 
Le  roi  le  fit  maréchal  de  camp  et  le  renvoya  en  Yalteline,  sous 
le  duc  de  Rohan  ;  c'était  une  bonne  école,  mais  un  service  pénible 
et  peu  recherché. 

De  là,  Guébriant  ramena  nos  troupes  (une  poignée  d'hommes)  et 
joignit  le  duc  Banard,  qui  ne  voulut  plus  se  séparer  de  lui.  H  eut 

(i)  S«r  U  rire  droite  do  Rhin,  à  quelques  UeoM  a«  lod  de  Vieoz-Brisaeh. 


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Là  PREMIÈBB  CA3CPAGNE  DB  CONDÉ.  2A6 

alors  un  double  êaractère  et  une  situation  difficile.  Commandant  un 
contingent  français  au  milieu  d'une  armée  étrangère,  il  était  en 
quelque  sorte  accrédité  comme  représentant  de  son  roi  auprès  de 
ce  prince  allemand,  dont  il  était  aussi  le  lieutenant  ;  il  se  montra 
propre  aux  deux  rôles.  L'égalité  de  son  humeur  s'alliait  à  une  fer- 
meté inébranlable;  conciliant  et  plein  de  tact,  il  savait  résister  aux 
prétentions,  aux  caprices,  parler  fièrement  au  nom  de  la  France. 
Bernard,  qui  l'avait  eu  à  se^  côtés  à  la  journée  de  Wertenweil  et 
durant  le  mémorable  siège  de  Brisach,  lui  témoigna  sa  haute  estime 
en  lui  léguant,  avec  ses  armes,  le  fameux  cheval  noir  Bapp,  qui, 
disait-on,  assistait  son  maître  dans  les  mêlées,  se  jetant  sur  ceux 
qui  cherchaient  à  le  frapper,  les  renversant  avec  ses  pieds,  les 
déchirant  avec  ses  dents.  Guébriant  n'était  pas  moins  aimé  de  l'ar- 
mée weymarienne  que  de  son  chef.  Vivant  au  milieu  de  ces  rudes 
soldats  allemands  et  suédois,  n'ayant  pas  leurs  mœurs,  ne  parlant 
pas  leur  langue,  il  avait  su  conquérir  leur  confiance  et  même  leur 
affection.  Buveur  d'eau,  il  avait  eu  l'art  de  persuader  à  ces  terribles 
ivrognes  qu'il  se  grisait  avec  eux  ;  quand  ils  s'aperçurent  de  sa 
feinte,  ils  l'avaient  déjà  si  bien  pris  à  gré  qu'ils  en  rirent  et  lui  par- 
donnèrent sa  sobriété.  Chef  ou  camarade  d'hommes  insatiables,  par- 
fois obligé  de  satisfaire  leur  avidité  ou  de  fermer  les  yeux  sur  leurs 
rapines,  il  ne  prit  jamais  rien,  ne  demanda  ni  argent,  ni  terres ,  et 
ceux  qui  pouvaient  le  moins  comprendre  cette  conduite  admiraient 
son  désintéressement.  Le  burin  de  Nanteuil  a  reproduit  ses  traits  ; 
l'emplâtre  4e  tafletas  noir  qui  cachait  une  large  blessure  reçue  à  la 
joue,  ne  dépare  pas  un  visage  grave  et  doux,  où  se  reflète  la  séré- 
nité de  l'âme.  Le  lecteur  me  pardonnera  si  je  l'arrête  devant  cette 
figure  dont  la  contemplation  repose  :  on  aime  à  rester  un  peu  avec 
cet  homme  d'un  mérite  si  solide  et  si  complet,  qui  ne  fut  ni  ambi- 
tieux, ni  cupide,  que  les  honneurs  aUèrent  chercher,  qui  ne  fit  que 
le  bien,  et  ne  pratiqua  que  le  devoir. 

Maintes  fois,  dans  ses  entretiens  à  moitié  intimes,  à  moitié  ofliciels 
avec  le  duc  de  Weimar,  il  l'avait  sondé,  essayant  de  l'amener  à 
s'expliquer  sur  ses  mtentions,  sur  la  suite  qu'il  donnerait  aux  enga- 
gemens  pris  avec  la  France;  il  l'avait  trouvé  impénétrable.  Un  jour 
cependant  il  obtint  une  courte  réponse  qui  n'était  que  trop  claire  : 
«  Vous  me  demandez  toujours  Brisach,  mais  c'est  demander  à  une 
sage  fille  son  pucelage  et  à  un  homme  de  bien  son  honneur,  d  Aussi 
Guébriant  veillait-il  sans  relâche,  et  lorsque  son  général  malade 
quitta  les  bords  de  la  Saône  pour  gagner  sa  forteresse  du  Rhin,  il 
brava  la  contagion  et  suivit  la  litière  de  Bernard.  Le  fléau  le  frappe 
à  son  tour,  l'arrête  à  Huningue;  là,  il  apprend  que  le  duc  expirant 
n'a  pu  dépasser  Neuenboui^.  Il  accourt  au  risque  de  sa  vie,  arrive 


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BBVQK  DBS  DEDX  MONDES. 

trop  («cd  pour  rocevpir  les  adieoK  ik  soa  illustre  chef  et  pousse  Imi^ 
sitôt  jusqult  Brisactt.  Déjà,  dms  sa  prévoyance,  il  avait  secrètement 
fait  marcher  vers  cette  place  la  poigoée  de  soldats  français  dont  il 
disposait. 

Brisach  était  entre  les  mains  du  général  major  d'Ërlach,  à  qui  le 
doc  de  Weimar  l'avait  confiée.  C'était  un  Suisse  du  canton  de  Beme 
et  de  race  militaire  ;  depuis  cent  cinquante  ans,  vingt-huit  officiers 
de  son  nom  avaient  figuré  sur  les  contrôles  de  l'armée  française; 
Ini-même  avait  commaoïdé  quelque  temps  un  régiment  à  notre  ser- 
vice; mais  quelles  que  fussent  ses  sympathies  pour  la  France, 
elles  ne  pouvaient  l'aveng^w  sur  ses  intérêts  ;  c'était  par  là  qu'il 
fallait  le  prendre.  Déjà,  à  la  première  nouvelle  de  la  maladie  de 
Bernard,  le  général  Bannier  avait  écrit  (1^  août  16S9)  au  gouver- 
neur de  Brisach  poiir  lui  rappeler  ses  devoirs  envers  la  couronne  de 
Suède.  Guébriant  prouva  facilement  à  son  camarade  que  le  roi  de 
France  était  le  plus  puissant,  le  plus  proche,  que  sa  caisse  était  la 
mieux  garnie,  et  que  lui  seul  payait*  D'Erlach  se  laissa  persuader, 
fit  une  réponse  évasive  à  Bannier,  écrivit  au  secrétaire  d'étal  De 
Noyers  une  longue  lettre  où  il  indiquait  ce  qu'il  y  avait  à  faire  pour 
cônsOTver  à  la  France  Tarmée  weymarienne  et  les  places  qu'eUe 
occupait.  Le  courrier  ne  tarda  pas  à  revenir,  raiq[>ortant  à  d'Er- 
lach  le  brevet  d'une  large  pension,  celui  du  gouvememrat  de  Bri- 
sach, timbré  cette  fois  aux  armes  de  France,  des  lettres  de  natura- 
lisation, ce  qui  était  un  hors-d'œuvre,  et,  ce  qui  était  plus  positif, 
la  patente  pour  l'explcHtation  des  mines  de  Munster  et  de  De}é- 
mcHit  (1),  qui  devaient  approvisionna  de  fer  nos  places  et  notre 
armée  (2).  Avons- nous  besoin  d'ajouter  que  d'Erlach  sut  tirer  parti 
des  droits  que  lui  conférait  cette  patente  et  qu'il  y  veilla  avec  autant 
de  jalousie  qu'à  tenir  hors  de  Brisach  tout  agent  qui  pouvait  le 
gêner?  Quatre  colonds,  qui  prirent  le  nom  de  directeurs,  traitèrent 
au  nom  de  l'armée  weymarienne  définitivoinent  engagée  au  service 
de  la  France,  moyennant  de  larges  avances  immédiates  et  de  bonnes 
garanties  données  aux  cbe&  et  à  leurs  mandans. 

Guébriant  avait  tout  fait  ;  car  les  commissaires  spédaux,  d'Oysw- 
ville,  Choisy,  Tracy  et  autres  ne  signèrent  que  pour  confirmer  ses 
actes  et  sa  parole.  11  n'eut  riea  pour  lui,  ni  argent, ni  titre  nouveau  ; 
on  lui  trouvait  encore  trop  peu  d'étoffé  pour  lui  donner  offidelle- 
ment  l'autorité  sur  ces  hommes  qui  ne  connaissaient  que  lui.  Le 

(I)  Dttna  ie  pay*  de  Poreotruj^tii  Mclen  évôcbé  de  B&le,  ai^onrd'hiii  J«ra  beraois. 
DepBiB  la  réformatioD  jos^'à  1792,  cette  contrée  a  été  presque  constamment  admi- 
nistrée par  rambassadenr  de  France  en  Saisse^qo!  résidait' à  Solenre,  comme  l'éTèqne 
dépossédé  de  B&le. 

(S)  Papiers  de  d*Erlacb. 


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LA  PR£MI£E£  CAMPAGNE  DE  CONDÉ.  2&7 

duc  de  LongueviUe  fat  nommé  générai  de  l'armée  du  roi,  composée 
de  deux  groupes  :  les  troupes  récemment  capitulées  et  qui  restaient 
conduites  par  leurs  directeurs  ;  le  corps  français,  dont  la  petite  bande 
d'Henri  de  Rohan  formait  le  noyau,  et  dont  le  maréchal  de  can^, 
comte  de  Guébriant,  conservait  le  commandement  sous  le  nouveau 
génial  en  chef.  LongueviUe  ayait  le  sang  de  Dunois,  la  bravcmre 
héréditaire;  il  ne  manquait  pas  d'intelligence,  mais  de  santé  et  d'ac- 
tivité; négociateur  plutôt  que  soldat,  il  parut  irrégulièrement  à 
l'armée  qu'il  commandait,  fut  presque  toujours  en  congé;  se  réser- 
vant ks  conférences  entre  les  ambassadeurs  et  ministres,  il  exami- 
nait sommairemmt  les  plans  militaires  de  scm  maréchal  de  camp  et 
lui  en  laissait  l'exécution. 

L'armée  du  roi  prit  immédiatement  roffensive  (octobre  1639), 
passa  le  Rhin  qu'aucun  soldat  français  n'avait  encore  franchi  (1), 
pénétra  au  cœur  de  rAllemagne,  décida  la  landgrave  de  Hesse  à 
joindre  à  nos  troupes  les  quelques  milliers  de  bons  solditts  dont  elle 
disposait  (2),  opéra  avec  les  Suédois,  puis  hiverna  sur  la  rive  droite 
do  fleuve  pour  empêcher  l'ennemi  de  passer  sur  la  rive  gauche;  car 
il  ne  faut  plus  que  les  Impériaux  ou  leurs  alliés  remettent  le  pied 
sur  cette  ^erre  d'Alsace  dont  nous  ayons  jalonné  l'occupation  par 
quelques  conquêtes  et  qui  est  en  train  de  se  donner  à  la  France.  Ce 
fut  une  affaire  bien  menée  dès  le  début.  Nulle  tentative  pour  im- 
porter une  administration  étrangère,  pour  créer  une  organisation 
générale;  laisser  subsister  les  gouvememens  locaux,  n'inquiéter  ni 
les  magistrats  élus  ni  les  seigneurs  héréditaires,  protéger  les  catho- 
liques contre  l'oppression  des  Suédois,  montrer  aux  luthériens  que 
la  retraite  des  Français  les  livrerait  aux  Espagnols  :  telle  fut  là  ligne 
tracée  à  l'origiae  par  Richelieu,  maintenue  par  ses  successeurs,  sui- 
vie par  des  agens  aussi  iatelligais  que  dévoués.  Guébriant  fut  le 
premier  à  marché  dans  cette  voie;  nul  ne  fut  plus  hardi,  plus  per- 
sévérant ;  jamais  il  ne  perdit  de  vue  le  but  principal  :  couvrir  l'Alsace, 
lui  assurer  le  repos,  la  laisser  suivre  sa  pente  naturelle,s'unirdouce- 
meott  à  la  France.  Ci'était  rompre  le  plus  gros  anneau  de  la  lourde 
chaîne  qui,  tendue  de  Vienne  à  Anvers,  enserrait  la  meilleure  par- 
tie du  monde  ;  c'était  mériter  à  nos  rois  cet  éloge  que  leur  adressait 


(1)  Il  y  avait  bien  en  pendant  quelques  mois,  en  1634,  nno  garnison  fi'ançaise  à 
PhitipBbourg,  un  petit  continent  français  au  siège  de  Brisach,  mais  ces  deux  places 
sont  inr  le  flewe;  aitteors  il  n*y  avait  «n  <fie  des  indiTidos  servant  dans  des  armées 
étnuifères.  Noas  parlons  ici  de  soldats  finançais  es  corps. 

(3)  Le  traité  avait  été  négocié  par  d'Avaux*  La  landgrave  de  Hesae-Cassel,  Amélie- 
Elisabeth  de  Hanaa»  veuve  et  régente  depuis  deux  ans,  s'engageait  à  fournir  7,000 
hommes  dé  pied  et  3,000  chevaox  moyennant  200,000  rixdalers  par  an  et  une  pension 
à  son  fils,  le  JeuM  laidgrave  régnaaU 


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2A8  RETUE  DES  DEUX  HOHDES. 

UD  ministre  hollandais  (1),  protestant  passionné  :  u  L'Europe  est  rede^ 
vable  aux  Bourbons  pour  avoir  rappelé  la  liberté  mourante.  » 

Stratégiste  de  l'école  de  Gustave-Adolphe,  il  étend  le  théâtre  de 
ses  opérations  et  leur  donne  un  caractère  logique;  toutes  apparte- 
nant à  un  même  ensemble,  chacune  a  un  objet  défini,  soit  qu'il 
vienne  chercher  auprès  du  Rhin  des  secours  qui  manquent  trop  sou* 
vent,  soit  que^  renforcé  ou  non,  bien  ou  mal  payé,  il  reprenne  son 
essor  à  travers  l'Europe  pour  aller  ici  dégager  une  armée  battue, 
là  chercher  un  allié  qui  hésite,  ailleurs  dissiper  un  rassemblement 
ennemi  qui  se  forme.  Jamais  il  ne  marche  au  hasard;  mais  comme 
il  va  vite  et  loin  I  Jetons  un  moment  les  yeux  sur  la  carte  d'Europe, 
non  pour  le  suivre,  mais  pour  marquer  quelques  -uns  des  points  où 
on  le  voit  paraître.  Le  voici  sur  le  Danube,  aux  portes  de  Ratis- 
bonne,  puis  en  pleine  Allemagne  du  Nord,  vainqueur  à  Wolfenbûtr 
tel.  Quelques  mois  plus  tard,  nous  le  retrouvons  dans  le  pays  de 
Qèves,  battant  Lamboy,  le  faisant  prisonnier,  ruinant  son  armée. 
La  saison  ne  l'arrête  pas;  en  plein  hiver,  il  prend  des  places,  gagne 
des  batailles;  c'est  au  mois  de  janvier  (1642)  qu'il  livra  ceUe  de 
Kempen.  Puis  il  manœuvre  entre  le  Rhin  et  la  Basse-Meuse,  menace 
les  Espagnols  victorieux ,  les  force  à  lAcher  prise  et  à  perdre  les 
fruits  de  la  bataille  d'Honnecourt.  L'armée  de  Picardie  dégagée,  il 
passe  en  Saxe,  donne  la  main  à  Torstenson  près  de  Leipzig  et 
achève  en  Thuringe  sa  belle  campagne  de  16A2.  Depuis  plus  d'un 
an,  le  duc  de  Longueville  avait  abandonné  le  titre  d'un  commande 
ment  qui  n'avait  jamais  été  que  nominal.  Créé  d'abord  lieutenant- 
général,  honoré  du  cordon  bleu,  Guébriant  reçut  le  bâton  de  maréchal 
après  la  victoire  de  Kempen. 

Ces  honneurs,  ces  dignités  ne  le  mirent  pas  à  l'abri  du  mauvais 
vouloir  de  nos  alliés  les  Suédois  :  ce  n'était  pas  la  moindre  de  ses  diffi- 
cultés. Dès  le  début,  il  avait  eu  maille  à  partir  avec  Bannier,  vigou- 
reux homme  de  guerre,  mais  violent,  impatient  de  toute  autorité, 
et  d'habitudes  si  intempérantes  qu'une  fois  l'ambassadeur  de  France, 
ayant  affaire  à  lui,  dut  attendre  quatre  jours  pour  le  trouver  dans 
un  moment  lucide.  Bannier  cependant  avait  subi  l'ascendant  de 
Guébriant,  manœuvrait  d'accord  avec  lui,  et  l'avait  si  bien  pris  en 
amitié  que,  comme  le  duc  Bernard,  il  finit  par  lui  léguer  ses  armes. 
Il  meurt,  forstenson  le  remplace,  et  tout  est  à  reconmiencer.  Très 
supérieur  à  son  prédécesseur,  mais  obéissant  à  un  patriotisme 
étroit,  le  nouveau  général  suédois  ne  veut  sacrifier  aucun  des  inté- 
rêts momentanés  de  la  couronne  de  Suède  aux  intérê^ts  généraux 
des  alliés,  revient  sur  sa  parole,  manque  aux  rendez-vous.  Guébriant 

(1)  Spanheim,  Mémokês  i»  la  Palatim  Loffêê-JuUaimi.  (L^yde,  lôtô.) 


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SHW",  JE.. 


1 


LA  PRBMiàRE  CAMPAGNE  DE  GOMOi.  2A9 

parvint  à  ne  pas  rompre  avec  lui,  mais  ne  put  jamais  l'amener  à 
une  action  commune.  Que  faire  alors  avec  mi  fantôme  d'armée? 

A.  Kempen,  le  maréchal  avait  dix-huit  mille  hommes  et  à  Wolfen- 
bûttel  {nresque  le  double.  Mais  quand  les  Suédois  s'éloignent,  retour- 
nent en  Poméranie  on  manœuvrent  en  Bohême,  quand  les  Hessois  se 
reposent  ou  que  le  duc  de  Lunebourg  retire  ses  troupes,  quand  les 
OMurches  ont  été  longues,  la  saison  rude,  les  combats  sanglans, 
Tefiectif  tombe  à  douze,  dix  et  jusqu'à  huit  mille  hommes.  C'est  à 
ce  damier  chifQre  qu'en  était  Guébriant,  lorsque  Torstenson  le  laissa 
seul  en  Thnringe.  Il  fallut  abandonner  les  entreprises  pour  se  rap- 
procher de  Brisach  et  retourner  vers  le  Brisgau,  tout  en  manœu- 
vrant pour  occuper  l'ennemi*  La  petite  armée  repassa  le  Main,  fit 
une  pause  sur  le  Tauber,  une  autre  sur  le  Neckar,  puis,  serrée  par 
les  Bavarois  et  les  Lorrains,  descendit  dans  le  val  de  la  Kinsig;  l'en- 
nemi disparut.  Oh  était  en  plein  hiv^;  les  soufirances  furent 
cruelles;  c'est  au  commencement  de  mars  (16A3)  que  Guébriant 
s'arrêta  à  Waldkirch,  près  de  Fribourg. 

Le  climat,  les  manœuvres  de  l'ennemi,  la  désertion  des  alliés 
n'étaient  pas  les  seuls  obstacles  contre  lesquels  il  eut  à  lutter,  sa 
propre  armée  étut  une  source  d'embarras  continuels.  Les  Weyma- 
riens  se  battaient  bien,  mais  quelle  façon  de  servir  I  D'aBbrd,  là  où 
ils  passaient,  c'était  le  feu  du  ciel  ;  la  Franche-Comté  ne  les  a  pas 
oubliés  :  on  dit  encore  «  l'année  des  Suédois  »  pour  rappeler  le 
temps  où  le  duc  Bernard  traversa  cette  province.  A  chaque  instant, 
les  tf  directeurs  »  ou  les  officiers  mettent  le  marché  à  la  main  :  c'est 
Rosen  qui  réclame  une  augmentation  de  pension;  Oheim,  qui  trouve 
injuste  que  Taubadel,  son  cadet,  soit  mieux  traité  que  lui;  Tauba- 
del,  qui  se  plaint  d'avoir  reçu  une  nouvelle  qualité  «  sans  gages;  » 
Schmittberg,  qui  se  déclare  trop  pauvre  pour  soutenir  l'honneur 
de  la  charge  de  général-major  d'infanterie;  le  duc  George  de  Wur- 
temberg (un  des  meilleurs  et  des  plus  modestes),  qui  prie  le  roi 
d'avoir  égard  a  à  sa  grande  incommodité;  »  ce  sont  les  ritmestres 
qui  réclament  avec  hauteur  le  remboursement  des  avances  par  eux 
faites  aux  reltres  pour  épées,  pistolets,  bottes,  éperons,  man- 
teaux, etc.;  tous  accompagnant  leurs  réclamations  de  la  menace 
d'un  départ  immédiat  si  elles  ne  sont  pas  accueillies;  sans  parler 
des  menées,  des  complots  de  ceux  qui  veulent  vendre  l'armée  à 
l'empereur,  des  tentatives  d'embauchage  faites  par  les  agens  du 
doge  de  Venise.  Â  chaque  instant,  l'édifice  si  patiemment  élevé,  si 
souvmt  ôtayô,  menaçait  de  s'écrouler. 

Le  petit  corps  purement  finançais  qui,  avec  les  Weymariens,  for- 
nudt  l'armée  du  roi,  donnait  moins  d'embarras.  Il  y  avait  là  de 
bonnes  troupes,  le  régiment  de  Montausier,  par  exemple,  ceux  de 


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250  BEVUE  DES  I^JX  M(»fDES« 

Rogaeservière  et  de  Traey.  Gaétariant  tirait  parti  avec  art  des  iq^- 
tudes  diverses  des  deux  races  et  d'une  certaine  rivalîté.  Eoibriga- 
dant  des  régimens  français  et  allemùds,  il  formait  ainsi  des  gronpes 
excellensy  mais  à  la  condition  de  laisser  à  chaque  troupe  ses  hd>i- 
tud^  et  son  organisation  :  n  En  jo%naxit  le  régioient  de  Boqueser- 
viëre  à  celui  de  Schmittl)erg,  on  aurait  la  meilleure  brigade  d'Al- 
lemagne, mais  à  la  condition  que  le  régimait  de  Schnrittberg 
demeurât  sur  le  pied  allemand,  sans  quoy  aucun  officier  ni  sddat 
n'y  demeureroit  une  heure  (1).  »  Restait  la  difiiculté  presque  insur- 
montable du  recrutement;  les  colonels  ne  pouvant  guère  faire  des 
levées  de  si  loin,  on  essaya  divers  procédés:  d'abord  ce  qu'on  appe- 
lait les  contingens  des  «  vieilles  garnisons,  »  c'est-à-dire  des  di^- 
chemens  tirés  des  places  fortes  les  moins  lignées;  ordre  était 
donné  aux  gouverneurs  d'envoyer  à  rarmée  d'Allemagne  des  sol- 
dats éprouvés,  et  ils  recevaient  l'argent  nécessaire  pour  les  rem- 
placer par  des  recrues.  Mais  les  hommes  des  o  vieilles  garnisons  » 
avaient  presque  tous  laissé  des  femmes  d^riëre  eux  ;  ils  désertaient 
pour  les  rejoindre;  les  gouverneurs  fermaient  les  yeux  et  les  enrô- 
laient à  vil  prix  sous  d'autres  noms,  L'envc»  de  rumens  tout  for- 
més ne  réussit  pas  mieux;  les  soldats  qui  rentraient  d'Allemagne, 
régulièrement  ou  irrégulièrement,  faisaient  de  leurs  souifrances, 
avec  l'exagération  ordinaire,  un  tableau  effrayant,  peignaient  les 
longues  marches,  les  mois  passés  au  bivouac,  sur  la  nage,  au 
milieu  de  forêts  de  pins,  la  maigre  pitance  qu^il  fallait  disputer  à 
de  malheureux  paysans  épars  dans  quelques  villages  épuisés  et 
à  peu  près  bloqués  par  les  armées  emiemies*  Le  s^vîce  en  Alle- 
magne était  devenu  pour  les  Françùs  un  objet  d'aversion  et  presque 
d'épouvante.  La  correspondance  du  roi  avec  Guébriant  est  pleine  de 
lettres  comme  celle-ci  :   «  Mon  cousin,  j'avois  donné  ordre  aux 
régimens  d'infanterie  de  Gourcelles  et  de  Lesdiguières  de  passer  en 
Allemagne,  mais  les  officiers  et  les  soldats  ont  eu  si  peu  d'affection 
à  leur  devoh»  et  ont  témoigné  tant  d'averinon  à  ce  voyage  qu'aïK- 
sitôt  qu'ils  se  sont  approchés  de  la  Lorraine,  ils  se  sont  dissi- 
pés (2).  » 

Voyant  combien  il  était  difficile  d'obtenir  qu'on  lui  envoyât  des 
troupes  et  plus  difficile  encore  de  les  retenir,  le  maréchal  conseilla 
d'essayer  une  levée  dans  son  cher  pays  de  Bretagne.  Avec  du  genièvre 
et  de  faibles  primes  on  parvint  à  racoles*  quelques  centaines  de 
recrues;  comme  cela  paraissait  insuffisant,  on  fit  de  véritables 
battues  dans  les'champs  et  dans  les  vUlages,  et  on  poussa  qad- 


(i)  Lettre  de  Guébriant,  ap.  Le  Laboureur. 
(2)  Le  Roi  à  Guébriant,  17  Juin  1M3. 


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LA   PRBMIÈBB  GAJIVAGNC  DE   CONBE.  ^44 

ques  milliers  de  malheureux  sur  les  ports  de  mer,  où  ou  les  em- 
barqua, enchaînés,  sans  armes  et  presque  sans  vêtemens.  Les 
batesMix  qui  les  portaient  furent  dirigés  sur  la  Hollande^  puis 
remontèrei^  le  Bhin;  on  les  débarqua  dans  k  pays  de  Ju^èrs»  près 
du  camp  quH>C(9upail;  alors  Guébrianl^  et  son  boa  cœur  fuf  lï^nwBt 
ému  de  l'état  dans  lequel  fl  les  vît.  Il  les  fit  traiter  de  son  mieux» 
donna  à  chacun  d'eux  un  habit  gris,  etc.,  mais  la  nostalgie  les  sai- 
sit; la  plupart  moururent  ou  se  sauvèrent. 

Guôbriant  voyait  ainsi  fondre  son  armée  et  s'évaporer  les  secours 
qu'on  lui  e]q>é(Ûait  ou  lui  promettait.  U  jugeait  bien  que  jamais  il 
ne  serait  rejoint  pat  les  petits  détachemens;  c'était  une  nouvelle 
armée  qu'A  &llait  mettre  à  côté  de  la  sienne.  D'autre  part,  il  avait 
ocmipris  que  la  campagne  qui  allait  s'ouvrir  {I6ài)  pouvait  avoir 
une  importance  capitale,  car  les  préliminaûres  de  la  paix  venaient 
d'être  signés,  et  chaque  état  avait  hâte  d'améliorer  sa  situation  en 
vue  d'un  traité  définitif  conclu  sur  la  base  de  Yuti  possidetis^  aussi, 
tandis  que  les  troupes  de  Guébriant  se  reposaient  en  Brisgau,  son 
esprit,  qui  ne  se  reposait  jamais,  enfantait  un  plan  de  campagne 
qu'il  soumit  au  roi  avec  des  développemens  très  complets  dans  une 
longue  et  remarquable  dépêche  dat^  du  20  mars  16 A3.  U  conseil- 
lait de  renoncer  aux  petits  groupes  et  aux  entreprises  secondaires, 
le  siège  de  La  Motte,  les  courses  dans  les  Pays-Bas  ou  en  Franche- 
Comté,  de  former  deux  corps  vers  Amiens  et  à  Brisach,  le  premier 
contenant  et  occupant  les  Espagnols,  le  second  descendant  la  vallée 
du  Rhin  jusqu'à  Mayence;  puis,  les  deux  armées,  s'unissant  sur  la 
Moselle,  écrasant  les  bandes  impériales,  auraient  terminé  la  cam- 
pagne par  le  siège  de  Thionville  et  peut-être,  du  coup,  mis  fin  à  la 
guerre. 

Les  circonstances,  les  vues  de  Louis  XIII,  sa  mort,  l'agression  de 
Melo,  ne  permirent  pas  de  suivre  ce  plan  si  bien  tracé;  peut-être 
même  ne  fut-il  jamais  sérieusement  examiné  ;  l'hésitation  que  Maza- 
rin  montra  après  Rocroy  et  dans  d'autres  circonstances  permet  de 
le  croire;  en  tout  cas,  Guébriant  ne  reçut  pas  de  réponse.  —  Sa 
tristesse  était  grande.  Nous  avons  essayé  de  donner  une  idée  de  ses 
exploits  et  de  son  labeur;  lui  seul  peut  dire  par  quelles  épreuves 
passa  son  âme  et  quelles  furent  les  soufirances  de  son  cœur.  Pre- 
nons au  hasard  dans  ses  lettres  au  ministre  de  la  guerre  :  u  Je  suis 
en  un  pays  et  avec  nne  nation  dont  je  ne  sais  pas  la  langue,  avec 
quatre  armées  différentes  et  sans  avoir  d'authorité  que  sur  la  moindre 
partie  de  celle  du  roy.  Les  difficultés  s'augmentent  tous  les  jours, 
aussi  bien  que  les  insolences  des  troupes.  —  Celles  dont  on  se  pou- 
vait assurer  diminuent  tous  les  jours,  tant  par  la  mort  que  par 
l'extrême  misère  qu'elles  soufDrent.  Ne  voyant  aucune  espérance 
d'en  avoir  d'autres,  je  me  suis  rôsolu  de  voua  supplier  encore  une 


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252  REVUE  DES^  DE^  MONDES. 

fois,  monsieur,  de  me  faire  avoir  mon  congé,  vous  protestant  et 
jurant  en  foy  d'homme  de  bien  que,  hors  la  disgrâce  du  roy,  mon 
maître,  je  préfère,  non-seulement  la  Bastille,  mais  la  mort  même  à 
demeurer  plus  longtemps  icy,  où  je  ne  puis  attendre  qu'une  perte 
entière  de  ma  réputation,  que  je  cherche  à  établir  depuis  vingt  ans 
sans  avoir  jamais  épargné  ny  mon  sang  ny  ma  vie  (1).  » 
Et  cependant  il  restait  et  il  marchait,  et  il  continuait  de  se  battre, 
*  de  passer  des  hivers  dans  la  neige  et  dans  la  boue,  de  lutter  avec 
ces  égoïstes,  de  soutenir  ces  découragés.  U  vécut  ainsi  sept  ans 
(1637  à  16A3)  sans  revoir  la  France,  sa  famille,  son  cher  pays  de 
Saint-Brieuc,  sans  prendre  aucun  congé.  Lorsqu' enfin,  à  bout  de 
forces,  au  printemps  de  16A3,  il  demanda  avec  de  nouvelles  instances 
quelques  jours  de  repos,  le  roi  le  retint  à  son  poste,  mais  autorisa 
la  maréchale  à  l'aller  visiter  au  milieu  de  son  armée.  Guébriant 
courut  au-devant  de  sa  femme  avec  un  empressement  juvénile,  la 
reçut  aux  limites  de  son  commandement,  dans  les  Vosges,  la  con- 
duisit à  Brisach,  l'y  fêta  de  son  mieux.  Ce  fut  comme  un  rayon  lumi- 
neux dans  le  ciel  sombre  de  ce  brave  homme;  mais  ce  ne  fut  qu'un 
éclair;  il  fallut  se  séparer  au  bout  de  peu  de  jours  :  Guébriant 
avait  reçu  Tordre  de  manœuvrer  pour  couvrir  le  siège  de  Tbion- 
ville.  La  maréchale  reprit  le  chemin  de  Paris  et  son  mari  marcha 
vers  le  lac  de  Cionstance. 


XX.   —  CAMPAGNE    DE    GUEBRIANT    EN    4643,    SES    RELATIONS   AVEC 
LE    DUC    d'ANGUIEN. 

Le  jour  même  (8  juin  16A3)  où  Mazarin,  cédant  aux  instances  du 
duc  d'Anguien,  avait  £iit  expédier  au  marquis  de  Gesvres  Tordre 
définitif  d'investir  Thionville,  le  roi  avait  écrit  au  général  de  ses 
armées  d'Allemagne  pour  l'informer  de  cette  résolution  et  Tinviter 
«  à  en  favoriser  le  succès.  »  Par  une  remarquable  coïncidence,  le 
vainqueur  de  Rocroy,  rentrant,  sans  le  savoir,  dans  Tordre  des  idées 
que  Guébriant  développait  deux  mois  plus  tôt,  allait  aborder  par  la 
conclusion  le  plan  qui,  expédié  le  20  mars  de  Waldkirch,  était  déjà 
enfoui  dans  les  cartons  du  ministère,  oublié  des  uns,  ignoré  des 
autres.  La  lettre  du  roi  n'était  pas  encore  arrivée  au  quartier-géné- 
ral de  Waldshut  que  déjà  on  y  connaissait  la  marche  de  l'armée  de 
Picardie  vers  la  Moselle  (2),  et  Guébriant  avait  commencé  à  ma- 

(1)  GuébriADt  4a  secrétaire  d'ôut  De  Noyers,  4  août-34  septembre  1641,  ap.  Le 
Laboureur. 

(2)  La  lettre  du  roi,  du  8  juin,  fut  portée  par  MonUusier  et  remise  le  22  à  Gué- 
briant, qui,  la  veille,  avait  reçu  une  lettre  du  16,  où  le  sieur  La  Plaine,  écrivant  au 
«om  du  duc  d'Ancien,  annonçait  la  marche  sur  Thionville. 


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r^='jr,'-:^^âr-â.'^3E^ 


LA  PREMIERE  CAMPAGNE  DE  GONDE.  268 

nœuvrer  lorsqu'il  reçut  une  dépêche  où  le  duc  d'Anguien,  racontant 
les  premiers  travaux  du  siège,  rappelait  que  ((Thipnyille  ne  pouvait 
être  secouru  que  par  les  troupes  d'Allemagne,  puisque  celles  de 
Flandres  sont  défaites.  C'est  à  vous,  Honsieuri  à  les  empescher  de 
venir  et  à  me  donner  avis  de  leur  marche.  »  Guébriant  comptait 
bien  «  les  empescher  de  venir,  »  ôter  toute  espérance  de  secours  à 
Beck  et  à  Helo.  Au  lieu  de  pousser  vers  le  [nord,  en  se  rapprochant 
de  la  place  attaquée,  il  prit  la  route  de  l'est  pour  attirer  sur  lui 
Lorrains,  Bavarois,  Impériaux,  tous  ceux  que  rindifférence,  l'inertie, 
de  nos  alliés  ou  leur  secret  mauvais  vouloir,  laissaient  libres  de 
menacer  l'armée  assiégeante.  Quelques  mouvemens  préparatoires 
l'ayant  déjà  ramené  dans  cette  direction,  il  transporta  son  quartier- 
général  de  Waldshut  à  Engen,  centre  d'uoe  nouvelle  base  d'opéra- 
tions étudiée  d'avance,  jalonnée  par  la  forteresse  d'Hohentwiel,  que 
nous  occupions  depuis  assez  longtemps,  ainsi  que  par  |es  places  de 
Tûtlingen  sur  le  Haut  Danube  et  d'Dberlingen  sur  le  lac  de  Con- 
stance, dont  le  colonel  Widerbold  et  le  général  major  d'OysonvUle 
s'étaient  plus  récemment  emparés.  Il  comptait  s'avancer  à  travers 
ces  belles  contrées  qui  avoisinent  le  lac  de  Constance  et  qui  ont  été 
le  théâtre  des  exploits  de  Moreau;  son  esprit  hardi  et  fécond,  qui 
avait  déjà  conçu  la  conquête  du  Biiin,  avait  préparé  la  marche  par 
le  Danube.  Il  voulait,  par  une  voie  encore  inexplorée,  porter  la 
guerre  au  cœur  des  états  du  duc  de  Bavière  et  comptait  atteindre 
riUer  dans  cette  campagne  ;  déjà  il  était  établi  auprès  de  la  célèbre 
abbaye  de  Salem  (1),  et  ses  coureurs  avaient  poussé  jusqu'à  Lindau. 
Mais  le  duc  de  Bavière  avait  confié  son  armée  à  un  général  doué 
d'une  rare  pénétration,  très  sûr  de  ses  calculs,  méthodique  et  cepen- 
dant prompt  à  prendre  son  parti,  lisant  le  terrain  très  vite  et  très 
bien,  ayant  un  tact  particulier  à  choisir  les  positions  défensives  et 
une  grande  habileté  à  en  tirer  parti.  C'était  le  colonel  que  nous  avons 
vu  monter  à  l'assaut  de  Saint-Jean  de  Losne,  celui  que  nous  allons 
bientôt  retrouver  en  face  du  duc  d'Anguien,  le  gentilhomme  lor- 
rain François  de  Mercy  (2).  Guébriant  croyait  encore  l'armée  bava- 

(1)  Salem  ou  Salmansweiler,  abbaye  de  Clteaax,  située  lor  l*Art,  à  deux  lieaes  est 
d'Uberlingen. 

(2)  Mercy,  Lorrain  oa  platôt  Wallon,  était  des  environs  de  Longwy.  Son  frère  aîné, 
Gaspard,  et  lai,  étaient  entrés  très  jeunes  au  service  du  duc  Maximilien,  depuis  élec- 
teur de  Bavière  ;  mais  il  avait  promptement  dépassé  son  frère,  qui  devint  un  de  ses 
maréchaux  de  camp  et  fut  tué  devant  Fribourg  (1644).  Lui-même  mourut  glo- 
rieusement sur  le  champ  de  bataille,  en  1645,  ainsi  que  nous  le  verrons  plus  loin.  Il 
était  général  en  chef  de  Tarmée  de  Bavière  et  maréchal  de  camp  général  des  armées 
impériales.  Son  petit-flls,  Claude-Florimond,  fut  un  des  meilleurs  généraux  de  l*em- 
pereur  Léopold  II,  qui  érigea  en  sa  faveur  la  terre  de  Mercy  en  comlé  (1720)*  Cette 
famille  s^est  ensuite  môlée  à  celle  d*Argenteau,  a  donné  plusieurs  généraux  à  TAu- 
triche,  et  fleurit  encore  aujourd'hui. 


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i6&  BKVUE  DES  mim  HOMMB^ 

rotse  wr  le  Neck»r 'OU  anr  la  &in»g,  ionqa'il  la  trouva  établie  pte 
du  latfcderf  et  toi  barrit  la  ïstiie;  Hercy  avait  r«rraoilage  ée  k 
posilioû  et  du  nettibte.  Le  BMorècbal  tbatigea  sm  plui  et,  remeotaoi 
rets  le  Hati^ecfaar,  attaqua  la  plaee  4e  Rottwrilfdout  la  pessessÎM 
M  pitraissaît  êmfAs  tomplèter  mi  ay8t6flBe'd'oocapat»Mi  €«  ae  laiita^ 
cha?t  aux  projets  ^^  avait  "formés  paur  l'avenir;  tsm  là  encore  fl 
fut  pfévcfM  par  iietcf,  maiitqfua  «cm  4e;Dup  de  lanin.  Repeussé  4a 
Neckar,  9  ttfVÎDt  k  son  camp  du  mois  êe  mais,  &  Wirfsack,  sur  la 
Kiiifsig  ;  au  moins  avail^il  atteint  aon  htm  iuMnéckart,  empécbé  Lor- 
raiift  et  Bavarois  de  ^secotirir  Thiowville.  Su  «effifet,  la  Téductimi  de 
ceftte  place  étaàt  d^  assurée,  <et  le  10  aeiftt  Anguien  écrivait  &âué- 
briant  :  «  Mon  armée  «sK  libre  et  ^oeBe  de  M.  d'ÂBgoulème  étant  à 
Verdun  pont  occuper  mes  postes,  je  •$«»  en  état  de  Toœ  asàster 
si  vous  'voulez  etftriBprendre  quelque  cbese  au-delà  du  Rbiiu  C'asi 
donc  à  vous,  Monsieur,  de  lâe  maader  firaHMAemeiit  l'état  auquel 
vous  e^s,  cduy  des  ennemys  et  ce  que  vous  pouvez  entreprendre; 
vous  promettant  de  iM^ntribuer  tcntt  <»  quy  sem  en  mom  pocvrâ* 
pour  Favt)riser  vos  dessmns...  Noire  aittée  est  «ncere  bonne  et  en 
foit  bon  état.  ••  fintoyez-moi  tfuelqu'vn  bien  insipuit  de  vos  ntes* 
lions,  et  qm  soit  bvrmme  de  créaaee.  Nous  pourrbns  faire  qwiqaie 
projet  qui  «eroit  avantagera:  au  service  du  roy  (1)*  » 

Guébritant  répondit  à  x^ette  ouverture  par  l'ei^m  d*un  de  aes  ^éné- 
raux-m«^ors  français,  Roqueservière  ;  à  ce  nummut,  le  commanduit 
de  r^rmée  d' Afiemague  ^^t  smteut  préoccupé  de  Torage  qui  m^na- 
çifit  tiotre  Tëceute  oonquete  de  ISaoïivîUe.  Ayant  perdu  le  coolanat 
arec  les  Bavarois  qui  étaient  remontés  vers  le  Nerd,  il  les  croyait 
disposés  à  passer  'sur  4a  tive  gauâie  du  ftein,  «oà  les  ayatent  précé- 
dés les  Larriàns  du  duc  €hai4es  et  et  Hatrfeld  ^dlaift  peo^-^ètre  ks 
suivre,  ^ébriant  voyait  déjà  toutes  oes  armées  ememies  se  réunis- 
sant isur  la  Moselle  aut  Ëspwgm^,  "aux  imupes  de  Beck,  uiuk  débrt8 
de  cdles  de  Melo,  et  ces  coalisés  mardMmt  ensemble  oontre  le  doc 
â*Anguien,  le  "surprenant  au  mi&eu  de  la  confuirioa  q«e  préseaiteiit 
les  abords  d'une  place  à  la  suite  d*un  long  siège.  Il  offrait  de  pis- 
ser le  Rhin  et  de  marcher  vers  le  prince,  soit  avec  ses  dix  vieux 
régimens  de  tuivalerie,  soit  avec  toute  sem  armée. 

Roqueservière  trouva  H.  le  Duc  à  peu  près  sorti  du  cÉMS, 
ayant  comblé  ses  tranchées,  rasé  ses  lignes,  réparé^  regarni  la  place, 
très  fatigué  lui-même,  ainsi  que  43es  troupes*  mais  toujours  plein 
d'eninm^  se  préparante  parcourir  le  Luxen^urg^  à  chercher  Beck 
de  tons  cétès,  &  Siettt,mr  la'Saite,i  Longwy.  U  se  couferflMÎt'aJasi 
aux  derniers  ordres  qu'il  avait  reçus  de  la  cour  autant  gu'fl  provait 
49aÎ8ir  le  sens  de  dépêches  dont  leu  d^niëres  phrases  contredisatent 

(1)  Le  Ubonreur. 


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LA  PREMIBBB  GAtfPAGKJi  DS  COVDE.  2&& 

souvcaoït  la  première.  Ainsi  k  lettre  du  12  %oût,  qui  prescrit  d'attacpier 
Sierck  et  îongwy»  est  pleiœ  de  râticaocefii  de  sous^uteodus;  le  20, 
U  n'est  plu3  question  que  de  quarti^s  de  rafreîchissement  pour  les 
troupes  ;  enfin,  le  29,  le  r(H  donne  des  ordrea  préds  pow  te  Ucenr 
ciemeâsit  de  plusieurs  régimens  en  annonçant  qu'ils  seraient  bientôt 
reo^Ucto  par  de  nouvelU»  lev^  (oa  sait  ce  que  valent  de  tdJes 
proBoesses),  et»  le  môme  jour.ilmet  tedocd'Anguienen  gard^  contre 
une  attaque  de  forces  ennemies  récemment  concentrées  et  qu'on 
n'estîixuût  pas  à  moins  de  vingt^i^a  miUe  hommes.  Anguien,  cepen- 
dant, s^heyait  ses  dernières  ci4[>érationis  »  complètent  ses  préparatifs 
pour  mettre  les  troupes  en  quartk«r>  chercbait  à  rencontrer  le  duc 
d'Angouléme,  désigné  pour  comiMnder  sur  la  tronUèare  après  son 
départ  et  h  qui  la  goutte  faisajit  manquer  tous  les  rende^-you;». 
Cheminant  entre  Tiuonyille,  Mets  et  l^ck  t  M«  le  Duc  éoriyait  à 
Uaiarin»  il  insistait  sur  la  nécessité  de  ne  pas  termina  la  cam-- 
pagne  sans  ayoir  puissamment  aasisté  Guébriant,  et  sur  furg/^ce 
de  lui  assurer  la  coopération  des  flessois  et  des  Suédûs  réunis.  Il 
était  déjà  tard  ;  peut-être  étaît-il  encore  twips  de  modifier  les  réso- 
lutions prises,  de  suspendre  les  ordres  donnés  pour  le  licenciement 
d'une  partie  des  troupes  et  la  nùse  en  quartiers  dies  autres.  Mais  le 
cardinal  remercia  Anguien  de  sas  avis  (3  septembre)  et  l'assurant 
que  toutes  les  mesures  étaient  prises ,  lui  fit  expédier  l'ordre  de 
renoncer  à  l'opération  de  Longwj,  d'envoyer  un  détachement  de 
deux  mille  hommes  en  Allemagne  et  de  Dure  occuper  au  reste  de 
l'année  les  quartiers  déjà  indiqués  (ordre  du  roi  du  A  septembre). 
Ce  môme  jour»  M.  le  Duo  prenait  Sierck.  Dès  qu'il  reçut  les  nouvelles 
instructions  de  sa  majesté,  il  en  assura  l'exécution  et,  malgré  l'ur-* 
gence  de  ses  af&ires»ne  prit  la  route  de  Paris  qu'après  avoir  pourvu 
k  tout  (12  septembre), 

U  y  avait  plus  d'un  mois  que  parens,  amis,  serviteurs  le  pces^ 
saient  de  revenir  à  la  cour,  de  ne  pas  épuiser  ses  forces  dans  des 
opérations  secondaires  ;  il  avait  assez  tenté  la  fortune  ;  la  victoire 
de  Rocroy  et  la  prise  de  ThionviUe  sufEsaient  pour  une  campagne. 
Sierck  et  Longwy  (1),  deux  bicoques,  n'étaient  pas  des  conquêtes 
dignes  de  lui,  son  père  le  disait  sans  ambages,  et  le  premier 
ministre  l'insinuait  entre  mille  compUmens  (2).  Dans  toutes  leurs 
lettres,  M.  le  Prince,  M°*®  la  Princesse,  le  duc  de  LongueviUe  repro- 
chaient à  M.  le  Duc  de  trop  négliger  ses  intérêts»  de  solliciter  des 
faveurs  pour  tout  le  monde  sans  rien  exiger  pour  lui-môme  ;  «  Vous 
laisses  passer  le  moment,  lui  répétaient  ses  corre^pondans;  on  paie 

(1)  Longwy  n'avait  pas  encore  été  traoïAirmé  par  VanlM«u 

[2)  Masarin  à  M.  le  Dac^  24  août. 


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256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

VOS  services  avec  les  récompenses  données  à  d'autres;  qosdit  à 
vous,  vous  n'aurez  ni  gouvernement,  ni  pension,  rien  enfin  que.*, 
des  dettes.  »  M.  le  Prince  revenait  sur  ce  dernier  point  avec  insia^ 
tance.  Il  avait  beau  pester  contre  les  conseillers  de  son  fils,  tonner 
contre  ses  prodigalités,  envoyer  à  Girard  des  modèles  de  compta- 
bilité et  des  projets  de  combinaisons  financières  ;  rien  n'y  faisait  ; 
non-seulement  H.  le  Duc  avait  employé  pour  la  solde,  pour  les 
travaux,  pour  les  vivres ,  jusqu'au  dernier  sou  des  fonds  qui  lui 
avaient  été  envoyés  et  même  des  gratifications  que  la  régente  lui 
offrait  au  nom  du  roi,  «  les  avançant  du  sien,  »  ainsi  que  les 
ministres  le  faisaient  sonner  bien  haut;  mais  il  avait  acquitté  une 
partie  des  dépenses  du  siège  au  moyen  d'un  emprunt  fait  à  ooa 
beau-frère  Longueville,  ce  qui  avait  jeté  M.  le  Prince  dans  un  véri- 
table désespoir  lorsqu'il  l'avait  découvert.  11  était  urgent  de  régler 
ces  afiaires.  Un  motif  d'ordre  plus  noble  appelait  aussi  H.  le  Duc 
auprès  de  sa  famille  ;  le  29  juillet,  sa  femme  lui  avait  donné  un  fils 
a  le  plus  beau  du  monde  et  qui  vous  ressemble  ;  c'est  merveille 
que  la  grosseur  de  cet  enfant,  veu  la  petitesse  de  la  mère.  »  La 
duchesse  était  restée  souffrante  ;  elle  avait  la  fièvre  ;  a  le  retour  de 
son  mari  la  guériraité  »  —  u  Vous  avez  reçu  permission  de  venir 
icy,  écrivait  H.  le  Prince  dès  le  li  août.  Au  nom  de  Dieu,  profi- 
tez-en (1).  » 

Mais  le  duc  d'Anguien  avait  l'âme  assez  haute  pour  résister  à 
tant  de  sollicitations  pressantes,  et  même  à  un  attrait  peut-être  plus 
vif  encore  (car  il  n'aurait  pas  fallu  chercher  bien  loin  dans  les  replis 
de  son  cœur  pour  y  trouver  un  sentiment  qui  n'était  ni  l'amour 
conjugal  ni  la  tendresse  paternelle),  et  il  répondait  à  son  père  :  «  Je 
souhaiterais  avec  passion  pouvoir  retourner  auprès  de  vous  dès  k 
cet  heure;  mais  je  ne  crois  pas  que  je  le  puisse  encore  faire  avec 
honneur,  ny  mesme  pour  le  bien  du  service  (2).  » 


XXI.  —  PAÉ^ARATIFS   OU   SECOURS  o'ALLBM AGMB  .   —  INCIDENT. 

U  attendait  une  tentative  de  l'ennemi ,  une  attaque  combinée, 
Beck,  le  duc  Charles,  Hatzfeld  et  peut-être  Mercy,  ou  une  nouvelle 
direction,  l'ordre  de  combiner  une  opération  avec  Guébriant.  Voici 
enfin  des  instructions  précises;  toute  nouvelle  entreprise  lui  est 
interdite;  la  composition  du  détachement  qui  doit  passer  en  Alle- 
magne est  fixée  ainsi  que  l'état  des  troupes  à  mettre  en  quartiers.  U 
• 

(1)  M.  le  Prince  à  M.  le  Doc,  Pemat  à  Girard. 

(2)  19  août. 


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f^m^ 


^''■JtF^'^_^ 


LA  PREMIÈRE  CAMPAGNE   DE   CONDE.  257 

est  allé  chercher  Beck  aux  portes  de  Luxembourg,  et  Beck  n'a  pas 
bougé;  nul  danger  pour  la  frontière  ni  pour  sa  con(iuète;  la  saison 
des  opérations  touche  à  son  terme,  son  retour  est  attendu  ;  il  dirige 
ses  troupes  sur  leurs  quartiers,  voit  partir  d'Aumont  et  Sirot,  qui 
les  conduisent,  expédie  en  avant  de  lui  La  Moussaye  d'abord,  puis 
Espenan,  et  part  le  dernier  du  camp  d'Étain,  où  il  n'y  a  plus  d'ar- 
mée (12  septembre).  Il  approche  de  Paris  et  vient  de  passer  Dor- 
mans  lorsque  son  carrosse  est  arrêté  par  un  voyageur  qui  allait  le 
chercher  à  son  quartier-général.  C'était  M.  de  Tracy  (1),  commis- 
saire-général et  colonel  dans  l'armée  d'Allemagne* 

Tracy  avait  laissé  Guébriant  le  2  septembre  à  Ernstein,  en  Alsace, 
sur  rill,  à  environ  quatre  lieues  au  sud-ouest  de  Strasbourg.  L'ar- 
mée française  d'Allemagne  avait  dû  repasser  le  Rhin,  non  plus 
pour  assister  celle  du  Luxembourg  (2)  et  l'aider  à  repousser  une 
coalition  d'Impériaux  et  d'Espagnols,  mais  parce  qu'elle  ne  pouvait 
plus  se  maintenir  dans  le  pays  de  Bade;  les  Bavarois  renforcés 
s'étaient  rapprochés  du  Rhin;  privé  du  concours  des  Hessois,  qui 
s'étaient  cantonnés  dans  leur  pays,  obligé  de  laisser  une  force  con- 
sidérable dans  Brisach,  et  ne  voulant  pas  dégarnir  les  places  avan- 
cées de  Hohentwiel  et  d'Uberlinden,  le  maréchal  manquait  d'hommes 
pour  résister  à  Mercy,  qu'Hatzfeld  pouvait  rejoindre  d'un  moment 
à  l'autre.  Il  avait  adressé  au  roi  un  appel  suprême,  demandant 
un  secours  effectif  pour  reprendre  l'offensive.  Si  on  ne  pouvait 
l'assister,  il  serait  forcé  d'abandonner  l'Alsace,  et,  ne  voulant  pas 
repasser  les  Vosges,  il  irait  s'établir  en  Franche-Comté,  d'où  il  me^ 
nacerait  le  flanc  d'une  armée  d'invasion.  Avec  ces  dépêches  de  Gué- 
briant, la  cour  recevait  d'Alsace  un  flot  de  réclamations,  du  gou- 
verneur suédois  de  Benfeld,  des  chefs  de  la  noblesse  libre  et  franche 
du  saint-empire,  de  Basse-Alsace,  des  préteur  et  sénat  de  Strasbourg, 
des  magistrats  des  villes  qui  s'étaient  données  à  la  France,  tous 
parlant  au  nom  de  leurs  sujets,  alliés  ou  administrés,  tous  effrayés 
ou  irrités  de  voir  le  fléau  de  la  guerre  ramené  sur  la  rive  gauche 
du  Rhin ,  leur  pays  exposé  aux  ravages  des  Bavarois,  et  déjà  livré 
aux  déprédations  des  Weymariens ,  hôtes  fort  incommodes.  L'am- 

(1)  Tracy  (Alexandre  Prouville,  marquis  de)  servait  constamment  depuis  1632  au 
armées  de  Lorraine  et  d'Allemagne;  commissaire-général  de  l'armée  par  brevet  du 
14  septembre  1641,  colonel  de  cavalerie  en  1642,  conseiUer  d'état  en  1643,  il  obtint  le 
régiment  de  dragons  Gaébriant  après  la  mort  du  maréchal,  et  continua  de  servir  en 
Allemagne  Jusqu'aux  troubles,  durant  lesquels  il  changea  de  parti  plusieurs  fois.  Envoyé 
au  Canada  comme  lieutenant-général  en  1665,  étant  alors  &gé  de  plus  de  soixante-dix 
ans,  il  combattit  avec  succès  les  Iroquois  et  mourut  en  1668,  peu  après  son  retour  en 
France. 

(2)  L'armée  de  Picardie-Champagne  était  ainsi  désignée  depuis  le  commencement 
du  siège  de  Thionville. 

TOMB  Lvn.  —  1883.  17 


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258  R£TU£  DES  DEUX  MONDES* 

bassadeur  de  Suède  à  Paris,  Grotius,  s'était  noa  moins  vivement 
plaint  d'un  mouvement  de  retraite  qui  mettait  en  péril  Tarmée  de 
son  souverain.  Mazarin  comprit  alors  ce  qu'il  aurait  dû  prévoir  de 
longue  date,  les  conséquences  de  l'inévitable  retraite  de  notre  armée 
d'ASemagne  :  l'Alsace  arrachée  à  la  France  ou  se  détachant  d'elle; 
nos  alliés  écrasés;  nos  eimemis  se  saisissant  de  places  et  de  ten>- 
toires  pour  que  leurs  négociateurs  aient  les  mains  pleines  à  Munster 
et  ferment  la  bouche  aux  nôtres.  Il  se  hâta  de  prescrire  la  formation  sur 
la^Meuse  d'un  corps  de  huit  &  neuf  mille  hommes  destiné  à  marcher 
immédiatement  vers  le  Rhin.  Le  duc  d'Aoguien  devait  le  conduire; 
une  fois  réuni  à  Guébriant,  il  était  autorisé  à  prendre  le  commande- 
ment en  chef;  le  maréchal  avait  déclaré  d'avance  qi^'il  était  prêt  à  lui 
obéir  en  tout.  Les  ordres  de  détail  sont  contenus  dans  un  groupe  de 
lettres  royales  datées  du  8  au  10  septembre.  Tout  y  est  prévu  :  orga- 
nisation du  commandement ,  mouvemens  de  troupes ,  itinéraires, 
subsistances,  jusqu'à  la  recomnmndation  de  faire  cuire  fortement  le 
pain  pour  qu'il  puisse  être  conservé  plusieurs  jours  sur  les  voi- 
tures. Ce  fut  vite  et  bien  ordonné,  mais  il  aurait  fallu  s'y  prendre 
six'^semaines  plus  tôt« 

Ces  instructions  furent  remises  à  Tracy,  qui  dut  partir  de  Paris 
le  12  ou  le  13  (septembre).  Un  avis  à  mots  couverts  avait  été  confié 
le  8  au  marquis  de  Noirmoutiers  (1),  qui  ne  paraît  pas  avoir  rejoint 
M.  le  Duc,  et  la  première  nouvelle  qu'eut  ce  dernier  des  résoluticuis 
prises  sur  les  affaires  d'Allemagne  lui  fut  donnée  par  Tracy«  Il 
était  sur  le  grand  chemin,  à  quelques  lieues  de  Paris  ;  il  continua  sa 
route,  ne  pouvant  mieux  faire;  le  messager  de  Guébriant  revint 
sur  ses  pas  avec  lui.  Arrivé  à  Paris  vers  le  18,  le  jeune  prince 
s'appliqua  aussitôt  à  se  bien  pénétrer  des  intentions  du  conseil  et 
à  se  mettre  en  mesure  de  les  remplir.  Dès  le  25,  le  roi,  sans  nom- 
mer  l'Allemagne,  tant  on  était  eiirayé  de  l'effet  que  ce  mot  fati- 
dique produisait  sur  les  esprits,  adressait  une  instruction  définitive 
à  M.  le  Duc  ((  allant  vers  la  Sarre  »  et  confirmait  «  tout  ce  qui  lui  a 
été  dit  de  vive  voix  depuis  qu'il  est  de  retour  par-deçà.  »  Le  but 
que  se  proposait  le  conseil  de  sa  majesté  était  de  permettre  à  Gué- 
briant de  prendre  ses  quartiers  au-delà  du  Rhin  et  «  d'occuper  l'ar- 
mée de  Bavière  à  l'avantage  de  cette  couronne  et  de  ses  alliés*  » 
liais  les  instructions  allaient  bien  {dus  loin  et  traçaient  un  plan  de 
campagne  dont  Texécution  aurait  exigé  une  saison  tout  entière  et 
des  forces  considérables, 

(1)  Noirmoutiers  (Louis  dû  La  Trémoille,  marqul»,  pais  duc  de),  né  ea  1612,  maré- 
chal de  camp  attaché  à  Tarmèe  d'Âllemagae  par  brevet  du  26  mai  1643,  commaada 
i^De  des  quatre  attaques  au  siège  de  Rottweil.  Lieutoaant-gèo^al  eu  1050,  loort 
en  1666. 


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LA   PREMÙfifi  CAUfi^BE  DE  QOOmÉ.  £59 

llift'itgîsfiak  de  premlre  Spiro,  Worms  etilayexioe;  11.  le  D«c 
devait  y  marcher  droit  par  Saarbmck^  Kactserslautenn,  Meustadt  (an 
dcr  Hart),  attaquer  les  plaoes  du  Bhin  awc  toutes  «es  farces  Munies 
aux  troupes  de  Guébriaut  et  à  ^^elles  de  la  Jandg^ve  de  ifesse.  Gom- 
nteot  Guêhriant»  À  peine  -an  état  ^  se  jsaiiiteuff  eu  Âisace«  p(mr- 
rart-il  descendre  le  fleuve  juaitt'à  Mayence  ?  par  qittds,  argumens, 
quelles  promesses  déciderait-on  k6  Hessois  A  rentrer  tst  campagne  7 
Sur  ces  points  la  d^che  éUit  muette*  Nous  s'avons  pas  l)esoia 
d'inskter  sur  oe  qu'il  y  AvaLt  de  péarilleux  dans  cette  combîûaison. 
estait  le  projet  que  Guôbriwt  avait  présenté  4  la  fin  de  rhiver,  qui 
reparaissait  plus  ou  moins  transformé  et  cpii,  praticable  bài  mois 
d'avril,  était  devenu  dûmérique  au  mois  d'octobre.  Avec  son  bon 
sens,  M.  le  Prince  «vaii  vu  clair,  et  il  dut  répéter  à  son  fils,  ce  qu'il 
lui  avait  écrit  tout  4'abord  :  «  Ne  prenee  pas  oe  leurre  4e  trois 
places  en  quarante  jours  qui  n'est  mis  en  avant  que  pour  <d>t^r 
le  secours  (1).  «> 

<^  se  passa-t-il  alors?  Le  duc  d'Ânguien,  en  se  présentant  au 
Louvre,  avût  refusé  4e  déposséder  fiuëbriant  die  son  coaunande- 
ment,  mais  s'était  déclaré  prêt  à  marcber  à  son  secours;  il  «vait 
conféré  avec  les  ministres,  reçu  les  ordres  du  roi;  tout  à  coup  on 
apprrad  qu'il  est  remplacé  par  le  doc  d'Àngoulême.  £ut-il  quelque 
hésitalîon  lorsqu'il  vit  reparaître  la  chimère  des  Irois  places  en  qua* 
rante  jours?  Géda-t-il  un  sàomeiït  aux  suggestions  de  maint  donneur 
d'avfê»  «en  essayant  d'obtenir  le  raoQboursement  de  ses  avances  ou 
ea  menant  un  haut  prix  au  nouveaiUts^^ce  qui  lui  étak  demandé? 
On  répandait  dans.le  public  que  M,  île  Prince  avait  réclamé  pour  son 
fils  le  j^uvemement  de  Languedoc  Mazarin,  dans  ses  ^i  carnets,  » 
dit  que  M.  k  Prince  désirait  ce  gouvernement  pour  lui-mémet  et 
qu'il  •offrait  de  céder  la  Bourgiiignô  à  son  fils,  à  Hioins  qu'on  ne  lui 
donnât  la  Champi^ne  ;  de  son  ^té^  IL  le  Duc  aumît  fait  parler  de 
Metx  et  des  Trois-Ëvâcbés;  et,  à  cetteoccasion,  le  cardinal  :s6  plaint 
de  lavidité  de  ila  maison  de  Coudé.  Sans  dénie,  IL  <le  Piânce  n'était 
pas  un  modèle  de  dôsintéressettaït,  et  son  fibJht  plus  tard  enflammé 
d'«iie  ambition  dont  la  hauteur  ne  .is'était  pas  encore  révélée;  mstis 
en  oette  circonstancet  les  piéteAtions  du  père  et  du  fils  n'avaient 
rien  d'arrqganU  ni  d''eKce8sif.;  oar  «Ues  Jie  îfurent  môme  pas  formu* 
léeB»  Voici  ce  <fM  nous  lisons  dans  ua  i^ourt  jnémoîre  remis  À  ^e 
BMment  mène  par  H,  le  Prince  àia  régente  :  «  Le  ducd'Anguien  a 
vécu  dans  Tespérance  des  bonnes  voilés  de  la  royne  «en  iaveur 
des  services  qu'il  a  rendus  à  Testât,  au  roy  et  à  elle;  mais  il  ne 

(1)  Note  da  10  leptembre.  Membre  du  conseil  de  régence,  M.  lei^rkica^taifttta  cou- 
rant, et  d'&iUeun  il  arait  été  directement  informé  par  Gnébriant.  (Lettre4aâé  août.) 


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200  BEYUB  DES  DEUX  MONDES. 

capitule  pas  avec  sasouveraine  et  attendra  Teffet  de  sa  boime  volonté 
au  temps  qu'elle  dict  la  vouloir  faire  paroistre  (1).  »  Un  tel  lan- 
gage ne  justifie  pas  Tinvective  du  cardinal  contre  la  cupidité  d'au- 
trui.  D'ailleurs  la  note  des  «  carnets  »  n'a  pas  de  date;  elle  fait 
partie  d'un  système  apologétique  qui  ressemble  fort  à  un  plaidoyer 
écrit  après  coup.  Hazarin  en  était  alors  à  ses  débuts  comme  pre- 
mier ministre  ;  certaines  parties  de  l'hoDune  d'état  lui  manquaient; 
il  employait  encore  trop  volontiers^  dans  la  direction  de  la  guerre^ 
les  procédés  qui  conviennent  aux  négociations  :  ainsi  qu'au  lende- 
main de  Rocroy,  il  se  montra  indécis  après  la  prise  de  Thionville  ; 
il  vit  juste,  mais  trop  tard; 

Le  retour  du  duc  d'Anguien  à  Paris  était  généralement  attendu 
aussitôt  après  la  fin  du  siège.  Et  cependant  lorsqu'il  y  parut 
un  mois  plus  tard,  quelques  personnes  jouèrent  la  surprise.  Les 
discussions  qui  eurent  lieu  dans  le  conseil  trouvèrent  de  l'écho 
dans  le  cercle  des  ambassadeurs  et  des  courtisans.  Survint  le  rem- 
placement éphémère  du  duc  d'Anguien  par  le  duc  d'Angouléme  ; 
cet  incident,  presque  burlesque,  ressemblait  trop  à  une  scène  de  la 
comédie  italienne  et  trahissait  l'origine  du  premier  ministre  ;  toute- 
fois on  en  parla  diversement.  La  vérité  est  que  H.  le  Prince  ne  vou- 
lait ni  qu'on  lançât  son  fils  dans  une  aventure,  ni  qu'on  le  chargeât 
d'une  simple  conduite  de  troupes.  C'est  malgré  la  vive  résistance 
de  son  père  que  le  duc  d'Anguien  se  rendit  au  vœu  du  conseil,  et 
la  régente,  le  cardinal,  tous  les  ministres  reconnurent  hautement  le 
grand  service  qu'il  rendit,  le  désintéressement  dont  il  fit  preuve  en 
acceptant  une  mission  qui  revenait  plutôt  à  un  maréchal  de  camp 
qu'à  un  général  en  chef.  Plus  tard,  après  les  événemens  accomplis 
le  ton  se  modifia;  sJors  on*  laissa  dire  que  le  vainqueur  de  Rocroy 
avait,  par  son  retour  et  son  séjour  à  Paris,  à  la  fin  de  septembre, 
compromis  le  succès  de  la  campagne  d'Allemagne,  et  cette  insinua- 
tion se  glissa  parmi  les  souvenirs,  plus  ou  moins  exacts,  que  Mazarin 
enregistrait  à  propos  d'incidens  nouveaux  (2)  ;  mais  les  notes  prises 
par  le  ministre  en  16&3  témoignent  que  le  jeune  général  était  venu 
à  Paris  muni  d'une  permission  régulière  (3).  L'examen  des  dates 
et  des  dépêches  renverse  le  fondement  de  l'accusation  ;  si  l'armée 
de  Guébriant  n'a  pas  été  secourue  en  temps  utile,  la  responsabilité 
appartient  au  premier  ministre.  L'orgueil  et  les  passions  ont  entraîné 
le  grand  Ciondé  à  des  fautes,  à  des  actes  coupables  qui  sont  assez 
connus  et  que  nous  ne  dissimulerons  pas.  Le  soldat  reste  sans 


(1)  Ifiaute  origioalc. 

(2)  HulUéme  carnet. 

(3)  Deiuièoui  caroet. 


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LA  PEEMIÈBE  CAMPAGNE  DB  GONDÉ.  261 

reproche;  jamais  il  n'a  manqué  au  dévoûment  professionnel.  Hais 
c*est  assez  chercher  le  mot  de  Ténigme.  Yoid  le  fait  : 


*"  XXII.   —  LE   SB.GOUBS   D  ALLEMAGNE. 

Pendant  quarante-huit  heures,  du  27  au  20  septembre,  le  duc 
d'AngouIème  eut  le  titre  de  général  de  l'armée  du  Luxembourg, 
chargé  de  renforcer  Guébriant,  et  il  fut  remplacé  par  le  maréchal 
de  Gbâtillon  dans  le  commandement  qu'il  exerçait  depuis  plusieurs 
mois  sur  les  frontières  de  Picardie  et  de  Champagne.  Les  ordres 
furent  préparés  à  cet  eifet  ;  quelques-uns  même  furent  expédiés. 
Us  étaient  tous  révoqués  le  SO  (1). 

Le  choix  du  vieux  Charles  de  Valois  n'était  pas  sérieux.  Il  n'avait 
jamais  été  bien  habile  ;  il  était  alors  complètement  perclus,  et  il 
serait  difficile  de  croire  qu'on  eût  songé  à  lui,  même  pour  un  com- 
lûandement,  en  quelque  sorte  postiche,  de  quarante-huit  heures,  si 
l'on  n'avait  sous  les  yeux  les  ordres  ou  avis  donnés  à  divers;  mais 
même  pendant  ces  deux  jours  le  duc  d'Anguien  ne  cessa  pas  d'être 
désigné  en  fait  pour  conduire  le  secours  en  Allemagne.  U  le  con- 
duisit en  effet  avec  toute  la  diligence  possible,  sans  mettre  aucune 
condition  à  son  obéissance,  sans  recevoir  ni  terre,  ni  pension,  ni 
gouvernement.  Pas  une  heure  ne  fut  perdue  par  sa  faute,  ni  dans 
l'expédition,  ni  dans  l'exécution  des  ordres  ;  il  suffit  de  changer  un 
nom  sur  quelques  pièces.  Les  deux  intendans,  Choisy  et  d'Oyson- 
ville,  ne  suspendirent  pas  un  instant  les  préparatifs  que  les  dépêches 
expédiées  le  0,  ou  plutôt  datées  du  0,  leur  avaient  prescrit  de  faire 
à  Metz,  Nancy,  Saverne,  et  qui  devaient  prendre  cinq  ou  six  semaines  ; 
car  on  ne  pouvait  rien  improviser,  rien  omettre  ;  il  fallait  ménager 
nos  conquêtes  récentes,  et  faire  en  sorte  que  les  troupes  fussent 
bien  pourvues  sur  leur  route  :  un  mécompte  dans  le  service  de  la 
solde,  du  pain,  des  fourrages  ou  des  transports  eût  été  suivi  d'un 
débandement  général. 

N'oublions  pas  que  l'aversion  des  troupes  pour  «  le  voyage  d'Al- 
lemagne ))  semblait  insurmontable;  tous  les  renforts  envoyés  à 
Guébriant  depuis  deux  ans  avaient  fondu  comme  la  neige  au  soleil. 
Aussi  multipliait-on  les  précautions  :  les  intendans  de  justice  et  les 
prévôtés  avaient  reçu  Tordre  de  placer  des  archers  à  tous  les  pas- 
sages de  la  Meuse,  de  la  Marne,  même  de  l'Aisne,  pour  arrêter  les 
déserteurs  ou  les  officiers  revenant  sans  permission.  «  Ne  donnez 
aucun  congé,  recommandait  le  ministre  dans  toutes  les  dépêches; 

(i)  Le  remplacement  da  duc  d*Aa§^ulôme  par  le  maréchal  de  Chaiillon  fat  seal 
maintenu. 


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262  REVUB  DES  mxm  HOimES. 

que  perdODtte  ne  puisas  soupçonner  le  but  de  Tei^iédition  (i).  i 
Précautions  inutilesl  Le  19  s^ptembra,  ifAiiinoiDt  écrivait  à  M.  le 
Duc  de  son  quartier-général  de  Bar  :  «  Dans  trois  semaines,  les 
troupes  seront  aussi  en  état  de  servir  que  jamais...  au  voyage  d'Al- 
lemagne près.  » 

£t  ^pendant  les  trois  semaines  n'étaient  pas  écoulées  que  ces 
troupes  marchaient  a  vers  ia  Sarre,  »  €et  euphémisme  ne  faisait 
plus  illusion  à  personne.  Le  nom  du  jeune  et  victorieux  général 
avait  produit  un  efiet  magique.  Les  offiders  oublièrent  leur  miserez 
qui  était  grande;  les  soldats  avaient  confiance;  tons  partirent  de 
bon  cœur;  on  regarda  cela  comme  un  miracle  (2).  Espenan,  d'Au- 
mont,  Sirot  et  Noirmoutiers,  maréchaux  de  camp^  marchaient  à  la 
tête  des  «colonnes  et  furent  bientôt  rejoints  par  Bantzau^  lieutenant- 
généraL  La  pain  était  pa*èt  aux  lieux  indiqués  ;  la  a  montre  »  se  fit 
attendre,  comme  toujours,  mais  finit  par  arriver.  K.  le  Duc  s'arra- 
cha aux  lélicitations»  aux  fètes^  aux  plaisirs,,  aux  joies  de  la  famille, 
aux  ailàares^  partit  de  Paris  le  à  octobre  et  voyagea  avec  une  rapi- 
dité inouïe  pour  l'époque,  grâce  aux  relais  que  Rantzau^  mettant  à 
contribution  les  carrosses  des  évoques  et  des  intendans:,  lui  avait 
£8tit  préparer  partout.  Arrivé  le  6  à  Bar,  il  était,  avec  ses  troupes,  le 
il  à  Pont-à-Mousson,  le  1&  à  ChâteauhSalins,  puis  k  Sarrebourg,  où 
il  reçut  des  nouvelles  de  Guébrlant;  le  messager  était  Toorville, 
premier  gentilhomme  de  M.  le  Duc  et  proche  parent  du  maréchal; 
il  était  allé  annoncer  iui  quartiarigéoéral  d'&nstein  la  marche  de 
Yêsmée  du  Luxembourg,  et  il  rapportait  une  note  confidentielle 
où  Guébrlant,  insistant  sur  l'urgence  des  secours  qu'il  attendait, 
donnait  quelques  indications  pour  la  maxche  sur  Kaiserslautern  et 
Spire  dans  le  cas  où  M.  le  Duc  voudrait  l'entreprendre  avec  son' 
armée  a&dblie.  Mais  dé^  Anguien  avait  abandonné  eet  aventu- 
reux poMijet,  et  il  venait  d'expédier  Clhabot  à  la  cour  pour  en  donner 
avis  (3).  Ayant  rempli  la  première  partie  de  ses  instructions,  atteint 
la  Sarre  avec  toute  son  armée,  il  constitua  définitivement  le  déta- 
chement destiné  a  à  iÎEtire  le  reste  du  voyage.  »  C'était  le  moment 
critkpie;  mais  «  la  présence  du  duc  d' Anguien  maintint  tout  le 
monde  dans  le  devoir^  n  Le  corps  détaché,  placé  sous  les  ordres  de 
Bantzau,  avec  Sirot  et  Noirmoutiers  pour  maréchaux  de  camp,  était 
de  quatre  mille  hommes  de  pied  et  deux  mille  six  cents  chevaux; 
on  avait  tenu  à  ce  qu'il  ne  parût  pas  composé  de  troupes  sacri- 
fiées. A  défaut  des  «  vieux,  »  les  deux  régim^is  de  la  reine  furent 


(1)  Lettre  da  roi  da  4  aeptembre  et  autres. 
(S)  Voir  les  lettres  de  d'Aïunont  et  atitres. 
(3)  Cette  résolation  fut  approuvée.  Lettre  de  Mazarin  du  22  octobre. 


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LA   PREMIÈRE  CAMPAGNE  DE  GONDE.  263 

désignés  pour  en  faire  partie  avec  cinq  ccmQipagnies  des  gardes 
françaises,  et  le  régiment  fatigué  d'Âubeterre  litt  remplacé  par  le 
beau  régiment  «  Mazarin  »  (Royal-Italien),  que  le  eardinal  tenidt 
toiiyours  en  parfait  état,  et  qui  venait  de  se  distinguer  au  siège  de 
Thionville,  —  Tandis  qu'Espenan  et  d'Auxnont  prenaient  la  direc- 
tion du  Bassigny  avec  les  troupes  désignées  pour  rentrer  dans  le 
royaume,  M.  le  Duc  continuait  sa  route  avec  les  autres  et  allait 
coucher  à  Saverne,  d'où  il  put  contempler  cette  admirable  plaine 
d'Alsace  qui  était  déjà  terre  de  France  et  qu'il  devait  conserver  à  la 
patrie,  lorsque,  trente-deux  ans  plus  tard,  sur  la  un  de  sa  carrière, 
il  recueillit  la  succession  militaire  de  Turenne. 

Le  22  octobre,  il  rencontra  Guèbriant,  qui  était  venu  l'attendre 
à  trois  lieues  de  Strasbourg,  au  château  de  Dachstein,  et  lui  offrit 
un  banquet  dont  les  principales  villes  4'Alsace  avaient  voulu  re- 
.  hausser  l'éclat.  Golmar  avait  envoyé  les  carpes,  perches  et  bro- 
chets du  Rhin;  Strasbourg  des  pâtés  de  coqs  bruans  (coqs  de 
bruyère),  tout  ornés  de  plumes  de  ces  beaux  oiseaux.  Le  maré- 
chal avait  amené  les  principaux  de  son  armée  (1)  pour  les  pré- 
senter au  prince,  qui  s'assit  à  table  entre  deux  colonels  de  maisoms 
souveraines,  le  marquis  de  Bade-Dourlach  et  le  duc  George  de  Wur- 
temberg (2).  Le  lendemain,  M.  le  Duc  vit^en  bataille  la  petite  armée 
que  Guèbriant  avait  concentrée  auprès  d'Ernstein;  l'effectif  ne 
dépassait  pas  sept  mille  combattans,  et  que  d'efforts  il  avait  ùUn 
pour  maintenir  cette  poignée  d'hommes  ensemble  I  Ces  troupes 
étaient  plus  belles  que  sûres;  malgré  les  rudes  épreuves  de  la  cam- 
pagne, la  cavalerie  était  très  bien  montée,  u  les  Weymarieoos  ayant 
une  habileté  particulière  à  se  procurer  des  chevaux  (3)  ;  »  elles  se 
faisaient  remarquer  par  une  correction  dans  les  alignemens  et  dans 
les  manœuvres  qui  avait  déjà  frappé  et  surpris  plusieurs  princes 
allemands  experts  dans  le  détail  de  l'instruction  des  troupes.  Après 
cette  revue,  Rantzau  fut  installé  dans  ses  fonctions  ;  personne  ne 
ût  bonne  mine  au  nouveau  lieutenant*général;  trop  conAu  dans 
cette  armée,  tenu  en  médiocre  estime  malgré  sa  grande  vaillance, 
il  excitait  la  jalousie  de  quelques-uns  et  n'inspirait  pas  confiance 
aux  autres;  ce  choix  était  une  erreur  qui  fut  payée  cher. 

Tandis  que  Guèbriant  achevait  ses  préparatifs,  le  duc  d'Anguien 
fit  une  tournée  en  Alsace  et  Brisgau  ;  d'Ërlach  lui  ût  à  Brisach  une 
réception  magnifique;  il  ne  fat  pas  moins  bien  accueilli,  nonrseu- 
lement  à  Hagu^oau,  où  il  y  avait  garnison  française,  mais  aussi  à 

(1)  Appelés,  à  la  mode  du  pays,  généraux -majors  et  colonels,  tandis  que  dans  nos 
autres  armées  on  disait  marécliaux  de  camp  et  mestres  de  camp. 

(2j  Frère  cadet  du  duc  régnant,  qui  ayait  embrassé  Tautre  parti.  C'était  nn  des  plus 
braves  de  Tarmée  et  peut^tre  le  moins  âpre  dans  ses  prétentions. 

(3)  Lettre  de  Guèbriant. 


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%êh  afiYUB  DES  DEGX  MONDES. 

Benfeldt,  dont  le  commandant  suédois,  Mockel,  oublia  un  mcunent 
sa  mauvaise  humeur  habituelle  et  le  redoubknnent  récent  de  son 
mécontentement,  enfin  à  Strasbourg,  où  il  fut  admis  ayec  une 
suite  de  soixante  gentilshommes*  Gouverneurs  de  places  françaises 
ou  étrangères,  magistrats  de  villes  libres,  maîtres  ou  sujets,  bour* 
geois  et  soldats,  tous  voulaient  voir  et  fêter  ce  jeune  prince,  a  déjà 
si  grand  capitaine  et  si  renommé  en  son  petit  âge  (1).  p  M.  le  Due 
profitait  de  cette  excursion  pour  examiner  avec  soin  les  fortifica- 
tions, recueillir  des  plans,  acquérir  une  connaissance  des  lieux,  des 
hommes  et  des  choses  qu'il  devait  mettre  à  profit  (dus  tard.  11  eut 
aussi  plusieurs  entretiens  avec  Guébriant  et  ses  lieutenans,  examina 
avec  eux  la  situation  militaire  et  donna  son  avis  sur  les  opérations 
bien  tardives,  hélas  I  qui  allaient  être  entreprises. 

Aux  dernières  nouvelles,  les  Bavarois  étaient  remontés  vers  le 
nord  et  se  retranchaient  sur  l'Alb,  d'Esslingen  au  Bhin.  Ils  se  rap- 
prochaient ainsi  du  duc  Charles,  qui  se  tenait  à  cheval  sur  le  grand 
fleuve,  gardant  les  ponts,  ayant  du  monde  à  Landau,  Worms,  Spire. 
Ils  restaient  en  communication  avec  Hatzfeld  en  marche  vers  le 
Main,  et  attendaient  de  nouveaux  contingens.  Maximilien  disposé 
peut-être  à  négocier  avec  la  France,  mais  voulant  avant  tout  se  faire 
craindre  et  compter,  avait  ordonné  une  sorte  de  levée  en  masse, 
^pelé  tous  les  gentilshommes  de  ses  états,  les  chasseurs  et  fores- 
tiers des  Alpes  bavaroises.  Ces  forces,  réunies  sous  la  direction  d'un 
général  tel  que  Mercy,  pouvaient  produire  un  effort  considérable; 
cependant  rien  ne  devait  être  complet  avant  le  printemps,  et  les  géné- 
raux alliés  songeaient  à  hiverner  en  Franconie.  Mais  ils  étaient 
tenus  en  suspens  par  les  mouvemens  de  l'armée  du  Luxembourg, 
craignaient  un  retour  offensif  sur  la  Sarre  et  le  Rhin  moyen,  voulaient 
rester  à  portée  de  leurs  ponts  et  en  mesure  de  secourir  Beck  et 
Melo.  Était-ce  pour  détourner  leur  attention  que  Guébriant  avait 
tant  parlé  de  Worms  et  de  Spire,  et  dans  son  insistance  à  conseiller 
la  marche  par  Kaiserslautem,  y  avait-il  eu  quelque  affectation, 
peut-être  une  indiscrétion  volontaire?  Ces  rumeurs  accréditées- 
avaient  eu  pour  résultat  de  retenir  l'ennemi,  de  le  ramener  vers  le 
nord,  de  dégager  la  route  qui  s'ouvrait  devant  Guébriant.  Celui-ci 
ne  songeait  qu'à  s'assurer  de  bons  quartiers  en  Souabe,  à  mettre  en 
sûreté  ses  postes  avancés  aux  sources  du  Danube  et  sur  le  lac  de 
Constance,  Hohentwiel,  Tattlingen,  Oberlinden;  au  printemps,  il 
porterait  la  guerre  dans  les  états  mêmes  du  duc,  ou  plutôt,  comme 
on  rappelait  déjà,  de  l'électeur  de  Bavière,  peut-être  dans  ceux  de 
l'Empereur. 

Des  lettres  pressantes  furent  adressées  à  Beauregard,  notre  mi- 

(i)  Lettre  des  magUtrato  de  Colmar  à  Guébriant. 


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LA  PREMlàRE  CAMPAGNE  DE  GOIÎDÉ.  265 

nistre  résident  à  Gassel  près  de  la  landgrave,  aux  généraux  hessois 
qui  étaient  cantonnés  en  Westphalie,  aux  Suédois  qui  étaient  encore 
plus  loin;  on  demandait  à  nos  alliés  d'observer  les  diverses  armées 
ennemies,  de  les  occuper,  de  les  empêcher  de  se  réunir.  L'artille- 
rie était  insuffisante  ;  Guébriant  avait  espéré  recevoir  un  parc  qui 
n'était  pas  venu,  Saint-Martin,  lieutenant  de  l'artillerie  détaché  près 
de  H.  le  Duc,  n'ayant  pas  trouvé  à  Metz  les  ressources  nécessaires  ;  ^.^ 

cette  lacune  fut,  avec  l'envoi  de  Rantzau  comme  lieutenant-général, 
le  grand  mécompte  de  Guébriant.  Cependant  il  ne  perdit  pas  cou- 
rage; son  obstination  de  Breton,  sa  hardiesse  de  capitaine,  ne  con- 
naissaient pas  d'obstacles.  La  saison  était  chaque  jour  plus  dé&vo- 
rable  :  les  pluies  devenaient  abondantes  et  froides  dans  la  plaine  ;  les 
cimes  se  couvraient  de  neige;  mais  si  les  intempéries  lui  créaient  des 
difficultés,  elles  arrêteraient  aussi  les  ennemis  ;  ses  troupes  ne  souf- 
friraient pas  plus  que  l'hiver  précédent,  et  alors  elles  avaient  résisté. 
Les  ennemis  avaient  plus  de  monde,  mais  ils  étaient  loin;  d'ailleurs, 
on  ne  pouvait  ni  rester  en  Alsace,  ni  abandonner  cette  province,  ni 
s'arrêter  sur  la  rive  droite  du  Rhin  pour  recevoir  un  choc,  le  dos  au 
fleuve.  Il  fallait  traverser  U  Forêf^Noire  et  aller  attendre  le  prin- 
temps entre  le  haut  Danube  et  le  lac  de  Constance.  Le  pont  que 
Guébriant  avait  ordonné  de  construh*e  s'achevait  (1);  les  troupes 
étaient  réunies  ;  l'argent  manquait  encore;  dès  que  les  banquiers  de 
Bftle  eurent  fait  honneur  aux  traites  envoyées  de  Paris,  le  passage 
commença  et,  la  lune  aidant,  il  fut  achevé  en  trente-six  heures. 
(80  octobre  et  1"  novembre.) 

La  veille,  M.  le  Duc  était  venu  à  Emstein  souper  au  logis  de  Rant- 
zau et  coucher  au  quartier  de  Guébriant,  avec  lequel  il  s'était  mis 
entièrement  d'accord,  et  qu'il  avait  assisté,  avec  autant  de  tact  que 
de  dévoûment,  lui  donnant  tout  ce  qu'il  pouvait  sans  intervenir 
dans  le  maniement  de  ses  forces,  sans  entraver  sa  liberté  d'action. 
Il  vit  défiler  l'armée  refondue,  portée  maintenant  à  plus  de  douze 
mille  hommes,  et  l'accompagna  sur  la  rive  gauche  jusqu'à  Otten- 
heim.  Là,  il  embrassa  pour  la  dernière  fois  le  vaillant  général  qu'il 
ne  devait  plus  revoir,  et  le  laissa  se  dirigeant  sur  le  débouché  de 
la  Kinsig.  Puis  il  acheva  sa  tournée  et,  traversant  les  Vosges  entre 
Sainte-Marie-aux-Hines  et  Saint-Dié,  s'arrêta  à  Neufchâteau  pour 
régler  la  mise  en  quartiers  du  reste  de  ses  troupes  ;  il  rentra  dans 
Paris  le  15  novembre. 


(1)  Le  pont  ptr  lequel  GaébritDt  était  rerenn  de  la  rire  droite  à  la  rite  gâttcbe 
aboatiuait  en  Alaace  à  Rbeinan,  à  10  kilomètres  sud-est  de  Benfeld.  Gaébriant  le  fit 
amener  plos  bas,  en  face  d*Ottenbeim  (pays  de  Bade),  beaucoup  plus  près,  d'un  côté 
du  qoartier-géoéral  d'Emstein,  et  de  loutre,  du  débouché  de  la  Kinsig. 


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266  RETDE   DES  DEUX  MONDES. 


XXIII.    —    LA    MORT    DE     GUEBRIANT. 

Cependant  Guébriant  poursuivait  vivement  sa  marche.  La  chaîne 
de  la  Forèt-Noire,  dans  sa  partie  méridionale  surtout»  est  malaisée 
à  traverser.  On  n'y  rencontre  pas  les  hautes  barrières  de  rochers  des 
Alpes  ou  des  Pyrénées  ;  mais  les  accidens  de  terrain  sont  considé- 
rables, les  pentes  raides,  les  bois  touiTus,  les  gorges  étroites  et 
profondes.  Les  touristes  qui,  de  nos  jours,  voyageant  au  cœur  de 
Tété,  remontent  en  vôiturin  de  Fribourg  à  Donaueschingen,' ou 
qui  descendent  sur  Hausach  en  suivant  les  nombreux  lacets  du 
chemin  de  fer,  peuvent  se  rendre  compte  des  obstacles  que  ren- 
contrait jadis  une  armée,  s'engageant  avec  ses  convois  dans  cette 
région,  au  commencement  d'un  hiver  rigoureux ,  cheminant  sur 
d'étroits  sentiers  couverts  de  neige  ou  de  glace  :  «  Je  ne  suis  pas 
assez  diable  pour  me  risquer  dans  le  val  d'Enfer,  »  disait  Yillars 
en  1705,  et  Moreau  passa  pour  un  hardi  capitaine  lorsqu'il  lança 
dans  cette  gorge  son  armée  en  retraite.  Cependant,  au  mois  de 
novembre  1643,  Guébriant  n'hésita  pas  à  tenter  le  passage  bien 
autrement  difficile  qui  conduit  de  la  vallée  de  la  Einsig  dans  celle 
du  Neckar.  Il  y  perdit  des  voitures,  beaucoup  de  chevaux  ;  quel- 
ques hommes  y  périrent  de  froid;  bon  nombre  de  traînards  et  de 
déserteurs  restèrent  en  arrière,  mais  la  ténacité  du  général  en  chef 
l'emporta;  en  cinq  jours,  il  arriva  devant  Rottweil  (7  novembre). 

Le  jour  même  où  Guébriant  se  présentait  devant  la  place,  son 
avant-garde,  commandée  par  Rosen,  était  surprise  à  Geisingen  (1). 
Le  général-major  Reinhold  von  Rosen  (2),  «  le  vieux  Rose,  »  comme 
on  l'appelait,  quoiqu'il  eût  à  peine  quarante-cinq  ans,  était  un 
homme  d'expérience^  mais  quinteux,  égoïste,  et  alors  fort  mécon- 
tent d'être  sous  les  ordres  de  Rantzau.  Il  s'était  enfermé  dans  un 
château,  laissant  sa  troupe  sans  direction*  La  garde,  composée  de 
cavaliers  pris  dans  toutes  les  compagnies,  était  commandée  par  un 
ritmestre  qui  n'avait  aucune  autorité  sur  ces  hommes  ainsi  dési- 

(i)  Geisingen,  sur  le  Danube,  à  12  kilomètres  en  aval  de  DonaueschinipeD,  et  à 
28  kilomètres  au  sud  de  Rottweil. 

(2)  Reinhold  yen  Rosen  Gross-Ropp,  Livonion,  commande  on  régiment  de  caYalerie 
de  mille  chevaux  à  Lutzen,  sous  GustaTe-Adolphe,  suit  le  duc  Bernard,  devient  un  des 
quatre  directeurs-généraux  de  son  armée,  et  s'engage  définitivement  au  service  de 
FMmee  en  1639.  Li6iitenaiit»géiiéiml  en  1648,  gouverneur  de  Haute  et  Basse^Usace 
0B  1652, 11  meurt  le  18  décembre  i067.  Ce  fut  lui  qui  fit  entrer  au  «ervioe  de  France 
8611  Jeune  parent,  Conrad  de  Rosen,  comte  de  BoiwetUer,  qui  doviai  xnâvécM  de; 
France  en  1703  et  mourut  eu  1715. 


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Là  pbeuèbk  gam^agw  de  cqhdé.  9^7 

9&éft  (1)  et  ne  se  laontm  pas  pks  tigilânt  quc^  sol^  gémété.  Bk  fut 
surprise  par  une  poignée  de  soldats  sans  donner  l'alerte»  Les  dra- 
gOQft  et  les  chevau-légers,  désbabîUéa  ed  aadormis  dxù&  les  villages^ 
n'eurent  que  le  temps  de  se  sauver  sans  armes,  cbevaax  ni  boUag  : 
«  ïojreaqu^  malheiirpar  rimprudence  et  négjUgence  d'un  homiae 
à  qui  Dieu  avait  envoyé  une  bonne  foitiobe  eoire  les  main&,  s'il  eût 
saitiafait  au  devoÛTi  non  pas  d'un  génénLHSttjcHr,  naais  d'un  simple 
ntmeatre  (2).  n 

Cet  incident  était  de  mauvais  augure,  mais  Gttél>riant  ne  s'y 
arrêta  pas  ;  il  aHacbait  une  extrême  importance  à  la.  prenne  occu- 
pation de  Rottweit,  qu'il  avait  déjà  essayé  de  surprendre  quelques 
mois  plus  tôt  et  qui  semMaît  devoir  hû  donner  la  sûreté  de  ses 
Gommanicatieuft  avec  le  Brisgau  et  la  Haute-Âlsace^  la  sécurité  pour 
les  cantonnem^DÉS  qu'il  allait  faire  prendre  à  ses  troupes,  la  clé  du 
Neckar  et  du  Danube,  le  complément  de  la  base  d'opérations  qu'il 
aviât  préparée,  le  moyen  de  reprendre  au  printemps  la  campagne 
que  les  incidens  de  l'été  précédent  Savaient  forcé  d'interrompre» 

Rotiweil  est  le  type  des  petites  villes  de  la  Souabe  :  hautes  mai- 
sons à  plusieurs  étages,  larges  ruesi,  jolie  église,  situation  pitto- 
resque au  centre  d'un  plateau  où  le  Neckar  et  ses  affiuens  creusent 
de  pcofrads  ravins  et  qu'enveloppent  de  hautes  et  sombres  collines 
dominées  par  les  pitons  de  la  Raube-Alp  et  de  la  Forét-Noire.  La 
place  est  bordée  par  la  gorge  du  Neckar»  prc^gée  soit  par  des  escar- 
pemens ,  soit  par  un  fossé  profond»  avec  une  épaisse  muraUle  de 
grosses  piarres  que  l'on  démolit  aujourd'hui.  Sur  un  terreplein  au 
aonmiet  de  la  ville,  une  tour  de  garde  (waeht  thum)  porte  encore 
des  empreintes  de  biscaïena;  le  bastion,  dont  die  occupait  la  CMgir 
taie,  n'eiiste  plus.  C'était  le  frmit  d'attaque;  là  seulement  m  pou- 
vait remuer  la  terre  et  faire  les  approches» 

La  place  fut  investie  le  8,  et  le  siège  mené  avec  toute  la  rapi- 
dité (pie  permettait  l'état  de  la  saison  et  des  chemins.  Le  17,  Gué- 
briant  visitait  les  travaux,  lorsqu'il  iiit  frappé  au  bras  droit, 
tt  Qu'est-ce?  demandart-U  au  gentilhomnoe  qui  le  suivait.  — Itoor 
sieur,  je  crois  que  vous  êtes  blessé. —  Je  le  sais  bien,  mais  je  vous 
demande  ce  que  c'est.  »  C'était  un  coup  de  canon.  U  continua  d'en- 
courager les  soldats  qui  passaient,  et  comme  le  capitaine  de  ses 
gardes,  Gauville,  partait  à  la  course  pour  all^  chercher  un  chirur- 
gien :  c  Ailes  doucement,  GauviUe,  lui  dit-il;  il  ne  faut  jamais 
effrayer  les  soldats.  »  On  le  porta  dans  une  cabane  du  voisinage,  où 

(I)  Extmple  iatérdataat;  ce  mocU  de  fonoaUoa  iae  garde»  «feicées  a  donné  Ueo, 
encore  de  oos  Jonn»  à  de  Tites  coDtfovertea. 

{%)  Lettut  de  GnéMent,  an  camp,  pHt  EHlweil,  S  aoTemhre  1643,  ëx  benm  éa 
mioTy  «p.  Le  Latioareer. 


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268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  fallut  Tampnter;  mais  Tamputation  fut  mal  faite  et  trop  près  de 
la  fracture. 

Le  19  Doyemln'e,  la  ville  impériale  de  Rottweil  capitula*  6ué- 
briaBt  régla  le  détail  de  roccupation  et,  le  20,  il  fit  partir  Tarmée 
pour  TûttliDgen,  dans  la  vallée  du  Danube  au  milieu  des  pâturages 
qui  bordent  de  ce  côté  les  rives  du  fleuve  avant  qu'il  s'enfonce 
dans  la  gorge  de  Sigmaringen.  *-^  Le  21,  on  porta  Guébriant  dans 
sa  conquête;  en  passant  sous  la  porte  en  ogive  qui  existe  encore, 
il  leva  son  bonnet  de  la  main  qui  lui  restait  pour  remercier  Dieu. 
Le  2A,  on  reconnut  que  la  gangrène  s'était  mise  dans  la  plaie,  et  le 
prêtre  qui  l'assistait  lui  demanda  s'il  était  prêt  à  supporter  une 
seconde  amputation:  «  Qu'ils  coupent,  qu'ils  taillent I  répliqua-t-il, 
ce  qui  ne  servira  pas  à  ma  santé  pourra  servir  à  mon  salut;  j'en- 
durerai tout  pour  l'amour  de  Dieu.  »  Quelques  heures  plus  tard,  il 
rendit  l'esprit.  Dans  le  délire  qui  précéda  sa  fin,  on  l'entendit 
s'écrier  :  «  Ah  I  ma  pauvre  armée  I  On  la  défait.  Mes  armes  I  mon 
cheval  I  Tout  est  perdu  si  je  n'y  suis.  » 

Au  moment  où  ce  dernier  cri  du  soldat  et  du  capitaine  s'échap- 
pait de  la  poitrine  de  Guébriant,  l'armée  fraioçaise  d'Allemagne  était 
surprise  et  dispersée. 

Les  Hessois  ne  bougeant  pas,  les  Suédois  s'enfonçant  de  plus  en 
plus  vers  le  nord,  la  basse  Moselle  et  le  Main  étant  à  l'abri  de  toute 
tentative  immédiate,  les  Lorrains  du  duc  Charles,  les  Bavarois  de 
Hercy  et  de  Jean  de  Werth,  les  Impériaux  de  Hatzfeld  avaient  quitté 
les  environs  de  Spire  et  de  Karlsruhe  pour  aller  hiverner  en  Fran- 
conie  et  se  mettre  en  mesure  de  résister,  au  printemps,  aux  entre- 
prises de  Guébriant.  Lorsqu'on  apprit  la  blessure  de  ce  dernier, 
l'infatigable  Hercy  espéra  tirer  parti  de  cet  accident  ;  il  décida  ses 
alliés  à  «  se  mettre  ensemble,  »  avant  de  prendre  leurs  quartiers, 
pour  observer  les  derniers  mouvemens  de  l'armée  française.  Gdle-ci 
était  déjà  affaiblie  par  les  privations,  le  feu,  la  désertion;  il  y  avait 
beaucoup  de  malades,  quelques-uns  des  meilleurs  officiers  hors  de 
combat  :  Taubadel,  Montausier  (1),  Roqueservière.  Les  cantonne- 
mens  étai^t  mal  pris.  Le  quartier-général,  le  canon,  la  poudre, 
une  partie  de  l'infanterie  et  de  la  cavalerie  étaient  dans  la  petite 
ville  de  TAttlingen  ;  Rosen  avec  l'avant-garde  à  Mûlheim  sur  le  Danube 
en  descendant;  mais  sa  mauvaise  humeur  durait  encore  et  il  ne  mon- 
tra pas  plus  de  vigilance  qu'à  Geisingen.  L'ennemi  marcha  droit  sur 

(1)  MonUmler  (Cbarlet  de  Sainte-MMire»  baron  de),  créé  BocceMiTement  marquis, 
pois  duc  et  pair,  serrait  brillamment  depuis  1630.  Maréchal  de  camp  par  bref  et  da 
5  JanTier  1643,  il  fut  pins  tard  gouTemenr  d'Alsace  et  lientenant-général;  0  moorat 
en  1600,  à  II9S  de  qoEtre-Tingts  ans.  Cést  loi  qnl,  en  1645,  ^nsa  JnUe  d*Angennes, 
gonTemaate  des  endsns  de  France.  On  a  aussi  dit  de  lai  qa*il  était  TAlceste  de  MoUère. 


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t  "#■  JTilT    m\ Ml  Vir  -^t^. \^tmt£tS^sd.    "i  ij  ptwipftwâtftfaiaiwaiit» 


LA  PREMIÈRE  CAMPAGNE  DE  GONDÉ.  269 

Tattliogen,  où  Ton  faisait  la  débauche,  se  saisit  du  parc  laissé 
sans  garde  hors  des  murailles,  tourna  notre  canon  sur  la  place  et  y 
pénétra  aussitôt.  Il  y  eut  peu  de  morts.  Tous  les  généraux,  bon 
nombre  d'oflSciers  et  de  soldats  furent  faits  prisonniers;  on  mit  les 
premiers  à  rançon,  tout  ce  qui  était  a  troupe  »  fut  incorporé  par 
l'ennemi  et  forcé  à  prendre  parti.  Plusieurs  régimens  de  cavalerie 
et  quelques  fuyards  de  l'infanterie  gagnèrent  Brisach.  Rantzau  fut 
en  grand  péril  :  au  moment  où  le  duc  de  Lorraine  lui  donnait  per- 
mission d'aller  à  Paris  traiter  de  la  rançon  des  prisonniers,  l'empe- 
reur le  réclamait  pour  lui  faire  son  procès  comme  rebelle.  Il  s'en 
tira  assez  vite  et  plus  facilement  qu'il  ne  le  méritait.  Sirot,  qui  était 
aussi  prisonnier,  mais  qui  presque  seul  avait  conservé  son  sang- 
froid  dans  le  tumulte  et  tenté  quelques  elTorts  pour  organiser  la  résis- 
tance, fut  moins  heureux  et  resta  deux  ans  entre  les  mains  de  l'en- 
nemi. 

Le  corps  de  Guébriant  sortit  de  Bottweil  au  milieu  de  la  confu- 
sion causée  par  la  déroute  de  Tûttlingen.  Rotrou,  son  secrétaire, 
frère  cadet  du  poète,  qui  à  la  première  nouvelle  de  la  blessure, 
avait  quitté  Paris  avec  deux  chirurgiens  célèbres,  Bertreau  et 
d'Âlencé,  ne  put  dépasser  Brisach.  Le  corps  y  arrivait  en  même 
temps;  le  carrosse  sur  lequel  on  l'avait  mis  à  Bottweil  s'étant  rompu 
dans  les  montages,  il  arriva  jeté  sur  un  mulet,  à  peine  escorté  de 
quelques  cavaliers.  D'Erlach  le  reçut  dignement  et  l'expédia  aussi- 
tôt à  Paris.  —  Le  nom  du  vainqueur  de  Kempen,  du  sauveur  de 
Brisach,  du  héros  de  tant  d'entreprises  difficiles,  est  moins  connu 
que  celui  de  maint  général  médioore  ou  d'égoïstes  agitateurs;  peu 
de  Français  de  nos  jours  savent  ce  que  la  patrie  lui  doit.  Simple 
gentilhomme  de  province ,  étranger  aux  intrigues  de  cour  ou  de 
cabinet,  servant  au  loin,  sans  relâche,  dévoué,  modeste,  austère 
dans  ses  mœurs,  sincèrement  religieux,  il  tient  peu  de  place  dans 
les  chroniques  amusantes.  Gonmie  il  ne  demandait  pas,  on  ne  lui 
fit  guère  de  largesses;  le  seul  présent  qu'il  reçut  fut  la  rançon  du 
général  en  chef  Lamboy,  son  prisonnier,  qu'on  lui  abandonna  après 
Kempen;  encore  eut-il  plus  de  mal  à  la  toucher  qu'à  prendre  une 
place.  Il  mourut  pauvre.  La  postérité  l'ignore  ou  à  peu  près.  Ses 
contemporains  l'admirèrent  un  moment;  le  roi,  qu'il  avait  si  bien 
servi,  voulut  honorer  sa  mémoire  par  la  pompe  inusitée  des  funé- 
railles, qui  furent  célébrées  dans  notre  antique  cathédrale,  en  présence 
des  princes  du  sang,  des  cours  souveraines  et  de  tous  les  dignitaires 
de  l'état.  Le  vaillant  soldat,  l'habile  général,  le  patriote,  l'honmie 
de  bien,  qui  avait  donné  l'Alsace  à  la  France  et  qui  était  mort  pour 
la  lui  conserver,  fut  enseveli  royalement  à  Notre-Dame  de  Paris. 

Henri  D'OaiiANs. 


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LA 


CHARITÉ    PRIVÉE 


À  PARIS 


II'. 

LES    DAHES    DU    CALVAIRE. 


GhevaUer  ecrant  de  U  moiutvchie  cpie  l'oa  allait  déo^itar,  Imtessé, 
tout  boorsouffé  par  la.  petite  vérole,  agonisant^  ahaodcumé  par  U 
capilAiBye  du.  xuivire  çpti  devait  la  transporte!  hora  da  I&  France, 
contrelaqu^Ie  il  avait  c(anbattii»QiateauBriaad  fut  reicueillii  saig;iéf 
aanv&par  U  femme  d'uA  pilote  axtglais.;  il  lui  doit  la  vie  et  m  l'a 
paa oublié» En  rappelant  dansse&ifâ/ipira cet  épisode  de aajeu^ 
nesse,  il  s'écrie  :  «  Le&  femmes  oiU^  un  inatioct  céleste  pour  le  mAb- 
heur.  »  Cette  exclamatijoa»]e  n'ai  pu  la  retenior  en  visitant  la  lépro-^ 
série  où,  les  Dames  du  Calvaire  sont  k  l'œuvre»  Ce  n'est  point  une 
GOogFéir^tiQnreligieuseveUe&forment  entre  elleâuxieassQdati  Ubve 
et  laïque;  aucun,  votai  ne  lee  enchaîne,  aucun  costume  ne  les  dis^ 
tingue  V  elles  sont  du  monde  et  ne  l'ont  poiut  quitté.;  elles  ont  leoxs 

(1)  V^jmlailioM  àxi^  avril. 


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LA   CHARTré   PRÏYÉE  A  PART?.  271 

malades  &  Tinfirmerie,  il  est  vrai;  mais  elles  ont  leurs  enfans  à  la 
maison,  leurs  relations,  leurs  plaisirs,  leurs  deroirs  de  sodété;  si 
elles  consacrent  une  partie  de  leur  temps  au  soulagement  d'incu- 
rables misères,  si  elles  abandonnent  spontanément  les  raiEnemens 
de  lexir  existence  pour  venir  panser  des  cancers  et  laver  des  dar- 
tres rongeantes,  c'est  qu'il  leur  plaJt  de  faire  ainsi  pour  obéir  aux 
impulsions  de  la  foi  qui  les  anime. 

L'œuvre  est  d*hîer;  elle  germe  à  Lyon  à  peu  près  à  l'époque  où 
les  Petites-Soeurs  des  pauvres  commencent  àSaint-Servan  leur  apos- 
tolat de  charité;  mais  nul  prêtre  ne  Tinspire;  elle  est  conçue  tout 
entière  par  une  femme  veuve,  que  la  douleur  et  les  regrets  condui- 
sent à  l'amour  de  ce  qui  souffre  et  au  sacrifice  de  soi-même.  Elle 
était  née  à  Lyon  le  17  juin  1811  et  s'appelait  Jeanne-Françoise 
Chabot;  son  père,  négociant  de  quelque  aisance,  lui  fit  donner 
l'éducation  qui  suffisait  alors  aux  filles  de  la  bourgeoisie  moyenne. 
H!e  me  paraît  avoir  été  douée  d'une  nature  exubérante  ;  elle  a  été 
extrême  dans  le  bien,  elle  aurait  pu  être  excessive  dans  le  naal  ;  elle 
devait  être  passionnée,  n  de  premier  jet,  »  passant  avec  rapidité  de 
la  résolution  à  l'action,  ne  réfléchissant  guère  et  sautant  volontiers 
pardessus  les  obstacles,  dont  elle  ne  mesurait  pas  la  hauteur;  elle 
était  de  celles  dont  on  dit  familièrement  :  «  Mauvaise  tête  et  bon 
cœur^  »  Lorsque  l'âge  fut  venu  de  l'apprentissage  scolaire,  on  la 
mit  au  couvent  de  la  Visitation.  Elle  n'y  fut  point  docile;  elle  regim- 
bait, je  crois,  contre  la  règle,  elle  chansonnait  les  religieuses  et 
n'était  point  matée  par  les  ch&timens.  Un  incident  futile,  amplifié 
sans  doute  par  l'esprit  étroit  des  sœurs,  la  délivra.  Volontairement 
ou  involontairement,  elle  avait  brisé  une  cruche;  il  parait  que  le 
méfait  était  grave;  Técolière  fut  punie  plus  que  de  raison  et  humi- 
fiée.  L'enfant,  blessée  dans  son  bon  sœs  et  dans  son  esprit  de  jus- 
tice, se  révolta  et  déclara  qu'elle  mettrait  le  feu  au  couvent.  Les 
béguines  de  la  Visitation  ne  crurent  pas  devoir  conserver  une  élève 
aussi  récalcitrante,  et  elles  la  rendirent  à  sa  famille.  Vingt  ans 
auparavant,  Lamartine  s'était  sauvé  d'un  pensionnat  lyonnais,  où 
ses  maîtres  le  martyrisaient. 

La  future  mère  des  Dames  du  Calvaire  chassée  d'un  couvent,  il 
y  a  là  de  quoi  faire  réfléchir,  fy  insiste,  catr  le  mal  est  permanent 
et  ne  semble  pas  près  de  prendre  fin.  Le  but  de  rinstruction  doit 
être  de  reconnaître  les  facultés  de  l'enfant,  de  les  dèvetopper,  de 
les  ftconder  et  de  le  mettre  à  même  d'en  tirer  parti  au  cours  de 
Péxîstence  pour  l'agrmdissemeiit  êdtelledtuel,  Facoroissement  de  la 
ridiesse,  ou  les  services  à  r«dre  au  pays.  Dans  l'état  actuel  de 
renseîgnement,  quel  que  soit  le  principe  fm  vertu  duquel  il  est  dis- 
tribué, quelle  que  soit  la  bannière  qu'A  ait  arborée,  les  pédi^o- 


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272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gues  ne  tiennent  compte  ni  du  caractère,  ni  des  smtimens,  ni  des 
vocations  de  l'écolier  ;  ils  ne  lui  deniandent,  ils  ne  lui  imposent  que 
la  soumission  à  une  règle  uniforme.  Hors  de  la  discipline  point  de 
salut!  La  discipline  est  inflexible,  elle  ne  se  plie  à  aucune  excep- 
tion, mais  les  natures  les  plus  exceptionnelles  sont  contraintes  de 
s'y  plier.  Il  en  résulte  des  révoltes  de  Tesprît,  des  actes  d'insubor- 
dination, la  stérilité  des  études  et  l'absence  d'éducation.  Les  maî- 
tres n'en  sont  pas  moins  persuadés  de  l'excellence  de  leur  système, 
qui  laisse  la  cervelle  en  friche  pour  ne  s'occuper  que  de  la  con- 
duite extérieure  et  des  fautes  contre  les  règlemens.  Quelques-uns 
d'entre  eux,  ivres  de  leur  importance,  s'imaginent  que  c'est  là  le 
moyen  de  o  forger  les  âmes;  m  ils  ne  s'aperçoivent  pas  qu'ils  les 
dépriment,  les  corrompent  ou  les  exaspèrent.  Jeanne-Françoise  Cha- 
bot ne  se  laissa  pas  «  forger  m  au  couvent  de  la  Visitation,  et  j'es- 
time qu'elle  a  sagement  agi.  Rentrée  an  domicile  paternel,  cJle  y 
trouva  les  exemples  et  les  soins  d'une  famille  honnête  qui  sont 
indispensables  à  l'enfant  et  dont  les  préjugés  scolaires  sont  souvœt 
l'opposé,  sinon  l'ennemi. 

Dans  le  milieu  où  elle  était  née,  où  elle  se  sentait  aimée,  elle  se 
façonna  elle-même,  Dieu  merci!  Elle  sut  conserver  l'indépendance 
de  son  caractère;  elle  sauva  la  vitalité  de  son  initiative,  sans  quoi 
l'on  ne  fait  rien  de  bon  en  ce  monde.  On  peut  se  figurer  qu'il  y  eut 
des  bourrasques,  des  rêves  exaltés,  des  aspirations  vers  un  idéal 
entrevu  et  que  la  destinée  ne  permet  pas  d'atteindre;  qu'importe  1 
Les  ftmes  appelées  aux  fortes  œuvres  planent  dans  des  espaces 
intermédiaires,  où  elles  sont  saisies  par  des  conceptions  que  le  vul- 
gaire ignore.  En  1830,  H^*  Chabot  épousa  M.  Gamier;  elle  avait 
idors  dix-neuf  ans.  Union  médiocre  dans  le  petit  commerce;  le  mari 
travaillait,  la  femme  tenait  le  comptoir;  la  jeune  fille  qui  s'était 
insurgée  contre  la  discipline  conventuelle  fut  une  épouse  modèle 
dans  toute  l'acception  du  terme.  Elle  aimait  son  mari,  et  elle 
employait  son  énergie,  —  cette  énergie  virile  que  l'on  avait  sou- 
vent essayé  d'efiféminer,  —  à  mieux  se  soumettre  et  à  ne  résister 
jamais.  Elle  était  heureuse;  mais  le  bonheur  n'a  point  de  durée 
dans  la  race  humaine.  Deux  fois  elle  fut  mère;  à  vingt-trois  ans, 
elle  avait  perdu  ses  enfans  et  elle  était  veuve. 

L'ardeur  de  sa  nature  éclata  dans  son  désespoir;  elle  fut  vio- 
lente, elle  fut  outrée;  sa  maternité  était  brisée;  la  mort  avait  pré- 
cipité trop  de  vides  autour  d'elle;  elle  sombrait  et  se  sentait  si  acca- 
blée qu'elle  en  poussait  des  cris  de  détresse.  Elle  fut  lente  à  se 
résigner,  à  se  courber  sous  un  destin  que  rien  ne  pouvait  réparer, 
à  accepter  de  n'avoir  plus  personne  à  aimer;  j'imagine  que  la  lutte 
a  été  très  dure  en  elle  et  que,  sans  les  convictions  religieuses  dont 


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i^^gÇPÇ^r-.^^^^-C: 


LA  Gli^ARrrÉ  PRITES  A  PARIS,  273 

elle  était  pénétrée  depuis  Tenfance,  elle  n'en  fût  point  sortie  sans 
dommage.  Elle  n'avait  pas  de  fortune;  la  mort  inopinée  de  son  mari 
compromettait  le  succès  des  opérations  commerciales;  elle  liquida 
sa  situation  et  se  retira  avec  1,200  francs  de  rente  :  à  peine  de  quoi 
ne  pas  mourir  de  faim.  C'est  avec  de  telles  ressources  qu'elle  sera 
bientôt  conduite  à  entreprendre  une  œuvre  d'une  charité  inexpri- 
mable. Une  fois  de  plus,  je  ferai  remarquer  que  ces  créateurs  d'in- 
stitutions bienfaisantes,  de  maisons  de  refuge  pour  les  malheureux, 
les  enfans  estropiés,  les  vieillards  délaissés,  pour  les  incurables, 
sont  des  gens  qui  ont  souffert  et  que  la  vie  a  broyés.  L'œuvre  des 
Dames  du  Calvaire  est  née  de  la  douleur  d'une  veuve. 

Avec  la  fougue  qui  était  un  de  ses  caractères  distinctîfs,  M"*  Gar- 
nier  se  tourna  plus  vivement  encore  que  par  le  passé  vers  la  reli- 
gion ;  elle  lui  demanda,  non  pas  de  lui  rendre  ce  qu'elle  avait 
perdu,  mais  de  la  calmer,  et  de  lui  donner  de  quoi  apaiser  ce  que 
la  mort  de  tant  d'êtres  adorés  laissait  d'inassouvi  en  elle.  Elle  se 
consacra  aux  œuvres  de  paroisse;  elle  quêta  pour  les  pauvres, 
habilla  les  petits  enfans  nus,  tricota  des  bas,  fit  des  vêtemens,  et 
grimpa  dans  les  mansardes  pour  y  porter  des  aumônes,  des  conso- 
lations et  du  pain.  Ils  sont  nombreux,  sous  les  toits  de  Lyon,  les 
pauvres  gens  auxquels  la  misère  n'est  pas  clémente.  Pendant  le 
règne  de  Louis-Philippe  les  émeutes,  les  épidémies  (1),  les  chôma- 
ges n'ont  point  épargné  la  ville  :  Perrache,  La  Croix-Rousse  et  La 
Guillotière  peuplent  les  hospices  et  meurent  dans  les  hôpitaux.  Là, 
il  y  a  deux  villes  :  le  siège  du  primat  des  Gaules  et  Commune 
affranchie  ;  la  ^lle  catholique  et  la  ville  révolutionnaire  ;  l'une  panse 
l'autre,  l'aide  à  vivre,  l'aide  à  mourir.  M""®  Garnier  trouvait  là 
un  champ  d'action  d'une  fécondité  lamentable  ;  sa  charité  pouvait 
s'y  répandre  à  l'aise,  sans  jamais  s'épuiser.  C'était  une  quêteuse 
intrépide  et  que  rien  ne  rebutait  ;  elle  se  montrait  résolue  jusqu'à 
l'importunité  en  demandant  pour  les  autres.  On  avait  remarqué  son 
activité  sans  lassitude;  on  eût  dit  qu'elle  réclamait  les  besognes 
les  plus  dures,  les  plus  fatigantes,  comme  si  elle  eût  voulu  se  fuir 
et  ne  point  rester  en  tête  à-iête  avec  elle-même.  On  satisfaisait 
autant  que  possible  à  ce  besoin  d'expansion  qui  la  tourmentait,  et, 
parmi  les  visites  à  faire  aux  malades,  on  lui  réservait  les  plus  loin- 
taines. 

Un  jour,  on  lui  désigna  une  femme  qui  demeurait  dans  le  quartier 
de  la  Glacière  ;  c'était,  disait-on,  une  femme  abandonnée  de  tous  et 
rongée  par  un  mal  effroyable.  Était-ce  une  lépreuse?  On  l'a  dit,  je 

(1)  Par  une  exception  encore  mal  expliquée  et  dont  les  Lyonnais  sont  fiers,  leur 
ville  n*a  point  été  touchée  par  le  choléra. 

TOME  LYU.  —  1883.  18 


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27&  EETUB  DES  DEOX  MONDES. 

ne  le  crois  pas.  La  lèpre  est  devenue  tellement  rare  en  nos  pays 
de  France,  que  Ton  peut  affirmer  presque  avec  certitude  qu'elle  n'y 
existe  plus.  Dans  une  bauge  mansardée,  au  milieu  d'exhalaisons 
fétides,  M"»*  Garnier  trouva  une  femme  couchée  sur  des  chiffons 
empestés  et  dont  le  corps  n'était  plus  qu'un  ulcère»  L'ivrognerie,  la 
débauche  et  ce  qui  s'ensuit  semblaient  avoir  frappé  sur  cette  créa- 
ture leurs  coups  les  plus  foroûdables.  Elle  était  farouche  et  ne  répon- 
dait pa^  lorsqu'on  lui  parlait.  En  vain,  M""®  Gamîer  essaya-t-elle  de 
l'attendrir,  elle  n'en  put  tirer  un  mot.  Le  spectacle  était  affreux  et 
la  puanteur  était  horrible.  M™®  Garnier  revint  le  lendemain  et 
les  jours  suivans.  Elle  s'était  fait  une  sorte  de  large  blouse  qu'elle 
passait  par-dessus  ses  vêtemens  avant  de  pénétrer  dans  le  cloaque  ; 
elle  nettoyait  la  chambre,  secouait  le  paquet  de  haillons  et  de 
copeaux  qui  faisait  office  de  lit,  lavait  la  malade,  la  pansait;  elle 
était  obligé  d'aller  sur  le  palier  aspirer  une  bouffée  d'air  et  reve- 
nait continuer  cette  besogne  surhumaine.  La  nûsérable  n'y  com- 
prenait rien  et  se  laissait  faire;  tant  de  dévoûment,  des  soins  si 
pénibles  et  si  constans  la  pénétrèrent  et  amollirent  son  cœur.  Un 
jour,  elle  baisa  la  main  de  M""^  Garnier  et  pleura. 

Lorsque  Job,  assis  sur  la  cendre,  frappé  d'une  lèpre  maligne 
depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête,  eut  pris  a  un  tesson  pour  se  gratter,  » 
ses  amis  vinrent  le  voir  ;  ils  se  placèrent  près  de  lui  et,  pendant 
sept  jours  et  sept  nuits,  ils  le  regardèrent  sans  oser  parler.  Aucun 
d'eux,  ni  Éliphaz  de  Théman,  ni  Bildad  de  Schoua'h,  niTsophar  de 
Naamab,  ne  pensa  à  faire  couler  de  l'eau  sur  ses  plaies  vives,  à 
changer  sa  tunique  souillée,  à  entourer  ses  ulcères  de  linge  propre; 
nul  n'imagina  de  lui  venir  en  aide  et  d'emporter  dans  un  lieu  de 
secours  cet  homme  qui  avait  été  a  le  plus  grand  des  pays  d'Orient.  » 
Ses  trois  amis  se  contentèrent  de  philosopher  avec  lui,  d'échanger 
des  sffguties  scolastiques,  et  d'écouter  une  dissertation  d'histoire 
natureUa  sur  Béhémot  et  Léviathan.  M""^  Garniec  ménagea  les  aphoi- 
rismes;  mais  elle  ne  ménagea  ni  la  charpie,  ni  le  vin  sucré,  ni 
la  boime  nourriture,  ni  les  consolations,  —  les  consolations  de  ten- 
dresse et  d'espérance  qui  vont  à  l'âme  et  y  font  briller  des  lueurs 
que  l'on  ne  soupçonnait  pas.  Elle  ne  ménagea  pas  non  plus  ses 
démarches,  car  elle  réussit  à  obtenir  pour  sa  protégée  une  place  à 
l'hftpital.  L'aspect,  l'odeur  de  cette  infortunée,  étaient  tels  que  la 
première  fois  que  l'aumônier  s'approcha  d'elle,  il  recula  et  fut  sur 
le  point  de  s'enfuir»  VL^^  Garnier  était  là,  elle  comprit  l'horreur 
invol(mtau*e  dcmt  le  prêtre  était  saisi,  et,  comme  pour  lui  donner 
courage,  elle  s'assit  sur  le  lit  de  la  malade  et  la  tint  embrassée. 
«  La  lépreuse  »  ne  pouvait  survivre,  elle  naourut  bientôt  ;  mais 
elle  partit  fortifiée,  sans  haine,  sans  colère,  enfin  calme,  et  regar- 


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LA   G&ABITE  PBIVÉE  A  PMUS.  276 

A>n#  vers  des  régions  lumineiises  qu'on  lui  avait  fait  .apercevoir  au- 
delà  du  tombeau. 

Pour  les  intelUgenoes  naturellement  disposées  aux  iarges  con- 
ceptions, un  fait  simple  suffit  parfois  à  ouvrir  le  domaine  de  l'in- 
connu  :  Une  pomme  tombant  d'un  arbre  révéla,  dH-ra,  à  Newton, 
les  lois  de  la  ^avitation;  dans  le  monde  moral  et  pour  les  cœurs 
dervms,  les  phéûom&nes  ^e  produisent  de  la  «lème  manière.  Les 
soins  prodigués  à  une  lépreuse  ipervorse  et  résistante  iui^ent  pour 
Jt^  <jamier  le  point  de  tdépart  d'une  créatioii  dont  la  ^gmadeur 
«8t  pour  surprendre.  Ce  qui  s'agka  en  elle,  on  peut  Le  âevinec.  — 
Quoi  I  dans  nos  villes,  à  côté  du  luxe  qui  s'affiche,  de  la  débauche 
<{ii  s'étale,  il  y  a  des  misères  pareilles,  des  maux  sans  merci,  des 
décompositions  anticipées,  des  souffrances  sans  nom  et  des  «Êtres 
•que  nul  «spoir  ne  soutient  I  Ces  midheureux  ne  peuvent  être  admis 
dans  les  liôpitaux  ordinaires,  parce  qu'ils  sont  incurables;  les  hos- 
pices réservas  aux  incurables  reCusent  de  ies  drecevrâr  parce  qu'il 
n'y  a  pas  de  place;  faut-il  donc  les  laisser  périr  au  inilieu  de  ileurs 
'sanies,  sans  secours,  sans  une  bonne  parole  iprooaettant  les  com- 
pensations futures,  sans  un  verre  d'eau  peur  étancher  l^ir  soif, 
«comme  des  Joups  blessés  crevant  au  fond  des  bois?  «Noa,  il  faut  les 
orechM^her,  les  jpecueiUir,  panser  leurs  plaies,  4tpaiser  le  tumulte  de 
leur  &me,  laver  leur  corps  et  nettoyer  leur  esprit.  Lesfemmes  seules 
sont  diables  deoesdévoûmeos  prolongés  qui  ne  reculent  ni  devant 
la  fatigue,  ni  devant  le  dégoût,  ni  devant  l'ingratitude;  et  panni  les 
ifemmes,ceUes  qui  godent  au  casur  le  deuil  permanent  du  veuvage, 
qui  se  sont  données  à  Dieu  pour  tèibre  non  pas  consolées,  maissasséré- 
fiées,  qui  ont  demandé  à  l'amour  divin  de  calmer  les  douleurs  de 
l'amour  terrestre,  les  veuves,  en  un  mot,  convaincues  des  vérités 
supérieures  etchaufTées  par  la  foi,  sont  plus  que  toutes  autres 
aples  au  grand  labeur  de  la  charité. — Donc,  on  adoptera  les  femmes 
incurables  et  on  les  confiera  aux  soins  des  femmes  veuves.  €'est  là 
le  principe  de  l'fleuvre  ;  on  n'en  a  pas  dévié. 

Forte  de  son  projet  et  résolue  à  le  réaliser,  M°^  Gamier  se  mit 
en  chasse^  l'expresûon  n'a  rien  d'excessif  :  elle  pénétra  dans  les 
Brotteaux  et  jbuilla  la  <iuillatiàre,  où  ao  manquent  ni  la  misère,  ni 
U  maladie.  EUe  y  trouva  une  jeune  fiUe,  retirée  de  la  fournaise 
xl'un  incendie,  vivante  encore,  défig^irée,  excoriée,  sanguinolente. 
EUe  kma  une  chambre  et  y  installa  Marie  «  la  Brûlée,  »  dont  elle 
devint  la  mère  et  se  constitaa  la  soeur  gardienne  ;  auprès  de  cette 
malade,  elle  put  bientôt  conduire  deux  càncérées.  Que  l'on  se  rap- 
pelle la  chambre  de  leanne  lugan,  où  Marie  lamet  et  Virginie  Tré- 
danîel  apportaient  les  vieilles  infirmes  de  Saint-Servan  !  A  Lyon 
aussi,  l'œuvre  va  naître  sous  l'inspiration  d'une  pauvre  femme  qui 


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276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  s'inquiète  ni  de  sa  faiblesse,  ni  des  difficultés  et  qui  ne  compte 
que  sur  son  grand  cœur  à  travers  lequel  elle  aperçoit  la  Providence. 
Deux  veuves  s'étaient  jointes  à  elles  et  l'aidaient.  Le  noyau  de  l'as- 
sociation est  formé. 

La  chambre  était  petite,  les  trois  malades  la  remplissaient  et  s'y 
trouvaient  à  l'étroit,  M™*  Gamier  rêvait  de  louer  une  maison,  d'y 
transporter  ses  incurables,  d'y  amener  toutes  celles  qu'elle  pourrait 
découvrir  et  d'appeler  près  d'elle  les  veuves  chrétiennes  dont  la  foi 
désirait  s'exercer  par  des  actes  moins  platoniques  que  la  prière  et 
la  méditation.  Il  lui'fallait  de  l'argent  et  l'on  sait  qu'elle  était  sans 
fortune.  Elle  entra  en  campagne,  expliquant  son  projet,  et  deman- 
dant que  l'on  s'y  associât.  On  l'écouta  avec  étonnement,  on  leva  les 
épaules,  et  plus  d'une  fois  on  lui  dit  :  o  Vous  êtes  folle!  »  Non, 
certes,  elle  n'était  point  folle,  mais  elle  était  exaltée,  et  dans  la  vie 
un  grain  d'exaltation  ne  nuit  pas  à  ceux  qui,  pour  toucher  au  but, 
doivent  secouer  l'indifférence  humaine,  vaincre  l'égoïsme  et  réveil- 
ler la  générosité.  Elle  était  hardie,  elle  était  tenace  :  dix  fois  dans 
la  même  journée,  elle  livrait  assaut  à  la  même  personne;  pour  se 
débarrasser  d'elle  on  déliait  les  cordons  de  la  bourse  ;  elle  empor- 
tait l'auméne  et  courait  à  ses  malades.  Elle  avait  de  l'emphase  dans 
le  geste  et  dans  la  parole;  elle  plaidait  si  passionnément  la  cause  à 
laquelle  elle  s'était  dévouée,  qu'on  la  prenait  pour  une  visionnaire 
et  même  pour  une  actrice.  Elle  ne  s'en  blessait  pas  :  elle  avait  la 
vision  nette  du  bien  qu'elle  voulait  faire  ;  elle  jouait  son  rôle  de  sol- 
liciteuse, elle  le  jouait  si  parfaitement  que  souvent  elle  se  retirait 
les  mains  pleines.  Tant  d'objections  s'élevaient  néanmoins  contre 
elle,  tant  d'observations  lui  avaient  été  adressées,  qu'elle  éprouva 
quelques  doutes  et  se  demanda  si  l'œuvre  qu'elle  voulait  entre- 
prendre ne  serait  pas  frappée  d'impuissance,  dès  le  début,  par  sa 
grandeur  même  et  par  le  courage,  pour  ne  pas  dire  l'héroïsme, 
qu'elle  exigerait.  C'était  une  femme  de  résolution  subite  ;  tout  à 
coup,  l'idée  lui  vint  d'aller  soumettre  son  projet  à  l'archevêque  de 
Lyon,  qui  était  le  cardmal  de  Bonald  ;  elle  se  rendit  immédiatement 
près  de  lui  et  lui  exposa  le  plan  de  l'association  qu'elle  voulait  for- 
mer. Le  cardinal  la  laissa  parler  sans  l'interrompre,  puis  il  lui  dit  : 
a  Votre  projet  est  bon,  la  réalisation  en  sera  difficile,  mais  Dieu 
vous  aidera  ;  marchez  sans  crainte,  et  comptez  sur  moi.  »  Après  un 
instant  de  réflexion,  il  ajouta  :  «  Votre  œuvre  sera  nonunêe  :  l'asso- 
ciation des  Dames  du  Cal  traire  (1).  n  L'œuvre  était  approuvée  etbap- 


(1)  On  ne  doit  pas  confondre  Tassociation  des  Dames  du  Calvaire,  avec  la  congrégap 
tioD  et  avec  la  communauté  des  sœurs  de  Notre-Dame  du  Calvaire,  qui  ellee-mêmes 
diffèrent  entre  elles. 


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^"^âFa-^Sr^l^  j  ri  III  U  '  fc  iLb)  liiPiiAi  UliM» 


LA   CHARiré  PRIVÉE  A  PARIS. 


277 


tisée.  La  parole  du  cardinal  ne  Ait  pas  inutile  ;  dans  Lyon  la  catho- 
lique, ce  fut  un  encouragement,  ce  fut  un  ordre.  Bien  des  bourses 
jusque-là  fermées  s'ouvrirent  et  l'on  put  louer,  dans  la  rue  Vide- 
Bourse,  une  maisonnette  où  les  incurables  déjà  recueillies  furent 
installées.  Marie  «  la  Brûlée,  »  impotente  et  ne  pouvant  marcher,  était 
tellement  hideuse  qu'un  cocher  de  fiacre  refusa  de  la  recevoir  dans 
sa  voiture.  M""®  Garnier  la  chargea  sur  ses  épaules  et  l'emporta.  Ceci 
se  passait  le  3  mai  18A3. 

On  avait  «  déménagé  »  trois  malades  ;  la  maison  était  assez  spa- 
cieuse pour  en  contenir  dix-sept,  qui  y  furent  bientôt;  le  nombre  des 
pensionnaires  avait  augmenté,  celui  des  veuves  qui  les  servaient 
et  quêtaient  pour  elles  s'était  également  augmenté.  L'ardeur  de 
M™*  Garnier,  dont  on  avait  souri  jadis,  n'excitait  plus  que  l'ému- 
lation ;  l'œuvre  de  la  «  visionnaire  »  commençait  à  convaincre  les 
incrédules  et  on  s'empressait  d'y  participer.  On  put  se  déplacer, 
aller  occuper  une  maison  plus  vaste,  et,  le  5  mai  18A5,  on  s'établit 
à  un  endroit  nommé  les  Bains-Romains,  non  loin  de  Notre-Dame  de 
Fourviëres,  qui  est  un  lieu  de  pèlerinage  cher  à  la  population  lyon- 
naise. La  maisoù,  bien  située,  était  déjà  presque  un  hospice  ;  les 
dames  veuves  ne  suffisaient  plus  à  la  besogne  quotidienne,  on  leur 
adjoignit  des  filles  de  service  qui  purent  les  soulager  et  ne  laisser 
aucun  malade  en  souffrance.  L'œuvre  s'était  développée  dans  des 
proportions  et  avec  une  rapidité  inespérées;  on  dut  songer  à  lui 
donner  une  sorte  de  discipline  définitive,  et  M°^®  Garnier  en  rédigea 
elle-même  le  règlement  organique,  tel  qu'il  est  en  vigueur  aujour- 
d'hui. L'œuvre  se  compose  :  !•»  de  dames  veuves  agrégées  qui  vien- 
nent à  l'hospice  panser  les  incurables  ;  2"*  de  dames  veuves  qui  rési- 
dent dans  l'hospice  et  soignent  les  malades  ;  3""  de  dames  veuves 
zélatrices  qui  quêtent  pour  accroître  les  ressources  nécessaires  au 
traitement  des  malades  et  à  l'entretien  de  la  maison  ;  A®  d'associées 
qui  versent  une  cotisation  annuelle  dont  le  minimum  est  de  20  francs. 
Tout  le  poids  de  l'œuvre  porte  sur  des  veuves  :  c'est  l'ordre  de  la 
viduitô  :  «  Cette  pauvre  veuve,  dit  Jésus  à  ses  disciples,  a  donné 
plus  que  les  autres.  » 

Un  article  des  statuts  dit  expressément  :  «  Les  dames  sociétaires 
ne  forment  point  une  société  religieuse  proprement  dite.  L'associa- 
tion n'exige  de  ses  membres  aucun  vœu  ni  perpétuel,  ni  temporaire. 
On  peut  en  faire  partie  sans  renoncer  entièrement  à  sa  famille,  à 
ses  biens,  à  sa  liberté.  »  C'est  là  l'originalité  de  l'œuvre  et  sa  force; 
c'est  ce  qui  lui  permet  un  recrutement  facile,  c'est  ce  qui  offre  à 
certaines  natures  désireuses  du  bien ,  redoutant  la  contrainte,  un 
attrait  auquel  elles  ne  résistent  pas;  l'acte  de  la  volonté  individuelle 
est  permanent  et  provoque  l'acte  de  sacrifice.  Cette  disposition  est 


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278  REVUE  MS  2>£UX  MONDES. 

à  la  fois  ingénieuse  et  habile  z  on  ne  déserte  point  le  poste  que  l'on 
a  libremait  accepté  et  Ton  accomplit  avec  joie  la  tâche  que  Ton 
s'est  imposée  à  soi-même.  Se  figure^t-on  ce  que  serait  une  armée 
de  volontaires  combattant  chacun  pour  sa  propre  cause  et  à  la 
place  qu'il  aurait  choisie?  C'était  là  le  fait  du  groupe  qui  s'était 
formé  autour  de  M°^®  Garnier;  elle  encourageait  les  autres  par  son 
exemple,  l'exemple  des  autres  l'aiûmail;;  entre  ces  veuves  il  y  avidt 
émulation  de  chaque  minute  :  on  était  joyeux  de  découvrir  de  nou- 
velles incurables,  on  ^it  heureux  d'avoir  réimi  de  nouvelles  res- 
sources; celles^i  ne  manquaient  pasÀ  Lyon,  qui  est  une  ville  riche, 
peu  luxueuse,  économe  et  charitable.  M""'  Ganûer  savait  solliciter  ; 
6on  dé^ûmeni,  du  reste,  était  si  large  que  l'on  aimait  à  s'y  asso- 
cier. Elle  le  vit  bien,  lorsque,  ne  consultant  personne  et  obéiesant 
à  une  de  ces  impulsions  qu'elle  ne  savait  modérer,  elle  fit  une 
tt  iblie  3)  qui  aurait  pu  compromettre  à  Jamais  son  œuvre  et  qui 
cependant  lui  donna  de  plus  fortes  iàssises. 

Quoique  l'on  eût  changé  de  logement,  on  était  toujours  à  l'étroit, 
car  les  malades  étaient  plus  nombreux  que  les  lits  dont  on  j)0uvait 
disposer.  On  avait  utilisé  tant  bien  que  mal  d'anciens  bâtimans,mais 
ils  devenai^t  insufBsans  à  mesure  que  l'ceuvre  se  dilatait,^t  M*"'  Gar- 
uiar  ambitionnait  d'avoir  un  véritable  hospice,  construit  sur  ses 
plans,  aménagé  pour  le  service  des  incurables,  et  assez  vaste  pour 
permettre  de  ne  jamais  fermer  la  porte  aux  postulantes.  £lle  apprit 
^'un  vieux  domaioe,  nommé  le  clos  da  La  Sarra,  situé  sur  les 
coteaux  de  Fourvières,  était  à  vendra  :  l'ancienne  maison,  un  peu 
délabrée,  avait  la  réputation  excessive  d'être  un  château.  Tout  autour 
s'étendait  un  terrain  où  bien  des  bâtisses  pouvaient  trouver  place. 
M">®  Garnier  alla  trouver  le  propriétaire,  le  vit  huit  lois  au  cours  de 
la  même  journée,  le  pria,  le  supplia,  l'émut,  le  troubla  fit  obtint 
de  lui  une  réduction  de  80,000  francs  sur  le  pi*ix  demandé;  on 
£e  frappa  dms  la  main  et  le  marché  fut  conclu.' ûr,  M"'''  Garnier 
aurait  pu  fouiller  dans  la  caisse  de  l'œuvre  des  Dames  du  Calvaire, 
elle  n'y  aurait  même  pas  trouvé  de  quoi  acquitter  les  frais  de  vente. 
Aidée  de  M°^*  Girard,  que  l'on  pourrait  appeler  sa  première  assi^ 
tante,  elle  redoubla  d'efforts  et  d'éloquence  ;  elle  réunit  toutes  les 
personnes  qui,  à  un  titre  quelconque,  participaient  à  l'œuvre,  et 
leur  eiyiliqua  qu'il  lui  fallait  de  l'urgent,  non-seulement  pMzr  payer 
le  dos  de  La  Sarra,  mais  encore  pour  édifier  un  hospice,  pcux^eque 
la  maison  d'habitation  ne  pourrait  suffire  qu'au  logement  des  dames 
sociétaires  et  des  filles  servantes.  C'était  de  quoi  faire  jeter  les  hauts 
cris  ;  nul  ne  se  plaignit;  on  avait  adopté  l'œuvre,  on  désirait  lui  don- 
ner un  développement  approprié  au  but  entrevu ,  on  s'imposa  des 
sacrifices  qui  furent  onéreux  ;  on  apporta  toutes  les  sonunes  que  l'on 


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LA   CHARITE  PBIVÉE   A  PARIS.  27d 

put  recueillir;  pour  le  reste,  on  pcit  des  engagemens  qui  furent  régu- 
lièrement tenus.  On  était  propriétaire  du  clos,  on  avait  de  quoi  bâtir 
et  l'on  se  mit  au  travail. 

A,  mesure  que  Tœuvre  grandissaity  M"""  Garnier  sentait  s'élargir 
la  mission  de  bien&isance  dont  die  était  l'apôtre.  Non  contente  de 
ramasser  des  incurables,  elle  voulut  rechercher  les  cancers  de  l'âme 
et  les  guérir.  Puisque  l'on  allait  avoir  de  ta  place,  pourquoi  ne  pas 
ouvrir  un  refuge  aux  filles  perdues  que  la  débauche  a  lassées  et 
qui  peut-être  n'ont  besoin  que  de  quelques  secours  moraux  pour 
rejeter  toute  bestialité  et  repraidre  rang  parmi  les  créatures 
humaines?  Ciomme  M*"®  de  Beauharnais  de  Miramion  auxvii^  siècle, 
conmie  aujourd'hui  les  Dames  du  Bon  Pasteur,  elle  eût  voulu  avoir 
sofus  sa  houlette  le  troupeau  des  filles  repenties  et  ramener  dans  les 
voies  droites  toutes  les  brebis  égarées»  C'a  été  là  le  rêve  de  plus  d'un 
grand  cœur,  et  de  cruelles  désillusions  ont  atteint  ceux  qui  ont  tenté 
de  le  réalisa*.  Lorsque  11°^  Garnier  fit  confidence  de  ce  nouveau 
projet  aux  Dames  du  Calvaire,  elle  se  heurta  contre  d'invincibles  et 
justes  objections;  elle  céda,  ou,  pour  mieux  dire,  elle  sembla  céder. 
La  charité  est  naturellement  entêtée,  elle  a  si  souvent  triomphé  des 
obstacles  qu'elle  n'en  veut  tenir  compte  ;  elle  s'obstine,  elle  per- 
siste; elle  excelle  à  se  dérober  aux  observations,  et,  s'il  le  faut, 
elle  se  cache  pour  faire  le  bien,  comme  on  se  cache  d'une  action 
mauvaise.  Dans  ses  courses  à  travers  les  misères,  lorsqu'elle  plon- 
geait aux  bas-fonds  de  la  perversité,  elle  avait  découvert  une  fille 
plus  fatiguée  ou  moins  rebelle  que  d'autres,  qui  avait  semblé  écoU'- 
ter  ses  paroles  avec  doocevr.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour 
faire  croire  à  M"»®  Garnier  qu'il  j  avait  là  une  âme  que  l'on  pou-^ 
vait  purger  de  toute  corruption.  Elle  emmena  cette  fille  avec  elle 
au  Calvaire,  n'en  souffla  mot,  l'enferma  dans  sa  propre  chambre, 
et,  à  iùvce  de  soins  maternels,  d'encouragemens  et  de  tendresse, 
s'imagina  qu'elle  parviendrait  à  Tarracber  au  vice.  La  conversion 
n'était  point  du  goût  de  la  pécheresse,  qui,  un  beau  jour,  sauta  pai 
la  fenêtre,  décampa  et  reprit  la  clé  des  champs,  la  clé  de  la  débauche 
et  de  la  dégradation.  Aventure  qu'il  était  facile  de  prévoir  et  qui 
attrbta  W^^  Garnier,  mais  qui,  du  moins,  eut  ce  bon  résultat  de  lui 
dénrontrer  par  l'expérience  même  que  son  projet  était  de  ceux 
auxquels  il  est  sage  de  renoncer.  Les  Dames  du  Calvaire  n'eurent 
donc  à  soigner  que  les  cancers  matériels;  cela  est  suffisant. 

L'installation  nouvelle  était  terminée  ;  de  grands  dortoirs,  un  jar- 
din, des  ombrages,  de  l'air  et  du  soleil  donnaient  à  Thospice  une 
ampleur  et  des  facilités  de  service  que  l'on  ne  connaissait  pas  encore  ; 
on  en  prit  possession  le  2  juillet  1853  ;  là,  on  était  chez  soi,  sur  son 
terrain,  dans  sa  maison  ;  la  fondatrice  put  se  réjouir  et  espérer  que 


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280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  jours  nombreux  lui  permettraient  de  veiller  longtemps  encore 
sur  l'œuvre  qu'elle  avait  créée  seule  et  malgré  des  difficultés  qui 
eussent  fait  reculer  un  cœur  moins  vaillant  que  le  sien«  Elle  avait 
alors  quarante- deux  ans,  elle  était  de  bonne  santé,  point  jolie,  mal- 
gré une  expression  qui  ne  manquait  pas  de  douceur,  très  alerte, 
de  mouvemens  brusques,  démonstrative  jusqu'à  l'excès,  et  deman- 
dant à  son  énergie  morale  plus  que  ses  forces  physiques  ne  pou- 
vaient produire.  Depuis  son  veuvage,  depuis  bientôt  vingt  années, 
elle  avait  haleté  sur  les  chemins  de  la  bienfaisance,  chemins  rudes 
qu'il  [faut  gravir  plusieurs  fois  avant  d'y  récolter  le  fruit  que  l'on 
cherche;  sans  repos  ni  merci  pour  elle,  marchant  nuit  et  jour,brû* 
lée^^d'une  ardeur  qui  dévorait  sa  substance,  elle  avait  été  le  Juif 
errant  de  la  charité,  et  plus  lasse  qu'elle  ne  le  croyait,  elle  avait 
continué  sa  route,  les  yeux  fixés  vers  le  but  qu'elle  s'était  promis 
d'atteindre.  Ses  angoisses  avaient  dû  souvent  être  poignantes  au  mi- 
lieu des  obstacles  qu'elle  affrontait  avec  une  impétuosité  que  ni  les 
déceptions,  ni  les  tracasseries  des  hommes  de  loi  ne  parvinrent 
jamais  à  ralentir.  Elle  n'avait  rien  ménagé  en  elle,  ni  l'âme  ni  le 
corps.  Il  arriva  un  instant  où  la  matière  surmenée  refusa  d'obéir. 
La  pauvre  femme  était  non  pas  au  bout  de  sa  tâche,  mais  au  bout 
de  ses  forces,  qu'elle  avait  usées  dans  un  travail  surhumain.  Elle 
devait  mourir  à  la  peine,  tuée  par  son  propre  apostolat.  La  révoltée 
qui^était  en  elle,  qui  jadis,  aux  jours  de  l'enfance,  menaçait  d'in- 
cendier le  couvent  et  qui,  après  tout,  lui  avait  peut-être  insufflé  son 
indomptable  volonté,  la  révoltée  subsistait.  Elle  se  redressa  contre 
la  mort  et  n'en  voulut  pas  ;  il  lui  semblait  qu'elle  avait  encore  du 
bien  à  faire  et  elle  se  refusait  à  partir.  Il  lui  fallut  un  grand  effort 
pour  se  soumettre;  elle  pensa  à  ceux  qu'elle  avait  aimés,  à  ceux  qui 
l'avaient  précédée,  à  ceux  qu'elle  allait  revoir,  et  elle  se  résigna. 

Au  moment  où  tout  espoir  de  la  conserver  était  perdu,  il  se  pro- 
duisit un  fait  que  je  ne  dois  pas  omettre.  Dans  ses  courses  à  la 
recherche  de  ceux  qu'elle  pourrait  sauver,  M™®  Garnier  avait  ren- 
contré une  femme  de  vie  dissolue,  qu'elle  avait  amenée  au  repentir. 
Gette  femme,  par  suite  d'héritages  authentiquement  établis,  possé- 
dait un  bijou  précieux,  une  véritable  relique,  qui  était  la  croix  d'or 
que  saint  François  de  Sales  avait  portée.  Dans  l'effusion  de  sa  grati- 
tude, la  fille  repentie  l'avait  donnée  à  M°^®  Garnier.  Sur  son  lit  de 
mort,  aux  approches  de  l'agonie,  la  fondatrice  de  l'œuvre  du  Cal- 
vaire priait  et  tenait  cette  croix  pressée  sur  ses  lèvres.  Le  cardinal 
de  Bonald  la  fit  réclamer  comme  une  relique  appartenant  à  l'église  ; 
Ur^  Garnier  feignit  de  ne  pas  comprendre  ;  le  cardinal  fit  plus  que 
d'insister,  il  ordonna;  il  agissait  en  qualité  de  supérieur  ecclésias- 
tique. On  fut  contraint  d'obéir,  mais  pour  ne  point  répondre  par 


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LA  CHARITÉ  PRIVÉE  A  PARIS.  281 

un  refus  péremptoire,  la  moribonde  dut  subir  avec  elle-même  un 
combat  cruel  (1).  Je  regrette  un  tel  acte  d'autorité;  j'estime  que  le 
cardinal  de  Bonald  eût  chrétiennement  agi  en  laissant  M""  Garnier, 
—  une  sainte,  —  mourir  avec  la  croix  de  saint  François  de  Sales 
entre  les  mains,  et  je  pense  que  la  place  de  cette  relique  était  non 
pas  dans  le  trésor  de  la  cathédrale  du  primat  des  Gaules,  mais 
dans  la  petite  chapelle  de  l'hospice  des  Dames  du  Calvaire.  M°^*  Gar- 
nier  avait  fait  assez  de  bien  au  cours  de  sa  vie,  pour  qu'on  ne  lui 
fit  point  de  mal  à  l'heure  de  sa  mort. 

Deux  ou  trois  jours  après  la  violence  morale  qui  avait  été  exercée 
sur  elle,  le  28  décembre  1853,  M'"^  Garnier  mourut.  L'impulsion 
qu'elle  avait  donnée  à  son  œuvre  était  si  forte,  que,  loin  de  s'affai- 
blir, elle  sembla  recevoir  une  vibration  plus  puissante,  car  chacun 
rivalisa  de  dévoiiment  pour  remplacer  celle  qui  n'était  plus.  C'est 
là  le  fait  des  fondations  de  charité  qui,  s'appuyant  sur  une  foi  d'au- 
tant plus  active  qu'elle  est  plus  sincère,  correspondent  à  l'un  des 
besoins  impérieux  que  créent  la  cruauté  de  la  nature  et  l'indiffé- 
rence des  hommes.  Il  suffit  d'avoir  conçu  une  œuvre  pareille,  pour 
qu'elle  soit,  en  quelque  sorte,  obligée  de  naître,  de  prendre  corps, 
de  s'accroître,  car  les  misères  l'assaillent  et  la  contraignent  à  ;.se 
développer,  fût-ce  au  prix  de  sacrifices  et  de  labeurs  sans  cesse 
renouvelés.  Pour  certains  cœurs  haut  placés,  l'exercice  de  la  cha- 
rité devient  une  nécessité  tyrannique,  à  laquelle  on  ne  peut  se  sous- 
traire. On  n'est  jamais  quitte  envers  la  bienfaisance,  parce  que  Ton 
reconnaît  que  la  souffrance  ne  se  tient  jamais  quitte  envers  l'espèce 
humaine.  On  a  beau  redoubler  d'efforts  et  d  activité,  on  ne  sait  où 
courir,  car  de  tous  les  coins  de  l'horizon,  de  toutes  les  mansardes, 
de  toutes  les  soupentes,  de  tous  les  grabats,  on  s'entend  appeler. 
On  loue  une  chambre,  puis  un  appartement,  puis  une  maison  :  on 
parvient  enfin  à  construire  un  hospice;  on  n'a  repoussé  aucune 
infortune,  on  a  vécu  de  privations  et  de  dégoûts,  afin  d'apaiser  les 
chairs  dolentes  et  les  âmes  aigries  ;  on  a  si  impitoyablement  rudoyé 
son  existence,  que  l'existence  vous  abandonne,  el  lorsqu'à  l'instant 
suprême  on  ne  forme  plus  que  le  vœu  de  mourir  en  baisant  une 
croix  vénérée,  un  prince  de  l'église  vous  l'arrache  des  lèvres  :  c'est 
dur! 


II.—     L  HOSPICE     DE     LA      RUE     LOURMEL. 

L'œuvre  se  développa  aux  lieux  mêmes  de  sa  naissance,  et  l'on 
put  croire  un  moment  qu'elle  resterait  confinée  sur  sa  colline,  dans 

(1)  Lu  Vêuves  et  la  Charité,  par  Tabbé  Chaffanjoo,  p.  15!. 


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2S2  REVUE   066   DEUX  MONDES* 

ce  clos  de  La  Sarra  que  M^®  Garnîer  avait  si  virilement  conqïofa. 
Malgré  le  désir  que  Vcm  éprouvait  de  s'étendre  et  d'envoyer  des 
«  missions  »  dans  différentes  villes,  on  hésitait,  car  Theure  était 
mauvaise.  La  guerre  avait  ruiné  bien  des  gens  que  la  commune 
avait  humiliés  jusqu'au  désespoir.  Était-ce  Je  moment  d'essayer  de 
^'établir  k  Paris  et  d'y  faire  appel  à  la  charité  «épuisée  ou  -affaiblie 
par  les  désastres  que  Ton  «venait  de  traverser?  On  attendit  jusqu'en 
487â,  et  -alors  on  se  décida  à  agir.  M"'  veuve  Leehat,  femme  éner- 
gique, qui  possédait  plus  d'une  des  quaUtés  de  M'"®  Garnier  et  dont 
le  Visage  solidement  modelé  avait  quelque  apparence  d'un  boule- 
dogue attendri,  ne  doula  pas  de  h  g^roshé  de  Paris  et  lui  demanda 
d'indispensables  ressources.  Quant  aux  oaalades,  on  savait  d'avance 
qu'ails  ne  feraient  point  défaut.  La  propagande  de  M"^  Leehat  ^  de 
quelcjues  veuves  qui  se  réunirent  à  elle  Xut  active;  on  quêta,  on 
men^a  :  «  Pow  îles  pauvres  cancérées,  s'il  vous  plaît  I  d  Bientôt  Jdn 
put  louer  et  outiller  une  maison  •où  l'on  entra  le  6  décembœ  167i 
et  qui  fut  solennellement  inaugurée  deux  jours  aprèç;  actuellement 
abandonnée  par  les  Dames  du  Calvaire,  cette  maison  existe  Picore» 
je  l'ai  visitée.  C'est  un  berceau;  —  je  «ne  suis  repris,  j'allais  dire  : 
une  crèche. 

Elle  est  située  à  l'angle  de  la  rue  Léontine  et  de  la  rue  Alphonse. 
Je  me  doute  bien  que  cette  indication  n'apprend  rien  au  lecteur. 
Dans  le  XV*  arrondissement^  où  fut  jadis  la  plaine  de  Grenelle,  que 
j^ai  encore  connue  presque  déserte^  au  fond  du  quartier  de  Javel, 
on  a  percé  des  rues  que  bordent  quelques  masures.  Près  d'un  ter- 
rain maraîcher  où  verdissent  des  poireaux  et  des  laitues,  à  proximAé 
d'tme  petite  chapelle  dont  les  murs  en  plâtre  ne  sembleat  pas  bien 
sdlides,  un  pédagogue  plein  d'illusions  avait  £ait  bâtir  une  .école.  Il 
n'y  manquait  que  des  élèves;  les  deux  marronniers  qui  ornent  le 
préau  ne  les  remplaçaient  pas.  Il  Mut  abandonner  la  maisonnette 
scolaire.  C'était  bien  loin,  c'était  bien  insufiisant,  mais  on  se  répéta 
le  vieux  proverbe  :  «  Petit  à  petit  l'oiseau  fait  son  nid  »  et  M*"^  Le- 
ehat, assistée  de  quatre  veuves^  loua  la  maison  pour  y  établir  à 
Paris,  la  succursale  des  Danses  du  Calvaire.  On  s' aménagea  ^  l'an- 
cien parloir  et  l'aaciemie  classe  réunis  purent  contenir  douze  lite  ; 
des  chambrettes  placées  au  premier  étage,  c'est-à-dire  sous  le  toit, 
furent  réservées  aux  dames  résidentes;  on  improvisa  une  chapelle 
dans  une  sorte  de  cabinet  qui  prenait  jour  sur  le  jardin  maraîcher  ; 
une  cahute  en  pisé  recrépi,  qui  aujourd'hui  est  une  crémerie,  fai- 
sait office  de  chambre  des  morts.  C'était  étroit  et  incommode; 
actuellement  c'est  fort  sale;  lorsque  c'était  «  Thospice  des  femmes 
incurables,  »  c'était  propre  et  fourbi  tous  les  jours.  L'œuvre  semble  , 
douée  d'une  force  d'expansion  naturelle,  car  lorsque  Voa  tenta  de 


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LA   CHARITÉ  PRIVÉE  A  PARIS.  283 

slnstalter  à  Parié,  on  ne  conaptait  que  cinq  dame9  associées;  au 
bout  eTuiraQ',  il  y  en  arrail  deux  cent  quarante-six.  Gonnne  Lyon, 
Paris  fiTempressa  d'écooter  les  voix  qxri  t'imploraient  pour  d'hito- 
lérables  souflranoes. 

La  maison,  assise  sur  un  terrain  bas,  n'était  pas  assez^  éloignée 
de  ta  rmère;  on  s'en  aperçut  lors  des  inondations  de  187%;  une 
nuit,  on  cria  au  secours  et  sauve  qui  peut  !  L'eau  se  précipitait. 
ÂHer  chercher  de  l'aide  à  h  mairie,  if  n'y  fallait  pas  songer,  la 
cowse  eftt  exigé  une  demi-heure,  et  c^était  plus  qu'il  n'en  falhdt  à  la 
Seine  pour  battre  les  frêles  murailles  et  les  jeter  bas.  On  invoqua 
quelques  chiflbnniers  du  voisinage,  qui  s'enspressërent  ;  on  fit  un 
barrage  de  tous  les  matériaux  qui  tombaient  sous  la  main  ;  on  n'ar- 
rêta pas,  mais  on  retarda  l'invasion  de  l'eau  ;  les  malades  ingambes 
s'enfuirent,  on  emporta  les  autres,  et  tout  ce  pauvre  monde  efiaré, 
guidé,  encouragé  parles  Dames  du  Calvaire,  put  se  réfugier  à  l'asiTe 
Payen  (1).  Les  voisins  ne  s'étaient  pas  réservés;  ils  avaient  protégé 
la  maison,  dont  !e  rez-de-chaussée  baîgnart  déjà  dans  Teau,  et  ils 
avaient  concouru  activement  au  déménagement  des  incurables.  On 
voulut  les  récompensa-,  ils  refusërent  toute  rémunération;  on 
insista,  ce  fut  en  vain;  ils  disaient  :  «  Nous  savons  bien  que  vous, 
êtes  des  <c  madames,  »  mais  vous  soignez  les  malades  et  nous 
sommes  heureux  de  vous  avoir  donné  un  coup  de  main.  »  Ils  n'en 
démordirent  pas;  à  leur  Ikçon,  ces  braves  gens  avaient  participé  à 
l'œuvre  du  Calvaire. 

Le  second  vicaire  de  la  parofese  de  Grenelle,  fabbé  Raymond, 
était  Faumônier  du  petit  hospice,  il  visitait  les  pauvres  femmes  que 
mange  la  bête  cancéreuse,  il  leur  disait  fa  messe  et  les  réconfortait 
à  l'heure  inéluctable  qui  si  souvent  sonne  au-dessus  des  Hts  où 
reposent  les  condamnés.  C'était,  —  c'est  encore,  —  un  homme 
jeune,  dont  l'accent  méridional  accuse  l'origine.  Avant  dte  venir  à 
Grenelle,  il  était  à  Bellevilïe,  où,  pendant  Fa  commune,  il  connut 
les  Trinquet,  les  Hanvîer  de  Tendroît  et  ne  faiblit  point  devant  leurs 
menaces;  il  y  était  pendant  la  guerre  et  il  suivit  les  troupes  qui 
allaient  livrer  la  bataiHe  de  Gbampigny  ;  on  pouvait  avoir  besoin  de 
son  ministëre;  en  tout  cas,  un  infirmier  de  plus,  robuste  et  dévoué, 
n'est  jamais  inutile  aux  blessés.  Les  soldats  qu'il  escortait  n'étaient 
point  très  solides  au  feu;  il  y  eut  de  Fhésitation  quand  éclatèrent 
les  obus  ;  puis  on  se  débanda  et  Ton  tourna  les  talons.  L'abbé,  à  ce 
moment,  ne  se  souvint  que  du  Dieu  des  armées,  que  Ton  invoque 


(i)  L*aBile  Payen,  qui  reçoit  en  hospitalité  Yingt-qnatrè  vieillanU  de  Geenelle  môme, 
a  été  fondé  et  est  entretena  exclasiyemeat  par  M"'  Payen,  flUe  du  célèbre  chlmiate, 
membre  de  rinstitat,  laquelle  consacre  sa  fortune  à  des  œurres  de  charité. 


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28&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avant  le  combat,  auquel  on  rend  grâce  après  le  triomphe;  il  se 
}eta  au-devant  des  fuyards  et  les  ramena.  Au  pas  de  course  et  face 
à  Tennemi  cette  fois,  on  passa  devant  un  général  de  brigade;  un 
officier  lui  cria  :  «  Oi  faut-il  aller?  »  Le  général  répondit  en  riant  : 
<(  Suivez  cette  soutane,  elle  est  dans  la  bonne  route  I  n  Hélas!  mal- 
gré ((  cette  soutane  n  et  malgré  «  la  bonne  route»  »  on  n'était  pas 
dans  le  chemin  qui  conduit  à  la  victoire. 

La  pauvre  école  transmuée  en  hospice  était  de  dimensions  si 
restreintes  qu'elle  en  devenait  inhospitalière.  Où  bâtir?  La  place 
manquait;  on  acheta  un  chalet  portatif  et  on  le  roula  dans  un  coin 
de  la  cour;  c'était  un  agrandissement,  mais  si  médiocre  qu'il  était 
illusoire,  Â  peine  établie  depuis  une  année,  la  maison  ne  pouvait 
plus  suffire  ni  aux  malades  ni  à  leurs  infirmières  volontaires.  Ne 
trouvera-t-on  pas,  comme  sur  les  collines  de  Lyon,  un  clos  de  La 
Sarra,  où  l'on  pourra  construire  un  hôpital  sérieux,  un  hôpital  défi- 
nitif dont  les  incurables  et  les  Dames  du  Calvaire  pourraient  prendre 
possession?  Le  clos  existait  rue  Lourmel,  non  loin  de  la  rue  Léon- 
tine,  à  portée  du  boulevard  de  Grenelle  et  près  d'un  marché  où  il 
serait  facile  de  s'approvisionner.  Gomment  acheter  et  surtout  com- 
ment bâtir?  Toujours  de  la  même  façon,  en  s'adressant  à  cette  cha- 
rité française,  à  cette  charité  chrétienne,  qui  jamais  ne  se  récuse. 
Les  femmes  mirent  de  Tardeur  à  demander  et  à  donner;  l'une 
d'elles  a  livré  ses  diamans,  qui  étaient  nombreux  et  de  choix,  à  la 
seule  condition  que  son  nom  ne  serait  jamais  prononcé.  Plus  d'une 
de  celles  dont  parle  le  monde,  qui  ont  des  titres  retentissans, 
qui  habitent  des  châteaux  historiques  et  dont  les  aïeux  suivirent 
Pierre  l'Ermite,  ont  fait  des  économies  sur  leur  toilette,  n'ont  pas 
renouvelé  les  harnais  de  leurs  équipages  pour  glisser  quelques 
billets  de  1,000  francs  dans  l'aumônière  des  dames  zélatrices;  au 
fond  des  bourses  xie  quôte  on  trouva  des  bracelets  et  des  bagues. 
Je  sais  une  femme  élégante,  et  jeune,  et  jolie,  qui,  pendant  deux 
hivers  consécutifs,  ne  porta  que  des  robes  de  laine;  j'en  fus  étonné; 
à  cette  heure,  je  n'en  suis  plus  surpris. 

Trois  mille  mètres  de  terrain  furent  achetés;  avec  prudence,  au 
fur  et  à  mesure  des  ressources,  on  y  éleva  une  maison  hospitalière 
dont  on  prit  possession  à  la  fin  de  1880.  La  première  supérieure 
de  Paris,  M""®  Lechat,  qui  par  son  activité  avait  tant  contribué  à  la 
construction  du  nouvel  hospice,  n'y  entra  pas  :  on  peut  dire  qu'elle 
mourut  sur  le  seuil,  le  24  septembre  1879.  Pas  plus  que  M"'**  Gar- 
nier  elle  ne  s'était  ménagée,  mais  moins  heureuse  qu'elle,  elle 
partit  avant  d'avoir  vu  ses  malades  établies  dans  les  conditions 
qu'elle  avait  rêvées  pour  elles.  Le  sceptre,  —  qui  est  une  pince  à 
charpie,  —  a  passé  aux  mains  de  M"^  veuve  Jousset,  dont  le  nom  a 


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LA   CHARITÉ  PRIVEE   A   PARIS.  285 

de  la  célébrité  dans  la  typographie  parisienne;  si  son  règne  n'est 
pas  fait  de  douceur  et  de  mansuétude,  elle  a  l'apparence  trompeuse. 
Une  petite  porte  basse  qui  pendant  le  jour  n'est  jamais  fermée, 
comme  si  l'on  craignait  que  la  souiSrance  n'entrât  pas  assez  vite  ; 
un  jardin  en  contre-haut  soutenu  par  un  mur  de  pierres  meulières, 
jardin  trop  nouveau  pour  avoir  déjà  de  l'ombrage  ;  les  arbres,  —  qui 
pousseront^  —  sont  actuellement  remplacés  par  un  hangar  à  l'abri 
duquel  les  incurables  peuvent  s'asseoir  et  s'envelopper  d'air  sans 
craindre  le  vent  et  les  rayons  du  soleil.  Au  bout  du  jardin,  l'hospice, 
vaste  bâtiment  construit  de  matériaux  simples  et  solides,  ouvert  de 
larges  baies,  comme  il  convient  à  la  demeure  des  maladies  ;  l'orienta- 
tion est  bonne  ;  si  l'on  montait  sur  les  toits,  on  apercevrait  les  coteaux 
de  Passy,  les  verdures  du  bois  de  Boulogne  et  le  Montr-Valérien.  Au- 
devant  de  l'hospice,  semblable  à  la  guérite  d'une  sentinelle  avancée 
qui  a  repris  son  poste  de  combat,  le  chalet,  le  petit  chalet  roulant, 
annexe  de  la  maison  primitive,  souvenir  de  la  vieille  école  où  l'on 
campa  d'abord,  que  l'on  a  démonté  et  remonté;  il  fait  bonne  figure 
et  n'a  point  souffert  dans  son  voyage.  Aujourd'hui,  c'est  le  cabinet 
de  la  supérieure  et  le  parloir  où  l'on  reçoit  les  visites;  aux  mu- 
railles, deux  bons  portraits  de  M"**  Lechat  et  de  W^  Jousset,  le 
Christ  d'après  Titien,  Sainte  Monique  et  Saint  Augustin  d'Ary 
ScheflFer,  le  Repos  en  Egypte  et  la  croix  d'argent,  la  croix  d'uni- 
forme, qui  est  le  seul  emblème  qui  distingue  les  Dames  du  Calvaire 
lorsqu'elles  sont  de  service.  La  maison  est  intelligemment  distri- 
buée, aérée,  lumineuse,  bien  faite  pour  l'objet  qu'elle  doit  remplir. 
Les  couloirs  de  dégagement  sont  spacieux  et  l'on  peut  y  circuler 
sans  troubler  le  repos  des  malades.  Une  officine  avec  un  grand 
fourn€au  pour  les  préparations  pharmaceutiques  et  des  lavabos  qui 
ne  sont  que  trop  indispensables  aux  infirmières  ;  à  côté  s'ouvre  la 
pharmacie,  où  je  remarque  un  meuble  en  bois  blanc  et  à  tiroirs  ; 
sur  chaque  tiroir,  un  nom  ;  c'est  là  que  les  dames  agrégées  serrent 
le  tablier  d'hôpital  ;  je  Us  des  noms  dont  la  plupart  sont  dignes 
d'être  criés  par  un  héraut  d'armes  (1).  En  face  ou  à  peu  près  s'étend 

(1)  M°^«»  JouBset,  comtesse  de  Lastic,  comtesse  de  Rayneval,  comtosse  Clary,  de 
Bairael,  de  Bonval,  Ravaut,  comtesse  de  Beaalaincoart,  Belly,  Hagroalin,  de  Cheyrigny, 
vicomtesse  de  Thoisy,  duchesse  d*Uzès^  Boistel,  comtesse  Lafond,  comtesse  de  Biron, 
comtesse  de  Vibraye,  marquise  de  Broc,  comtesse  de  Pontgibaud,  Trouillet,  comtesse 
de  BriançoD,  ServoUe,  Gounelle,  baronne  de  Gainai,  Pradhon,  Pichon,  comtesse  de 
La  Haye,  comtesse  de  Beaorecaeil,  vicomtesse  de  Lastic,  comtesse  de  Bonneval, 
Gariod,  Saglio,  Tissier,  Saoné,  de  Barras,  Bouchard,  Bommard,  de  Contensen,  com- 
tesse Cornudet,  princesse  d'Hénin,  d'Âssailly,  Boulu,  de  Vaublanc,  baronne  d'Ortès, 
Wallaert,  d'Eude?ille,  Philipon,  comtesse  de  Chabannes,  comtesse  de  Saint-Phal,  de 
Jonvencel,  marquise  de  Perrière,  Épinette,  baronne  de  Laroche-Ponder,  Antheaume, 
de  Montéage,  Le  Gordier. 


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286^  lamJE  dc&  deux  ■ondb&w 

le  dortoir,  où  vingt  litB  entouf  es  dB  rideaua  de  cotonnade  wçovfevt 
les  newablbs;  mie  om  deux  chamlnros  pavtiouliëre»  sont  râ^rréest 
pon  des  eates  maladiBB'  que  Y(m  w  recneifli»  daa»  le  quartieF,  De 
plam^-pied^  avec.ledavtDirr  la»  dli^le,  froide  et  nue  oomn»  toute» 
les  eenstimcttoiis  trop  Beovee;  aux  OMomUes,  les  taèleauK  d'un^ 
cbefnm  de  craix;  Un  eeealier,  accosté  d'usé  pente  douce  munie*  dei 
raîb-  sur  lescpielfr  peut  glisser  un  cercueil,  conduit  à  la  salle  no?'- 
tuese,  eù>  sont  déposées  les  pau^rres  fbmnes  enfln  délivrée»  de  leuip 
suppth^e*  Là,  mieux  que  dans  le&  hôpitaux,  en  respecleles  cadi^rFCv; 
on  ne  fes  GOircUe  pas  sur-  la  dalie  de  pierre'  ou  sur  la<  planche  de 
chêne;  on  les  étend  sur  un  lit  garni  de  matelas;'  ils  y  restent»  expo*^ 
ses  et  entouras- de*  prières  jusqpjt'au  meoannt  où*  le  couvercle  de*  la 
bière  se  referme  sur  eux. 

Bu  pénétrant  au  second  étage,  en  ccmiprend  que  rhospice*  compte 
s' agrandir  et  offrir  plus  de  place  aux  malades,  hk^  en  effet,  tout  est 
provisoire;  les  cloisons  dh  corridor  central  ^  des  chambres  sent^ 
en  bofê;  il  suffira  d'un  coup  de  marteau  pour  les  dâoionten,  et 
^ors  on  aura  un  second^  dortoir  ample  et  très- éclairs.  Actuellement, 
et  en  attendant  des  ressouives  nouvelles,  cet  éttige  est  réservé*  an 
logement  des  dbmes  résidentes,  que  ron-pounrait  aussi  bien  nom^ 
mer  les  dlames  pensionnaires^  car  nonnseulement  elles  soignent  les 
cancérées,  dirigent  l'approvisionnement,  veillent  àr  la\  Sngerie,  ài  la 
buanderie^  à  la>  conjfection  de»  bandes^  et  des  compresses^  soiment 
la  cIo(^e  du  réveil,  tiennent  iee  comptes,  font  les-corp»pondances> 
passent  lies  marchés^  avec  les  fournisseurs,  assistent  Ibs  malades'  à 
leur*  dernier  moment,  les  lavent,  les  ensevelissent,  les  accompa- 
gnent à  Ib  chapelle^  mais  elles  paient  pension  comme  des  voyan 
geuses  de  la  bienfaisance  descendues  au.  grand  h6tel  delà  charité; 
Jamais  nulle  rétribution,  d'aucune  sorte,  n^est  réclamée*  aux  mà^ 
lades,  mais  les  infinmèrts- paient^  le  droit  de  vivre'  ài  leur  cdtéet 
de  se  lever  la  nuit  pour  leur  porter  secours^  Les  chan^ires  sont 
gaies  et  vivantei^;  ellea  n'ont  ri^i  de  lai  régularité  moriie  qui  par- 
fois est'  si  pénible  à'  contempler  dans  a  lai  clôture  »  des  commu- 
nautés religieuses. 

Chacune  des  dames  résidentes  s'est  meublée  à  sa  guise^  le  lit 
est  en  acajou  et  muni  d'une  bonne  literie  où  le  sommeil  peut  répa- 
rer les  forces  épuisées  ;  il  y  a  des  rideaux  drapés,  des  tables  cou- 
verteede  ces  gracieux  ustensiles  dont  les  femmes  aiment  à  se  ser- 
vir; des  portrnts  sont  pendus  aux  murailles  et  maintiennent  en 
permanence  le  souvenir  des  absens  ;  des  gants  jetés  sur  un  guéri- 
don, un  chapeau  de  dentelles  noires  accroché  à  une  patère,  un 
vague  parfum  d'iris  ou  de  verveine  rendent  plus  éclatant  encore 
le  contraste  qui  s'accuse  entre  des  habitudes  élégantes  et  une 


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LA   CHARITÉ  PRITES   A  PARIS.  287 

fonction  devant  laquelle  plus  d'un  cœur  viril  succomberait.  Du 
fend  de  la  pharmacie  et  du  dortoir  des  cancérées  monte  une 
odeur  d'acide  phénique  qui  est  comme  un  rappel  à  la  réalité  ;  ici, 
sa  second  étage,  c'est  le  Ueu  du  repos  transitoire;  en  bas,  c'est  le 
Hm  éa  labeur,  du  dégoût  à  vaincre,  du  sacrifice  permanent.  Là, 
les  Dames  du  Gahratre,  les  veuves  ont  pu  faire  l'expérience  que  les 
«cbagrins  s'allègent  d'eux-mêmes  et  deviennent  moins  cuisans  lors- 
qu'on ieur  donne  pour  con^pagne  la  fonction  de  soulager  la  souf- 
france, et  elles  reconnaissenl  que  le  meilleur  moyen  de  ne  pas  trop 
s'appesantir  sur  ses  propres  douleurs  est  de  toujours  penser  aux 
douleurs  d'autrui. 

Au  dernier  étage  habitent  les  filles  de  service,  jeunes  pour  la 
plupart,  se  dévouant  aussi,  car  elles  ne  reçoivent  pas  de  gages, 
vêtues  d'un  oostume  semblable  et  que  je  trouve  d'apparence  trop 
leligîeuse,  car  il  convient  avant  tout  de  laisser  à  l'œuvre  son 
cairactàre  eiin-essément  laïque.  Elles  dorment  dans  un  dortoir  com- 
mun et  vivent  dans  une  saUe  commune,  où  je  vois  des  machines  à 
coudre,  où  l'on  raccommode  les  draps,  où  l'on  ourle  les  torchons, 
où  l'on  roule  les  bandes  fraîchement  lavées  pour  le  pansement  du 
lendemain.  Ces  trois  étages  s'élëveot  siu:  un  vaste  soushsoI  bitumé 
qui  contient  les  appareils  d'un  calorifère  et  d'un  ventilateur,  la  cui- 
sine étincelante  de  cuivres,  ia  diambre  aux  provisions,  une  serre 
qiH  m'a  paru  glaciak,  et  la  salle  à  manger, —  beaucoup  trop  froide 
—  où  ks  dames  résidentes  prennent  leur  repas, 

La  maison  était  à  peine  inaugurée  qu'elle  a  failli  être  détruite; 
l'inondation  avait  menacé  la  petite  maladrerie  de  la  rue  Léontine, 
rinoendie  s'est  attaqué  à  l'hospice  de  la  rue  LourmeL  Dans  la  nuit 
du  17  décembre  i88i,  le  feu  {^it  dans  une  fabrique  de  câbles  télé- 
93q[>hiques  juxtaposée  à  la  maison  des  Dames  du  Calvaire.  Ce  fut 
une  des  dames  qui,  réveillée  à  deux  heures  du  matin  par  l'inten- 
sité des  flammes,  donna  l'alarme  en  sonnant  à  toute  volée  la  doche 
de  la  chapelle.  Tout  le  monde  fut  vite  sur  pied;  on  ferma  les  comp- 
teurs à  gaz,  on  ouvrit  les  robinets  des  bains,  on  leva  et  on  habilla 
en  hâte  les  malades  afin  de  les  sauver  d'abord  si  le  péril  devenait 
trop  pressant;  à  cinq  heures  du  maitin,  les  pompiers,  grâce  à  la 
pompe  à  vapeur  de  Passy,  étaiend;  maîtres  du  feu;  les  murs  de 
riiospiae  étaient  noircis  et  calcinés,  on  n'eul  -qu'à  les  réparer  et 
l'on  en  fut  quitte  pour  la  peur;  mais  la  peur  fut  vive,  et  le  souve- 
nu: de  cette  nuit  redoutable  ne  s'est  point  effacé  de  la  mémoire  des 
dames  résidentes. 

Je  n'ai  encore  parlé  que  des  annexes  où  sont  groupés  le  service 
et  les  servantes  de  la  vraie  maison,  qui  est  le  dortoir  où  l'on  souffre, 
où  l'on  gémit,  où  l'on  meurt;  on  pourrait  l'appeler  la  salle  de  l'ex- 


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288  REVUE   DES   DEUX  MOJNOES. 

trême-onction,  car  c'est  l'antichambre  du  repos;  celles  qui  vien- 
nent s'y  coucher  n'en  sortent  guère  que  pour  s'en  aller  dans  un 
monde  où  les  plaies  vives  et  les  dartres  rongeantes  sont  inconnues. 
Vingt  lits  :  en  1882,  vingt-six  décès.  L'infatigable  faucheuse  y  est 
à  demeure  et  ne  se  lasse  pas  de  frapper.  Pour  les  malheureuses 
qui  sont  là,  défigurées,  ouvertes,  tuméfiées,  la  mort  est  l'anéantis^ 
sèment  souhaité  d'une  chair  saturée  de  tortures  et  la  libération 
d'une  âme  à  laquelle  nulle  espérance  n'est  interdite;  lorsqu'elle 
approche,  on  lui  sourit.  L'une  me  disait,  —  comme  Alfieri,  celle-là 
avait  au  front  il  pallor  délia  morte  e  la  speranza^  la  pâleur  de  la 
mort  et  l'espérance  :  «  Puisque  je  suis  incurable,  pourquoi  ne  pas 
fmir  tout  de  suite?  »  C'est  une  clinique  de  cancers  d'une  incompa- 
rable richesse ,  et  le  médecin,  —  le  docteur  Eugène  Legrand ,  — 
qui  soigne  ces  infortunées ,  a  sous  les  yeux  des  objets  d'étude  et 
d'observation  dont  la  diversité  est  désespérante.  La  nature  est  iné- 
puisable dans  l'invention  des  supplices  qu'elle  inflige  aux  humains, 
—  qui,  heureusement,  ne  sont  que  des  mortels,  —  on  dirait  qu'elle 
s'ingénie  à  dérouter  la  charité  et  à  la  vaincre;  peine  perdue  :  plus  le 
mal  est  horrible  et  repoussant,  plus  la  charité  se  fait  active,  lurdente 
et  courageuse.  Quelque  effroyable  que  soit  la  tâche,  nulle  dame  du 
Calvaire  n'a  jamais  reculé. 

Les  lits,  convenablement  espacés,  sont  enveloppés  de  rideaux 
blancs;  des  formes  étranges  entourées  de  bandelettes  mouillées  de 
sanies  sanguinolentes,  disparaissent  à  demi  sur  les  oreillers  :  ce 
sont  les  malades;  pourquoi  la  vie  s'achame-t-elle  à  ne  point  aban- 
donner ces  matières  en  décomposition?  En  passant  devant  ces  lits, 
plus  lamentables  à  voir  que  les  dalles  de  la  Morgue,  sur  lesquelles 
reposent,  du  moins,  des  corps  devenus  insensibles,  je  me  rappelais 
mes  courses  à  travers  le  cimetière  de  Damas,  lorsque  je  cherchais 
au  milieu  des  tombes  la  masure  où  vivaient  les  lépreux,  juifs  et 
musulmans,  parqués  loin  de  la  ville,  jetés  hors  de  Thumanité,  qui 
s'en  écartait  avec  épouvante,  psalmodiant  une  plainte  sans  parole, 
car  le  VQile  de  leurs  palais  était  effondré,  tendant  une  main  sans 
doigts,  car  leurs  phalanges  étaient  tombées,  levant  la  tête  pour  voir, 
car  leurs  paupières  boursouflées  fermaient  les  yeux.  Gonflés,  recou- 
verts d'écailles,  ils  achevaient  de  pourrir  ensemble  dans  une  puan- 
teur telle  que  les  chiens  hurlaient  et  se  sauvaient  à  leur  approche. 
A  cette  époque  (septembre  1850),  un  seul  homme  venait  chaque 
jour  les  consoler  et  les  secourir  :  c'était  le  supérieur  de  nos  laza- 
ristes. La  parole  de  Midiomet  :  «  Fuis  le  lépreux  comme  tu  fuirais 
le  lion,  )>  n'avait  pas  été  prononcée  pour  lui. 

Il  n'y  a  point  de  lépreuses  à  l'infirmerie  du  Calvaire,  car  la  lèpre 
n'existe  plus  dans  notre  pays,  qu'elle  a  tant  ravagé  jadis;  au 


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-rrr" 


LA  CHABITÉ  PBIYÉB  A   PARIS.  289 

XIV*  siècle,  dix-neuf  mille  léproseries  en  Europe,  dont  deux  mille 
en  France.  On  ne  dit  plus  la  messe  des  morts  sur  «  le  ladre;  »  on 
ne  le  conduit  plus  solennellement,  en  chantant  le  De  profundisyjas- 
qu*à  sa  «  borde,*  »  on  n'a  plus  à  lui  remettre  en  main  a  la  cli* 
guette,  »  qu'il  doit  faire  bruire  pour  indiquer  sa  présence.  Xavier 
de  Maistre  le  chercherait  en  vain  dans  le  val  d'Aoste,  il  n'y  est  plus. 
Où  le  trouverait-il  7  On  dit  qu'il  existe  encore  dans  certaines  régions 
de  la  Suisse,  de  la  Norvège  et  de  la  Suède;  en  dehors  de  Damas  ;  je 
l'ai  vu  à  Rhodes,  à  Jérusalem,  à  Naplouse,  à  Birket-ek-Karoum  et 
dans  la  Galabre  ultérieure  deuxième,  à  Gatanzaro,  sur  les  bords  du 
golfe  de  Squillace. 

Pour  n'être  point  la  lèpre,  les  maladies  que  l'on  soigne  à  l'hos- 
pice de  la  rue  Lourmel  n'en  sont  pas  moins  hideuses;  il  faut  avoir 
le  courage  de  les  regarder  en  face,  car,  sans  cela,  on  ne  pourrait 
apprécier,  comme  il  convient,  le  prodigieux  dévoûment  des  Dames 
ou  Calvaire  ;  que'  le  lecteur  m'excuse  donc  si  j'appelle  son  attention 
sur  des  objets  d'autant  plus  dignes  de  pitié  que  leur  aspect  seul 
est  pour  inspirer  le  dégoût.  L'odeur  d'acide  phénique  qui  plane 
dans  le  dortoir  et  baigne  les  lits  d'une  atmosphère  purifiante 
indique  tout  de  suite  que  l'on  vient  d'entrer  dans  le  domaine  des 
plaies  vives.  Quelques  malades  ne  sont  point  couchées;  assises  et 
s'occupant  à  de  faciles  besognes,  elles  ont  de  la  vaillance  encore  et 
peuvent,  dans  les  beaux  jours,  marcher  au  long  des  allées  du  jar- 
din. Un  bandeau  bossue  de  charpie  leur  coupe  le  visage  en  deux  ; 
la  paupière  est  rouge,  l'œil  est  anxieux,  les  lèvres  sont  blafardes  ; 
des  boursouflures  violacées  marbrent  la  peau  des  joues;  si  l'on 
enlève  le  bandeau,  on  voit  le  mal  dans  toute  son  horreur  :  c'est  le 
lupus  vorax,  le  loup  dévorant,  qui,  de  préférence,  se  jette  au  visage 
et  le  ronge.  Lorsque  le  moyen  âge  voyait  cette  plaie  abominable, 
il  lui  criait  :  «  Noli  me  tangere!  Ne  me  touche  pasi  »  Lentement, 
avec  des  précautions  de  gourmet  qui  savoure  un  morceau  succu- 
lent, il  a  mangé  le  nez,  qui  n'est  plus  qu'un  nez  de  tête  de  mort, 
mais  de  tête  de  mort  vivante,  humide  et  saignante.  Deux  des  mal- 
heureuses ainsi  défigurées  prisent  encore  et  fourrent  du  tabac  dans 
cette  blessure  qui  met  à  nu  les  os  et  découvre  les  membranes  inté- 
rieures. Une  vieille  tradition,  qui  date  sans  doute  de  l'antiquité, 
règne  dans  nos  campagnes.  Pour  les  paysans,  cette  dartre  persis- 
tante et  perforante,  ce  lupus,  est  une  béte  qu'il  faut  nourrir,  car  elle 
a  toujours  faim  et  détruit  l'homme  lorsqu'on  la  laisse  manquer 
d'alimens;  de  là  un  seul  mode  de  médication  :  une  tranche  de 
viande  appliquée  et  maintenue  sur  la  plaie.  On  essaie  aujourd'hui 
delà  traiter  par  des  scarifications  répétées,  par  l'acide  azotique; 

TOMi  Lfu.  »  i883.  19 


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290  RE7UE   DES  BJSUX  IfOIfDES. 

on  cite  quelques  cas  de  guériscm;  mais  les  lupus  que  Ton  a  arrêtés 
dans  leur  marche  étaient-ils  bien  des  lupus? 

Ce  mal  qui  lacère  le  visage,  qu'il  rend  à  la  fois  ridicule  et  horrible, 
est  très  douloureux;  sa  persévérance  n'est  jamais  stationnaii^,  mais 
sa  progression  est  si  lente  qu'Ole  parait  insensible;  il  n'a  poifit  pitié 
du  malade,  il  le  tue  en  détail,  seconde  par  secoode  et  pendant  des 
années.  A  l'époque  où  j'ai  étadié  la  Salpêtrière,  j'ai  oonmi  une 
femme  qui  occupait  une  place  d'honneur  dans  la  section  des  <^an- 
cérées.  Elle  était  alerte,  on  peu  agitée,  parlant  sans  cesse,  et  vivait, 
la  tète  abritée  sous  iw  vaste  oomet  en  carton  revôtu  de  calicot  bleu 
qui  ressemblait  à  un  éteignoir  et  qui  lui  cachait  complètement  le 
visage.  Jamais  elle  ne  se  regardait,  elle  avait  horreur  d'elle.  Je  vou- 
lus la  voir,  mal  m'en  prit.  Un  jour  qu'elle  passait  près  de  moi  <}ans 
le  couloir  «de  la  salle  Sainte-décile,  je  frappai  du  doigt  le  sommet  da 
son  cornet  de  façon  à  le  faire  basculer  et  ît  la  découvrir.  Elle  me  cna 
une  injure  et  me  donna  un  coup  de  pied  ;  je  l'avais  aperçue  :  le  visage 
était  une  plaie  où  l'on  ne  reoonaaissait  plus  que  les  dents  et  les  yeux  ; 
le  lupus  avait  fait  sa  proie  des  lèvres,  des  joues,  des  paupi^^s  et  du 
nez.  Elle  avait  sa  légende  ;  on  disait  qu'elle  s'appelait  MMée,  comme 
la  magicienne,  qu'elle  avait  été  actrice  dans  un  petit  théâtre,  fort 
jolie,  recherchée  et  de  vie  à  outrance.  U  n'en  était  lien.  C'était  une 
ouvrière  émaill^ise,  nommée  Victoire  Médez,  veuve  de  Charles  Leré* 
vérend;  née  au  mois  de  juin  1799,  elle  fut  admise  d'urgexkce  à  la 
Sripétrière  en  1853,  car  d^à  elle  était  hideuse  et  à  demi  rongée. 
Elle  n'est  décédée  qu'«n  1871,  âgée  de  soixante-douEe  ans;  une 
d^ni-heure  avant  sa  mort,  les  maxillaires  inférieurs  se  détachèrent 
et  l'on  vit  des  fosses  de  l'arriëre-gorge  ;  est-ce  au  moins  le  lufMis 
qui  lui  a  donné  le  repos?  Non,  c'est  une  fluxion  de  poitrine.  J'ai 
cité  cet  exemple,  qui  n'est  point  une  exception,  pour  moniver  que 
le  caractère  de  cette  maladie  est  son  implacable  lenteur. 

Parfois  4'action  est  plus  rapide,  mais  alors  elle  semble  superfi- 
cielle, ne  s'aittaque  qu'au  derme,  respecte  les  muscles  et  ne  broie 
pas  les  os.  Une  malade  est  là  debout,  on  la  dit  guérie  ;  comment 
était-elle  donc  avant  de  l'être?  Le  visage  parait  en  laque  carminée, 
luisant,  parsemé  de  peUioales  épiùas»  et  ^isâtres,  coname  les  squa- 
mes d'un  poisson  mort;  le  nex  est  tiré  en  bas,  les  lèvres  sent  rétrao- 
tées,  on  dirait  que  la  figure  est  contenue  dans  une  peau  trop  étroite  ; 
les  sourcils  sont  tombés,  les  cheveux,  ternes,  sont  rares,  le  cou  est 
strié  de  rugosités,  un  œil  est  couvert  d'une  taie  laiteuse;  l'épiderme 
en  se  reformant,  après  l'exodriation,  a  complètement  oblitéré  l'ou- 
verture des  oreilles,  dont  les  lobes  ont  disparu.  La  pauvre  créature 
entend,  vaille  que  vaille,  et  peut  répondre  aux  questions  qu'on  lui 
adresse.  Elle  n'est  point  sotte  et  se  dit  satisfaite  d'être  en  si  bon 


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«^ 


.,Z^~— .-^^^r.— ~rT;'nrfF^_  ^.  jt»ii_Mt,fc«i 


LA   CSJSIJÉ  nOfÉff  M  FiiOBr. 

dtat.lDIr  ta  ed  vient  daos^  1»  biusobv  «t  pevirétre  plu9  d'une  mafade 
dont  la  tète  est  efiitourèe  des  kogcs  du  paasenniit,  bu  Uow^  ïum-- 
reuse  di  eime  so»  sert,  qcA  est  de  rester  épouvantable  kfm^ 

Sur  vm  lit  basj' tperpi»  «ne  fiflelt&d'eimiOB'  tmie  ans  ;  le  visage^ 
déformé  par  le  gcnfiement  des  OMoMlaîres,  a  une  apparence- jape»- 
naÎBe  que  ne  démentent nif  hti  vmcitd  âe^yean^  m  bu  chevehareTeii»- 
?ée  à  la  chînofee^.  L^expieasiDD  est  iatell^enter  ht  parole  est  wmr 
le  sentira  est  deus  'et  reconmisBant,  BU»  reste  étendue  sor  le  doe^. 
imiMbilev  dimkmée^presque  oplatiev  a'^ifant  plus  fuet  Vwage  de:  bt 
mam  gauche  qui  s^a^ite  au  bout  d'in»  brasdiaaigve  dcmtb  chair  est 
flasqœet  la*  pesm  jaunâltre.  L'absraee  di&  phosphate  die  chaus-dans: 
lèses  lei^ft  réduits  à  rètat  gélatineux;  avec  un  pe»  d'effort  en  noue»- 
rnt  les^  janbes  comme  mu  câble;:  le  bras  droit  a  tellement  dévié: 
1^  avtienbuiba&  qwles  doigts  de  la  nosia  sont  retournés  sur  eus- 
mènes.  L»  vîe  semble  réfugiée,,  remonlée  dans  W  tète  ;  elle  a. 
délaissé  ce  corps  diîmiquemenl  si  mol  composé;  au-dessua  de  ce^ 
frêle  cadavre,  il  y  a  un  cerveau  qui  pense,  raisonne  et  ne  parait 
point  s^ôtooner  d'être  Ké  à  bu  mort.  Cetts  en&nt  ne  seuffira  pasv  elle 
memt  cependant  et  ne  sf'en  dorutO'  guère.  Bientôt  Tâme  quittera, 
celte'  matière  mcoaqdètev  ett  bu  paovpe  petite  sera  liJBérée..  Brè& 
d'ele  et  paraissant  1»  regarder  avec  rariosit§,  un  gros,  ammaL  est 
anns  dans  ua>  fauteuil  muni,  d^ins  piancbetta  qui  Fempôehe  de. 
se  lavev.  Estr-ce  une:  femme?  Oui,  car  elle  pavle;  Les  pieds^  et  loti 
mains^  de  substance  molle,  sont  relevés^  en  sens  inverse  par  ima 
coDtractare  des:  extrémités  résultant  saiss  doute?  de  quelque  eoKful- 
sian  antérieure  à  bLUBRsaiice;  la  btn^ne^  énorme  et  charnue,,  sort  de; 
la  bifucft&et  pend  sur  les  lè^es  épaisses;  la  iace,  Uême  et  bouffie, 
est  eulaMie  de  deux  yeux  saîiiansir  ronisy  el  fui  semblent  reuleir  au. 
hasard  d^in^ulsîons  que  l'on  ne  devine  pas;  hi  parole  est  embar- 
rassée eteomme  enapârtée  de  besti«lîté7  l'intetligence*  s'est poini  fer^- 
méeyelle  s'entr'ouvreet  cem^preod.  Celte  o^ure  embryonnaire,  qui 
rappeUoi  tes  méduses  inconsistantes)  qw  soulèveit  les  vaguest,  quî 
^  ne  peut  marcheii,  qm  ne  parvient  pas  à.  surveiller  ses.  fonctions 
mânreUesy  est  aujourd'hui*  âigée  de  trente-ôx  ans^,*  eUee  a  réussii  à 
s'approprier  quelque' enseignement  religieux  et  ea  vient  de  Lui  faire 
faire  sa  première  commnnion. 

L'angio^leucite*  n'est  point  rare:  à  Ifbospice  de  k  r«€  Lourmel; 
c'est  là  une  appellation*  bien  scîentîfigue;  il  s'a^t  de  l'él^aor 
tiasîs,  mot  excellent,  peignant  bien  eette  défermolmi  des  tissus 
cpii  fait  ressembler  les*  membres  de  l'homme  à»  ceux  de  l'éléphant  ; 
maladie  redoutable  qui  presque  toujours  se  porte  aux  jambes. 
Hérodote  raconte  que^  pour  s'en  guérir^  les  Pharaons  priaient  des 
baiffii  de  sang  hunNUO';  Paracelse  est  moins  cruel,  il  recommande 
l'or  potable  et  l'eau  distiSée  de  perles  fines;  on  ignore  au  Çalivaire 


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292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

si  ce  traitement  est  efficace.  Une  vieille  est  assise  sur  son  lit,  les 
pieds  posés  sur  une  chaise,  je  lui  demande  pourquoi  elle  ne  se 
couche  pas;  elle  me  répond  :  a  Je  suis  asthmatique  et  j'étouffe  dès 
que  je  suis  allongée.  »  Elle  découvre  ses  jambes  ;  l'éléphantiasis 
les  a  envahies;  le  derme  est  épaissi,  violet,  écailleux;  les  tissus 
sont  engorgés  ;  les  chevilles,  perdues  dans  le  soulèvement  des  chaûs,^ 
n'apparaissent  plus  au-dessus  du  pied,  tellement  gonflé  qu'il  semble 
près  d'éclater.  Pour  diminuer  la  tension  de  l'éléphantiasis,  il  fau- 
drait maintenir  la  malade  sur  un  plan  incliné  qui  relèverait  légère- 
ment les  jambes;  pour  empêcherFasthme  d'oppresser  les  poumons,  il 
faudrait  que  la  malade  restât  debout,  ou  du  moins  fût  placée  de 
façon  à  avoir  le  torse  droit.  Problème  insoluble  et  vraiment  impi- 
toyable ;  les  deux  supplices  se  combinent  et  l'on  ne  peut  soulager 
l'un  qu'en  exaspérant  l'autre.  Il  en  est  plus  d'une  ainsi  dans  le  dor- 
toir; lorsque,  pendant  le  sommeil,  le  corps  s'abaisse  automatique- 
ment en  arrière,  elles  suffoquent,  se  réveillent  avec  un  cri  :  «  De 
l'air  !  de  l'air  I  » 

Adossée  contre  un  rempart  d'oreillers,  je  vois  une  jeune  femme 
d'une  pâleur  terreuse  ;  elle  respire  un  flacon  d'eau  de  Cologne  et 
secoue  la  tête  avec  découragement.  Je  m'approche  d'elle  et  j'y 
reste  avec  effort.  Je  lui  demande  :  «  Pourquoi  flairez-vous  ce  fla- 
con? est-ce  que  vous  craignez  de  vous  évanouir?  »  Un  nuage  rose 
passe  sur  ses  joues,  elle  répond  :  «  Oui,  monsieur.  )>  Elle  se  trompe  ; 
elle  cherche  à  fuhr  son  odeur  et  n'y  réussit  pas.  C'est  une  ouvrière 
du  Gros-Caillou  ;  employée  à  la  manufacture  des  tabacs,  elle  a  pré- 
paré «  la  tripe,  »  taillé  a  la  robe,  »  et  roulé  le  cigare.  Elle  est  tom- 
bée par  une  fenêtre,  du  haut  d'un  second  étage  et  s'est  brisé  la 
jambe  droite.  La  fracture  était  compliquée,  on  a  pratiqué  l'amputa- 
tion; j'ignore  quel  accident  est  survenu,  mais  je  regrette  que,  dans 
sa  chute,  la  malheureuse  ne  se  soit  pas  tuée  sur  le  coup.  Un  cancer 
s'est  emparé  d'elle,  l'a  saisie  à  la  jambe  coupée  et  s'étend  jusqu'à 
la  hanche;  sa  cuisse  blanche  et  démesurée  ressemble  à  un  sac  de 
farine  ;  le  derme  s'est  fendu  sous  l'expansion  des  tissus  désagrégés 
et  laisse  échapper  des  putridités  nauséabondes.  Lorsque  les  bouffées 
horribles  montent  vers  elle,  elle  prend  sa  petite  fiole  d'eau  de 
Cologne,  et  se  désespère.  Je  la  regardais  pendant  qu'on  la  pansait 
et  que  des  larmes  lui  mouillaient  les  yeux  en  contemplant  sa  jambe 
qui  jamais  ne  la  portera  plus,  et  involontairement  j'entendais  bour- 
donner dans  mon  souvenir  l'air  de  la  Juive  :  «  Je  suis  jeune  et  je 
tiens  à  la  vie  I  »  —  Quelques  jours  après  ma  première  visite,  je  suis 
revenu  ;  en  entrant  dans  le  dortoir,  j'ai  cherché  des  yeux  la  petite 
ouvrière  en  cigares,  je  ne  l'ai  pas  aperçue.  Elle  est  ailleurs,  dans 
l'endroit  où  l'on  ne  souffre  pas  et  où,  sans  doute,  on  a  compris  la 
raison  de  la  souffrance.  Un  matin,  —  le  22  avril,  —  une  dame  du 


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\  LA   CHARITE  PRIVÉE   A  PARIS.  293 

\  Calvaire  lui  demanda  si  elle  voulait  une  nonnette  pour  son  dessert; 
en  souriant,  elle  répondit  :  «  J'en  voudrais  deux.  »  Tout  à  coup  elle 
cria  :  «  Voilà  quelque  chose  qui  part  I  »  On  se  précipita  vers  elle  ; 
le  sang  ruisselait  ;  pour  arrêter  plus  rapidement  Thémorragie,  on 
coupa  les  bandes  du  pansement  ;  la  pauvrette  inclinait  la  tête  comme 
un  oiseau  blessé  :  les  lèvres  décolorées  ne  parlaient  plus,  le  regard 
flottait  vers  le  ciel  pour  y  chercher  la  réalité  des  espérances,  le  corps 
sembla  s'amollir  et  s'affaissa.  Le  cancer  avait  mordu  l'artère  fémo- 
rale et,  en  moins  dé  deux  minutes,  l'âme  avait  rouvert  ses  ailes. 

La  place  d'où  elle  est  partie  n'a  pas  eu  le  temps  de  refroidir,  j'y 
découvre  une  apparition.  Vous  rappelez-vous  les  contes  des  fées  :  «  Il 
y  avait  une  petite  vieille,  si  vieille,  si  vieille  que  son  nez  touchait  à 
son  menton?  i>  Elle  est  là,  au  Calvaire,  accroupie  sur  son  lit,  tou- 
jours assise,  car  elle  ne  peut  se  tenir  autrement,  noueuse,  ramassée 
sur  elle-même,  semblable  à  ces*momies  d'Incas  que  l'on  retrouve 
dans  des  amphores.  L'^nkylose  l'a  prise  aux  articulations  inférieures 
et  l'a  ployée  en  trois.  Le  long  de  ses  bras  décharnés  des  pralines 
cancéreuses  sont  disséminées  sur  sa  peau  ridée.  C'est  une  Bre- 
tonne bretonnante  ;  elle  est  du  pays  qui  est  entre  Josselin  et  Ploër- 
mel.  Aux  jours  de  son  enfance,  elle  a  dû  jouer  près  de  L'Étang-au- 
Duc  et  sous  les  chênes  de  La  Mivoie,  où  les  Trente  ont  combattu 
jadis.  Â  cette  heure,  c'est  un  petit  fantôme  desséché  ;  on  dirait  que 
le  sang  n'y  circule  plus  et  laisse  les  chairs  mourir  d'inanition.  Sa 
voix  fêlée  est  si  grêle  qu'on  croirait  entendre  la  voix  d'un  ventri- 
loque qui  parlerait  derrière  les  rideaux.  Elle  dit:  «  Je  voudrais 
fumer  ma  pipe;  voilà  quarante  ans  que  je  fume;  ça  me  manque 
beaucoup  de  ne  pas  fumer.  »  Elle  demande  qu'on  lui  donne  du 
butun.  —  But  un  en  bas-breton,  c'est  du  tabac. — Lorsqu'il  fait  beau 
et  qu'un  rayon  de  soleil  échauffe  le  jardin,  on  pose  ce  pauvre  sque- 
lette décharné  sur  un  fauteuil  et  on  le  roule  en  plein  air;  alors  la  petite 
vieille  recroquevillée  fume  tout  doucement;  elle  ferme  à  demi  les 
yeux  et  rêve.  Peut-être,  dans  sa  somnolence,  revoit-elle  les  filles  et 
les  garçons  aux  longs  cheveux  s'arrêter  sous  sa  fenêtre  et  se  répète- 
t-elle  la  chanson  du  rossigoolet  sauvage,  du  rossignolet  d'amour, 
la  chanson  de  la  mariée,  qu'elle  a  écoutée,  le  cœur  battant  et  le  front 
brillant  la  jeunesse  : 

RecoYez  ce  boaquet  que  ma  main  vous  présente  ; 

Il  est  fait  de  façon  à  vous  faire  comprendre 

Que  tous  ces  vains  honneurs  passent  comme  des  fleurs  ! 

Arrêtons-nous  encore  auprès  d'un  dernier  lit;  celle  qui  l'occupe 
et  ne  le  quittera  que  pour  la  couche  éternelle  est  une  vieille  fename 
qui  a  dû  être  jolie  autrefois;  elle  est  proprette  ;  sous  son  bonnet  les 


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2M  BBVUr  DES  BEUr  HONMGF. 

chen/ws  èlicatai»  de  blancbenr  sont  bien'  ranges.  Me  anssâ,  effl? 
dortasrâsef,  noepas  qu'elle  soit  astMmatiqne,  mais'  parce  que*  h  poids 
de  son  cancer  Fétraffi?*  Idrsqu- elfe  est  étendue  sur  le  dos.  Elle  se 
découvre  Der  thorax  ;  la  poitrme  plate  est  fout  entière  nmneloimée 
de*  glandes*  cancéreuses  et  ressemble  i  la  carte  en  relief  d*ùn:  masstf^ 
de  montagnes.  L'ablstmi  même*  n^est  point  possible;  depui?  fes 
claficales  jusqtf à  lin  dernière  des  fausses  côtey,  ce  n*est  qtr'ime' 
cuirasse  formée  de  nodosités  couleur  marron  .nuancée  de  tons 
livide».  La  pauvre  femme  ne  se  faâi  point  d'illusion.  Le  regard  « 
une  expression  navrante  et  Ton  dirait  que  les  lèvres  répètent  la 
phrase  de  Gboteaubriasid  :  ce  Je  me  décourage  de  durerl  w  —  Bih 
n'a  pa9  <«  dUré*  i»  hmgtemps;  deui  jours  après  ma  visite,  son  corps 
s'esl  endorrar  pour  ne  ptes  se  réveiller;  on  Ta  porté  à  la  chansbre 
des*  morts  et  bien  vite  on  a  préparé  le  lit  pour  y  placer' une  postu- 
lante dont  te'  visage  est  déjà  presque^disparu. 

Que  le  lecteur  ne  se  figure  pas  que  j'aie  outré  le  tableau»:  je  Tar 
allténué;  j'ai  reculé  devant  certnnes  descriptions,  il'  y  a  des  faices 
que  je  n"di  pa»  dévoilées^  des  plaies  dont  fai  votentairement  détourné- 
les  yeux.  Ce  que  ces  femmes  souf&ent  dk  ces  maux  sans  remède'  et 
sans  espoir  ne  peu^  s'imaginer;  derrière  tes  rideaux  blancs  on 
entend  tes  pl»nles  étouifêes;  parfois,  la  nuit,  le  sitence  du  dortour 
est  troublé  par  un  err;  c'est  la  Mte  féroce  qui  mord  une  malade  et 
rarrache  av  sommeil.  Les  Stanes'  du  Calvaire  ne  sont  jamais  loin,  et 
il  n'est  pas  besoin  de  les"  appeler  dieux  fois  pour  qu^'elles  accourent. 
Elles  savent  administrer  Fbydrochliorat^  de  morpbine  comme  die 
vieux  pratictens,  et  l'aort  des  injections  seoB-eutmiées  leur  a  été 
révélé.  Four  ces  maux  incurables  qui  sont  une  aberration  de  fc 
nature,  te  médecin  n'a  jamais  trop  de  compassion;  là  où*  le  médf— 
cam^it  reste  inefficace  et  ne*  peut  guérir,  la  parole  affectueuse  est 
un  allégement.  C'est  nsoins  la  malaidie'  qu'il  faut  considérer  que  la 
malade,  à  laqueHe  on  ne  prodiguera  jamais  assez  de  consolation, 
dé  tendresse  et  d'encouragement.  Les  Dames  du  Calvaire  ne  l'igoo^ 
rent  pas  ;  elles  calment  tes  siqppliciées  et  les  «dorment  par  des 
paroles  fortiQantes  qui  sent  te»  litanies  die  la  commisération,  elles 
apaisent  celles  ^i  se  révoltent  de  tant  souffrir,  s'agenouillent  près 
du  lit,  prient  et  font  descendre  l'espérance  dans  les  cœurs  des  plus 
exaspérées. 

En  quel  lieu  prierait-on,  si  l'on  ne  priait  pas  dans  cette  infirmerie 
où  l'on  n'a  plus  rien  à  attendre  de  la  science  humaine,  où  chaque 
minute  apporte  une  torture,  où  la  veille  est  faite  d'angoisses,  où  le 
sonuneil  est  un  cauchemar,  où  l'âme  n'a  de  refuge  que  dans  les  desti- 
nées d'outre-tombe?  Une  femme  ankylosée  des  genoux,  les  jambes 
ravagées  par  une  dartre  vive,  me  disait  :  «  Ah  !  que  je  voutods  pou- 
voir marcher  I  »  Je  lui  demandai  en  souriant  :  cr  Pourquoi?  pour 


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LA   CHARITE   PRIVÉE  A  PARIS.  295 

VOUS  promener  au  soleil?  »  Elle  me  répondit  :  «Ohl  imhi,  moosîeurs 
pour  aller  à  l'église.  ^  Elles  ne  peuvent  en  effet  aller  à  Téglise,  mai, 
Téglise  vient  à  elles.  Chaque  matin,  à  sept  heures,  les  cloisons  du 
dortoir  glissent  sur  des  galets  de  cuivre  et  découvreint  la  chapdle, 
d'où  s'échappe  un  air  frais  qui  s'approche  des  lits  cooaaie  uae 
caresse.  Les  dames  résidentes  sont  à  genoux,  derrière  elles  sont  les 
filles  de  service;  le  prètrç  est  à  l'autel,  la  clochette  résoone  et  la 
basse  messe  est  dite.  Les  malades  se  tournent  dans  leur  lit,  tendent 
leurs  mains  décharnées  vers  Celui  que  l'on  invoque,  et  s'inclinent 
quand  on  élève  Thostie.  Tout  le  cœur  s'élance  lorsque  l'aumônier 
terminant  la  récitation  de  l'oraison  dominicsJe,  dit  :  El  libéra  nos  a 
malo!  Et  délivrez-nous  du  mal  I  Quelle  ferveur  en  répoindant  :  Ainsi 
soil-ill  Car,  pour  ces  malheureuses,  le  mal  est  tangible  et  lancinant, 
il  est  si  effroyable,  si  extrabumain,  qu'il  ne  p^ut  être  que  l'oeimvre 
du  maudit.  C'est  l'œuvre  du  diable,  en  effet  ;  les  Orientaux  le  savent 
et  leurs  historiens  le  racontent,  il  faut  les  écouter  et  apprendre 
d'eux  où  ce  mal  est  né  aux  premières  heures  des  légendes  et  pour- 
quoi l'homme  n'en  est  pas  encore  absous. 

Zohak,  le  cinquième  roi  de  la  dynastie  persane  des  Pischdadi^is, 
le  descendant  du  géant  Caïumarath,  qui  fut  un  arbre  avant  d'être 
homme  et  de  réduire  la  terre  en  servitude,  était  un  roi  méchant.  Il 
se  plaisait  aux  cruautés,  et  pour  n'être  jamais  à  court  d'inventions 
malfaisantes,  il  se  faisait  aider  par  Éblis  le  Lapidé,  qui  est  Satan. 
Lorsqu'au  bout  de  plusieurs  années,  Zohak  congédia  Eblis,  cetuici 
lui  demanda  pour  récompense  de  ses  services  la  permission  de  lui 
baiser  les  épaules.  Zohak  y  consentit,  et  à  la  place  que  venaient  de 
toucher  les  lèvi-es  réprouvées,  deux  ulcères  apparurent  où  grouil- 
laient des  serpens  qui  lui  mangeaient  fat  chair.  On  assembla  les 
savans  de  ce  temps-là,  et  ils  déclarèrent  que  le  seul  moyen  de  gué* 
rir  le  roi  Zohak  était  d'appliquer  chaque  jour  sur  les  plaies  diabo- 
liques la  cervelle  d'un  homme  récemment  tué.  On  tua  d'abord  les 
prisonniers,  puis  les  innocens;  on  enleva  des  enfans  pour  les  enfer- 
mer dans  Tendroit  où  l'on  gardait  les  mallwureûx  réservés  à.  l'hon- 
neur d'être  utilisés  par  la  thérapeutique  royale.  On  vola  les  fils  d'un 
forgeron  d'Ispahan,  qui  se  nommait  Gao.  Il  mit  son  tablier  de  cuir 
au  bout  d'une  perche,  sortit  en  criant  :  «  Aux  armes!  »  souleva  le 
peuple,  réunit  une  troupe  de  mécontens  ;  à  la  tête  des  révoltés,  il  «e 
rendit  auprès  de  Féridoun,  fils  d'Alkian,  petit-fils  de  Giamschid,  et 
le  iMTOclama  roi.  Zohak  fut  vaincu,  le  jomr  même  de  l'équinoxe  d'au- 
tomne et  enfermé  dans  une  des  cavernes  de  la  montagne  de  Dama- 
vend.  11  n'était  point  gwéri,  parce  qu'on  l'avait  trompé  et  qu'on  lui 
avait  fourni  des  médicamens  inférieurs.  En  effet,  les  apothîcaipes 
chaiigés  de  massacre  des  hommes  et  de  préparer  les  cervelles 
humaines  laissaient,  par  pitié,  les  portes  de  leur  laboratoire  ouvertes 


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206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  les  prisonniers  s'évadaient;  on  remplaçait  leurs  cervelles  par  des 
cervelles  de  mouton,  et  Zohak  ne  s'en  apercevait  pas.  Les  fugitifs  se 
sauvaient  par  des  chemins  détournés  et  se  réunirent  dans  des  pays 
alors  inconnus  :  il  en  résulta  la  nation  des  Kurdes.  Zohak  avait  eu 
beaucoup  d'enfans  qui  se  répandirent  à  travers  le  monde,  car  le 
peuple  d'Iran  les  haïssait  en  souvenir  de  leur  père  et  les  avait  chassés. 
Us  s'établirent  dans  les  contrées  d'Asie,  d'Afrique  et  d'Europe;  ils 
y  propagèrent  le  mal  dont  ils  étaient  dévorés  ;  car,  encore  aujour- 
d'hui, tous  ceux  qui  descendent  de  la  lignée  de  Zohak  portent  sur 
leurs  corps  la  trace  des  baisers  de  Satan.  Lorsque  Zohak,  qui  est 
dans  la  géhenne,  aura  été  pardonné  de  Dieu  l'unique,  —  sur  qui 
soient  les  saints  du  Prophète  1  —  ce  mal  disparaîtra  de  la  terre. 

Je  crois  que  la  science  moderne  n'acceptera  pas  san»  contestation 
cette  explication  de  l'origine  des  cancers  et  des  dartres  vives,  mais 
l'Orient  ne  s'en  préoccupe  guère  ;  il  a  vu  une  maladie  tellement 
horrible  qu'il  l'a  crue  surnaturelle  et  il  en  a  fait  remonter  la  res- 
ponsabilité jusqu'au  diable,  qui  est  le  principe  de  tout  mal  ;  c'était 
logique  et  d'une  orthodoxie  irréprochable.  Les  dévastations  que  pro- 
duit ce  mal  sont  indescriptibles,  je  m'en  suis  aperçu  en  les  décri- 
vant; elles  ont  tout  ce  qui  révolte  les  sens,  tout  ce  qui  appelle  le 
dégoût,  tout  ce  qui  effraie  la  compassion,  repoussée  par  l'aspect 
et  par  l'odeur.  Pour  mieux  remplir  la  mission  qu'elles  ont  choisie, 
les  Dames  du  Calvaire  ont  vaincu  leur  répugnance,  répudié  toute 
faiblesse  et  acquis  une  résistance  qui  en  remontrerait  à  celle  des 
infirmiers  de  profession.  Je  les  ai  vues  à  l'œuvre  et  j'en  puis  par- 
ler. Un  matin  du  mois  d'avril,  je  suis  arrivé  rue  Lourmel,  un  peu 
avant  l'heure  de  la  visite  du  médecin.  Il  faisait  sec  et  froid;  l'hos- 
pice avait  l'air  presque  gai  avec  ses  hautes  murailles  blanches  éclai- 
rées par  le  soleil  et  son  petit  chalet  reluisant.  Les  dames  résidentes, 
les  dames  agrégées,  accourues  de  tous  les  coins  de  Paris  pour  ne 
point  manquer  au  devoir,  étaient  là  :  j'en  ai  compté  vingt- trois;  le 
tablier  de  calicot  blanc  à  bavette  attaché  sur  la  robe  noire,  qui  est 
la  livrée  des  veuves,  les  fausses  manches  passées  au  bras,  la  pince 
à  charpie  en  main,  elles  causaient  entre  elles,  se  promenaient  dans 
le  corridor  de  l'infirmerie^  en  attendant  le  moment  de  pénétrer  dans 
le  dortoir.  Sur  la  poitrine,  elles  portent  la  croix  d'argent,  qui  est  la 
décoration  du  Calvaire;  aux  doigts,  un  seul  anneau,  celui  que  le 
prêtre  a  béni  au  jour  de  l'union  nuptiale,  où  est  éclose  l'espérance 
qui,  en  s'envolant,  n'a  laissé  place  qu'à  la  foi  et  à  la  charité.  Si  les 
ducs,  les  princes,  les  marquis,  les  comtes,  les  officiers  supérieurs, 
les  magistrats,  les  grands  industriels  qui  ont  vécu  peuvent  voir  ce 
oue  font  leurs  veuves  aujourd'hui ,  ils  doivent  se  sentir  heureux 
aavoir  si  bien  placé  l'honneur  de  leur  nom  et  le  souci  de  l'âme  de 
leurs  fils.  Que  des  fournies  du  monde  viennent,  une  fois  par  hasard. 


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LA   CHARITÉ  PRIVÉE  A  PARIS.  297 

faire  le  pansement  à  l'infirmerie  des  incurables,  ce  sera  un  acte 
d'humilité  ou  d'ostentation  ;  elles  viennent  à  jour  fixe,  plusieurs 
fois  par  semaine,  avec  persévérance,  et  elles  font  acte  d'héroïsme  (1). 

Les  Dames  du  Calvaire  sont  entrées  dans  le  dortoir,  je  les  ai  sui- 
vies. Toutes,  elles  se  sont  agenouillées  sur  le  parquet,  les  épaules 
courbées,  la  tête  inclinée;  une  d'elles  a  récité  une  courte  prière  dont 
je  n'ai  retenu  que  la  dernière  phrase  :  «  Daignez,  Seigneur,  donner 
à  nos  malades  la  patience  et  la  résignation,  et  à  nous  l'esprit  de  foi 
et  de  charité.  »  En  ce  qui  les  concerne,  je  crois  que  la  prière  est 
exaucée.  Elles  se  relèvent  et  vont  vers  les  malades.  J'étais  auprès 
du  docteur  Eugène  Legrand,  qui  avait  bien  voulu  me  permettre  de 
l'accompagner  ;  il  allait  de  lit  en  lit,  prescrivant  une  ordonnance, 
remontant  les  courages  défaillans  et  disant  des  paroles  d'espoir  aux- 
quelles il  ne  croyait  guère;  pour  bien  des  maux,  le  mensonge, 
—  est-ce  bien  le  mensonge?  —  est  la  part  affective  du  traitement. 
Tout  en  marchant  à  côté  du  docteur,  en  écoutant  ses  explications 
techniques,  je  regardais  les  Dames  du  Calvaire.  J'admirais  la  dou- 
ceur et  l'agilité  des  gestes.  II  n'y  a  pas  au  monde  un  instrument 
plus  parfait  que  la  main  d'une  femme  adroite;  ces  longs  doigts, 
assouplis  par  l'élégance  même  du  travail  choisi  qui  coiid)at  l'oisi- 
veté, ont  de  merveilleuses  délicatesses  pour  toucher  les  plaies  sans 
les  aviver,  pour  les  laver,  pour  y  étendre  la  charpie  fraîche  et  rafraî- 
chissante, pour  les  entourer  de  bandelettes  et  pour  caresser  la  joue 
de  la  malade  quand  le  pansement  est  terminé.  La  besogne  est  hor- 
rible, on  ne  s'en  douterait  pas  à  voir  celles  qui  l'accomplissent» 

Je  me  suis  arrêté  devant  le  lit  de  la  petite  fille  qui  semble  se 
liquéfier.  J'ai  regardé  les  mains  qui  la  pansaient;  pareilles  à  des 
fuseaux  d'ivoire,  elles  avaient  une  agilité  spirituelle  :  <(  Esprit  de 
Mortemart,  »  a  dit  un  vieil  adage.  Je  les  admirais;  elles  étaient 
souples  et  prévoyantes,  lorsqu'avec  mille  précautions  ingénieuses, 
elles  soulevaient  sans  les  faire  souffrir  ces  pauvres  membres  plus 
flexibles  qu'un  rouleau  de  linge  mouillé;  on  eût  dit  que  les  bandes 
se  déroulaient  d'elles-mêmes,  comme  si  une  fée  les  eût  touchées; 
la  petite  malade  s*apercevait  à  peine  qu'on  l'entourait  de  charpie. 
Elles  ne  sont  point  faibles,  ces  mains,  elles  ont  une  vivacité  résis- 
tante qui,  parfois,  ne  doit  point  manquer  de  vigueur.  Elles  doivent 
savoir  maintenir  un  cheval  qui  devient  nerveux  et  fait  des  réactions 
en  entendant  les  trompes  sonner  un  bien-aller  ou  un  vol-ce-l'est.  0 
chasseresse,  que  je  ne  nommerai  pas  et  que  j'ai  contemplée  avec 
attendrissement,  ce  n'est  certes  pas  Endymion  que  vous  cherchez 
près  de  ces  lits  cancéreux  1 

(1)  Une  snocursale  de  roeuyre  des  Dames  du  Calvaire  a  été  récemment  établie  à 
Marseille. 


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29S  RETUE   ras   DEUX  MONDK. 

Joinville  raconte  que,  lorsque  saint  Louis  chargeait  sur  ses  épaules 
les  cadavres  des  pestiférés  pour  les  porter  au  lieu  de  sépulturCt  S 
était  escorté  de  Tarchevéque  de  Tyr  et  de  Févêque  de  Damiette,  qui, 
assistés  de  leur  clergé,  récitaient  les  prières  des  morts.  Prêtres^et 
soldats,  épouvantés  par  la  crainte  de  la  contagion  et  suffoqués  par 
la  puanteur  des  corps  morts,  tenaient  des  mouchoirs  tamponnés  sur 
leur  visage  :  (t  Mais  oncqoes  ne  fut  vu  au  bon  roy  Louis  estouper  son 
nez,  tant  le  faîsoit  fermement  et  dévotement.  »  Les  Dames  du  Cal- 
vaire non  plus  tt  ne  s'estoupent  point  le  nez  ;  »  et,  près  de  certains 
lits,  il  y  a  du  mérite;  sous  les  regards  féminins,  j'ai  tenu  bon,  mais 
plus  d'une  fois  je  me  suis  senti  pàUr.  Non-seulement  elles  pansent  les 
plaies,  mais  elles  enlèvent  le  bonnet  des  malades  :  a  Voyous,  la  mère, 
que  Ton  vous  fasse  belle  I  »  Elles  dénouent  les  cheveux  rugueux  où  l'on 
croit  voir  encore  quelques  gourmes  de  Tenfance,  elles  peignent,  elles 
nettoient  tout  cela  sans  détourner  la  tête,  sans  baut-Ie-<:œur  a  ferme- 
ment et  dévotement,  »  comme  le  bon  roi  Louis.  Je  connais  bien  des 
hommes  et  des  plus  résolus  qui  reculeraient.  Les  Dames  du  Cal- 
vaire sont  ce  que  les  femmes  du  peuple  appellent  des  mijaurées  ; 
ce  sont  des  fenmies  accoutumées  au  luxe  ou  du  moins  à  un  réel 
bien-être.  La  plupart  sont  frêles,  avec  la  prédominance  nerveuse 
des  Parisiennes;  plus  d'une  a  du  se  sauver  à  la  vue  d*une  araignée, 
et  pousser  des  cris  de  détresse  en  apercevant  une  souris  ;  pour  se 
faire  sœurs  de  charité  imperturbables,  elles  ont  accompli  sur  dles- 
mêmes  un  effort  dont  seules  elles  peuvent  apprécier  la  puissance  ; 
seraient-elles  arrivées  à  dompter  leurs  instincts,  à  modifier  leur 
nature,  à  triompher  de  leur  répugnance,  si  elles  n'avaient  pas  eu 
la  foi?  —  Nonl 

Au  temps  de  ma  première  jeunesse,  — c'est  une  vieille  histoire, — 
j'avais  aperçu  deux  yeux  bleus  que  je  n'ai  pas  oubliés.  Jamais  plus 
belles  pervenches  ne  se  sont  ouvertes  à  la  rosée,  jamais  expression 
plus  douce  n'a  été  l'âme  d'un  regard.  La  femme  dont  ils  illumi* 
naient  le  visage  était  charmante  ;  ses  cheveux  noirs,  son  rire  ver- 
meil, rehaussé  par  l'éclat  de  ses  dents,  ses  épaules  bien  tombantes, 
son  cou  flexible  et  sa  ferme  taille  en  faisaient  une  beauté  rare.  On 
l'admirait,  on  répétait  son  nom  ;  elle  venait  de  se  marier  ei  semr 
blait  éclairée  par  un  de  ces  nimbes  de  bonheur  que  rien  ne  peut 
éteindre.  Elle  chanta;  sa  voix  était  juste  et  d*un  timbre  exquis. 
Oq  battit  des  mains,  elle  eut  un  triomphe,  triomphe  de  salon, 
il  est  vrai,  mais  dont  la  qualité  n'était  point  à  dédaigner.  Bien 
souvent,  à  l'ftge  où  l'on  rêve  encore,  j'ai  pensé  à  cette  soirée,  & 
cette  jeune  femme  étincelante  de  jeunesse  et  de  grâce,  que  j'avais 
aperçue  et  que  je  ne  devais  plus  revoir.  Qui  de  nous,  aux  jours  de 
la  primevère,  n'a  eu  son  apparition?  Qui  de  nous  la  voyant  s'éva- 
nouir ne  s'est  dit:  Le  bonheur  était  peut-être  là?  Parfois  j'en 


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LA  «CHÂ&Ili  PRIVEE   A  PARIS.  299 

parlais  :  Que  devient-jâlle  ?  le  savais  qu'elle  était  de  vie  irrépro- 
chable, que  jamais  l'apparence  même  d'un  soupçon  ne  l'avait  effleu- 
rée et  qu'elle  traversadt  l'existence  fior  la  pointe  des  pieds  sans  y 
ramasser  une  tache.  Puis  le  souvenir  s'affaiblit,  il  s'effaça  ou  s'en- 
dormûtdans^n  coin  de  ma aiémoire.  J'étais  dans  rinfinnene  delà 
rue  LsurmeL,  près  du  lit  d'une  canc^Oj  dont  le  bras  gauche  <est 
à  la  fois  dévoré  ei  momiiiépar  nncanoer  KfiiiA  abattu  les  pfaabogfes 
delà  aiaia.  L'infirmière  me  dix  :  a  Elle  souffre  parfois  crudlemeaL  ti 
Je  itegardai  la  femme  qui  me  parlait^  nos  yeux  «e  rencontrèpent  et 
}e  roconnus  les  siens.  La  viaioii  de  ma  jeunesse  est  aAigourd'hui 
dame  du  Calvaire. 

On  fie  soigfie  pas  seulement  les  malades  reçues  en  àospîtalité;  la 
maison  ^'ouvre  à  celles  du  dehors  que  leur  mal  n'immobilise  pas  et 
qui  viennent  en  consultation.  Quand  on  eo  a  fini  avec  Tinfirmerie, 
OB  s'occupe  d'elles  ;  ceUefi-là  on  les  panse,  on  les  peigne,  on  ainême 
la  précaution  de  les  débarbouiller,  et  cette  précaution  n'est  pas  sup^- 
Hue  4  je  ne  suis  pas  bien  certain  que  l'on  ne  glisse  pas  quelque  ai^gent 
dans  leur  poche  pour  les  aîder  à  acheter  mne  nouniture  phis  sub- 
stantielle que  l'ordinaire  de  la  pauvreté.  Plus  d'une  parmi  oeiles  qui, 
Je  matin,  traversent  le  Calvaine  a&n  d'y  recevoir  des  soins,  y  revien- 
dra, poussée  par  le  mal  impie,  et  s'y  touchera  pour  ne  (dus  se  rele- 
ver; leur  présence  &  l'heiu^e  du  panseaient  est  une  sorte  de  *stage 
auquel  le  <;ancer  donnera  un  oiractëre  définiti£i  Ces  malheureuses, 
— les  hospitalisées  aussi  bien  que  les  externes, — aantinès  curieuses 
à  examiner  lorsque  l'on  s'avance  vers  dles  pour  enlever  leurs  bandes 
et  renouveler  leur  charpie  ;  «lies  ont  des  préférences,  cela  se  voit 
touJ;  de  suite.  Elles  ont,  pour  ainsi  dire,  adopté  oeptaines  dames  et 
semblent  n'en  point  vouloir  d'aulms  ;  l'.une  d'elles  a  de  telles  con- 
tractions dans  scm  bras  malade,  lorsqu'-elle  est  «pppodiée  par  une 
infirmière  qui  ne  lui  plaît  pas,  que  ie  pansement  devient  impossible. 
Les  Dames  du  Cialvaire  les  plus  recherchées,  les  plus  désirées,  sont 
celles  qui  appatrtiennent  à  la  haute  anistocratie  ;  il  suffit  d'être  prin- 
cesse ou  dttdiesse  pour  se  voir  rédamée  près  de  tous  les  lits.  La 
malade  qui  a  été  servie  par  une  grande  dame  ne  peut  guère 
réprimer  un  sourire  de  satisÊEictioa.  Vue  CMoérée  qui  a  des  pré- 
teotions  aux  lettres  et  au  èel  «sprit  dit  volontiers  :  a  La  duchesse 
est  venue  aujourd'hui  dans  sa  petite  diiarBettd  anglaise;  c'est  elle 
qui  s'estoccupée  de  moi;  elle  a  été  charmante!  »  -Qui  se  serait  ima- 
giné que  le  cancer  a  ses  vanités? 

Chaque  jour,  à  neuf  heures  du  matin  et  i  cinq  heures  de  l'après- 
midi,  on  panse  les  malades,  sans  compter  les  pansemens  supplé- 
mentaires exigés  par  quelques  plaies  où  la  putréfaction  se  hâte  et 
ne  veul  s'arrêter,  fist^e  tout?  Non  pas.  Les  bandes,  les  compresses, 


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3Ô0  REVUE   DES  DEUX.  MONDES. 

tous  ces  langes  qui  ont  bu  la  sanie  des  cancers,  qui  ont  essuyé  la 
baye  du  loup  enragé,  ne  séjournent  point  à  la  maison  ;  bien  vite  on 
se  dépèche  de  les  envoyer  au  blanchisseur.  Il  faut  les  trier,  les  appa- 
reiller, les  réunir  en  paquets  d'un  nombre  déterminé  qui  permette 
une  vérification  sûre  et  rapide,  car,  dans  un  tel  hospice,  le  linge,  le 
vieux  linge,  est  avant  toute  chose  un  objet  de  nécessité  première. 
  qui  échoit  cette  besogne  abominable?  Aux  filles  de  service,  pay- 
sannes peu  dégoûtées,  qui,  à  la  ferme,  ont  balayé  le  poulailler, 
vidé  le  tect  à  porcs,  creusé  des  rigoles  au  purin?  —  Non  ;  aux  Dames 
du  Calvaire.  J'en  ai  vu  deux  assises,  sur  un  bas  tabouret,  devant 
une  manne  putride  ;  élégantes,  éclairées  d'un  sourire,  ayant  parfois 
aux  lèvres  le  petit  souffle  qui  chasse  une  odeur  importune,  elles 
avaient  dans  les  poignets  des  inflexions  plaisantes  à  regarder.  Au 
temps  d'Elisabeth  de  Hongrie,  la  manne  se  fût  remplie  de  roses. 
Les  chambres  des  dames  résidentes  ont  quelque  chose  de  per- 
sonnel que  j'ai  signalé;  bien  plus  encore  l'infirmière  a  une  in^vi- 
dualité  qui  lui  est  propre.  Son  costume,  sa  coiffure,  sa  démarche 
sont  à  elle  ;  dans  les  mouvemens,  dans  le  port  de  la  tète,  elle  a 
son  attitude  personnelle  qui  la  distingue  des  autres;  elles  n'ont  de 
commun  que  le  tablier  blanc  et  les  manches  blanches  qui  sont  leur 
parure.  C'est  ce  qui  les  rend  originales  et  ne  permet  pas  de  les 
confondre  avec  les  sœurs  des  congrégations,  où  tout  est  semblable, 
la  robe  et  la  guimpe,  le  geste  et  l'expression,  le  regard  et  le  sou- 
rire. Qui  a  vu  une  religieuse  les  a  vues  toutes.  Chez  les  Dames  du 
Calvaire  rien  de  pareil  ;  elles  n'ont  abdiqué  ni  leur  nom,  ni  leurs 
habitudes.  Telle  qui  a  passé  sa  soirée  au  bal  ou  à  l'Opéra,  et  s'y 
est  divertie,  sera  debout,  le  matin,  près  d'un  lit  de  cancérôe,  rabat- 
tra les  couvertures  et  épongera  la  plaie  infecte  que  le  lupus  a 
creusée.  Elle  reste  femme  du  monde  à  côté  des  agonisantes,  dans 
sa  façon  de  se  mettre  à  genoux  pour  prier,  dans  sa  grâce  en 
secouant  la  charpie,  dans  son  élégance  à  faire  bouffer  les  oreil- 
lers afiaîssés,  dans  les  modulations  de  sa  voix,  lorsqu'elle  con- 
sole une  malade  qui  dit  :  «  Âh  I  je  soufire  trop  I  »  Entre  cette  dis- 
tinction de  bon  aloi  et  cette  misère  faite  de  tortures,  le  contraste 
est  éclatant  :  j'en  ai  été  touché.  Plus  j'avance  dans  ces  études,  plus 
je  soulève  les  voiles  qui  cachent  les  œuvres  de  la  charité  privée, 
plus  je  pénètre  dans  ces  arcanes  de  souffrance,  de  compassion  et 
de  foi,  plus  il  me  semble,  malgré  les  déclamations  envieuses  et  les 
revendications  furibondes,  que  la  parabole  du  mauvais  riche  n'est 
plus  de  notre  temps  et  n'est  pas  de  notre  pays. 


Maxime  Du  Camp. 


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LE 


JUIF    DE    SOFIEVKA 


DBRNIÈRB     PABTIB    (1) 


IX. 

Peu  de  semaines  après  la  mort  de  Kortchenko,  un  tarantass  cou- 
vert de  poussière  traversa,  au  galop  de  ses  trois  chevaux,  la  rue  du 
village.  Au  bruit  des  roues,  des  têtes  curieuses  parurent  aux  fenêtres, 
et  les  petits  enfans  jouant  sur  le  seuil  des  portes  rentrèrent  précipitam- 
ment pour  annoncer  qu'ils  venaient  de  voir  passer  le  nouveau  pro- 
priétaire. En  effet,  le  tarantass  entra  dans  la  cour  du  château  ;  les 
chevaux,  fumans,  s'ébrouèrent  brusquement  devant  le  perron,  des 
deux  côtés  duquel  étaient  alignés  les  serviteurs,  qui  attendaient  tête 
nue  l'arrivée  du  nouveau  seigneur.  Un  jeune  homme  à  moustache 
blonde,  le  monocle  dans  l'œil,  sortit  du  tarantass.  Il  portait  un  élé- 
gant costume  de  voyage,  et  avant  de  répondre  aux  salutations  res- 
pectueuses qui  l'accueillaient,  il  se  tourna  vers  le  domestique  assis 
sur  le  siège  et  lui  donna  quelques  ordres  en  anglais,  puis  il  gravit 
lestement  les  marches  du  perron,  s'arrêta  un  instant  en  contemplant 
les  têtes  inclinées  à  son  approche  :  un  léger  sourire  flotta  sur  ses 
lèvres  à  la  vue  de  Nikita,  qui  se  tenait  un  peu  à  l'écart,  vêtu  d'un 
habit  noir  d'une  coupe  surannée.  C'était  un  vêtement  que  lui  avait 

(i)  Voyez  la  Revue  da  1"  mai. 


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SBS  ncVUfi  TÏES  BEUX  MONDES* 

jadis  donné  Kortchenko,  et  que  ce  dernier  avait  porté  lui-même  lors- 
qu'il était  en  deuil  de  ses  parens. 

—  Bonjour  I  bonjour!  grasseya  le  jeune  homme,  et  il  pénétra  dans 
l'intérieur  de  la  maison.  Nikita  le  suivit  à  une  distance  respectueuse, 
prêt  à  lui  donner  les  indications  qu'il  demanderait.  Le  vieux  serviteur 
était  méconnaissable  depuis  la  mort  de  son  maître  ;  deux  rides  pro- 
fondes comme  des  sillons  lui  descendaient  le  long  du  nez  jusqu'au 
menton;  les  yeux  creusés  briHaient  d'En  <édat  faroKcbe,  tout»  la 
pbysioMomie  exprimait  une  douleur  sombre  et  menaçante. 

—  C'est  Foma  qui  a  tué  mon  maître  !  répétait-il  à  qui  voulait 
l'entendre,  mais  son  tour  viendra;  je  vengerai  Boris  Pavlovitch. 

Les  paysans  avaient  d'abord  accueilli  ces  paroles  avec  des  sou- 
rires incrédules,  mais  l'insistance  tenace  du  vieillard  finit  par  leur 
imposer,  sans  qu'ils  se  demandassent  toutefois  par  quels  moyens  il 
atteindrait  son  but. 

Le  nouveau  propriétaire  s'^arrèta  indécis  dans  la  grande  anti- 
chambre. Masslinof  était  un  parent  éloigné  de  Eortchenko,  qu'il 
n'avait  jamais  vu  ;  il  connaissait  à  peine  son  nom,  et  n'avait  pas  été 
peu  surpris  en  apprenant  un  jour  qu'il  héritait  de  ce  parent  obscur. 
Il  s'était  décidé  à  quitter  Saint-Pétersbourg,  sa  résidence  habituelle, 
pour  voir  quelle  espèce  de  domaine  lui  était  échu,  comptant  bien 
n'y  rester  que  le  temps  strictement  nécessaire  pour  régler  ses 
affaires.  La  campagne  lui  souriait  peu,  et  il  avait  hâte  de  rentrer 
dans  la  capitale  : 

—  Où  est  ma  chambre?  demanda-t-il  à  Nikita. 

Celui-HÛ  le  conduisit  à  la  pièce  occupée  autrefois  par  Eortchenko 
et  en  franchit  Le  seuil  en  faisant  le  signe  de  la  croix^  comme  s'il 
approchait  d'une  relique  ;  ses  yeux  devinrent  humides  : 

—  Cela  sent  le  moisi  ici,  et  quel  ameublement!  bonté  divine I 
s'écria  le.jeune  élégant  en  palpant  les  chaises  et  les  fautemls.  Cela 
date  d'au  moins  cinquante  ans« 

JiïkitA  se  taisait;  cette  critique  iui  faisait  l'effet  d'un  sacrilège; 
il  commençait  à  détester  ce  jouvenceau  pétersbourgeois  çpii  rem- 
plaçait  son  cher  défunt. 

—  Loge-moi  ailleurs!  continua  le  jeune  homme;  cette  chambne 
ne  me  convient  pas. 

Le  serviteur  s'inclina  et  lui  indiqua  une  autre  pièce  ^ 

—  Quand  votre  seigneurie  désirera  voir  le  reste  du  château,  elle 
me  fera  appeler,  dit-il  en  se  retirant.  Je  m'appelle  Nikita»  Ancien 
valet  de  chambre  de  feu  Boris  Pavlovitch,  et  je  réside  actuaUement 
au  village. 

Par  son  testament  Eortchenko  lui  avait  laissé  un  jpetit  capital; 
Nikita  s'était  aussitôt  acheté  une  modeste  hâta  près  de  l'église  dans 
le  caveau  de  laquelle  reposait  la  dépouille  de  een  mattre»  et  il  allait 


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LE  JUIF  DE  SOFIETKA.  30Ï 

tous  les  jours  matin  et  soir  prier  sur  sa  tombe.  Il  ayait  quitté  le 
châteav  immédiatement  après  Teutefrement,  ne  se  sentant  pas  le 
courage  de  demeurer  seul  dans  ces  chambres  où  tout  lui  rappelait 
cdui  qu'il  ayait  perdu.  Masslinof  regarda  attentivement  le  vieux 
domestique  : 

—  Puisque  tu  es  si  ancien  ici,,  dit-il,  je  suis  sûr  que  tu  saurais 
me  donner  des  renseignemens  précieux. 

Et  il  le  questionna  sur  divers  sujets.  Mais  Nikita  refusa  de 
répondre  ;  il  ne  voulait  avoir  aucun  rapport  avec  le  nouveau  pro- 
priétaire; il  se  borna  à  lui  faire  visiter  la  maison  de  fond  en  comble, 
lui  en  remit  les  clés,  après  quoi  il  le  salua  respectueusement,  et 
r^fagnaà  pas  lents  son  humble  demeure. 

Masslinof  se  trouva  très  dépaysé  dans  le  dédale  des  comptes,  des 
demandes  d'ordres,  et  des  explications  qui  ne  lui  expliquaient  rien  du 
tout.  Il  n'aimait  pas  à  laisser  voir  scoa  ignorance  en  fait  d'agrono- 
mie, et  quand,  voulant  payer  d'audace,  il  proposait  une  innovation 
au  starosta  qui  régissait  la  propriété,  le  sourire  réprimé  et  la  lueur 
malicieuse  qui  pétillait  dans  les  yeux  de  ce  dernier  pendant  qu'il  dé- 
mootrait  révérencieusement  l'ineptie  du  projet,  prouvaient  au  jeune 
homme  que  personne  n'était  dupe  de  ses  prétendues  connaissancesi» 
Aussi,  au  bout  de  huit  jours  de  labeur  infructueux  dans  les  livres 
de  comptabilité,  fut-il  pris  d'une  lassitude  profonde;  les  soirées  soli- 
taires étaient  interminables;  il  souf&ait  de  la  nostalgie  de  son  club  ; 
le  silence  de  la  campagne  lui  agaçait  les  nerfe,  et  la  euisiae  du  cor- 
don bleu  petit-russien  lui  dérangeait  l'estomac 

—  11  faut  que  je  m'es  aille  d'ici,  sinon  je  deviendrai  fou  furieux  I 
se  dit-il  un  soir  qu'il  s'ennoyait  plus  que  de  coutume.  Comment  ce 
vieux  Kortchenko  a-tril  pu  passer  sa  vie  dans  ce  trou? 

H  se  leva  pour  appeler  son  valet  de  chambre;  les  sonnettes 
étaient  incommes  au  château  de  Sofievka,  et  ce  détail  n'était  pas 
sans  importance  pour  Masslinof,  qui  détestait  de  se  déranger. 

—  N«U8  partons  demain  soir;  faites  les  malles,  dit-il  au  valet  de 
chttnbre,  qui  s'inclina  en  silence,  tout  en  se  réjouissant  secrèteiaent 
de  cette  résolution.  Sofievka  lui  déplaisait  au  moins  autant  qu'à  son 
mattre.  Satisfait  de  cette  solutioa  à  ses  perplexités,  Masslinof  s'en- 
dormit d'un  paisible  sommeil,  sans  se  préoccuper  du  choix  de  celui 
auquel  il  confierait  la  gestion  de  son  domaine. 

Le  lendemain  matin,  en  se  promenant  au  jardin,  il  fut  assez^  sur- 
pris de  voir  venir  à  lui  un  honîme  d'un  certain  âge,  vêtu  d'un  long 
caftan.  Cet  individu  s'avançait  d'un  pas  craintif,  tète  nue,,  les  bras 
crcisés  sur  sa  poitrine.  Masslinof  s'arrêta  et  attendit  l'approche  du 
visiteur.  Foma  (car  c'était  lui)  toucha  la  terre  de  son  front  et,  gar- 
dant sa  casquette  éraillée  pressée  sur  son  cœur,  il  exprima  avec  em- 
phase le  bonheur  qu'il  ressentait  de  voir  le  nouveau  propriétaire. 


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soi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Celui-ci,  peu  habitué  à  la  phraséologie  juive,  le  regardait  avec  un 
indicible  étonnement,  et  se  trouvait  fort  gêné  de  ce  qu'un  inconnu 
éprouvât  tant  de  joie  à  le  rencontrer. 

—  Est-ce  qu'il  va  continuer  longtemps  sur  ce  ton?  pensait-il.  Que 
lui  répondre?  —  Je  suis  très  reconnaissant...  Merci  I..  fit-il,  profi- 
tant d'un  instant  où  Foma  reprenait  haleine.  Vous  êtes  sans  doute 
un  habitant  du  village?  Ne  voulez- vous  pas  entrer  à  la  maison  pour 
prendre  un  verre  de  vin?  continuait  le  jeune  homme,  désireux  de 
mettre  fin  à  tant  d'obséquiosité, 

Foma  se  confondit  en  remercimens  et,  sans  vouloir  remettre  sa 
casquette,  malgré  la  prière  réitérée  de  llasslinof ,  il  le  suivit  dans  la 
salle  à  manger.  Après  avoir  respectueusement  dégusté  un  verre  de 
nalivka  (1)  qu'un  domestique  lui  apporta  sur  un  plateau  d'argent, 
voyant  Masslinof  sur  le  point  de  le  congédier  : 

—  Je  suis  venu,  seigneur,  vous  feire  une  petite  proposition,  dit-il 
d'un  ton  très  humble. 

Et  comme  le  jeune  homme  l'autorisait  à  parler  : 

—  J'ai  ouï  dire  que  vous  nous  quittiez  ce  soir  ;  serait-ce  une  trop 
grande  indiscrétion  que  de  vous  demander  ce  que  vous  ccmiptez 
faire  du  château? 

Les  yeux  perçans  du  juif  embarrassaient  singulièrement  Mass- 
linof: —  Mais  je  n'en  sais  rien  encore,  répondit-il.  Je  réfléchirai... 
En  attendant,  je  pense  garder  le  starosta... 

—  Ne  vous  serait-il  pas  plus  avantageux  et  plus  commode  d'afier- 
mer  vos  terres?  insinua  Foma. 

—  Je  crois  bien  !  Je  ne  demande  que  cela,  s'écria  étourdiment 
Masslinof.  Mais  où  trouver  un  fermier  dans  ce  pays? 

Les  paupières  de  Foma  voilèrent  modestement  ses  yeux,  dont  il 
redoutait  de  laisser  voir  l'éclat  trop  vif,  mais  un  fi*étillement  de  joie 
parcourut  ses  doigts,  qui  serrèrent  sa  casquette  avec  un  geste  d'inex- 
primable rapacité  : 

—  Si  vous  daigniez  avoir  confiance  en  moi,  dit-il,  je  serai  bien 
aise  de  vous  venir  en  aide  en  cette  occurrence,  je  suis  prêt  à  affer- 
mer toute  la  propriété... 

—  Vous  I..  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  le  jeune  homme  en  dévi- 
sageant le  juif. 

Il  lui  paraissait  impossible  qu'un  être  d'apparence  aussi  misé 
rable  fût  en  état  de  lui  payer  une  rente,  quelque  minime  qu'elle 
fût.  Or,  malgré  son  inexpérience,  il  comprenait  que  le  fermage  de 
SofievkA  était  une  grosse  affaire  et  qu'il  fallait  au  moins  quelques 
garanties.  Foma  se  rendit  compte  de  ces  impressions,  car  il  s'em- 
pressa d'ajouter  : 

(i)  Infiuion  de  fraiti  dans  de  Tean-de-Tie. 


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LE  JUIF  DE  80FISTKA.  306 

—  Je  pais  YOTis  fournir  toutes  les  cautions  que  tous  désirerez; 
j'ai  un  capital  déposé  à  H"^*.  Il  cita  une  yille  voisine  et  entama  le 
chapitre  des  négociations. 

Une  heure  après,  il  quittait  le  château  ivre  de  joie  et  d'orgueil  :. 
Masslinof  avait  consenti  à  lui  affermer  ses  terres. 

—  A  moi  I  à  moi!  tout  est  à  moi  maintenant  I  Ce  chftteau,  ce  jar- 
din, ces  arbres,  ces  champs  !..  Âht  Rebecca  avait  raison  quand  elle 
prédisait  qu'un  jour  nous  serions  maîtres  de  Sofievka  I  se  répétait-il. 
Sa  femme ,  au  fait  de  sa  démarche,  en  attendait  impatiemment  le 
résultat  sur  le  pas  de  sa  porte. 

—  Hé  bien?  cria-t-elle  du  plus  lom  qu'elle  l'aperçut. 

Foma  agita  son  mouchoir  en  signe  d'allégresse,  elle  se  précipita 
à  sa  rencontre,  et  les  deux  époux  tombèrent  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre.  Leur  rêve  ambitieux  était  réalisé  :  ils  allaient  habita  en 
seigneurs  la  maison  où  ils  avaient  été  accueillis  en  mendians'^ 

Hasslinof,  enchanté,  partit  le  soir  même  pour  Saint-Pétersl»urg. 
Deux  jours  après,  Foma  installait  au  cabaret  un  de  ses  nomïnreux 
neveux  et  venait  occuper  avec  sa  famille  le  château  déserté  par  les' 
domestiques,  qui  avaient  refusé  de  rester  au  service  du  juif.  Hais 
qu'importait  ce  détail?  Les  serviteurs  ne  lui  manqueraient  pas  quand 
il  en  aurait  besoin. 

Ge  fut  un  étrange  spectacle  que  de  voir  entrer  dans  la  cour  silen- 
cieuse du  château  un  chariot  recouvert  de  nattes,  par-dessous  les- 
quelles pendait  de  droite  et  de  gauche  quelque  vieille  loque.  C'étaient 
les  effets  de  Foma;  son  fils,  Savka,  menait  le  cheval  par  la  bride,  tan- 
dis que  Rebecca  et  sa  fille  Havroussia  suivaient  derrière.  Foma  les 
avait  précédés  et  les  attendait  près  du  perron,  les  clés  en  main. 
Les  gros  chiens  de  garde,  étendus  au  soleil  sur  la  pelouse,  sentant  la 
présence  d'étrangers,  se  précipitèrent  sur  le  chariot  en  aboyant;  les 
deux  juifs  les  éloignèrent  à  grands  coups  de  fouet,  ce  qui  ne  les 
empocha  pas  de  continuer  leurs  grognemens  à  distance  : 

—  Tu  n'as  jamais  rien  vu  d'aussi  beau?  dit  Foma  à  sa  fille  d'un 
ton  satisfait,  lorsque,  après  avoir  parcouru  les  appartemens,  la  famille 
s'établit  sur  les  bancs  ombragés  d'où  l'on  avait  vue  sur  la  façade  de 
la  maison. 

Havroussia  sourit  et  hodia  la  tète.  C'était  la  première  lois  qu'elle 
voyait  la  demeure  d'un  seigneur  et  elle  en  était  éblouie. 

—  Quel  luxe  I  quelle  quantité  de  chambres  I  dit-elle.  Je  crois  que 
je  me  sentirai  toujours  gênée  là  dedans. 

Cependant  elle  prit  la  main  de  son  père  et  la  baisa  : 

—  Que  tu  es  bon  et  intelligent  et  que  je  t'aune  t  murmura-t-dle 
en  levant  vers  lui  ses  yeux  noirs  qui  semblaient  nager  dans  une 
humidité  limpide. 

TOMB  LTU.  —     88  20 


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806  REVUE  VBB  DBD3t  HCeiftEi. 

fmoL  hn  caressa  les  chef^ox  «reelendrwse  : 

-^  CTest  ponrtoi  et  poor  Sânrkatomt  ce  que  j'anasM  de  liAenesI 
dit-il.  Hein,  Rebeccal  qui  aurait  cru  que  nous  serions  assis  ici  eonnne 
dtm  txms?  ajouta-t-il  en  se  toismant  vers  sa  feonne,  qui  s'éventait 
avec  son  mouchoir,  tant  ïémùtioa  Tmvmt  écbauflée. 

ïous  àmt  alors  se  mirent  à  se  ressouteiinr  des  mille  incidens  de 
leur  vie,  teut  en  ne  cessant  de  oontemi^r  le  château  ;  ils  oe  pou* 
vaient  se  rassasier  de  cette  vue*  Ma?ro«i«na  écoutait  leligieusaaeint 
ses  parens;  elle  savait  que  son  père  avait  débuté  très  œodestemeni» 
mais  elle  ignorait  les  circonstances  de  sa  pauvreté,  et  chaque  détail 
qu'elle  apprenait  augmentait  la  vénération  qu'elle  lui  portait.  Il  faut 
a}outer  qu'on  évitait  de  mentionner  les  actions  suspectes,  et  que  la 
jeune  fiUe  croyait  fermement  que  la  richesse  de  Foma  provenait 
d'un  travail  hovméte.  Les  gazouiUemens  des  oiseaux  qui  peuplaient 
le  jardin  résonnaient  comme  une  fanfare  de  triomphe  dans  fai  viitaiilé 
etnbérante  de  cette  journée  d'été;  Mavroussia  se  sentait  électrisée 
par 'cette  joie  du  dehors  qui  répondit  si  l»en  à  la  sienne;  il'  1» 
semblait  que  la  nature  entière  glorifiait  ce  père  dont  elle  était  fière» 

(Tétait  une  belle  fiHe  que  Mavroussia  r  gnnde,  élancée  cotnme  un 
jeune  peu{dier ,  l'ovale  de  son  visage  était  parfait;  Fartiste  le  plua 
exigeant  n'aurait  rien  trouvé  à  redire  à  la  régularité  de  ses  traits 
fins,  au  coloris  nacré  de  ses  joues  recouvertes  d'un  léger  duvet 
comme  un  beau  frait  que  n'a  pas  encore  profané  la  main  hnamôn; 
0es  cheveux  noirs  prenaient  au  mAeil  des  reflets  Ueu&tres;  ils 
oiifâulaient  naturellement  et  frisaient  en  petites  boucles  rebella 
autour  de  son  front,  bae  comme  celui  d'une  statue  antique.  D^ix 
grosses  nattes,  retenues  par  un  ruban  écariate,  descendaient  le  long 
de  SOA  dos  bien  au-dessous  des  genoux.  La  jeune  fiUe  avait  été  éh-> 
v^  par  ses  pareAs  avec  un  sdi  jaloux.  BUe  n'aitrait  que  rarenaenÉ 
au  ciAtaret.  Malgré  resigulté  de  lemr  izba,  Reèecca  avait  su  épar- 
gner à  sa  fille  )e  iqpectaele  des  ivrogne»  et  leur»  disceuts  mal  faits 
peor  de  chastes  oreilles.  Mavrdusssa  quittait  peu  «a  chaoobre»  sépa- 
le de  celle  de  ses  parons  par  un  simple  rideau  de  pecse  ;  ai  f  éaliéé^ 
ce  n'était  qu'une  seule  pièU.  EHe  brodait,  lisait,  confectionnait  tous 
les  vêtemens  de  la  famille  :  c'était  là  sa  principale  occupation.  Dès 
sa  plus  tendre  aniuice,  on  lui  avait  inoculé  le  mépris  des  chrétieDs, 
dont  elle  n' entendait  dira  que  du  mal;  elle  croyait  ce  qu'on  lui 
disedt  sans  se  donner  la  peine  de  Yd/pfmîmdk.  Aussi  se  tenait-elle 
à  l'écart  ;  jamais  elle  n'avait  jonè  mec  les  petites  paysannes,  et, 
plus  tard,  devettoe  jeune  fitta.  ciie  trouva  tout  naturel  deoontiniier  à 
vfvre'en  élruigère^aQ  miUen  des  habitaiia  de  ce  village  où  elle  était 
née.  Elle  voyait  ses  coi^ligionnaires,  mais  n'i^ouvait  aucun  besoin 
d'intimité.  Elle  était  heureuse,  adorait  ses  parens^  son  âme  fière 
s'enorgueillissait  de  leur  fortune  croissante ,  et  lorsqu'elle  passait 


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I£  nOF  DE  SOPIBYKà.  *  S07 

devant  une  paysanne  h&lée  par  le  travail  des  chuft^,  elle  ne  fmat- 
rait  fi'empècber  de  se  reditaseer  amc  liauteiir. 


QuuKi  les  paysans  apprirent  qja/t  f  orna  ^ait  domicilié  ^en  matin 
auichftteau,  œ  foi  presque  un  aauUnreiiirat  au  ûUage^  Ilepuîfi  la 
mort  de  Eortchenko,  un  re^iireniait  s'était  ofénè  en  £vfeur  da  Ta»* 
cien  propriétaire;  on  se  ressouvenait  de  sa  bonté,  de  sa  gtoteoffliéri 
et,  le  sQÎr,  à  la.  veillée,  les  vieux  rACCMiliiient  avec  attendrisasment 
à  leurs  petite-enfaus  tous  les  tûenfaite  dont  les  avût  don^s  te  sei* 
guéur  déi'uBt  : 

—  Nous  l'avons  mécMum  ;  ce  Fama  de  «lalheur  mus  avail  ensor- 
eeléfi,  et  ce  n'est  que  trop  tard  que  aous  avofts  rendu  jualke  au 
maître,  ajoutaientrils  avec  amertume. 

Le  fiel  s'amaa9Ût  daus  leurs  eœiOKi^ocmû»  ^lui  qui  s'était  doih 
seulement  emparé  de  leur  avoir,  mats  ^ui  étaît  p^venu  A  fiuisëer 
leur  jugement  : 

—  Boris  Pavlovitch  était  notre  père,  disaient-ils,  et,  par  ce  liiot, 
ils  résumaient  leur  reconnaissanGe  tardive  et  leurs  regrets. 

La  présence  du  juif  au  château  leur  semblait  une  profttnaâon,  et 
leur  premiier  mouvement  fut  d'aller  Yen  expulser  de  force.  Bes 
groupes  se  formaient  sur  la  place  du  village,  on  gesticulait  eu  mon- 
trant le  poing  dans  la  direction  de  la  maison  seigneuriale;  puis  la 
curiosité  se  mêlait  k  riudignfltiott.€e(mment  allait-il  ^ivrelidedsâisf 
Traacberait-il  du  grand  seigneur?  Et  des  rires  succédaient  mt 
imprécations  :  il  leur  paraissait  gtotesque  que  le  juif  au  caftan  rftpé 
qui  leur  avait  servi  à  boire  se  fit  servir  à  son  tour. 

—  Peut-être  deviendca-t*il  plus  coulant  maintenant  que  le  voilà 
si  riche,  dit  quelqu'un.  Il  aura  boule,  étant  si  magnifiquemeivt  éta^- 
bli,  dé  pressurer  de  pauvres  gens  peur  ifuelques  kopecks. 

Cette  phrase  calma  aussitftt  les  paysans;  chacun  se  mit  à  réflé- 
chir. En  effet,  peut-être,  Foma  deviendrait-il  moins  intraitiMe;  la 
{dupart  lui  devaient  de  l'argent  et,  tout  en  continuant  à  invoquer 
sur  hri  toutes  les  malédictions  dû  del,  ils  déoidèr^it  de  le  laisser 
tranquille  et  de  ne  pas  lui  témoigner  leur  mécontentement. 

En  attendant,  Foma  n'avait  guère  n;iodifié  son  genre  de  vie;  il 
demeurait,  il  est  vrai,  au  ch&<)eau,  mais  il  n'y  habitait  •que  treis 

CiUUBbMS. 

—  A  quoi  bon  toutes  ces  pièces  inutiles?  avait-U  dit  à  Rebeœa 
en  fermant  les  Tolets. 

.  Le  oirapfe  se  contentait  d'une  chamlu»,  liavroussia  en  oôoupa&t 
upe  autre  à  doté,  puis  venail;  oélle  de  Savka.  Tentes  trois  étaîÉtt 
situées  au  premier  étage,  qui  n'dtait  qn*un  roMle-diattBsée  éle^  et 


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808  -    REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  vue  sur  le  jardin.  D'abord  Foma  avait  eu  l'intention  d'occuper 
la  chambre  de  Kortchenko,  mais  il  renonça  bientôt  à  ce  projet.  Il 
éprouvait  un  certain  malaise  dans  cette  pièce  où  rien  n'avait  été 
changé,  on  avait  même  laissé  des  draps  au  petit  lit  de  camp,  qui 
semblait  attendre  son  hôte.  Ce  lit  surtout  causait  une  impression 
désagréable  à  Foma;  et,  un  soir,  entrant  dans  la  chambre  à  la 
brume,  il  crut  apercevoir  la  figure  pâle  de  Kortchenko  sur  l'oreil- 
le blanc,  telle  qu'il  l'avait  vue  la  nuit  qui  avait  suivi  la  mort  du 
propriétaire. 

Cette  nuit-là,  le  juif,  attiré  par  une  espèce  de  curiosité  malsaine, 
s'était  glissé  dans  le  jardin,  n'osant  pénétrer  dans  la  maison  et  vou- 
lant cependant  voir  le  défunt  de  ses  propres  yeux  ;  il  s'était  hissé 
dans  les  branches  du  lilas  qui  poussait  près  de  la  fenêtre  et  là,  de 
ce  poste  d'observation  dangereux,  il  avait  pu  jeter  un  coup-d'œil  à 
l'intérieur  et  y  avait  vu  Boris  couché  tout  blanc  sur  le  petit  lit  de 
fer.  Ce  souvenir  ne  s'était  jamais  effacé  de  sa  mémoire  et  il  le  retrou- 
vait surtout  dans  cette  chambre.  Il  se  promit  de  n'y  plus  revenir  et 
la  ferma  à  clé. 

Cependant,  malgré  son  changement  de  domicile,  il  s'était  réservé 
la  haute  main  sur  les  affaires  du  cabaret  et  ne  dédaignait  même  pas 
de  servir  les  cliens  comme  par  le  passé.  Ce  fait  ébranla  les  espé- 
rances des  paysans  ;  puisqu'il  continuait  à  faire  le  cabaretier  malgré 
son  opulence,  il  n'hésiterait  pas  non  plus  à  traiter  ses  débiteurs  avec 
sa  sévérité  accoutumée. 

Et,  en  effet,  lorsque  vint  l'époque  de  la  moisson,  il  eut  recours 
à  ses  menaces  ordinaires  pour  forcer  les  paysans  à  abandonner  leurs 
champs  pour  s'occuper  des  siens;  seulement,  comme  ceux-ci  s'étaient 
multipliés,  il  devint  encore  plus  exigeant.  Il  fut  bien  obligé  de  se 
pourvoir  de  quelques  ouvriers  supplémentaires,  mais  il  n'en  loua 
que  le  moins  possible,  et  parut  désireux  de  se  venger  de  cette 
dépense  forcée  sur  ses  malheureux  débiteurs  qu'il  harcelait  sans 
relâche.  Dès  l'aurore,  il  parcourait  le  village  pour  éveiller  les  retar- 
dataires. 

—  Allons,  allons,  criait-il,  à  l'ouvrage  1  —  et  les  pauvres  gens, 
encore  fatigués  de  la  veille,  mais  redoutant  le  courroux  du  terrible 
créancier,  se  hâtaient  de  courir  où  il  leur  ordonnait  d'aller. 

Le  cabaret  tombait  en  ruines  ;  mais  comme  la  hâta  n'appartenait 
pas  à  Foma,  il  avait  jugé  inutile  de  la  réparer  plus  que  ne  l'exigeait 
l'absolue  nécessité.  La  maison  penchait  d'un  côté,  les  marches  du 
perron  avaient  à  peu  près  disparu,  de  grosses  fentes  lézardaient  les 
murs  de  terre  battue;  quant  au  toit,  il  se  composait  d'un  ramassis 
de  vieilles  planches,  de  branches  d'arbres,  de  débris  de  toute  sorte. 
Yis-àrvîs  du  cabaret  se  trouvait  la  hâta  de  Gavrilo.  Le  juif  la  lor- 
gnait depuis  longtemps  d'un  œH  de  convoitise,  mais  jusqu'ici  il 


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■A,^iV*>iiTi  II  II  11^  .r-ï^"^'."..".*-^'**."^ 


us  JUIF  DE  sonsYKA.  809 

n'avait  osé  s'en  emparer.  Cette  bâta,  quoique  vieille,  se  maintenait 
en  excellent  état  de  conservation.  Fedia  soignait  ces  vieux  murs 
qui  abritaient  la  misère  de  la  famille;  Tintérieur  était  nu,  d'une 
pauvreté  navrante,  car  Foma  petit  à  petit  s'était  approprié  tout  ce 
qu'il  en  avait  pu  enlever.  Les  matelas  et  le  linge  avaient  passé  de  la 
maison  de  Gavrilo  dans  celle  du  juif,  qui  les  prenait  comme  acompte 
de  la  dette  du  vieux  paysan.  C'est  à  peine  s'il  lui  avait  laissé  quel- 
ques cbemises,  le  banc  vermoulu  qui  courait  autour  de  la  pièce,  et 
une  table  boiteuse. 

Un  matin,  cependant,  il  se  décida  à  frapper  un  grand  coup.  Le 
cabaret  menaçait  de  s'effondrer,  il  fallait  le  déménager  au  plus  vite; 
il  avait  bien  songé  à  l'établir  dans  une  des  attenances  du  chftteau, 
mais,  après  mûre  réflexion,  il  préféra  une  autre  combinaison. 

—  Gavrilo  est-il  i  la  maison?  demanda-t-il  en  entrant  à  l'heure 
habituelle  de  la  sieste  dans  la  hâta  où  Fedia  arrangeait  des  filets. 

—  Non,  répondit  le  jeune  homme  sans  lever  la  tête;  — mes 
parens  sont  restés  aux  champs. 

Foma  réfléchit  un  peu. 

—  Eh  bien!  dit-il,  tu  t'acquitteras  de  ma  commission.  Préviens 
ton  père  que  j'ai  besoin  de  sa  maison  dès  demain  et  qu'il  doit  cher- 
cher un  autre  gîte. 

Fedia  se  leva  comme  mû  par  un  ressort. 

—  Que  veux-tu  dire  ?  balbutia-t-il. 

Sa  gorge  se  serrait  comme  dans  un  étau  ;  il  n'avait  que  trop 
compris,  hélas  t  Mais  il  se  refusait  k  croire  à  cette  épouvantable 
catastrophe. 

—  Je  dis  que  j'ai  besoin  de  cette  maison  et  que  je  la  prends, 
répéta  Foma.  Il  est  inutile  de  me  regarder  avec  des  yeux  flaip- 
boyans...  Si  vous  êtes  en  état  de  me  rembourser  votre  dette,  je  ne 
demande  pas  mieux;  mais  comme  c'est  peu  probable,  je  crois  qu'il 
ne  vous  reste  qu'à  faire  vos  paquets,  ajouta-t-il  en  ricanant.  —  Et 
il  sortit. 

Son  départ  lui  sauva  la  vie.  Encore  un  moment  et  Fedia  lui 
aurait  sauté  à  la  gorge.  Ce  n'était  pas  assez  de  leur  avoir  enlevé  à 
peu  près  tout  ce  qu'ils  possédaient,  il  lui  fallait  encore  les  réduire  & 
la  mendicité  I  Rembourser  la  dette  I  c'était  facile  à  dire,  mais  où 
trouver  les  trois  cents  roubles  que  devait  Gavrilo?  Autant  valait 
attraper  la  lune.  Fedia  grinça  des  dents;  son  visage  s'empourpra, 
sa  main  serra  la  hache  passée  &  sa  ceinture,  tandis  que  son  œil 
injecté  de  sang  se  fixait  sur  la  place  où  s'était  tenu  le  juif. 

—  Si  je  le  tuais  I  pensa-t-il. 

Hais  aussitôt  ses  bras  retombèrent  avec  accablement  à  ses  côtés. 
A  quoi  cela  servirait-il?  Foma  n'avait-il  pas  un  fils  qui  réclamerait 
la  dette  due  au  père  7 


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■VP^vsPk: 


310  BEVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

Fedia  s'affaissa  sur  le  plancb^  à  côté  de  ses  filets,  se  cacha  la 
figure  dans  les  mains  ;  et  son  bxt\e  cœur  brisé  se  répandit  en  san- 
glots. Il  n'y  avait  pas  d'i&suô  possible,  il  fallait  se  soumettre  à  la 
volonté  du  juif.  Le  jeune  homme  ne  s'inquiétait  pas  de  lui-même; 
il  trouverait  toujours  à  pourvoir  à  son  existence^  mais  que  devien- 
draient ses  vieux  parens?  Il  pensait  surtout  à  samëre,  déjà  si  affai- 
blie par  les  privations» 

—  Ahl  que  la  Budédiction  du  ciel  retombe  sur  toi,  tes  enfans  et 
tes  petits-enfans  I  s'écria-t-il  en  étendant  la  main  vers  la  demeure 
de  Foma. 

Cependant  il  se  leva  et  se  décida  à  aller  [H'évenir  ses  parens  du 
coup^inattendu  de  la  destinée.  U  fallait  bien  aviser  aux  nooyens  de 
trouver  un'gite;  il  ne  resterait  qu'à  demander  asile  à  un  voisin  dia- 
ritable,  puis  l'on  verrait. 

Gavrilo  dormait  côte  à  côte  avec  sa  femme  dans  l'herbe  si  haute 
qu'elle  leur  servait  d'ombrage.  Mille  fleurs  aux  teintes  éblouissantes 
les  entouraient  et  caressaient  leurs  visages  à  chaque  souffle  de  la 
brise  qui  faisait  onduler  la  grande  steppe  comme  une  immense  mer 
de  verdure  ;  les  abeilles  voltigeaient  autour  des  deux  vieux,  mais  il 
y  avait  tant  de  fleurs  alentour,  qu'elles  ne  s'occupaient  que  de  leur 
butin  ;  quelquefois  une  mouche  indiscrète  se  posait  sur  la  figure  de 
l'un  d'eux;  alors  le  dormeur  la  chassait  d'un  geste  de  la  main 
sans]]  se  réveiller.  Une  béatitude  profonde  se  lisait  sur  leurs  traits 
fatigués  ;  le  bonheur  physique  du  repos  après  le  travail  est  si  intense 
qu'il  fait  oublier  momentanément  toutes  les  préoccupations.  Fedia 
s'arrêta  en  contemplation  devant  ce  vieux  couple  qui  lui  était  si  dier; 
un^nuage  voila  ses  yeux,  qu'il  essuya  du  revers  de  sa  manche  ;  il  se 
sentait  profondément  malheureux  de  devoir  interrompre  ce  sommeil 
réparateur,  et  pour  quel  réveil»  grand  Dieu  I  Cependant  il  le  fallait. 

—  Père  !  dit-il  en  s'agenouillant  auprès  de  Gavrilo  et  le  tirant  doo- 
cément  par  la  manche. 

Celui-ci  se  retourna,  marmotta  quelques  mots  inintelligibles,  mais 
ne  s'éveilla' point.  Le  jeune  homme  le  secoua  alors  un  peu  plus 
fort.  Le^jieillard  ouvrit  les  paupières,  Rassit  péniblement  sur  son 
séant,  et*se  frotta  les  yeux,  puis  il  regarda  son  fils  avec  un  étonne- 
ment  mêlé  de^reproche. 

—  Père,  dit  Fedia  à  voix  basse,  le  juif  est  venu  tantôt,  il  pré- 
tend avoir  besoin  de  notre  hâta  ;  il  veut  ]&  prendre  si  nous  ne  Ui 
remboursons  pas  ce  que  joous  lui  devons. 

Les  pupilles  du  vieillard  se  dilatèrent  d'une  façon  démesiurée;  il 
ouvrit  la  bouche,  mais  ne  put  proférer  un  son  et  retomba  lourde- 
nent  dans  l'herbe,  où  il  enfouit  son  visage,  tandis  qu'an  tremble- 
ment convulsir  agitait  son  corps. 

—  Père,  père,  murmura  Fedia,  brisé  par  le  spectacle  de  cette 


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LE  JUIF   DB  SOFIEVKÂ.  311 

douleur  à  laquelle  il  s'attendait  pourtant,  il  £aut  du  courage;  je 
travaillerai  pour  vous,  vous  ne  manquerez  de  rien*.* 

Le  vieillard  continuait  i  gémir.  Oaona  se  réveilla  à  son  tour;  il 
fallut  aussi  la  niettre  au  courant*  Le  désespoir  des  deux  vieillards 
ne  connaissait  plus  de  bornes  et  pendant  ce  temps  les  grillons  chan* 
talent  dans  les  tiges  fleuries,  les  abeilles  tournoyaient  en  essahns 
joyeux  et  les  oiseaux  traversaient  les  airs  avec  des  cris  d'allégresse. 
CTétait  l'été,  la  chaleur^  le  bîeo-ôtre,  le  bonheur  pour  la  nature 
entière,  sauf  pour  ces  trois  êtres  accroupis  dans  l'berbe  et  qui 
se  demandaient  avec  angoisse  s'ils  trouveraient  un  morceau  de  pain 
le  lendemain. 

—  Mais  c'est  impossible  qu'il  soit  cruel  à  ce  point,  répétait 
Ganna.  Tu  es  trop  fier,  Fedia,  tu  ne  sais  jamais  te  faire  humble  ;  je  suis 
sûre  que  si  tu  l'avais  bien  prié...  Gavrilo,  allons  chez  Foma  ;  yim- 
plorerai  sa  pitié,.,  celle  de  sa  femme,.,  de  sa  fille,.,  si  les  paréos 
refusent,  il  est  impossible  que  la  jeune  fille  soit  assez  endurcie  pour 
ne  pas  être  touchée  par  notre  infortune... 

Gavrilo  se  taisait,  la  tête  baissée,  les  mains  ballantes. 

—  N'y  allez  pas,  dit  Fedia,  je  vous  en  conjure,  vous  n'obtiendrez 
rien,  et  vous  vous  humilierez  inutilement. 

—  Non,  non,  je  veux  essayer,  insista  Ganna  en  se  levant.  Elle 
mettait  tout  son  espoir  dans  la  dénoarche  qu'elle  voulait  tenter* 
Viens,  Gavrilo. 

Elle  se  baissa  pour  aider  son  mari  à  se  lever  ;  il  se  laissa  iaire, 
sa  volonté  semblait  paralysée;  seulement  comme  son  fils  essayait 
encore  de  le  retenir  : 

—  Laisse-moi,  dit-il.  Je  suis  cause  de  notre  malheur,  —  je  dois 
boire  le  calice  jusqu'à  la  lie. 

S'appuyant  l'un  sur  l'autre,  les  deux  vieux  parvinrent  jusqu'au 
château.  Sur  la  pelouse,  sous  un  grand  chêne  touffu,  Foma,  Rebecca, 
leur  fille  et  deux  juifs  de  Sofievka  étaient  assis  autour  d'une  table 
chargée  de  tasses  et  de  gâteaux.    . 

La  conversation  était  des  plus  animées.  Foma  se  pavanait  dans 
son  rôle  de  pseudo-seigneur  et  initiait  ses  amis  aux  noodificationa 
commerciales  qu'il  projetait  d'introduire  au  village.  Gavrilo  et  Ganna 
se  prosternèrent  à  terre  dès  qu'ils  i^rçurent  cette  réunion,  se  rele« 
vèrent,  firent  quelques  pas  et  se  prosternèrent  de  nouveau.  Au  troi- 
aème  salut,  ils  étaient  tout  à  côté  des  juifs,  qui  les  regardaient 
venir  en  souriant  avec  ironie  et  en  échangeant  des  œillade^  signifia 
oaiivtes. 

Mavroussia  seule  paraissait  étonnée. 

—  Pedt  père  Foma  Abramovitdi,  nous  venons  implorer  ta  grande 
générosité,  fidre  appel  à  tes  sentimens  d'équité,  commença  Ganna 
d'un  ton  lamentable.  Notre  fils  Fedia  nous  a  transmis  tes  ordres,  — 


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?^«M»^;-.:^^-^>.i^.,^^^      ,  .1...  .XLLU-i'JH.w^^*BiBgic* 


812  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  où  veux-tu  que  nous  alfions  désormais  reposer  nos  vieilles 
tètes?  —  Aie  pitié  de  nous,  pauvres  malheureux  I 
Gavrilo  restait  silencieux,  les  mains  jointes. 

—  Âllez-vous-en  et  ne  m'ennuyez  pas,  interrompit  brutalement 
Foma.  Si  vous  voulez  conserver  votre  maison,  payez-moi  ce  que 
vous  me  devez.. • 

—  Hais  tu  sais  bien  que  cela  nous  est  impossible,  petit  père, 
continua  Ganna.  Si  tu  as  pitié  de  nous,  nous  travaillerons  pour  toi 
encore  plus  qu'auparavant,  nous  serons  tes  esclaves,  mais  laisse  un 
toit  sur  nos  têtes;.,  nous  ne  vivrons  plus  bien  longtemps,.,  alors  tu 
prendras  notre  hâta...  Notre  fils  Fedia  pourra  gagner  sa  vie  ailleurs... 

—  Vous  me  faites  perdre  patience  avec  vos  lamentations,  glapit 
Foma.  J'ai  dit  ce  que  j'avais  à  vous  dire,  et  si  vous  vous  obstinez  à 
rester  ici,  je  vous  mettrai  dehors  de  force... 

*-  Âccorde-nous  au  moins  un  coin  quelque  part...  maintenant  tu 
as  tant  de  maisons  à  ta  disposition,.,  suppliait  toujours  Ganna.  Ne 
peux-tu  nous  allouer  une  petite  place,  ne  fût-ce  que  dans  un  grenier, 
pour  que  nous  y  mourions  en  paix...  Nous  t'avons  bien  accueilli 
quand  Boris  Pavlovitch,  —  que  Dieu  ait  son  âme  1  —  t'avait  chassé 
du  ch&teau... 

Aces  mots,  Mavroussia,  qui  suivait  attentivement  le  colloque,  tres- 
saillit et  regarda  son  père.  Celui-ci,  les  traits  contractés,  les  yeux 
br&lans,  se  leva  et  menaçant  de  son  poing  les  tètes  inclinées  des  deux 
vieillards. 

—  Hors  d'ici  I..  à  l'instant  même,  entendez-vous,  misérables! 
glapit-il  d'une  voix  sifilante. 

Le  vieux  couple  se  releva;  deux  taches  rouges  marquaient  les 
pommettes  ridées  de  Gavrilo,  ses  mains  tremblaient;  le  visage  de 
Ganna  ruisselait  de  larmes. 

—  Dieu  te  punira,.,  et  toi  aussi!  —  dit-elle  avec  solennité,  en 
se  tomnant  vers  la  jeune  fille,  qu'agitait  une  émotion  singulière.  Tu 
aurais  dû  intercéder  pour  nous... 

Elle  ne  put  en  ajouter  davantage;  Foma  la  saisit  par  les  épaules 
et  la  poussa  rudement. 

—  Père!  s'écria  Mavroussia. 

Sa  voix  contenait  à  la  fois  un  reproche,  une  prière,  quelque  chose 
de  douloureux.  Le  juif  lui  lança  un  regard  foudroyant,  puis  il  se 
rassit  sur  sa  chaise  et  essuya  son  front  couvert  de  grosses  gouttes 
de  sueur. 

Gavrilo  et  Ganna  descendirent  jusqu'à  la  grille  ;  là,  leurs  jambes 
tremblantes  refusèrent  de  les  pcw^r  plus  loin;  ils  s'abattirent  au 
bord  du  chemin,  la  vieille  appuya  sa  tête  sur  l'épaule  du  vieux,  et 
ils  mêlèrent  leurs  larmes  sans  se  parler...  Que  pouvaient-  ils  se  dire 
qu'ils  ne  sussent  déjà? 


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^^îi^^Sj^T^'"^"' jiVO cT^"  "t^ J?!  '  I'  j7'  ^j^  .  '"^-^^^j^ •  r  ^-ir  ' ""^'  Ir  "  " -~  !^-;."^r7*:^*'  '^  T  ,'12frj,V!!'  ■ .  ' .. '^  '-l-T?*'*^'*^^^ 


LE  JUIF  DE  SOFIEYELA.  SIS 

Un  beau  gars,  le  bonnet  garni  de  plumes  de  paon  crânement  posé 
sur  l'oreille,  les  cheveux  bruns  frisés  flottant  autour  de  son  visage 
énergique  déboucha  sur  la  route.  II  sortait  du  village  et  se  dirigeait 
vers  la  steppe,  en  fredonnant  et  en  pinçant  les  cordes  de  la  ban- 
doura  (1)  suspendue  à  son  cou.  Passant  devant  la  grille,  il  aperçut 
les  deux  vieillards  et  s'arrêta  : 

—  Eh  bien!  que  vous  arrive-t-il  donc?  demanda-t-il  de  sa  voix 
jeune  et  mélodieuse. 

—  Ahl  Danilo  I  nous  ne  sommes  plus  que  des*mendians,..  répon- 
dit Ganna,  et,  sans  essuyer  les  pleurs  qui  roulaient  sur  les  joues 
hâlées,  elle  lui  conta  son  infortune. 

À  mesure  qu'elle  avançait  dans  son  récit,  les  yeux  bleus  à  reflets 
violets  du  jeune  homme  lançaient  des  flammes  et  son  beau  visage 
exprimait  Tindignation. 

—  ,Le  misérable  vampire  I  murmura-t-il  enfin  quand  la  vieille 
s'arrêta;  puis  aussitôt  :  Ne  vous  désolez  pas  tant,  ajouta-t-il.  U  ne 
sera  pas  dit  qu'un  mécréant  de  juif  aura  condamné  des  chrétiens 
à  mourir  de  faim.  Venez  chez  moi,  je  vous  logerai  tous  trois.  Plus 
tard,  Fedia  trouvera  à  se  caser  et  vous  resterez  dans  ma  hâta. 

Et  comme  Ganna  le  remerciait  chaleureusement  : 

—  Vous  en  auriez  fait  autant  à  ma  place,  dit-il,  et  il  reprit  sa 
promenade  et  sa  chanson. 

XI. 

L'interruption  causée  à  la  petite  fête  de  Foma  par  l'arrivée  inat- 
tendue du  vieux  couple  avait  eu  des  suites  fâcheuses,  et  malgré  les 
efforts  du  juif  et  de  Rebecca  pour  se  montrer  indifférons  à  la  scène  qui 
venait  de  se  passer,  l'entrain  général  avait  disparu.  QuantàMavrous- 
sia,  elle  demeurait  silencieuse,  distraite,  absorbée  dans  les  pensées 
contradictoires  qui  se  pressaient  dans  sa  tête.  Elle  se  demandait 
sur  quoi  portaient  les  allusions  de  Ganna?  Pourquoi  son  père  avait-il 
été  chassé  du  château?  Jusque-là  elle  avait  même  ignoré  qu'il  y 
eût  demeuré.  Les  larmes  des  vieillards  l'avaient  fortement  émue. 
Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  elle  accusait  son  père  d'un  excès 
de  sévérité  et  elle  se  reprochait  comme  un  crime  ce  blâme  invo- 
lontaire qu'elle  adressait  à  celui  qu'elle  adorait.  Une  angoisse 
étrange  s'emparait  d'elle  ;  elle  se  sentait  triste,  mécontente.  De  quoi? 
De'qui?  Elle  n'aurait  su  le  dire. 

Quand  la  famille  se  dispersa  et  que  Mavroussia  se  remit  au  travail 
à  sa  fenêtre  ouverte,  elle  laissa  tomber  l'ouvrage  commencé  sur 
ses  genoux,  et  son  regard  se  perdit  dans  le  vague.  Elle  avait  soif  de 

(1)  Sorte  de  guitare. 


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■rtiflBwr  ifii"^  III  ■ 


\31i  RETUE  0£S  DEUX  llfONDES. 

reapirer  à  pleins  poumons»  de  se  rouler  dans  l'herbe  parfumée  et  d'y 
fetfouver  ce  qoekpie  choisa  qu'elle  «antak  lui  échapper*  GouYiut 
ses  cheveux  noirs  d'un  mouchoir  rouge,  elle  quitta  la  mabon  et 
courut  vers  la  steppe^  Elle  aimait  à  errer  des  heures  entières  dans 
l'herbe  haute  qui  la  cachait  presque  entière,  à  en  arracher  des  poi- 
gnées odoriférantes,  qu'elle  dispersait  ensuite  autour  d'elle.  Goudiée 
dans  cet  océan  de  verdure,  elle  aimait  à  prêter  l'orrille  aux  mille 
voix  des  insectes  qui  vibraient  confusément  autour  d'elle  et  valaient 
caresser  son  visage  {  6lle  tâchait  d'interpréter  leur  langage  et  s'inté- 
ressait à  ce  petit  monde  qui  lui  étail  fîwilier« 

La  journée  tirait  à  sa  fin  et  lesdermères  lueurs  du  sokôl  couchant 
embrasaient  les  hautes  herbes;  elles  prenaient  des  teintes  de  plus 
an  plus  sombres  dans  le  crépuscule  qui  enveioppait  la  terre  de  ses 
voiles  bruns  ;  les  ombres  s'étendaient  et  marquaient  çà  et  là  des  taches 
plus  foncées,  la  vi^^r  qui  montait  du  sdflottait  en  nuages  blancs  et 
indécis  jui-dessus  des  flaars  multicolores  <iui  exhalaient  des  parfums 
enivrans.  De  larges  traînées,  coaune  de  l'or  rouge  en  fusion,  étaient 
jetées  4»ur  le  firmament,  traversé  de  temps  «n  temps  de  nuages  si 
diaphanes  qu'ils  masqiAaieatà  peine  l'aflBiir  du  ciel,  et  une  brise  légère 
couraità  la  surface  de  l'herbe,  dont  eUebaîsait  chaquetige  ondoyante. 
Les  mélodies  de  la  nuit  i^emplaçaient  les  bruits  du  jour.  Les  mar- 
mottes abandonnaient  leurs  terriers  et,  campées  sur  leurs  pattes 
de  derrière,  remplissaient  l'air  de  leurs  siillemens  aigus;  Le  bruis- 
sement des  grillons  résonnait  plus  haut,  on  aurait  dit  qu'ils  se  pres- 
saient d'achever  leurs  chansons,  et  parfois  le  cri  d'un  cygne  parvenait 
d'un  étang  éloigné  et  se  répercutià  dans  l'espace  «vec  un  son 
argaatki» 

llavroussîa,  la  tète  penohéeann:  sa  poitrise,  marchait  lentement, 
saveunm  toutes  les  tmuités  de  cette  mlave  qui  la  nvissait.  Tovt  à 
coup  le  lefraiB  encere  éloigné  d'une  efaamson  frappa  son  oreille  : 

A  quoi  bon  mes  aorurcils  noiiB —  fit  mes  yrax Imras  —Et  mes  jemes 
années  —  De  joyeuse  fiUettet  —  lies  jeunes  attnées  —  Tristement  se 
perdtont;  ~  Mes  ysua  plearent;  —  Le  vent  ternit  mes  sourcils  noirs.— 
Mon  cœur  se  fane  pleia  d'angoisse— «Comme  un  oiseau  captil— A  tjuoi 
bon  ma  beauté*— Puisque  je  fk\i  pasma  port  de  bonheur!  — I\>urmoi 
«rpheUne  sur  cette  terre —La  vie  est  un  fardeau  ;  -Les  miens  me  «ont 
étrangers  ;  ^  Je  n'ai  personne  à  qui  parier,  —  Personne  à  qui  dire  — 
Pourquoi  mes  yeux  pleurent,  —  Personne  à  qui  rucoofter — Ce  que  msn 
oceur  désire. — Et  pourquoi,  nomme  une  colombe,  —  Mon  oœur  roucoule 
nuit  et  jour,  —  Nul  ne  me  le  demaoidB,  —  Nul  ne  le  voit  m  ne  lèsent 
*^  Anoun  étranger  ne  m'intéresse;  —  Et^à  quoi  bon  m'inléresser?  — 
Quimporte  que  je  pleure  délaissée  7 — Que  je  perde  mes  jeunes  années? 
—  Pleure,  mon  cœur;  pleurez,  mes  yeux— En  attendaurt  que  je  meure 


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LE  JITir  DE  SOFIEYKA.  315' 

—  Pleurez  bien  fort,  bien  doulônreusement,  —  Pour  que  les  vents 

entendent  votre  plainte,  —  Pour  que  les  vents  nuageux  Femportent 

Par-delà  la  mer  bleue,— Jusqu'au  jeune  homme  brun  qui  m'a  oubliée... 

Les  sons  plaintifs  de  la  bandoura  accompagnaient  la  voix  riche  et 
mélodieuse.  Le  cbanteur  invisible  se  rapprochait  et  bientôt  la  jeune 
fille  aperçut  la  tète  mâje  àù  Bamlo  sui^r  au-dessus  des  herbes 
ondoyantes.  Elle  avait  eu  un  instant  la  pensée  de  se*  cacher,  mais 
m  le  reconnaissant,  son  ef&roi  se  cafana  et  elle  continua  d'avancer. 
Elle  avait  souvent  rencontré  Danik)  au  village,  sans  lui  avoir  jamais 
adressé  la  parole;  il  ne  jfréquiailait  pas  le  cabaret;  on  le  disait 
laborieux,  iniatigable.  D^uis  la  mort  de  son  père,  il  pom'voyait 
seul  à  l'entretien  de  sa  mère  et  de  cinq  petits  frères  en  bas  âge; 
mais  la  responsabilité  qui  pesait  sar  lui  n'altérait  pas  son  humeur 
joviale;  il  se  montrait  toujours  disposé  à  rendre  service  à  ^  amis; 
sa  hâta  était  prospère  et  jamais  un  mendiant  n'en  sortait  les  mains 
vides.  Mavroussia  connaissait  tous  ces  détails. 

Danilo  paraissait  si  absorbé  par  sa  chanson  qu^îl  ne  vit  fa  jeune 
fille  que  lorsqu'il  se  trouva  devant  elle. 

—  Bonjour,  Danilo  !  dit-elle  en  souriant,  et  aussitôt  une  vive  rou- 
geur colora  ses  joues;  elle  s'étonna  d'avoff  parié,  mais  ce  son--!à 
son  &me  était  attendrie  ;  elle  se  sentait  portée  à  une  bienveillance 
générale  et  éprouvait  comme  un  vague  besoin  de  sympathie. 

—  Bonjour!  répondit  sèchement  le  paysan  en  ôtant  son  bonnet 
sans  toutefois  s'arrêter. 

Il  aurait  marivaudé  avec  toute  autre  jeune  fille,  mais  celle-ci 
appartenait  à  la  race  qu'il  exécrait,  et  il  continua  son  chemm  en 
iredonnant. 

Ce  salut  glacial  retomba  lourdement  sur  le  cœur  de  Mavrousâa; 
elle  se  demanda  par  quoi  elle  avait  mérité  l'hoatîMté  que  lui  témoi- 
gnaient les  gens  du  village?  Jusqu'ici  elle  ne  s'était  jamais  adressé 
cette  question.  Un  léger  frisson  parcourut  ses  membres,  une  grande 
tristesse  en^t  son  âme  ;  il  lui  sembla  tout  à  coup  qu'elle  était 
horriblement  isolée  et  qu'un  ablsie  infranchissable  la  séparait  du 
reste  du  monde.  Autour  d'elle  les  ténèbres  envahissaient  rapide- 
ment la  steppe  immense,  qui  prit  un  aspect  de  mystérieuse  désola- 
tion. 

XII. 

Il  était  midi.  Dans  la  hâta  de  Danilo,  autour  d'une  longue  table, 
étûent  réunis  la  famille  du  jeune  hoomie  et  ceux  auxquels  on  avait 
offert  l'hospitalité.  Un  gros  pain  noir  était  posé  près  de  l'écnelle^oà 
chacun  puisait  à  même  avec  une  cuiller  en  bois;  on  avait  fait  du 


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316  RE7UE  DES  DEUX  MONDES. 

schtchy  en  rhonneur  du  départ  de  Gavrilo  et  de  son  fils.  Fedia  espé- 
rait trouver  de  l'ouvrage  au  chemin  de  fer  dont  le  gouvernement 
avait  décrété  la  construction  à  P**"^.  En  apprenant  la  résolution  de  son 
hls,  Gavrilo  s'était  décidé  à  l'accompagner.  Ni  les  larmes  de  Ganna, 
ni  les  objections  de  Fedia  et  de  Danilo  n'avaient  réussi  à  le  détour- 
ner de  ce  projet.  Il  lui  répugnait  de  vivre  d'aumônes. 

—  Je  suis  cause  de  tous  nos  malheurs,  disait-il.  Si  je  meurs  à  la 
tâche,  je  n'aurai  que  ce  que  je  mérite. 

Après  bien  des  luttes,  Ganna,  qui  avait  voulu  se  joindre  à  son 
mari  et  à  son  fils,  s'était  résignée  à  rester  au  village. 

En  dépit  des  efforts  de  Danilo,  qui  s'attachait  à  raviver  les  espé- 
rances de  ces  malheureux,  une  tristesse  morne  présidait  à  ce  repas 
qui  précédait  une  séparation  peut-être  étemelle.  Les  enfans  ne  com- 
prenaient qu'à  demi  la  gravité  de  la  situation,  mais  ils  regardaient 
en  dessous  avec  une  sorte  de  respect  craintif  la  vieille  Ganna,  qui 
pleurait,  et  les  partans  qui  mangeaient  silencieusement  et  répon- 
daient à  peine  aux  paroles  d'encouragement  de  leur  ami. 

Lorsque  la  modeste  collation  fut  terminée,  chacun  s'empressa 
d'aider  Ganna  à  rassembler  les  bardes  des  voyageurs  ;  elles  n'étaient 
pas  bien  nombreuses,  hélas  I  et  elle  eut  bientôt  fait  d'envelopper 
deux  chemises  et  une  paire  de  bottes  dans  le  morceau  de  toile  qui 
servait  de  sac  de  voyage  à  son  mari.  Fedia  ne  possédait  qu'une  che- 
mise de  rechange  et  n'avait  pas  d'autre  chaussure  que  celle  qu'il 
portait,  des  espèces  de  souliers  en  nattes  d'écorces  d'arbre.  Eatiou- 
cha  glissa  un  pain  dans  la  besace. 

.  —  C'est  pour  le  voyage!  dit-elle  en  coupant  court  aux  objections 
de  Gavrilo,  et  maintenant  que  vous  voilà  prêts,  prions. 

Avant  de  se  mettre  en  route,  il  est  d'usage  en  Russie  de  se  recueil- 
lir pendant  quelques  instans  et  d'invoquer  mentalement  la  bénédic- 
tion du  ciel  sur  les  partans.  Tout  le  monde  prit  place  sur  les  bancs; 
les  têtes  s'inclinèrent  avec  une  expression  de  pieuse  gravité,  les 
mains  se  joignirent,  un  silence  profond  régnait  dans  la  pièce,  par 
les  petites  fenêtres  de  laquelle  pénétraient  des  bouffées  d'air  em- 
baumé. Un  rayon  de  soleil  éclairait  obliquement  l'image  du  Christ 
suspendue  dans  un  coin.  La  chevelure  blonde  du  Sauveur  ressor- 
tait sur  le  fond  noirci,  et  on  aurait  dit  que  le  regard  s'abaissait  sur 
l'assistance  avec  une  douceur  compatissante. 

—  II  est  temps  de  partir,  dit  Gavrilo  en  se  levant  et  en  faisant 
un  grand  signe  de  croix.  Ganna  se  prosterna  à  ses  pieds. 

—  Que  Dieu  t'accompagne  1  murmura-t-elle  à  travers  ses  sanglots. 
Le  vieillard  la  releva  et  lui  posa  la  main  sur  la  tête  d'un  geste 

solennel.  Une  angoisse  douloureuse  contractait  ses  traits  sans  qu'une 
larme  vint  adoucir  le  feu  sombre  de  son  regard. 

—  Adieu  I  dit-il  simplement.  Appelant  d'un  signe  son  fils  à  ses 


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LE  JUIF  DE  SOnEVKA.  817 

c6tés,  les  deux  hommes,  tournés  vers  Timage,  touchèrent  trois  fois 
la  terre  du  front,  puis  ils  s'inclinèrent  très  bas  à  droite  et  à  gauche  ; 
l'assistance  leur  rendit  leur  salut  en  disant  : 

—  Que  Dieu  vous  garde  I  —  et  les  voyageurs  quittèrent  à  pas 
lents  la  hâta  hospitalière.  Au  moment  d'en  franchir  le  seuil,  Fedia 
saisit  sa  mère  dans  ses  bras  ;  une  larme  brûlante  tomba  sur  le  cou 
de  la  vieille. 

—  Je  le  soignerai,  ne  t'inquiète  pas  ;  je  te  le  ramènerai,  mur- 
mura-t-il. 

Ganna,  désolée,  hocha  la  tète;  elle  n'espérait  plus  revoir  son  mari 
ici-bas. 

Accompagnés  de  Danilo,  leur  pauvre  bagage  attaché  sur  leurs 
épaules,  les  voyageurs  traversèrent  le  village  ;  les  paysans  les  saluaient 
au  passage  en  murmurant  une  bénédiction,  mais  personne  n'osa 
s'approcher  d'eux  et  leur  parler,  tant  la  grandeur  de  leur  infortune 
inspirait  le  respect.  ^ 

Havroussia  parut  à  la  grille  du  château.  La  jeune  fille  resta  inter- 
dite en  voyant  passer  ceux  que  son  père  avait  chassés,  et  qui  se 
détournèrent  en  l'apercevant.  Elle  les  suivit  du  regard  jusqu'à  ce 
qu'ils  eurent  atteint  la  grande  route  ;  là  les  trois  hommes  s'em- 
brassèrent; Gavrilo  et  son  fils  s'éloignèrent  lentement;  ils  allaient 
faire  à  pied  les  cent  verstes  qui  les  séparaient  de  la  station  de  P***. 
Danilo  aurait  bien  aimé  les  accompagner  plus  lom,  mais  il  ne  pou- 
vait se  permettre  de  gaspiller  un  temps  précieux.  La  tète  penchée 
sur  sa  poitrine,  il  reprit  le  chemin  du  village.  En  repassant  devant 
la  grille  du  château,  son  regard  se  croisa  avec  celui  de  la  jeune 
fille.  Il  toucha  son  bonnet  comme  à  regret. 

—  Danilo  I  s'écria  Mavroussia  emportée  par  un  sentiment  indéfi- 
nissable. 

—  Que  désires-tu?  demanda-t-il  en  s'arrétant,  mais  sans  se  rap- 
procher. 

Ce  fut  la  jeune  fille  qui  vint  à  lui. 

—  Dis-moi,  reprit-elle  d'une  voix  tremblante,  est-ce  donc  vrai 
que  Gavrilo  soit  ruiné?..  Où  va-t-il? 

Tout  en  parlant,  elle  levait  sur  Danilo  ses  grands  yeux  noirs  rem- 
plis d'inquiétude.  En  le  questionnant  ainsi,  elle  agissait  par  un  mou- 
vement instinctif,  irraisonné. 

La  vue  de  ce  vieillard  et  de  ce  fils  que  la  misère  forçait  à  s'expa- 
trier lui  avait  causé  une  douleur  poignante  qu'elle  s'étonnait  de 
ressentir  pour  des  étrangers. 

—  Il  va  à  la  mort,  répondit  sourdement  Danilo.  Ton  père  l'a 
ruiné,  ton  père  qu'il  avait  hébergé  et  nourri  pendant  deux  années 
et  qui  lui  paie  sa  dette  de  reconnaissance  en  le  réduisant  à  la  men- 
dicité... Gomme  si  tu  ne  le  savais  pas!  . 


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318  BETUE  DES  DEOX  HONDES; 

—  Uads  il  devait  àjdVwi^gésit  &  mam  père,  interrompit  Havroussis, 
— «  C'est  vraâ;  mtisk  à  quoi  Gàimlo  employait-il  Targent  em-^ 

prunté?  A  boire;  et  qui  l'y:  poussait^  si  ce  n'est  encore  ton  pèret 

—  Èixl  G^est  favRl*^  tu>  oaensL.  s'écria  la  jeune  fille  avec  un 
geste  die  superbedénégatioB. 

On  déchireBient  aifreux  venait  à»  s&  produire  en  elle.  Malgré 
une  voix  intérieure  qui  lui  disait  que  Danilo  ne  mentait  point,  son 
cœur  se  refusait  à  croire  à  cette  vérité,  qui  attaquait  l'honneur  de 
son  père  ;  l'amour  qu'elle  lui  portait  se  révoltait  contre  cette  accu^ 
s8tion«  Danilo  ia  toisa  avec  mépris  delà  tète  aux  pieds,  haussa' les 
épaules  et  s'éloigna  en  silence,  tandis  qu'elle  rentrait  au  châteaui 
Elle  avak  bâte  de  regi^er  sa  chambre;  le  soleil,  qu'elle  aimait 
tanty  lui hrUw^  les  yeux;  elle  trouvait  la  dialeur  du  dehors  soffo- 
cante,  un  poids  énorme  lui  écrasait  la  poitrine. 

-^  Bère  I  dit-^lte  en  rencontrant  Foma  dans  la  grande  salle*  oix 
il  marchait  de  long  en  large,  pourquoi  as- tu  chassé  Gavrilo  7 

La<  satisfaction  «sypreinte*  s«r  les  traits  du  juif  fit  place  afussitôt  à 
une  cspresÀon  de  colère. 

-—Qui  t'a  raconté  ces  bêtises  T.,^  riposta-t-il  avec  impatience,  ft 
est  parti  parce  qu'il  l'a  bien  voulu;  je  me  suis  remboursé  comme 
j'ai  pu^..  D'ailleurs  ces  choses  ne  te  regardent  pas. 

BfàwonsBia  bsdssa  la  tête  sous  cette  réprimande  méritée.  En* effet, 
de  quel  droit  le  quesUonndt-elle?  Cependant,  retirée  dans  la  solf^ 
tude  de  sa  chambre,  elle,  ne  pnt  s'empêcher  de  suivre  en  pensée 
les  voyageurs  marchant  péniblement  sur  la  grande  route  poussié- 
reuse brûlée  par  les  rayons  d'un  soleil  ardent. 

A  dater  de  ce  jour,  une  inquiétude^  bizarre  s'empara  de  la  jeune 
fille:  des^  troubles  indé&iissables  l'assiégeaient;  l'hostilité  qui  l'en- 
tourait et  qu'elle  ne  remarquait  pas  naguère  la  blessait  profondé- 
ment. Bientôt  ette  apprit  que  Oanna  était  établie  chez  Daaâo,  et 
elle  se  demanda  à  quoi  il  pouvait  bien  employer  la  vieille  femme* 
Malgré  son  désir  de  ne  point  juger  Foma  et  d'éscteer  sa  sévérité, 
Mavroussia  ne  pouvait  se  défendre  d'y  songer  et  d'éprouver  une 
commisération  profonde  pour  les  victimes  de  son  père.  Un  soir,  se 
promenant  près  de  la  rivière,  —  depuis:  quelque  temps,  elle  choi- 
sissait de  préférence  les  endroits  écartés,  —  elle  aperçut  la  vidlle 
paysanne  assise  au  bord.  Ganna,  plongée  dans  une  méditation 
mélancolique,  n'entendit  point  là  jeune  fille  s'approcher;  celle-ci 
s'arrêta  indécise  à  peu  de  distance  de  la  paysanne,  redoutant  en 
quelque  sorte  de  saisir  cette  occasion  tant  souhaitée  de  ques- 
tionner Ganna  sur  là  façon  dont  elle  parvenait  à  gagner  sa  vie» 
Sependaml,  sa  curiosité  l'emportant  sur  sa  thnidité,  elle  se  glissa 
doucement  sar  l'herbe  k  côté  de  la  vidlle  femme,  qui,  en  la  voyant,, 
laissa  échapper  une  exclamation  douloureuse  et  voulut  se  lever. 


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LE  JOIF  DE  SOFISVKA.  314 

—  Reste,  je  t'en  piie^  4ii  Havroussû  en  lui  posant  la  main  sur  le 
bras. 

La  paysanne  la  regardait  bouche  béante  avec  terreur  sans  oser 
«e  dégager  de  son  étreinte.  Depuis  le  départ  de  son  Biari  et  de  son  fils, 
elle  avail  subi  une  transformation  complète;  elle  marchait  comme 
un  uiUHittie,  ne  parlait  presque  plus*  si  ce  n'est  pour  murmurer 
quelquefois  enlore  deux  gros  soupirs  : 

—  Seigaeur  Dieu«  ne  les  abandonne  pasi 

Elle  passait  son  temps  à  errer  sans  but  d'un  coin  à  Tautrei,  le 
regard  fixa,  se  voyABt  rien;  elle  obéissait  machinalement  quand 
on  lui  disait  de  se  lever,  de  maager,  ou  de  se  <x)ucher  ;  mais  toute 
initiadve  avait  cessé,  sa  volonté  était  brisée,  et  lorsqu'on  lui  adres- 
sait une  question,  elle  levait  la  tête  d'un  ak  effaré,  comme  si  elle 
se  îùl  attendue  à  quelque  nouveau  désastre,  puis  elle  iondait  en 
larmes. 

La  jeune  fille  prit  la  main  ridée  de  la  vieille  femme,  la  serra 
aifiEBCtueasement  dans  les  siennes. 

—  Je  ne  te  veux  point  de  mal,  dit^Ue^  au  contraire;  je  serais  si 
faeureuse  de  soulager  ton  infortune  I 

Ces  paroles  n'éiaient  pas  celles  qu'elle  se  proposait  de  dire,  mais 
«Ues  lui  échappaient  comme  i  son  insu.  Elle  avait  simplement  voulu 
^eationner,  et  voilà  qu'dlle  lui  offrait  ses  services  et  semblait  taci- 
tomeoit  s'avouer  en  partie  responsable  des  malheurs  arrivés  à  Ganna. 
dette  dernière  ne  parlait  pas  et  la  regardait  toujours  avec  stupeur. 
Les  yeux  de  Mavroussia  devinrent  bumides,  et  elle  éprouva  une 
•orto  de  honte  dooloureuse  à  constater  l'effroi  qu'inspirait  sa  pré- 
«nee« 

-*  Que  pais-je  iaire  peur  toi?.*  Pui&je  t' aider?  reprit-elle  avec 
une  émotion,  qu'elle  n'essayait  même  pas  de  dissimuler. 

ixanna  secoua  la  tèie, 

—  Je  n'ai  plus  besoin  de  rien,  répQndit<«elle  enfin  en  dégageant 
«k  main«  Tu  n'as  pas  voulu  iolercédier  pour  nous  daos  le  temps,., 
maijitoluat  il  est  trop  tard* 

Elle  pariait  lentement,  très  bias,  sans  colère;  son  regard  avait 
quitté  le  visage  de  la  jeune  fiUe  et  se  perdait  dans  le  vague. 

—Mais  que  fais-tu?  continua  Ibvnoussiasans  relever  le  reftrocbe 
qui  lui  était  adressé.  Travaittes4u? 

—  te  vis  de  la  charité  des  bmnes  gens...  Je  ne  puis  plus  tra- 
vailler, fit  Ganna  avec  un  sourire  déchirant  en  montrant  ses  mains, 
qui  tremblaient  comme  des  roseaux  agités  par  le  vent.  Je  suis  jKième 
iacapable  d'aider  la  mère  de  Daoilo  à  soigner  les  petits.  Mais  j'es- 
père que  Dieu,  dans  sa  miséricorde,  aura  bientôt  pitié  de  moi  et 
que  je  ne  leur  serai  plus  tongtemps  à  charge. 

Miirroussia  l'écoutait  avec  un  étoinnôment  indicible;  la  vieille 


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320  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

semblait  ayoir  oublié  sa  présence  et  continuait  à  marmotter  à  mi- 
voix,  comme  se  parlant  à  elle-même  : 

—  Us  sont  bien  pauvres,  et  cependant  Katioucha  a  acheté  de  la 
toile  pour  me  faire  des  chemises  ;  elle  a  passé  plusieurs  nuits  à  les 
coudre;  je  reçois  du  lait  même  quand  les  enfans  n'en  ont  point; 
il  n'y  avait  qu'un  coussin  à  la  hâta  et  c'est  moi  qui  m'en  sers... 
Âhl  ce  sont  de  bien  braves  gens  I  conclut-elle  en  soupirant. 

  mesure  qu'elle  parlait,  une  sorte  de  colère  se  mêlait  à  l'éton- 
nement  de  Mavroussia.  On  lui  avait  enseigné  dès  l'enfance  à  ne 
jamais  perdre  de  vue  l'avantage  qu'elle  pourrait  tirer  de  ses  actes, 
et  voilà  qu'elle  découvrait  tout  à  coup  que  de  pauvres  paysans 
s'étaient  chargés  d'une  vieille  femme  infirme  qui  ne  pouvait  leur 
être  qu'un  embarras  et  une  dépense  inutile,  qu'ils  s'imposaient  des 
privations  pour  lui  procurer  quelque  confort.  D'abord  la  jeune  fille 
incrédule  avait  écouté  Ganna  avec  un  sourire  de  pitié;  mais,  peu  à 
peu,  elle  s'était  convaincue  que  la  Veille  disait  la  vérité,  et  alors 
son  orgueil  s'était  insurgé.  Gomment  ces  chrétiens  s'arrogeaient-ils 
le  droit  de  se  montrer  supérieurs  à  Foma,  à  Rebecca,  d'ébranler  les 
principes  qu'on  lui  avait  inculqués  dès  le  berceau?  Gar,  quel  que 
f&t  son  amour  pour  ses  parens  et  pour  son  peuple,  Mavroussia  ne 
pouvait  s'empêcher  de  reconnaître  que  la  générosité  désintéressée 
de  Danilo  l'élevait  bien  au-dessus  de  tous  ceux  qu'elle  avait  connus 
jusque-là,  et  cette  supériorité  qui  jetait  une  ombre  sur  ce  qu'elle 
vénérait  la  froissait  profondément.  Elle  se  leva  brusquement  avec 
quelques  mots  de  consolation  banale  adressés  à  la  vieille,  qui, 
sans  répondre,  continua  à  regarder  dans  l'espace  de  ce  regard  en 
dedans  qui  semble  être  l'apanage  de  ceux  qui  ont  beaucoup  souf- 
fert :  on  dirait  qu'ils  prêtent  l'oreille  aux  souvenirs  douloureux  qui 
les  obsèdent  sans  cesse. 

Mavroussia  s'engagea  dans  la  steppe;  les  paysans  qu'elle  rencon- 
tra chemin  faisant  la  saluèrent  d'un  air  bourru,  mais  elle  n'y  prit 
pas  garde  cette  fois,  tant  elle  était  bouleversée  par  ce  qu'elle  venait 
d'apprendre;  une  sourde  irritation  grondait  dans  son  cœur  malade. 
Elle  essayait  de  se  persuader  que  la  conduite  de  Danilo  devait 
cacher  un  but  secret,  et  elle  se  torturait  l'imagination  pour  le 
découvrir.  A  quoi  pouvait  lui  servir  cette  vieille  infirme  qui  tom- 
bait presque  en  enfance?  Elle  ne  le  comprenait  point. 

—  Ce  n'est  que  de  la  bêtise,  se  dit-elle  alors;  un  être  intelligent 
ne  fjBdt  jamais  quoi  que  ce  soit  dont  il  ne  puisse  tirer  parti. 

Mais  ce  raisonnement,  quelque  logique  qu'il  lui  parût,  ne  la  satis- 
faisait pas,  car,  malgré  elle,  cette  bonté  qu'elle  s'efforçait  de  déni- 
grer provoquait  son  admiration.  Elle  marcha  longtemps  dans  les 
hautes  herbes,  dont  le  parfum  lui  montait  au  cerveau  ;  les  pépie- 
mens  des  oiseaux  crispaient  ses  nerfs  tendus;  elle  ne  retrouvait 


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-r^r  r^  •'':   ■^- 


L£  JUIF  DE  SOnETKA.  321 

plus  le  channe  adoucissant  de  la  steppe.  Tout  ce  qui  l'environnait 
lui  paraissait  enveloppé  de  gris,  et  cependant  le  soleil  couchant 
dorait  rhorizon  de  teintes  éclatantes,  l'atmosphère  était  d'une 
transparence  merveilleuse,  et  la  nature  entière  s'unissait  dans  un 
concert  joyeux. 

—  Eh  bieni  moi  aussi  je  veux  faire  quelque  chose  pour  cette 
vieille;  je  ne  veux  pas  rester  en  arrière  de  ces  chrétiens,  s'écria 
enfin  la  jeune  fille. 

Puis,  comme  effrayée  du  son  de  sa  voix,  elle  jeta  un  coup  d'œil 
autour  d'elle,  mais  personne  ne  l'avait  entendue;  elle  étût  bien 
•j  seule  au  milieu  de  l'océan  de  verdure.  Une  rougeur  fugitive  colora 
son  front,  ses  joues,  jusqu'à  son  cou,  et  ceci  encore  l'irrita.  Pour^ 
quoi  rougissait-elle  de  sa  bonne  intention?  Elle  sentait  que  sa  cha- 
rité, si  elle  venait  à  être  découverte,  serait  blâmée  par  ses  parens, 
et  elle  comprenait  qu'elle  devait  l'entourer  d'autant  de  précautions 
que  si  elle  eût  commis  un  crime  ;  mais,  en  même  temps  qu'elle 
déplorait  ces  précautions  indispensables,  il  lui  semblait  qu'en  appor- 
tant son  contingent  à  la  générosité  de  Danilo,  la  blessure  de  son 
orgueil  se  cicatriserait. 

—  Je  leur  montrerai  qu'une  juive  est  aussi  capable  de  faire  le 
bien  pour  le  tien,  pensa-t-elle  à  demi  soulagée  par  cette  nouvelle 
résolution  qu'elle  avait  hâte  de  réaliser. 

Elle  reprit  vivement  le  chemin  du  château.  Tout  en  marchant, 
elle  résolut  d'employer  ses  petites  économies  à  acheter  de  quoi 
confectionner  un  nouveau  sarafane  à  Ganna,  qui  en  avait  grand 
besoin;  elle  suivrait  l'exemple  de  Eatioucha  et  déroberait  quelques 
heures  à  son  sommeil  pour  le  coudre;  puis  elle  lui  tricoterait  des 
bas,  et  la  jeune  fille,  dans  l'exubérance  de  la  galté  provoquée 
par  ces  projets,  entonna  une  doumka^  la  môme  que  Danilo  chantait 
lorsqu'ils  s'étaient  rencontrés  dans  la  steppe. 

Trois  jours  plus  tard,  profitant  de  l'absence  de  ses  parens,  qui 
étaient  allés  à  Kamenka,  Mavroussia  se  dirigeait  furtivement  vers 
la  demeure  de  Danilo.  Elle  marchait  très  vite,  se  retournant  sou- 
vent; son  cœur  battait  à  coups  redoublés  contre  le  sarafane  qu'elle 
portait  dans  ses  bras,  enveloppé  dans  un  mouchoir;  elle  craignait 
d'être  aperçue,  et,  avant  d'entrer  dans  la  hâta,  elle  s'assura  que 
la  rue  était  déserte.  C'était  vers  le  soir,  les  paysans  étaient  encore 
aux  champs,  et  elle  espérait  trouver  Ganna  seule.  En  effet,  la  vieille 
femme  était  couchée  sur  le  grand  poêle  de  faïence  et  paraissait 
sommeiller.  Mavroussia  s'arrêta  hésitante  sur  le  seuil  ;  elle  péné- 
trait pour  la  première  fois  dans  cette  hâta,  dont  les  propriétaires 
lui  étaient  ouvertement  hostiles  ;  tout  le  courage  dont  elle  s'était 
armée  en  venant  s'évanouit  soudain;  que  deviendrait-elle  si  Ganna 

TOMB  LYII.  —  1883.  21 


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mm^^ 


322  REVUE  DE6  DEUX  MONDES. 

i^usait  son  présent?  EUe  eut  envie  de  £uir,  d'enoporter  son  sara- 
fiuve,  qui  lui  sembla  une  offi:ai)âe  bUn  masquine  en  .comparai- 
son  des  bien£aite  dont  Danilo  et  sa  mère  comBJUient  la  vieille 
femme.  Elle  qui  s'était  tant  réjouie  d'apporter  sa  part  à  la  charité 
des  paysans  se  sentit  toute  petite,  presque  coupable,  dans  cette 
Jhttta,  dont  la  scruj^utettse  propreté  dissimulait^  h  peioe  la  pauvreté. 
£es  yeux  $'em(>lirent  de  larmes  ;  elle  allait  refermer  ^a  porte  quand 
Ganna,  se  soulevant  sur  le  coude,  lui  demanda  ce  qu'elle  désirait. 
La  jeune  fille  devint  pourpre,  mais^  elle  parvint  cependant  à  vaincre 
tt' timidité,  et,  s'approchant  de  la  vieille  : 

—  J'ai  pensé  qu'un  nouveau  sars^ane  te  ferait  plaisir,  dit-dle^ 
rapidement  les  paupières  baissées.  Tu  veux  bien  accepter  celai  que 
je  t'apporte?  ajouta-t-elle  avec  un  regard  suppliant. 

Ett  déposaïut  le  paquet  à  côté  de  Ganna,  elle  s'enfuit  sans  chercher 
la  réponse,  redoutant  un  refus. 

La  vieille  paysanne  -était  si  stupéfaite  qu'elle  resta  un  bon  mo- 
ment sans  dénouer  le  mouchoir;  puis»  croyant  oèveri  elle  se  frotta 
les  yeux;  était-il  possible  qu'dle  ne  se  fftt  point  trompée  et  que 
Mavroussia,  la  fille  de  ses  persécuteurs,  lui  eût  apporté  ce  paquet 
d^ttsé  près  d'elle?  L'ouvrant  enfin,  elle  en  sortit  un  beau  sarafane 
tout  neuf;  après  l'avoir  attentivement  examiné,  elle  l'étendit  à  ses 
côtés  et  s'allongea  derechef  sur  le  poôle;  mais  ses  yeux  restèrent 
grands  ouverts,  et  elle  ne  parvint  plus  à  se  rendormir.  Elle  resta 
ainsi  sans  bouger  jusqu'au  retour  de  Danilo  et  de  sa  mère.  Conuoe 
cette  dernière  la  questionnait  sur  la  provenance  du  saraJEUia  ; 

—  C'est  un  cadeau  de  llavnoassia,  répondit^elle. 

KatJMidMi  laissa  tomber  le  TÔtement  cemine  s'il  eût  été  pesti- 
féré. 

—  Et  tu  l'as  accepté  ?..  demandant-eUe  avec  indignatiosu  J'espère 
bien  que  tu  ne  le  porteras  pas? 

Ganna  hocha  la  tête  d'un  asr  indàcas. 

—  Elle  est  meilleure  que  ses  patiens,  fit-^dUe  avec  one  certaÎDe 
hésitation. 

Danilo  ne  dit  rien,  mais  11  «vmt  l'air  mécooient. 

XIH. 

L'hiver  avait  sucoédé  à  Tété,  et  la  sourde  hostilité  que  les  pay- 
sans ressentsûent  contre  Foma  s'était  graduellement  tnmsformée  «d 
me  haÎAe  d'autant  plus  violente  qu'elle  était  réprimée.  En  e&t,  la 
pauvreté  est  doublement  pômhle  peadant  la  inude  saiso»;  en  été, 
les  chaleurs  diminuent  l'appétit;  un  BM>rceau  de  pain  et  un  verre 
de  kvass  suflBsent  à  soutenir  les  forces;  une  chemise  déchirée  est 
un  mal  avec  lequel  on  se  réconcilie  aisément,  on  n'en  a  que  plus 


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I.E  ^OIF  DE  SOFIEfKA.  32$ 

fraid;  maïs  lorsqie  la  neige  recouvre  la  terre,  le  corps  exige  une 
nourrUure  plus  substantielle,  des  vêtenlena  chauds  ;  les  bâtas  sans 
feu  deviennent  inbabitables;  il  semble  que  la  mort  tous  enlace  peu 
à  peu  de  son  étreinte  glacâe.  Sauf  de  larea  exceptions»  la.  plupart 
des  babitans  de  Sofievka  étaient  rédiks  à  oe  degré  de  misère  où 
une  écuelle  de  achtchy  est  considâréâ  comme  un  luxe  qu'on  ne  s'ao- 
corde  qut  le  dimanobe,  et  encorel  Foma  veillait  avec  un  soin  jaloux 
surles  foréts^qu'il  avait  affennéesaivec  le  reste  de  la  propriété.  Autre- 
fois, quand  le  combustible  manquait  aux  paysans,  ils  ne  se  £ûsaient 
aucun  scrupule  d'en  prendre  dans  les  bois  du  seigneur.  Dans  sa 
grande  bonté,  Kortcbenko  laissait  ces  larcins  impunis;  d'ailleurs  il 
suffisait  qu'on  vint  lui  demander  du  bois  pour  qu'il  l'accordât 
immédiatement  sans  jamais  en  exiger  le  paiement.  Maintenant  la 
situation  était  changée;  on  devait  acheter  à  un  prix  exorbitant  ce 
qu'on  avait  été  habitué  à  recevohr  gratis;  le  juif  faisait  trop  bonne 
garde  autour  de  ce  qu'il  considérait  comme  son  bien  pour  qu'on 
pût  songer  à  employer  des  moyens  illégaux.  Malheiu:  à  celui  qu'il 
aurait  surpris  en  flagranl  délit  de  vol  I 

Deux  ou  trois  paysafns  très  pauvres  et  plus  intrépides  que  les 
autres  s'étaient  décidés  une  nuit  à  risquer  Taventure;  leurs  hâtas 
n'étaient  pas  chauffées  depuis  deux  jours.  Ils  avaient  été  arrêtés 
par  les  gardes  forestiers,  conduits  chez  Foma,  remis  entre  les  mains 
de  la  justice.  Ils  avaient  passé  plusieurs  mois  en  prison,  et,  pen- 
dant ce  temps,  leurs  familles  étâieikt  presque  mortes  de  faim.  Ce 
fait  avait  suffi  pour  enlever  aux  autres  paysans  toute  velléité  de 
suivre  leur  exemple;  Foma  s'applaudissait  de  son  savoir-faire.  Ses 
champs  étant  très  vastes,  la  sécheresse,  qui  avait  détruit  une  partie 
des  récoltes  de  l'année,  lui  avait  été  moins  sensible  qu'aux  pay- 
sans; d'ailleurs  les  greniers  du  château  regorgeaient  encore  des 
produits  de  la  saison  précédente,  et,  tandis  que  les  habitans  du  vil- 
li^  manquaient  de  blé,  il  en  possédait  une  bonne  provision  et  le 
vendait  à  un  taux  exorbitant.  Tout  acheteur  qui  se  présentait  chez 
lui  devait  prendre  une  attitude  suppliante  comme  si  Foma  Uti  eût 
accordé  une  £ivear  spéciale  en  lui  livrant  quelques  boisseaux  de 
g^rains. 

—  lime  serait  bien  plus  avantageux  de  l'exporter,  affirmaitril 
avec  un  soupir. 

£t  chaque  fois  il  commençait  par  rqfNMisaer  la  demande  de  l'ac- 
quéreur ;  oe  n'était  que  lorsque  cdui-d  s'était  épuisé  en  lamentaticms 
et  en  prières  qu'il  se  laissait  fléchir;  encore  exigeait-il  un  paiement 
inmiédiat,  car  il  ne  consentait  plus  à  &ire  crédit. 

—  Tous  me  devez  bien  assez  d'argent,  et  il  est  inutile  d'augmen- 
ter vos  dettes,  disait-il. 

Les  paysans  courbaient  la  tête  sous  l'inflexible  justesse  de  ce 


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S2i  RETDE  DES  DEUX  MONDES. 

raisonnement  et  tremblaient  qu'il  ne  se  lassât  de  demeurer  leur 
créancier.  Qu*adviendrait-il  le  jour  où  il  réclamerait  le  paiement 
intégral  de  leurs  emprunts?  Ils  ne  s'élevaient  pas  à  des  sommes 
bien  considérables,  mais  encore  fallait-il  les  trouver,  or,  comment 
se  procurer  de  l'argent  au  village,  si  ce  n'est  par  la  vente  du  bétail 
et  du  poulailler?  On  exécrait  Foma,  on  le  maudissait;  mais,  en  sa 
présence,  les  têtes  se  découvraient,  les  échines  se  ployaient  avec 
une  timidité  respectueuse;  ne  devait-on  pas  ménager  celui  gui 
tenait  en  son  pouvoir  la  fortune  d'un  si  grand  nombre? 

Au  commencement  de  l'hiver,  le  juif  ayant  fait  une  course  à  la  ville 
voisine  en  était  revenu  dans  un  état  d'agitation  sérieuse.  Dans  plu- 
sieurs provinces  adjacentes,  il  y  avait  eu  des  rixes  entre  les  paysans 
et  les  Israélites;  on  parlait  hautement  de  massacres,  de  familles 
entières  forcées  de  s'expatrier  ;  le  gouvernement  ne  réj^rimait  que 
faiblement  ces  désordres  provoqués  par  les  exactions  toujours 
croissantes  des  juifs.  On  ajoutait  même  qu'il  était  sérieusement 
question  de  mettre  un  terme  à  ces  abus  et  de  promulguer  une  loi 
qui  interdirait  aux  Israélites  le  débit  des  alcools,  source  principale 
de  leurs  revenus.  Foma,  accablé  sous  le  poids  de  ces  nouvelles,  les 
confia  à  sa  femme,  et  le  couple  médita  longuement  les  moyens  de 
conjurer  la  terrifiante  éventualité. 

—  Si  je  ne  puis  plus  vendre  de  la  vodka,  je  suis  un  homme 
ruiné,  geignait-il. 

Depuis  qu'il  s'était  emparé  de  l'administration  de  Sofievka  et  fai- 
sait fonctionner  la  distillerie  fermée  par  Kortchenko,  les  bénéfices 
qu'il  en  retirait,  joints  à  ceux  du  cabaret,  formaient  un  total  qui 
n'était  pas  à  dédaigner.  L'inquiétude  des  juifs  augmentait  de  jour 
en  jour,  d'autant  plus  qu'ils  vivaient  dans  une  ignorance  complète 
de  la  marche  des  événemens.  Les  journaux  étant  inconnus  dans 
les  villages  russes,  ils  en  étaient  réduits  aux  conjectures,  et  leur 
imagination  surexcitée  à  force  de  ressasser  continuellement  le  môme 
sujet  leur  faisait  envisager  chaque  inconnu  comme  un  émissaire 
porteur  de  quelque  décision  redoutable.  Le  son  des  grelots  indi- 
quant le  passage  d'un  traîneau  les  remplissait  d'effroi  ;  transis  de 
peur,  ils  se  précipitaient  aux  fenêtres  pour  constater  le  rang  du 
voyageur  et  ne  respiraient  librement  que  lorsque  ce  dernier  avait 
dépassé  le  château  sans  s'y  arrêter. 

Par  une  sombre  après-midi,  Rebecca  et  Foma  étaient  mélancoli- 
quement assis  dans  le  salon  du  château;  ils  restaient  silencieux  tous 
deux,  préoccupés  de  la  même  pensée. 

—  J'en  deviendrai  fou  1  s'écria  Foma  en  se  levant,  et  il  se  mit  à 
marcher  par  la  pièce  à  pas  rapides. 

—  Père,  dit  Savka  dont  la  tête  de  fouine  parut  dans  l'entrebâil- 
lement de  la  porte,  il  y  a  là  Yania  qui  veut  te  parler. 


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LE  JVIB  DE   SOFIEYKA.  326 

Le  juif  fit  un  geste  d'impatience. 

—  Tu  feras  bien  de  le  recevoir,  ajouta  Savka  avec  un  ricane- 
ment mauvais.  Il  pleure  à  chaudes  larmes  et  je  crois  que  tu  pour- 
rais en  tirer  parti. 

-,  Ayant  échangé  un  regard  avec  sa  femme,  qui  l'engagea  par  un 
signe  à  suivre  le  conseil  de  leur  fils,  Foma  se  rendit  à  la  cuisine, 
où  un  paysan  hâve  et  maigre  réchauffait  à  la  flamme  du  fourneau 
ses^doigts  bleuis  par  le  froid.  U  tourna  vers  le  juif  un  visage  labouré 
par  de  longues  et  pénibles  privations;  les  yeux  brillaient  comme 
des^charbons  ardens  ;  l'expression  farouche  de  ce  regard  donnait 
le  firisson. 

—  Ma  femme  est  morte  d'épuisement,  commençart-il  d'une  voix 
rauque,  je  suis  resté  avec  trois  enfans  dont  le  plus  âgé  a  quatre  ans; 
ils  crient,  ils  ont  firoid  et  ils  n'ont  pas  mangé  depuis  hier.  Prête- 
moi  un  peu  d'argent. 

f-  dette  demande  parut  divertir  prodigieusement  celui  à  laquelle 
elle  était  adressée.  Foma  se  mit  à  rire  d'un  rire  silencieux  mais 
irrépressible;  il  se  tordait,  hochait  la  tôte  comme  en  admiration 
devant  cette  prétention  inouïe  ;  finalement,  il  se  tint  les  côtes  en 
gémissant  comme  étbuiTé  par  son  hilarité.  Yania  le  regardait  en 
dessous,  les  lèvres  serrées,  les  bras  pendans  le  long  de  son  corps  ; 
ses  doigts  froissaient  convulsivement  la  peau  de  son  touloupe. 

—  Hé  bien?  demanda-t-il  enfin. 

—  Eh  bieni  rétorqua  le  juif  en  imitant  son  accent,  si  tu  es  venu 
me  déranger  pour  de  semblables  sottises,  tu  aurais  mieux  fait  de 
rester  chez  toL  —  Et  il  lui  tourna  le  dos. 

—  Écoute,  s'écria  Vania  en  le  retenant  par  le  pan  de  son  caftan, 
si  tu  ne  me  donnes  pas  de  quoi  nourrir  mes  enfans,  je  ferai  un 
malheur. 

Le  regard  qui  accompagnait  ces  paroles  était  si  sombre  que  Foma 
eut  peur. 

—  Je  ne  puis  rien  pour  toi,  répondit-il  d'un  ton  plus  conciliant. 
Je  le  regrette.  Va-t'en. 

—  Donne-moi  de  l'ouvrage,  n'importe  quoi. 

Foma  médita  un  instant;  une  idée  lumineuse  traversa  son  esprit, 
toute  sa  figure  se  rasséréna.  U  posa  sa  main  sur  le  bras  du  paysan. 

—  Ton  infortune  me  touche  tellement  que  je  n'ai  pas  le  courage 
de  t'abandonner,  fit-il.  J'ai  pitié  de  toi  et  je  crois  que  je  puis  Rem- 
ployer. • 

U  lui  expliqua  alors  que  son  neveu  était  obligé  de  quitter  le  caba- 
ret et  en  proposa  la  gestion  au  paysan. 

—  Et  je  pourrai  jouir  des  revenus  7  demanda  Vania  incrédule. 

—  Quant  à  cela,  non  I  s'empressa  de  rectifier  le  juif.  Tu  auras 
ostensiblement  Fadministration  du  cabaret,  je  désire  même  que  la 


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ZB&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

patente  soit  délivrée  à  ton  nom,  mais  en  réalité  tu  ne  seras  qn'nn 
empbyé  à  nés  gages;  je  te  donnerai  dix  roubles  d'appointemens 
par  mois,  et  c'est  moi  qui  percenai  les  revenus,  qui  f  indiqu^^ 
la  façon  de  conduire  les  affaires. 

—  Hais  alors  pourquoi  tiei»htu  à  faire  usage  de  mon  nom  ?  insista 
le  pâyjBMir  qui  ne  coflOfnreDait  pas  la  nécessité  de  cette  coraplicatioB. 

~  Ceci  wé  te  regarde  pasr  Réponds  oui  ou  non.  Si  lu  refoses,  je 
n'ai  rien  d'autre  à  t'offrr  • 

YaaÎA  hésita  ;  son  instinct  lui  soufflait  que  cette  combinaison  ca* 
chait  quelque  embûcbe;  il  lui  répugnait  de  jouer  le  rôle  d'un 
homme  de  paille  du  persécuteur  du  village.  Que  diraient  les  pay- 
sans ea  apprenant  sou  ovation  subite  au  rang  de  cabaretier,  lui 
dont  la  misère  n'était  un  secret  pour  personne?  On  se  demanderait 
d'où  lui  étaient  venu^  les  fends  nécessaires  pour  entreprendre  le 
commerce;  on  devinerait  facilement  la  vérité,  et  ators  il  serait  désho- 
noré ;  jamais  ses  camarades  ne  lui  pardonneraient  de  s'être  abaisi^é 
à  servir  les  intkéts  du  juif  au  détriment  des  leurs.  H  se  vit  bafoué, 
vilipendé  par  tous. 

— ^  Non,  s'écria-t-il,  je  ne  pvis  pas  aiccepter  ta  proposition. 

Foma  haussa  dédaigneusement  les  épaules  et  se  dirigea  vers  la 
porte.  Gonmie  il  en  tournait  le  bouton: 

—  Arrête  I  dit  sourdement  le  paysan  ;  je  ferai  ce  que  tu  voudras. 
Le  souvenir  de  ses  enfans  affamés  s'était  vivement  dressé  devant 

lui;  leurs  gémissemens  plaintifs  retentissaient  à  ses  oreiltes  fati- 
guées, il  voyait  leurs  regards  supplians,  leurs  petites  mains  jointes, 
leurs  voix  tremblantes  qui  disaient  :  «  Père,  nous  avons  faim  I  »  It 
se  résignait  à  accepter  le  déshonneur  pour  leur  procurer  du  pain. 

FaBUt  fut  enchanté  de  sa  combinaison;  ses  appréhensions  tom- 
bèrent du  coup;  désormais  il  n'avait  pas  à  redouter  la  promalgatimi 
de  la  nouvelle  loi. 

Pendant  ce  temps,  Mavroussia  continuait  à  s'occuper  de  Gama,  qui 
avait  saisi  la  première  occasion  pour  la  remercier  de  son  présent. 
Encouragée  par  cet  accueil  favorable,  la  jeune  fiHe  s'était  adonnée 
avec  zèle  à  augmenter  les  bardes  de  sa  protégée.  Ses  visites,  fort 
espacées  d'abord^  devinrent  de  plus  en  plus  fréquentes;  elle  éprou- 
vait un  doux  plaisir  à  s'entretenir  avec  la  vieille  femme,  dont  la  rési- 
gnation l'édifiait.  Elle  avait  ccmunencé  par  l'alter  voir  aux  heures  où 
elle  était  i  peu  près  certaine  de  la  trouver  seule.  Mais  s'étant  une 
fois  attardée  à  lui  parler  de  ses  chers  absens,  dont  elle  ne  recevait 
aucune  nouvelle,  Katioucha  était  rentrée.  La  jeune  fille  eflrayée  se 
leva  immédiatement,  mais  Ganiia  l'obligea  à  se  rasseohr. 

—  N*aie  pas  peur,  lui  dit-elle;  Katioucha  sait  que  tu  es  bonne. 
La  paysanne  marmotta  quelques  mots  inintelligibles  en  réponse 

au  regard  inquiet  de  Mavroussia  ;  pourtant  elle  ne  lui  dit  pas  de 


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LE  JUIF  DE  BOfKYKA.  S27 

6'en  aller,  et  peu  à  peu  des  relations  aimcales  s'étaUirent  wtre  les 
trois  femmes.  Danila,  qu'eUe  finit  aussi  par  rencontrer ,  ne  lui  par- 
lait que  rarement;  il  évitait  de  rester  longtemps  avec  elle;  mais 
quand  ils  se  trouvaient  ensemble,  Mavroussia  sentait  son  regard  se 
poser  sur  elle  avec  une  persistance  sfogulière.  Insensiblement  elle 
était  arrivée  à  désirer  de  le  voir  ;  elle  aimait  à  être  témoin  des  «oins 
affectueux  qu'il  prodiguait  à  sa  famHle;  dans  œtte  bâta  de  paysan, 
eUe  se  sentait  comme  «enveloppée  d'une  atmosphère  de  sérénité, 
d'indulgence,  et  elle  s'y  trouvait  bien.  Elle  s'en  allait  à  regret,  ses 
pénséos  restaient  près  de  ceux  qu'elle  avait  quittés  et  s'attachaient 
smioiitàDaxiilo*  La  noblessede  son  caractère  qui  se  manifestait  dans 
les  moindres  inctdens  de  la  vie  journalière  lui  inspirait  une  sym- 
pathique estime,  estime  qui  dégénéra  bientôt  en  un  senthnent  plus 
vif.  Elle  songeait  constamment  au  jeune  homme,  et  chaque  fois 
qu'elle  offrait  quelque  cadeau  à  Ganna,  elle  se  réjouissait  d'avance 
du  sourire  de  reconnaissance  de  Danilo  ;  d'abord  elle  ne  s'était  sou- 
ciée que  d'être  agréable  à  la  vieille  femme,  mùn tenant  elle  ne  se 
préoccupait  guère  que  de  l'approbation  du  jeune  homme. 

—  Je  tiens  à  lui  prouver  que  je  vaux  autant  qu'une  chrétienne, 
se  répétait-elle,  et  elle  était  de  bonne  foi  en  croyant  que  ce  désir 
seul  guidait  sa  conduite. 

Ses  œuvres  charitables  étalent  entourées  de  tant  de  précautions 
qu'elles  avaient  échappé  à  la  surveillance  de  Bebecca,  mais  tous  les 
jours  Mavroussia  tremblait  d'être  découverte  et  envisageait  avec  ter- 
reur cette  éventualité  qui  devait  inévitablement  se  produire. 

XIY. 

Cétait  le  vendredi  saint.  Mavroussia  savait  l'austérité  avec  laquelle 
la  famille  de  Danilo  observait  les  rites  de  l'église,  et  n'ignorait  pas  non 
plus  combien  le  jeûne  durant  depuis  six  semaines  avait  affaibli  les 
forces  déjà  si  épuisées  de  Ganna.  Depuis  quarante  jours,  elle  ne  se 
nourrissait  que  de  pain  noir  et  de  kvass;  même  les  concombres  salés, 
un  des  alimens  préférés  en  carême,  faisaient  défaut  ;  aussi  la  jeune 
fille  avaît-elle  réusai  ce  jour-là  à  dérober  au  garde-manger  Âe 
ses  parens  quelques  galettes  de  farine  de  maïs  qu'elle  destinait  à 
la  vieille  iemme.  Prétextant  une  emplette  à  la  ntercerie  qui,  étant 
tenue  par  un  juif,  restait  ouverte,  malgré  la  soldonilé  ^  jour,  elle 
courut  à  la  bâta  de  Danilo. ouvrant  yiveffiieBt  la  pertes 

—  Petite  mère,  je  t'apporte^,  s'ôcria-t-^e^  et  s'arrêta  ftty()é£Kte 
devant  le  spectacle  qui  s'of&adt  à  sa  vue. 

Ganna  était  affaissée  dans  un  coin;  ses  mains  pendaient  înartes  le 
long  de  son  corps;  sa  tète  ballottait  sur  sa  poitrine,  une  lettre 
ouverte  reposait  sur  ses  genouic.  Damlo  se  lenut  delMWt  devant  elle 


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328  RETUE  DES  DE0X  MONDES. 

dans  une  attitude  remplie  de  commisération,  tandis  que  Nikita, 
assis  à  quelque  distance  de  la  vieille  femiûe,  la  regardait  d'un  œil 
dur,  presque  triomphant  :  «  Ne  te  l'avais-je  pas  prédit  7  »  semblait-il 
dire. 

Mavroussia  toucha  timidement  le  bras  de  Danilo;  ces  trois  êtres . 
étaient  si  absorbés  qu'ils  n'avaient  pas  remarqué  son  entrée. 

—  Qu'est-il  arrivé?  demanda-t-elle  à  mi-voix. 

Le  jeune  homme  tressaillit  et  repoussa  sa  main.  Nikita  fixa  sur 
elle  son  œil  farouche. 

—  Lis,  fit-il  en  lui  indiquant  la  lettre  d'un  geste  pêremptoire. 
Mavroussia  regarda  alternativement  Ganna  et  son  fils  ;  ils  ne  parlaient 
ni  l'un  ni  l'autre,  alors  elle  prit  le  papier  grossier  couvert  d'une 
écriture  mal  assurée  et  lut  ce  qui  suit  : 

tt  Mère  estimée, 

«  Je  considère  comme  mon  premier  devoir  de  t'envoyer  l'expres- 
sion de  mon  respect  et  de  te  dire  que  je  prie  le  Dieu  tout-puissant  de 
t' accorder  la  santé  et  l'accomplissement  de  tous  tes  désirs,  ensuite 
de  t'informer  que  je  me  porte  bien  et  que  pour  le  reste  j'espère  en 
la  miséricorde  divine.  J'ai  aussi  la  douleur  de  t'annoncer  que  mon 
bien-aimé  père  c  nous  a  recommandé  de  vivre  longtemps  (1)  ;  »  il 
faut  beaucoup  travailler  pour  gagner  quelques  kopecks  ici,  il  s'est  trop 
fatigué  et  cette  nuit  il  a  rendu  son  âme  à  Dieu.  Je  l'ai  enterré  ;  on 
ne  me  donne  plus  d'ouvrage  dans  cette  contrée  et  demain  je  vais  à 
Moscou  ;  on  m'assure  qu'il  s'en  trouve  toujours  dans  cette  grande 
ville.  Je  n'ai  plus  rien  de  particulier  à  te  communiquer  et  te  salue 
ainsi  que  tous  ceux  qui  se  souviennent  de  moi  au  village.  Puisse  la 
bénédiction  du  Seigneur  reposer  sur  toi  I 

4c  Ton  fils  respectueux, 
a  Fedu.  * 

Le  papier  échappa  des  mains  de  Mavroussia,  elle  se  précipita  aux 
genoux  de  la  veuve,  la  serra  dans  ses  bras  pendant  que  des  larmes 
abondantes  coulaient  sur  ses  joues. 

—  Petite  mère  chérie,  courage I  courage!  murmurait-elle  en  la 
couvrant  de  baisers. 

La  vieille  femme  paraissait  insensible;  on  eût  dit  que  son  corps 
était  présent  et  que  l'âme  s'était  déjà  envolée. 

—  Comment  la  tirer  de  cet  état  de  prostration  7  s'écria  la  jeune 
fille  désolée  en  se  tournant  vers  Danilo. 

(1)  Location  rnlgalre  usitée  par  le  peaple  rasse  pour  indiquer  la  mort  de  qael<niHuu 


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LE  JUIF  DE  SOFIETKA.  320 

—  Ya-t'en,  tonna  tout  à  coup  Mikita  bléme  de  colère.  Ne  com- 
prends-tu pas  que  ce  malheur  est  l'ouvrage  de  ton  père?  que  ta 
présence  est  un  outrage  7. •  Hors  d'ici,  fiUe  maudite  I 

Le  vieillard  s'était  levé,  la  dominait  de  sa  haute  taille  et  lui  indi- 
quait la  porte  de  son  bras  étendu.  Mavroussia  lui  jeta  un  regard 
éperdu  ;  il  la  rappelait  brutalement  à  son  origine,  qu'elle  avait  oubliée 
dans  sa  sympathie  profonde  pour  la  douleur  de  Ganna.  Elle  joignit 
les  mains  avec  désespoir,  se  prosterna  aux  pieds  de  la  veuve  et  les 
baisa. 

—  Pardon!  pardon  1  sanglota-t-elle  d'un  accent  brisé,  puis,  cour- 
bée sous  la  terrible  accusation  du  vieillard,  elle  se  traîna  vers  la 
porte. 

—  Mavroussia!  dit  faiblement  Ganna. 

La  jeune  fille  se  précipita  vers  celle  qui  l'appelait;  la  vieille  femme 
appuya  sa  tête  sur  son  épaule  : 

—  Ce  n'est  pas  ta  faute,  dit-elle  ;  reste. 

Et  un  torrent  de  larmes  jaillit  de  ses  paupières  gonflées. 

Nikita  poussa  une  sourde  imprécation  et  quitta  la  pièce  en  enve- 
loppant d'un  regard  de  mépris  écrasant  les  deux  femmes  enlacées. 

Danilo  s'était  laissé  tomber  sur  un  banc,  la  tête  dans  ses  mains. 
Mavroussia  n'osait  pas  le  questionner,  et  ce  n'est  qu'au  retour  de 
Katioucha  qu'elle  apprit  que  la  lettre  était  arrivée  dans  la  matinée; 
ni  Ganna  ni  Danilo  ne  savaient  lire,  ils  avaient  appelé  Nikita  et  c'est 
lui  qui  leur  avait  communiqué  la  fatale  nouvelle. 

Katioucha  envoya  immédiatement  son  fils  chez  le  prêtre.  A  son 
arrivée,  Mavroussia  voulut  s'en  aller  ;  elle  ne  se  sentait  aucun  droit 
d'assister  à  cet  entretien,  mais  une  légère  pression  de  la  main  de 
Ganna  la  retmt  à  sa  place.  Père  Afanasiy  parla  longuement  des  joies 
que  le  ciel  réservait  à  ceux  qui  avaient  été  éprouvés  sur  terre; 
sa  voix  douce  et  mélancolique  parvenait  à  la  jeune  fille  comme  le 
murmure  d'une  source  limpide.  Il  ne  prêchait  pas  la  résignation, 
car  Ganna  n'était  pas  une  révoltée,  mais  il  tâchait  de  la  pénétrer 
d'un  sentiment  de  reconnaissance  envers  celui  qui  avait  daigné 
mettre  un  terme  aux  peines  de  Gavrilo,  et  lui  représentait  sa  mort 
comme  une  délivrance.  Son  œil  brillait  d'un  pur  éclat,  les  traits  de 
Ganna  exprimaient  une  grande  pux. 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  bénie  en  toutes  choses  1  d^t-elle. 

—  Souviens-toi,  conclut  père  Afanasiy  en  se  levant,  que  nous 
célébrons  aujourd'hui  l'anniversaire  du  jour  où  le  Fils  de  Dieu  est 
mort  sur  la  croix  afin  d'obtenir  de  son  Père  la  rédemption  de  nos 
péchés.  Remercie  le  ciel  qui  t'accorde  l'insigne  grftce  de  joindre  ta 
souffrance  à  celle  que  Jésus  a  subie  pour  expier  les  erreurs  de  Ga- 
vrilo et  lui  ouvrir  les  portes  du  paradis.  Agenouillé  devant  la  sainte 
effigie  du  Sauveur  crucifié,  je  vais  prier  pour  ton  mari. 


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3S0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  bénie  la  vieille  femme^  qui  hû  baisa  dévatement  la  main,  puis  il 
reporta  soa  regard  sur  Havroussia»  qui  buvait  pour  ain&i  dire  ses 
paroles. 

—  Que  le  Sedgneur  daigoe  ouvrir  ton  cœur  à  la  vérité  L  fit4i  avec 
doubceur.  Je  vois  que  tu  con^tis  au  diagrin  de  6anaat.«  Que  ne 
viens- tu  pas  assister  au  service  divin?  La  omison  de  Dieu  est  ouverte 
à  tous  ses  enfans. 

Dasiik)  raccompagna  jusqu'au  perron. 

—  Il  est  tard,  dit-il  en  rentrant.  Ne  crains-tu  pas,  Mavrousiâa, 
d'inquiéter  te^  parens par  une  absence  aussi  prolongée? 

La  jeune  fiile  se  secoua  comme  au  sortir  d'un  rêve;  son  œil  ren- 
contra  celui  du  paysan,  qui  la  considérait  avec  attendrissement ^ 
leurs  regards  se  fondaient  l!ua  dans  l'autre;  ils  comprirent  qu'ils 
s'étaiefxt  aimés  sans  en  avoir  eu  conscience. 

Comme  Mavroussia  retournait  à  sa  demeure,  il  lui  sembla  qu'un 
monde  nouveau  s'ouvrait  devant  elle,  mais  ce  monde  représentait 
un  chaos  si  immense  qu'elle  ne  savait  pas  s'y  orienter.  La  résigna- 
tion de  Ganna^la  grandir  sublime  de  son  pardon, — elle  s'était  abs- 
tenue de  tout  reproche  vis-à-vis  de  celle  qu'elle  avait  vainement 
implorée  d'intercéder  h  sa  faveur  autrefois,  —  la  tendre  prévoyance 
dont  Danik)  avaii;  £ût  preuve  en  se  souvenant  du  danger  qu'Ole 
courait  en  prolongeant  sa  visite,  tout  cela  la  frappait  de  stupeur.  Les 
traits  mâles  du  jeuxie  hoamie  lui  apparaissaient  comme  entoiurés 
d'une  auréole  ;  un  éUn  d'amour  irrésistible  l'entraînait  vers  eeluî 
qui  lui  avait  dévoilé  tous  les  trésors  de  la  charité. 

—  Et  il  m'aime  I  il  m'aime  I  je  le  sens,  se  répétait-elle  avec  une 
jde  intense.. «  Et  ce  prêtre,  qui  m'a  parlé  avec  bienveillance,  qui 
m'a  non-seulement  autorisée,  aiais  engagée  à  iréquenter  son  église^ 
mot  qui  voulais  le  fuii*,  craignant  qu'il  me  chassât  ? 

Après  le  départ  de  la  jeunie  fille,  Danilo  s'était  rendu  à  Taises, 
mais  il  était  distrait  et  ne  parvenait  pas  à  suivre  avec  onctiett  lies 
prières  touchantes  rédtèes  par  le  prêtre.  11  retrouvait  l'œil  noir» 
caressant  de  MaYrouseia  jusque  devant  l'autel;  cet  œil  le  fascinait 
et  le  jeune  honmie  était  harcelé  de  scrupules. 

—  Il  y  a  longtemps  que  je  crains  de  l'aimer,  pensait-il,  mainte- 
nant je  n'en  puis  plus  douter;  pourtant  j'ai  lutté  vaillamment cofiire 
cet  amour,  qui  m'obsédait  comme  un  crime. ••  M'est-elle  pAS  une 
juive ?«•  Et  ooalgré  cela  je  sens  que  je  n'aimerai  jamais  uiie  autre 
fraame;  quand  je  la  vois,  tout  mon  être  s'élance  vers  elle,..  }e  voa- 
diaîs  l'étreindre  dans  mes  bras,  l'éUxiiec  de  caresses.  ••  Et  jamais 
elle  ne  sera'à  moi  I 

Un  soupir  douloureux  con^me  un  sanglot  se  dégagea  de  sa  poi- 
trine oppressée.  U  tomba  à  genoux,  battant  du  froirt  contre  les 
dalles  froides  : 


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LE  JOIF   DE  SOFIEVKA.  331 

—  SeigQeur,  délivrez-moi  de  la  tentation  I  fit-il  presque  à  haute 
voix  dans  i'intenské  de  soa  angoisse.  ^ 

XV. 

Tout  était  silencieux  dans  la  denieure  seigneuriafe.  Foma  et 
Rebôcca  étaient  depuis  longtemps  emkmiiiâ;  Ton  n'entendait  au 
dehors  que  les  pas  des  veilleurs  de  nuit  qui  iiusaîeDt  la  ronde  autour 
du  château.  Le  sommeil  cependant  fuyait  Mavroussia  et  ses  yMx 
grands  ouverts  caressaient  l'image  de  Danîk),  qu'elle  voyait  se 
détacher  de  l'obscurité.  Tout  à  coup  une  volée  de  cloches  rooqÂt  le 
silence;  d'abord  graves,  espacées,  les  notes  se  rapprochi^nt  peu 
à  peu,  s'égrenèrent  rapidement  les  unes  après  les  autres,  s'éhm^t 
vers  le  ciel  comme  un  hynme  de  triomphe» 

Mavroussia  se  souleva  et  prêta  l'creiUe  à  ces  gammes  âonœres  : 

—  C'est  la  nuit  du  samedi  saint,  penfia-t-eUe. 

De  toutes  les  fêtes  de  l'année,  les  Russes  entourent  d'une  véné- 
ration spéciale  celle  de  Pâques. 

Elle  retomba  sur  l'oreiller  avec  un  r-^et  amer;  le  somde  ces 
cloches  joyeuses  retentissait  tristement  dans  son  cœur;  que  ne  lui 
était-il  permis  de  s'associer  à  l'allégresse  générale  I  Ramenant  les 
couvertures  sur  sa  tête,  elle  essaya  de  s'endormir,  mais  les  sons 
qui  s'élargissaient,  et  dont  l'ampleur  remplissait  l'espace,  conti- 
nuaient à  la  poursuivre. 

—  Danilo  est  aussi  à  l'église,  se  dit-elle,  saisie  d'un  violent  désir 
d'être  à  ses  côtés  et  d'assister  avec  lui  au  service  divin. 

£Ue  se  ressouvint  de  l'invitation  da  prêtre  et,  sans  hésiter  davan- 
tage, sans  réfléchir  aux  conséquences  de  son  imprudence,  elle  sauta 
à  bas  de  son  lit,  s'habilla  à  la  hâte  et  se  glissa  &  travers  les  salles 
obscures  ^u  diâteau.  Ayant  tiré  avec  précaution  le  lourd  verrou  de 
la  porte  d'entrée,  une  bouffée  d'air  printanier  la  frappa  au  visage  et 
die  se  mit  à  courir  dans  la  direction  de  l'église.  Les  fidèles  y  étaient 
déjà  assemblés;  elle  se  faufila  timidement  parmi  eux,  espérant 
passer  inaperçue  dans  la  foule.  La  clarté  resplendissante  de  l'église 
l'éblouiL  D'innombrables  lumières  surchargeaient  les  massifs  chan- 
deliers d'argent  placés  devant  l'iconostase;  chacun  des  fidèles  tenait 
à  la  main  un  cierge  allumé;  un  inconnu  en  offrit  un  à  Havroosaia, 
qui  l'accepta  nutchinalement.  A  droite,  sur  «n  pupitre  reeovivert 
d'un  drap  d'or  et  surmonté  d'une  espèce  de  baldaquin^  reposait 
une  image  de  la  saÛBle  Vierge  constellée  de  pierreries.  Des  rertus 
miiacul^ses  étaient  attribuées  kasite  image^  qui  attirait  de  nom- 
breux pèlerins  des  environs.  Sn  témoignage  de  leur  recomuds- 
'saMce,  les  pauvres  se  bornaient  à  offrk  un  cierge;  les  riches  incrus- 
taient soit  un  diamant ,  soit  un  rubis  dans  la  garniture  d'oor  qai 


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332  RBTUE  DES  DEUX  MONDES. 

encadrait  TefBgie  noircie  de  la  madone;  les  offrandes  étaient  si 
nombreuses  qu'elles  formaient  un  paré  de  pierres  précieuses;  nuit 
et  jodr,  des  centaines  de  lumières  entouraient  l'image.  Â  gauche 
de  l'iconostase  se  tenait  le  groupe  des  chantres  parés  de  chasubles 
en  drap  d'argent,  parsemés  de  fleurs  en  soies  multicolores.  Un 
silence  profond  régnait  dans  l'église;  on  n'entendait  que  le  crépi- 
tement des  cierges  qui  brûlaient;  tous  les  regards  étaient  dirigés 
vers  Tautel  ayec  une  expi-ession  d'attente.  La  grande  porte  du  milieu 
de  l'iconostase  s'ouvrit  à  deux  battans:  père  Àfanasiy  et  le  diacre 
parurent,  revêtus  de  leurs  riches  habits  sacerdotaux,  qui  étince- 
laient  aux  lumières.  Le  premier  tenait  de  ses  deux  mains  une  croix 
en  or  entourée  de  trois  cierges,  son  assistant  portait  un  évangile 
splendidement  relié;  des  deux  portes  latérales  de  l'iconostase  sor- 
tirent les  sacristains,  les  anciens  du  village,  portant  les  uns  des 
images,  les  autres  des  bannières  et  des  cierges  allumés.  Ainsi 
accompagné,  le  prêtre  traversa  l'église  et  en  fit  lentement  le  tour 
extérieur;  cette  procession  a  lieu  en  commémoration  de  la  visite  des 
disciples  au  sépulcre  du  Christ.  En  rentrant,  père  Afanasiy,  s'arré- 
tant  sur  le  seuil,  prononça  d'une  voix  sonore  : 

—  Christ  est  ressuscité  I 

Il  éleva  la  croix  et  en  bénit  l'assistance,  qui  répondit  unanime- 
ment: 

—  En  vérité,  il  est  ressuscité  1 

Le  chœur  entonna  un  chant  sublime  qui  ébranla  les  voûtes  de 
l'église,  où  courut  un  murmure  d'allégresse;  une  volée  de  cloches 
se  répercuta  dans  les  airs.  Le  prêtre  revint  vers  l'iconostase  en 
bénissant  sur  son  passage  les  têtes  inclinées;  arrivé  devant  l'autel, 
il  se  tourna  vers  le  peuple,  baisa  dévotement  le  crucifix,  le  diacre 
suivit  son  exemple,  les  deux  hommes  s'embrassèrent  trois  fois,  puis 
père  Afanasiy  se  tint  immobile,  présentant  la  croix  aux  paysans, 
qui  s'en  approchaient  un  à  un  avec  une  grande  piété;  chacun  don- 
nait l'accolade  de  rigueur  en  prononçant  la  phrase  consacrée,  remet- 
tant un  œuf  rouge  au  prêtre,  qui  le  déposait  aussitôt  sur  le  plateau 
que  tenait  un  sacristain  placé  à  ses  côtés.  Le  diacre  aspergeait  d'eau 
bénite  chaque  fidèle.  La  nouvelle  de  la  résurrection  du  Christ  cou- 
rut de  raog  en  rang  au  milieu  du  bruit  des  baisers  qu'on  échangeait 
en  témoignage  de  joie. 

Banik)  avait  reconnu  Mavroussia,  s'était  rapproché  d'elle  sans 
qu'elle  le  remarquât,  et  ses  yeux  ne  se  détachaient  pas  du  visage 
de  la  jeune  fille,  qui  trahissait  toutes  ses  impressions.  Elle  suivait 
avec  une  attention  palpitante  chaque  mouvement  du  prêtre,  qui  lui 
iqpparaissait  comme  dans  un  nimbe  d'or...  Tout  à  coup  des  lèvres 
brûlantes  se  posèrent  sur  sa  joue  et  une  voix  connue  murmura 
à  son  oreille  : 


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LE  JUIF  DE  SOFIEVKA.  333 

—  Christ  est  ressuscité  I 

—  Oui,  en  vérité,  répondit-elle  avec  conviction,  —  et  elle  rendit 
le  baiser. 

Cette  caresse  était  dégagée  de  toute  passion  terrestre;  par  ce 
baiser,  le  premier  qu'elle  eût  reçu  de  Thomme  qu'elle  aimait,  elle 
s'unissait  à  lui  par  un  lien  indissoluble;  leurs  ftmes  se  fondaient 
dans  une  commune  prière,  dans  une  harmonie  céleste.  Danilo  poussa 
doucement  Mavroussia  vers  le  prêtre;  elle  n'essaya  pas  de  résister; 
elle  avait  abdiqué  son  individualité  pour  se  laisser  absorber  dans 
celle  du  jeune  homme,  et  il  lui  seinblait  que  tous  deux  n'étaient 
plus  qu'une  émanation  d'amour  divin.  Toujours  guidée  par  Danilo, 
ses  lèvres  se  pressèrent  sur  la  croix;  pendant  qu'elle  se  prosternait, 
père  Afanasiy  lui  dit  à  son  tour  : 

—  Que  Dieu  te  bénisse  I 

La  main  dans  celle  du  paysan,  elle  demeura  comme  en  extase 
devant  l'iconostase.  Un  sentiment  d'exquise  béatitude  l'alanguissait; 
il  lui  semblait  qu'elle  planait  dans  des  régions  éthérées,  où  des 
formes  indécises,  diaphanes  flottaient  autour  de  Jésus  dans  un  soleil 
radieux,  et  que  Jésus  lui  faisait  signe  de  venir  à  lui. 

La  messe  était  commencée;  les  chants  résonnaient  à  ses  oreilles 
comme  une  musique  surnaturelle;  ils  lui  paraissaient  descendre  de 
ce  ciel  vers  lequel  s'élançait  son  âme. 

—  Pardonne -nous  nos  péchés  comme  nous  pardonnons  à  ceux 
qui  nous  ont  offensés  I  chantait  le  chœur. 

Ces  paroles  la  ramenèrent  sur  terre;  elle  jeta  un  coup  d'oeil 
autour  d'elle  et  vit  des  visages  recueillis  empreints  d'une  pieuse  séré- 
nité. La  main  de  Danilo  pressa  la  sienne.  Des  larmes  abondantes 
roulèrent  sur  ses  joues.  Elle  comprit  ce  que  signifiait  ce  terme  de 
«  frère  »  dont  ces  hommes  se  servaient  entre  eux  et  qui  n'était  pas 
un  mot  vide  de  sens;  ils  étaient  frères,  en  effet,  par  la  charité,  par  le 
pardon  réciproque,  par  l'amour  du  Christ.  Ses  genoux  fléchirent, 
elle  était  pour  ainsi  dire  écrasée  par  le  bonheur  de  ce  pardon  uni- 
versel dont  elle  n'était  pas  exclue. 

Quelques  femmes  se  détachèrent  des  rangs  et  vinrent  se  prosterner 
devant  les  images;  père  Afanasiy  sortit  de  l'autel  en  tenant  la  coupe 
d'or  qui  contient  l'eucharistie  ;  les  femmes,  agenouillées,  répétèrent 
à  haute  voix  la  prière  qu'il  adressait  au  ciel  de  les  rendre  dignes 
de  recevoir  la  chair  et  le  sang  du  Fils  de  Dieu.  A  cette  vue,  Mavrous- 
sia éprouva  une  émotion  indicible;  elle  faillit  se  traîner  aux  pieds 
du  prêtre  pour  le  supplier  de  lui  accorder  la  grftce  de  participer  à 
cette  communion  qui  met  le  chrétien  en  contact  direct  avec  son 
Sauveur. 

La  cérémonie  était  terminée;  chacun  s'empressait  de  sortir  pour 
retrouver  son  gâteau  et  son  fromage  pascal,  que  le  prêtre  devait 


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S3&  R£VUE  BBS  DEUX  MONDiS. 

bénir  en  quittant  F  église.  Sur  la  pelouse  étaient  disposées  des  plan- 
ches recourertes  de  ces  pcoTÎmons  spéciaiement  adaptées  à  la  fête 
de  Pâques  ;  des  monceaux  d'œufs  rouges  entouraient  les  firomages 
blancs  en  formes  de  pyramides.  La  fooie  animée  des  paysans  n'at- 
tendait que  la  bénédiction  du  prêtre  pour  emporter  les  m^  coœa- 
csrés  qui  mettaient  Hn  terme  à  leor  jekat  prolongé.  Le  sauper  de  la 
Dxit  de  Pâqiyes  est  mne  laradition  si  chère  a«  nK>!qik  qu'il  est  prêt  à 
tous  les  sacrifices  pour  ne  pas  y  manquer. 

Pénétrée  des  émotioBS  qu'elle  venait  de  traversa*,  Mavroussia  se 
dirigea  à  pas  lents  vers  ie  château*  Depuis  le  baiser,  elle  n'avait 
pas  causé  avec  Daniio,  qui  l'jj^ait  quittée  pamr  rejoifidre  sa  mire. 
A  mif-cbemin,  elle  s'arrêta,  prêtant  l'oreille  aux  éclats  de  voix  des 
paysans  restés  en  arrière;  ils  étaient  tous  réunis  comme  s'ils  ne 
formaient  qu'une  seule  famille,  tandis  qu'ieile  allait  seule  par  la  route 
tpe  blanchissait  l'aube  du  jour  naissant.  Aiitour  d'elle ,  ia  cam- 
pagne était  plongée  dans  un  calme  absolu,  mais  dans  cette  solitnâe, 
elle  croyait  entendre  un  monde  d'idées  qui  priaient.  Oiielques  éloiles 
vacillaient  faiblement  sur  le  firmament  sillonné  de  bandes  grises  et 
roses  ;  le  château  prenait  un  aspect  lù^bre  dans  celte  pâle  clarté. 
En  se  retrouvant  au  milieu  de  sa  chambre,  Mavroussia  frissonna; 
elJe  regarda  son  lit  d'un  œil  hagard^  comme  pour  s'y  cherdier,  et 
il  lui  sembla  qu'elle  n'était  plus  elle-même,  que  la  Mavrovssia  d'aur 
trefoisi  avait  fait  place  à  une  autre  qu'elle  ne  reconnaissait  plus. 
Était-ce  biea  elle  la  juive  qui  avait  quitté  furlivement  la  maison 
paternelle  pour  passer  la  juiit  à  l'iéglise?  Elle  avait  joint  sas  prières 
à  celles  des  clirétiens;  se  conformant  à  leurs  usages,  elle  avmit 
baiaé  la  croix,  die  avait  ai&rmé  que  ce  Qîristt  auquel  il  lui  .était 
interdit  de  croire  était  ressuscité.  Sa  conduite  insensée  ne  l'avait^ 
elle  pas  rendue  paijure  à  la  religion  de  ses  ancêtres?  N'étaii-dle  jpas 
déjà  devenue  cbràliennâ?  Ua  tremhlt&sûeAt  convmlsif  la  secoua  des 
piedsilatêteu 

—  Que  «uie^je  donc?  s'écria-t-elle,  déchirée  de  nemorda. 

Il  lui  paraissait  inadmissible  de  r^Doneer  i  la  /oi  de  son  peuple, 
c'était  une  moostrùosité  qui  l'épouvantait,  et  cependant  elle  sentait 
ses  convictîoiffl  ki  édu^er  une  à  lûie;  lira  principes  dont  on  Ynùi 
jiouitrie  dés  l'enfance  s'ècnoulaient,  elle  essayait  vaioement  de  s^ 
J^elrêmpar,  de  se  raccrocher  ii  ce  qui  la  soutenait  jadis. 

—  Nou,  Don^  c'est  impossible,  je  ne  veux  plus  abnèr  Jésus,  Baniltt, 
ces  ennemi»  de  ma  laca.  Je  veux,-»  je  didis  rester  fidèle  à  mm 
peuple,^.^  gémissait-eUe,  tandis  qu'accoudée  à  la  fenêtre;,  elle  JMsaift- 
iait,  iranblée  et  dôeesférée,  aa  x^évieil  deia  nalture. 


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^^m 


LB  JCIF  Bff  SaPïMJKH.  Stf 


XVI. 


Quelques  heures  plue  terd,  Savka,  «ftablâ  au  eabaret^  là  tète 
dans  ses  maine,  feig&ait  le  sommeil»  mais,  en  réalité ,  il  prêtait 
TordUe  à  ce  qui  se  disait  amtour  de  lui. 

A  la  suite  des  démonstratkms  antiséflciitiqiies  qui  s'étaient  pro- 
duites dans  quelques  localités  de  la  proyioce»  les  paysans  de  Sofievka 
avaient  pris  une  attitude  moins  humble  ns-à-vis  de  Foma.  Préoc- 
cnpé  de  ce  cbangemoit,  cehii*ci  atait  dbargé  son  fils  de  surveiller 
l'état  des  esprits. 

—  As-tu  vu  llavroussîa  cette  nuit  à  l'église?  denutnda  mi  paysan 
à  un  autre  ;  —  tous  deux  étaient  assis  à  quelque  distance  de  Savka, 
et,  le  croyant  endormi,  parlaient  à  haute  vdx.  —  Depuis  quand 
eetnelle  orthodoie? 

Savka  se  leva  d'un  bond. 

—  Que  veux-tu  dire?  rugit-iU 

Le  paysan,  décontenancé^  ricama  bêtement. 

—  Réponds  donc,  imbécile  I  cria  le  jeune  homme  en  frappant  du 
pied.  Si  tu  prétends  que  ma  sœur  a  été  à  l'église,  tu  n'es  qu'un 
menteur» 

^—  Ohl  quant  à  ça,  non  I  rétorqua  le  paysan  ;  —  et,  blessé  d'être 
accusé  de  mensonge,  il  cita  ceux  dé  ses  camarades  qui  pouvaient 
témoigner  de  sa  véracité  ;  puis,  satisCait  d'avoir  froissé  le  juif,  il 
ajouta  que  Mavroussia  était  bien  différente  des  autres  filles  de  sa 
race,  et  que  personne  au  yilli^e  n'%norait  ses  bontés  pour  Ganna 
et  son  attachement  à  la  Camille  de  Danilo. 

Savka  s'enfuit  du  cabaret  comme  un  fou.  Hors  de  lui^  ce  ne  fut 
qu'en  bredouillant  et  par  des  paroles  entrecoupées  qu'il  informa 
ses  parons  de  la  conduite  inqualifiable  de  leur  fille.  Ceux-ci  écar* 
tônsot  l'accusation  comme  une  inûme  calomnie,  ils  ne  pouvaient 
croire  k  un  fait  aussi  invraisemblaUe«  Cepeodttft,  comme  Savka 
ineislait,  ils  questionnèrent  Mavroussia. 

—  C'est  la  vérité,  r^^Nuidit-elle  d'un  tcnt  calme. 

Les  juife  la  regardèrcôtt  avec  épouvante,  comme  si  elle  se  fût  subi- 
tement transformée  en  qudque  monstre  hideux,  puis  ils  accablè- 
rent d'un  torrent  d'invectives  la  jeune  fille,  qui,  pâle  et  muette,  n'es- 
sayait même  pas  de  se  disculper» 

—  Je  te  défends  de  quitter  l'enceinte  eu  château,  coudutfinaiu- 
meut  Foma*  —  Si  tu  mets  le  pied  au  village,  je  t'eitfennerai  au 
iwrrou. 

Uovrottssia  baissa  la  tète,  mais  ses  doîgtB  se  criq)ërent  et  éh  am* 


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^ft^i^mmmmmmammmitglgKK^v 


3S0  BETUB  DES  DEDX  MONDES. 

tit  la  révolte  gronder  dans  son  cœur.  La  violence  avec  laquelle  (Mm 
père  avait  parlé  des  chrétiens  offrait  un  contraste  frappant  avec  la  dou- 
ceur et  l'indulgence  de  ces  derniers.  Jamais  devant  elle,  ils  n'avaient 
murmuré  contre  celui  qui  leur  avait  fait  tant  de  mal,  et  aujourd'hui 
c'était  le  persécuteur  qui  tonnait  contre  ses  victimes  I  Cette  injus- 
tice criante  tombant  au  milieu  des  scrupules  de  la  jeune  fille  aug- 
menta encore  son  trouble.  Torturée  par  les  sentimens  les  plus  con- 
tradictoires, les  convictions  de  son  enfance  et  le  respect  des  siens 
la  retenaient  à  la  foi  de  son  peuple,  en  même  temps  que  la  délica^ 
tesse  de  son  cœur,  et  l'amour  qu'elle  portait  à  Danilo  l'attiraient 
vers  ce  Christ  qu'on  lui  défendait  de  vénérer. 

Pendant  plusieurs  jours  elle  se  confina  dans  sa  chambre,  en  proie 
à  des  doutes  troublans. 

Une  petite  pluie  fine  tombait  mélancoliquement  du  ciel  et  détrem- 
pait le  sol,  d'où  montaient  des  efiluves  printaniers.  Les  bourgeons, 
d'un  vert  tendre,  commençaient  à  parer  les  arbres  dénudés.  L'at- 
mosphère était  lourde,  un  tapis  incolore  semblait  tendu  sur  le  ciel 
bas.  Mavroussia  descendit  au  jardin.  C'était  la  première  fois  qu'elle 
quittait  la  maison  depuis  la  scène  avec  ses  parens.  Elle  suivit  à 
petits  pas  une  longue  allée  de  sapins  taillés  en  charmille,  en  son- 
geant tristement  à  Ganna.  Cooune  la  vieille  femme  devait  s'étonner 
de  ce  qu'elle  eût  négligé  de  lui  souhaiter  une  bonne  pâque  1  La  jeune 
fille  soupira  en  se  rappelant  le  présent  qu'elle  avait  préparé  pour 
cette  occasion  et  qui  était  resté  caché  au  fond  d'un  tiroir.  Au  bout 
de  l'allée,  elle  s'arrêta  devant  le  ravin  qui  seul  séparait  cette  partie 
du  jardin  des  champs  environnaus,  et  les  r^arda  d'un  œil  d'envie. 
Tout  là  bas  elle  distinguait  le  petit  sentier  qui  menait  directement  à 
la  hâta  de  ses  amis;  un  peu  de  hardiesse,  un  élan,  et  le  ravin  serait 
franchi,  et  elle  reverrait  Ganna,  Danilo;  c'était  surtout  ce  dernier 
qu'elle  tenait  à  revoir.  Elle  pourrait  les  prévenir  de  ce  qui  était  arrivé, 
leur  dire  adieu!  Elle  répéta  lentement  ce  mot  qui  lui  causait  un  mal 
affireux  et  ce  n'est  qu'alors  qu'elle  comprit  le  vide  que  cet  adieu  lais- 
serait dans  sa  vie.  Que  deviendrait-elle,  privée  de  ces  affections  qui 
lui  étaient  devenues  indispensables?  Elle  frissonna  en  pensant  à  la 
nécessité  de  rentrer  chez  elle,  parmi  les  siens,  dont  chaque  parole 
désormais  lui  infligeait  une  nouvelle  blessure. 

—  Mavroussia  I  s'écria  tout  à  coup  une  voix  joyeuse;  et  deux  bras 
enlacèrent  sa  taille  et  des  lèvres  frémissantes  se  posèrent  sur  les 
siennes. 

Danilo  avait  appris  avec  mécontentement  Taltarcation  qui  avait  eu 
lieu  au  cabaret  entre  Savka  et  le  paysan  trop  bavard.  N'ayant  pas 
vu  Mavroussia  depuis  quelques  jours,  il  s'était  douté  de  la  vérité; 
aussi  rôdait-il  autour  du  jardm  dans  l'espoir  de  l'apercevohr,  ne  fùtrce 
que  de  loin.  Le  hasard,  bienveillant  quelquefois,  l'avait  amené  au 


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XE  JUIF  DE  SOFIEVKA.  387 

ravin  au  moment  où  la  jeune  fille  y  était  arrêtée.  II  n'avait  pas  hésité 
à  le  fi*anchir. 

—  Ma  petite  âmel  ma  bien-aiméel  murmurait-il  en  la  couvrant 
de  baisers  sans  qu'elle  songeât  à  se  dérober  à  ses  caresses. 

Tous  deux, surexcités  parles  angoisses  de  la  séparation,  oubliaient 
qu'ils  ne  s'étaient  pas  encore  avoué  leur  tendresse.  D'ailleurs  l'amour 
ne  se  sent-il  pas  bien  plus  qu'il  ne  se  dit,  et  quand  on  aime  bien, 
n'est-ce  pas  une  profanation  que  d'en  parler?  Danilo  ne  se  souvenait 
plus  de  l'origine  de  Mavroussia,  qui,  de  son  côté,  oubliait  ses  réso- 
lutions de  rester  fidèle  aux  traditions  de  son  peuple;  ce  premier 
transport  de  leur  amour  les  arrachait  à  tout  souvenir  et  ne  leur  lais- 
sait que  la  certitude  exquise  de  l'ivresse  du  moment. 

Quand  ils  furent  un  peu  calmés,  Danilo  questionna  avidement 
Mavroussia,  qui  le  mit  au  courant  de  sa  situation.  Mais,  tout  en  lui 
parlant,  elle  ne  pouvait  retenir  ses  larmes  et  se  pressait  contre  la 
poitrine  du  jeune  homme  comme  pour  y  chercher  un  refuge. 

—  M'aimes-tu  assez  pour  accepter  ma  religion  et  devenir  ma 
femme?  demanda-t-il  d'un  ton  grave  et  solennel  après  une  courte 
pause. 

Il  souleva  la  tète  de  Mavroussia,  et,  se  reculant  un  peu,  il 
plongea  son  regard  interrogateur  dans  ses  yeux  pour  y  fouiller  les 
replis  les  plus  secrets  de  son  âme.  Les  lèvres  de  la  jeune  fille  trem- 
blèrent, un  spasme  agita  ses  traits;  ellei ferma  les  paupières;  ses 
parens,  ses  amis  défilèrent  devant  elle  en  cortège  menaçant,  ils  la 
maudissaient;  elle  croyait  entendre  leurs  accens  courroucés.  Elle  se 
sentit  faiblir  devant  l'anathème  que  lui  lancerait  son  peuple.  Danilo 
scrutait  son  visage  avec  une  attention  sévère. 

—  Si  tu  ne  deviens  pas  chrétienne,  dit-il  d'une  voix  sourde,  je 
ne  te  reverrai  jamais. 

Elle  chancela  et  devint  pâle  conmie  une  morte.  Le  sort  de  son 
existence  entière  dépendait  de  sa  décision.  Un  combat  acharné  se 
livra  dans  son  âme.  Elle  leva  ses  yeux  sur  ceux  du  jeune  homme 
et  y  lut  une  énergie  désespérée;  haletant,  penché  sur  elle,  il  atten- 
dait son  arrêt. 

—  Je  t'aime  I  murmura  la  juive  vaincue,  ta  foi  est  la  mienne. 
Un  rayon  de  soleil  perça  les  nuages  ;  un  large  ruban  riche  de 

toutes  les  couleurs  du  prisme  et  semblable  à  un  arc-de-triomphe 
gigantesque  traversa  le  ciel  gris  ;  une  brise  légère  agita  les  bran- 
ches lourdes  de  pluie  ;  les  gouttes  d'eau  tombèrent  comme  une  ava- 
lanche de  brillans  sur  les  jeunes  gens  enlacés  dans  le  rayon  lumi- 
neux. 

11  fut  convenu  entre  eux  que  Danilo  communiquerait  au  père 
Âfanasiy  le  désir  de  Mavroussia  d'entrer  dans  le  giron  de  l'église 

Tom  LYn.  —  1883.  22 


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3S8  RETUB  DBS  NDI»  IKUrDES^ 

0vtbodoxe.  Il  ne- doutait  pas  que  laprèto»  ne  l'aidât  h  réaliser  ce 
vœu  et  devait  revenir  le  lendemain  pour  prévenir  celle  qu'il  comi^ 
déimtdéscHfmaisi  eomBfte  sa  fianeée,  des  aFinoigemenci  défiaitiSa^  au 
sujet  de  leur  avenir.  Les  jeune»  gens  s'étaient  Féfugié6>  dan&  mbos* 
quet  ;  assis  sur  un  bane,  ils  s'entretenaient  de  leur  avenir,  et  les 
lièvres  coulaient  sans^ qu'ils s'enaperçuesenC lUavrcmsda promettait 
de  s'esquiver  de  k  maison  paternelle  aujMr  que  fixerait  le  père 
A&nasiy  ;  le  consentement  de  ses  parens  n'étant  pas  à  ei^>ôrer,  die 
ne  voulait  même  pas  le  leur  demander*  Qaant  à  cae  qui  aidvien<bait 
après  son  mariage»  elle  n'osait  pas*  le  prévoir,  elle  seirf&mil  à.  Fidâe 
de  s'alitoer  sa  famille;  mais  elle  se  sentait  ineapd:)le  de  se  sépasev 
de  Danilo  ;  aussi  imposaitrolle  silence  à  tout  ee  qui  m'était  pas  son 
amour. 

Ils  étaient  si  absorbés  qu^ils  n'^entendiient  point  des  pas  furtîfii 
se  glisser  derrière  eux.  L'heure  da  souper  ayant  sonné  sans*  qne 
Mavroussia  eût  paru,  Rebecca»  a'vait  envoyé  Savka  à  sa  recherche, 
Geltti*ci,  après  avoir  vainement  appelé  s»  sour,  s'était  dirigé  vers 
l'allée  reculée  qu'il  savait  être  une  de*  ses;  promenades  favoritesçil 
avançait  avec  prudence,  fouillant  du  regard  les  charmilles  touffues. 
S^arrètant  à  quelque  distance  du  bosquet,  il  crut  y  entendre  des 
chuchotemens  et  tendit  l'oreiUe;  bientôt  il  reconnut  la  voix  de 
Mavroussia  et  celle  de  Danilo.  S'effaçant,  il  rampa  entre  les  buis- 
sons derrière  le  banc  et  là,  retenant  son  haleine,  accroupi  sur  la 
terre  humicte,  il  assista,  invisible,  à  une  partie  de  leur  entrelâen^Ge 
^'il  en  surprit  suffit  à  l'éclairer;  ses  dents  grincèrent  de  rage,^  ses 
ioigts  creusèrent  le  sol  ;  fiirieux,  il  aurait  voulu  fondre  sur  les  corn- 
pables,  les  étrangler,  mais  ils  étaient  deux*  Danilo  était  ndrastO'; 
Savka  retint  sagement  sa  colère  et  attendît.  DanSo  se  leva  «ifin, 
ses  bras  passés  autour  de  Mavroussia,  il  déposa  un  long  baiser  smr 
ses  lèvres  sourismtes.  Savka  étonfTaity  mais  il  ne  bougea  point. 
Quand  le  paysan  se  trouva  de  l'autre  côté  do  ravin,  la  jeune  fiHe 
kn  envoya  de  la  main  un  dernier  baieer  el,  le  soimre  encore  flot- 
tant sur  ses^  lèvres^  elle  se  dirigea  vers  le  ehâtean.  C'est  alors  que 
Savka,  écartant  les  broussailles,  bondit  sur  elle. 

-^  Misérable!  glapit-il  en  lui  Inroyant  le  poignet  et,  incapable  d'en 
dire  davantage,  il  l'entraîna  devant  ses  parens. 

Ma/vroussia  se  sentit  perdue;  une  sueur  firdde  couvrit  son  front; 
qu'allait-elle  devenir? 

Voma,  les  yeux  remplis  d'éclairs,  les  lèvre»  frémissantes,  écouta 
sans  l'interrompre  la  dénonciation  de  sonfils.  Quand  ill'eut  achevée: 

—  Est-ce  tout?  demanda-t-il,  et,  sur  sa  réponse  aflBrmative^  il 
s'approcha  lentement  de  sa  fiUe,  la  feaeinant  poor  ainsi  dire  du 
regard,  et  lui  posant  la  main  sur  le  bras  : 

—  Tu  n'es  qu'une  malheureuse  !  fit-il  d'une  voix  rauque,.  sac- 


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LE  jmF  DE  toftEmjL.  S89 

tMàèe.  Un  ctoétim  jt'aaraît  toée  sans  merci».*  je  me  contosterai  de 
te  traiter  comme  une  folle  qui  déshonore  le  toit  paternel. 

Ilandis  qu'il  parlait,  «es  doigts  broyaienl  le  bras  de  Mayrousi£a; 
elle  ne  put  réprimer  on  cri  de  douleur»  maie  sans  y  prendre  garde, 
fl  la  tcalna  jusqu'à  :aa  chambre,  oiù  il  lapo«ssa  si  violeaimeiit  qu'elle 
alla  heurter  le  mur  ;  puis  il  sortit,  fermant  la  porte  à  double  tour  et 
mk  k  dé  dans  m  p^e* 

Accroiq^  sur  le  pfaïadrar,  elle  «entendit  le  bruit  de  ses  pas  ae 
peedre  peu  à  peu;  le  silence  se  fit  autevr  d'elle;  elle  était  pri-** 
aiOfiîèia;  les  quatre  mans  de  sa  èkambre  étaient  un  obstacle  infraor 
dhifisaUe;  tsombien  de  temps  y  demeurerait-elle 7  !Son  père  aUail<ll 
réaMaer  sa  memice  «et  la  Iraîler'eii  fiUe  insensée  ?  Saisie  à  oette  pen- 
sée d'un  désespoir  furieus:,  elle  se  iera  d'un  bond  et  se  ma  contre 
la  porte,  qui  ne  ^da  pas  :  ses  doigts  s'écorcbaient  sans  parvenir  à 
râ)ranler  ;  alors,  perdMt  la  t^,  die  se  précipita  vers  la  fenôtre: 
plutôt  la  mort  que  cette  i^édusion  forcée  I  fin  ouTrant  la  croisée,  elle 
aperçut  Sayka  étalé  sur  un  banc,  qm  la  regardait  avec  une  «xpres- 
sioB  diabolique  et  la  naenaçait  du  poing.  IsUe  se  rejeta  «en  arrière  et 
tomba  en  sanglotant  au  pied  de  son  lit. 


XVII. 

Sn  (quittant  H^^roussia,  Daoik)  trait  4)oittru  chez  le  père  Afanasiy^ 

—  Ce  que  tu  entreprends  là  est  très  grave,  dit  celui-ci  lorsque 
le  jeune  homme  4ui  eut  narré  l'afiaire.  Es^u  bien  sAr  que  Mavrous- 
sia  soit  «^^éritetUement  toochée  de  la  grâce  et  que  ce  ne  soit  pas 
r«mour  qu'elle  te  porte  cpii  la  pousse  à  souhaiter  le  baptême  7 

Le  paysan  protesta  vivement  des  convictions  religieuses  de  la 
jeune <iiHe  et,  aprèsqueiques objeettons  aisément  écariées,  il  obtint 
le  consentement  désiré.  Le  mystère  le  plus  absolu  devait  entourer 
raffoire  et  la  cérémonie  du  mariage  suivrait  immédiatement  celle 
du  baptême,  tout  retard  pouvant  amener  des  complications  fâcheuses. 
Danflo  attendit  le  lendemain  avec  une  vive  impatience.  A  l'heure 
convenue,  il  était  dans  le  champ,  mais,  comme  il  s'apprêtait  à  frai^ 
cUr  le  raidn,  il  aperçut  Savta  assis  tranquillement  sur  le  bord 
•pposé.  Il  étouffa  une  imprécation  et,  se  cachant  derrière  un  arbre 
d'où  il  pouvait  surveiller  l'aHée,  il  résolut  d'attendre  le  départ  du 
juif.  Celui-ci  cependant  paraissait  peu  soucieux  de  s'en  aller;  les 
henres  s'Àx)uiaient  sans  qu'il  fit  mine  de  bouger,  et  cette  persistance 
étrange  ne  laissait  pas  que  d'inquiéter  Danilo.  Le  crépuscule  des- 
een^  sur  la  terre  et  Savka  restait  toujours  immobile.  Alors  les  soup- 
çsns  di  paysan  se  changèrent  en  certitude. 

-^  Les  juifs  «mront  eu  vent  de  qnelque  chose,  pensa-t-il.  Peut- 


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3&0  BETUE  DES  DEUX  MONDES* 

être  m'a-t-on  aperçu  dans  le  jardin?  Savka  est  sûremrat  chargé  de 
surveiller  ce  qui  se  passe. 

11  s'en  retourna  au  village  le  cœur  gros,  essayant  de  se  consoler 
par  l'espoir  de  revoir  Mavroussia  dans  le  courant  de  la  journée  sui- 
vante, car,  quelles  que  fussent  ses  appréhensions,  il  était  loin  de 
deviner  la  vérité. 

Les  vingt-quatre  heures  qui  suivirent  lui  parurent  interminables, 
mais  sa  surprise  et  sa  douleur  ne  connurent  plus  de  bornes  lorsqu'U 
retrouva  Savka  à  son  poste  d'observation;  il  paraissait  n'en  avoir 
point  bougé,  tant  son  attitude  était  identique  à  celle  de  la  veille. 
Que  signifiait  cette  obstination  ?  Danilo  se  dissimula  derrière  son 
arbre,  mais,  bientôt  incapable  de  maîtriser  plus  longtemps  sa  colère, 
il  s'enfuit  à  travers  champ  sans  se  retourner  ;  il  sentait  qu'en  res- 
tant il  n'aurait  pu  résister  à  la  tentation  de  sauter  à  la  gorge  de 
Savka  et  de  lui  arracher  des  informations  au  sujet  de  sa  sœur  ;  or, 
n'était-ce  pas  la  compromettre  et  empirer  encore  la  situation? 

L'ignorance  forcée  à  laquelle  il  se  trouvait  réduit  l'exaspérait  au 
point  qu'il  se  sentait  devenir  fou  :  mille  projets  insensés  se  heur- 
taient dans  sa  tète  en  feu,  mais  la  plus  simple  rëilexion  les  lui  fai- 
sait aussitôt  abandonner.  Pourrait-il  lutter,  lui  chrétien  et  étranger, 
contre  l'autorité  paternelle?  Restait  la  ruse.  Mais  comment  en  usa* 
quand  il  ne  savait  pas  ce  qui  était  arrivé?  Il  erra  toute  la  nuit  dans 
les  environs,  guettant  chaque  bruit,  chaque  son,  mais  tout  restait 
calme;  le  château  hermétiquement  dos  ne  trahissait  pas  les  secrets 
de  ses  habitans. 

Le  matin,  rongé  par  l'incertitude,  Danilo  entra  au  cabaret,  lui  qui 
d'ordinaire  n'y  mettait  pas  les  pieds.  A  cette  heure  matinale,  Tania 
était  seul,  accroupi  dans  un  coin,  la  tète  enfoncée  dans  ses  mains. 
11  était  profondément  malheureux. 

—  Qu'est-ce  qui  t'amène  ?  demanda-t-il  surpris  de  l'apparition  de 
ce  camarade,  qui  depuis  longtemps  déjà  le  traitait  avec  une  froi- 
deur marquée  et  l'avait  hautement  blâmé  d'accepter  la  gestion  du 
cabaret. 

Personne  en  efiet  n'ignorait  au  village  qu'il  n'était  qu'un  fonction- 
naire officieux  aux  gages  de  Foma  et,  quelle  que  fût  la  gravité*des 
raisons  qui  l'avaient  amené  à  cet  emploi,  on  ne  le  lui  pardonnait 
pas,  et  Yania  était  abreuvé  d'amertumes  de  tout  genre.  Ses  anciens 
compagnons  le  méprisaient,  ne  se  faisaient  pas  faute  de  le  lui  répé- 
ter à  chaque  occasion,  et  le  juif  lui  marchandait  sa  paie.  Aussi  le 
cabaretier  eut-il  un  moment  d'effroi  quand  Danilo  vint  s'asseoir  à 
ses  côtés.  Seulement  un  événement  extraordinaire  pouvait  expliquer 
cette  familiarité,  et  Yania  le  crut  chargé  de  quelque  nouvelle  désas- 
treuse. Le  malheur  devait  être  terrible  pour  qu'il  entourât  sa  com- 
munication de  tant  de  bienveiUance.  Mais,  contre  son  attente,  Danilo 


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LE  JUIF   DE  SOFTEYKA.  3&1 

se  borna  à  le  questionner  au  sujet  de  Foma,  de  sa  famille  et  de 
leurs  habitudes. 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  tu  as  vu  Mayroussia?  demanda-t-il  enfin 
en  réprimant  à  grand'peine  son  agitation. 

Yania  répondit  qu'il  ne  l'avait  pas  aperçue  depuis  plusieurs  jours 
déjà  et  que  d'ailleurs  elle  ne  venait  jamais  au  cabaret. 

Pendant  que  les  deux  hommes  causaient,  Savka  entra  pour  faire 
sa  visite  habituelle  du  matin.  Il  ricana  en  apercevant  Danilo  et  lui 
fit  une  grimace. 

—  Que  signifie  cette  plaisanterie?  dit  aussitôt  )e  paysan  en  s'ap- 
prochant  menaçant  du  juif,  qui  se  glissa  sournoisement  derrière 
une  table,  où  il  se  tint  à  l'abri. 

—  Hais,.,  rien  du  tout,.,  riposta-t-il  d'une  voix  doucereuse,  où 
perçait  une  pointe  d'ironie. 

Danilo  le  secoua  par  l'épaule  : 

—  Alors  fais  attention  à  ta  vilaine  figure,  sinon  je  t'écrase  comme 
un  ver  de  terre. 

Et  il  sortit  furieux  de  s'être  laissé  emporter  par  la  colère  quand, 
avec  un  peu  d'adresse,  il  serait  peut-être  parvenu  à  obtenir  les  ren- 
seignemens  qu'il  cherchait. 

Une  semaine  entière  se  passa  sans  qu'il  sût  rien  de  ce  qui  con- 
cernait la  jeune  fille.  Chaque  jour,  à  la  même  heure,  il  se  rendait 
près  du  ravin  et  chaque  jour  il  en  revenait  plus  désespéré  que  la 
veille.  Deux  ou  trois  fois,  il  fut  surpris  par  Foma,  qui,  depuis  quelque 
temps,  semblait  avoir  une  prédilection  toute  particulière  pour 
l'allée  longeant  le  ravin.  A  la  troisième  rencontre,  le  juif  s'arrêta. 

—  Que  viens-tu  rôder  dans  ces  parages?  lui  cria-t-il  de  loin. 
Danilo  répondit  par  un  juron,  mais  s'abstint  dorénavant  de 

retourner  à  son  poste  d'observation.  Ces  courses,  d'ailleurs,  ne  lui 
servaient  à  rien;  Havroussia  devait  évidemment  être  enfermée,  et 
plus  il  s'obstinerait  à  la  revoir,  plus  ses  parens  l'entoureraient  de 
surveillance.  Jusque-là  lé  prêtre  seul  connaissait  ses  projets  d'en- 
lèvement. Mais  il  se  décida  à  mettre  Ganna  dans  sa  confidence;  le 
dévoûment  de  la  vieille  femme  répondait  de  son  silence,  et  Danilo 
résolut  de  l'employer  à  espionner  les  abords  du  château. 

—  Une  femme  est  toujours  plus  habile  qu'un  homme,  se  disait-il; 
je  suis  sûre  qu'elle  réussira  là  où  j'ai  échoué. 

Quelques  jours  plus  tard,  Ganna  était  étendue  sur  un  banc  devant 
la  hâta  la  plus  rapprochée  de  la  demeure  de  Foma;  sous  prétexte 
de  s'y  chauffer  au  soleil,  elle  ne  quittait  guère  ce  banc.  A  travers 
ses  paupières  mi-closes,  elle  ne  perdait  pas  de  vue  la  maison  sei- 
gneuriale, et  bientôt  elle  vit  deux  personnes  en  sortir  et  s'achemi- 
ner vers  la  grille.  L'une  d'elles  était  Savka  et  l'autre,  —  la  vieille 
pouvait  à  peine  en  croire  ses  yeux,  —  était  bien  Havroussia,  mais 


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Si2  REVUE  MS  (KUX  IRMIDES. 

Mavromsm  fâUe,  maigrie,  à  peine  FecoanaissaUe*  fille  bo  tainA 
avec  effort,  sa  démarche  était  abattue  comme  si  toas  lestessorts 
de  fat  jeunesse  «isseiiA  étô  brisés. 

L&  jeune  fille  n'était  pas  sertie  de  sa  chimbpe  d^ois  le  jour  «à 
ma  pèpe  1^  avak«éque8toée;  «a  mëve  «e  la  quittait  poescfuelaMais, 
et,  lors  même  qu'on  la  laissait  série,  en  l'aifenMit  à  êé^  et,  per 
swcmlt-deprécaiitien,  eMimllait  cens  ses  fenâtres,  de  façon  à  lui 
fermer  txNiles  ks  issues.  Pendaet  la  nuit,  ia  porte  ceanaDunk|aflnt  à 
la  chambre  de  ses  parens  restait  ouverte.  Mavroussia  était  absolii- 
mentprisennîàre;  on  loi  «pporti^des  aUnens  fu'an  disait  devant 
eHe  de  mauvaise  grftoe,  et  'on  ne  fan  pariait  que  pour  lui  adreanor 
quelque  reproche  grossier.  Elle  s'était  d'abord  dôbaittue,  tratnte 
amx  gemux  de  ses  paréos,  les  «uppUant  de  conseoftir  à' son  umon 
avec  Danilo  ;  mais  ses  prières  avaient  été  impile j«blement  rcqpoio- 
sées  et  ses  larmes  n'avaient  éveiUé  aucune  pitié.  Daas  un  pa- 
MqfBBe  <le  colère,  son  père  «'était  méoie  emporlô  jusqu'à  la  frap- 
per au  visage.  Un  désespoir  morne  s'était  alors  emparé  d'die;  eUe 
ne  prévoyait  plos  de  fin  à  soû  eoqprisoimenient  et  appelait  la  mort, 
qui  seule  pouvait  la  délivrer  de  son  supplice.  Sa  «amé  s'abiéra 
au  point  que  Rebecca,  inquiète,  finit  par  obtenir  de  son  «sari  l'jMh 
terisation  de  lui  faire  reqiirer  un  peu  d'air«  Babîtoée  oomme  elle 
félMt  à  «ne  vie  motive,  «oeUte  réckuMn  prolongée  devait  aneener  des 
suites  fatales. 

—  Qu'<dle  sorte,  bmss  que  Savka  ne  la  «quitte  pas  d'inne  «enidle, 
avait  prononcé  Fema. 

La  jeune  fiUe  s'appuya  défaillante  ji  la  griUe;  très  faible,  il  lui 
paraissait  que  le  sol  se  dérobait  eous  ses  pieds;  des  myriades 
d'étinodles  leumoyaîent  devant  ses  yeux.  Savka,  sans  perdre  sa 
saur  de  vue,  s'âoigna  de  quelques  pas,  mfin  de  oouper  une 
brandie  desséchée  pendante  à  un  arbre.  Gaana  en  profila  pour 
s'approcher  de  ia  jewne  fille,  qui  la  regarda  d'un  ^1  ha|;ard,  voisin 
de  la  f olte« 

—  Tout  est  prêt,  dit  rapidement  la  vieiHe  à  mi-voix;.,  le  père 
Mnnsiy  est  prévem«..  Danilo  t'attendhm  cette  nwt  près  du  bos- 
quet. Tu  peux  t'enfuir  par  fa  fenêtre  de  ta  cbambre,  qui  n'est  pas 
élevée. 

A  peine  achevait-elle  ces  mots,  auxquels  Mavroussia  répondit 
par  un  signe  d'acquiescement,  qne  Savka  ^accourut.  Il  venait  de 
s'apercevoir  du  «odloque  des  deux  femmes  «et  ne  se  pardonnait  pas 
sa  négligence  momentanée*  La  paysanne  le  saine  respectueusement: 

—  Je  demandais  à  Mavroussia  des  newettes  de  sa  samé,  dic-die 
d'te  ton  naturel.  Elle  a  mauvaise  mine. 

Aftctant  de  ne  point  la  remarquer,  Savka  entraîna  sa  sœur. 

—  Que  C'a-t^e  dit?  demanda-t^l  très  inquiet. 


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LE.  jmr  Di  soFonLA.  lis 

MftYroissia  se  omtenta  de  hausser  les  épaules. 

—  Réponds  donel  ajouta-t-il  brutalement» 

Hais  ni  menaces  ni  prières  n'iiidaisireBt  la  jeune  fiUe  à  se  dépar- 
tir de  son  mutisme  obstiné.  Les  paroles  de  Ganna  tintaient  foUe- 
ment  à  ses  oreilles  ;  elle  renaissait  à  l'espérance^  et  son  oœur  débor- 
dait d'une  joie  imm^Kseu. 


XVIII. 

La  grosse  clochô  de  l'églke  sonna  minuit.  Havroussia,  pieds 
nw^  k  main  posée  sur  son  cœur  comme  pour  en  réprimer  les  bat- 
temens  précipités,  se  tenait  {Hrës  du  mur  qui  séparait  aa  chambre 
de  celle  de  ses  parens  et  comptait  les  heures.  Qowd  les.  dernières 
vibrations  de  la  cloche  moururent  dans  Tespace^  die  s'apjNrocfaa 
de  kl  porte^  écouta  la  respiration  égale  de  ses  parens. 

—  Ciomme  ils  dorment  paisiblement  I  p^isartrelle  eias'agenooi^ 
lant  sur  le  seuil. 

Quelque  grande  que  fÀt.  leur  sévâîté  à  son  égard,  elle  épiouvaît 
un  renûirds  cuisant  à  profiter  de  leur  sommeil  pour  1^  aoan- 
donner. 

—  Pardonnez-moi,  miurmura-t-elle  les  jeux  pleins  de  kurmes»  & 
V0II8  aviez  eu  un  peu  de  pitié».»  si  vous  m'aviez  autorisée  à  épomaer 
celui  que  j'aime,  je  ne  vous  aurais  pas  trompés. 

Elle  baisa  le  plancher  poudreux,  puis  eUe  se  releva  et  ierma  dou- 
eemei^  la  porte.. 

La  lune  éclairait  la  chambre  de  lueucs  froides  et  métalliques; 
MavrQussia  ne  put  s'empêcher  de  frissonner  en  voyant  la  blanche 
clarté  répandue  sur  les  murs;  elle  aurait  préféré  une  nuit  sombre; 
ce  grand  disque  brillant  et  solitaire  l'intimidait.  Elle  s'avança  vers 
la  jenëtre  el  plongea  un  regaard  anxieux  dans  le  jardinw  La  nature 
soBuneHIaii,  les  bouquets  d'avbres  piquaient  çà  ^  là  de  taches  (mt- 
céet  et.  mystérieuses  le  gazon  qui  se  déroulait  sous  les  rayons  die 
Fastre  de  la  nuit  comme  un  large  tapis  d'argent.  Au  loin,  eÔe  aper- 
cevait les  charmilles  de  sapins  v  tout  au  bout»  elle  dievinait  le  bos- 
qmt  oà  l'altBBdait  Danik).  Son  c««r  battait  à  se  roflipre. 

—  Allons,  courage!  se  dit-elle^  Il  est  là,.,  et,  avec  hii,  la  vie, 
l'amour,  le  bonheur... 

EUe  ouvrit  la  croisée,  qwi  grinça  dans  sa  gâche;  ce  £aible  tamit 
hd  parut  assourdissant  dans  le  aflence  environnant  ;  elle  s'arrêta, 
hésitante,  écoutant  si  rien>  ne  remuait  dans  la  chambre  voisine; 
puis,  se  décidant  enfin,  elle  s'appuya  des  mains  sur  le  rebord  de 
la  fenêtre;^  Comme  elle  allait  s'élaacerr  deux  bras  vigoureux  la  reje^ 


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ihk  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

tërent  au  fond  de  la  chambre.  Foma  était  devant  elle.  Havroussia 
poussa  un  cri  étouffé  et  se  couvrit  la  figure  des  mains. 

—  Tu  te  disposais  à  fuir,  malheureuse  1  fit  le  juif  d'une  voix  sif- 
flante en  appuyant  lourdement  sur  les  épaules  de  sa  fille. 

Elle  ne  répondit  pas  et  leva  sur  lui  des  yeux  égarés. 

—  Il  est  inutile  de  le  nier,  continua-t-il.  Je  devrais  t'écraser;.. 
tu  n'as  plus  le  droit  de  vivre,  toi  qui  déshonores  ta  race,  qui  jettes 
l'opprobre  sur  ton  père. 

Sa  voix  s'était  graduellement  élevée  à  un  diapason  aigu.  Rebecca 
accourut  au  bruit  au  moment  où  Foma,  l'écume  à  la  bouche,  levait 
son  bras  menaçant  sur  Mavroussia.  La  mère  se  jeta  entre  le  père  et 
la  fille.  Elle  lança  une  imprécation  à  cette  dernière,  mais  elle  arrêta 
le  bras  de  son  mari,  et  un  dialogue  animé  suivit  entre  les  deux 
époux.  Mavroussia  n'y  prêtait  aucune  attention.  Il  s'agissait  d'elle  ; 
mais  que  lui  importait  l'avenir  s'il  ne  devait  pas  la  réunir  à  Danilo? 

Elle  s'était  relevée  et  appuyée  au  mur,  ses  yeux  ne  quittaient  pas 
les  profondeurs  sombres  du  jardin. 

—  Il  est  là,  pensait-elle,  tout  près,.,  il  espère,.,  il  m'attend,., 
quelques  pas  à  peine  nous  séparent  et  je  ne  le  reverrai  jamais  ! 

L'intensité  de  sa  douleur  paralysait  son  cerveau;  ses  penisées  se 
confondirent,  elle  ne  parvenait  plus  à  les  retenir,  à  les  classer;  une 
souffrance  atroce  lui  tenaillait  le  cœur,  souffrance  si  aiguë  qu'elle 
tuait  le  souvenir,  et  que  Mavroussia,  torturée,  se  demandait  pour- 
quoi elle  souffrait  autant. 

—  Attèle  la  télègue,..  éveille  Savka.  Nous  conduirons  cette  mal- 
heureuse à  Kamenka,  dit  Rebecca.  J'y  resterai  quelques  jours,  puis 
je  la  confierai  à  mes  parens,  qui  auront  soin  de  ne  la  point  laisser 
échapper.  Nous  cacherons  le  lieu  de  sa  retraite  jusqu'à  ce  qu'elle  se 
soit  calmée. 

Foma  approuva  le  projet  de  sa  femme.  En  apprenant  la  tentative 
d'évasion  de  sa  sœur,  Savka  se  rua  sur  elle  et  lui  appliqua  un  souf- 
flet retentissant;  mais  pas  un  muscle  ne  tressaillit  dans  le  visage 
de  la  jeune  fille,  qui  ne  parut  même  pas  s'apercevoir  de  l'outrage. 
Elle  se  laissa  lier  les  mains  sans  opposer  de  résistance  ;  ce  n'est  que 
lorsqu'on  voulut  l'emmener  qu'elle  refusa  catégoriquement  de  se 
soumettre.  On  essaya  de  l'entraîner;  elle  se  jeta  à  terre,  se  cram- 
ponna au  lit,  aux  meubles  en  criant  : 

—  Non,  je  ne  partirai  pas,.,  je  veux  rester  ici. 

Redoutant  que  ses  cris  ne  fussent  entendus  par  quelque  oreille 
indiscrète,  Foma  et  son  fils  la  bâillonnèrent  et,  comme  elle  conti- 
nuait à  se  débattre,  ils  la  soulevèrent  et  l'emportèrent  dans  la 
télègue.  Rebecca  s'empara  des  rênes,  tandis  que  Savka  maintenait 
sa  sœur.  Afin  de  ne  point  réveiller  les  paysans,  les  grelots  de  l'at- 


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LE  JUIF   DE  SOFIEYKA.  3&5 

telage  avûent  été  enlevés.  Rebecca  enveloppa  d'un  coup  de  fouet 
les  chevaux,  qui  partirent  au  galop.  Foma  resta  sur  le  perron  jus- 
qu'à ce  qu'il  les  eut  perdus  de  vue  ;  alors  il  essuya  son  front  ruisse- 
lant de  sueur  et  rentra. 

Dès  dix  heures  du. soir,  Danilo,  incapable  de  réprimer  l'impa- 
tience qui  le  dévorait,  rôdait  près  du  jardin;  il  pouvait  à  peine 
croire  à  son  bonheur  et,  depuis  que  Ganna  lui  avait  fait  part  de 
son  entrevue  avec  Mavroussia,  il  comptait  chaque  minute  qui  le 
rapprochait  de  la  jeune  fille.  Le  prêtre  avait  été  prévenu,  Katioucha 
également. 

À  minuit,  il  franchit  le  ravin  et  s'abrita  dans  le  bosquet. 

—  Elle  ne  tardera  plus  beaucoup  à  venir,  pensa-t-il. 
L'impatience,  l'inquiétude  lui  donnaient  la  fièvre;  les  battemens 

précipités  de  ses  artères  l'assourdissaient;  à  chaque  instant,  il 
croyait  entendre  crier  le  sable  de  l'allée;  il  tressaillait  à  la  moindre 
brise  qui  agitait  les  arbres;  son  attention  était  tendue  jusqu'à  la 
douleur;  il  tordait  ses  mains  et  ne  pouvait  rester  en  place.  Dn  ros- 
signol caché  dans  les  branches  chantait  galment  et  sa  chanson  cris- 
pait les  nerfs  irrités  du  jeune  homme. 

Dne  heure  s'écoula,  puis  deux,  puis  trois;  Mavroussia  ne  venait 
pas.  Il  n'osait  se  rapprocher  du  château,  la  moindre  imprudence 
pouvait  être  funeste.  11  rongeait  son  freiq  et  attendait ,  espérant 
toujours.  Les  lueurs  éblouissantes  de  la  lune  avaient  fait  place 
à  une  clarté  grise  et  triste;  les  vapeurs  qui  couvraient  le  sol  se 
dissipaient  peu  à  peu,  les  oiseaux  s'envoyaient  des  bonjours  stri- 
dens;  de  grandes  taches  rouges  émaillaient  le  bleu  du  ciel;  le 
soleil  apparut  d'abord  pâle,  languissant,  comme  s'il  se  réveillait 
d'un  long  sommeil,  puis  il  se  mit  à  briller  avec  un  éclat  plus  vif  et 
bientôt  il  inonda  la  campagne  de  ses  rayons  dorés. 

Danilo ,  affaissé  sur  le  banc ,  brisé  par  l'angoisse  de  cette  nuit 
d'attente,  transi  par  la  rosée  qui  le  pénétrait  jusqu'aux  os,  trem- 
blait la  fièvre,  et  un  poids  atroce,  semblable  à  une  calotte  de  plomb, 
lui  écrasait  le  crâne.  Il  se  résigna  enfin  à  quitter  le  bosquet;  quelque 
catastrophe  imprévue  avait  évidemment  retenu  Mavroussia;  mais  il 
espérait  malgré  tout  et,  arrêté  au  bord  du  ravin,  il  écoutait  encore, 
ne  pouvant  s'arracher  à  ces  lieux  où  le  bonheur  lui  avait  souri. 

En  sortant  du  jardin,  il  se  rendit  immédiatement  chez  le] père 
Afanasiy  pour  lui  demander  conseil.  Le  prêtre  ne  s'était  pas  couché 
de  la  nuit;  lui  aussi  avait  attendu  Mavroussia. 

—  Ne  crois-tu  pas,  dit-il,  quand  le  jeune  honmie  lui  eut  conté  sa 
déception,  qu'elle  a  simplement  reculé  au  dernier  moment? 

DÛiilo  se  récria;  il  n'admettait  pas  la  possibilité  de  cette  suppo- 
sition et  était  décidé  à  aller  trouver  Foma  et  à  le  sommer  de  lui 
laisser  voir  sa  fille. 


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SAS  REVUE  DES  DEUX  H(mDBS» 

—  Y  songes-tu  7  Tu  veux  donc  h  perdre?  répliqua  ie  jffétre* 
Mus  le  paysan  exaspéré  ne  vonliit  plus  entendre  raison. 

—  Puisqu'elle  n'est  pas  venue,  c'est  que  son  projet  de  fuite  a  élé 
découvert,  répondit -il  aux  objections  de  son  interIoc«l)eur;  par 
ooDséquent,  la  situation  ne  peut  élre  empîrée. 

—  Ayant  consenti  à  vous  fM'otèger,  je  suis  en  partie  responsable 
de  ce  qui  arrive  à  Mavroussia,  dit  alors  le  prêtore  d'un  ton  énergique 
qui  ne  souffrait  pas  de  contradiction.  C'est  donc  moi  qai  verrai 
Foma;  q^aant  à  toi,  reste  ici  et  attends  mon  retour. 

Danilo  dut  céder  à  la  volonté  du  père  Afanasiy,  et  celui-d,  tout 
plein  de  graves  appréhensions,  se  reodit  au  ch&teau.  II  ne  se  iedsait 
aucune  illusion  sur  les  difficultés  de  sa  mission,  et  sentait  fort  bien 
qu'il  ifavait  aucun  droit  d'exiger  des  explications  au  sujet  de  Ma- 
vroussia;  «i  elle  eût  été  de  ses  ouailles,  il  aurait  été  excusable  de 
s'immiscer  dans  ses  aiïaires,  mais  elle  était  juive,  qu'aivaît-il  it  y 
voir?  Cependant  le  chagrin  de  Stanilo  et  l'intérêt  véritable  qu'il 
portait  à  la  jeune  fille  le  décidaient  à  tenter  une  démarche  que  fion 
bon  sens  condamnait. 

II  approchait  du  château  quand  Foma  en  sortk. 

—  J'allais  justement  chez  toi,  lui  dit^il. 

Le  juif  le  regarda  de  travers  et  continua  de  marcher. 
Le  père  Afanasiy  régla  son  pas  au  sien  et,  quelque  peu  eBOouca- 
geant  que  fût  cet  accueil,  il  alla  droit  au  but. 

—  Je  viens  te  parler  au  sujet  de  Danilo.  Il  aime  ta  fille  depuis 
longtemps,  mais  il  n'ose  te  demander  sa  main  et  il  m'a  prié  de  ha. 
servir  d'intermédiaire. . . 

Foma  leva  son  poing  d'un  geste  menaçant  : 

•^  Si  je  le  rencontre  sur  ma  route,  malheur  à  Iuil«.  siiila-it-41 
d'une  voix  étranglée  par  la  rage.  Vous  pouvez  lui  dire  de  ma  pailt 
que  jamais,.,  jamais,  entendez-vous  bien?.,  il  ne  reverra  ma  fiU6« 

—  Que  veux-tu  dire  par  là? 

—  Je  m'entends,  rétorqua  ie  juif  d'un  air  plein  de  mystère;  et  A 
tourna  le  dos  au  prêtre  sans  le  saluer. 

Un  soupçon  effroyable  traversa  l'esprit  de  ce  dernier  ;  la  physio- 
nomie de  Foma  était  si  haineuse,  si  triomphante,  qu'il  se  demanda 
à  quel  terrible  moyen  il  avait  eu  reoouTs  pour  mettre  une  bar* 
libre  infranchissable  entre  les  deux  amans.  U  n'osait  presque  pas 
interroger  le  fond  de  sa  pensée,  tant  elle  répouyantait,  et  il  revenait 
tête  basse  vers  sa  maison  quand  il  fut  arradié  de  sa  sombre  rêiverie 
par  Danito  accouru  à  sa  rencontre. 

—  Hé  bien?  demanda  le  paysan  avec  angoisse. 

L'attitude  du  prêtre  ne  présaigeait  rien  de  satisfaisant;  il  hocha 
ia  tête  et  laissa  échapper  un  gesie  qui  trabissaSt  rinsuccës  de  99 
entreprise. 


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LB.  Jmm  DE;  aDFISf  KA.  8â3 

Maïs  où  e8t^eUe&..  L'afvez^vovs  vuel.^  Qa*ett  ft-t41  fait? 

le  n'M  sus  rien,  rôpoiiâk  tristeflMnt  k  père  Afanasff .  Fomt 

m'a  seulement  chargé  de  t'annoneer  que  tu  ne  k  reyenrais  jamaîa.». 

—  U  l'a  tHéel  —  ^'ôcm  Banib  d'ime  voix  stridente,  et,.  les  jmuL 
mytcàèB  de  sang,  kltte perdue,  il  a'élafflça^ dans  la  directimr  di 
^nBage. 

Des  groupes  de  paysans  entouraient  la  petite  maison^  de  hm»  et 
attendaient  kur  tour  pour  y  entrer.  IL  n'est  pa»  de  moujik  qui,  le 
samedi,  néglige  ce  soin  de  propreté;  le  bain,  trop  étroit  peur  cobh 
tenir  tout  k  monde  à  k  fois,  ne  déseiMplit  pas  de  k  journée. 
Les  bancs  disposés  près  de  la  porte  étaient  tous  occupés  ;  Ixm 
nombre  de  paysan  étaient  étendus  aiur  l'kerbe  et  tous  eausûent 
avec  une  grande  anîmatioii.  de  fisKendae  qui  venait  d'édaêer  à 
Kaorenka*.  Le  feu  s'était  déclaré  pendant  k  nuit  dans  k  hâta  d'un 
paysan  qui  k  veiUe  s'était  quereUè  anree  un  juif,  et  on  accusait  ce 
dernier  d'être  l'auteur  du  désastre.  Dn  témoin  oculaire  donnait  des 
deuils  sur  l'ioceBdîe,  qm  se  propageait  anree  rapidité  ;  les:  juife;,  e^er- 
més  dans  leurs  habitations  situées  à  i'ai^e  bout  dii  village,  refe- 
sajent  d'aider  au  sauvetage  ;  û  était  à  prévoir  que  toate  h  par- 
ti* de  Kamenka  occupée  par  les  paysans  aUaié  ôtre  détruite;  les 
maisons  y  étaient  rapprochées  les  imes  des  antres,  k  rivière  éloH 
gnie  ;  on  n'avait  pas  de  pompe  à  feu  et  l'on»  devait  se  c«mtenter  de 
combattre  les  flammes  avec  les  seaux  d'eau  apportés  des  puils. 
Une  grande  agitation  régnait  dans  Fauditoire,  et  Nikita,  qui  atten- 
dait aussi  son  tour  pour  entrer  au  bain,  ^ait  curieuseBient  l'effet 
produit  par  cette  narration  lugubre. 

—  Quand  donc  aarei-vo«s  k  coorage  dfeitennkier  ces  vampireti 
grondi^t41  entre  ses  dents  en  désicpmit  du  doigt  Foma  qui  se  diri- 
geait vers  k  boucherie* 

Tous  les  regards  se  tonmèreBÉ  dans  cette  direction,  et  des  imprè- 
eatioae  sourdes  parcourarenl  les  rangs,  comme  le  rovkneni  da 
tonnerre  précurseur  d'iui  orage. 

A  peine  Foma  fut-il  entré  dans  la  boutique  que  Yank  traversa  k 
rue  ;  baissant  la  tête  et  marchant  très  vite,  il  côtoyait  les  maisoas 
afin  d'éviter  le  groupe  des  paysans^  dont  à  redoutait  les  quolibets 
insultans*  Une  amertume  profonde  rongeait  son  oœur  et  ià  exécrait 
cdiin  qu'il  servait. 

—  Donne-mot  ufie  livre  de  bœuf,  dk4I  au  boucher  juif,  eiilGtisant 
semblant  de  ne  point  remarquer  Foma  assis  dans  k  boutique.. 

Le  marchanfl  coupa  une  trandiede  viande,  k  pesa  et  k  loi  remit. 

—  Tiens,  fit^il  en  tendant  la  Biain,  paie,  ça  eoAte  dix  kopecks 
anjoiurd'hui. 

Vania,  tout  en  payant,  protesta  coaire  ce  prix  exorbitaDt  an 
village. 


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3i8  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Il  y  a  une  épidémie  parmi  le  bétail,  tu  le  sais  bien,  riposta 
le  juif.  Si  tu  yeux  du  bon  marché,  prends  de  la  charogne;  d'ailleurs 
ce  sera  toujours  trop  bon  pour  toi. . 

Et,  sans  attendre  sa  réponse  il  lui  arracha  des  mains  le  morceau 
saignant,  en  prit  un  autre  d'une  couleur  douteuse  et  le  lui  jeta  à  la 
face.  Le  paysan  recula  à  demi  suffoqué  par  l'odeur  nauséabonde  qui 
s'en  dégageait. 

—  le  t'ai  donné  dix  kopecks,.,  rends-moi  mon  morceau,  fit-il 
très  pâle. 

Le  juif  compta  d'un  air  goguenard  l'argent  déposé  sur  le  comp- 
toir. 

—  Il  y  manque  deux  kopecks,  dit-il.  Tu  espérais  sans  doute  me 
tromper,  mais  tu  as  affaire  à  forte  partie,  mon  bon. 

Effectivement  la  somme  n'était  pas  au  complet,  car  une  pièce  de 
cuivre  avait  roulé  par  terre  et  gisait  à  ses  pieds  sans  qu'il  la  remar- 
quât. 

—  Je  t'ai  payé  intégralement,...  voici  les  deux  kopecks,  —  Yania 
les  lui  désigna,  —  prends-les... 

—  Ramasse-les  toi-même,  rétorqua  le  juif.  Je  ne  suis  pas  ton 
serviteur...  —  Un  éclair  traversa  les  yeux  du  cabaretier.  —  Non  ! 

—  dit-il  en  serrant  les  lèvres. 

Foma  ricanait  et  suivait  cette  scène  avec  une  satisûiction  évi- 
dente. 

—  Tiens  bon  I  dit-il  à  son  coreligionnaire. 
Celui-ci  s'élança  sur  Yania  et  le  secoua  rudement. 

—  Chien  de  chrétien,  rugit-il,  je  t'obligerai  à  ramasser  cet  argent 
avec  tes  dents  et  à  lécher  la  poussière  du  plancher... 

Yania,  blême  de  rage,  repoussa  le  juif  avec  tant  de  violence,  qu'i 
l'envoya  rouler  à  l'autre  bout  de  la  pièce.  Mais  le  boucher,  se  rele- 
vant aussitôt  avec  la  souplesse  d'un  tigre,  tira  de  s^  ceinture  le 
long  couteau  dont  il  se  servait  pour  dépecer  la  viande,  se  rua  sur 
le  paysan,  et  avant  que  celui-ci  eût  le  temps  de  parer  le  coup,  il  le 
lui  enfonça  dans  le  bras.  Yania  couvert  de  sang  se  précipita  sur  le 
perron  : 

—  Frères  1  cria-t-il,  le  juif  m'assassine  I 

Au  même  instant,  Danilo  accourait  vers  le^  bain.  Tête  nue,  les 
cheveux  au  vent,  les  traits  décomposés,  hagard,  il  était  comme  fôu  : 

—  Frères  !  cria-t-il,  Foma  a  égorgé  sa  fille  parce  qu'elle  voulait 
devenir  orthodoxe... 

—  Yengeancel..  Vengeance  au  nom  de  la  sainte  fcil 

Sa  voix  retentissait  comme  le  clairon  sonnant  l'attaque.  Les  pay- 
sans se  levèrent  dans  un  tumulte  indescriptible.  Nikita,  oubliant  ses 
infirmités,  parcourait  les  rangs  en  répétant  le  «ri  séditieux  de  Danilo. 
Plusieurs  moujiks  coururent  à  leurs  hâtas  et  revinrent  armés  de 


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LE  JOIF  DE  SOFIEYKA.  3&9 

faux,  de  fourches,  de  bâtoDS.  Tous  les  visages  étaient  bouleversés, 
la  haine,  longtemps  réprimée,  débordait  ;  on  n'aurait  pas  reconnu 
dans  ces  êtres  hurlant,  gesticulant,  avides  de  sang  et  de  cam&ge 
les  hommes  paisibles  d'autrefois.  Yania,  sans  prendre  la  peine 
d'étancher  le  sang  de  sa  blessure,  les  entraînait  chez  le  boucher. 
Au  bruit  du  tumulte,  les  deux  juifs,  affolés  de  terreur,  s'étaient  bar- 
ricadés derrière  le  comptoir  et  attendaient  leur  sort  ea  tremblant. 
Les  paysans  firent  irruption  dans  la  boutique  : 

—  Qu'est  devenue  ta  fille?  demanda  Danilo  en  tirant  Foma  de 
dessous  le  comptoir  et  en  le  traînant  jusqu'au  milieu  de  la  pièce. 

Un  cercle  menaçant,  vociférant  des  imprécations,  les  entoura. 
Foma,  accroupi  sur  le  plancher,  le  dos  voûté,  la  tête  dans  ses  épaules, 
marmottait  : 

—  Je  l'ignore,.,  je  t'assure  que  je  n'en  sais  rien... 

Nikita,  la  face  enflammée,  écarta  violemment  la  foule,  repoussa 
Danilo;  il  brandissait  une  faux  qui  miroitait  au  soleU,  et,  se  jetant 
sur  Foma,  il  lui  fendit  le  crâne  : 

—  Béni  soit  le  ciel,  cria-t-il  d'une  voix  tonnante,  qui  me  permet 
enfin  de  venger  mon  maître  I 

Une  large  mare  de  sang  s'étendit  dans  la  pièce  et  baigna  les  pieds 
des  paysans;  la  vue,  l'odeur  de  ce  sang  leur  monta  au  cerveau. 
Les  instincts  féroces  de  ces  hommes,  résignés  jusque-là,  s'éveillè- 
rent tout  à  coup.  Yania  saisit  le  boucher  qui,  blotti  derrière  une 
armoire,  geignait  et  demandait  grâce;  les  paysans  regorgèrent 
sans  pitié. 

XIX. 

Après  avoir  conduit  sa  mère  et  Mavroussia  à  Kamenka,  Savka 
retournait  chez  lui  au  pas  lent  de  sa  troïka  fatiguée;  il  sifflotait  gai- 
ment  : 

—  Danilo  sera  bien  malin  s'il  parvient  jusqu'à  Mavroussia  main- 
tenant, pensait-il,  faisant  claquer  sa  langue  en  signe  de  satisfac- 
tion. Quant  à  cette  folle,  on  saura  la  forcer  à  abandonner  ses  lubies. 

Le  savoir-faire  de  ses  parens  lui  inspirait  une  confiance  absolue. 
Étendu  sur  la  paille,  au  fond  de  la  charrette,  il  laissait  librement 
flotter  les  rênes  ;  la  chaleur  de  midi,  jointe  à  la  fatigue,  l'assoupis- 
sait peu  à  peu.  Une  voix  brusque  le  fit  sortir  de  sa  somnolence  ;  sa 
télègue  était  arrêtée  au  milieu  de  la  route,  et  à  cô^é  de  lui  se  tenait 
le  mercier  de  Sofievka.  Il  n'avait  plus  figure  humaine  et  tremblait 
de  tous  ses  membres  : 

—  Retourne  vite  d'où  tu  viens,  et  prends-moi,  dit-il  d'une  voix 
éteinte. 

Et  il  lui  conta  la  fin  tragique  de  Foma  et  du  boucher. 


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SM  REVUE'  BIf  DEUX  HONDB* 

--  le  suis  parv^eau  à  «'échapper,  ma»  nui  fenuD^at  nea  entiBa 
sont  testé^mi  village;.^  je  sois*  sûr  qi^ib  sont  ounoau»^  à Tbaiiia 

Et  le  juif  se  mît  à  pieurer^tout  es  ser  bissant  éhnaila  tâégisev  Boo- 
leîfssaè  par  TdOBroyaÛe  nouveUe^  Sai^ka  tovna  bri^  aussitôt* 


Le  soir  de  ce-  même  joar,  Sanaenka  étail  ra  feu;  les  ps^wna 
n'avaient  pu  se  rendre  maîtres  de  TûBicendie  et,  l-attribuant  à  ks  md»* 
t«iUaace  des  jaifsv  ils  avaifent  ea/nihs  les  habitattona  de  ces  d^tiiers  ; 
dans  lear  exaspévatioD,  ils  détraîsaieiiit  tout  ce  qo»  )ew  tombait  sraa 
lamaim  Le»  meubles,  les  provisàona^  ôtaseat  précipités  par  les  fenêtres 
aa  milieu  da  la  rue;  les  boutiques  étaîent  saccagées;  des  moncean 
d'étoffes,  de  toiles,  de  vêtemens  jonchaient  le  sol  ;  çà  et  là  gisaîevi 
des  sacs  déchirés,  d'oi  s^échappait  la  ferioe  ;  les  paysannes,  les*  ei^ans 
évaotratent  les  coussins,  le»  matelas,  tatlia(kient  wee  rage  ces 
ridiessea,  produits  de  leur  sueur*  IVépaia  auageai  de  duvet  blane 
flottaient  dans  les  airs.  Des  moutons,  de«  vaches^  brusquement  arfa* 
cikéas  à  leurs  établea  erraient  en  mugissant  avec  effroi.  Les  cabarets 
étaient  démolis  ;  on  en  tirait  des  tonneara  qu'on  défonçait  à  grand» 
ccmps  de  hache;  des  âots  de  vodka  copiaient  partoat  sans  que  per- 
soime  songeât  à  en  profiter. 

Les  paysans  se  livraient  à  une  œurvre  de  dévaaiatien,  mais  ne  pil^ 
latent  pas  ;  la  soif  de  la  vengeance  seule  les  animait.  L'un  d'eui,  sur-' 
pris  par  ses  compagnons  au  mHnent  ctb  'A  s'emparait  d'une  montre,, 
avait  été  aussitôt  roué  de  coups  et  ignominieusement  chassé.  Lea 
juifs  glapissaient  et  défendaient  leur  bien  comme  ils  pouvaient, 
mais  les  agresseurs  étant  supérieurs  en  nombre,  ils  avaient  pour 
la  plupart  fini  par  abandonner  leurs  demeures  et  fuyaient  vers  la 
ville. 

Sans  une  des  dernières  maôsons  du  village,  des  fermes  se  hâtaôeat 
d'emporter  le  plus  de  bardes  possible  en  se  les  superposant  sur  la 
doa;  lea  hommes  fouillaient  ]m  armoires  à  la  recherche  de  leurs 
effets  précieux,  qu'ils  entassaient  dans  dea  coffres  poriatife*  Cette 
maison  était  encore  intacte,  et  ses  locatalrea  s'enapressaienl  de  se 
sauver  avec  tout  ce  qv'ib  peùvaiexit  ramener  : 

--^  Où  est  Mavroiis»a7  Je  ne  la  Tois  pas?  demanda  tout  h  eowf^ 
Befcecea,  qui  éteufiaic  soua  l'amas  de  mauteawx  et  de  d&àles  qui  la 
couvraient  : 

-^  le  n'en  aais^  rien^  répemlit  Savka  d'un  ton  bourru  et»  hisgaast 
un  lourd  paquet  sur  ses  épaules. 

—  Mavroussial  Mavroussial  cria  la  mère. 
Personne  ne  répondit  à  cet  appei 

—  Allons,  dépêchons-nous!  fit  un  autre  juif,  sinon  nous  i 
perdus.  La  maison  voisine  brûle  d^  : 


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_      ^ ^^^WWW^W^P^SBWgJ^l*'    -^    ->^r^-     ^    -^^gsr-J- .t:;,^y.,igg>Hl.  ^' ■     1   Jtft— Il    -j^  m  I  II  —P^  ■  I J*  .P^.  _ i^   - -^ 


LE  TUtF  Itt  SQFIBTKA.  861 

—  Ma  fille I..  qu'est-elle  devenue?  insista  Rebecca  hésitante, 

—  Puisse-t-elle  être  foudroyée  I..  gronda  Savka  en  accompar 
gnant  ce  souhait  d'un  juron. 

Et  il  entraîna  sa  mère  à  la  suite  des  fuyards. 

La  nouvelle  des  désordres  de  Kamenka  s'était  répandue  aux  envi- 
rons avec  une  célérité  extraordinaire,  et  plusieurs  paysans  de 
Sofievka  étaient  accourus  prêter  main-forte  à  leurs  frères.  Danilo 
se  distinguait  pftrmi  les  plus  enragés.  La  chemise  déchirée,  les 
mains  ensaQgla0téeS|  les  traits  contractés,  livides,  un  trou  iéant 
au  front  d'où  découlait  un  filet  vermeil,  il  se  présentait  comme 
l'apôtre  de  la  vengeance.  Le  premier  dans  la  mêlée,  il  encoura* 
geait  ses  compagnons,  et,  une  fourche  à  la  main,  il  frappait  aveu- 
glément de  tous  côtés,  insensible  aux  coups  qui  Tatteignaient.  Les 
lueurs  pourpres  de  l'incendie  embrasaient  le  ciel,  qui  n'était  qu'un 
vaste  dôme  écarlate.  Une  fumée  dense  s'amoncelait  au-dessus  des 
hâtas  détruites  ;  de  temps  en  temps,  une  poutre  noircie  tombait,  un 
toit  s'effondrait,  un  mur  encore  debout  croulait  en  écrasant  les 
blessés,  dont  les  plaintes  déchirantes  se  mêlaient  au  fracas  de 
l'éboulement.  Des  langues  de  feu  avides  de  victimes  rampaient  des 
deux  côtés  de  la  rue.  Une  bouflee  de  vent  jeta  quelques  étincelles  sur 
le  toit  de  la  maison  que  venait  d'abandonner  la  famille  de  Rebecca; 
il  flamba  comme  une  énorme  gerbe  de  quelque  feu  d'artifice  fantas- 
tique. 

—  Alimentons  le  feu,  frères  I  cria  Danilo. 

n  tenait  un  tison  d'une  main  et  sa  fourche  de  l'autre. 

Soudain  la  porte  de  la  hâta  s'ouvrit  et,  sur  le  perron  à  moitié 
brûlé,  menaçant  de  crouler,  apparut  Mavroussia,  les  vêtemens 
défaits,  les  cheveux  épars,  les  yeux  égarés,  la  bouche  tordue  par 
un  rictus  insensé. 

—  Ma  bien-aiméel  s'écria  Danilo  en  laissant  tomber  ses  instru- 
mens  de  vengeance  et  en  se  précipitant  vers  elle  les  bras  tendus. 

—  Arrière!  cria  la  juive  d'une  voix  éclatante  et  arrêtant  le  jeune 
homme  d'un  geste  imposant.  Le  cadavre  de  mon  père  ^orgé  pi^ 
toi  et  les  tiens  se  dresse  entre, toi  et  moi;.,  tes  mains  sont  teintes 
du  sang  de  mon  peuple.  Chrétien  qui  prétends  aimer  et  qui  massa- 
cres, sois  maudit  !..  Le  Dieu  d'Israël  est  le  vrai  Dieu! 

KUe  rentra  précipitanunent  dans  les  flammes,  qui  l'enveloppè- 
rent de  leur  étreinte  mortelle.  Danilo  poussa  un  cri  déchirant  et  se 
jeta  sur  ses  traces;  comme  il  franchissait  le  seuil  de  la  maison,  le 
toit  s'effondra  avec  un  fracas  sinistre  et  les  ensevelit  tous  deux  sous 
ses  débris  fumans. 


Y.   ROUSLANE. 


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LE 


BUDGET    DE    1884 


ET      LA 


SITUATION  FINANCIÈRE  DE  LA  FRANGE 


n  y  a  juste  un  an,  nous  examinions  ici  la  situation  des  finances 
françaises  (1).  Nous  le  faisions  avec  la  sincérité  gui,  malgré  l'opinion 
de  quelques  étourdis,  est  un  devoir  patriotique  en  pareil  cas.  Rien 
n'est  plus  puéril  et  plus  superflu  que  de  chercher  à  dissimuler  des 
périls  qu'on  ne  peut  surmonter  qu'à  force  de  franchise  et  de  réso- 
lution. Rien  de  plus  injurieux  non  plus  pour  une  grande  nation 
démocratique  que  de  la  traiter  en  petite-maltresse  qui  a  ses  nerfs, 
ses  susceptibilités,  qui  redoute  toute  révélation  désagréable  et  qui 
ne  veut  jamais  avouer  qu'elle  ait  commis  des  fautes,  ni  reconnaître 
qu'elle  doive  s'efforcer  de  les  réparer.  Dans  les  questions  de  finances 
surtout,  il  faut  parler  net,  sans  ambages  et  sans  hésitation.  C'est  ce 
devoir  que  nous  avons  rempli  l'an  dernier  et  dont  nous  allons  nous 
acquitter  aujourd'hui  de  nouveau.  Il  y  a  un  an,  la  situation  com- 
mençait à  être  compromise;  cette  année,  elle  est  plus  mauvaise; 
dans  deux  ou  trois  ans,  si  l'on  n'y  prenait  garde,  elle  serait  tout  à 
fait  grave.  Ces  mots  peuvent  paraître  empreints  d'une  certaine  bru- 
talité; ils  n'ont  cependant  rien  d'excessif.  Dn  simple  coup  d'œil 
jeté  sur  les  élémens  principaux  de  nos  finances  les  justifie.  Depuis 
la  guerre,  on  le  sait,  la  France  a  traversé  deux  périodes  très  diffé- 
rentes; l'une  qui,  de  1871,  s^étend  jusqu'à  1875,  période  labo- 

(1)  Voyei  U  Revue  du  l*'  ayril  1882. 


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LE  BUDGET   DE   188&.  353 

rieuse,  pleine  de  difficultés  et  d'efforts,  où  le  gouvernement  est 
aux  maios  d'hommes  prudens,  circonspects,  qui  mettent  leur  hon- 
neur à  établir  courageusement  des  impôts  productifs  et  à  res- 
treindre l'accroissement  des  dépenses.  Ce  sont  ces  honmies  qui 
ont  restauré  le  crédit  de  la  France  et  qui,  malgré  le  poids  terrible 
de  la  dette  nouvelle  constituée  par  la  guerre,  nous  ont  rendu  et 
laissé  des  finances  excellentes.  La  seconde  période  part  de  1876  ou 
1877,  pour  expirer  en  1881;  ce  qui  la  caractérise,  c'est  qu'elle 
recueille  les  fruits  des  sacrifices  de  la  précédente;  à  la  gène  suc- 
cède alors  une  large  aisance,  qui  bientôt  se  transforme  en  une  pro- 
spérité que  l'imagination  grandit,  et  dont  toutes  les  têtes  finissent 
par  être  éblouies  et  grisées.  Quels  que  soient  alors  les  ministres 
qui  se  succèdent  trop  rapidement  au  pouvoir,  l'influence  réelle, 
l'engagement  et  le  vote  des  dépenses,  la  disposition  de  l'impôt  sont 
aux  mains  de  la  majorité  ardente  et  inexpérimentée  du  parlement. 
Gelle-d  n'a  ni  règle,  ni  mesure,  ni  connaissance  des  choses,  ni  con- 
ception des  vrais  besoins  et  des  devoirs  stricts  de  l'état.  Elle  a  rêvé 
je  ne  sais  quelle  politique  d'ostentation  qui  doit  répandre  sur  le 
pays  des  bienfaits  de  tonte  sorte;  elle  est  d'une  générosité  naïve, 
d'une  prodigalité  systématique;  elle  a  toutes  les  ambitions  et  tous 
les  caprices  :  il  lui  faut  une  armée  et  des  forteresses  supérieures  à 
celles  de  l'Allemagne,  une  marine  et  des  colonies  égales  à  celles 
de  l'Angleterre,  des  écoles  plus  belles  que  celles  de  la  Suisse,  des 
constructions  gigantesques  de  chemins  de  fer  comme  aux  États- 
Unis;  il  lui  faut  encore  ce  que  ne  connaissent  pas  ces  pays,  la  satis- 
faction des  appétits  d'une  clientèle  électorale  nombreuse,  affamée 
et  insatiable,  et,  pour  y  arriver,  la  mise  à  la  retraite  de  tous  les 
anciens  fonctionnaires  de  l'état,  ce  qui  désorganise  les  services  et 
accroît  sans  cesse  le  poids  des  pensions  civiles,  la  création  de 
places  nouvelles,  l'augmentation  de  tous  les  petits  et  moyens  traite- 
mens.  En  face  de  toutes  ces  causes  de  dépenses,  qui  ne  se  sont 
jamais  rencontrées  toutes  à  la'fois  chez  aucun  peuple,  la  majorité 
ignorante  et  insouciante  de  nos  parlemens  ne  veut  placer  aucune 
augmentation  de  recettes  :  l'Angleterre,  les  États-Unis,  la  Belgique, 
la  Suisse,  tous  les  pays  enfin,  quand  leur  crédit  public  s'est  relevé 
après  une  crise,  en  profitent  pour  convertir  sans  délai  leurs  anciennes 
dettes;  en  France,  on  attend  six  ou  sept  ans  pour  s'occuper  d'ime 
conversion  que  les  circonstances  ont  longtemps  rendue  facile,  et 
quand  enfin  on  s'y  résout,  c'est  sous  la  pression  irrésistible  du  défi- 
ât. Dans  tous  les  pays  que  nous  venons  de  nommer,  si  l'état  s'oc- 
cupe des  caisses  d'épargne  ou  d'institutions  philanthropiques, 
comme  les  caisses  de  retraite,  c'est  en  accordant  seulement  à  ces 
établissemens  sa  garantie  et  en  ne  leur  servant  qu'un  intérêt  stric- 

Toa  LTU.  —  1883.  23 


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.354  REYDE  DES  DEUX  MONDES. 

tement  égal  à  rintérêt  qu'il  serait  obligé  de  ptyer  lui«màme  s'il  em- 
pruntait au  graudjour;  en  France,  on  s'ol)stine,  depuis  dix  ana,sous 
prétexte  de  philanthropie,  à  allouer  aux  déposans  un  intérêt  qui  ^ 
d'un  cinquième  et  parfois  d'un  tiers  plus  élevé  que  celui,  des  enopirunts 
nouveaux  contractés  par  l'état.  Dans  liçs  pays  où  l'on  fait  beaucoup  ide 
•chemins  de  fer,comme  aux  États-Unis,  le  gouvernement  se  garde  bien 
de  les  construire  ou  de  les  exploiter;  l'Angleterre,  pour  ses  travaux 
de  ports  et  de  docks,  s'en  remet  à  des  sodétés  privées  ou  à  des 
corporations  locales,  qui  perçoijvent  des  droits  au  moyen  desquels 
elles  se  rémunèrent  de  leurs  dépenses;  en  France,  depuis  187â, 
l'étst,  bien  loin  de  les  solUdter,  a  repoussé  dédaigneusement  tous 
les  concours  qu'il  eût  dû  rechercher.  En  même  temps,  Ton  dégrève; 
on  se  vante  d'avoir  diminué  de  300  millions  de  francs  les  impûts, 
«t  l'on  ne  réfléchit  pas  que  ces  dégrèvemens  ont  été  si  malencour 
treusement  combinés  que  la  plupart  n'ont  profité  en  rien  à, la  pro- 
duction nationale,  que  l'un  des  plus  considérables,  par  exenq^, 
isalui  sur  les  ^ns,  a  &it  perdre  au  trésor  70  millions  de  ûanos 
«ms  qu'il  soit  possible  de  dii^e  que  personne,  pas  même  ies  con- 
sommateurs, ait  bénéficié  de  cette  décharge.  Le  vieux  mot  «  d'état 
Providence  i»^e^  sans  doute  bien  usa;  nos  députés,  qui  ne  croient 
plus  à  la  Providence,  semblent  n'avoir  pas  perdu  toute  foi  au 
surnaturel,  tellement  ils  violent  avec  acharnement  les  règles  dotla 
nature  des  cihoses.  La  conduite  des  finances  de  la  JFrance,  (depuis 
six  ans,  ressemble  à  une  féerie  où  des  milliards  inépuisables  seraient 
à  la  disposition  des  caprices  infinis  d'un  homme  longtemps  pauvre 
et  soudainement  enrichi.  C'est,  en  effet,  une  politique  d'apparat  et 
de  décor  que  l'on  applique  avec  persévérance.  Les  mêmes  >entrat- 
nemens,  les  mêmes  illusions,  les  mômes  rêves  que  l'on  trouve  dans 
le  gouvernement  central,  on  les  rencontre  dans  les  trois  quarts  des 
communes  et  les  trois  quarts  des  dépotlemens  de  France.  €'est  tm 
personnel  inexpérimenté  et  naïvement  prodigue  qui  a  pris  peases- 
sioB  de  la  plupart  des  aaseooblées  locales,  et  il  exagère,  lui  aussi, 
les  dépenses  utiles,  multiplie  les  superflues,  développe  les  eitraoF- 
dinaires,  et  se  lance  à  corps  perîdu  dans  les  emprunts  >6t  les 
déficits. 

I. 

En  nous  bornant  aux  finances  nationales,  il  est  aisé  de  montrer 
que  ce  jugement  n'est  pas  trep  sévère.  La  situation  des  derniers 
exercices  budgétaires  en  ifait  foi.  Le  dernier  budget  du  second 
empire,  régime  que  l'on  ne  peut  taxer  à  coupeur  d'excessive  par- 
cimonie, s'élevait  en  dépenses  à  1  milliard  0^  millions;  M  ô'afgît 


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.-mltift  .■*■■  ->4 


id  dtt  seut  btidget  CNrdiDaire  de  l'état,  qui  laisse  ea  dehofs  te  bud- 
get, dh  sur  ressources  spéciales»  lequel  comprend  mie  partie  des 
recette»  et  des  dépenses  loeaks.  En  1&75,  aimée  où  Ton  peut  con- 
sidérer que  Ton  airait  comprs  dans  le  budget  toutes  les  dépenses 
essentiellesy  soit  militaires»  soil  civiles,  et  l'intérêt  intégral  des 
emprunts  de  guerre,  on  arrive  au  diiflre»  de  2  milliards  626  mit- 
liODS«  C'est  1  milliard  5  millions  de  plus  qu'en  1869  ;  or,  comme 
les  diarges  de  la  guerre  se  sont  élevées  à  9  milliards  1/2  ou  10  mil^ 
liards  approximativemei^,  ta  dotation  des  services  ministériels  avait 
pu  être  accrue  de  i  à  500  millions  de  francs  dans  cet  intervalle  de 
1^  années.  On  avait  lieu  de  penser  que  le  budget  de  1875  ainsi 
étid)li  était  suffisamment  doté;  il  contenait  tout  le  nécessaire  et  tout 
l'utile;  il  est  même  vraisemblable  qn'il  81*7  rencontrait  du  superflu. 
Prétendre  que  ce  budget  de  1875  ne  dût  jamais  être  dépassé,  c'dlt 
été  sans  doute  une  rigueur  trop  stoïque;  mais  on  pouvait  espérer 
et  vouloir  que  ces  accroissemens  de  dépenses,  qui  s'imposent  mx 
peuples  riches  de  même  qu'aux  particuliers,  fussent  modérés  et 
lents.  Gomme  dans  tout  budget  bien  ordonné  il  y  a  une  partie  qui 
reste  à  peu  prés  fixe  :  la  dette,  et  que  celle-ci,  dans  le  budget  fran» 
çois,  exigeait,  en  1875,  une  dotation  de  plus  de  1  milliard,  la  par- 
tie da  budget  d'alors  qui  était  susceptible  de  s'accroître  dans  les 
années  suivantes,  ne  représentait  que  1  milliard  600  millions  de 
francs  en  chiffres  ronds*  En  admettant  que  cette  partie  du  budget, 
réservée  à  ce  que  l'on  appelle  les  services  ministériels,  fût  rai- 
sonnabiement  augmentée  de  2  pour  100  par  année,  on  aurait  eu 
un  accroissement  annuel  des  dépenses  de  S2  millions  de  francs 
environ.  Le  budget  de  188i  pourrait,  dans  cette  hypothèse,  être 
supérieur  de  288  millions  environ  au  budget  de  1875,  ce  qui  eût 
porté  ce  budget  de  188i  au  chiffre  de  2  milliards  91&  millions, 
^core  doitK)n  dire  que  la  possibilité  de  convertir  ta  dette  publique 
constituée  en  5  pour  100  eût  pu  et  dû  faire  profiter  le  trésor  d'une 
économie  de  60  à  70  millions  de  francs  environ,  de  sorte  que,  en 
défoitive,  si  nos  finances  avaient  été  conduites  depuis  1875  avec 
une  prudence  moyenne,  conformément  aux  principes  de  M.  Thiers, 
nous  nous  trouverions  pour  l'année  188i  en  face  d'un  budget  ordi- 
naire de  2  milliards  850  millions  au  maximum.  Or  le  budget  que 
nous  propose  M.  Tirard,  budget  incomplet,  qui  sera  certainement 
dépassé  dans  une  large  mestire,  atteint  la  somme  de  8  milliards 
108  millions;  ce  sont  des  chiffres  de  prévision,  antérieurs  de  six 
mois  à  l'ouverture  de  î'exercice;  les  crédits  supplémentaires  feront 
leur  œuvre,  comme  toujours,  et  il  n'y  a  aucune  invraisemblance  à 
jnrésumer  que  le  budget  réel  ordinaire  de  1884  s'élèvera  à  3  mil- 
liards aOO  millions  au  moins  ;  dans  les  années  précédentes,  m  effet. 


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356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  crédits  supplémentaires  ont  rarement  été  au-dessous  de  200  mil- 
lions de  francs  et  ont  souvent  dépassé  ce  chiffre.  En  ne  les  portant 
que  pour  100  millions,  nous  comptons  sur  un  retour  de  nos  légis- 
lateurs à  la  sagesse.  Présenté  avec  un  chiffre  officiel  de  dépenses 
de  3  milliards  103  millions,  évaluation  qui,  sans  aucun  doute,  se 
transformera  en  une  réalité  de  3  milliards  200  millions,  le  budget 
de  188i  dépassera  de  1  milliard  680  millions  celui  de  1869  et  de 
près  de  600  millions  celui  de  1875.  En  disant  qu'il  eût  pu  et  dû 
être  moindre  de  250  à  300  millions,  nous  faisons,  en  vérité,  preuve 
de  peu  d'exigence. 

Par  quelles  étapes  est-on  arrivé  du  chiffre  très  suffisant  de  2  mil- 
liards 626  millions  de  dépenses,  en  1875,  au  chiffre  vraiment  extrar 
vagant  de  3  milliards  103  millions  et  plus  probablement  de  3  mil- 
liards  200  millions  pour  188i?  Jusqu'en  1880  inclusivement,  la 
progression  n'est  pas  excessive  :  les  dépenses  de  cet  exercice,  en  efiet, 
s'élèvent  à  2  milliards  826  millions  de  francs,  ce  qui  n'excède  que  de 
200  millions  celles  de  l'exercice  1875;  ainsi,  en  ces  cinq  années, 
l'augmentation  des  dépenses  a  été  de  àO  millions  en  moyenne  par 
an;  c'est  une  proportion  qui  ne  dépasse  pas  de  beaucoup  celle 
que,  par  un  esprit  peut-être  exagéré  de  concession,  nous  admet- 
tions comme  raisonnable  et  permise.  De  1875  à  1880,  en  effet,  le 
gouvernement  a  encore  été  dans  des  mains  ayant  quelque  expé- 
rience, quelque  souci  des  traditions,  quelque  clairvoyance;  la 
chambre  ne  se  sentait  pas  aussi  complètement  maîtresse,  elle  était 
moins  impérieuse,  moins  enivrée;  elle  se  laissait  moins  entraîner 
par  le  hasard  et  le  caprice.  A  partir  de  1881,  la  règle  et  la  mesure 
disparaissent;  le  budget  de  1884,  tel  qu'on  nous  le  présente,  offre 
un  accroissement  de  277  millions  relativement  au  budget  de  1880, 
et  si  l'on  tient  compte  de  ce  que  le  budget  de  188&  est  un  budget 
de  prévision  et  qu'on  y  ajoute  la  proportion  moyenne  des  crédits 
supplémentaires  des  dernières  années,  on  voit  que  les  dépenses  de 
l'an  prochain  dépasseront  de  &00  millions  environ  celles  de  1880. 
De  1880  à  188â,  l'accroissement  annuel  des  dépenses  aura  été 
deux  fois  et  demie  plus  considérable  que  pendant  la  période  de  1875 
à  1880. 

On  pourrait  se  consoler  de  cette  prodigalité  en  se  disant  que,  si 
énormes  qu'elles  soient,  si  inouïes  chez  tous  les  peuples  et  dans 
tous  les  temps,  nos  dépenses  budgétaires  ne  dépassent  pas  les  forces 
contributives  du  pays,  que  le  bien-être  des  Français  n'en  est  que 
médiocrement  réduit,  que  la  production  nationale  n'en  éprouve 
aucun  détriment  notable  et  que  notre  vitalité  ne  s'en  trouve  pas 
atteinte.  Il  n'en  est  malheureusement  pas  ainsi.  Les  symptômes  les 
plus  signiGcatifs  et  les  plus  graves  témoignent  que  nos  finances 


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LE  BUDGET  DE   188&.  367 

sont  en  souffrance,  que  Tindustrie,  le  commerce  et  Tagriculture 
languissent  et  que  le  poids  des  impôts  se  fait  lourdement  sentir.  Il 
y  eut  une  courte  période  d'années  où  la  France  jouH  des  avantages 
et  de  la  gloire  d'avoir  des  budgets  en  excédent  réel  des  recettes 
sur  les  dépenses;  c'est  la  période  de  1875  à  1880  inclusivement. 
Pendant  une  année  de  transition,  en  1881,  on  put  croire  que  l'on 
avait  encore  un  excédent,  mais  il  n'était  qu'apparent;  il  tenait  à 
deux  circonstances  anormales  ;  on  avait  transporté  au  budget  extraor- 
dinaire une  somme  notable  de  crédits  qui  étaient  affectés  à  des 
dépenses  permanentes  et  qui  régulièrement  eussent  dû  figurer  au 
budget  ordinaire;  et,  en  outre,  on  avait  porté  en  recettes  au  bud- 
get ordinaire  80  millions  de  francs  qui  n'étaient  pas  une  ressource 
propre  à  l'exercice  en  cours  et  qui  provenaient  des  reliquats  d'exer- 
cices antérieurs.  Sans  ces  deux  procédés,  que  tous  les  financiers 
rigoureux  considéreront  comme  irréguliers,  le  budget  de  1881,  au 
lieu  d'un  excédent  apparent  et  officiel  de  111  millions  de  francs, 
serait  en  déficit  réel  d'une  cinquantaine  de  millions.  A  partir  de 
1882,  le  déficit  ne  peut  plus  être  nié,  il  est  impossible  de  le  main- 
tenir à  l'état  latent.  Quoiqu'on  ait  porté  au  budget  ordinaire  de 
cet  exercice  un  ensemble  de  ressourcés  montant  à  1A5  millions 
provenant  d'exercices  antérieurs  (page  70  de  l'exposé  des  motifs  de 
1884),  quoique  le  budget  extraordinaire  comprît  encore  pour  70  mil- 
lions environ  de  dépenses  ordinaires,  M.  le  ministre  des  finances 
avoue  que  l'excédent  provisoire  des  dépenses  du  budget  de  1882 
est  de  i7  millions  de  francs.  Encore  ajoute-t-il  qu'il  réduit  le  déficit 
à  ce  chiffre  en  retranchant  60  millions  d'annulations  probables  de 
crédits  en  fin  d'exercice;  or  rien  ne  prouve  que  les  annulations 
atteignent  cette  somme. 

Arrêtons-nous  un  instant  à  ce  budget  de  1882,  le  dernier  écoulé; 
il  vaut  vraiment  la  peine  qu'on  l'examine,  car  il  montre  mieux  que 
tout  autre  en  quelle  situation  nouvelle  sont  les  finances,  hier  encore 
si  magnifiques,  de  la  France.  Cet  exercice  1882  est,  non  pas  le  pre- 
mier qui  soit  en  déficit  réel,  car  celui  de  1881  était  aussi  dans  ce 
cas,  mais  le  premier  qui  soit  en  déficit  officiel.  On  nous  dit  que  ce 
déficit  ne  dépassera  vraisemblablement  pas  i7  millions  ;  c'est  déjà 
une  grosse  somme,  mais  combien  elle  s'accrott  quand  on  examine  les 
choses  de  prés  I  M.  Léon  Say,  dans  l'élaboration  du  budget  de  l'exer- 
cice courant,  M.  Allain-Targé  lui-même,  et  en  définitive  la  chambre, 
ont  reconnu  que,  jusqu'à  la  fin  de  l'année  1882  inclusivement,  on 
avait  porté  indûment  au  budget  sur  ressources  extraordinaires  tout 
un  ensemble  de  dépenses  montant  à  70  ou  80  millions  de  francs  qui 
auraient  dû,  d'après  les  règles  d'une  bonne  comptabilité,  figurer  au 
budget  ordinaire.  Le  budget  ordinaire  de  1882,  qu'on  nous  dit  se 


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Kft  RETOE  MS  DEOX  MOSDCS. 

solder  par  un  défiât  de  M  nâlions  de  francs,  ne  conteoMl  dune  pn 
toutes  les  dépenses  qu'il  eût  dû  contenir.  Pour  avoir  ce  total  de 
d^ienses,  il  faut  commeacer  par  ajouter  70  mâttioiis  au  moifiB^  aknrs 
le  défick  de  1882  passe  de  &7  Boiltioos,  dnffre  officiel,  à  117  miK 
lions.  €e  n'est  pas  tout  :  si  le  budget  ordinaire  de  1882  est  incomplet 
en  d^ensesy  d'avtre  part,  — ce  qui,  au  lieu  d'être  use  compensation^ 
est  une  aggravation, — on  Fa  iaît  profiler  de  recettes  qui  n'^>partien- 
nenl  pas  à  l'exercice  et  qui,  par  conséquent,  sont  des  recettes  extra- 
ordinaires. Ces  ressouroes  étrangères  attribuées  au  budget  de  1882 
s'âèvent,  d'^après  M»  Tirard,  à  iàb  millions  1/2  ;  mais  comme  dans 
cette  somme,  M  milUons  en  chiffres  ronds  avaient  une  affedation 
q>éciale  et  se  sont  trouvés  consacrés  i  des  dépenses  qui  ne  se  repré^ 
senteront  pas  chaque  année,  nous  ne  devons  tenir  compte  que  de 
50  nûlUoDs  empruntés  à  des  reliquats  d'exerdces  antérieurs  et  ver- 
sés à  tort  dans  la  masse  commune  des  ressources  ordinaires  de 
l'exercice  1882.  Si  l'on  défalque,  comme  on  doit  le  laire,  cet  appcai 
irrégutier  de  50  miHions,  le  déficit  réel  de  l'exercice  1882  se  trouve 
porté  à  167  millions  en  cUi&es  ronds.  Toilà  la  vérité  :  le  dernier 
exercice  connu,  si  l'on  compare  l'ensemble  des  dépenses  vrainoeot 
ordinaires  à  l'ensemble  des  recettes  vraiment  ordinaires^  se  trouve 
affligé  d'un  déficit  de  167  mitiions  de  francs.  Que  doit-on  attendre 
du  budget  de  188i,  qui  s^offre  au  parlement  avec  un  chiffre  de 
dépenses  supérieur  de  près  de  200  millions  de  francs  au  cUffre 
des  ressources  ordinaires  de  1882  ?  Si  le  défidt  réel  de  ce  dernier 
exercice  est  de  167  millions,  que  ne  peut-on  pas  appréhender  pour 
Texercice  prochain  ? 

Il  ne  nous  échappe  pas  que,  par  certains  argumens  spédeu,  od 
essaie  d'atténuer  l'importance  vraiment  inquiétante,  même  ei&rayaiiley 
de  ces  déficits»  On  dit  que  nos  budgets  ordinaires  contiennent  une 
dotation  pour  l'amortiSBemest  et  qu'il  n'est  que  trop  juste,  si  nous 
voulons  avoir  la  situation  réelle,  de  distraire  des  dépenses  du  bud- 
get les  sommes  consacrées  à  amortir  notre  dette.  L'amortissement  1 
peut-on  prononcer  ce  mot  sans  un  cuisant  remords  ou  une  Ues^ 
santé  ironie?  Oui,  il  y  a  des  nations  qui  amortissent  ;  et  quand  on 
a,  conome  la  France,  une  dette  de  28  milliards,  ce  serait  un  devmr 
de  prévoyance,  ce  serait  non-seulement  une  obligation  morale  vi»- 
à* vis  les  générations  à  venir^  mais  un  acte  de  prudence  politique 
pour  nous-mêmes,  que  de  songer  à  amortir  une  fraction  de  ces 
28  milliards.  C'est  encore  là  un  des  points  faibles  de  nos  finances; 
notre  n'amortissons  pas;  ce  que  nous  décorons  du  nom  d'amortisse- 
ment est  une  dérision.  Douze  ans  après  la  paix,  quand  aucun  orage 
tfest  venu  troubler  notre  sécurité  nationale,  nous  n'avons  pour  ainsi 
(fire  rien  amorti.  On  nous  j^ésenle,  sans  doute,  des  tableaux  olfi- 


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LE  BDBGfiT  DE   188A.  869 

cielfi  où  l'on  allègue  queiramortissement  depuis  la  guerre  a  porté 
^ur  environ  2  milliards  ;  mais  r<Hi  néglige  de  dire  que,  en  môme 
temps  que  nous  remboursions  de  fiaibles  fractions  de  nos  andjennes 
dettes,  nous  avions  soin  de  pourvoir  à  mie  {)artie  de  nos  dépenses 
.ordinaires  par  des  emprunts  nouveaux  au  moyen  d'un  compte  de 
Uquidation  indéfiniment  probngé  et  de  l'imputation  au  bu(i^t 
i^lraordinaire  de  dépenses  vraiment  ordinaires.  Les  Américains,  qui 
comprennent  aussi  bien  que  nous  les  vrais  intérêts  de  la  démocra- 
tie, nous  avaient  donné  un  excellent  et  double  exemple  que  nous 
n'avons  pas  voulu  suivre  :  convertir  sans  relâche  les  anciennes  dettes, 
dès  que  le  taux  de  Tintérèt  changeait  ^et  amortir  sans  se  lasser.  Un 
de  nos  distingués  confrères,  H.  Victor  Bonnet,  a,  dans  une  précé- 
dente étude,  montré  combien  l'amortissement  est  chez  nous  injus- 
tement négligé  (1).  M.  Thiers,  avec  son  prévoyant  bon  sens,  s'était 
efforcé  de  le  constituer  en  stipulant  qu'on  rembourserait  chaque 
•année,  sur  les  fonds  du  budget  ordinaire,  c'est-à-dire  sur  le  pro- 
duit des  impôts,  200  millions  de  francs  à  la  Banque  de  France,  et 
que,  après  Testinction  de  la  créance  de  cet  établissement,  on  reme- 
bourserait  également  sur  les  fonds  du  budget  ordinaire  les  obliga- 
tions à  court  terme  créées  pour  le  second  compte  de  liquidation.  On 
eût  dû  ainsi  rembourser  170  millions  de  francs  sur  les  ressources 
ordinaires  de  1882  ;  mais  on  s'est  singulièrement  éloigné  des  pré- 
ceptes rigides  de  M.  Thiers,  et  l'on  n'a  pourvu  qu'au  remboursement 
de  108  millions  de  francs  sur  les  fonds  mômes  du  budget  ordinaire. 
Après  cette  dérogation  dangereuse,  quand  l'amortissement  est  ainsi 
à  la  portion  congrue,  peut^n  le  faire  sonner  si  haut  7  A4-on  le 
droit  de  le  déduire  du  déficit  de  167  millions,  qui  est  le  dernier  mot 
du  budget  de  18827  Même  si  l'on  veut  faire  cette  déduction,  ce  qui 
serait  à  coup  sûr  une  grande  faiblesse  et  une  grande  imprudence, 
le  déficit  reste  encore  de  6A  millions  au  moins. 

L'exercice  de  1883  se  présente-t-*il  dans  des  conditions  meilleures? 
Il  faudrait  un  singulier  parti-pris  d'optimisme  pour  le  soutenir.  Il  fut 
voté  par  les  chambres  avec  une  évaluation  de  dépenses  de  3  mil- 
liards àà  millions  de  francs.  Conmie  toujours,  les  crédits  supplé- 
mentaires étaient  aux  aguets,  n'attendant  que  le  vote  du  budget 
primitif  pour  Sedre  irruption  et  détruire  le  fragile  équilibre  sur  lequel 
on  comptait.  Dès  le  mois  de  mars,  c'est-à-dire  quand  l'exercice 
n'était  pas  encore  au  quart  de  son  cours,  ils  dépassaient  A3  millkms 
et  portaient  à  la  somme  <de  3  milliards  67  millions  en  chifh^es  ronds 
l'ensemble  des  dépenses  proposées.  Bien  loin  de  marcher  d'un  pas 
égal  dans  le  même  sens,  les  mtecettes  fiMsaient  un  mouvement  cUms 

(i)  Ifoyez  la  Bmmê  du  i**  novembre  4882. 


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360  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

le  sens  opposé.  Oa  les  a  évaluées  à  3  milliards  àà  millions  de  ir., 
mais  voici  que  les  trois  premiers  mois  donnent  6  millions  de  moins- 
values.  Dira-t-on  que  ce  mécompte  est  exceptionnel,  dû  à  des  cir- 
constances passagères,  que  la  fin  de  l'exercice  compensera  la  fû- 
blesse  du  début?  Rien  n'autorise  à  l'admettre.  Les  fkits  qui  ont 
causé  ces  moins-values  sont  trop  connus  pour  qu'on  puisse  espérer 
un  changement  prochain.  La  vraisemblance  est  donc  que  les  trois 
derniers  trimestres  ne  seront  pas  plus  favorisés  que  le  premier,  et 
que  la  moins-value  des  impôts,  qui  fut  de  5  millions  pour  celui-ci, 
atteindra  20  millions  au  moins  pour  l'ensemble.  Le  chiure  des 
recettes  de  l'exercice  s'affaissera  ainsi,  suivant  toutes  les  probabi- 
lités, à  3  milliards  2à  millions.  Le  chiffre  des  crédits  est  dès  main- 
tenant de  3  milliards  87  millions  ;  l'écart,  c'est-à-dire  le  déficit  pro- 
visoire au  moment  où  nous  écrivons,  atteint  la  somme  déjà  notable 
de  63  millions.  En  réalité,  le  déficit  est  supérieur  :  on  a  porté,  en 
effet,  au  budget  ordinaire  des  recettes  de  l'exercice  1883  une  res- 
source importante,  —  32  millions,  —  empruntée  aux  reliquats  des 
exercices  précédons,  c'est-à-dire  en  définitive  à  la  dette  flottante  : 
cette  ressource  ne  peut  pas  être  considérée  conmie  normale  et  ne 
devrait  pas  trouver  de  place  dans  un  budget  ordinaire;  voilà  donc  le 
déficit  réel,  l'insufiisance  des  recettes  ordinaires  et  propres  à  l'exer- 
cice pour  couvrir  les  dépenses  ordinaires  et  propres  à  l'exercice, 
qui  s'élève  de  63  millions  à  05.  Mais  ce  dernier  chiffre  même,  sui- 
vant toutes  les  probabilités,  sera  notablement  dépassé.  Nous  n'avons 
tenu  compte  dans  les  calculs  qui  précèdent  que  des  crédits  supplé- 
mentaires déjà  votés  ou  soumis  aux  chambres,  soit  de  &3  millions. 
Dans  toutes  les  années  précédentes,  ces  crédits  tardifs  ont  singuliè- 
rement dépassé  cette  somme  :  en  1882,  ils  ont  atteint  220  millions 
et  181  en  1881.  Nous  espérons  que  la  chambre  se  montrera  plus 
prudente  que  dans  les  récentes  années  ;  nous  avons  quelque  droit 
de  faire  fond  sur  la  fermeté  de  M.  Tirard,  qui  depuis  quelques  mois 
fait  montre  de  résolution  ;  néanmoins  ce  n'est  pas  soudainement 
qu'un  prodigue  devient  économe,  et  il  est  peu  vraisemblable  que 
les  crédits  supplémentaires  ou  extraordinaires  de  1883  restent 
fort  au-dessous  de  130  ou  lAO  millions.  Admettons  que  les  annu- 
lations de  crédits  en  fin  d'exercice  réduisent  ce  chiffre  de  50  mil- 
lions, il  restera  encore  une  cinquantaine  de  millions  à  ajouter  aux 
dépenses  déjà  votées  et  soumises  aux  chambres  ;  le  déficit  de  1883, 
que  nous  voyions  tout  à  l'heure  monter  à  95  millions,  atteindra  par 
conséquent  145. 

Les  perspectives  de  1884  ne  sont  pas  beaucoup  plus  réjouissantes. 
Le  budget  se  présente  avec  un  ensemble  de  crédits  de  3  milliards 
103  millions,  chiffre  qui  est  absolument  incoimu  dans  l'histoire 


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LE  BUDGET   DE   188A.  361 

des  budgets  de  toutes  les  nations  civilisées.  Or,  les  ressources  ordi- 
naires de  l'année  1882,  le  dernier  exercice  connu,  ne  se  sont  éle- 
vées qu'à  2  milliards  90&  millions  de  francs?  Si  l'on  s'en  tenait  à 
ce  terme  de  comparaison,  le  budget  de  1S8A  serait  avant  sa  nais- 
sance, en  déficit  de  199  millions,  on  peut  dire  en  chiffres  ronds 
200  millions.  Nous  accordons  que  la  situation  pourra  être  moins 
mauvaise.  Il  est  vraisemblable  que  les  impôts  en  188&  donneront 
une  certaine  plus-value  relativement  à  1882;  mais  peut-on  espérer 
que  ces  plus-values  soient  fortes?  D'après  une  statistique  dressée 
par  le  ministère  des  finances  et  insérée  dans  le  rapport  de  M.  Ribot 
sur  le  budget  de  1883,  la  progression  des  impôts  indirects  de  1872 
à  1881  est  de  3.05  pour  100  par  année.  Mais  il  s'en  faut  que  cette 
progression  soit  continue  et  uniforme  ;  elle  procède  par  saccades  ;  or, 
comme  elle  a  été  singulièrement  accentuée  dans  la  période  de  1875 
à  1881  inclusivement,  et  notamment  dans  cette  dernière  année,  il 
est  vraisemblable  qu'elle  sera  beaucoup  plus  lente  de  1882  à  188& 
ou  1885  inclusivement.  C'est  ce  qui  se  manifeste  dès  maintenant. 
L'année  1882  n'a  donné  que  1  million  de  francs  de  plus  que  l'an- 
née 1881,  et  les  trois  premiers  mois  de  1883,  qui  fournissent  une 
moins-vatue  relativement  aux  évaluations  budgétaires,  ne  donnent 
que  8  millions  de  plus  que  les  mêmes  mois  de  1882.  En  estimant 
à  une  quarantaine  de  millions  la  plus-value  que  l'on  peut  raisonna- 
blement espérer  d'une  année  à  l'autre,  on  trouve  que  les  recettes 
ordinaires  de  1884  pourront  dépasser  de  80  millions  environ  celles 
de  1882  ;  c'est-à-dire  que  les  recettes  du  prochain  exercice  s'élè- 
veraient à  2  milliards  984  millions  en  chiffres  ronds  ;  les  prévisions 
de  dépenses  étant  dès  à  présent  de  3  milliards  103  millions,  le 
déficit  monterait  à  118  ou  120  millions.  Il  faut  y  joindre  les  cré- 
dits supplémentaires,  qui  dans  une  certaine  mesure  sont  inévitables; 
l'on  arrive  alors  à  un  déficit  probable  de  150  millions.  Il  est  vrai 
que,  pour  atténuer  ce  déficit,  on  compte  ou  l'on  comptait  sur  diffé- 
rentes ressources  ayant  un  caractère  extraordinaire  et  que  Ton  glissa 
habilement  dans  le  budget  ordinaire.  L'une  de  ces  ressources  est 
une  somme  de  17  millions  de  francs  empruntée  aux  reliquats  des 
exercices  antérieurs,  c'est-à-dire  en  réalité  à  la  dette  flottante;  une 
autre  ressource  qui  n'est  pas  normale  et  à  laquelle  il  va  peut-être 
falloir  renoncer,  c'est  un  remboursement  de  35  millions  à  attendre 
des  compagnies  de  chemins  de  fer  sur  les  avances  que  l'état  leur  a 
faites  à  titre  de  garanties  d'intérêt.  Que  les  compagnies  de  chemins 
de  fer  soient  en  situation  de  rembourser  au  trésor  35  millions  en 
1884,  rien  ne  le  fait  supposer.  En  1881,  les  compagnies  ont  rem- 
boursé 18  à  19  millions,  à  savoir  :  l'Orléans  10  millions,  le  Midi 
un  peu  plus  de  6  et  l'Est  quelques  centaines  de  mille  francs.  Les 
recettes  nettes  des  compagnies  ont  été  moindres  en  1882  qu'en 


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362.  BETUE  DBS  DEUr  HDNDES; 

1881;  certaines  réduisent  leurs  âividendes;  et  presque  toutes^  mérae 
ceiliss  qui  ont  des  excédess  de  recette»  brutes^diannuent  leurs  rem- 
boursemens  au  trésor,  parce  qu'à  un  léger  accroissement  des  recettes 
brutes  C(H*respQnd:SOuvent  une  légère  diminution  des  recette»  nettes; 
L'année;  1883  s'annonce  mal  pour  les  compagnies.  Presque  toutes 
o&t.des  moins^aluesy  même  sur  le  trafic  bmt.  Il  y  aviât  donc  peu 
df  espérance  que  ces  sociétés  pussent  rembourser  en  188A  les  35  oiiir 
liùD&  qu'on  at  inscrits  au  budget  de  cette  année;  ce»  rembourse- 
mena,  d'ailleurs^,  étant  ime  ressource  exceptionnelle^  eiosent  dft 
appartenir  au  budget  extraordinaire;  En  tout  cas^  les  conventions;  à 
inCeryenir  entre  le»  compagnies  et  Uétat  peuvent  non-seulement 
(fiminuer  cette  somme,  mais  l'absorber  en  entier.  De  tout  ce  qui 
précède  il  résulte  que  le  budget  de  188A  s'offi*e  dès  à  présent  aux 
chambres  avec  un  déficit  probable  de  150  mdllions  ;  c'est  aussi  à 
150  millions  environ  que  se  fixe  le  déficit  réel  presque  oerCain 
dié^  Fexercice  1883,  et  c'est  à  150  oa  160  millions  également  que 
l'oapeut  évaluer  le  déficit  du  demi^  exercice  écoulé,  1882;  Âini^ 
A50  millions  de  déficit  du  bud'get  ordinaire  en  trob  ans,  voilà  le 
nouvel  état  de  nos  finances,  succédant  à  la  période  si  étincelanted» 
prospérité  de  1875  à  1880; 

Ici  intervient  une  opâmtion,  diversement  jugée,  qui  modifie  dans 
une  certaine  mesure  les  chiffres  que  nous  venons  d'écrire^  :  c'est  la> 
conversion  du  5  pour  100  en  4  1/2,  Cette  opération,  qui  s'^accom- 
plit  au  moment  même  où  nous  écrivons,  était-elle  opportune  7  s'est- 
elle  faite  suivant  le  procédé  la  meilleur?  Ge  sont  là  aujourd'hui  des 
questions  oiseuses.  L'événement  est  accorapfi.  A  notre  sens,  la  oon- 
version  du  5  pour  100  est  une  opà'ation,  non^^seulement  légitime, 
mais  nécessaire.  Elle  n'est  pas  seulement  du  droit  de  l'état,  eile 
entre  dans  la  catégorie  de  ses  devoirs.  L'état  n'a  charge,  en  effet, 
que  dé  la  généralité  des  citoyens  ;  et  la  généralité  des  citoyens,  ce 
scmt  les  contribuables.  L'an  dernier,  à  pareille  époque,  dans  ma 
article  paru  ici  même,  nous  écrivions  ces  mots  :  «  La  conversion 
sera  bientôt  nécessaire,  il  fiaudra  Pexécuter  au  plus  tard  dès  le  com*- 
mencement  de  l'année  prochaine*  (1).  »  Nous  ajoutions,  il  est  vraii, 
ces  mots  :  «  pour  accorder  au  pays  quelques^  dégrèvemens;  »  Hélas  l 
c'était  un  vœu  plutôt  qu'une  espérance.  Mous  voulions^penser ,  cepen- 
dant, que  la  chambre^  avertie  par  tant  de  voix,  notamment  à  diver- 
ses reprises  par  M.  Léon  Sày,  voudrait  se  réformer  sans  retard  et 
rompre  avec  toutes  ses  mauvaises  habitudes.  Il  n'en  a  pas  été  ainsi  : 
les  crédits  supplémentmres  en  1882  ont  été  plus  considérables  que 
jamais,  puisqu'ils  ont  atteint  le  chiffre  colossal  de  220  million  de 
francs.  L'état  de  nos  finances  s'est  notablement  aggravé,  et  aujour* 

(i)  Vojpei  ht  Bê9Uê  da  l«r  snfl  ISSt. 


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LE  BUDGET  DE   188i.  MS 

d'hni  ce  n'est  qu'avec  ane  mélancolie  résignée  que  ron  peut  pro- 
noncer le  mot  de  dégrëvemens.  Pendant  sept  amiées,  de  1876  i 
1883^  nous  n'avons  cessé,  qaant  à  Bons,  de  prêcher  la  convecsion  ; 
nous  deniaBdions  l'accompliseement  de  cette  grande  mesure  dans 
un  temps  où  la  prospérité  du  pays  était  éblouissante.  Pas  un  iMid^ 
ne  fut  présenté  dans  tout  cet  intervalle  sans  que  nous  ayons  pris  soin 
de  rappeler  aux  parlemens  qu'il  avait  le  moyen  de  diminuer  de  50 
ou  60  millions  le  chiffré  des  impôts  sans  rien  enlever  aux  services 
publics.  Accomplie  akirs^  la  conversion  eût  été  aocneiUie  avec  faveur 
par  l'ensemble  du  pays  et  sans  trop  de  regrets  pu:  les  rentier& 
L'agrioalture  eût  pu  largement  en  profiter,  et  le  crédit  y  eût  trouvé 
Qoe  nouvelle  cause  d'essor*  Des  consîdéraûons  politiques  se  sont 
opposées,  paratt-il,  à  ce  qu'on  ût  la  conversion  quand  elle  était  si 
aisée  et  si  naturelle.  On  coimatt  la  malheureuse  phrase  du  discoiirs 
de  Bomans  qui  a  rendu  impossible  ce  grand  acte  au  moment  où  il 
était  le  plus  opportun  et  le  plus  simple.  C'a  été  Tune  des  granées 
fautes  de  M.  Gambetta,  l'une  de  celles  qui  montrent  combien  il 
avail  peu  la  connaissance  des  afGures  et  l'intuition  de  l'avenir.  Faite 
an  moment  où  le  5  pour  100  venait  de  dépasser  le  pair,  «où  per- 
sonne n'avait  pu  acheter  de  cetite  rente  dans  les  cours  élevés,  alors 
que  tontes  les  ciroonstafices  étaient  riantes,  la  oonversion  eût  été, 
même  au  point  de  vue  politique  et  (MMir  le  prestige  du  régime  nou- 
veau, «ne  mesure  exceUente.  U  était  réservé  à  M.  Gambetta  de  ne 
pas  comprendre  une  vérité  si  claire,  de  ne  pas  Tok*  qu'en  retardant 
la  oooverskm,  il  en  augmentail  les  dffîeukés,  qu'en  laissant  vivre  le 
fonds  5  pour  100  au-deyi  de  sa  vie  naturelle,  B  entretenait  ches  les 
rentiers  des  âhisions  qui  plus  tard  se  diangeraient  en  mécomptes, 
qu'en  laissant  imprudemment  le  b  pour  100  s'^ever  considéra- 
blement au-<les8ii8  du  pair,  il  créait  des  couches  nouvelles  d'ache- 
teurs auxquels  la  conversion  serait  plus  dure  et  plus  amère  qu'aux 
anciennes;  qu'en  un  mot  la  conviersion,  qpû  était  alors  une  œuvre  de 
liberté  et  de  choix,  pourrait  devenir  un  jour  une  œuvre  de  néces- 
sité» U  était,  cependant,  d'autant  plus  iacile  de  la  prévoir  que 
H.  Gambetta  et  fat  chambre  engagement  de  plus  en  plus  le  pays 
dans^  la  voie  des  dépenses  folles  qui  devaient  rendre  la  conversion 
indispensable.  En  regrettant  que  cette  grande  opération  ne  se  soit 
pas  effectuée  beaocoup  ^us  %ài  et  dans  des  circonstances  plus  favo- 
rables, il  nous  est  impossible,  quant  à  nous,  qui  l'avons  (toujours 
demandée,  de  ne  pas  l'approuver.  Quand  un  état  se  trouve  tuais 
années  de  suite  en  face  de  déficits  s' élevant  chacun  à  150  millions 
environ,  il  ne  lui  est  pas  permis  de  continuer  à  payer  à  ses  créan- 
ciers, même  nationaux,  un  intérêt  supérieur  à  l'intérêt  normal.  La 
conversion  vient  donc  trop  tard,  mais  selon  nous  elle  ne  vient  pas 
^t^  tAL  Sans  doute  elle  ne  conoblera  pas  le  déficit  du  budget  :  elle 


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36&  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réduira  seulement  à  lAO  millions  au  lieu  de  150  le  déficit  de  l'exer- 
cice 1883  et  à  110  ou  115,  au  lieu  de  145  ou  150,1e  déficit  de  1884, 
elle  aidera  en  outre,  si  l'on  y  joint  d'autres  moyens  qui  demandent 
plus  de  persévérance  et  de  lésolution,  au  rétablissement  graduel  de 
nos  finances. 

II. 

Il  faudra,  en  effet,  une  forte  dose  de  résolution  et  de  persévérance 
pour  restaurer  nos  finances  aujourd'hui  si  ébranlées  et  si  enchevê- 
trées. Ce  n'est  pas  quelques  points  de  détail  qu'il  faut  modifier, 
c'est  tout  le  système.  On  doit  revenir  à  la  pratique  prudente  de  1872 
k  1877.  Toute  l'administration  s'est  depuis  lors  relâchée.  Laprodi- 
gi^té  des  chambres  et  l'affaiblissement  de  la  prospérité  publique 
ont  été  de  pair.  Les  preuves  de  cette  vérité  abondent.  Voyez  ce 
qu'étaient  de  1874  à  1877  les  crédits  supplémentaires.  La  fermeté 
des  ministres  et  la  tempérance  du  parlement  les  maintenaient  dans 
des  limites  raisonnables.  Le  budget  définitif  des  dépenses  de  1874 
ne  dépasse  que  de  37  millions  1/2  le  budget  primitif;  l'écart  entre 
les  deux  budgets  est  de  82  millions  1/2  en  1875,  il  s'élève  par 
exception  à  près  de  144  millions  en  1876  et  il  revient  à  51  millions 
en  1877.  Dans  ces  quatre  années,  les  dépenses  réelles  n'excè- 
dent que  de  315  millions  les  dépenses  prévues,  soit  une  moyenne 
de  78  millions  1/2  par  exercice;  c'était,  eu  égard  à  la  faiblesse 
humaine,  une  proportion  raisonnable.  Combien  elle  est  dépassée 
depuis  lors  I  En  1878,  l'écart  entre  le  budget  définitif  des  dépenses 
et  le  budget  d'évaluation  atteint  le  chifire  colossal  de  327  millions  1/2 
de  firancs;  en  1879,  il  est  encore  de  240  millions;  en  1880,  il 
s'abaisse  passagèrement  à  124,  il  remonte  à  182  millions  en  1881, 
et,  en  1882,  le  dernier  exercice  écoulé,  mais  non  encore  complète- 
ment clos,  les  dépenses  réelles,  d'après  les  déclarations  récentes  de 
M.  Tirard,  auront  dépassé  de  243  millions  au  moins  les  dépenses 
prévues  dans  le  budget.  Les  cinq  années  de  la  période  1878  à  1882 
auront  offert  au  monde  ce  spectacle  inouï  qu'en  pleine  paix  les  bud- 
gets définitifs  auront  excédé  de  1  milliard  116  millions  en  chiffres 
ronds  les  budgets  de  prévision,  ce  qui  représente  un  écart  moyen 
de  223  millions  entre  le  budget  définitif  et  le  budget  primitif.  Cet 
écart  est  deux  fois  et  demie  plus  grand  que  celui  que  l'on  constatait 
dans  la  période,  cependant  beaucoup  plus  laborieuse  et  plus  criti- 
que, de  1874  à  1877. 

En  même  temps  que  la  moyenne  des  crédits  supplémentaires  ou 
extraordinaires  triplait,  les  plus-values,  atteignant  d'abord  des  chif- 
fres merveilleux,  finissaient  par  s'éteindre  presque  complètement, 
si  bien  qu'elles  devenaient  insuffisantes  pour  parer  aux  crédits  tar- 


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LE   BUDGET   DE  188&.  355 

difîs.  Par  rapport  aux  résultats  de  l'exercice  immédiatement  anté- 
rieur, les  impôts  indirects  avaient  donné,  en  1875,  une  plus-value 
de  158  millions  1/2,  une  de  56  1/2  en  1876  et  une  moins-value  de 
13  millions  en  1877.  Les  plus-values  reprirent  énergiquement  depuis 
lors  :  89  millions  en  1878,  57  millions  1/2  en  1879,  70  millions  en 
1880  et  117  millions  en  1881.  Cette  année  clôt  la  période  des  vaches 
grasses  :  Tannée  1882  ne  donne  plus  qu'un  excédent  de  1  million 
du  produit  des  impôts  relativement  à  1881,  et  l'année  1883  s'an- 
nonce comme  devant  rendre  30  à  35  millions  de  plus  seulement 
que  l'année  1882. 

Doit-on  penser  que  la  suppression  ou  le  ralentissement  de  ces 
plus-values  soit  temporaire,  et  doit-on  faire  fond  sur  une  recru- 
descence prochaine  des  augmentations  du  rendement  des  impôts? 
Certes,  ce  serait  méconnaître  absolument  les  ressources  de  la  France, 
la  puissance  de  son  épargne,  les  qualités  laborieuses  de  sa  popula- 
tion, que  de  croire  que  désormais  le  produit  des  taxes  va  rester 
stationnaire.  Mais,  d'autre  part,  bien  des  indices  semblent  annoncer 
d'une  manière  presque  certaine  que,  dans  les  deux  ou  trois  pro- 
chaines années,  les  plus-values  des  impôts  n'atteindront  pas  les  pro- 
portions énormes  qu'on  leur  a  connues  de  1878  à  1881.  Les  causes 
des  plus-values  d'impôts  peuvent  se  ramener  à  trois  chefs  princi- 
paux :  d'un  côté,  l'accroissement  de  la  population,  qui  multipUe  le 
nombre  des  consommateurs  ;  d'un  autre  côté,  l'activité  industrielle 
et  commerciale  et  plus  particulièrement  l'élan  des  industries  urbai- 
nes et  notamment  de  l'industrie  du  bâtiment;  enfin,  l'augmentation 
de  la  fortune  publique  et  surtout  du  taux  d'évaluation  de  cette  for- 
tune. Quelques  mots  sur  ces  trois  points  expliqueront  qu'on  ne 
puisse  compter  pour  les  prochaines  années  sur  des  plus-values 
considérables  du  produit  des  taxes.  La  population  de  la  France  est 
presque  stationnaire;  elle  s'accroît  de  90,000  à  100,000  âmes 
par  an,  ce  qui  n'ajoute  que  1/&  pour  100  au  nombre  des  con- 
sommateurs des  articles  taxés  ;  c'est  là,  même  au  simple  point  de 
vue  fiscal,  une  grande  infériorité  par  rapport  à  plusieurs  de  nos 
voisins,  l'Angleterre,  l'Allemagne,  le  Belgique  et  même  l'Italie. 
Aussi,  dans  le  premier  trimestre  de  1883,  la  plus-value  des  impôts 
indirects,  par  rapport  au  produit  du  trimestre  correspondant  de 
l'année  antérieure,  est-elle  plus  forte  en  Italie  qu'en  France.  Quant 
à  la  seconde  cause  des  plus-values,  l'activité  commerciale,  indus- 
trielle et  agricole,  on  ne  saurait  trop  y  compter  pour  les  prochaines 
années.  C'est  un  lieu-commun  que  l'agriculture  soufire;  dans  le 
Uidi,  elle  est  encore  sous  l'influence  des  ravages  du  phylloxéra  ; 
dans  le  Nord,  le  Centre  et  l'Ouest,  elle  a  pâti  d'une  série  de  mau- 
vaises récoltes,  de  la  difficulté  de  trouver  des  ouvriers,  et  elle  a  dû 
subir,  en  outre,  par  suite  de  la  concurrence  étrangère,  des  prix  de 


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366  BEYUE  DES  DEUX  MOHnm» 

V€nte  moins  favcMrables.  Cette  sitoation  laisse  une  trace  dans  les 
recettes  du  trésor.  Les  contributioiis  directes  watrent  plus  diffici-» 
tonent  qu'aotr^ois.  Il  sni&t  pour  s'en  rendre  <x)mpte4  de  com^ 
parar  le  tableau  du  recoavremmt  des  impôts  pendant  le  premier 
trimestre  de  f  année  oourante  et  des  qpiatre  années  précédentes.  Au 
31  mars  1879,  il  était  dû  par  les  conUîbuables  au  Iréaoa:  &qx  le» 
douzièmes  échus  10,152«OÛO  francs;  jra  H  mars  i880«  10,713,000; 
au  81  mars  1881,  l'aniéné  ayait  flécU,  il  n'était  plus  que  de 
fiv(^«000  ;  mais,  depuis  locs,  il  se  rdëve  considérablement  lilesAàê 
12,31 8,000  francs  au  M  mars  1882  et  monte  à  15,133,000  francs  au 
H  mars  1883.  Le  retard  dans  le  pftiiusnent  des  contributions  dipeotes 
est  moitié  plus  considérable  en  1883  qu'en  1879.  Si,  au  lieu  des 
sommes,  on  rech^che  les  profiortûns,  on  arrive  aux  résultats  sumos, 
qui  ne  sont  pas  moms  dém«»3tcatife.  Au  SI  mars  1879,  les  contri* 
buables  étaient  en  retard,  sur  les  douzièmes  échiis^  de  18  c^tièmes 
de  douzièmes;  au  31  mars  1882,  le  retard  portait  jbut  21  centièoftes 
de  douEièmes  ;  il  atteint  26  oentièmes  de  douzièmes  en  188&*  Les 
frais  de  poursuite  se  sont  aussi  accrus  :  de  1  fr.  06  par  1,000  francs 
de  recouwemens  dans  le  premier  trimestre  de  1882,  ils  ont  monté 
à  1  fr.  2A  dans  le  trimestre  correspondant  de  1883.  U  ne  faut  sans 
doute  pas  exagérer  l'importance  de  ces  faits  regrettables  :  en^défr* 
■itïve,  les  contribuables  français  s'acquittent  encore  très  ponctuelle*- 
ment  de  leur  dette  envers  l'état  et  l'on  aurait  peine  à  tronyer  dam 
le  œste  du  monde  des  débiteurs  aussi  exacts.  Néanmoins,  l'augmen- 
tatiou  de  Tarriéré  et  des  frais  de  poursuite  prouvent  qu'un  grand 
nombce  des  imposés  sont  à  bout  de  forces*  £t  comment  ne  le  seraient* 
iis  pas  quand  aux  fléaux  naiturds  dom  ils  subissent  les  coups  vient 
se  joindre  depuis  jqudques  amnées  im  aceroi^ement  presque  <miH 
atamdes  «charges  fiscales?  Les  •coolribiitions  ordinaires  «t  joctra- 
erdmaires  locales  s'accumsilenit,  pour  les  luxueuses  •constructioas 
d'éooles  notomment,  qui  sont  l'uro  des  phis  grandes  folies  de  oe 
temps.  L'état  a  beau  dire  qu'il  m'a  pas  aocru  l'impôt  foncier  depuis 
le  ^xunmencement  du  siède,  qu'il  l'a  même  dbniaué  jiusqul'ien  18&2« 
il  fs'arcange,  avec  ses  débauches  deiCOttstructions,  de  manitee  que 
le  nombre  des  centimes  additionnels  monte  diaque  axmée  ;  et  le 
ferseoinel  nouveau,  improvisé,  qui  a  envahi  presque  partout  les 
conseils  municqpauix  et  les  oonseils^généraux,  subissant  docUement 
les  incitations  du  gouvernement,  dévefa^^  les  budgets  locaux  à 
rânstar  du  budget  de  l'état.  La  France  est  pleine  d'un  bcmt  à  I'auIsb 
de  gpenouilles  qui  s'enflent  pour  jouer  de  l'importance  et  faîto  les 
persounages. 

€e  n'est  pas  toutefois  laJaag^eur  deTagriculture  qui  peut  influer 
le  {dus  sur  le  produit  des  impdts;  die  pent  avoir  quelque  effet  aur 
la  £Milité  du  vecouiwemMKt  des  ttaxes  direcfles,  mais  idle  n'exeioe 


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us  BUDGET  DE  188i.  307^ 

qu'une  fidble  action  sur  le»  contributions  indirectes  proprem^it 
dllesv  Lescnltivateurs  consomment  médiocrement  des  denrées  imp^ 
sées;  iis  ont  la  franchise  pour  le  vin  ou  le  ddre  de  leur  cru,  qu'ib 
boivent  et  qu'ils  font  boire  à  leurs  gens  ;  ils  ne  font  que  peu  usage* 
de  café,  de  sucre  et  de  tabac.  Ge  soit  les  ouvriers  de  Tindusftrie, 
ceux  des  grande»  villes  surtout  et  tous  les  nomades,  qui  alim»** 
tent  particulièrement  le  trésor;  voil&  là  légion  innombradole  des 
fumeure,  des  buveurs  de  vin  et  d'alcool.  Les  travaux  énormes  é^ 
constinetion  entrepris  à  Paris,  dans  la  plupart  des  grandes  villes^, 
sur  tout  le  littoral  de  la  Manche  et  de  l'Océan,  et  dans  toutes  les- 
stations  hivernales  de  la  Méditerranée,  les  grands  chantiers  ouverts^ 
par  Tètatsur  toute  l'étendue  du  territoire  où  l'on  entreprend  à  k  fois, 
soixante  ou  quatre-vingts  tronçons  de  lignes  ferrées^  sans  compter 
les  cananx,  les  chemins  vicinaux  et  les  ports,  les  folies  dès  particu- 
liers et  des  sociétés  anonymes  avant  le  kradi  de"  la  bourse,  le  plan 
Fr^fcinet,  dont  la  conc^tion  et  le  vote  i^partiennent  à  la  même, 
période  d'entaratnement  et  d'illusion  :  voilà  en  partie  les  facteurs  des^ 
énormes  plus-values  d'impôts  de  ces  dernières  années.  La  hausse 
des  salaires  y  a  wdé.  Payé  7, 8, 9, 10  francs  par  jour,  l'ouvrier  a  sin- 
gulitoement  accru  ses  consommations  et  de  vin^  et  dé  bière,  et' de 
café,  et  de  sucre,  et  d'alcool,  et  de  tabac.  Ces  heureux  temps  ne 
son^ils  pas  passéls^  et  le  retour  prochain  n'en  esMl  pas  improbable? 
Quelque  cembinaBon  que  l'on  prenne,  il  faudra  bien  ralentir  les 
travaux  publics  ;  quant  au  dévergondage  d'entreprises  des  partie- 
cutters  et  des  sociétés  anonymes,  il  s^arrétera  de  lui'-môme.  Il  n'est 
que  trop  clair  pour  un  homme  perspicace  que  ce  temps  de  liquida- 
.tion  qui  commence  à  peine  devra>  durer  quelques  années  et  qu'il  aura 
sur  le  rendement  des  impôts  indirects  une  influence  déprimante  ; 
non  pas  que  le  produit  de  ceux-^i  doive  nécessairement  fléchir, 
mais  on  ne  saurait  espérer  que,  au  moins  pendant  les  prochaines 
années,  il  s'accroisse  rapidement  et  avec  continuité. 

La  troisième  cause  des  plus-values  d'impôts,  c'est  l'accroissement 
de  la  richesse  publique  et  plus  particulièrement  l'élévation  du  taux 
(f évalimtion  de  cette  richesse.  Nous  ajoutons  ce  dernier  membre 
de  phrase,  il  est  très  important.  La  richesse  publique  va  toujours 
en  augmentant  dans  un  vieux  pays  civilisé  qui  jouit  de  la  paix  :  c'est 
le  cas  particulièrement  en  France,  où  Fépargne  est  énorme.  Celle-d 
sebome-l-elleà  1,500  million»?  monte-t-elle  à  9  milliards  ou  même 
à  37  Le  chiffre  intermédiaire  nous  paratt  le  plus  vraisemblable.  Mais 
cette*  épargne  peut  être  en  partie  gaspillée;  c'a  été  le  cas  pour  les 
dernières  années.  Une  foule  d'entreprises  fantastiques  ont  vu  le  jour 
fai>  ont  ruiné  la  généralité  des  partidpans  ssms  enrichir  toujours 
Ûrst  fondatews,  aventuriers,  grands  amateurs  de  luxe  et  de  vie 
lafge;  Qumt  à  l'emploi  de  cette  épargne,  il  reste  em^re  assez  abon^ 


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868  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

daot  :  Tétat  prend  6  ou  700  millioDS  pour  ses  travaux  extraor* 
dinaires  et  ses  subventions  de  toute  nature;  les  départemens  ou 
les  villes,  2  ou  300  nûllions  pour  le  même  objet;  les  compagnies 
de  chemins  de  fer  autant  pour  les  nouvelles  voies,  agrandissement 
de  gares  et  achat  de  matériel;  le  Crédit  foncier,  5  à  600  millions 
pour  des  prêts  hypothécaires  ou  conmiunaux  ;  voilà  déjà  plus  de . 
1  milliard  1/2  ;  les  entreprises  industrielles  diverses,  aussi  bien  les 
saines  que  les  pourries,  les  placemens  à  l'étranger  et  les  emplois 
personnels  prennent  facilement  le  reste.  Quoique  la  richesse  publique 
augmente  ainsi  continuellement  par  cette  épargne,  il  est  peu  vrai- 
semblable qu'il  y  ait  là  une  source  notable  de  plus-value  d'im- 
pôts pendant  les  prochaines  années.  Ce  qui  agit  principalement  sur 
l'impôt,  c'est  moins,  en  effet,  la  richesse  générale  elle-même  que  le 
taux  d'évaluation  de  cette  richesse.  La  plupart  des  capitaux  sont 
engagés  et  disparaissent  dans  les  choses  qu'ils  ont  créées;  ils  n'ont 
plus  une  valeur  fixe  en  numéraire,  ils  n'ont  qu'une  valeur  variable 
qui  change  à  chaque  instant,  dans  des  proportions  considérables, 
suivant  certaines  circonstances  extérieures  et  multiples.  L'imagi- 
nation même  joue  un  rôle  important  dans  la  fixation  de  ce  taux 
d'évaluation  des  divers  élémens  de  la  richesse  publique.  Nous  venons 
de  sortir  d'une  de  ces  périodes  ardentes,  pleines  d'enthousiasme, 
auxquelles  on  peut  donner  le  nom,  dérobé  aux  Anglais  ou  aux  Amé- 
ricains, de  a  période  d'inflation.  »  Pendant  trois  ou  quatre  ans,  tous 
les  capitaux  incorporés  dans  des  choses  matérielles  et  immatérielles 
avaient  pris  une  valeur,  énorme,  qui  avait  pour  principale  cause 
l'imagination  surexcitée  des  capitalistes.  Les  maisons,  les  terrains, 
les  actions  de  chemins  de  fer,  de  sociétés  industrielles,  de  banques, 
les  promesses  les  plus  fragiles  des  entreprises  naissantes  se  payaient 
à  des  cours  que  nos  pères  eussent  trouvés  insensés  et  que,  reve- 
nus à  plus  de  sobriété  de  jugement,  nous  avouons  nous-mêmes 
déraisonnables.  Le  fisc,  qui,  sous  la  forme  des  droits  d'enregistrement 
et  de  timbre,  est  toujours  aux  aguets  et  qui  tient  en  quelque  sorte 
son  escopette  braquée  sur  tout  capital  qui  passe  ou  se  remue,  for- 
çant celui-ci,  comme  rançon,  à  une  contribution  proportionnelle  de 
1  pour  100,  de  5  pour  100,  de  10  pour  100  suivant  les  cas,  encais- 
sait des  sommes  d'autant  plus  fortes  que  tous  les  capitaux  étaient 
surévalués  par  la  fantaisie  publique.  À  la  période  d'inflation  suc- 
cède une  période  de  dépression  :  terres,  maisons,  terrains,  actions 
et  obligations  de  toute  sorte  fléchissent,  la  dlme  que  lève  le  fisc  sur 
toutes  ces  valeurs  ne  peut  que  fléchir  avec  elles.  Aussi  les  droits 
d'enregistrement  et  de  timbre  faiblissent.  En  1882,  l'enregistrement 
a  donné  15  millions  de  moins  qu'en  1881  et  le  timbre  n'a  fourni 
que  265,000  francs  de  plus.  Pendant  le  premier  trimestre  de  1883, 
l'enregistrement  a  produit  7  millions  1/2  de  moins  que  dans  le  tri- 


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U  BUDGET  DE  188i.  869 

mestre  correspondant  de  rannée  précédente,  et/cette  fois/Ie  timbre 
aussi  s*est  trouvé  en  diminution  de  216,000  francs.  Bien,  selon 
nous,  ne  permet  d'espérer  une  reprise  dans  un  avenir  prochain.  II 
n'est  pas  certain  que  le  marché  des  valeurs  immobilières  ait  tou- 
ché la  limite  inférieure  de  la  baisse;  c'est  même  peu  probable. 
Quant  à  la  bourse,  i  proprement  parler,  il  y  aurait  quelque  témé- 
rité, danf  les  circonstances  présentes,  à  en  attendre  une  hausse  mar- 
quée ;  peut-être  môme  y  aurait-il  de  l'imprudence  à  la  lui  souhaiter. 
Le  mouvement  de  dépressio);i  des  fonds  publics  a  été  continu  depuis 
quatre  ans,  et  il  est  dû  à  des  causes  trop  aisément  explicables.  En 
nous  reportant  à  une  époque  où  les  bruits  de  conversion  n'avaient 
pas  encore  ému  et  troublé  les  rentiers  et  les  spéculateurs,  au  h  mars 
dernier,  on  voit  qu'à  cette  date  tous  nos  fonds  étaient  notable- 
ment plus  bas  qu'à  la  même  date  de  chacune  des  trois  années  pré- 
cédentes :  le  3  pour  100  cotait,  en  effet,  81  fr.  35  au  à  mars  der- 
nier contre  83  fr.  àO  le  même  jour  de  1882,  83  fr.  AO  également 
en  1881  et  82  fr.  55  en  1880.  Si  le  gouvernement  sait  nous  rendre 
de  bonnes  finances  et  une  bonne  politique,  il  n'y  a  pas  de  doute 
qu'avec  le  temps,  dans  trois  ou  quatre  ans,  le  marché  des  valeurs 
mobilières  et  des  valeurs  immobilières  aura  recouvré  de  l'anima- 
tion et  de  hauts  cours  ;  mais,  dans  l'intervalle,  surtout  avec  une 
politique  un  peu  agitée  et  une  sagesse  médiocre,  le  taux  d'évalua- 
tion des  capitaux  ne  pourra  beaucoup  s'élever,  et,  par  conséquent, 
les  plus-values  de  l'enregistrement  et  du  timbre  ne  sauraient  être 
considérables. 

Si  nos  finances,  déjà  compromises,  sont  menacées  par  les  crédits 
supplémentaires  et  l'atténuation  ou  la  disparition  des  plus-values,  il 
y  a  un  vice  plus  grand,  qui  a  été  l'auteur  principal  des  embarras 
où  nous  nous  trouvons,  c'est  l'obscurité  nouvelle,  la  confusion 
presque  inextricable  des  finances  publiques,  des  budgets  et  des 
comptes.  Depuis  1815,  la  législation  financière][s' était  proposé  d'ar- 
river à  toute  la  clarté  possible  en  définissant  avec  précision  ce  que 
l'on  appelle  l'exercice  budgétafre,  en  le  contenant  dans  des  limites 
fixes,  et  en  empêchant  les  exercices  successifs  d'empiéter  les  uns  sur 
les  autres  et  d'entrer  les  uns  dans  les  autres.  Tel  avait  été  l'objet 
des  travaux  persévérans  des  admirables  ministres  des  finances  de 
la  restauration.  Ai;yourd'hui,  il  semble  que  l'on  veuille  détrufre  leur 
œuvre  :  l'exerdce  financier  n'a  plus  de  bornes;  il  se  confond  avec 
les  précédens  et  avec  les  suivans  ;  il  profite  de  ressources  qui  ne  lui 
appartiennent  pas  en  propre  et  il  en  lègue  lui-même  aux  exercices 
postérieurs.  Cette  funeste  habitude  jette  la  plus  profonde  obscurité 
sur  les  finances  publiques.  Elles  deviennent  aussi  compliquées  et 
aussi  enchevêtrées  qu'elles  étaient  simples  autrefois,  En  veut-on  des 

TOHi  Lvn.  ^  1888.  24 


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370  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exemples  frappans?Qu^on  jette  les  yeux  sur  le  tftbteau  inséré  aux 
pages  70  et  71  de  l'exposé  des  ifiotifei  dti  budget  de  1884,  on  y 
verra  que  nos  budgets  sont  pleins  de  ireports  :  le  budget  ordinaire 
ne  mente  plus  son  nom.  Considérons  îe  budget  ordinaire  de  l'exer- 
cice 1879  :  il  profite  de  fiverses  ressources  montant  à  119  millions  de 
francs  qui  sont  empruntés  aux  ex^dces  1875, 1876  et  1877  ;  ce  même 
budget  ordinaire  de  1879^  après  avoîr  été  emprunteur,  devient  prê- 
teur et  lègue  96,207,000  francs'  aux  budgets  ordinaires  de  1881 
et  de  1882.  Le  budget  dit  ordfeaire  de  Texercice  1880  reçoit,  & 
son  tour,  66  millions  de  recettes  appartenant  en  propre  aux  exer- 
cices 1876, 1877  et  1878,  puis  il  transmet  130  millions  aux  exer- 
cices 1882  et  1883.  L'exercice  1881  est  dans  tes  mêmes  conditions; 
on  le  dote  au  budget  ordinaire  d'un  ensemble  de  ressources  mon- 
tant à  80  millions  1/2  empruntées  aux  reliquats  des  exercices  1877, 
1878  et  1879,  et,  en  mourant,  il  fait  héritiers  les  exercices  1888, 
1884  et  les  suivans  d'une  somme  de  111  millions.  Le  budget  ordi- 
naire de  1882  est  aussi  donataire  des  précédons,  mois  il  ne  pourra 
rien  donner  aux  budgets  postérieurs.  Il  en  est  de  même  des  exer- 
cices 1883  et  1884.  L'exercice  financier,  suivant  la  méthode  nou- 
velle, n'a  donc  en  quelque  sorte  ni  commencement  ni  fin;  ce 
n'est  plus  un  tout  qui  se  suffise  à  lui-môme,  un  être  qui  naisse  à  un 
moment  déterminé  et  qui  meure  tout  entier  à  un  moment  précis. 
L'exercice  n'est  plus  qu'un  mythe  ou  un  vocable.  Aussi  est-il  impos- 
sible, au  milieu  de  tous  ces  reports,  de  dire,  sans  un  minutieux 
examen  et  une  grande  expérience,  si  un  exercice  financier  est  en 
déficit  ou  en  excédent  et  quel  est  le  montant  de  cet  excédent  ou  de 
ce  déficit.  Une  même  somme  est  successivement  inscrite  au  budget 
ordinaire  de  trois  ou  quatre  exercices  diflférens.  Ainsi  l'exercice 
1876  ayant  fourni  des  ressources  à  l'exercice  1879,  lequel  lu*- 
môme  en  a  fourni  à  l'exercice  1881,  quâ,  à  son  tour,  a  fait  des  dons 
aux  exercices  1883  et  f  884,  on  est  en  droit  de  dire  que  c'est  la 
même  ressource  qui  a  figuré  quatre  fois  comme  recette  dans  quatre 
budgets  divers.  Quand  donc  on  vient  nous  parler  d'équilibre  budf- 
gétaire  ou  d'excédens,  if  y  a  toute  vraisemblance  qu'on  s'abiise. 
Pour  que  FéquIKbre  budgétaire^  OTisIât,  il  faudrwt  qu'un  exercice 
n'eût  absolument  reçu  aucune  ressource  en  ddiors  de  celles  qui  hri 
sont  propres,  c'est-à-dire  en  dehors' des  reveni»  publics  qui  se  sont 
produits  pendant  les  mois  constituant  l'exerciee.  Aucun  de  nos  der- 
niers exercices  n'^  dans  ce  cas,  ni  cehri  de  1881,  ni  celui  de  188», 
ni  celui  de  1883;  l'exercice  1884  n'y  sera  pas  non  plus.  Dans  le» 
profondes  ténèbres  qui  résultent  de  tous  ce»  reports,  les  ministres 
pas  plus  que  les  chambres  et  le  public  ne  réussissent  à  se  rend» 
compte  de  la  situation  réelle  des  finances.  Il  faut  reprendre  l'an- 
cienne méthode,  qui  est  la  bonne  :  le  budget  ordinaire  ne  doit  pro- 


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LE  BUDGET  DE   188A.  37J 

fiter  d'aucune  ressource  qui  ne  soit  pas  pn^re  à  i'éxérdce  auquel 
il  sf'applique,  et,  quand  un  exercice  financier  laisse  un  excédent,  cet 
excédent  a  un  emploi  tout  indiqué,  à  savoir  la  diminution  de  la 
dette  flottante  ;  comme  c'est  cette  dette  qui  s'accroît  de  tous  les 
'déficits,  il  est  juste  qu^elle  profite,  pour  s'alléger,  de  tous  les  excé- 
dons. La  méthode  suivie  depuis  quelques  années  a  un  autra  dé- 
duit que  celui  de  l'obscurité  :  die  pousse  à  des  emprunts  inces- 
sans  et  occultes.  Quand  on  vient  annoncer  à  nos  députés  que  tel 
exercice  (par  exemple  celui  de  1881)  se  solde  par  un  excédent  de 
recettes  d'une  centaine  de  millions  de  francs  et  ^e  cette  somme 
est  à  leur  disposition,  ils  ne  se  rendent  aucun  compte  de  ce  qu'ils 
font  en  en  disposant.  Ils  s'imaginent  naovement  qu'il  se  rencontre 
quelque  part,  dans  qudque  caisse,  une  somme  nette  et  liquide 
d'une  centaine  de  millions  en  or  ou  en  billets  de  banque,  et  que, 
en  affectant  cette  somme  à  des  dépenses  diverses,  ils  ne  modifient 
en  rien  la  situation  du  Trésor;  c'est  une  grande  erreur.  Cet  excé- 
dait, qui  d^ailleurs  la  plupart  du  temps  est  fictif,  n'existe  pas  sous 
une  fonne  matérirfle  et  tangible;  quand  on  l'affecte  à  des  dépenses 
quelconques,  c'est  exactement  comme  si  l'on  décidait  que  la  dette 
flottante,  au  moment  où  l'on  émet  ce  vote,  sera  accrue  d'une  cen- 
taine de  millions  de  francs.  Ainsi,  quand  on  dit  qu'un  budget  dont 
réquilibre  est  difficile  recevra  50,  60  ou  80  millions  des  reliquats 
des  exercices  antérieurs,  cette  façon  de  parler  signifie,  en  réalité, 
que  ce  budget  empruntera  à  la  dette  flottante  50,  60  ou  80  mil- 
lions et  la  grossira  d'autant. 

Il  n'est  pas  de  pire  oonditito  pour  se  conduire  que  d'être  aveugle, 
et  il  n*est  pas  de  plus  sûr  moyen  de  devenir  aveugle  que  de  vîvre 
dans  les  ténèbres.  Les  ténèbres  financières  sont  encore  grossies  par 
la  lenteur  du  règlement  des  budgets.  Les  anciennes  règles  qui,  il 
est  vrai,  n*ont  jamais  été  strictement  suivies,  le  sont  de  moSns  en 
moins.  Notre  législation  budgétaire,  «œuvre  principalement  de  la 
restauration,  s'est  montrée  singrilfèrenieïrt  prévoyante.  C'était  une 
sérieuse  mesure  de  contrôle  que  l'on  voulait  prendre,  quand,  par 
la  loi  du  15  mai  1818,  on  ordonnait  que  le  règlement  définitif  des 
budgets  serait,  à  l'avenir,  l'objet  d^une  loi  particulière  qui  devtaît 
être  proposée  aux  chambres,  airatti  la  présentation  de  la  loi  annuelle 
du  Iwidget.  Le  projet  de  loi  de  règlement  ou  loi  des  comptes  doit 
régulièrement  être  présenté  par  le  gouvernement  aux  chambres 
-dans  les  deux  premiers  mois  de  l'année  qui  suit  la  dôture  de  Fexer- 
cice,  soit  avant  le  l^mars  1888  pour  le  budget  de  1881,  lequel  est 
clos  au  81  août  1882.  lamais  ces  délais  ne  sont  observés  ;  la  loî  des 
comptes  ne  paraît  plus  qu'une  formalité  sans  importance;  nos 
chambres,  satisfaites  d'avoir  voté  des  budgets  tels  qu'aucun  peuple 
civilisé  n'en  a  Connu ,  s'endomient  eneuite  et  n'y  songent  plus  ; 


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372  REniE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  le  moindre  de  leurs  soucis  que  de  voter  les  lois  de  règlement. 
Nous  sommes  au  mois  de  mai  1883,  le  projet  de  règlement  du 
budget  de  1882  ne  peut  pas  être  encore  soumis  au  parlement;  les 
résultats  que  Ton  entrevoit  de  cet  exercice  sont,  d'après  les  termes 
mêmes  du  ministre,  a  essentiellement  provisoires;  »  il  en  est  de 
même  de  l'exercice  1881  ;  le  projet  de  règlement  de  celui-ci  devrait 
être  prêt  ;  il  ne  Test  pas,  et  M.  le  ministre  a  bien  sdn  de  faire  con- 
naître que  les  résultats  en  sont  aussi  «  essentiellement  provisoires, 
les  travaux  d'apurement  nécessitant  un  délai  assez  étendu.  »  On  est 
un  peu  plus  avancé  pour  l'exercice  1880  ;  néanmoins,  le  projet  de 
règlement  n'est  pas  encore  achevé  :  on  annonce  seulement  qu'il  «  va 
être  incessamment  déposé.  »  Pour  l'exercice  1879,  le  projet  de 
règlement  en  a  été  présenté  au  parlement  dans  le  courant  du  mois 
de  juin  1882,  c'est-à-dire  avec  un  retard  de  seize  mois  relativement 
aux  prescriptions  législatives,  et  la  chambre  ne  s'est  pas  encore 
souciée  de  l'examiner.  Avec  une  singulière  négligence,  les  chambres 
n'ont  pas  encore  voté  les  projets  de  loi  de  règlemens  des  exercices 
1878,  1877,  1876  et  1875.  Aucun  de  ces  budgets  n'est  encore 
réglé.  Au  moment  où  nous  écrivons,  les  chambres  ont  devant  elles 
dix  budgets  à  la  fois,  les  budgets  de  1875  à  1879  inclusivement, 
dont  le  projet  de  règlement  leur  est  soumis,  les  budgets  de  1880 
et  1881,  qui  sont  clos  et  dont  le  projet  de  règlement  devrait  être 
prêt,  le  budget  de  1882,  qui  n'est  pas  encore  clos,  le  budget  de 
1883,  qui  est  en  cours,  et  le  budget  de  188&,  dont  le  projet  de  pré- 
vision vient  de  leur  être  présenté.  Avoir  siu:  les  bras  dix  budgets  à 
la  fois,  c'est  vraiment  trop.  On  détruit  peu  à  peu  à  la  dérobée  toute 
notre  législation  budgétaire  si  laborieusement  édifiée,  et  on  reprend 
une  à  une  toutes  les  fâcheuses  pratiques  de  l'ancien  régime.  Les 
finances  de  l'ancienne  monarchie  ont  péri  par  l'obscurité  et  la  com- 
plication :  ce  sont  les  mêmes  procédés  qui  les  ont  détruites  qu'on 
applique  aujourd'hui.  Un  contrôleur-général  du  milieu  du  xvm*  siècle. 
Silhouette,  dans  un  rapport  au  roi,  en  date  de  1759,  constatait  que 
l'enchevêtrement  des  années,  leur  confusion  entre  elles,  le  retard 
du  règlement  des  comptes,  étaient  les  principaux  vices  des  budgets 
du  temps  :  «  On  ne  peut  pas  encore,  disait-il,  déterminer  exacte- 
ment ce  qui  est  dû  des  années  précédentes  sur  les  diverses  parties 
des  dépenses...  L'enjambement  des  parties  les  unes  sur  les  autres 
et  la  confusion  qui  en  résulte  n'ont  pas  permis  d'en  désigner  le 
montant  avec  précision.  »  Les  règlemens  de  compte  se  fUsaient 
attendre  dix,  douze,  qumze  ans.  C'est  en  1771  que  sont  réglées 
d'une  manière  définitive  les  dépenses  ordonnancées  en  1758;  celles 
de  1761  ne  le  sont  qu'en  1776  (1).  Avons-nous  le  droit  d'être  bien 

(1)  Voir  notra  TrûUi  à$  te  td#iie«  det  /lnaiieM,  tome  tr,  GteAnOHéi  tvr  le  budgel. 


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LE  BUDGET  DE  188i.  373 

sévères  pour  nos  devaDciers  qnandi  au  mois  de  mai  1883^  nous 
n'avons  pas  encore  réglé  le  budget  de  1875  7  Avons-nous  le  droit 
de  faire  des  reproches  à  leur  légèreté  ou  de  prendre  en  pitié  leur 
ignoarance  quand  nous  appliquons  comme  eux  la  méthode  de  l'en- 
jambement indéfini  des  années  les  unes  sur  les  autres,  et  quand, 
dans  le  budget  de  1884  par  exemple,  nous  trouvons  classées  comme 
ordinaires  des  ressources  qui  ont  été  prises  à  des  reliquats  de  l'exer- 
cice 1881,  lequel  lui-même  les  avait  reçues  de  l'exercice  1879,  qui 
les  tenait  de  l'exercice  18767  Quelles  que  soient  les  richesses  de  la 
France  nouvelle,  prenons-y  garde,  elles  ne  résisteraient  pas  aux 
procédés  financiers  que  l'on  a  ressuscites  de  l'ancien  régime. 

C'est  aussi  une  pratique  et  des  plus  condamnables  de  l'ancien 
régime  que  nous  suivons  en  matière  d'emprunts.  Il  est  une  mé- 
thode simple,  claire,  qui  est  celle  de  tous  les  particuliers  intelligens, 
de  tous  les  gouvernemens  éclairés  et  soucieux  de  l'avenir.  Quand 
ils  ont  besoin  de  ressources  extraordinaires,  ils  empruntent  au  grand 
jour,  par  un  contrat  précis,  définitif,  qui  fait  connaître  au  juste  la 
somme  empruntée.  C'était  ainsi  que  l'on  faisait  en  France  autrefois. 
En  cas  de  besoin,  on  commençait  par  un  emprunt  et  l'on  ne  dépen- 
sait qu'après  la  réalisation  de  l'emprunt  les  fonds  qu'il  avait  procu- 
rés. Nos  nouveaux  financiers  ont  changé  tout  cela.  Quand  ils  veulent 
faire  des  dépenses  extraordinaires,  —  et  c'est  une  envie  devenue 
chez  eux  une  passion  qui  ne  les  lâche  plus,  —  ils  ne  commencent 
pas  par  faire  un  grand  emprunt  ostensible  dans  des  conditions  nettes 
et  connues.  Ils  se  mettent  d'abord  à  dépenser  les  sommes;  ils  pren- 
nent à  droite,  à  gauche,  de  tous  côtés,  dix  millions  ici,  vingt  mil- 
lions là,  autant  ailleurs,  à  la  caisse  des  dépôts  et  consignations,  aux 
caisses  d'épargne,  aux  trésoriers-généraux,  à  la  Banque,  ils  ralentis- 
sent leurs  paiemens  pour  se  procurer  les  sommes  disponibles  et 
consomment  ainsi  les  fonds  de  l'emprunt  avant  d'émettre  l'emprunt. 
Où  une  pareille  pratique  conduit  un  particulier,  chacun  le  sait; 
l'emprunt  public  a,  du  moins,  le  mérite  d'ouvrir  les  yeux  et  de 
faire  connaître  la  réalité  de  la  situation;  les  petits  expédiens  variés 
auxquels  on  recourt  pour  reculer  un  emprunt  qu'on  sait  nécessaire 
troublent  la  vue  et  entretiennent  la  disposition  à  la  prodigalité.  Â  ce 
jeu,  l'homme  le  plus  riche  se  ruine  sans  s'en  apercevoir.  C'est  cepen- 
dant cette  tactique  que  suit  depuis  quelques  années  le  gouverne- 
ment français.  Il  a  été  émis  un  emprunt  de  un  milliard  par  un 
décret  en  date  du  7  mars  1881.  Les  versemens  de  cet  emprunt 
devaient  se  faire  en  cinq  termes  égaux,  du  17  mars  1881  au 
16  janvier  1882.  Le  public  avait  le  droit  de  croire  que  les  sommes 
que  l'état  devait  recevoir  concernaient  des  besoins  propres  aux  exer- 
cices 1881  et  1882,  des  travaux  à  exécuter  pendant  ces  années.  Il 
n'en  était  rien.Los  fonds  de  l'emprunt  de  1881  étaient  dévorés  avant 


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37A  REVUE  DES  DECIL  M0NDE6. 

iqu6  le  public  eût  souscrit;  ils  étaient  affectés  aux  dépenses  des 
budgets  extraordinaires  des  exercices  1879  et  1880.  On  avait  com- 
mencé par  dépenser,  puis  on  avait  emprunté;  si  bien  que,  plusieurs 
mois  avant  le  versement  des  derniers  termes  de  l'emprunt,  le  trésor 
n'était  déjà  plus  mallre  des  somoies  qu'ils  devaient  lui  fournir. 

Depuis  quatre  ans,  c'est  par  les  mèm^s  procédés  qu'on  fait  ùice 
aux  budgets  extraordinaires.  C'est  ce  qui  fit  jeter,  l'an  dernier, 
un  cri  d'alarme  à  M.  Léon  Say  en  présence  d'une  dette  flot- 
tante qui  allait  monter  à  trois  milliards.  C'est  la  même  méthode 
cependant  que  l'on  continue*  Le  ministre  des  finances  se  défend  de 
toute  pensée  d'emprunt  avant  188&,  et  cependant  il  est  incontestable 
que  l'on  iait  de  grandes  dépenses  extraordinaires  :  on  se  procurera 
les  ressources  après  ;  on  commence  à  prendre  de  tous  côtés,  conune 
à  la  petite  semaine,  des  fonds  que  le  public  est  toujours  libre  de 
retirer;  on  les  consolidera  plus  tard.  On  a  même  fait  de  ces  expé^- 
diens  une  théorie  :  «  La  dette  flottante  n'a  pas  en  principe,  dît 
M.  Tirard  dans  l'exposé  des  motifs  de  188A,pour  but  d'avancer  les 
fonds  destinés  à  être  consolidés  sous  forme  de  dette  perpétuelle.  K 
les  charges  du  budget  extraordinaire  l'exigent,  elle  peut  et  doit 
fournir  les  moyens  de  trésorerie  nécessaires  pour  permettre  au  gou- 
vernement de  choisir,  avec  une  complète  liberté  d'action,  les  cir.- 
coiîstances  et  les  moyens  les  plus  farrorables  pour  la  réalisation 
définitive  des  capitaux  affectés  à  ce  budget.  »  Nous  ne  craignons 
pas  de  dire  que  peu  de  doctrines  sont  aussi  dangereuses.  La  dette 
flottante  fournit  des  moyens  de  trésorerie  afin  de  laisser  au  ministre 
le  choix  de  l'heure  de  1  emprunt  public;  ce  n'est  là  ni  un  procédé 
correct  ni  un  procédé  prudent.  Qu'arriverait-il  si  l'horizon  venait 
tout  à  coup  à  se  troubler  et,  si  les  dépenses  engagées  et  terminées, 
on  se  trouvait  dans  la  nécessité  et  à  la  fois  dans  l'impossibilité  d'em- 
prunter? C'est  cette  prétendue  liberté  d'action,  ce  choix  de  l'heure 
la  plus  favorable,  qui  nous  a  amenés,  après  des  retards  indéfinis,  à 
faire  la  conversion  dans  les  circonstances  les  moins  propices  ;  cette 
même  liberté  et  ce  même  choix  pourraient  nous  contraindre  à  des 
emprunts  publics  au  moment  où  ils  seraient  le  plus  onéreux.  Ge  qui 
fait  la  ruine,  ce  n'est  pas  l'emprunt,  c'est  la  nécessité  où  Ton  se 
met  d'emprunter. 

Dans  le  système  nouveau,  on  ne  sait  jamais  ce  qu'est  la  dette  flot- 
tante, n  y  a  d'ailleurs  deux  dettes  flottantes,  la  dette  flottante  oflS- 
cielle,  qui  est  assez  restreinte,  la  dette  flottante  occulte,  qui  est 
énorme.  On  éprouve  une  certaine  difliculté  à  se  procurer  d'une 
nwtnière  périodique  le  tableau  des  engagemens  du  trésor;  h 
commission  du  budget  elle-même  a  de  la  peine  à  obtenir  ces 
renseignement;  précieux  et  indispensables.  Il  serait  bon  que,  chaque 
mois,  radmiûistratibn  publiât  des  Informations  précises  à  cet 


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ifFi  II  II  I  ,  !tl      ^ 


LE  BUDGET  DE  i88A.  S75 

égard*  L'exposé  des  motifs  du  budget  de  ISSi  contient,  panni 
ses  aooexes,  le  tableau  de  la  dette  flottante  au  1''''  janvier  188S. 
C'est  une  date  déjà  bien  kw  de  sous,  et  depuis  lors  la  sitoft^ 
tien  du  trésor  a  dû  incontestablement  se  modifier.  Qum  qa^'û  <éi 
aoit,  au  1*^  janvier  dernier,  la  dette  flottante  offidelie  montait, 
d'i^fôto  ee  document,  à  1  milliard  676  millions  de  francs.  C'est  ià 
un  bien  gros  chifire^  qui  se  composait  presque  uniquen^nt  d'enga-* 
gemens  h  vue.  En  effet,  sur  cette  somme,  le  compte  courant  des 
caisses  d'épargne  montait  à  878  millions,  celui  de  là  caiisse  des 
dépôts  et  consignations  à  812  millions  1/î.  Toutes  ces  sommes  sont 
exigibles  à  diàque  instant  ou  à  peu  près,  midgré  la  clause  dite  de 
sauvegarde  qui  permet  an  trésor  d'échelonner  dans  une  certaine 
mesure  les  remboursemens  aux  déposans  des  caisses  d'épargne.  À  ce 
milliard  676  millions  de  dette  flottante  officielle  il  convient  de 
joindre  les  d>ligations  à  court  terme  émises  pour  le  compte  de  liqub* 
dation  qui  doivent  échoir  dans  l'année,  à  savoir  170  millions.  Il  est 
évident,  en  eilet,  que  ces  sommes  remboursables  à  court  délai  ont 
presque  le  même  degré  d'ex%ibilité  que  la  plupart  des  engagemens 
de  la  dette  flottante  proprement  dite.  Avec  cette  addition,  la  dette 
flottante  s'élevait  à  1  milliard  8A6  millions  au  l**  janvier  1863. 
Depuis  lôrs,  elle  a  dû  notablement  s'accrdtre.  C'est  la  dette  flot- 
tante en  eflet  qui  doit  pourvoir  au  budget  extraordinaire  de  1888  ; 
c'est  cette  même  dette  qui  doit  supporter  les  &7  millions  de  déficit 
ofliciel  de  l'exercice  1882;  c'est  elle  encore  qui  aura  à  faire  face  au 
déficit  certain  de  l'exercice  1883;  c'est  elle  enfin  qui,  sous  le  pr^ 
texte  d'excédens  des  exercices  écoulés,  fait  de  véritables  prêts  aux 
budgetà  ordinaires  des  exercices  en  cours.  Sans  avoir,  par  le  vice 
des  renseignemens  financiers,  des  chiffres  précis  sur  l'état  actuel  de 
la  dette  flottante  du  trésor,  il  n'y  a  aucune  témérité  à  penser  qu'elle 
approchera  de  3  milliards  à  la  fin  de  l'année  courante.  C'était  le 
chiffre  d'ailleurs  prévu  par  M.  Léon  Say  dans  l'exposé  des  motifs  du 
budget  de  1883,  alors  qu'on  ignorait  encore  que  l'exercice  1882  et 
l'exercice  1883  se  solderaient  en  déficit,  et  que  l'on  n'avait  pas  im- 
puté sur  la  dette  flottante  diverses  dépenses  ou  subventions  extraor- 
dinaires votées  dans  ces  derniers  mois.  Ce  chiffre  de  3  milliards 
n'est  certainement  pas  celui  de  la  dette  flottante  officielle;  je  ne  serais 
pas  étonné  que  ce  dernier  ne  montât  pas,  à  l'heure  actuelle,  à  plus 
de  1,500  millioius;  mais,  pour  avoir  le  compte  des  sommes  que  le 
trésor  peut  être,  à  bref  délai,  mis  à  même  de  rembourser,  il  faut  y 
joindre  les  170  millions  d'obligations  à  court  terme  expirant  dans 
l'aimée,  et  il  faut  y  ajouter  aussi  les  i  ,200  millions  de  la  consolidation 
récente  des  capitaux  de  la  dette  flottante.  On  sait  en  effet  que,  â  y 
a  quelques  semaines,  le  Journal  officiel  ûX  connaître  l'inscription  au 
grand  livre  de  la  dette  publique  d'une  somme  de  rentes  amortissables 


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S76  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

destiaées  à  produire  on  capital  effectif  de  1,200  millions  de  francs, 
lesquels  étaient  censés  consolider  une  partie  de  la  dette  flottante 
devenue  exubérante*  Il  ne  faut  pas  toutefois  que  cette  consolidation 
officielle  rassure  et  soit  prise  au  sens  littéral  du  mot.  Les  1,200  mil- 
lions de  rentes  ainsi  créés  ont  été  remises  à  la  caisse  des  dépôts  et 
consignations  pour  dégager  d'autant  le  compte  courant  exubérant, 
extravagant,  que  les  caisses  d'épargne  avaient  au  trésor.  Or,  après 
comme  avant  cette  consolidation,  les  déposans  aux  caisses  d'épargne 
pourront,  s'ils  le  jugent  convenable,  demander  le  remboursement 
de  leurs  dépôts,  et  le  trésor  se  trouvera  sous  le  même  coup  de  l'exi- 
gibilité de  cette  nature  de  dettes.  Les  rentes  remises  à  la  caisse  des 
dépôts  et  consignations  ne  dégagent  ni  celle-ci  ni  le  trésor  de  leurs 
obligations  envers  les  déposans.  Elles  permettront,  dit-on,  le  cas 
échéant,  de  mettre  ces  titres  en  gage  et  d'obtenir  des  avances  de  la 
part  d'établissemens  de  crédit  et  de  banquiers  pour  remboursa  les 
déposans  s'ils  se  présentaient  en  trop  grand  nombre.  Ce  raisonne- 
ment serait  juste  en  temps  de  paix  et  de  prospérité,  mais  il  perdrait 
presque  toute  sa  portée  en  temps  de  crise  nationale  intérieure  ou 
extérieure;  alors,  en  effet,  les  établissemens  de  crédit  et  les  ban- 
quiers n'ont  guère  ni  la  volonté  ni  les  moyens  de  faire  des  prêts 
gagés  sur  des  titres.  Au  point  de  vue  de  l'exigibilité  réelle  des  enga- 
gemens,  on  peut  donc  considérer  que,  malgré  la  consolidation  récente 
d'une  partie  des  capitaux  de  la  dette  flottante,  le  trésor  se  trouve 
toujours  en  face  d'une  somme  de  près  de  3  milliards  qu'on  peut  lui 
réclamer  à  chaque  instant. 

Une  autre  ressource  restait  au  trésor,  qui  a  été  employée  dans  ces 
derniers  temps,  c'est  le  prêt  de  80  millions  que  lui  a  fait  la  Banque 
de  France  oq  vertu  d'une  loi  du  IS  juin  1878.  Emprunter  à  la 
Banque ,  en  pleine  paix ,  pour  construire  des  hôtels  de  poste  ou 
pour  agrandir  des  ministères,  c'est  certes  un  singulier  procédé.  La 
Banque  devrait  rester  la  ressource  extrême  réservée  aux  cas  de 
nécessité  majeure  où  le  crédit  public  est  suspendu  et  où  les  capi- 
taux se  dissimulent.  Aujourd'hui,  la  Banque,  avec  la  circulation  de 
2  milliards  850  millions,  aurait  moins  de  liberté  pour  venir  puis- 
samment au  secours  de  l'état  si  quelque  grande  crise  sévissait  de 
nouveau  sur  le  pays.  Le  compte  créditeur  de  l'état  à  la  Banque 
s'est  d'ailleurs  considérablement  réduit.  Il  y  a  deux  ans,  à  pareille 
époque,  le  28  avril  1881,  le  compte  créditeur  du  trésor  montait  à 
A50  millions;  le  27  avril  1882,  il  était  presque  au  même  chiffi«, 
A&8  millions;  le  26  avril  1883,  il  éuit  tombé  à  1A2  millions;  encore 
avaitril  fléchi  davantage  huit  jours  auparavant,  descendant  à  119  mil- 
lions le  17  avril  dernier.  Ce  n'est  guère  que  le  double  de  la  somme 
que  certains  grands  établissemens  de  crédit  parisiens  ont  toujours 
en  compte  courant  à  la  Banque. 


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.«9»e^  wrmm-     lin       \  ié^b^mMJiM  I 


LE  BUDGET  DE  188A.  377 

Le  trésor  a  ainsi  dévoré  peu  à  peu  la  plus  grande  partie  de  ses 
réserves.  La  dette  flottante  s'est  enflée  à  un  chifire  sans  précédent 
chez  aucun  peuple  civilisé.  Gomme  Fa  fort  bien  dit  M.  Bocher  dans 
une  récente  discussion  du  sénat,  le  gouvernement  a  absorbé  et  les 
dOO  millions  fournis  par  les  excédons,  ou  les  prétendus  excédons 
des  exercices  de  1875  à  1882,  et  l'avance  de  la  Banque  de  France, 
et  les  sommes  que  lui  a  procurées  la  réduction  de  son  compte  cré- 
diteur à  la  Banque.  Il  a  emjNTunté  en  pleine  paix,  en  grande  partie 
pour  des  travaux  de  bâtisse,  80  millions  à  la  Banque  de  France;  il 
a  réduit  des  trois  quarts  son  compte  courant  créditeur  dans  cet  éta- 
blissement. Cependant  les  déficits  et  les  dépenses  extraordinaires 
rendent  nécessaires  des  ressources  de  plus  en  plus  fortes  :  ces  res- 
sources, assure-t-on,  ne  manquent  pas.  Le  gouvernement  est  auto- 
risé à  émettre  pour  &00  millions  de  bons  du  trésor,  et  il  n'a  guère 
profité  jusqu'ici  de  cette  faculté  que  pour  la  moitié  de  cette  somme. 
Les  caisses  d'épargne,  avec  leurs  dépôts  toujours  grossissans,  lui 
font  en  compte  courant  des  versemens  de  plus  en  plus  considé- 
rables. Gela  est  vrai,  mais  ces  engagemens  flottans  seraient  singu- 
lièrement dangereux  si  une  crise  survenait.  G'est  l'abondance  même 
de  ces  ressources  faciles  et  précaires  qui  a  entretenu  la  prodigalité 
de  l'état.  La  dette  flottante  doit  être  ramenée  à  des  chifires  plus 
raisonnables,  et  le  ministre  des  finances,  s'il  a  quelque  souci  de 
l'avenir,  quel  que  soit  le  règlement  adopté  pour  le  prochain  budget 
extraordinaire,  ne  saurait  laisser  s'écouler  une  année  sans  ânettre 
un  emprunt  d'au  moins  un  milliard  pour  dégager  une  situation 
beaucoup  trop  embarrassée* 


III. 

On  s  est  plu  jusqu'ici  à  considérer  le  budget  extraordinaire,  et 
particulièrement  les  dépenses  pour  la  construction  de  chemins  de 
fer,  comme  la  cause  de  tous  nos  maux.  On  a  tiré  de  cette  idée  la 
conclusion  qu'une  fois  un  accord  intervenu  entre  les  compagnies  et 
l'état,  toutes  les  difficultés  financières  seraient  aplanies,  que  l'ordre, 
les  plus-values,  les  excédens  budgétaires  renaîtraient  aussitôt. 
Dans  cette  conception  se  rencontre  à  côté  de  la  vérité  l'erreur. 
Gertes  l'exagération  et  la  mauvaise  direction  des  travaux  de  che- 
mins de  fer  sont  une  des  principales  causes  des  embarras  où  nous 
sommes  tombés.  Il  y  a  cependant  d'autres  causes  aussi  actives. 
Si  l'on  ne  supprimait  que  les  premières,  le  déficit  subsisterait, 
quoique  moindre.  Le  mal  n'est  pas  localisé,  il  est  général.  Les  tra- 
vaux publics  mal  conçus  sont  une  de  nos  plaies,  non  la  seule.  Il 
importe  de  le  dire,  car  le  public,  après  la  signature  des  conventions 


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"^BvgsnsgBBHI 


378  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

ea  projet,  retomberait  dans  ses  illnsicxis,  et  nos  finances,  saxqaeUes 
OB  n'aurait  appliqué  qu'un  remède  partiel,  oontinueraient  à  être  fort 
malades.  Cest  fespdt  général  de  prodigalité  et  d'aventure  qu^il 
6iut  expulser;  ce  sont  les  propositions  désordonnées  dues  à  TUntia- 
ti?è  parlementaire  qu'il  faut  proscrire;  c'est  la  manie  de  créer  des 
places^  d'augmenter  les  tndtemens  ^qul'il  faut  réprimer;  c'est  le 
goût  d'une  économie  sévère  qu'il  frat  mettre  en  honneur^  On  pour- 
rait presque  dire  qu'il  faut  que  dépotés,  minislres,  oonsdllerB- 
généraui  ou  municipaux,  agens  des  comités  électonux,  toute  la 
ni^on  enfin,  abandonnent  la  conception  qu'ih  se  sont  faôte  du  rôte 
de  l'était  et  des  corps  adminîstrailifcu  C'est  cette  conception  même 
qui  est  la  cause  efficace  des  dépends  désordonnées,  des  oakuls 
teconsidérés,  des  déficits  continus  et  des  emprunts  «œs  fin«  Quel 
que  soit  le  sort  des  budgets  extraordinaires  de  Tavenir,  on  n'évitera 
pas,  comme  on  l'a  vu  plus  haut»  un  grand  emprunt  prochain.  Si  la 
réf(»«ne^  d'autre  part,  ne  porte  que  sur  les  budgets  extraordinaires 
et  laisse  subsister  tous  les  abus  de  nos  réoens  budgets  ordinaires, 
on  sera  loin  d'avoir  restauré  nos  finuioes. 

Étudions  cependant  ces  budgets  extrjtordinaires  qui,  peor  n'être 
pas  la  seule  cause  de  nos  maux,  en  sont  une  des  plus  puissantes. 
On  a  beaucoup  reproché  à  l'empire  les  budgets  de  ce  genre,  et  les 
mêmes  hoomies  qui  ^critiquaient  avec  tant  de  vivacité  chez  lui  cet 
expédient  l'ont  repris  pour  leur  propre  compte  et  démesurément 
agrandi.  On  'coniprenâit  que^  dans  les  cinq  ou  six  années  qui  ont 
suivi  la  guerre,  l'tnSufSsance  de  nos  ressources  et  la  nécessité  de 
réparer  les  ruines  qui  jonchaient  notre  sol ,  de  reconstituer  notre 
armement,  de  refaire  nos  forteresses,  justifiât  la  création  à  côté  du 
budget  d'un  compte  extraordinaire.  On  l'institua  sous  le  nom  de 
compte  de  liquidation;  au  lieu  d*un  qui  paraissait  suffisant,  on  en 
eut  deux  successifs  :  le  premier,  qui  s'éleva  à  898  millions  1/2,  et 
le  second,  qui  atteint  i  milliard  10&  millions;  c'étaient  S  milliards, 
goimae  respectable  qni  «et  dû,  avec  l'énorme  dotatien  d«  budget 
DrdÎDaire,  suffire  pour  ««émettre  sur  «n  bon  pied  notre  armée  et 
notre  noarine.  Après  i87>8  ou  1879,  Dn  pouvait  rentrer  dans  les 
bOUD^  habitudes  budgétaires:  mUiveir  ph»  qu'un  budget,  le  bud- 
get ordinaire,  pourvoir  aux  tramux  de^emins  de  fer  au  moyen 
du  SfBtème  de  la  garantie  d'inléitfttB  >qui,  saos  grands  accroissemens 
de  charges,  a  si  merveilleusement  snfi  à  la  création  des  13,000  ou 
14,000  kilomèures  nédîeoreinenft  firoductiils  du  nouveau  réseau  des 
grandes  compagaies,  renoncer  à  la  plupart  des  travaux  de  canaos, 
qui  sont  un  leurre  et  un  gaspiUage,  <conoenlrer  les  travaux  de  ports 
dans  Jes  quatre  ou  cinq  grandes  ptaces  maritimes  de  Ffance  «et 
recourir,  pour  les  doter,  au  syslènne  anglais  de  droits  de  port  et  de 
quai  :  voilà  ce  que  l'on  eftt  pu  ikire  >avec  un  peu  d'économie  et  de 


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-  ^^^riïir-'  ■-•--'        — 


LE  BUDGET  DE  188i.  379- 

méthode  ;  le  budget  ordmaire»  bien  dirigé;  y  eût  saffi  et  nous  atxrionc 
une  dette  moindre  de  8  milliards. 

On  a  préféré  revenir  à  l'expédient  corruptear  des  budgets  exti*aor^ 
dinaires;  on  a  porté  à  ce  compte  spédAl  toutes  les  dépenses  qm 
gênaient  pour  l'équilibre  du  budget;  on  y  a  mis  les  traitemens  des 
fonctionnaires  faisant  partie  des  corps  administrati<k  permanens;  on 
y  a  inscrit  des  rectifications  de  routes^  des  reconstructions  de  nairires  • 
de  guerre;  bref»  on  a  teconnu  le  caractère  ei^ordinaire  à  une 
foule  de  dépenses  qui  Jusque-là  figuraient  tranquillement  dans  le 
rang  des  dépenses  normales  annuelles.  On  a  eu  cette  hallacinatîon, 
cette  féerie,  qui  s'appelle  le  projet  Freycinet  et  qui  s'est  bientôt 
doublée  du  projet  Ferry  pour  la  construction  des  maisons  d'école. 
Bref,  à  peine  introduits  de  nouveau  dans  nos  finances,  les  budgets 
extraordinaires  y  ont  pris  des  proportions  incommensurables.  Vhis- 
toire  est  trop  connue  des  8, 10  ou  12  milliards  du  plan  Freycinet; 
nous  n'y  reviendrons  pas.  Nous  nous  bornerons  à  analyser  rapide- 
ment les  derniers  budgets  extraordinaires  pour  montrer  que  les 
conventions  projetées  avec  les  compagnies  de  chemins  de  fer,  quel- 
ques bons  effets  qu'elles  aient,  ne  remédieront  qu'à  moitié  au  mal 
et  que  la  réforme  doit  être  beaucoup  plus  complète.  L'exposé  des 
motifs  de  H.  lirard,  et  particulièrement  les  tableaux  ipsérés  aux 
pages  36  et  37,  60  d;  51,  6i  et  65,  sont  absolimient  démonstratifs 
sur  ce  point. 

Avant  de  donner  quelques  explications  sur  la  répartition  même 
des  crédits  portés  aux  budgets  extraordinaires  des  trois  derniers 
exercices,  jetons  un  rapide  coup  d'œil  sur  les  variations  considé- 
rables des  chiffres  globaux  de  ces  budgets.  Les  transformations 
qu'ils  subissent  sont  énormes;  les  écarts  entre  les  prévisions  et  les 
réalités  se  chiffrent  par  centaines  de  millions,  de  sorte  que  les  esprits 
même  les  plus  familiers  aux  affaires  ont  de  la  peine  à  fixer  dans 
leur  mémohre  l'importance  de  chacun  de  ees  comptes  colossaux. 
Voici  le  budget  extraordinaire  des  dépenses  de  l'exercice  1880.  H 
est  fixé  par  le  vote  du  budget  primitif  au  chiffre  fort  respectable  de 
616  millions  de  francs;  diverses  lois  postérieures  viennent  f ac- 
croître et  le  portent  à  822  milHons.  D'autres  lois  interviennent  qui 
le  réduisent  en  fin  de  compte,  autant  qu^on  en  peut  juger,  à  A79  mil- 
lions. Le  budget  extraordinaire  de  1881  n'olire  pas  de  moindre$ 
vidssitudes.  L'évaluation  première  est  6&A  millions  1/2;  des  lois 
rendues  au  cours  de  l'exercice  réduisent  cette  somme  à  &81  mil- 
lions 1/2;  dWres  lois,  également  tardives,  agissant  en  sens  con- 
traire, portent  ce  budget  extraordinaire  à  707  millions  1/2,  ce  qui 
est  le  chiffre  actuel.  La  même  destinée  mobile  et  changeante  était 
réservée  au  budget  extraordinaire  de  1882  :  les  crédits  alloués  par 
le  budget  primitif  sont  de  559  millions;  mais,  par  des  métamor- 


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380  AEtUE  DES  DEUX  MONraS. 

phoses  successives,  ils  s'élèvent  à  783  millions  pour  retomber 
ensuite  à  7d5.  Il  est  impossible  de  suivre  ces  budgets  extraordi- 
naires dans  leurs  variations  rapides  :  ce  sont  des  protées.  On  a 
chargé  l'état  de  tant  de  soins  que  les  sommes  mises  à  sa  disposition 
ne  suffisent  pas  pour  y  pourvoir,  et,  d'autre  part,  l'ensemble  des 
crédits  mis  chaque  année  à  la  disposition  des  administrations  est 
tellement  énorme  que,  quelle  que  soit  la  gloutonnerie  de  chacune 
d'elles,  elles  ne  peuvent  les  dépenser  totalement  :  les  annulations 
de  crédits  et  les  reports  sur  les  budgets  extraordinaires  montent  à 
des  centaines  de  millions  chaque  année.  Aussi  députés,  sénateurs, 
ministres,  comptables,  ordonnateurs,  personne  ne  se  rend  compte,  à 
quelques  dizaines  de  millions  près,  de  ce  que  l'état  dépense  chaque 
année. 

C'est  que  c'est  un  ménage  effroyablement  vaste  et  compliqué 
que  celui  des  budgets  extraordinaires  de  l'état.  Ceux  qui  croient 
que  les  chemins  de  fer  seuls  y  figurent  se  trompent  singulièrement. 
Le  budget  extraordinaire  de  1880,  qui  s'élève,  on  l'a  vu,  au  chiffre 
de  A79  millions  1/2,  se  décompose  comme  il  suit  :  1,500,000  francs 
pour  le  ministère  des  finances,  près  de  3  millions  pour  celui  de 
l'intérieur,  1,100,000  francs  pour  celui  des  postes,  un  ministère 
nouveau  q^i  a  l'appétit  dévorant  de  la  jeunesse,  108  millions  pour 
le  ministère  de  la  guerre,  19  pour  celui  de  la  marine,  3A6  mil- 
lions 1/2  pour  celui  des  travaux  publics;  un  tiers  environ  de  cette 
dernière  somme  est  prise  pour  les  travaux  de  routes,  de  ports,  de 
canaux,  d'amélioration  des  rivières,  de  sorte  que  la  moitié  seule- 
ment du  budget  extraordmaire  de  1880  est  consacrée  aux  entre- 
prises de  chemins  de  fer.  Il  en  est  à  peu  près  de  même  pour 
1881.  Sur  les  707  millions  auxquels  est  provisoirement  fixé  le  bud- 
get extraordinaire  de  cet  exercice,  11  millions  sont  pris  par  le 
ministère  des  postes,  135  1/2  par  celui  de  la  guerre,  2&  par  celui 
de  la  marine;  le  ministère  des  aris^  cet  enfant  si  rapidement 
enlevé  à  la  vie,  comme  Gargantua  naissant  a  exigé  sa  pâture  et  a 
trouvé  le  moyen  de  se  faire  inscrire  pour  9  millions  au  budget 
extraordinaire  de  1881  ;  le  ministère,  fort  jeune  aussi,  mais  plus 
résistant,  de  Fagriculture,  a  obtenu  5  millions  ;  enfin  521  millions, 
soit  un  peu  plus  des  à  septièmes  de  l'ensemble  de  ce  budget 
extraordioaire,  sont  alloués  au  ministère  des  travaux  publics;  mais 
si  l'on  déduit  les  travaux  de  routes,  de  rivières,  de  pbrts,  de  canaux, 
la  part  des  chemins  de  fer  ne  reste  plus  fixée  à  peu  près  qu'à  la 
moitié  du  total  des  crédits  extraordinaires  de  cet  exercice.  Les  cré« 
dits  pour  1882  se  distribuent  à  peu  près  dans  les  mêmes  propor- 
tions :  sur  les  765  millions  qui  forment  provisoirement  la  dotation 
du  budget  extraordinaire  de  cet  exercice,  169  vont  au  ministère  de 
la  guerre,^  31 1/2  à  celui  de  la  marine,  11  aux  postes  et  télégraphes, 


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LE  BUDGET  DE   iSSà.  381 

10  aux  beaux-arts,  6  millions  1/2  &  Tagriculture,  quelques  cen- 
taines de  mille  francs  à  Tintérieur,  5S6  millions  1/2,  soit  moins  des 
5  septièmes  du  tout,  aux  travaux  publics;  mais  les  ports,  l'amélio- 
ration des  rivières,  les  canaux  entrent  pour  leur  bonne  part  dans  ce 
chifire,  de  sorte,  que  pour  le  budget  extraordinaire  de  1882,  comme 
pour  les  précédens,  c'est  la  moitié  seulement  des  crédits  qui  con- 
cernent les  chemins  de  fer.  Yoilà  un  point  qui  est  bien  constaté  et 
qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue.  Il  détruit  l'illusion  si  générale  que 
des  conventions  nouvelles  avec  les  compagnies  de  chemins  de  fer 
suffiraient  à  restaurer  nos  finances.  Ce  serait  un  acheminement  vers 
cette  restauration,  mais  la  moitié  du  chemin  resterait  encore  à  faire. 
Ces  conventions  sont  le  prélude  nécessaire  du  rétablissement  du 
bon  ordre  financier;  toutefois,  il  ne  faudrait  pas  s'arrêter  après  le 
prélude.  Il  est  naturel  que  Ton  étende  encore  le  réseau  des  voies 
ferrées  de  la  France  ;  mais  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que,  parce  que 
nous  aurons  créé  10,009  ou  15,000  kilomètres  de  voies  ferrées  de 
plus,  nous  accroîtrons  notablement  la  richesse  du  pays.  Nous  pos- 
sédons à  l'heure  actuelle  près  de  30,000  kilomètres  en  exploitation 
(exactement  28,802  au  18 mars  dernier).  Chaque  nouveau  kilomètre 
que  nous  construirons  n'aura  pas  la  dixième  partie  de  l'effet  utile 
de  chacun  des  kilomètres  aujourd'hui  exploités.  L'Angleterre,  pour 
une  population  presque  égale  à  la  nôtre  (35,279,000  habitans  contre 
37,672,000)  ne  possède  qu'un  réseau  équivalent  au  réseau  français 
(18,180  milles,  soit  29,379  kilomètres  en  1881).  Elle  se  contente  de 
ce  réseau  ;  elle  ne  construit  pour  ainsi  dire  plus  de  chemins  de  fer, 
considérant  aujourd'hui  cette  dépense  comme  presque  stérile.  En 
1880,  l'on  n'y  a  ouvert  à  la  circulation  que  2&7  milles  nouveaux, 
soit  399  kilomètres.  Dans  les  onze  dernières  années,  les  construc- 
tions de  voies  ferrées  n'ont  atteint  dans  les  trois  parties  du  Royaume- 
Uni  que  2,6A3  milles,  ou  A,276  kilomètres,  moins  de  hOO  kilo- 
mètres en  moyenne  par  année.  Nous  devrions  nous  contenter  de 
ce  chiffre;  si  l'on  veut  aller  jusqu'à  l'ouverture  de  500  ou  600  kilo- 
mètres par  an,  c'est  le  maximum.  La  construction  d'une  étendue 
pareille  représente  une  dépense  de  150  millions  de  firancs  envi- 
ron ;  c'est  tout  ce  dont  les  grandes  compagnies  peuvent  se  char- 
ger, sans  grever  énormément  l'état  du  fait  de  la  garantie  d'inté- 
rêts. Il  ne  faut  pas  oublier  que  les  compagnies  ont,  en  dehors 
des  lignes  nouvelles,  des  dépenses  considérables  de  premier  éta- 
blissement à  effectuer  chaque  année,  des  doubles  voies  à  créer, 
des  gares  à  agrandir,  du  matériel  à  augmenter  ou  à  améliorer,  et 
que  ces  besoins  représentent  une  somme  d'au  moins  150  à  200  mil- 
lions annuellement.  Il  faut  noter  enfin  que  la  proportion  des  frais 
d'exploitation  des  compagnies  va  toujours  en  croissant,  ce  qui  est 
naturel,  par  l'augmentation  du  nombre  des  trains,  l'accroisse- 


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382  REYPE  DES  DEUX  MONDPÇ. 

ment  de  la  vitesse»  là  hausse  des  salaires^  La  situalion  économique 
du  paf  s  ne  comporte  pas»  d'ailleurs,  des  travaux  publics  entrepris 
sur  réchelle  gigantesque  où  on  les  a  conçus.  L'agriculture  manque 
de  bras;  les  chantiers  gouvernementoujc  oaconununaux  en  attirent 
un  trop  grand  nombie»  Le  cadeau  kr  plus  utile  k  fure  k  l'agricid* 
ture>  c'est  moins  encore  de  la  dégrever  que  de  ne  pas  lui  arracha 
les  ouvners qui  luisent  nécessaires,  (teai&rme  que  les  négocia^ms 
entre  l'âtat  et  les  compagnies  sont  sur  le  point  d'aboutir;  nous  le 
souhaitonsé  Le  gouvernement  aurait,  renoncé  k  quelques-unes  de 
ses  exigences  les  plus  déraisonnaUes;  il  ne  demanderait  plus  une 
baisse  considérable  des  tarifii«  La  discussion  porterait  sur  un  point 
tout  à  {ait  nouveau  ;  les  ministres,  s'inspirant  d'idées  protectionnistes, 
voudraient  iaire  des  tarifs  des  chemins  de  fer  une  sorte  de  oomplé^ 
ment,  d'auxiliaire  ou  de  correctif  des  tarifs  des  douanes,  relever 
les  tarifs  d'importa4i<m  ou  de  transit,  diminuer  ceux  d'exportation* 
Faire  intervenir  la  politique  protectionniste  dans  la  fixation  des  tarifii . 
de  transpc^s,  ce  serait  une  imprudence  et  une  faute  dont  la  France 
ne  tardei^t  pas  à  être  la  victiine,  au  grand  profit  d'Anvers»  du 
Saint-'GoCbard  et  de  Gênes.  Nous  aimons  à  croire  que  le  gouverne^ 
ment  renoncera  encore  à  cette  prétention.  Alors,  si  Ton  sa  contenie 
de  faire  500  ou  600  kilomètres  de  chemins  de  fer  nouveaux  par 
année,  si  l'on  consacre  ainsi  un  quart  de  siècle  à  l'exécution  du 
plan  Freydnet,  si  même  pour  ralentir  un  peu  moins  l'exécution  de 
ce  fameux  programme,  on  se  décide  à  soumettre  au  régime  de  la 
voie  étroite  une  partie  des  voies  ferrées  projetées,  on  aura  réglé,  au 
grand  avantage  du  budget,  la  question  à  la  fois  si  simple  et  si  inten- 
tionnellement compliquée  du  régime  des  voies  ferrées. 

Néanmoins  le  budget  extraordinaire  persisterait  avec  des  ohifires 
de  3  ou  AOO  millions  par  année.  La  guerre,  la  marine,  les  postes, 
les  rivières,  les  canaux,  les  ports,  les  chemins  vicinauxi  les  écoles, 
se  partageraient  encore  avidement  ces  i  ou  AOO  millions.  Ce  serait 
un  abus  qui  maintiendrait  l'enchevêtrement  et  les  embarras  de  nos 
finances.  Le  budget  extraordinaire  doit  complètement  disparaiire. 
Ri^a  ne  le  justifie  plus.  Comprend-on,  par  exemple,  le  budget  extra- 
ordinaire du  ministère  de  la  guerre  treize  ans  après  la  paix,  car 
nous  parlons  ici  du  budget  de  1884  et  des  suivans?  Est-ce  que  les 
2  milliards  des  deux  comptes  de  liquidation  et  le  demi-milliard  pré- 
levé sur  les  budgets  extraordinaires  de  1880, 1881,  1882  et  1883 
n'auront  pas  abondaomient  fourni  les  ressources  nécessaires  pour 
notre  armement,  la  reconstitution  de  notre  matériel  et  l'achèvement 
de  nos  places  fortes?  Le  maintien  d'un  budget  extraordinaire  de  la 
guerre,  qui  se  joint  aux  605  millions  que  le  budget  ordinaire  alloue 
généreusement  à  cette  administration,  est  un  encouragement  au 
gaspillage  :  c'est  plutôt  une  cause  de  désorganisation  ;  les  ministreset 


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LE  BUDGET  DE  188A^  383 

leurs  subordonnés  sont  poussés  par  cette  surabondance  de  ressources 
À  toutes  sortes  d'essais  mal  étudiés,  i  des  dépenses  mal  coBobinées  ; 
Us  sont  en  quelgue  jBorte  dispensés  d'avoir  un  plan,  un  prpgramme, 
de  l'esprit  déduite  et  de  l'ordreu  Le  budget  extraordinaire  de  la 
aiarine  doit  disparaître  comme  celui  de  la  guerre;  peut-être  sera-t-il 
nécessaire  pour  ce  département  d'élever  de  quelcpies  millions  les 
crédits  du  budget  ordinaire.  Cn  budget  extraordinaire  des  beaux^ 
^rts  ne  se  conçoit  pas.  Pour  les  postes  et  les  télégraphes^  l'honoridDle 
M.  Çocbery  a  fait  preuve  d'un  zèle  très  louable»  mais  gui  a  coûté 
Ares  cher  et  qui  maintenant  peut  se  calmer^ 

Nous  ne  connaissons  pas,de  déposes  plus  mal  conçues  et  plus  com- 
plètement stériles  que  celles  que  l'on  consacre  aux  canaux  et  à 
toutes  les  petites  criques  ou  .tous  les  petits  ports  qui  sont  éparpillés 
sur  DOS  côtes,  de  Saint-Jean  de  Luz  à  Dunkerque  et  de  Port-3ou  à 
YiUefraoche.  J)es  canaux  partout,  des  ports  partout,  des  canaux  qui 
ne  transiporteront  rien  pour  la  plupart,  que  les  chemins  de  fer,  par 
des  abaissemens  de  tarifs,  maintiendront  vides  le  lendemain  du  jour 
où  ils  seront  terminés  ;  des  ports  en  quantité,  plusieurs  centaines, 
Qè.  tous  les  naois  peut-être  entrera  quelque  goélette  ou  quelque 
brick»  restes.d'une  marine  d'autrefois,  gui  sont  destinés ît  disparaître 
avant  dix  ans.  Il  semble  que  ceux  gui  ont  ftut  les  plans  des  projets 
de  canaux  et  de  ports  se  soient  inspirés  de  l'idée  d'un  des  person- 
ni^es  comiques  de  Molière.  Dans  l'acte  m  des  Fâcheux^  Ormin  pour- 
suit JÊraste  afin  qu'il  appuie  auprès  du  rd  un  projet  mi^gnillgue  : 

Cet  avis  dont  encor  nul  ^e  s!es^  ^vUô 

Est  qu'il  faat  de  U  France,  et  c'est  vn  conp  aisé, 

En  fameux  ports  de  mer  mettre  toUteA  les  côtes. 

Ce  conseil  burlesque,  on  prétend  aujourd'hui  le  suivre.  On  veut 
mettre  les  côtes  de  France  tout  entières  en  ports.  Il  y  en  aura 
cent  ou  deux  cents,  peut- être  plus.  Chaque  mauvaise  crique 
obtient  de  l'état  quelques  millions;  le  tout  monte  à  500  mil- 
lions, si  ce  n'est  plus.  Qu'on  renonce  à  cette  dispersion  des  crédits. 
Avec  les  changemens  opérés  dans  la  navigation,  11  suffit  à  un  pays 
comme  la  France  de  deux  grands  et  bons  ports  sur  chaque  mer  : 
Bordeaux  et  Tuantes,  le.  Havre  et  Dunkerque,  Cette  et  Marseille. 
Si,  dans  les  intervalles,  cinq  à  six  ports  de  second  ordre  méritent 
encore  quelque  intérêt,  c'est  le  majûmum.  Ces  jilaces  maritimes,  en 
petit  nombre,  doivent  être  fortement  outillées  :  on  peut  y  arriver 
sans  sacrifices  budgétaires  en  empruntant  la  méthode  an^aise. 
Comment  les  Anglais  font-ils  des  ports,  et  ils  ont  les  plus  beaux  du 
monde?  En  accordant  aux  municipalités,  aux  chambres  de  com- 


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38&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

merce,  aux  corporations  le  droit  de  percevoir  sur  les  navires  des 
droits  de  quai,  d'entrée  ou  de  stationnement^  dont  le  total  sert  à 
payer  l'intérêt  et  Tamortissement  des  travaux  entrepris.  Prenons 
cette  méthodCi  c'est  la  bonne.  En  France»  nous  sommes  malheu- 
reusement poursuivis  d'une  double  manie  :  celle  de  la  gratuité  et 
celle  de  l'égalité.  Tout  doit  être  gratuit  ou  presque  gratuit,  les 
ports,  les  écoleSi  les  transports,  bientôt  le  logement,  le  vêtement,  etc. 
Quant  à  l'égalité,  il  faut  qu'elle  existe  en  tout,  pour  les  choses 
comme  pour  les  hommes;  la  montagne  aride  et  isolée  doit  avoir 
son  chemin  de  fer  à  large  voie  tout  comme  la  vallée  la  plus  riche 
et  la  mieux  située;  toute  mauvaise  crique  a  le  droit  de  se  plaindre 
si  on  ne  la  traite  pas  comme  Le  Havre  ou  Marseille. 

Pour  restaurer  nos  finances,  il  faut  deux  mesures  capitales  :  l'une 
est  de  supprimer  complètement  le  budget  extraordinaire,  l'autre 
est  de  mettre  un  terme  aux  abusives  influences  parlementaires  et 
électorales  qui,  en  quatre  années,  ont  accru  de  A  00  millions  envi- 
ron les  crédits  ordinaires  des  administrations  publiques.  C'est  ainsi 
que  l'on  a  substitué  des  déficits  de  150  à  200  millions  aux  excédons 
de  100  ou  120  millions  de  francs  dont  nous  jouissions  jusqu'à  1880  ; 
c'est  ainsi  qu'on  a  presque  supprimé  tout  amortissement.  Aujourd'hui 
les  remèdes  partiels  et  anodins  sont  insuflisans;  la  conversion,  qui 
a  privé  les  rentiers  de  ih  millions,  ne  prêtera  à  nos  budgets  qu'un 
secours  dérisoire  si  l'on  ne  recourt  pas  à  beaucoup  d'autres  moyens 
qui  demandent  autant  de  résolution  et  plus  de  persévérance.  La 
signature  même  des  conventions  avec  les  grandes  compagnies  de 
chemins  de  fer  n'apportera  qu'un  allégement  momentané  et  trom- 
peur si  l'on  se  borne  là.  Ce  sont  toutes  nos  idées  administratives, 
toute  notre  conception  générale  du  rôle  de  l'état  et  des  communes, 
tous  les  procédés  financiers  suivis  depuis  cinq  ans,  qu'il  faut  défi- 
nitivement abandonner.  Il  ne  s'agit  plus  aujourd'hui  de  savoir  quels 
dégrèvemens  l'on  fera  ;  nous  sommes  presque  amenés  à  la  question 
inverse  :  Quels  impôts  nouveaux  établira-t-on?  Il  est  encore  temps 
d'échapper  à  cette  fâcheuse  nécessité;  la  France  a  des  ressources 
qu'elle  retrouvera  grandissantes  le  jour  où  l'on  aura  renoncé  au 
budget  extraordioaire,  à  l'accroissement  incessant  des  dépenses  des 
administrations  et  au  socialisme  d'état.  Le  danger  est  dans  les 
hésitations  et  les  atermoiemens.  Cest  un  régime  sévère,  une  absti- 
nence sérieuse  qui  peuvent  seuls  rétablir  l'équilibre  de  nos  bud- 
gets et  éloigner  d'un  pays  déjà  écrasé  d'impôts  le  fléau  de  taxes 
nouvelles. 

Paul  Leroy-Beaulieu. 


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ÉTUDES  SUR  LE  XVIir  SIÈCLE 


LES      ROMANCIERS. 


I. 

ALAIN   RENÉ    LE    SAQE. 


J'ai  oui  dire  que  les  Espagnols,  s'ils  out  de  tout  temps  reconnu  dans 
Cervantes  un  de  leurs  plus  élégans  prosateurs»  n'avaient  pas  moins 
attend»  que  le  jugement  de  l'Europe  entière  l'eût  mis  dans  le  haut 
rang  qu'il  occupe,  à  côté  de  Molière  et  de  Shakspeare,  pour  s'aperce- 
voir qu'en  effet  il  en  était  digne,  et  l'y  placer  eux-mêmes.  Notre  Le  Sage 
assurément  n'est  pas  leur  Cervantes,  et  Gil  Blasy  il  faut  l'avouer  tout 
d'abord,  est  assez  éloigné  de  valoir  Don  Quichotte.  Il  n'en  est  que 
plus  curieux  que  l'œuvre  du  conteur  français  et  celle  du  poète  espa- 
gnol aient  éprouvé  les  mêmes  destinées  historiques.  Nous  aussi,  il 
a  presque  fallu  que  l'Europe,  —  l'Angleterre  et  l'Italie  surtout,  — 
nous  apprissent  à  goûter  Gil  Blas,  comme  à  l'Espagne  à  sentir  tout 
le  prix  de  Don  Quichotte.  C'est  seulement  vers  la  fin  du  xviii*  siècle 
que  nos  critiques  ont  commencé  de  rendre  à  Le  Sage  une  justice  que 
ses  contemporains,  s'ils  ne  la  lui  avaient  pas  refusée,  lui  avaient  du 
moins  mesurée  parcimonieusement;  et  l'œuvre  était  déjà  traduite  en 
toutes  les  langues  avant  que  d'avoir  pris  dans  la  nôtre  la  place 
qu'elle  y  tient  désormais.  On  s'est  fait  depuis  lors  une  agréable 
obligation  de  réparer  Terreur;  et  tant  de  maîtres,  l'un  après  l'autre, 

TOVH  tvn.  —  1883.  25 


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386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  si  bien  parlé  de  Gil  BlaSy  qu'il  pourrait  sembler  inutile  d'en  parler 
une  fois  de  plus.  Mais  peut-être  nous  ont-ils  laissé  plus  à  dire  que  l'on 
ne  serait  tenté  de  le  croire.  Non-seulement,  en  effet,  comme  à.  tout  le 
monde,  il  nous  demeure  permis  d'étudier  le  roman  de  Le  Sage  en  lui- 
môme,  pour  sa  valeut  littéraire  intrinsèque,  la  matière  étant  de  oeUos 
qu'il  n'est  pas  facile  d'épuiser;  mais  surtout,  et  c'est  ce  qu'en  géné- 
ral ils  ont  négligé  de  faire,  il  convient  de  l'étudier  de  plus  près,  dans 
ses  origines,  dans  sa  composition,  dans  ses  défauts  enfin,  ou,  pour 
user  d'un  terme  moins  sévère,  dans  ses  lacunes,  et,  en  deux  mots, 
dans  l'histoire  du  roman  français. 

I. 

Il  y  a  toute  une  période,  assez  longue  encore,  de  notre  histoire 
littéraire,  dont  le  détail  nous  est  assez  mal  connu.  Elle  s'étend 
des  dernières  années  du  xvip  siècle,  ou  (pour  fixer  les  dates  avec 
plus  de  précision)  de  l'apparition  du  livre  des  Caractères^  en 
1688,  à  la  publication  précisément  des  deux  premiers  volumes 
de  Gil  BlaSy  en  1715.  Quelques  œuvres,  quelques  noms  en  sont 
venus  jusqu'à  nous,  le  bruit  aussi  de  quelques  querelles,  phi- 
losophiques ou  littéraires  :  anciens  contre  modernes,  Bossuet  contre 
Fénelon,  gallicans  contre  ultramontains.  On  sait  donc  assez  communé- 
ment que  le  Diable  boiteux  est  de  1707,  et  que  le  Légataire  universel 
est  de  1708  ;  on  a  entendu  parler  de  Fontenelle,  de  La  Motte,  de  Jean- 
Baptiste  Rousseau,  de  La  Fare,  de  Chaulieu,  de  Crébillon,  de  Dan- 
court;  même,  on  a  quelquefois  lu  la  Béctmciliatian  ncrmandeet  Mon- 
Uns  Capitolimiê  :  cependanfl,  d'une  manière  géûéraie,  oe  queiraient 
eesIbenHDes  ei  ces  •œuvres,  on  y  croit,  comnaeon  âift,  plutôt  ^iie  Ton 
n'y  vu  voir,  et  si  qtuetqtieB  Irdits  dnstiiigcieiit  ces  viagt^inq  w  trente 
ans  d'hîsteire  de  ce  qui  les  a  précédés  «t  de  ce  qui  let  a  «oivis,  on 
serait  embarrassé  de  ies-  définir  avec  exactitude,  ou  sealement 
de  les  dèioerner.  Un  aeul  fut  en  dira  plus  que  beaucoup  de  |ibrar- 
806.  Il  y  a  là  des  œuvros*  digoes  au  mom*  d'<uiie  laention  dans 
l'histoire,  tfoeâaiiite-Bettve  liii4nfânie  a  finit  comme  «'il  les  igno- 
rait, et  des  noms,  (fignes  au  moins  d'un  isouvenir,  «qu'il  n'a  pas  seu- 
lement pron(Hioë8«  Oe  serait  dépasser  les  bornes  du  ca^  'OÙ  je  vou- 
drais me  contenir  que  d'essayer  de  suppléa  là  ces  ^Hiblis,  mais  k  est 
essentiel  à  rintelitgence  du  roman  de  Le  Sage  d'indiquer  ici  quel- 
qnes-tms  au  moins  de  ces  cara(9t6res. 

Le  roman,  en  premi^  lieu,  —  ee  ifui  jadis  avait  été  ie  rooan 
héroïque,  le  roman  en  dètize  tomes,  >le  rostan  de  fiombcrville,  de 
U  Galprenède,  et  de  lf>^  de  Scudéri,  —  sans  cesser  dtètre  le  roman 
d'amour,  métaphysique  «et  galant,  s^tait  inseasîMemeivt  réduit, 


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ÉTUDBS  SUR  LE  XVIU*'    SIÈCLE*  â87 

comme  de  lui*-méme,  aux  proportkms  de  ce  que  nous  appellecions 
aujoucd'hui  la  nouveUe,  Vers  la  fia  du  siècle,  les.  romanciers  à  la 
mode  sont  les  imilateurs  de  M^^  de  La  Fayette  ou  plutât  ses  imita- 
trices :  W^^  de  Murât,  i  auteur  du  Cofnâe  de  Dimois^  M^^  de  La 
Force,  Taoleur  de  ïtlùtaire  secrète  da  Bourgogne;  W"^  Purand, 
M"*d*Aulnoy,  M^*^  Lhéritier,  d'autres  encore,  filles,  de  beaucoup  d'es- 
prit, fenunes  de  trop  d'intrigues,  w  général  demoiselles  et  dames 
de  moyenne  vj^u.  Leurs  aventures,  à  elles  quirépandirei^  si  indi»* 
crètement  celles  des  autres,  seraient  amusantes»  et  même  ag^réable- 
ment  scandalises  à  ccmter.  Leur  œuvre,  ou  du  moins  ce  que  j'en  ai 
lu  pour  m'en  faire  une  idée  juste,  m'a  paru  d'un  style  assez  négligé, 
facile,  souvent  heureux  dans  sa  négligence,  en  somme  et  au  fond 
assez  médiocre.  Elles  n'ont  pas  moins  réussi  dans  leur  temps. 
Bayle,  en  plusieurs  endroits,  s'est  plaint  de  cette  profusion  d'Aven-- 
tures  galantes  et  de  romans  soirdiaant  historiques,  dont  elles 
inondaient  la  France  et  même  l'Europe.  Ce  véritable  érudit  n'ai- 
mait pas  à  voir  l'histoire  ainsi  travestie  pour  le  plus  grand  amu- 
sement des  oisife.  Son  indignation  s'étendait  jusqu'à  M"*^  de  La 
Fayette,  à  laquelle  il  ne  passait  ni  Zaide  ni  la  Princesse  de  Clèves^ 
Et  pourtant,  il  n'est  pas  douteux  que  ce  que  le  siëde  apprenait  à 
aimer  dans  ces  récits  romanesques,  c'en  était  précisément  l'appa- 
rence historique,  leur  conformité,  par  conséquent,  avec  la  vie  réelle, 
et  aussi,  selon  l'expression  du  jmême  Bayle,  —  avec  l'histoire  natn^ 
relie.  L'une,  la  conformité  avec  l'histoire  naturelle  et  la  physique 
expérimentale,  s'étalait  un  peu  partout  dans  l'œuvre  de  ces  dames: 
on  nous  p^mettra  de  n'y  pas  insister.  L'autre,  la  conformité  avec 
l'histoire,  et  avec  l'histoire  contemporaine,  c'était  ce  qui  séduisait 
dans  lesromans  de  cet  aventurier  de  lettres,  Gatien  de  Courtilz  de  San- 
dras,  l'auteur  de  tant  de  Mémoires  apocryphes  :  Mémoires  de  M.  de 
Roche  fort  j  Mémoires  de  la  marquise  de  Fresne^  Mémoires  de  M.  d!Ar- 
tagnan.  Facilement  écrits,  eux  aussi,  —  avec  cette  facilité  qu'il  ne 
faut  hésiter  à  qualifier  en  bon  français  de  regrettable  et  fâcheuse, 
parce  qu'elle  donne  aux  ignorans  l'illusion  du  naturel,  —  tous  ces 
MénK>ires,  en  ce  qu'ils  contiennent  de  prétendument  historique, 
sont  aussi  dangereux  à  consulter  que  les  inventions  de  La  Beaumelle 
ou  les  compilations  de  Soula vie,  mais,  en  ce  qu'ils  contiennent  d'anec- 
dotique,dansles  récitsgalans  ou  licencieux,  on  accordera  que  de  loin 
en  loin,  par  intervalles,  ils  ont  déjà  quelque  chose  du  tour  agile  et 
de  l'amusante  vivacité  des  Mémoires  de  Gramont  et  de  V Histoire  de 
Gil  Blas.  Je  ne  mets  pas  en  doute  que  Le  Sage  ait  lu  toutes  ces  pro- 
ductions, qu'il  ait  même  personnellement  connu  Courtilz  de  Sandras, 
dont  le  libraire  était  aussi  le  sien,  et  qu'il  ait  enfin,  tout  en  l'épurant 
un  peu,  suivi  cette  veine  à  son  tour.  C'est  aux  faiseurs  de  romans 


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388  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

historiques,  très  certainement,  qu'il  a  dû  Tidée  de  mêler  les  avra- 
tures  de  Santillane  à  rhistoire  du  duc  de  Lerme  et  du  comte  d'OIi- 
yarës  et,  comme  eux,  il  s'est  abondamment  servi  pour  cela  des 
Anecdotes  qui  couraient  les  librairies  du  temps. 

On  a  voulu  quelquefois  faire  honneur  de  cette  transformation  du 
roman  à  l'auteur  de  l'Histoire  de  Francion^  Charles  Sorel,  et  ses 
successeurs,  parmi  lesquels  on  nomme  surtout  Scarron,  pour  son 
Roman  comique^  et  Furetière,  pour  son  Roman,  bourgeois.  C'est 
remonter  trop  haut,  de  quarante  ou  cinquante  ans  trop  haut,  et 
c'est  surtout  se  méprendre  sur  le  caractère  des  œuvres.  Si  l!on 
élimine  en  effet  de  X Histoire  de  Francion  les  grossièretés  qui  la 
déshonorent,  la  gravelure  et  l'indécence,  il  ne  demeure,  comme  aussi 
bien  du  Roman  comique  et  du  Roman  bourgeois^  qu'un  fonds  pas- 
sablement vulgaire,  des  accidens  invraisemblablement  grotesques, 
des  caricatures  sans  doute  assez  lestement  enlevées,  mais  rien, 
absolument  rien,  qui  ressemble  à  ce  que  nous  avons  depuis  appelé 
le  roman  de  mœurs.  Il  importe  beaucoup  de  ne  pas  s'y  tromper. 
VAsiréCy  le  Grand  CyruSy  la  Clélie  sont  des  romans  qui  tiennent 
encore  du  poème,  et  même  de  la  poésie;  Francion^  le  Roman 
comiqucy  le  Roman  bourgeois  tiennent  encore  de  la  farce,  et,  à 
vraiment  parler,  ne  sont  que  des  parodies.  Les  premiers  visent  à  , 
l'héroïque,  les  seconds  au  grotesque.  Or,  ce  qu'il  s'agissait  pré- 
cisément de  remplir,  à  la  fin  du  xvir  siècle,  c'était  Tentre-deui^ 
de  l'héroïque  et  du  grotesque.  Car  le  grotesque  ou  le  carica- 
tural, et  on  l'oublie  trop  souvent,  n'est  pas  moins  éloigné  du 
train  de  la  vie  commune  que  l'héroïque  même.  Si  les  romans 
de  M"*  de  Scudéri  sortent  du  bon  caractère  et  de  la  vérité,  ce 
n'est  pas  avec  les  visions  de  Scarron  qu'il  faut  s'imaginer  que 
l'on  y  rentre.  L'idéal  du  sentiment  et  la  charge  de  la  caricature 
s'obtiennent  par  les  mêmes  moyens,  c'est-à-dire  par  une  altéra- 
tion également  systématique  des  rapports  vrais  des  choses.  Si 
Ton  allonge  les  corps,  et  que  l'on  atténue  les  formes,  et  que 
l'on  effile  les  traits,  on  obtient  la  banale  et  inexpressive  beauté 
des  figures  de  keepsakes  anglais,  comme  si  l'on  grossit  les  traits, 
et  que  l'on  épaississe  les  membrures,  et  que  l'on  élargisse  les 
formes,  on  obtient  la  laideur  convenue  de  nos  journaux  à  ima- 
ges; mais,  de  Tune  et  de  l'autre  manière,  il  est  clair  que  l'on  s'est 
écarté  de  la  nature.  Pareillement,  les  personnages  du  roman  héroï- 
que sont  plus  hauts,  ou  plus  délicats,  ou  plus  jolis  que  nature, 
mais  les  personnages  du  roman  comique  sont  plus  laids,  ou  plus 
grossiers,  ou  plus  bas.  Les  uns  et  les  autres,  ils  sont  donc  égale- 
ment distans  d'une  juste  imitation  de  la  vie,  puisque  l'imitation  de 
la  vie  n'est  à  leurs  auteurs  qu'un  point  de  départ  dont  ils  font  pro- 


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ÉTUDES  SUR  LE  XVni*  SIÂGLE.  389 

fession  de  s'écarter  chacun  à  sa  façon,  et  d'après  des  règles  cer* 
taines.  Ils  ne  se  servent  de  la  nature  que  comme  d'un  moyen  de 
la  défigurer  elle-même,  et  leur  objet  est  de  la  grandir  ou  de  la 
diminuer,  de  l'embellir  ou  de  l'enlaidir,  de  la  surfaire  ou  de  la 
rabaisser,  mais  non  pas  du  tout  de  la  représenter  telle  qu'elle  est. 

C'a  été  le  rôle  du  roman  pseudo-historique,  dans  les  premières 
années  du  xym*  siècle,  que  de  tracer  à  la  littérature  d'imagination 
cette  voie  moyenne,  en  quelque  sorte,  et  d'y  développer  le  sens  du 
réel  avec  le  goût  de  l'observation.  En  effet,  d'une  part,  en  les  met- 
tant en  scène,  on  ne  pouvait  pas  représenter  sous  des  traits  trop 
différons  de  ceux  que  tout  le  monde  leur  avait  connus  des  person- 
nages historiques  dont  la  mort  était  d'hier.  Le  moyen,  par  exemple, 
à  Courtilz  de  Sandras  de  peindre  Mazarin  sous  les  traits  d'un  pro- 
digue, ou  Ninon  de  Lenclos  sous  ceux  d'une  Mère  de  l'Église?  Mais, 
d'autre  part,  la  notoriété  de  quelques-unes  de  leurs  plus  brillantes 
aventures  ôtait  à  l'écrivain  tout  scrupule  d'invraisemblance.  Ce  qui 
s'était  passé  s'était  passé  ;  l'on  n'en  pouvait  arguer  l'impossibilité. 
L'étonnante  fortune  d'un  Lauzun,  pour  ne  nommer  que  celui-là, 
comme  elle  permettait  toutes  les  espérances  aux  cadets  de  Gas- 
cogne,  permettait  du  même  coup  toutes  les  inventions  à  leurs  his- 
toriographes. Enfin,  la  littérature  des  Mémoires,  déjà  si  riche,  ache- 
minait, elle  aussi,  le  roman  vers  le  même  but.  On  en  voit  assez  les 
raisons,  sans  qu'il  soit  besoin  de  les  développer.  Qu'est-ce,  à  vrai 
dire,  que  des  Mémoires  privés,  comme  sont  ceux  de  Saint-Simon, 
par  exemple,  ou  comme  est  la  Correspondance  de  Madame,  duchesse 
d'Orléans,  sinon  cette  peinture  détaillée  des  caractères  et  des  mœurs 
dont  la  grande  histoire  n'a  consigné  dans  ses  annales  que  les  résul- 
tats le^  plus  généraux  ?  Et  qu'est-ce  qu'un  roman  de  mœurs,  dans 
sa  forme  originelle,  avant  que  l'artiste  en  ait  extrait  pour  ainsi  dire 
l'œuvre  d'art,  sinon,  réciproquement,  des  Mémoires  particuliers  sur 
les  hommes  et  les  choses  de  son  temps?  Nulle  autre  cause,  —  il  est 
bon  de  le  noter  au  passage,  —  n'a  eu  plus  d'influence,  au  xvni*  siècle, 
et  jusque  de  nos  jours  même,  sur  cette  forme  du  récit  personnel  que 
le  roman  a  conservée  si  longtemps.  Les  Mémoires  d'un  homme  de 
qualité^  comme  la  Vie  de  MariannCy  et  comme  Y  Histoire  de  Gil 
Bios  de  Santillane,  sont  autant  de  récits  personnels,  on  peut  bien 
dire  :  de  confessions. 

En  même  temps  qu'elle  s'insinuait  ainsi  dans  le  roman,  l'obser- 
vation du  réel  se  précisait,  et  prenait  possession  de  ses  moyens,  dans 
ce  genre  d'ouvrages  dont  les  Caractères  sont  demeurés  le  modèle. 
Personne  n'ignore  quel  fut  le  succès  du  livre  de  La  Bruyère.  En 
huit  ans  seulement,  de  1588  à  1696,  il  ne  s'en  succéda  pas  moins 
de  neuf  éditions,  ce  qui  n'était  pas  alors  plus  coomiun  en  librairie 


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390  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

que  cinquante  représentations  au  théâtre;  et  dans  les  années  qui 
suivirent,  il  ne  s'imprima  pas  moins  d'une  trentaine  d'ouvrages  à 
l'imitation  du  chef-d'œuvre.  Évidenunent  la  mode  y  était.  Or, 
quel  plaisir  y  cherchait-on?  et  à  quoi  la  curiosité  s'y  intéressait- 
eUe?  Aux  portraits,  com^e  nous  le  savons  par  le  nombre  des  clés 
qui  nous  en  sont  parvenues,  c'est-à-dire  aux  imitations  d'après  le 
vif,  et  dont  un  habile  déguisement,  en  imposant  au  lecteur  la  néces- 
sité de  chercher  un  original  qu'il  iinîssatt  toujours  par  retrouver, 
assaisonnait  encore  la  malice.  L'homme  est  toujours  l'homme  :  le 
xvn®  siècle  dans  sa  gloire  a  aimé,  comme  le  nôtre,  les  indiscré- 
tions, et  quand  on  lui  œ  a  donné,  il  y  a  couru.  Dans  les  Caractères 
de  La  Bruyère,  ce  que  nous  admirons  aujourd'hui,  nous  qui  sommes 
à  deux  cents  ans  bientôt  de  la  cour  de  Louis  XIY,  c'est  la  part  de  vérité 
générale  que  l'art  merveilleux  d'un  grand  maître  a  su  comme  empri- 
sonner dans  ces  linéamens  qu'il  croyait  copier  d'après  nature.  Mais 
ce  que  les  contemporains  en  ont  tout  particulièrement  goûté,  n'es- 
sayons pas  de  nous  donner  le  change,  c'en  sont  les  applications,  ce 
qu'il  y  avait  d'observé  de  près  et,  par  conséquent,  d'individuel, 
dans  chacun  de  ces  portraits,  le  sel  de  la  médisance  et  souvent  aussi, 
probablement,  de  la  calomnie.  C'est  justement  là  ce  qui  fera  quel- 
ques années  plus  tard  le  grand  succès  du  DiabU  boiteux.  Dans  cette 
inépuisable  galerie  d'originaux  qui  forme  le  livre  des  Caractères^  Le 
Sage  n'aura  eu  qu'à  puiser  àpidnes  mains,  les  animer,  et  faire  agir 
en  quelque  sorte  sur  la  gnmde  scène  de  la  vie  ces  portraits  descen- 
dus de  leur  cadre. 

En  effet,  du  Diable  boiteux^  ôtez  la  fable,  qui,  sans  doute,  n^y 
est  pas  essentielle,  et  numérotez  les  paragraphes  comme  on  a  fait 
ceux  des  Caractères^  vous  avez  un  livre  du  même  genre.  Cela  est 
tellement  vrai  que,  dans  les  premières  éditions,  la  table  des  matières 
est  rédigée,  par  caractères,  dans  la  forme  suivante  :  Ch.  m.  —  La 
Vieille  Coquette^  le  Vieux  Gakmty  le  Mimcien,  le  Poète  trafique, 
le  Greffier^..  Ch.  x.  —  Le  Licencié^  le  Maitre  d' école,  la  Vieille 
Marquise,  la  Procureuse,  le  Peintre  de  femmes...  Ch.  xn.  —  L'Aile- 
mand,  le  FrancaiSy  le  Comédien,  la  Comédienne,  V Auteur  drama- 
tique^ etc.  Au  mêiïie  point  de  vue,  il  n'est  pas  moins  curieux  d'étu- 
dier les  corrections,  additions,  et  retranchemens  que  Le  Sage  a  fait 
subir  à  son  œuvre  dans  l'édition  définitive  qu'il  en  a  donnée,  dix- 
neuf  ans  après  la  première.  On  le  voit  alors  qui  supprime  un^fait 
divers  dont  la  singularité  faisait,  en  1707,  l'objet  des  conversa- 
tions parisiennes,  et  qui  en  introduit  un  autre,  signatum  prœsente 
nota,  frappé  à  la  marque  de  1726.  «  Considérez  dans  la  chambre 
prochaine,  disait  l'Asmodée  de  la  première  édition,  ces  deux  pri- 
sonniers qui  s'entretiennent  au  lieu  de  se  reposer.  Us  ne  sau- 


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ÉTODES   SUR  LE  XVUV  SIÈCLE.  391 

raient  dormir.  Leurs  afiaires  les  inquiètent,  ^^  franchementi  elles 
sont  assez  délicates.  Le  premier  est  un  joaiOier  accusé  d'avoir  recelé 
des  pierreries  dérobées*  L'autre  est  un  polygame  :  il  y  a  six  mois  qu'il 
se  maria  par  intérêt  avec  une  vidlle  veuve  du  royaume  de  Valence. 
Il  a  épousé  par  inclination  peu  de  temps  «près  une  jeune  personne 
de  Madrid  et  lui  a  donné  tout  le  bien  qu'il  a  reçu  de  la  Yalencienne. 
Ses  deux  mariages  se  sont  déclarés.  Ses  deux  femmes  le  poursui- 
vent en  justice.  Celle  qu'il  a  épo«aée  par  inclination  demande  sa 
Bfiort  par  intérêt,  et  celle  qu'il  a  épousée  par  intérêt,  le  poursait  par 
incUiuution  (1).  »  Tout  Paris,  en  1707,  connaissait  vraisemblaÛe- 
ment  le  procès  de  ce  bigame  et  celui  de  ce  joaillier  receleur  :  il  les 
avait  oubliés,  en  1726,  et  c'est  pourquoi  i'Mstonette  a  disparu  du 
Kvre.  Les  additions  ne  sont  pas  moins  instructives.  «  A  propos  d^Épt- 
ire$  dédicatùires^  dit  quelque  part  le  démoa,  il  faut  que  je  vous  rap- 
porte un  trait  assez  singulier.  Une  femme  de  la  oour,  ayant  permis 
qa'<m  lui  dédiât  un  ouvrage^  en  voolutiroîr  la  Dédicace  avant  qu'on 
l'imprimât,  et,  ne  s'y  trouvant  pas  asses  bien  louée  à  son  gré,  elle 
prit  la  peine  d'en  composer  une  de  sa  £içon,  et^  de  l'envoyer  à  l'au- 
teur pour  la  mettre  à  la  tête  de  son  ouvrage.  •>  Ces  quelques  Kgnes 
ne  figuraient  pas  dans  l'édition  de  1707.  En  1726 ,  elles  étaient 
sans  doute  une  allusion  plus  ou  moins  transparente  à  quelque 
anecdote  qui  courait,  je  ne  puis  pas  dire  les  salonsy  où  Le  Sage  ne 
fréquentait  gvène,  mais  les  cafés  littéraires.  Ne  sont-ce  pas  là,  très 
visiblement,  les  matériaux,  épars  encore,  de  ce  qui  va  devenir  le 
roman  de  mœurs? 

Mais  si  Thonneur  en  revient  à  Le  Sage,  il  est  juste  de  dire 
que  La  Bruyère,  et  ses  imitateurs,  avaient  commencé  de  lui  don- 
ner l'exemple.  Qui  ne  se  rappelle  ce»  morceaux  justement  celles, 
dans  les  Caractères,  où  l'oo  n'a  vm,  comotne,  par  exemple,  dans 
le  fragment  d'Émircy  tout  narratif,  que  des  moyens  ingénieux  de 
l'artiste  pour  varier  la  monotonie  de  son  plan,  et  soutenir  une  atten- 
tion qu'il  pouvait  craindre  de  voir  languir?  «  Il  y  avait  à  Smyrne 
une  très  belle  fille  qu'on  appelait  Émire  et  qui  était  moins  con- 
nue dans  toute  la  viUe  par  sa  beauté  que  par  la  sévérité  de  «es 
mœurs...  »  Mais  je  crois  y  découvrir  quelque  chose  de  plus.  J'y  soup- 
^ni^  une  tentative  de  La  Bruyère  pour  mettre  en  action  ses  pro- 
pres personnages.  Vous  diriea  «oe  intention  de  roman  qui  n'a  pas 
été  ce  que  l'on  appelle  poussée,  comme  si  La  Bruyère  s'était  défié  de 

(1)  Les  passages  de  rédition  de  1707  qui  ne  se  r«treav«iit  plus  dajss  rédition  dédni- 
tiye,  ont  été  soigneusement  relevés  par  H.  Anatole  France,  dans  une  édition  du  Diable 
boiteux,  qu'il  a  donnée  ches  Lemerrei  2  toL  in-12,  Paris,  i87g.  i^aurak  Boohaité 
que,  conune  dans  le»  bonnes  édition»  de  Ia  Umyèn^  us  tiitto  indifo&t  mmI  les 
derniers  ijontés  de  Tautaur. 


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392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  forces,  ou  comme  s'il  avait  hésité  à  s'essayer  franchement  dans 
un  genre  qu'aucun  vrai  chef-d'œuvre  n'avait  encore  illustré,  et  qui 
demeurait  le  partage  à  peu  près  exclusif,  des  femmes  et  des  aventu- 
riers de  lettres.  Un  ancien  a  dit  là-dessus  et,  —  ce  qui  est  admirable  I 
—  sans  le  savoir,  un  joli  mot  :  Historia^  quoquo  modo  scriptûy  semper 
legitur»  De  quelque  manière  qu'écrive  l'historien,  il  est  toujours 
assuré  d'avoir  des  lecteurs.  Le  romancier  à  plus  forte  raison.  C'était 
du  moins  l'opinion  du  xvn*  siècle,  et  il  fallait  plus  d'un  chef-d'œuvre 
avant  que  le  xviii*  siècle  Tabandonnât,  et  découvrit  les  signes  qui 
distinguent  un  bon  roman  d'un  mauvais.  C'est  aussi  pourquoi  l'his- 
toire du  roman  français  ne  commence  qu'avec  Le  Sage.  Les  roman- 
ciers qui  l'ont  précédé  peuvent  avoir  eu  personnellement  toutes  les 
qualités  que  l'on  voudra,  cependant,  ils  ne  comptent  pas  dans  la 
littérature.  Leur  genre  est  encore  trop  indéterminé...  Mais,  quoi  qu'il 
en  soit  de  ce  point  particulier,  si  les  moralistes,  comme  La  Bruyère, 
à  la  fin  du  xvii*  siècle,  reculaient  encore  devant  une  exacte  imita- 
tion des  mœurs,  il  était  un  lieu  du  moins  où  cette  imitation  même 
était  poussée  jusqu'à  l'excès  de  la  fidélité  :  c'est  le  théâtre,  qu'il 
nous  reste  à  caractériser. 

Il  semble,  à  la  vérité,  que  les  auteurs  en  vogue,  l'auteur  du 
Joueur  et  celui  du  Grondeur,  l'auteur  du  Flatteur  et  celui  du  ISéglU 
geruty  achèveraient  d'user  le  chemin  que  leur  a  frayé  Molière,  et  pour- 
tant, à  bien  y  regarder,  ce  ne  sont  plus  des  caractères,  ce  sont  des 
portraits,  et  des  tableaux  de  mœurs,  qu'ils  peignent.  En  dépit  de 
l'étincelante  fantaisie  qui  l'anime  ou  plutôt  qui  l'emporte,  et  qui 
donne  à  l'action  des  Folies  amoureuses  et  du  Légataire  universel 
cette  unique  allure  de  mouvement  et  de  rapidité,  il  y  a  déjà  dans 
la  comédie  de  Regnard  comme  qui  dirait  des  touches  d'un  peintre 
de  la  vie  familière  et  des  mœurs  bourgeoises.  Il  y  en  a  bien  plus 
encore,  quoique  bien  moins  habilement  appliquées,  dans  le  théâtre 
de  Dufresny.  Mais  c'est  surtout  avec  Dancourt  qu'il  faut  voir  com- 
mencer la  véritable  comédie  de  mœurs.  D'abord,  comme  Dufremy, 
c'est  ordinairement  en  prose  qu'il  écrit,  «  n'étant  pas  naturel  qu'on 
parle  en  vers  dans  une  comédie,  »  et  d'une  cinquantaine  de  pièces 
qu'il  nous  a  laissées,  on  n'en  trouve  pas,  effectivement,  plus  de  dix 
qui  soient  écrites  en  vers  (1).  La  prose  est-elle  au  théâtre,  comme  on 
l'a  dit,  un  moyen  de  serrer  la  réalité  de  plus  près?  Ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  d'examiner  la  question.  Il  suffit  que  c'est  bien  la  prose  qui  con- 
vient à  la  nature  des  pièces  de  Dancourt,  surchargées  d'épisodes 
étrangers  à  l'action  proprement  dite,  quand  encore  il  est  possible  d'y 

(1)  Gomme  rien  en  ce  monde  n'est  nouyeau,  Je  ferai  de  pins  remarquer  qne 
Dolineny,  qoand  il  écrit  en  yert,  a  pour  eyatème  de  no  pas  marquer  la  césure  et  de 
disloquer  ainsi  Hiexamètre,  afln  que  le  Ters  on  ressemble  d'aaUnt  à  de  la  prose. 


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ifl«i 


ÉTUDES  SUR  LE  XTin*  SIÈCLE.  898 

reconnaître  une  action,  encombrées,  un  peu  comme  de  nos  jours  la 
plupart  des  pièces  de  M.  Yictorien  Sardou,  d'une  foule  de  person- 
nages, qui  se  groupent  en  tableaux  vivans,  et  dont  le  rôle  évident  chez 
r4LUteur  comique  du  xyii*  siècle,  comme  chez  notre  contemporain,  est 
de  constituer  le  milieu,  l'atmosphère  particulière,  le  fond  de  toile, 
vivant  et  remuant,  d'où  l'action  du  drame  se  dégage.  Cette  action 
elle-même,  quelquefois  heureusement  nouée,  comme  dans  le  Cheva- 
lier à  la  modey  quelquefois  plus  lâche,  comme  dans  le  grand  nombre 
des  pièces  de  Dancourt ,  quelquefois  enfin  nulle ,  comme  dans  la 
Femme  d'intrigues  ou  dans  les  Agioteurs^  pour  l'approcher  encore 
plus  de  la  réalité,  c'est  à  l'anecdote,  au  scandale  d'hier,  au  vaudeville 
qui  court  les  conversations  que  le  poète,  aussi  souvent  qu'il  le  peut, 
l'emprunte  avec  une  prédilection  marquée,  conune  dans  la  Loterie j 
comme  dans  le  Mari  retrouvé,  comme  dans  la  Désolation  des 
joueuses,  comme  dans  les  Agioteurs,  comme  dans  le  Moulin  de 
Javelle,  comme  dans  les  Curieux  de  Compiègne.  Il  y  a  là  un  parti- 
pris,  une  intention  formelle  et  hautement  déclarée,  de  chercher  le 
succès  dans  une  imitation,  reconnaissable  à  tous,  des  mœurs  con- 
temporaines. Faute  de  pouvoir  atteindre  à  la  vérité  supérieure  du 
caractère,  si  Dancourt  faisait  des  préfaces,  il  érigerait  en  système 
qae  la  représentation  du  train  de  la  vie  quotidienne  est  l'objet  propre 
de  la  comédie.  C'est  pom>  cette  raison  que  nous  voyons  dans  son 
œuvre  défiler  successivement  toutes  les  classes,  ou  plutôt  toutes  les 
conditions  de  la  société  d'alors  :  honmies  d'épée,  hoomies  de  robe, 
conseillers  et  procureurs,  femmes  d'argent  et  femmes  d'intrigues, 
marchandes  à  la  toilette  et  vendeuses  de  marée,  sergens  recruteurs, 
traitans,  frotteurs  et  cochers  ;  et  si  l'observation  était  seulement  un 
peu  plus  scrupuleuse,  on  pourrait  presque  dire  que  ce  qu'elle  per- 
dait en  profondeur,  elle  Ta  regagné  en  étendue  (1). 

On  peut  vraiment  le  dire,  si  maintenant,  au  lieu  des  pièces  de 
Dancourt,  nous  prenons  pour  type  le  véritable  chef-d'œuvre  de 
cette  comédie  de  mœurs  de  la  fin  du  xvn^  siècle,  et  c'est  préci- 
sément le  Turcaret  de  Le  Sage.  Je  ne  sais  pourquoi  l'on  per- 
siste à  voir  dans  Turcaret  une  comédie  de  caractère,  à  moins 
que  l'on  ne  veuille  absolument  se  méprendre  sur  ce  mot  de  carac- 
tère. Cest  un  caractère,  en  effet,  que  d'être  avare,  c'est  un  carac- 
tère que  d'être  jaloux,  c'est  un  caractère  que  d'être  hypocrite,  c'est 
un  caractère  que  d'être  débauché,  c'est  un  caractère  que  d'être 
misanthrope;  mais  ce  n'en  est  pas  un  que  d'être  financier,  non 
plus  que  d'être  baronne  de  contrebande  ou  marquis  d'aventure; 

(I)  Voyei  nur  Duieouit  im  litre  récent,  léger,  •piritaeUement  écrit,  dans  le  goût 
Lbre  et  facile  de  loii  modèle,  par  M.  J.  Lemaitre  :  la  Comédie  après  Molière  st  1$ 
Théâtre  de  Dancourty  1  toI.  in-lS.  Paria,  1883;  Hachette. 


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39&  BETUB  D£S  DEUX  MONBES« 

et  c'est  même  si  peu  ce  que  Ton  appelle  an  caractère  qne  c'est  jus- 
tement ce  que  ron  opposera  bîentât  aux  caractères  sous  ^e  nom  de 
conditkms.  Turcar^r,  par  ses  origines, — et  que  d'ailleurs  Le  Sage  ah 
ou  non  passé  par  la  ferme  générale»  ^—  est  sorti  tout  entier  du  Bam^ 
geoh  gmiilhomme  et  de  2fi  Coniiegse  d'EscarbagnaSy  deux  des 
rares  comédies  de  Molière  qui  soient  de  vraies  esquisses  de  rncBors; 
et^  comme  la  Comtesse  d'Escarbagnas  ou  comme  le  Bourgeois  gen- 
iilhomme,  il  hut  avouer  que  Turcaret  n'est  pas  une  comédie  de 
caractères,  mais  de  mœurd.  Le  Sage  a  d'abord  élargi  l'eisquisse,  il  a 
ensuite  ramené  l'audacieuse  caricature  du  maître  aux  proportions 
de  la  réalité,  il  a  enfin  pis  d'un  air  plus  sérieux  ce  qui  dans  la 
Comtesse  d'Escarbagnas  et  le  Bourgeois  gentilhomme  avait  été 
traité  plutôt  en  badinant  ;  mais  l'espèce  et  le  genre  sont  demeurés 
dans  Turcaret  ce  qu'ik  étaient  dans  l'œuvre  de  Molière.  Ce  qui  lût 
la  valeur  de  Turcaret^  c'en  sont  les  mœurs. 

Elles  sont  mauvaises,  mais  elles  sont  fortes;  elles  sont  ignobles, 
mais  elles  sont  fidèles.  Et,  puisque  nous  en  sommes  à  reviser  l'opinion 
consacrée,  ne  se  tromperait-on  pas  encore  de  voir  dans  Turcaret 
une  satire  uniquem^t  dirigée  contre  les  gens  d'argent?  Car  enfin, 
comme  on  en  avait  &it  la  remarque,  dans  le  temps  même  de  son 
apparition  au  théâtre,  n'est-il  pas  vrai  que,  parmi  les  intrigantes  qui 
le  pillent  et  les  effrontés  qui  le  bernent,  le  moins  malhonnête  homme, 
c'est  presque  M.  Turcaret?  En  tout  cas,  ce  monde  interlope  qui  fait 
la  débauche  aux  dépens  de  ce  sac  d'argent,  —  cette  baronne  qui 
le  ruine  si  galamment,  ce  chevalier  de  lansquenet  qui  la  tient  elle- 
même  sous  contribution,  ce  marquis  de  la  Tribaudière,  toujours 
entre  deux  vins,  Frontin  et  Lisette,  Marine  et  Flamand,  M°^  Jacob  elle- 
même,  la  fille  du  maréchal  de  Domfront,  et  M""^  Turcaret,  la  fille  du 
pâtissier  de  Falaise,  —  tous  tant  qu'ils  sont,  ne  sontrils  pas  peints  de 
main  de  maître,  avec  la  même  vigueur  et  justesse  de  touche  que 
M.  Turcaret,  raillés,  comme  lui,  avec  la  même  âpreté  satirique,  copiés, 
comme  lui,  d'après  lé  vK  des  mœurs  contemporaines,  qui  courent  à 
grands  pas  aux  mœurs  de  la  régence?  et  pourquoi,  dans  ce  tableau, 
de  la  fin  d'un  siècle  ou  du  commencement  d'une  décadence,  ne 
veuWon  décidément  reconnaître  et  voir  que  le  seul  personnage  du 
traitant?  Non  I  Turcaret  n'est  pas,  comme  on  le  dit,  la  dernière  des 
grandes  comédies  de  l'école  de  Molière.  Bien  loin  de  là  1  Cest  la  pre- 
mière de  nos  comédies  de  moeurs,  ou  du  moins,  —  car  il  faut  faire 
aussi  leur  part  aux  Dancourt  et  aux  Dufresny,  —  c'en  est  le  chef- 
d'cBuvre,  au  xvu*  siècle;  l'expression  supérieure,  et  abrégée,  de  tout 
ce  que  l'on  avait,  depuis  vingt-cinq  ans,  tenté  dans  le  même  genre 
et  vainement  essayé  d'attraper.  .       .  i 

On  voit  dans  quel  milieu ,  sous  quelles  influences  littéraires,  ^ 


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ÉTUDES  sua  LE  XVUl®  StBGLE.  Sd5 

quelle  école  s'est  formé  le  talent  de  Le  Sage.  U  y  a  des  œuvres 
qui  se  suffisent,  comme  Don  Quichotte^  par  exempte,  et  qui  n'ont 
pas  besoin  que  Ton  aille  autre  part  qu'en  elles-mêmes  chercher  de 
quoi  les  comprendre  et  les  intei^réter.  Mais  il  y  en  a  d'autres, 
conmie  Gil  Blas^  qui  ne  dépendent  guère  moins  du  temps  et  de 
la  circonstance  que  du  talent  de  l'écrivain  qui  les  signe.  C'est  loème 
pour  cela  que  Gil  Bios  n'est  que  du  second  ordre,  tan^  qu'au 
contraire  Don  Quichotte  est  manifestement  du  premier.  Et  encore 
n'avoQS-nous  pas  tout  dit,  ou  plutôt  nous  ne  commençons  qu'à  dire. 
Ce  n'est  pas  assez,  dans  la  nature,  que  deux  ou  plusieurs  principes, 
ayant  ce  que  l'on  appelle  des  affinités  entre  eux,  soient  mis,  par  le 
hasard  d'une  rencontre,  en  présence  l'un  de  l'autre;  mais  il  faut  le 
plus  souvent  qu'une  condition  extérieure  se  surajoute,  pour  ainsi 
dire,  à  leur  affinité  native,  et  opère  du  dehors  le  mystère  de  leur 
combinaison.  U  n'en  va  pas  autrement  dans  l'art.  Cette  condition, 
pour  Le  Sage,  ce  fut  la  connaissance  de  la  littérature  espagnole. 
U  y  fut  initié,  dit-on,  par  l'abbé  de  Lyonne,  un  des  fils  du  célèbre 
ministre,  et  la  tradition  en  paraît  assez  bien  établie  pour  la  recevoir 
sans  difficulté.  Je  ferai  toutefois  observer  qu'à  défaut  des  suggestions 
de  l'abbé.  Le  Sage  encore  ici  n'eût  eu  qu'à  suivre  le  courant  du 
siècle.  Dans  un  temps  où  toute  la  politique  française  tournait  sur 
cette  grave  question  de  la  succession  d'Espagne,  on  reprenait  aux 
choses  d'Espagne  une  vivacité  d'intérêt  qu'à  peine  avait-on  un  mo- 
ment cessé  d'y  porter.  Si  Le  Sage  a  fréquenté  chez  les  Yiliars, 
conmie  le  veut  une  autre  tradition,  il  y  a  connu  la  marquise,  mère 
du  maréchal,  et  dont  les  Lettres  sur  l'Espagne  ne  déparent  point 
la  collection  de  Lettres  de  M"«  de  Coulanges  et  de  M"*  de  Sévigné. 
D'ailleurs,  au  théâtre,  les  comédies  de  Thomas  Corneille,  encore 
vivant,  —  depuis  Don  Bertrand  de  Cigarral  jusqu'à  Don  César 
d!Avalosy  —  maintenaient  toujours  quelque  chose  du  goût  espa- 
gnol. Enfin,  l'une  de  ces  femmes  de  lettres  que  nous  avons  citées, 
la  comtesse  d'Aulnoy,  publiait  vers  le  même  temps  ses  Nouvelles 
espagnoles^  ses  Mémoires  de  la  Cour  d'Espagne^  son  Voyage  dEs- 
pagne  surtout,  dont  il  ne  serait  pas  difficile  de  montrer  le  parti 
que  Le  Sage  a  tiré.  Une  indication,  un  mot,  un  hasard  même 
auraient  donc  pu  sufiire  à  pousser  le  traducteur  des  Lettres  d^Aris- 
iénéte  dans  la  voie  où  il  devait  rencontrer  son  chef-d'œuvre.  U 
tfttonna  longtemps,  comme  on  le  sait,  douze  ou  quinze  ans  environ  ; 
puis,  un  jour,  il  eut  l'idée  de  faire  entrer  dans  les  formes  du  roman 
picaresque  ce  qu'il  avait  amassé  patiemment,  tout  autour  de  lui, 
d'observations  et  de  notes  ;  et  de  cette  combinaison  heureuse  de  la 
satire  avec  la  comédie  et  de  l'aventure  avec  la  satire,  sous  l'influence 
de  la  nouvelle  espagnole,  naquit  cet  inimitable  Gil  Bios. 


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806  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 


II. 


Dne  des  choses  les  plus  irritantes  qu'il  y  ait  en  critique,  c'est  la 
quantité  de  lectures  et  d'écritures  que  vous  impose  quelquefois 
un  aimable  étourdi,  ou  un  mauvais  plaisant,  parce  qu'il  lui  aura 
plu,  sans  motif,  présomption,  ni  preuve^  de  jeter  dans  la  circula- 
tion littéraire  un  impertinent  paradoxe.  La  vérité,  sur  quelque  sujet 
que  ce  soit,  tiendrait  en  quelques  pages,  bien  souvent  même  en 
quelques  lignes.  On  ne  calculera  jamais  avec  exactitude  ce  qu'il  faut 
de  place  et  de  papier  pour  la  réfutation  de  l'erreur.  Voilà  tantôt  cent 
ans  qu'un  jésuite  espagnol,  ou  peut-être  même  son  éditeur,  en  1787, 
sans  autre  intention  que  de  «  lancer  »  sa  traduction,  s'est  avisé  de 
prétendre  que  Gil  Bios  était  traduit  littéralement  d'un  manuscrit 
tombé  par  hasard  entre  les  mains  de  Le  Sage,  et  depuis  lors,  — 
Espagnols,  Français,  Allemands,  Anglais,  Américains  ou  Russes,  — 
il  a  Mu  que  quiconque  parlait  de  Gil  Bios  donnât  son  opinion  moti- 
vée sur  le  système  du  père  Isla,  perfectionné  par  Llorente,  en  1822. 
Je  ne  sais  si  cette  hypothèse  d'un  manuscrit  primitif  aurait  encore 
de  nos  jours,  en  Espagne  ou  ailleurs,  quelques  désespérés  parti- 
sans. En  tout  cas,  les  recherches  de  la  critique  l'ont  ruinée,  pour 
toujours,  et  de  fond  en  contible.  La  question  n'est  plus  aujourd'hui 
de  prouver  l'inexistence  d'un  Gil  Blas  espagnol,  ce  qui  ne  laissait 
pas  d'être  assez  difficile  (car  comment  prouver  le  néant?)  mais  uni- 
quement (et  c'est  sans  doute  plus  aisé)  de  dresser  la  liste  des  emprunts 
que  Le  Sage  a  pu  faire  aux  romans  picaresques  ou  au  théâtre  espa- 
gnol ;  en  Espagne,  on  dit  couramment  :  les  plagiats.  Convenons  d'abord 
qu'ils  sont  nombreux,  et  qu'il  est  quelque  peu  puéril,  comme  on  le  fait 
encore  parfois,  d'en  contester  l'évidence  (1). 

François  de  Neufchâteau,  le  premier,  dans  une  dissertation  datée 
de  1818,  avait  indiqué  deux  ou  trois  endroits  de  Gil  Blas  comme 
indubitablement  inspirés  du  Marcos  dObregon  du  chanoine  Yicente 
Espinel.  L'Américain  Ticknor,  à  son  tour,  serrant  la  question  de  plus 
près,  en  18A9,  dans  sa  grande  Histoire  de  la  littérainre  espagnole^ 
et  y  spécifiant  les  imitations,  en  avait  porté  le  nombre  jusqu'à  six 
ou  sept.  Enfin,  en  1857,  un  professeur  de  l'Universitô  de  Berlin^ 
M.  Franceson,  dans  une  dissertation  savante,  mais  confuse  et  incom- 
plète, a  trouvé  dix  passages  en  tout  du  roman  de  Le  Sage  copiés 

(1)  Toate  rhistoire  de  la  controvene,  reprise  depuis  ses  origines,  a  été  assex  correc- 
tement exposée  dans  une  récente  brochure,  dont  nous  n'acceptons  pat  toutefois  les 
coBcloslons  :  dU  Gêsekichtê  dêr  Gil-Blai-tragey  par  M.  Edmond  Veckenstedt,  36  pages, 
Berlin,  1879;  Galfary. 


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ETUDES  SUE  LE  XTIU^  SliCLE.  397 

ibrement,  c'est-à-dire  imités,  traduits,  ou  réduits  de  celui  d'Espinel. 
L*un  et  l'autre  critique  d'ailleurs,  animé  à  la  recherche  par  son  suc- 
cès même,  nous  a  rendu  le  service  d'augmenter  cette  première  liste 
de  tout  ce  qu'il  a  pu  découvrir  dans  la  littérature  espagnole  dont 
Le  Sage  aurait  fait  son  profit.  Ils  avaient  à  leur  disposition,  pour  les 
y  aider,  le  travail  d'un  critique  espagnol,  don  Adoifo  de  Castro,  qui 
dans  deux  opuscules  datés  de  18A5  et  de  18Ad  s'était  efforcé  de 
déterminer  le  nombre  exact  de  ses  auteurs  que  Le  Sage  avait 
imités.  Ainsi,  tel  épisode  est  emprunté  d'une  comédie  de  Figueroa, 
tel  autre  d'un  drame  de  Rojas,  le  troisième,  d'une  comédie  de 
Galderon,  le  quatrième,  d'un  drame  de  Moreto.  Sur  quoi  peut-être 
serait-il  curieux  d'examiner  à  notre  tour  d'où  Galderon  et  Rojas  eux- 
mêmes  ont  emprunté  leur  drame  ou  leur  comédie.  Mais  il  vaut  mieux 
indiquer,  et  sans  sortir  d'Espagne,  les  moyens  de  compléter  cette 
énumération.  A  tant  d'emprunts  j'ajouterais  donc,  si  c'en  était  ici  le 
lieu,  le  détail  de  tous  ceux  que  Le  Sage  a  faits  à  la  Vie  (TEstéva-' 
nille  Gonzalez  et  aux  Aventures  de  Guzman  d Alfarache.  En  effet, 
ils  sont  peut-être  plus  nombreux  que  tons  ceux  qu'il  a  pu  faire  aux 
Belations  de  Marcos  cCObregon.  Et,  pour  aller  plus  loin  encore, 
je  ne  doute  pas  qu'un  investigateur  patient  des  romans  picares- 
ques, un  lecteur  attentif  d^AlonzOy  serviteur  de  plusieurs  maitres^ 
par  exemple,  de  Yanez  y  Riv^a,  ou  encore  de  Buffina,  la  Fouine  de 
Sévilhy  de  Castillo  Solorzano,  faisant  la  même  recherche,  et  sachant 
d'autre  part  comment  Le  Sage  compose,  n'aboutit  aux  mêmes  résul- 
tats. Seulement,  ce  n'est  pas  là  la  question,  ou  du  moins,  si  c'est 
une  question,  la  question  de  l'originalité  de  Gil  Blas  en  est  une 
autre,  et  voici  comme  on  peut  la  poser  (1). 

Il  existe  de  Le  Sage,  sous  le  titre  de  Félix  de  Mendoce^  une  imi- 
tation avouée  d'un  drame  de  Lope  de  Yega,  et,  sous  le  titre  de  Don 
César  Ursin^  une  adaptation  déclarée  d'une  comédie  de  Galderon  :  il 
s'agit  de  savoir  pourquoi  ni  la  comédie  de  Galderon  ni  le  drame  de 
Lope  de  Vega,  lesquels  sont  pourtant  d'autres  hommes  que  Vincent 
EsjMnel,  ne  se  sont  acquis  la  réputation  européenne  de  Gil  Blas. 
U  existe  paiement  de  Le  Sage  une  traduction  avouée  de  Guz^ 
mon  d'Alfarache^  et  une  adaptation  déclarée  d*Estevanille  Gon- 
zalez :  il  s'agit  de  savoir  pourquoi  ni  le  second  ni  le  premier  de 
ces  romans  picaresques  ne  se  sont  acquis  la  réputation  européenne 
de  en  Blas?  Il  existe  enfin  des  suites,  continuations,  ou  imitations 
de  Gil  Blas}  il  y  en  a  de  françaises,  il  y  en  a  d'allemandes  ;  peut- 
être  en  trouverait-on  en  d'autres  langues  encore  :  il  s'agit  de  savoir 

(1)  Si  peat-ètre  le  lecteur  était  carieoi  de  MToir  eommeiit  en  BsptgrDe  on  traite 
encore  aajoord*hai  Le  Sage,  U  se  procurerait  nne  récente  édition  de  la  Vida  del  F«ct«- 
dêro  Mareos  de  Obr$g<mf  et  Urait  la  préface  qa*jr  a  mite  M.  Jnan  Pares  de  Gntman. 
1  ToL  in-18,  Barcelone,  1881.  BibUoteca  •  Ârte  j  Letraa.  » 


laiÉI      Ifc      Digitized  by  GoOgle 


398  BBYUE  DBS  DEUX  MONDES. 

pourquoi^  françaises  ou  allemandes,  aucune  de  ces  continua- 
tions ne  s'est  acquis  la  réputation  earopéenne  de  Cil  Blas?1iniB,  si 
c'est  là  tout  le  problème,  ia  solution  n'en  est  pas  difficile.  En  el^, 
c'est  qu'il  y  a  probablement  dansait/  Bia$  cfuelque  chose  de  plus  que 
dans  Marcoê  d*Obregon^  et  c'est  justement  en  raison  de  ce  quelque 
chose  que  Gil  Bios  n'est  pas  Afarcos  dObregon.  Il  peut  convenir 
à  l'orgueil  castillan  de  croire  qu'en  traduisant  Gil  Blas  en  espa^ 
gDol,  c'était  sa  chose  qu'il  reprenait,  son  bien,  sa  prc^riélé  détenue 
par  un  possea^ur  illégitime  ;  en  fiait,  si  l'on  a  traduit  Gil  Bios  dans 
la  langue  elle-même  des  romans  picaresques ,  c'est  que  tous  les 
romans  picaresques  mis  ensemble  n'étaient  pas  pour  tenir  Keu  du 
chef-d'œuvre  de  Le  Sage. 

Il  n'y  a  pas  de  meilleon  preuve  que,  si  Le  Bage  emprunta  beau- 
coup, —  ce  qui  n'est  m  contestiâjle,  ni  sérieusement  contesté, 
que  je  sache,  ~  il  rendit  davantage.  Le  roman  picaresque  doit  bien 
plus  à  Gil  Blag  qu'il  ne  lui  a  effectivement  prêté.  Car,  en  dehors 
de  quelques  curirax  des  choses  d'Espagne,  qui  donc,  si  ^7  Blm 
ne  leur  avait  fait  une  r^utatkm  rétrospective,  connaîtrait  le  Mar- 
cos  d'Obregon  ou  le  Guzman  d^Aifatache?  ou  plutôt,  puisque 
nous  l'avons  nommé  tout  à  l'heure,  et  que  le  livre  a  été  traduit, 
dans  sa  nouveauté  même,  qui  coaiMtft  donc  aujourd'hui,  qui  Kt  la 
Fouine  de  SétHUy  et  qui  sait  seulement,  en  dehors  des  espagno- 
lisans,  le  nom  de  GastiUo  Sobrzaaio?  Est-ce  beaucoup  s'avancer  que 
de  dire  que  tout  le  monde  aujourd'hui  le  saurait,  et  connaîtrait  le 
livre,  s'il  avait  p(u  à  Le  Sage  d'en  faire  directement  emploi  dans  son 
Gil  Blas?  G*est  toujours  le  cas  de  Corneille  ert  de  Guillem  de  Castro. 
Voilà  tantôt  deux  cent  cinquante  ans  que  PEmt>pe  ne  connaît  à  peu 
prés  du  dramaturge  espagnol  que  oe  qu'il  a  convemi  au  poète  fran- 
çais d'en  imiter  pour  le  perfectionner  I  Se  rejettera-t-on  pewt-ôti^ 
sur  f ignorance  où  le  pubHc  litténôre  aurait  alors  été  de  la  langue 
espagnole?  Mais,  sans  compter  que  presque  tous  ces  romans  avaient 
eu  les  honneurs  de  la  traduction  française,!)  suffit  de  répondre  que, 
traduits  ou  non,  ils  sont  tous  ou  presque  tous,  du  même  temps  où 
Don  Quichotte  faisait  soÀ  tour  d'Em^pe. 
^V  La  première  partie  de  Gil  Bios  parut  au  commencement  cte 
Tannée  1715.  A  la  préparation  dis  ces  deux  mrmcés  volumes,  qui 
ne  fonneraioit  pas  de  nos  jours  un  in42  t)e  trois  cent  cinquante 
pages.  Le  Sage,  au  total,  n'aviât  pas  consacré  beaucoup  moins  de 
quatre  ou  dnq  ans*  ftitre  la  comédie  de  Tïircarety  qui  fut  domiée, 
comme  on  le  sait,  au  mois  de  janvier  170d,  et  te  premier  volume  de 
Gil  Blas^  dont  il  y  a  quelques  exemplaires  datés  de  1714,  on  ne  trouve 
en  effet  à  citer  de  lui  qu'une  révision  des  Mille  et  un  Jours  de 
l'orientaliste  Pétis  de  la  Croix,  on  1710,  et  deux  farces,  en  1711, 
pour  le  théâtre  de  la  Foire«.  Il  est  permis  d«  tirer  de  là  cette  con- 


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ÉTUBia  SQB  u  inu*  anteLE.  309 

dafiMm  que  GU  Btàs  n'a  pas  été  toat  à  £aiA,  comioe  Sainta^-Bea^e 
aimait  à  le  répéter,  écrit  pour  le  ii&iwr^^MtiT^mait  ai  sur  com- 
madev  Maie,  an  conteaii»,  oonpaaé  kntenmu  et  lenleamit  écrit, 
OQmmo  «ne  œuvre  où  l'auteur  s*e8t  leiTaiiché  des  besognes  ^e  lui 
impofliât  la  uéccoehé  de  vnmev  el  proposé^  une  fois  ao  moins,  de 
donow  tcA^e  sa  mesiKre^  LeiSagâ  avait  alors  quarante^ept  ans.  C'est 
l'âge  où  réecîvsÂn  digooi  (te  MODam  ^roiire  en  quelque  sette  le 
besoin  de  faire  oeuvre  qui  àan^  el  d'élewr  ce  qm,  depuis  Horace, 
on  appelle  son  monuiaent» 

Des  six  pa*emters  Uvres  que  contieBsent  ces  deux  volumesi»  il 
n'en  est  pae  un  dont  la  fable  ne  soit  plus  on  moin&  direetement 
iositée  d'uja  eriginal  espagnol  ou  italien^  le  Marcos  dObrefon  d'Es-' 
pioel,  ou  VAne  4i'«r  de>FireinuQla.  L'amoluceméme  de  don  Bapba^ 
et  du  seigneur  de  Meyadas,  qui  passe  dans  nos  éditions  pour  une 
rq^dse  par  h»  Sage  d  son  propre  bien,  et  cpai  c'est  rien  de  plus 
que  le  canevas  de»  Crispin  rivet  de  sen  matire,  sevait^  au  témoi- 
gnage dç  Tickuory  empruntée  d'uM  conaédie  d' AnÉonki  de  Mendoaa. 
Néanmoins,  le  détail  était  déjjà.si  fraoçaiSy  pour  ne  pas  dire  pariaieD, 
et  Le  Sage  luL-nëme  se  rendait  slbirâ<  compte  que  c'était  toi^otirs 
la  veine  du  DiabU  boiteu^p  qu'en  tête  du  premi»  vohune  il  avait 
ea  soin  de  placer  la  DédaréUietii  suimnte  :  «  ûoHune  il  y  a  des  per- 
sonnes qui  ne  sauraient  lice  sans  faire  applicttiion  des  caradèies 
vicieux  ou  ridicules  qu'elles  troureBUt  dans  kft  ouvvagea,  je  déclare  à 
ces  lecteurs  malins  qu'ils  auraient  tort  d'iqipliquer  le&  portraits  qui 
sent  dans  le  présent  livi e.  )>  Nés  pères^  cpii  n'étaient  pas  plus  sols  que 
nous,  savaient  de  reste,  en  171&,  ce  que  voulait  dire  une  semblable 
déclaration.  £Ue  était,  assez  clair^nent^  d'un  satirique;  elle  était 
aussi,  comme  nous  dirions,  d'un  céaliale.  Mais  ce  qu'il  y  avait  de 
pbis  ici  que  dans  le  Diable  boiieuoty  et,,  en  un  certain  sens,  de  nou- 
veau, c'est  que  les  caractèiesi,  au  lieu  d'être  dispersés  au  hasard  d'une 
composition  capricieuae,  et  presque  Hintaatique^  étaient  eeg9gé6» 
sinon  tout  à  fait  dana  une  action  suivie,  mais  au  moins  distribués 
seien  le  cours  naturel  d'unevie  humaine,  fiil  Blaa  n'avadt  plue  besoin, 
comme  Leandro  Ferez,  qu'un  démon  complaisant  souievât  pour  loi, 
a  comme  on  soulève  la  croûte  d'un  pâté,  ^  les  toiis  des  maisons  de 
Madrid  ou  de  Paris;  il  entrait  dans  la  maison  même;  et  c'était  de 
l'antichambre  oudei'office,  du  cabinet  de  toilette  ou  de  lacbuBobre 
à  coucher  qu'il  observait,  si  j'ose  ainsi  direv  tn  naiuralibusy  ses 
compagoone  tour  à  tour  ou  ses  maîtres.  Âjoutea  ici  que  le  choix 
lui  seul  de  la  profession  que  Le  Sage  donnait  à  son  héros,  en  le 
tirant  de  la  société  des  picaros  où  nous  avions  pu  craindre  un 
moment  qu'il  tombât,  donnait  au  personnage  ce  qui  manquait  le 
plus  à  ses  originaux  espagnols,  et  ce  qui  avait  empêché  LazarUle 


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AOO  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Tormes  ou  Don  Pablo  de  Ségovie  de  faire  la  fortune  europééime 
de  Gil  BlaSy  à  savoir  :  l'humanité. 

CTest  qu'en  effet,  tout  entremêlé  qu'il  soit  souvent  de  moralités 
ennuyeuses,  le  roman  picaresque,  iMzarille  de  Tormes  ou  Bon 
Pablo  de  Ségovie^  ne  peut  guère  être  considéré  comme  une  lecture 
divertissante  que  par  les  coupeurs  de  bourse  dans  leurs  bouges  et  la 
canaille  dans  ses  présides.  L'épouvantable  population  qui  s'y  démène 
y  est  en  général  d'une  brutalité  de  corruption  qui  n'a  d'égde  que  sa 
firanchise  d'immoralité.  Ce  n'est  pas  l'immoralité  joyeuse  du  bon  com- 
pagnon raillard  de  nos  contes  gaulois,  dont  Panurge  est  demeuré  le 
type  impérissable,  c'est  l'impudeur  insultante  et  cynique  du  coquin 
tanné,  cuit,  recuit  et  bronzé  par  le  crime.  Sans  y  mettre  aucune  affec- 
tation de  pruderie,  on  se  demande  conunent  des  hommes  de  cour,  un 
poète,  un  vrai  poète,  conmie  Quevedo,  un  historien,  un  diplomate, 
un  représentant  de  Charles-Quint  dans  les  conciles,  tel  que  Mendoza, 
peuvent  s'attarder  aux  scènes  qu'ils  nous  retracent,  et  demeurer 
insensibles  à  ce  qu'elles  provoquent  de  dégoût,  de  haut-le-cœur  et 
de  nausées.  Le  Sage  lui-même  n'a  pas  toujours  su  se  défendre  assez 
d'y  donner,  presque  de  s'y  complaire,  et,  dans  sa  réduction  de  Guz- 
man  d'Alfarache,  notamment,  on  rencontre  beaucoup  trop  de  ces 
peintures,  qui  cessent  d'être  humaines  justement  à  force  d'être  espa- 
gnoles. Je  veux  dire  par  là  qu'elles  sont  la  fidèle  représentation 
d'un  état  de  mœors  si  spécial  à  la  race,  au  climat,  aux  circonstances 
historiques,  au  degré  de  civilisation  de  l'Espagne  du  xvi"  siècle, 
qu'elles  en  cessent  d'être  intelligibles  à  tout  lecteur  qui  préten- 
drait y  chercher  autre  chose  qu'un  document  historique.  Aussi  bien 
est-ce  le  défaut. de  cette  grande  et  curieuse  littérature  espagnole. 
Elle  est  originale,  profondément  originale,  à  bien  des  égar<te  la  plus 
originale  peut-être  des  littératures  de  l'Europe  moderne,  mais,  par  un 
inévitable  retour,  et  comme  en  paiement  d'une  originaUté  qu'elle  ne 
doit  pas  moins  à  son  orgueilleux  isolement  du  reste  du  monde  qu'à 
sa  vertu  naturelle,  elle  est  si  spéciale  qu'elle  ne  convient  qu'à  l'Es- 
pagne. Tel  est,  comme  on  l'a  dit  bien  souvent,  le  cas  du  théâtre 
espagnol,  et  tel  est  le  cas  du  roman  picaresque.  Le  goût  de  terroir 
en  est  trop  fort  (1). 

L'incomparable  supériorité  de  Gil  Blasy  le  secret  de  l'univer* 
sel  intérêt  qui  s'y  est  attaché,  c'est  que  Le  Sage  a  dégagé  de  la 
gangue  du  roman  picaresque  ce  qui  s'y  pouvait  trouver  enveloppé  de 
véritablement  humain.  Gil  Blas  n'est  pas  en  révolte  contre  la  société, 

(1)  Voyes  sur  les  romans  picaresques  :  Ticknor,  Histoire  de  la  littérature  espagnole; 
£.-F.de  Nafarrete,  en  tète  da  second  Tolnme  des  Novelistas  potteriores  a  Cervantes; 
et  qQelqoes  pages  do  M.  Emile  Moniégat,  dans  ses  Types  Uttérairee  et  Fantaisies 
esthétiques. 


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ÉTUDES  SUR  LE  XYUP  SIÂGLE.  AOl 

comme  le  sont  au  fond  les  gueux  du  roman  espagnol.  Tout  laquais, 
yalet  de  chambre,  ou  secrétaire  qu'il  soit,  il  n'est  pas  ennemi  de  son 
maitre,  ni  de  ses  semblables.  Et  s'il  est  capable  de  friponneries  un 
peu  fortes,  on  lui  pardonne,  parce  qu'il  n'a  pas  ce  trait  du  iripon  de 
profession,  qui  est  de  mettre  sa  gloire  dans  ses  friponneries.  Les 
héros  habituels  du  roman  picaresque,  un  don  Gusman  d'Alfarache 
ou  un  don  Pablo  de  Ségovie,  n'ont  dans  les  veines  qu'un  sang  mêlé 
de  voleur  et  de  fille,  ou  d'aventurière  et  de  banqueroutier.  6il  Blas 
est  né  dans  une  condition  modeste,  humble  même  et  presque  misé- 
rable, mais  toutefois  honnête.  Nous  rentrons  avec  lui  dans  la  vérité 
de  la  vie.  On  peut  s'intéresser  au  fils  de  la  duègne  et  de  l'écuyer, 
parce  qu'il  n'est  pas,  comme  les  picaros  espagnols,  un  rebut  de  la  for- 
tune et  de  l'humanité.  11  n'est  pas,  comme  eux,  marqué  d'une  tare  ori- 
ginelle qui  l'éloigné  irrémissiblement  de  la  société  des  honnêtes  gens. 
Rien  ne  l'empêche,  s'il  le  peut  un  jour,  de  s'y  introduire.  Et  pour 
qu'il  s'y  introduise,  ea  eflet,  et  s'y  joigne,  il  suffira  qu'il  ait  reçu  de 
la  vie  l'éducation  qui  lui  manque.  C'est  encore  un  trait  de  res- 
semblance avec  la  réalité  que  Le  Sage  avait  sous  les  yeux.  Les 
hommes  alors  se  formaient  par  l'usage  des  hommes.  L'éducation  de 
la  famille  se  bornait  à  quelques  leçons  d'une  morale  sévère,  que 
l'on  inculquait  aux  enfans,  au  dauphin  de  France  lui-même,  à  force 
de  coups  d'étriviëres.  Elles  se  gravaient  profondément,  si  profondé- 
ment qu'on  les  en  oubliait.  Mais  la  véritable  école  de  la  jeunesse 
commençait  avec  son  entrée  dans  le  monde.  A  dix-sept  ans,  ou  même 
plus  jeune,  on  a  montait  sur  sa  mule,  »  comme  6il  Blas,  on  sortait 
de  sa  ville  natale,  et  l'on  allait  a  voir  du  pays.  »  Les  principes  fléchis- 
saient d'abord,  et,  dans  le  feu  de  la  première  ardeur,  on  s'en  regar- 
dait soi-même  aisément  quitte.  Ils  n'en  demeuraient  pas  moins,  et 
quand  on  avait,  par  sa  propre  expérience,  appris  et  compris  qu'ils 
étaient  encore  ce  que  les  hommes  avaient  inventé  de  mieux  pour  le 
gouvernement  de  la  vie,  on  s'y  tenait.  C'est  cette  philosophie  qui 
constitue,  par-dessous  la  flagrante  immoralité  des  actes,  ce  que  l'on 
peut  appeler  la  réelle  moralité  de  Gil  Blas. 

Les  autres  mérites  particuliers  de  ces  deux  premiers  volumes 
sont  assez  connus,  et  surtout  l'excellence  d'un  style  que  l'on  met- 
trait volontiers,  pour  sa  perfection  dans  la  simplicité,  au-dessus 
même  du  style  de  Voltaire,  si  ce  n'était,  comme  nous  le  verrons, 
un  air  d'abandon,  et  une  grâce  de  facilité  qui  lui  manque.  Il  y  a 
certainement  peu  d'écrivains,  dans  l'histoire  de  notre  littérature, 
qui  soient  aussi  naturels  que  Le  Sage,  mais  il  y  en  a  pourtant 
deux  ou  trois,  M""»  de  Sévigné,  par  exemple,  ou  Voltaire,  de  qui 
le  naturel  ne  sent  pas,  comme  le  sien,  le  travail  de  la  lime.  Ce 
qu'il  est  bon  encore  de  noter,  dans  Gil  Blas,  comme  une  nou- 

Ton  LTn.  —  1883.  26 


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403  Kl  88  B»  DHHL  liONMS. 


veauté  de  qie|que  ÎH^UKitaiice,  c'est  le  nombre  et  l&prédsioAdes 
BBtenus  détaiiftdela  vie  comnoDe.  Le  roouiA  de  Le  Sage  est  un  roman 
où.  l'oD  inaage,  oà  Toa  sait  ce  que  Fou  mange,  où  aiéoie  on  aime  à 
le  savoir.  U  y  est  question  de  lapina  eL  de  perdrix,  de  bisques  et  de 
baobist  de  lièvres  ^  de  cailles.  Oo  y  fait  une  cbëre  dont  Tabo»- 
dance,  la  délicatesse  ^  et  parfois  l'él^;aQce  n'eni  assurément  ne« 
à  voir  avec  l'abominaJi>le  cuisine  espagnole»  —  tnerluza,  poolela 
étîques;»  et  garbanzM.  Et  cela  étail  si  nouteaii,  m.  1715,  ou  renou- 
vela de  si  loin,  m  devait  méœe  avoir  tant  de  peine  à  s'y  faire  que, 
bien  des  annéea  plus  tard,  en  i82S ,  Tauteur  d'un  Éloge  de  Lu 
Sagcj  couronné  par  l'Académie  française,  ne  pouvait  en  cacher,  je 
suis  tenlé  de  dire  son  indigiiation,  et  se  plaignait,  asseï  comique^ 
ment,  que  «  les  scènes  les  plus  dramatiques  du  roman  fussent  inten* 
ron^Hies  par  la  descriptioB  du  repas  des  personnages,  b  Je  crois 
même  qu'il  se  tondait  là-dessus  pour  reprocher  au  roman  de  maur 
qoer  d'élévation  mcoale  (1).  Aujourd'hui  noua  ne  senons  pas  éloi- 
gnés de  faire  plutM  un  mérite  à  Leaif^de  cette  exictitude.  Et  nous 
n'auriona  pas  tort«  Car,  entre  beaucoup  d'autses,  le  trait  est  de  ceos 
qui  prouvent  l'intention  de  conformer^  jusque  dans  le  détail»  Taveik* 
ture  romanesque  à  la  réalité  de  la  vie. 
Tel  qu'il  avait  paru  en  171&,  k  livre  ne  semblait  pas  demaa* 
que  l'on  était  fort  peu  dans  l'habitude  alors  de 
s,  —  puisque  Scarnm  et  Furetiire,  avant  Le 
plus  terminé  les  leurs  que  ne  feront,  après  Le 
Grébilfon  fils^  —  c'était  sans  doute  une  assec 
lane  que  l'intendance  d'une  grande  maison*  Bt 
emble  pas  avoir  été  tout  d'abord  aussi  vif  qoa 
laravant  celui  du  Diable  boiteux.  Toujours  estrë 
Nressa  de  poursuivre  ni  plus  loin,  ni  plus  haoiy 
\  héros.  Au  surplus,  il  avait  sonlagé  les  trois  nmr 
nt  au  cœur  :  contre  les  gens  d'argent,  contre  les 
B  les  précieux.  Il  se  reposa  neuf  ans,  ou  plutAl 
vaudevilles  pour  les  spectacles  de  la  Foire,  el 
librairie,  f  ai  quelque  Ueu  de  croire  cpi'il  revit 
raduction  des  Mille  et  une  NuitSy  de  l'orieo- 
ind  avait  l^ué  ses  manuscrits  à  la  Bibliothèque 
icrit  Pontchartrain  à  l'abbé  de  Louvoîs  à  la  date 
urtait  faire  imprimer  quelqu'un  de  ces  manu- 

à,  UMiqae  ë'ioie  cvtiiM  djgnké  morale  dont  il  Mi  pW» 
I  que  de  définir  le  cancière,  baU  qui  oonsiaie  ■urtout  dani 
étaili  et  dans  le  rcjjet  de  tout  ce  qu'ils  peufent  avoir  de  trop 
»  On  trourera  cet  Éhg9  de  L§  Sage,  par  Halitoone,  liiiif 
a  tome  i**  do  l'éditioD  do  ISSS. 


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ÉTVDBS  WR  u  XTHP  sièole.  AOS 

I,  ai  faisaot  corriger  les  trada^ons  et  les  mettre  dans  un 

beau  françaift*..  od  poumdt  les  faire  corriger  par  qaeicia'uB, 

âme  le  sieur  Le  Sage,  par  rapport  i  la  diction  {i).«.  »  Or,  coanne 

é  deux  derniers  volumes  de  la  première  édition  des  Mille  et  tme 

Nuits  ne  parurent  qu'en  1717,  il  y  aurait  donc  quelque  chose  de  La 

Sage  dans  le  conte  fameux  d'^l/i  Baba  et  les  Quarante  Vident^  Je 

n'insiate  pas  autrement,  n'ayant  pas  retrouvé  dans  ces  deux  der^ 

niera  volumes  quelques  idiotisnes,  :&milieir8  à  Le  Sage,  qu'on  relève 

dans  le  premier  volume  des  ifiilê  et  un  Jâurs^  De  wù^foe  qu'il  avait 

an  171  ft  interrompu  toutes  occupations  pour  se  donner  tout  i  Cil 

Blus^  ainsi  fit-il  en  1728.  Il  avait  doimé,  tant  à  la  Foira  Saint^Lau*- 

wot  qu'à  la  Foire  Saint-Crerraahi,  dix  actes  en  ITffî,  il  n'en  donne 

que  ffois  en  1723,  l'une  de  ses  phis  médioeres  farces,  —  its  Tram 

Cùmméree^  —  en  collaboratien  avec  d'Omeval ,  «et  le  troteième  vdtun 

de  €il  eioê  parait  en  1724. 

Dans  l'iaten^lle  qui  s'était  écoulé,  loot  xm  règne,  et  même  toute 
me  période  de  notre  Wstoim,  avait  eu  le  temps  de  commeneer 
et  de  finir.  Louis  XIY  vivait  encore  an  commencement  do  1715, 
le  Bégent  était  moit  dans  les  derniers  jours  de  1723.  On  peut 
regretter  qne  l'auteur  de  Twrcaret  n'ait  pas  glissé  dans  ce  volume 
la  tnoinfre  allusion  au  Système,  et  que  l'étrange  carnaval  dont  Law 
mena  le  branle  n'ait  pas  trouvé  son  peintre  dans  Le  Sage,  mais  le 
vemancier  n'a- 1- il  pas  pcirt-étre  fait  encore  mieux  que  oefe,  et 
n'ast-ee  pas  ici  que  le  livre  devient  pour  rhistoire  des  mœuTs  sous 
l'ancien  régime  un  document  sans  prix?  Car  il  n'est  pas  rigoureuse- 
ment vrai  qu'autrefois,  comme  on  le  répète,  un  homme  «  né  chré- 
tien et  français  »  ne  fût  pas  en  voie  d'arriver  à  tout;  seulement,  pour 
y  arriver,  ce  qu'on  doit  dire,  c'est  qu'il  fallait,  s'il  était  «  né  peuf^^  a 
qu'il  passât  par  le  canal  de  la  domesticité.  Nous  en  avons  un  curieux 
témoignage  dans  les  Mémoires  de  Gourville;  nous  en  avons  un  mé* 
moraUe  exemple  dans  la  fortune  de  Colbert.  L'auteur  de  Gil  Blm 
en  avait  eu  sous  les  yeux  de  plus  fameux  encore,  s'il  est  possible. 
M'avait-il  pas  vu,  oomme  toute  la  France,  le  fils  d'un  apothicaire  4a 
Brive-4a*C^illarde ,  pocff  avoir  joué  jadis  auprès  du  jeune  duc  de 
Chartres  le  rôle  qu'il  allait  faire  jouer  à  Gil  Blas  auprès  du  futur  Pfai« 
lippe  lY,  devenir  successivement  archevêque  de  Cambrai,  cardinal 
et  premier  ministre?  N'avait-il  pas  vu,  comme  toute  l'Europe,  le  fils 
d'un  jardinier  des  environs  de  Plaisance,  pour  des  bassesses  aux« 
<IMttes  on  ne  saurait  comparer  aucune  de  celles  du  fils  de  l'écuyer 

(t)  U  CMnêt  éês  maiM$etitê  de  Im  BibiioMqtiê  nutienaUf  pur  M,  Léopold  Delitku 
Paris,  1868-1874-1881;  ImprimeHe  Dationale,  t.  l  Voyez,  aussi  daos  rëdition  de  1822, 
la  notice  d*Audiffret  et  dans  cette  notice  une  lettre  de  Le  Sage,  la  seule,  Je  crois,  que 
Wm  connaisse,  arec  le  vf"  1038  de  la  eoUeetion  B.  FUlen. 


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hOh  BEVUE  DES  DEUX  MONDES* 

d'Oviedo,  revêtir,  lui  aussi,  la  pourpre,  et  gouverner  l'Espagne?  Et 
ne  les  avait-il  pas  vus  enfin,  eux  deux,  Dubois  et  Alberoni,  le  valet 
insolent  et  le  bouffon  cynique,  Mascarille  et  Sbrigani,  sous  le  nom 
de  leurs  maîtres,  par  goût  naturel  de  l'intrigue  et  par  pur  amour  de 
l'art,  brouiller  la  paix  du  monde? 

Gil  Blas,  le  Gil  Blas  de  ce  troisième  volume,  tour  à  tour  secrétaire 
de  l'archevôque  de  Grenade  et  confident  du  duc  de  Lerme,  n'a  suivi 
que  de  loin  ses  modèles,  mais  il  est  bien  de  leur  espèce.  Ce  que  nous 
serions  tentés  aujourd'hui  de  noter  d'invraisemblance  dans  la  diver- 
sité même  des  conditions  qu'il  traverse,  c'est  précisément  ce  qu'il  y 
a  de  toute  son  histoire  qui  ressemble  le  plus  à  celle  de  son  temps. 
Ainsi  faisait-on  son  chemin.  Quand  on  a  le  bon  esprit  de  préférer  aux 
a{q[>arences  vaines,  —  telles  que  le  droit  de  s'asseoir  sur  un  tabouret 
ou  le  privilège  de  se  couvrir  devant  le  roi, — les  réalités  palpables  de 
la  fortune  et  du  pouvoir,  c'est  un  titre  pour  y  parvenir  que  de  com- 
mencer, dans  une  société  monarchique  fortement  organisée,  comme 
les  Dubois  et  comme  les  Alberoni,  par  manquer  de  naissance.  Mais 
dans  une  société  corrompue,  si  l'on  manque  de  scrupules  en  même 
temps  que  de  naissance,  et  qu'ainsi  Ton  se  trouve  prêt  à  tout  faire 
indifféremment,  —  rédiger,  comme  Gil  Blas,  un  mémoire  politique, 
et  pourvoir,  comme  Gil  Blas,  aux  plaisirs  du  prince,  —  le  moyen 
alors  est  sûr,  et  le  chemin  tout  droit  de  la  servitude  à  la  puissance. 
Le  Sage  ne  s'y  est  pas  trompé.  Je  ne  sais  à  quelle  intention,  dans  la 
première  partie  de  Gil  Blas,  il  avait  inséré  cette  amusante  apologie 
de  l'état  de  laquais,  où  je  renvoie  le  lecteur,  mais  je  constate  que, 
dans  cette  seconde  partie,  les  événemens  se  sont  en  quelque  manière 
chargés,  d'amusante  qu'elle  était,  de  la  rendre  profonde.  C'est  bien 
là  ce  que  nous  admirons  dans  ce  troisième  volume.  Et  nous  pou- 
vons dire  que,  comme  tout  à  l'heure,  dans  les  deux  premiers 
volumes  de  Gil  Blas,  nous  avions  vu  Le  Sage  élargir  aux  pro- 
portions d'un  tableau  de  mœurs  ce  qui  n'était  dans  les  romans 
espagnols  qu'un  tableau  d'aventures  grotesques  et  de  basses  filou- 
teries, ainsi  maintenant,  nous  le  voyons  agrandir,  dans  ce  troisième 
volume,  le  tableau  de  mœurs  à  son  tour  jusqu'aux  proportions  d'un 
véritable  tableau  d'histoire. 

Les  critiques  espagnols  ont  été  si  frappés  de  l'exactitude  et  de  la 
ressemblance  de  la  peinture,  le  romancier  leur  a  paru  si  parfaite- 
ment informé  de  faits  si  particuliers,  ils  ont  enfin  trouvé  le  détail 
lui-même  des  mœurs  si  profondément  espagnol,  que  c'est  de  cette 
partie,  qui  cependant  contient  le  moins  d'imitations  manifestes,  qu'ils 
ont  voulu  tirer,  par  un  tour  inattendu,  leurs  plus  forts  argumens  pour 
prétendre  qu'un  auteur  espagnol  avait  seul  pu  tracer  cet  admirable 
tableau.  Et,  de  fait,  lorsque  l'on  se  reporte  du  roman  à  l'histoire, 


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irUDES  SUB  LE  XYin*  SIÈCLE.  hOb 

il  est  impossible  de  ûe  pas  admirer  Tart  prodigieux  avec  lequel  Le 
Sage  a  extrait  de  l'histoire  générale  ce  qu'il  en  peut  pour  ainsi  dire 
tenir  dans  la  vie  d'un  simple  Gil  Blas.  Le  tableau  ne  déborde  pas  de 
son  cadre,  mais  il  y  demeure  sévèrement  maintenu.  Et  là  où  tant 
d'autres,  comme  accablés  sous  le  nombre  de  renseignemens  de  toute 
sorte  que  lear  offraient  les  Anecdotes  et  les  Mémoires  du  temps, 
eussent  laissé  l'histoire  envahir  sur  le  roman,  Le  Sage,  en  cela  véri- 
tablement classique,  est  peut-être  encore  moms  admirable  pour  ce 
qu'il  met  que  pour  ce  qu'il  omet,  pour  ce  qu'il  dit  que  pour  ce  qu'il 
sacrifie,  pour  ce  qu'il  montre  enfin  que  pour  ce  qu'il  nous  laisse  & 
deviner.  La  satire  en  même  temps  est  devenue  moins  âpre,  au  moins 
dans  la  forme,  la  narration  tout  entière  moins  longue  et  cependant 
plus  ample.  Les  personnages,  moins  dessinés  en  caricature,  sont 
plus  naturels  et  plus  vrais.  Notons  aussi  l'art  de  poser  et  d'animer 
les  ensembles.  Il  éclate  quand  on  compare  ce  troisième  volume  aux 
deux  premiers,  et  le  fourmillement  de  toutes  ces  foules  de  serviteurs 
ou  d'empressés  qui  s'agitent  dans  le  palais  de  Tarchevôque  ou 
dans  les  coulisses  du  théâtre  de  Grenade,  au  caractère  en  quelque 
sorte  individuel  des  aventures  qui  se  succédaient  ou  plutôt  s'emboî- 
taient l'une  l'autre  dans  la  première  partie.  Gil  Blas  désormais  n'est 
plus  seul  en  scène.  Le  tableau  s'est  comme  peuplé  à  mesure  qu'il 
s'agrandissait.  Toutes  les  conditions,  —  depuis  le  cuisinier  du  grand 
seigneur  négligent  jusqu'au  ministre  d'état  qui  soutient  l'édifice 
de  la  monarchie ,  —  au  lieu  de  défiler  tour  à  tour  sous  les  yeux 
du  lecteur,  lui  sont  proposées  ici  toutes  à  la  fois  en  spectacle,  cha- 
cune tenant  son  rôle  dans  la  vaste  comédie  du  monde  et  y  pre- 
nant sa  part  de  l'action  commune.  Les  figures  qui  venaient,  dans 
les  premières  parties,  l'une  après  l'autre,  au  premier  plan,  et  là, 
comme  devant  le  trou  du  soufileur  un  comédien  qui  s'écoute  lui- 
même,  nous  racontaient  leur  histoire  avec  l'esprit  de  Le  Sage,  ici 
sont  reculées,  telle  au  second  plan,  telle  au  troisième,  selon  les  loig 
d'une  perspective  plus  savante,  qui  n'est  qu'une  conformité  de  plus 
avec  la  vie.  Et  c'est  toujours  le  monde  vu  d'une  antichambre,  mais 
d'une  antichambre  de  plain-pied,  qui  conmianderait  toute  une  longue 
enfilade  d'appartemens  dont  chacun  conduirait  lui-même  à  un  plus 
vaste  et  un  plus  magnifique. 

Le  Sage  avait  laissé  passer  neuf  ans  entre  ses  deux  premiers 
volumes  et  son  troisième  ;  il  laissa  s'écouler  onze  ans  entre  le  troi- 
sième et  le  quatrième.  Était-ce  l'imagination  qui  se  refiroidissaitf 
Au  premier  abord,  on  a  quelque  peine  à  le  croire,  car  c'est  id 
de  toute  sa  vie  littéraire  la  période  la  plus  remplie.  A  peine  en 
effet  ce  troisième  volume  de  Gil  Blas  a-t-il  paru  qu'on  le  voit  qui 
retourne  au  théâtre  de  la  Foire.  Entre  autres  farces,  il  y  fait  jouer. 


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ÈQ6  JBEVBE  VBR  DBDX  VORSCB. 

«d4726,  ie  TéWipte  de  Mém&iriyvéllk^de  sesfKèoesqut't  lUldBrtri^ 
tflîHie,!»  le  iM  »oéléènsBttDe,  »  «  r^égaotêsime  «  aivleiir  île  ^  ibw^ 
trtVHf^^  iummte  U  y  est  ^)pdé,  ne  defvik  jnintis  liri  pardoiMer  (1). 
fin  172ê,  il  donne  «oe  iDoinrelfe  é(UtioD^  très  augmentée^  <ie  mm 
Siàble  'boiumjc.  jjes  mmées  «vmntes,  avec  tm  'oolkibcnteuis  liili- 
locfls,  d'OrnewI  «t  FufleMer,  on  dirait  qa'ih  im  fait  gâ|^ra  dt 
«défrafer  les  spectacles  de  la  Foîrt,  Enfin  il  fait  paraître,  en  1782^  «a 
Iradnctioa  de  Cuzmmi4^AtfarackB  et  «on  rmnan  des  j^v^fwr)^»  4è 
M.  de  Bêémchêne-y  en  17S4,  la  J^f^méê  dês  ParquBs^  «t  sa  rédttO^ 
tion  de  la  Vie  iEttev&mlle  GcntéUez;  en  178&,  la  dermère  parcia 
de  Oil  Bios;  en  1736,  le  Bmchelier  de  Seiiankmqtv^^  ^  sans  cottxp^ 
ler,  comme  tonjonrs,  de  nombreQx  vaudeville».  Ce  ne  sont  pas  À, 
aemble^Ul,  les  signes  d'one  vehie  qoi  s'époise  et  d'une  inspiraSiM 
ipiitarit  Mais  il  y  faut  regarder  plus  attentiveoient.  On  s'aperçoit  alors 
que  eette  fécondité  n'est  qu'apparente.  En  réalité,  à  mesure  qu'il  a 
imité  de  Tespagnol  ce  qui  lui  paraissait  sasceptible  d'en  être  utttiaé« 
Le  Sage  en  a  soigneusement  conservé  les  morceaux.  Maintenant 
qm  l'artiste  scmpuleux  a  fmt  emploi  de  tous  les  matériaui  qu'il 
«raîÉ  assemblés  pour  en  former  son  chef-d'oeruvre,  l'homme  de  lettres 
besogneux  vide  son  portefeuille,  eH  place  comme  il  peut,  tantôt  cbas 
un  libraîre  et  tantôt  cher  un  autre,  les  rognures  qui  s'en  peuvent 
vendfe.  Toutes  ces  traductions,  ou  réduction,  étaient  probaUemenl 
bitea,  ou  du  moins  préparées,  depuis  longtemps.  Preuve  nouvelle 
delà  leate  el  consciencieuse  préparation  du  chef-d'oeuvre,  k  laquelle 
il  ibut  i^outer  encore  celle-ci  que,  comme  en  172S  Le  Sage  n'avait 
i  puMiè,  de  même,  en  173$,  il  s'abstint  de  nouveau  toute  une 
9,  évUeoMDtot  pour  se  donner  tout  entier  à  la  préparation  du 
damier  volume,  qui  parut  en  1786. 

Il  &at  avouer  qu'il  trahit  1»  fatigue,  ce  qui  a'a  pas  de  quoi  nous 
éÉonner  si  nous  réflèchissoiis  que  l'écrivain  venait  d'entrer  dans  sa 
aiNxaiite^Iuritième  année.  A  cet  âge,  tes  plus  heureux  ne  réussissent 
qu*ii  peiae  à  s'égaler  eua-mémes;  les  autres  se  cherchent,  ne  se 
iDauvent  ptas,  et  réduits  à  se  copier,  ihs  font  nsoins  bien  ce  qv'iis 
aivaient  fiiét  autrefois.  Les  tvoisdemiera  livres  de  €il  Bios  peweirt  se 
nnttnar  &  deux  épisodes  essentUa»  Le  premier,  cTest  Tbistoire  de 
Scipion.  Composée  fort  habilement  de  fragmensrqiportés  ânfCuimm 
iAlt^achteX  àBÏEitewnille  GmzahMy  ce  n'estqu'une  version  plus 
espagnole^  et  par  conséquent  moins  heureuse,  du  thèa^  dkwt  This^ 
loira  flleHttème  de  GU  Blm  osé  la  vasion  françaôe.  On  ne  retombe 

(1)  On  remarqnera  qae,  tandji  qu'il  n'est  pM  abiolnioeni  dAmontoé  que  U  G«t>ritl 
Triaquero  da  roman  de  GU  BUu  seit  un  nom  «oui  lequel  Le  Sage  f*en  prenne  à  Voltaire, 
f^m  ln^mème,  Le  Sage,  qui  a  Mt  ane  note  pour  nous  apprendre  quMi  s'aglAtaH,  éxan 
I  du,  TanpU  ém  MéÊtoAm^  du  poète  et  du  poème  de  ta  Ugm. 


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ÉTUBBS  SUB  LE  XYIII*  SIÈCLE.  807 

pas  sansqaelque  apparence  d'CTnui  des  scènes  û  largement  Iramraies 
de  la  seconde  partie  dans  ce  récit  d'aventures  et  de  friponneries  ]|^e»- 
resqoes.  Le  second  de  ces  épisodes,  c'est  Thistoire  des  rapports  de 
6fl  Mas  avec  le  comte  duc  d'Olivarës.  Imitée  en  plus  ^na  poim 
du  récH  que  fait  €onzales  de  ses  rapports  avec  le  duc  d'Ossone,  elle 
a  de  plus  le  malheur  de  n'être  guère  qu'une  répétition  du  récit  des 
rapports  de  Gil  Blas  avec  le  duc  de  Lerme.  Quant  à  ce  que  ntus 
louions  particulièrement  tout  à  Theure  dans  la  seconde  parâo» 
cet  équilibre  maintenu  savamment  entre  les  droits  de  flnstoim  «t 
les  exigences  du  roman^  voilà  surtout  ce  que  l'on  ne  retrouve  plus 
dans  la  dernière.  Tel  ebapitre,  —  sur  les  causes  de  la  disgrâce  du 
comte  due  d'ORvarès,  par  exemple,  et  sur  la  guerre  de  Portugal,-^ 
est  un  résumé  d'événemens  qui  ne  serait  pas  mal  à  sa  ptace  dans 
quelque  endroit  de  YEsêai  sur  les  vnœurs.  Et  cependant,  ces  tr(MB 
derniers  livres,  quoique  par  endroits  fatigans  à  lire,  ne  sont  pas 
inutiles  au  roman.  Car  ce  sont  eux  qui  achèvent  de  déterminer 
ce  que  l'on  peut  appeler  à  bon  droit  lia  philosophie  de  Gil  BtaSy 
et  qui,  de  l'entrecroisement  et  du  brouillamini  de  tant  d^aven* 
Inres,  dégagent  enfin  une  véritid^le  conception  de  la  vie.  Autre  trait 
encore  que  Ton  essaierait  vamement  de  retrouver  dans  les  roman 
picaresques,  et  qui,  plus  que  tout  autre  peut-être,  a  marqué  la 
place  du  chef-d'œuvre  de  Le  Sage  parmi  les  romans  qui  durent, 
Ko  efiet,  pour  ceux  qui  ne  contieunent  que  des  aventures,  si  bril* 
honment  d'ailleurs  qu'elles  soient  contées  ou  ingénieusement  îm»> 
ginées,  on  les  Ht  quand  on  tes  rencontre,  et  l'on  n'est  mèm^pas 
toujours  f&ché  de  les  avoir  hts,  mais  ceux-là  seuls  demeurent,  et 
sont  vraiment  les  seuls  où  l'on  puisse  revenir,  qui  enferment  une 
signification  prédse  et  une  leçon  de  tous  les  temps.  C'est  Id  ce  que 
n'ont  pas  toujours  compris  tes  délicats  et  les  raffinés.  Ils  ont  cni 
que  c'était  surtout  la  manière  de  présenter  les  choses  qu'ils  goû- 
taient dxas  Gil  Blas,  et,  contons  de  cette  explication  superficielle, 
ils  n'ont  pas  pénétré  jusqu'au  fond.  Mais  le  fond  n'est  pas  moim 
intéressant  que  la  forme,  et  il  est  fadie  de  le  montrer. 

Rten  assurémait  ne  ressemble  moins  que  Tami  SantSIane,  eoKM 
rappelait  fanûHèrement  scm  patron,  le  duc  de  Lerme,  à  un  héros 
de  roman,  à  un  Bamilcar  ou  à  un  Saint-Preux.  S'il  s'agit  de  porter 
un  jugement  sur  le  personnage,  il  esfC  d(mc  permis  de  tnmver  quo 
la  j^upart  du  temps,  jusque  dans  ses  pires  friponneries,  il  porte  me 
bonne  humetn*  égale  et  souriante  qui  n'est  pas  toujours  assez  éloignée 
de  ressembler  au  cynisme.  On  a  ranarqué  aussi  qu'il  n'était  pas 
très  brave,  surtout  en  amour,  et  qu'il  cédait  à  ses  rivaux  les  bonnes 
grâces  des  dames  avec  une  ^omptitude,  un  empressement,  une 
complaisance  même  qui  ne  laissent  pas  d'avoir  quelques  rapports 


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A08  BBYUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  poltronnerie.  Sa  délicatesse  non  plus ,  en  amour  comme  en 
affaires,  n'était  pas  précisément  outrée.  Et  enfin ,  quand  sur  ses 
vieux  jours  il  eut  a  donné  dans  le  point  de  vue  moral,  »  ^ns  comp- 
ter qu'il  s'y  prit  un  peu  tard  et,  comme  on  dit  vulgairement,  après 
fortune  faite,  sa  moralité  toute  neuve  eut  à  souffrir  encore  plus 
d'un  accroc.  En  ce  sens  on  peut  donc,  avec  raison,  contester  qu'il 
représente  l'humanité  moyenne  ;  ou  du  moins,  tout  compte  fait,  il 
ne  semble  pas  qu'il  y  ait  beaucoup  d'orgueil  à  se  flatter  soi-même 
qu'en  mainte  circonstance  on  se  fût  conduit,  sans  être  un  héros 
de  vertu,  plus  honnêtement  ou  plus  courageusement  que  lui.  Mais 
avec  tout  cela,  malgré  tout  cela,  si  l'on  veut,  il  a  des  qualités  pré- 
cieuses, les  qualités  de  l'homme  du  xvn*  siècle  :  de  l'équilibre  et 
du  ressort,  une  préparation  naturelle  aux  événemens  de  la  fortune, 
je  ne  sais  quelle  indifférence  aux  jeux  cbangeans  du  hasard,  et  cette 
conviction  qu'il  n'y  a  rien  de  tragique  dans  les  accidens  de  la  vie 
commune,  —  pas  même  la  mort. 

A  la  vérité,  c'est  un  peu  ce  qu'en  lui  reproche  ;  il  prend  la  vie 
trop  en  riant.  Je  dis  seulement  que  c'est  une  manière  de  la  prendre, 
et'qui  peut-être  en  vaut  bien  une  autre.  Car  enfin,  ouvrir  sa  bourse 
et  n'y  rien'voir  dedans,  ce  qui  d'ailleurs  est  arrivé  plus  d'une  fois  à 
dejplus  honnêtes^que  Gil  Blas  ;  être  trompé  par  une  coquette,  et  pillé 
par-dessus  le^marché,  ce  qui  est  du  train  ordinaire  et  comme  de 
l'ordre^éternd  des  choses;  convoiter  une  grande  place, et,  s'il  y  faut 
un  calculateur,  se  voir  préférer  un  danseur,  ce  qui  paraît  être  la 
loijde  la.distribution  des  faveurs  de  ce  monde,  Le  Sage  estime,  avec 
son  héros,  qu'il  n'y  a  jamais  là  de  quoi  faire  les  grands  bras,  invo- 
quer les  hommes  et  les  dieux  à  témoin  de  ses  infortunes,  et  se 
répandre  publiquement  en  injures,  lamentations  et  sanglots  roman- 
tiques* Et  aussi  bien,  ce  que  l'on  ne  peut  corriger  ni  par  force  ni 
par^adresse,  le'plus  simple  n'est-il  pas  d'en  prendre  aaplus  vite  son 
parti,  puisqu'après  tout  il  en  faudra  bien  toujours  finir  par  là?  C'était 
la  philosophie, de  son  temps,  c'était  alors  celle  delà  race  :  accepter 
les  choses  comme  elles  s'offrent,  et  se  consoler  de  l'infortune  en  s'en 
moquant.  Je  sais  bien  que  Saint^Preux,  que  Werther,  que  René  parle- 
ront^un  jour  d'un  autre  style,  et  nous  examinerons  leur  conception  de 
la  vie,  à  son  tour.  Mais  je  sais,  en  attendant,  qu'après  avoir  promené 
ehez*les  Natchez  o  la'grande  âme  blessée  »  de  René,  Chateaubriand 
a'est^rembarqué  pour^i'Europe,  et  n'a  point  épousé  Céluta;  je  sais 
que  le  coup  de  pistolet  de  Werther  n'a  point  tué  Goethe  et  qu'à 
défaut  de  Charlotte,  il  s'est  bourgeoisement  accommodé  de  Ghris- 
tiane  Vulpius;  et  je  sais^'que  le  désespoir  de  Saint-Preux,  après  s'être 
exhalé  tout  entier  dans  la  Nouvelle  Hélolse^  n'a  point  laissé  de  traces 
sur^Rousseau.  Concluons  donc,  avec  les  vrais  juges,  que  la  philoso- 


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ÉTUDES  SUR  LE  XTUf   SIECLE.  &09 

phie  de  6il  Blas  est  bien  celle  de  l'expérience.  Elle  serait  meilleure 
s'il  avait  tempéré  d'un  peu  de  sympathie  pour  ce  qui  en  est  digne 
l'enjouement  de  sa  sagesse  égoïste.  Elle  serait  tout  à  fait  la  bonne 
si  c'était  au  nom  de  quelque  principe  plus  relevé,  de  quelque  mo- 
rale plus  haute  qu'il  eût  raillé  nos  travers,  bafoué  nos  ridicules  et 
condamné  nos  vices.  Telle  quelle,  et  sans  plus  de  prétention  à  l'hé- 
roïsme, dans  la  médiocrité  même  de  son  bon  sens,  elle  a  son  prix, 
croyons-le  bien,  et  disons-le,  puisque  nous  le  croyons. 

le  voudrais  que  ce  fût  la  seule  chose  dont  on  eût  à  regretter 
l'absence  dans  le  roman  de  Le  Sage.  Sans  doute,  Gil  Blas  est  un 
chef-d'œuvre;  mais  il  y  a  chef-d'œuvre  et  chef-d'œuvre.  Car  tout 
genre  a  ses  lois,  et  ses  lois  sont  déterminées  par  sa  nature  même. 
On  ne  juge  que  par  comparaison.  Ceux  qui  croient  se  borner  à  tra- 
duire l'impression  directe  qu'ils  reçoivent  des  œuvres  ne  font  pas 
attention  que  cette  impression  dépend  de  l'idée  qu'ils  se  font  du 
genre  auquel  appartiennent  les  œuvres.  Mais  cette  idée  à  son  tour 
dépend  essentiellement  de  l'œuvre  qu'ils  considèrent  comme  le 
chef-d'œuvre  du  genre.  Il  n'est  plus  question,  dans  le  siècle  où 
nous  sommes,  d'établir  que  le  roman  est  un  genre  dont  la  dignité 
peut  s'égaler  à  celle  de  tant  d'autres  genres  qui  croyaient  autrefois 
le  primer;  l'expérience,  et  la  preuve,  par  conséquent,  en  est  faite. 
Mais  où  est  le  point  fixe?  Et  comme,  par  exemple,  il  est  admis  que 
la  tragédie  de  Racine  ou  la  comédie  de  Molière  n'ont  pas  été  dépas- 
sées, en  est-il  ainsi  du  roman  de  Le  Sage,  et  Gil  Blas^  en  même 
temps  qu'il  est  le  chef-d'œuvre  de  son  auteur,  doit-il  être  tenu 
pour  le  chef-d'œuvre  du  roman  français? 

III. 

J'avancerai  d'abord  un  paradoxe  dont  je  prie  le  lecteur,  avant  que 
de  se  récrier,  de  vouloir  bien  attendre  le  développement  :  c'est  qu'il 
manque  à  Gil  Blas  un  certain  degré  de  naturel.  J'entends  par  là  que  le 
style  de  Le  Sage,  admirable  d'ailleurs,  mais  plutôt  pour  sa  justesse 
que  pour  son  aisance,  et  pour  sa  propriété  que  pour  sa  souplesse, 
est  un  style,  quand  on  prend  la  peine  d'en  éprouver  le  titre,  très 
laborieusement  et  très  savamment  travaillé.  Les  omemens  littéraires 
proprement  dits  y  abondent  :  figures  de  rhétorique,  métaphores,  anti- 
thèses, allusions  d'histoire  ou  de  mythologie.  Le  nombre  surtout  de 
ces  dernières  étonne.  Gil  Blas  déborde  de  souvenirs  classiques  : 
«  G'edt  ainsi,  nouveau  Ganymède,  que  je  succédai  à  cette  vieille 
Hibiy  »  ou  encore  :  «  La  ffite  pensa  finir  comme  le  festin  des  Lapi- 
tfus,  »  ou  encore  :  «  J'envisageai  mon  maître  comme  Alexandre 
regardait  son  médecin.  »  On  n'a  pas  plus  de  lettres,  ni  plus  de  satis- 


Ij  '  '. D^^ge^ 


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ULO  BBYCB  DES   DEUX   MONDES. 

faction  à  montrer  qu'on  en  a.  U  n'est  pas  jusqu'à  une  yieUle  actrice 
qui  ne  lui  rappelle  immédiatement  la  «  déesse  Gotys;  »  et  lui-même 
ne  dit  pas  de  lui  qu'il  est  le  plus  discret  des  valets  confidens,  mais 
^'il  en  est  «  l'Harpocrate.  »  Les  admirateurs  à  outrance  répondront 
sans  doute  ici  que  c'est  un  trait  de  caractère,  que  Gil  Blas  est  tout 
trais  émoulu  de  la  discipline  du  docteur  Godinez,  qu'il  ne  voit  la  vie 
et  le  naonde,  comme  nous  tous  à  son  âge,  qu'au  travers  de  ses  livres, 
et  qu'enfin  ces  allusions  même  ne  laissent  pas  de  relever  ce  qu'il  y 
axrait  autrement  de  vulgaire,  et  d'inavouable  au  fond,  dans  le  récit 
qu'il  nous  fait  de  quelques-unes  de  ses  aventures.  Ge  serait  bien 
répondu  si  Gil  Blas,  ou  son  ami  Fabrice,  ou  encore  don  Chérubin 
de  la  Ronda,  dans  le  Bachelier  de  Salanumque^  étaient  seuls  à  se 
ressouvenir  ainsi  de  leurs  humanités.  Mais  il  n'est  personne,  dans 
Gil  Blas  non  plus  que  dans  le  Bachelier,  à  qui  le  romancier  n'ait 
prêté  de  ces  allusions;  et  jusque  dans  les  Mémoires  de  ce  prétendu 
capitaine  de  flibustiers,  d'où  Le  Sage  a  tiré  les  Aventures  du  chem- 
lier  de  Beauchêne^  on  n'est  pas  médiocrement  surpris  de  rencontrer 
à  tout  coup,  comme  on  faisait  voile  pour  les  Antilles  ou  pour  le 
Ganftda,  Ixion,  Acrisius,  Syrinx  et  Daphné,  les  Amazones  et  les  Pié- 
rides. Ces  traits  ne  sont  donc  pas  du  caractère  des  personnages, 
miôs  bien,  et  positivement,  du  style  de  l'auteur,  de  sa  façon  parti- 
culière de  penser  et  de  dire. 

C'est  qu'aussi  bien,  si  le  procédé  ne  laisse  pas  d'enlever  quelque 
naturel  au  style,  il  y  ajoute  beaucoup  de  comique.  Or,  voilà  le  grand 
point  pour  Le  Sage.  Le  travail  visible  du  style  est,  dans  Gil  Blas, 
comme  dans  le  Diable  boiteux^  de  cette  espèce  particulière.  Le  Sage 
travaille  avec  des  procédés  d'auteur  comique^  il  raconte  à  peu  près 
comme  il  écrirait  pour  la  scène.  Prenez  le  mot  si  souvent,  cité  du 
Diable  boiteux  :  u  On  nous  réconcilia,  nous  nous  embrassâmes,  et 
depuis  ce  temps4à  nous  sommes  ennemis  mortels;  »  et  comparée  le 
mot,  non  moins  souvent  cité,  du  Médecin  malgré  lui  :  «  Je  te  le  par- 
donne, maïs  tu  me  le  paieras.  »  Il  y  a  dans  l'un  et  dans  l'autre  un  efiet 
de  concentration  du  sens,  calculé  pour  l'optique  de  la  scène.  C'est 
écrit  pour  être  dit  plus  encore  que  pour  être  lu.  Quiconque  repren- 
dra Gil  Blas  avec  cette  attention  que  l'agrément  même  de  la  lecture 
nous  empêche  ordinairement  d'y  donner,  reconnattra,  je  crois,  que 
les  nK>ts  les  plus  heureux  que  l'on  y  rencontre  sont  compris  sous  cet 
exemple,  et  rentrent  tous,  ou  presque  tous,  sous  la  définition  qu'on 
en  pourrait  donner  :  a  Le  juge  écouta  la  plaignante  et,  r«yant  atten- 
tivement considérée,  jugea  que  l'incontinent  muletier  était  indigne 
de  pardon;  »  ou  encore  :  «  J'avais  été  trop  bien  élevée  pour  me 
hÔBser  tomber  dans  le  libertinage.  A  quoi  donc  me  déterminer?  Je 
me  fis  comédienne  pour  conserver  ma  réputation.  »  Ce  qui  £ût  ici  la 


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ÉTUMA  sot  u  lyur  aiÈcu.  Ml 

ptoiaante  vivacité  de  l'es^tflfiîoiiy  c'eatce  çù  v^j  «st  paa«  lea  i^oua^ 
eatenduft  qu'elle  tnkrmt,  W  raecoof ci  qmi  sert  à  k»  trôdiikey  L'agi** 
kté  émi  Técrif  ma  swile  par-dessu  rûaieFmédÂaiie  que  I'qa  attWi*- 
dlûty  el  v«^  d'abord  au  bomt  de  sa  penaée».  C'est  le  procédé,  canstant 
de  ttolière.  Forteoient  uaarfué^  dana  ces  bouis.  de  phrase^  l'inte*^ 
liott  contt^ne  Test  biea  plaa  follement  enoore  dans  le  cythioe  siéiM 
dm  diâcours.  Ra^ peleir^mi»  cette  afK^ogie^  da  volt,  telle  que  Le. 
Sage  Faplacée  dans  la  bouche  du  capitaine  Rekmdo:  aTuvas^moa 
enfant,  men^  ici  un^  vie  bien  agiréable»  car  je  ne  te  (^ois  pas  assea; 
set  pouf  te  faire  une  peine  d'èire  avec  des  voleurs*  Eh!  voitrOii 
d'autres gens^  dand le  monde?  Non,moii  afiQi,tou8  leabomme&aîment 
i  s'approprier  lebiend'autrui;  c'est  un  sentiment  généraL»lamanière 
seule  de  le  foire  en  est  différente....  Les  conquérans»  par  exeniple, 
s'emparent  des  états  de  leurs  voisins.  Les  personnes  de  qualité 
empruntent  et  ne  rendent  point.  Les  banquiers»  trésoriers,  agrafi 
de  changOi  commisy  et  tous  les  naarchands^  tant  gros  qœ  petits,  ne 
sont  pas  fort  serupuleuou  Pour  les  g^s  de  justice»,  je  a'enparlem 
point«.«  »  C'est  un  morceau  de  brvroure,  comme  on  en  rencontre 
tant  et  de  si  lestement  troussés  dans  la  comédie  de  fiegnard.  Le 
premier  discours  de  Fabrice  à  Gil  Bias  est  également  si  bien  açpc(h 
prié  pour  la  scène  qu'à  la  fin  du  siècle,  dans  le  Mariage  de  Figaro^ 
Beaumarchais,  qui  doit  tant  à  Le  Sage,  n'aura  qu'à  en  rejH'endre  le 
mouvement  pour  obtenir  le  fameux  monologue  :  a  J'arrivai  à  Yalen* 
cia  avec  un  seul  ducat,  sur  quoi  je  fus  obligé  d'acheter  une  paijre 
de  souliers.  Le  reste  ne  me  mena  pas  bien  loin.  Ma  situation  devint 
embarrassante;  je  commençais  déjà  même  à  faire  diète;  il  fallut 
prompteraent  prendre  un  parti.  Je  résolus  de  me  mettre  dans  le  aer*^ 
vice...  ))  Vous  avez  reconnu  le  passagpe  :  «  Mes  joues  creusaient,  Da<m 
terme  était  échu,  je  voyais  arriver  de  loin  l'affireux  reoors,  la  plume 
fichée  dans  la  perruque*..  En  frémissant,  je  m'évertue.».  » 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  jeux  de  scène  et  jusqu'aux  attitudes  qui  ne  as 
retrouvent  engagés  dans  la  narration  de  Le  Sage,  des'jeax  de  scène 
que  Ton  est  tenté  de  mimer,  et  des  attitudes  qu'il  vous  vient  me 
envie  d'essayer.  Ainsi  quand  Gil  Blas  roDContare  sa  première  bonne 
fortune  :  «  Vous  ne  vous  trompez  pas,  ma  mie,  interrompis-je,  en 
étendant  la  jambe  droite  et  penchant  le  corps  sur  la  hasdie  gauche.  & 
C'est  de  la  fatuité  de  théâtre,  une  façon  de  s'étaler  dont  le  ridicule 
sauterait  immédiatement  aux  yeux  dans  la  vie  coiumune,  mais  ajus* 
tée  tout  exprès  à  la  scène,  et  aux  convenances  de  sa  perspective^ 
Joignez  maintenant  à  cela  tout  ce  qu'il  y  a  dans  Gil  Bios ,  dans 
les  premiers  livres  surtout,  de  caricatures  un  peu  fortes,  —  le  doo- 
teur  Sangrado,  le  soigneur  Mathias  de  Silva,  tout  un  lot  d'entremet* 
teuses,  d'usuriers,  d'intend^us,  de  laquais  échappés  des  couliss^, 


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112  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qne  vous  reconnaissez  pour  les  avoir  vus  figurer  dans  le  répertoire 
de  Molière,  de  Regnard,  de  Dancourt,  de  tant  d'autres  encore,  —  et 
vous  comprendrez  ce  que  Ton  veut  dire  quand  on  dit  qu'il  manque 
à  Gil  Bios  un  certain  degré  de  naturel.  On  veut  dire  que,  dans  Gil 
Blas  lui-même,  le  roman  de  mœurs  est  encore  engagé  dans  la  comé- 
die proprement  dite.  Il  n'y  a  pas  seulement  ses  origines,  il  y  a 
encore  ses  procédés.  Le  genre  lui-même  ne  se  meut  pas  dans  sa 
propre  et  pleine  indépendance.  Les  lois,  ou  les  conventions  si  Ton 
veut,  qui  le  ^distingueront  un  jour  de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui  ne 
éont  pas  encore  assez  nettement  déterminées.  La  convenance  n'est 
pas  encore  entière  entre  la  forme  et  le  fond,  l'adaptation  n'est  pas 
encore  parfaite  entre  les  moyens  et  la  fin.  Si  l'objet  propre  du  roman 
est  reconnu,  qui  est  la  peinture  de  la  vie  commune,  les  procédés 
sont  toujours  ceux  de  la  comédie,  qui  en  est  la  satire  ou  la  déri- 
sion. Or  le  roman  n'est  pas  la  comédie,  et,  depuis  deux  siècles 
tantôt,  nous  ne  l'aurions  pas  vu  prendre  lé  développement  et  Tac- 
croissement  de  dignité  qu'il  a  pris  dans  toutes  les  littératures  euro- 
péennes s'il  n'ét»it  venu  nous  apporter  quelque  chose  que  nous  ne 
trouvions  pas  dans  la  comédie,  -^  ni  duis  la  comédie  d'intrigue,  ni 
dans  la  comédie  de  mœurs,  ni  dans  la  comédie  de  caractère.  Et  loua* 
Le  Sage,  comme  on  l'a  fait  quelquefois,  d'avoir,  selon  l'expression  de 
CEharles  Nodier,  je  crois,  «  versé  la  comédie  dans  le  roman,  »  c'est 
louer  La  Chaussée,  par  exemple,  ou  M"**  de  Graffigny,  d'avoir  été, 
quelques  années  plus  tard,  des  romanciers  au  théâtre. 

Une  autre  qualité  qui  fait  défaut  au  roman  de  Le  Sage,  c'est  la 
composition.  Le  Sage  ne  compose  pas.  Il  n'y  a  pas  de  sujet  dans 
Gil  Bios.  On  y  doit  reconnaître  une  conduite,  c'est-à-dire  une  suc- 
cession d'épisodes  par  où  le  héros,  s'élevant  de  condition  en  con- 
dition au-dessus  de  la  foule  obscure,  atteint  enfin  jusqu'à  ces  hauteurs 
d'où,  comme  d'un  lieu  dominant,  on  voit  au-dessous  de  soi  s'agiter 
sans  repos  l'active  iourmilière  humaine.  Ce  n'est  pas  là  toutefois  ce 
qui  s'appelle  un  plan.  Et  la  preuve,  c'est  que,  sans  parler  de  ces  nou- 
velles qui,  —  comme  le  Mariage  de  vengeance  ou  V Histoire  de  don 
Raphaëly — viennent  sans  cause  et  sans  profit  à  la  traverse  de  Thistoire 
de  Gil  BlaSy  la  preuve,  c'est  que,  si  l'on  ne  peut  rien  ajouter  à  Gil  Blas^ 
û  est  aisé  de  concevoir  que  Le  Sage  lui-même  y  eût  ajouté  presque 
autant  d'épisodes  qu'il  eût  pu  lui  convenir,  comme  il  n'est  pas  dov^ 
teux  que  l'on  en  pût  retrancher  plus  d'un  comme  parasite  et  surtout 
conmie  insignifiant.  Otez,  par  exemple,  toute  l'histoire  de  Scipion  : 
vous  y  perdrez  assurément,  vous  lecteur,  de  précieux  détails  et  de 
très  amusans  épisodes,  mais  il  est  trop  évident  que  Gil  Bios  n'y 
perdra  rien.  Boileau  reprochait  à  La  Bruyère  d'avoir  habilement  évité 
le  plus  diflicile  de  l'art  d'écrire  en  évitant  les  transitions,  et  il  vou- 


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^ï=r^^^ï^==55Ç==SW 


ÉTUDES  SUR  LE  XYIU*  SIÈCXE.  il8 

lait  dire  par  là  qu'il  y  a  bien  de  la  différence  entre  un  livre  et  un 
recueil  de  pensées  ou  d'observations,  quand  ce  serait  les  Carofitères 
eux-mêmes  de  La  Bruyère.  Le  reproche  n'est  pas  moins  vrai,  je  ne 
dis  pas  du  Diable  boiteux^  mais  de  Gil  Bios  lui-même. 

Examinons,  en  effet,  les  procédés  de  Le  Sage;  négligeons  ses  tra- 
ductions et  ses  adaptations,  le  Don  Quichotte  d! Avellaneday  le  Guz- 
mon  d*Alfarache^  qu'il  n'a  guère  fait  que  «  purger  des  moralités 
auperfines,  «  la  Vie  d^Estevanille  Gonzalez;  passons  outre  à  la 
chronologie  des  œuvres  ;  et  considérons-les  plutôt  dans  l'ordre  de 
leur  succession  logique,  ou  si  l'on  aimait  mieux  le  mot,  dans  l'ordre 
de  leur  valeur  littéraire. — Prenons  d'abord /^i/^/a/?^^  amusant.  C'est 
le  dernier  écrit  de  Le  Sage,  un  recueil  de  a  saillies  d'esprit  et  de  traits 
historiques  des  plus  frappans,  »  à  ce  que  dit  le  titre.  On  y  trouve  des 
fragmens  du  Marcos  d'Obregon  et  du  Guzman  d'Alfarache^  des  his- 
tOTiettes  que  l'auteur  avait  employées  déjà  sept  ans  auparavant  dans 
le  Bachelier  de  Salamanque^  des  anecdotes  plus  ou  moins  authenti- 
ques, un  fait  divers  arrivé  la  veille,  une  réplique  entendue  au  café, 
une  scène  de  mœurs  observée  au  spectacle  de  la  Foire.  Voilà  le  pre- 
mier assemblage  des  matériaux  d'un  roman  à  venir.  Aujourd'hui 
c'est  à  peu  près  ainsi  que  procèdent  nos  romanciers  naturalistes. 

—  La  Valise  trouvée  nous  montre  Le  Sage  au  travail.  Il  s'a- 
git d'un  courrier  que  l'on  a  dévalisé  sur  la  route;  les  habitans 
du  village  ont  ramassé  le  sac  aux  dépêches  et  le  portent  au  château 
voisin,  où  on  l'éventre  pour  en  décacheter  les  lettres  et  les  lire. 
Chacune  de  ces  lettres  est  un  commencement  de  mise  en  scène  de 
ce  que  nous  appelons  un  petit  événement  parisien.  —  Lettre  d'un 
acteur  dramatique  qui  a  donné  une  pièce  nouvelle  au  Théâtre- 
Français  et  qui  se  plaint  à  son  ami  du  mauvais  succès  qu'elle  a  eu. 

—  Lettre  d*une  fille  des  chœurs  de  VOpéra^  à  PariSf  à  sa  mère^ 
qui  demeure  en  province.  —  Lettre  d'un  militaire  qui  mande  à 
une  dame  de  ses  amies  comment  une  maîtresse  infidèle  s'est  rac- 
commodée à  son  amant  qui  ne  voulait  plus  la  voir.  —  Lettre  d'une 
jeune  bourgeoise  à  Paris  à  une  de  ses  amies  établie  à  Saumur.  Si 
le  point  de  départ  était  moins  futile,  si  le  cadre  était  plus  nettement 
dessiné,  s'il  existait  un  lien  entre  ces  lettres,  nous  aurions  là  comme 
Fesquisse  d'un  véritable  roman  de  mœurs.  Encore  faut-il  bien  remar- 
quer que  l'invention  de  ce  cadre  si  simple  ne  lui  appartient  pas  et 
qu'il  l'a  empruntée  d'un  Italien,  Ferrante  Pallavicino  (1),  l'auteur  du 
Courrier  dévalisé.  —  Faisons  un  nouveau  pas  ;  cherchons  quelque 


(1)  H  CorrUre  svaligiato,  pnblicato  da  Ginifacio  Spironcini.  Le  Sage  avait  déjà 
transporlé  da  même  liyre  quelques  épisodes  et  jusqu'à  des  expressions  textuelle» 
dam  son  Gil  Bios. 


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moyenderqnxHrterà  xuk  cMtre  Itoutet'  cas  scènes  èpirpiUéeft;  sup»» 
fmoDB  dai  cfaeiiiÎBée&  qui  se  racontent  l'Ustoire  des  inebest  traitani 
on  des  pauyrss  diaUes  qui  se  cbaifisiit  à  lewir  foyer:  son»  «vtns 
r Entretien  de^  eheminéé»  di  Mmârià^  C'est  un  peit  artificiel  encoMi^ 
osais  BOHS  sra&s  encece  par  deveis  mma  l'exemqpla  de  GervâalGs^  et 
eélëère  Diahgue  de^  chien»  Sdjrion  ei  BergmKta.  ^-<-La  snppoaft* 
gam  de  Luis.  Yidess  de  fiiœixaiu  a'ai4^ô  pas  (pnslqw  chose  dto  phis 
jngémem  eecore?  Qui  de  no»  en  effoi  ae  serait  ciirieux  de  ce  gnî 
se  passe  dans  ces  intérieaFS  si  Uen  ciosi  oà  chacun^  qi»nd  le  sofe 
arrÎTSr  et  ({ue  la  nuit^de  ses  (unbres  et  de  son  silence  a  enyek>ppô 
Ift  grande^  nttOt  dépouilie  son  visage  efliciel  et  redevient  jusqu'au 
iMdemain  oe  qne  fe  naânve  Ta  fiutZ  Yoîlà  le  Diable  boitwas^  --*• 
Mafe^  sfii  est  menue  ingéoslenx,  il  est  plus  conforme  à  la  réalitéi. 
pe«t«ètrer  d'imaginer  une  lie  himaine  cpii  se  racontemt  eHeHo^nie, 
à  Flmitatien  de  VEstevamlie  Gemzai&z^  ou  du  Guzman  SAlfarache^ 
une  irie'  ohargéer  de  beaucoup  d'avenlurest  dont  une  moiliô  se  pas^ 
sérail  il  Paris  et  Tautre  au  Canada^  une  mokié  à  Madrid  et  une 
moitié  a«  Mexique,  et  nous  intitulerions  oda  leê  Aventurée  du  ch^ 
vêHer  de  Beauckine^  ova  encore  leBaehetier  deSalanèonque^*  lù^ 
besoin  de  poursoirre,  et  de  moirîrer  qoe^  ~  sauf  TexceUente  idée^ 
qn'i  •  eue  celte  fois  de  ne  pas  fave  passer  son  héros  aux  Indes 
œoideiitalei»,  ^-^  Gil  Bla»  est  eacadement  ooaaposé  de  la  mftme 
mamère? 

On  voit  la  oonséquenoe.  1  fij  prendre  ainsi^  ce  n'est  que  par 

hasard  que  l'on  peut  une  feis  en  sa  via  rmcontrer  l'unité.  Car  ks 

épisodes  ne  sortent  pas  les  nns  des  «itces^  et  la  succession  n'ett  est 

r^ée  par  aucune  logique  intérieure,  ptiisque  l'aas«aQi)lage  des  nm-* 

tériaux  a  précédé  tout  motif  de  tes  assembler,  eit  que  le  choix  ne 

s'exerce  sur  eux  en  y^u  d*aucnne  idée  préconçue.  C'est  conune  si 

le  savant  expérimentait  pomr  expérimenter,  sans  attendre  de  son 

expérience  la  eonûrmation  ou  la  contradi^on  d'un  résultat  prévit. 

Des  découvertes  considérables  se  sont  en  quelle  sorte  lakcsé  £BÙre 

ainsi  :  de  même,  dans  te  cas  de  Gil  Bia$j  ce  procédé  d'art  a  enfanté 

presque  un  cbef-d'ceuvre.  Mais  quelque  admirable  que  le  détail  y 

puisse  être,  on  sent  bien  qu'il  manque  quelque  chose.  El  ce  quelque 

chose,  nous  pouvons  te  défimr.  C'est  œ  surcroît  de  valeur  qu'un 

détail,  pour  heureux  qu'il  soit  en  luininéme,  tire  de  son  rapport 

avec  tom  un  ensemble  ;  c'est  a«ssi  ce  plaisir  qui  suit,  plaisir  esthé*- 

tique  entre  tous,  le  plaisir  que  l'on  éprouve  à  voif  comme  seortir 

de  terre  une  consiruction  qui  remplit,  à  mesure  qu'elle  avance,  toutes 

les  parties  d'un  dessin  et  d'un  plan  ;  c'est  enfin  cette  satisfaction 

particulière,  Tune  des  plus  hautes  qull  y  ait  au  monde,  que  donne 

la  vue  du  dôfioitif  et  de  l'achevé,  comme  si  le  pouvoir  vainqueur  de 


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énfDGB  «OR  u  lifuf  siàcts.  Ali 

bk  ibrme  «raH  soostiait  m  néant  ce  qui  <élaît  Hi  d'essliQce  péris* 
sAble  eft  f  avait  éterufeé.  Là  Traimrat,  «C  nulle  part  «illeurs,  e$t  le 
secret  d^une  certaine  fatjgue,  â  faut  le  dire  tout  bas,  mais  il  fami 
le  ^Ere,  qui  nous  prend  quand  nous  refisons  Gii  Blm  tout  d'une 
suite.  L'œuvre  n'est  pas  composée.  Ge  qui  iiiaiK[(ie  à  Le  8age,  e'esd 
nnfemion,  la  véritable  intention,  oetle<(ui  crée  les  grands  enseo^ 
Mes  et  qui  les  crée  en  quelque  façon  d'eux-mêmes,  avec  rien,  l'ta^ 
fentîeB,  je  ne  veux  pas  même  <Ure  des  Garantes,  mais  riovention 
des  Daniel  de  Foe  et  des  Samuel  Ricbaardson,  celle  &  qui  nous  devons 
Hebinson  et  €laris9€.  fl  lui  faut  tov^outfi  sous  les  yeux  un  modèle, 
et  un  modèle  littéraire. 

Autre  et  dernière  lacune  enfin,  dont  il  contient  de  montrer  llm- 
portadsce  :  le  roman  de  Le  Sage  manque  de  richesse  psychologigue 
et  de  complexité  morale;  dans  ce  roman  de  caraictère,  ît  n'y  a  pas 
de  earsictères.  L'une  des  ndsons  d'être  du  roman  cependant,  c'est 
que  la  comé<Be  ne  peut  pas  enfonoer  très  profondément  dans  les 
earactères  particuliers,  et  qu'elle  est  obligée,  par  la  nature  même  de 
ses  moyens,  de  se  contenter  le  plus  souvent  d'indications  générales 
et  sommwres.  Le  caractère  le  plus  individuel  peut-être  qu'il  y  ait 
dans  le  théâtre  de  Molière,  c'est  Tartufe,  qui  est  îartufe  si  l'on  veut, 
mate  qui  est  surtout  et  avant  tout  l'hypocrite.  Tout  de  même  Har- 
pagon est  Harpagon,  sans  doute,  et  H.  Jourdain  est  M.  Jourdain, 
mais  ils  sont  surtout  et  avant  tout,  M.  Jourdain,  le  bourgeois  gen^ 
tâbcmime,  et  Harpagon,  l'avare.  Ces  carodères  sont  généraux  avant 
d'être  individuels.  Ils  ne  se  composent  pas  lentement,  successive 
mefrt,  lis  ne  s'enrichissent  pas  de  nuances  nouvelles  à  mesure 
qu'ils  se  développent,  ils  ne  se  compliquent  pas  selon  le  cours  des 
circonstances,  ils  sont  à'ebotd  tout  ce  qu'ils  sont,  et  tout  ce  qu'ils 
doivent  être.  Ge  sont  des  vices  ou  des  ridicules  incarnés.  Mais  s'il 
est  intéressant  de  les  voir  agir  dans  leur  rdle  de  puissances  mal- 
faisantes, il  est  intéressant  aussi  de  savoir  comment  ils  se  sont  for- 
més* C'est  l'objet  propre  du  roman,  ou  du  moins  de  ce  que  jus- 
qu'ici le  roman  a  produit  de  plus  rares  chefs-d'eeuvre.  Si  c'en  était 
le  lieu,  peut-être  vaudrait-il  bfen  la  peine  d'appuyer  sur  oette  dîs* 
tinction,  car,  dans  la  langue  littéraire  elle-mènie,  et  à  plus  forte 
raison  dans  Tusage  quotidien,  nous  voyons  que  l'on  confond  presque 
sans  s'en  apercevoir  deux  sens  très  différens  du  mot  de  oaractènes. 
Jànâf  nous  appelons  comédies  de  caractère  les  comédies  de  Molière, 
et  c'est  une  appellation  consacrée,  mais  c'est  aussi  le  roman  de 
caractère  que  les  Anglais  admirent  dans  les  romans  de  Richardson* 
Au  premier  sens,  le  mot  de  caracttee  exprime  donc  ce  qu'il  y  a 
de  plus  général  dans  la  peinture  de  Tavarice  ou  de  l'hypocrisie;  et 
dans  le  second  sens,  il  exprime  au  contraire  ce  qu'il  y  a  de  plus 
particulier  dans  la  peinture  de  Clarisse  ou  de  Lovelace.  De  telle 


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&16  B9fU£  DES  DEUX  MONDES. 

sorte  que,  le  caractère  au  théâtre,  c'est  Arnolphe,  Tartufe,  Alceste 
Harpagon,  Trissotin,  en  d'autres  termes  ce  qu'il  y  a  de  plus  géné- 
ral qm  se  puisse  concilier  avec  la  vie  individuelle,  tandis  qu'au 
rebours,  dans  le  roman,  le  caractère,  c'est  Manon,  c'est  Clarisse, 
c'est  Tom  Jones,  c'est  René,  en  d'autres  termes  ce  qu'il  y  a  de  plus 
individuel  qui  puisse  par  qudque  endroit  demeurer  vraiment  géné- 
ral, c'est-à-dire  humain. 

Voilà  bien  ce  que  l'on  ne  trouve  pas  dans  le  roman  de  Le  Sage  :  en 
{premier  lieu,  de  tels  caractères,  et,  en  second  lieu,  la  psychologie  déli- 
cate et  savanmient  nuancée  qui  les  explique,  les  rend  probables  et  via- 
bles. «  le  viens  de  relire  Tom  Jones^  écrivait  un  jour  à  Walpole  M"*  du 
Deffand...Ie  n'aime  que  les  romans  qui  peignent  les  caractèr6s,bons 
ou  mauvais.  C'est  là  où  l'on  trouve  de  vraies  leçons  de  morale,  et  si 
l'on  peut  tirer  quelque  fruit  de  la  lecture,  c'est  de  ces  livres-là  ;  ils 
me  font  beaucoup  d'impression  ;  vos  auteurs  sont  excellens  dans  ce 
genre  et  les  nôtres  ne  s*en  doutent  point.  J'en  sais  bien  la  raison, 
c'est  que  nous  n'avons  point  de  caractère.  Nous  n'avons  que  plus  ou 
moins  d'éducation,  et  nous  sommes  par  conséquent  imitateurs  et 
singes  les  uns  des  autres.  »  Et,  à  quelques  jours  de  là,  comme  Wal- 
pole, qui  ne  partageait  pas,  en  raffiné  qu'il  était,  cette  admiration 
pour  Tom  Jones  non  plus  que  pour  Clarisse^  leur  opposait  précisé- 
ment Gil  Blasy  M°>®  du  DeiTand,  mettant  le  doigt  sur  les  vraies  raisons 
de  son  impression,  y  persistait  en  lui  disant  :  a  A  l'égard  de  vos 
romans,  j*y  trouve  des  longueurs,  des  choses  dégoûtantes,  mais  une 
vérité  dans  les  caractères  y  quoiqu'il  y  en  ait  une  variété  infinie^  qui 
me  fait  démêler  en  moi-même  mille  nuances  que  je  n'y  connaissais 
pas...  Dans  Tom  Jones^  Alworthy,  Blifil,  Square  et  surtout  M""®  Miller 
ne  sont-ils  pas  d'une  vérité  infinie  7. .  Enfin,  quoi  qu'il  en  soit,  depuis 
vos  romans,  il  m'est  impossible  d'en  lire  aucun  des  nôtres.  »  Elle 
allait  trop  loin  à  son  tour,  ne  faisant  pas  métier  d'écrire,  se  lais- 
sant prendre  tout  entière  à  l'enthousiasme  du  moment,  et  Walpole 
avait  raison  de  défendre  notre  Gil  Blas  contre  ce  dédain  de  grande 
dame.  Mais  pourtant  elle  ne  se  trompait  pas.  Ce  qui  fait  défaut 
au  roman  de  Le  Sage,  si  ce  n'est* pas  la  variété,  c'est  bien  ce 
qu'elle  appelle  ici  la  vérité  des  caractères.  La  psychologie  de  Gil 
Bios  est  un  peu  courte.  Les  personnages  y  sont  trop  d'une  pièce. 
Tel  était  Gil  Blas  quand  il  sortit  de  sa  petite  ville  natale,  sur  la  mule 
du  chanoine  Gil  Ferez,  son  onde,  et  tel  il  est,  quand,  à  la  fin  du 
récit,  en  dépit  de  la  chronologie,  il  épouse  la  vertueuse  Dorothée 
de  Jutella.  Les  aventures  ont  glissé  sur  lui  sans  y  laisser  de  traces 
profondes.  II  s'est  enrichi  d'expérience,  et  les  années  ont  amené 
naturellement  en  lui  ce  qu'elles  amènent  de  changemens  à  leur 

(1)  Ccrrêtpfmianee  complète  de  la.  marquise  du  Dêffanâ.  Ed.  Le8airc,t.  ii,  33^|  3:)7. 


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ÉTUDES   SUR  LE   XTOI"   SIÈCLE.  hl7 

suite;  il  ne  se  croit  plus  la  huitième  merveille  du  monde,  c  l'or- 
nement d'Oviedo  et  le  flambeau  de  la  philosophie;  »  mais  nous 
n'avons  pourtant  pas  de  peine  à  reconnaître,  dans  ce  nouveau  sei* 
gneur  de  village,  «  le  petit  écervelé  qui  avait  plus  d'esprit  qu'il 
n'était  gros ,  »  quand  il  venait  avec  sa  bouteille  chercher  du  vin 
pour  le  souper  de  son  oncle.  Le  caractère  est  conforme  à  lui-même  : 
sibî  constat.  Ce  n'est  pas  très  étonnant,  puisqu'il  est  uniforme.  La 
vie  n'a  fiait  que  développer  en  6il  Blas  ce  que  la  nature  y  avait 
mis  de  tout  temps,  elle  n'y 'a  vraiment  rien  transformé,  ni  surtout 
rien  ajouté.  C'est  pour  cela  que,  n'étant  naturellement  ni  bon  ni 
mauvais,  il  nous  demeure  sympathique  jusque  dans  des  occasions 
de  soi  fort  peu  louables,  parfois  même  un  peu  a  dégoûtantes,  » 
selon  le  mot  de  M"**  du  Deffand,  mais  c'est  aussi  pour  cela  qu'il  est 
un  personnage  de  comédie  plutôt  que  de  roman  et  que  s'il  nous 
en  apprend  beaucoup  sur  le  monde,  il  ne  nous  apprend  sur  lui- 
même  et,  par  conséquent,  sur  nous  que  peu  de  chose. 

Il  ne  sera  peut-être  pas  inutile  de  faire  observa:  que  ce  que 
nous  nommons  ici  des  noms  de  richesse  psychologique  et  com- 
plexité morale  est  le  principe  ou  encore  la  racine  même  de  l'émo- 
tion dans  le  roman.  Ce  qui  nous  émewi  à  la  scène,  ce  qui  ravit  les 
applaudissemens  et  fait  couler  la  source  des  larmes,  ce  sont  les 
situations  fortes,  les  rencontres  tragiques  du  hasard,  les  jeux  cruels 
et  sanglans  de  la  destinée,  mais  peut-être  est-ce  bien  plus  encore 
l'intimité  que  le  poète  a  su  nous  faire  contracter  avec  ses  person- 
nages, la  connaissance  qu'il  nous  a  donnée  de  leur  nature  inté- 
rieure, le  lien  d'humaine  sympathie  qu'il  a  réussi  à  nouer  entre 
eux  et  nous.  Dans  le  roman,  à  coup  sûr,  c'est  de  là  que  toute 
émotion  sort.  Là  vraiment,  il  est  permis  de  dire  que  les  infor- 
tunes nous  émeuvent  d'autant  plus  sûrement  que  les  victimes 
en  sont  plus  près  de  nous,  non  pas,  à  la  v^té,  dans  le  sens  où 
quelques-uns  l'entendent,  parce  que  leur  condition  plus  sem- 
blable à  la  nôtre  nous  fait  reconnaître  dans  leur  malheur  celui  qui 
peut  nous  arriver  demain,  mais  en  ce  sens  que  nous  apprécions 
mieux  leurs  motifs  d'être  affectés  par  des  événemens  qui  seraient 
insignifians,  ou  même  ridicules,  si  nous  n'avions  appris  à  en  mesu- 
rer toute  l'influence  sur  leur  sensibilité.  Rappelez-vous  ces  deux 
chefe-d'œuvre  du  roman  anglais  contemporain  :  Jane  Eyre  et 
Adam  Bede^  et  de  là  remontez  à  ces  chefs-d'œuvre  du  roman  clas- 
sique :  Tarn  Jones  et  Clarisse  Harlowe*  Les  événemens  eux-mêmes 
n'y  sont  rien  ou  presque  rien  ;  ce  que  nous  en  aimons,  c'est  ce  qu'ils 
exercent  d'action  sur  des  personnages  dont  nous  apprenons  à  me- 
sure à  connaître  et  démêler  les  moindres  sentîmens,  l'ombre  qu'ils 
portent  dans  des  âmes  pour  qui  nous  savons  que  le  bonheur  ne 
L^ii.—  18:8.  S7 


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il8  BXflHK  DS8  DEUX  HONDBB« 

peut  avoir  qu'aie  fonsfie  et  le  malbeur  qa'ooe  prise,  c'est  ce  < 
leur  sialbeur  on  leur  bonheur  éyeîëe  de  retestissemem  en  bosbu 
Mais  fui  ne  voit  que  ce  pkîeir  dépend  presque  umquemenlde  la 
liaison,  comme  nous  disions,  que  le  poète  a  su  nous  iinre  oontraelv 
avec  ses  .persotinages  et,  en  deux  moÉs,  de  ce  que  nous  «avons  de 
Iwr  psycfadogpe? 

On  pense  bien  miintenant  que,  si  nous  nous  sonuoes  efforcés  de 
détarmiaer  «oe  qui  manque  à  GU  Bkis  avec  tme  piécisioD,  — ^  «u 
{dutét  ^iM  rigueur,  -^  que  Ton  n'appU^^e  pas  d'ordioaire  jrax  cIaB«- 
siques,  et  Le  Sage  en  est  un,  ce  c'est  si  pour  te  vain  plaisir  de 
tiottbler  cbee  qvdque  lecteur  la  légitime  sÀniration  que  nous  pro- 
iessons  nous-méme  pour  un  cbeM'œuvre  de  notre  littérature  natish 
nale,  ni  laêaie  en  vertu  d'un  certain  idéal  que  nous  nom  Airgenans 
du  roman  et  que  nous  plaoenons  arbkraiiiement  à  des  iMUteuiB 
que  nul  encore  n'aurait  «tteinles.  Mais  c'est  qu'en  ppumuivant  cas 
études  nous  nous  proposoas  de  faire  voir  comme  quoi  ohacime 
des  qualités  qui  font  défaut  dans  Gil  BUs  oiA  été  sucœssivvment 
acquises  au  roman.  —  L'analyse  morale,  nous  la  montrems  pro- 
duttnement  dans  Marivaux,  et  surtout  dans  oette  Marùame  dont  le 
Bdoindre  titre  de  gknro  ne  sera  pas  d'inspirer  Richanlson.  Le  pacfiût 
naturel»  nous  le  montt'erons  dans  Manon  Le$caui,  ce  cbef^'csuvre 
unique  peut-petite  au  monde  par  l'absence  du  style,  et,  si  je  puîs 
aiosi  dire,  l'évanouissement  de  toutes  les  qualités  de  forme  dans  la 
vérité  du  fond.  L'unké  de  la  composition,  enfin,  nous  la  montre- 
rons dans  cette  Nomelle  Htioise^  que  l'on  semt  tenté  parfois  de 
mettre  au  premier  rang  des  ciiefiHd'csuvre  ennuyeux,  mais  dmit 
l'apparition  n'a  pas  moins  marqué,  non-seulement  dans  fat  tittènr 
ture  française,  mais  dans  la  itttérâture  européenne,  uneiére  noul^eié 
pour  le  roman*  — €ar  tous  les  genres,  dans  l'histoire  d'une  même 
Uuératare,  n'atteignent  pas  en  même  temps  le  point  de  leur  per«- 
fectfon,  non  plus  qu'au  cours  de  la  lévolutioa  de  l'année  toqs  les 
fruits  n'atteignent  à  la  fois  le  pemt  de  leur  maturité.  Gomme  fl  y 
an  a  de  précoces,  il  y  en  a  de  tardife.  Né  vers  la  fin  du  xvfl*  siècle, 
mais  dans  Gil  Bios  lui-même  encore  trop  embairassé  du  isouveair 
de  ses  origines,  c'est  au  xvor  siècle  que  le  roman  a  conquis  aon 
indépendance  et  son  droit  de  cité  littéraire;  c'est  peut^U^  «eule^ 
ment  datis  le  eiècle  où  nous  sobums  que  l'avenir  conviendra  qu^  a 
produit  ses  chefo^f  oewre. 


Ferdimand  Brunetièbs. 


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«MiP4nr«"H|M)"nHiw«k*'>'«'<<-'**H«waMMatHa^r* 


AUX 


PORTRAITS  DU  SIÈCLE 


Les  personnes  qui  aiment  à  s'instruire  et  qui  désireraient  lire  un 
bon  article  de  doctrine,  bien  substantiel,  sur  les  variations  de 
recela  française  depuis  cent  ans,  sont  prévenues  de  ne  pas  me 
siivre  plus  loin.  Je  ne  viens  pas  faire  de  la  critique  d'art  en  règle  ; 
de  plus  autorisés  étudieront  sans  dooie  à  ce  point  de  vue  l'expo»- 
sition  des  portraits.  Mon  cas  est  tnen  moins  prémédité.  Le  hasûrd^ 
-*  qui  s'appelait  cette  fois  d'un  beau  nom,  la  chariléy  **  a  réuni 
dans  un  salon  quelques-uns^  des  plus  matquans  parmi  les  gens  de 
ce  siècle;  des  'générations  séparées  par  les  années,  par  les  révolu^ 
tion&de  la  politique  et  du  goût,  sont  assemblées  dans  le  péle*4i^e 
d'une  fête  historique:  on  y  rencontre  les  belles  dames,  les  princes» 
les  actrices,  les  écrivaiost  les  généraux,  les  bomokes  d'état,  les  gœs 
de  mérites  divers  qui  se  sont  sœcédé,  de  Louis  XVI  k  M.  Grévy. 
Comme  tout  le  monide,  je  suis  entiré  un  jour  dansxe  salon;  la  cotia* 
pajpiie  qui  s'y  trouvait m'&  séduit;  j'y  suis  revenu  presque  chaque 
maftin,  aux  heures  tranquilles  et  solitaires,  écouter  l'entretien  de 
ces  morts  et  de  ces  vivans.  J'imagine  que,daas  la  vallée  de  Josaphat, 
quelque  historien  incorrigible,  oubliant  see  terreurs  et  ses  intérêt» 
personnels,  s'attardera  sur  le  rebord  de  sa  tpmbe  pour  regarder 
pass^  les  ressuscites  faaieax  ^  entendre  leur  déposition.  Celui-là 
pourra  enfin  se  vanter  de  connaître  la  vérité.  Nous  n'en  somtnas  pas 
là.  MM.  les  membres  du  connté  de  patronage  font  des  miracles  de 
bienfaisance,  mais  ils  ne  sont  pas  l'Éternel  ;  ils  n'ont  pu  ai^peler 


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i20  REYDE  DES  DEUX  MONDES* 

qu'un  siècle,  et  dans  ce  siècle,  des  ombres,  tout  ce  qu'il  est  donné 
à  Tbomme  d'évoquer  :  Tenues  sine  corpore  vitas.  Ce  ne  sont  pas 
elles  qui  nous  donneront  la  vérité  historique,  un  fruit  que  je  n'ai 
encore  vu  mûrir  sous  aucun  ciel;  mais  ce  qu'elles  nous  donnent  a 
bien  son  prix,  c'est  la  chronique  du  xix*  siècle,  illustrée  par  tous 
les  maîtres  de  l'art.  Des  faits,  des  aperçus  connus  de  tous,  banals 
à  force  d'être  redits,  mais  entrevus  jusqu'alors  dans  le  gris  confus 
des  pages  d'imprimerie,  s'éclairent,  vivent,  palpitent,  quand  on  les 
rapporte  à  des  figures  présentes,  aux  voyageurs  rencontrés  tout  le 
long  de  la  route,  durant  ces  cent  ans.  C'est  la  vie  nouvelle  de  la 
comédie  ou  du  drame,  alors  qu'ils  passent  du  demi-jour  du  livre  à 
la  lumière  et  au  mouvement  de  la  rampe.  Vous  êtes  entré,  sans 
doute,  à  cette  fête  de  charité,  donnée  à  l'École  des  Beaux- \rts  par 
tous  les  grands  acteurs  du  siècle,  aidés  de  quelques  comparses. 
Youlez-vous  y  revenir  un  instant  7  On  fait  peu  de  visites  aussi  pro- 
fitables que  celle-là  :  elle  offre  la  plus  délicate  jouissance  des  yeux 
et  de  l'esprit,  avec  la  consolation  de  soulager  quelques  misères  :  les 
heureux  trouvent  là  de  beaux  rêves  pour  leurs  nuits  de  loisir,  et 
procurent  une  nuit  de  repos  aux  malheureux  pour  qui  la  journée 
est  un  mauvais  rêve. 

1. 

D'abord,  quand  on  entre,  on  va  droit  aux  grand'mères  et  l'on 
s'attarde  avec  elles.  Les  voilà,  ces  bonnes  fées,  groupées  autour  de 
la  reine,  comme  dans  un  menuet  à  Trianon.  Gluck  est  au  milieu 
d'elles,  il  accompagne  le  bal  ;  ses  doigts  errent  sur  le  clavecin, 
cherchant  pour  ces  nobles  dames  des  mélodies  nobles  et  touchantes; 
il  leur  dit  l'invocation  ai  Orphée  aux  filles  du  Tartare  :  «  0  vous, 
ombres  que  j'iroplore,..  »  et  elles  passent,  les  ombres  colorées  par 
Greuze,  Vestier,  Danloux,  Heinsius,  Vigée-Lebrun,  peintes  dans  des 
gammes  claires  et  simpljes,  dans  leur  attirail  de  bergères,  leurs 
fichus  de  mousseline,  leurs  écharpes  de  gaze,  leur  poudre  blonde  et 
leur  sourire.  Car  tout  sourit  en  elles,  la  lèvre,  le  regard  et  l'attitude, 
j'allais  dire  la  gorge  blanche,  qu'elles  ne  cachent  guère.  Il  semble  que 
ces  vieilles  aient  gardé  tout  l'art  et  le  secret  du  sourire.  Dernières 
filles  du  XVIII*  siècle,  elles  disent  en  l'achevant  :  «  Nous  avons  fini 
notre  songe  délicieux  et  léger  ;  nous  avons  pris  la  vie  pour  ce  qu'elle 
vaut,  nous  en  avons  joui  sans  lui  donner  plus  d'importance  qu'elle  ne 
mérite,  comme  d'une  agréable  comédie,  d'une  heure  passée  en  com- 
pagnie aimable,  égayées  par  les  honnêtes  gens  et  les  égayant  de  notre 
mieux.  Nous  avons  eu  un  peu  de  plaisir  et  beaucoup  d'esprit  ;  nous 
ne  croyons  pas  trop  à  nous-mêmes,  pas  toujours  à  Dieu,  et  pas  du 
tout  aux  hommes  ;  d'ailleurs  nous  sommes  sensibles  et  yertueuses» 


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AUX  PORTRAITS  DU  SIÈGLS.  i21 

si  TOUS  prenez  ces  mots  au  sens  indulgent  que  leur  donn^  le  siècle. 
Nous  finissons  la  fête  du  vieux  temps  ;  nous  savons  bien  qu'il  est 
morty  mais  il  a  été  si  doux  !  Qui  n'y  a  pas  vécu  n'aura  pas  connu 
le  plaisir  de  vivre,  croyez-en  l'évéque  d*Âutun.  Petits  enfans,  ne 
nous  méprisez  pas  ;  vous  serez  plus  sérieux,  plus  austères,  votre 
existence  sera  plus  pratique,  plus  utile  peut-être  à  vous-mêmes 
et  à  autrui  ;  mais  quand  vous  vous  ferez  peindre,  vous  paraîtrez 
souverainement  ennuyeux,  parfois  fort  laids  et  de  bonne  heure  très 
vieux;  nous,  notre  charme  restera  toujours  jeune,  et  dans  cent 
ans,  c'est  devant  nous  que  vous  viendrez  rêver.  Ne  nous  méprisez 
pas,  petits  enfans;  si  nous  avons  été  folles,  nous  sommes  braves 
comme  des  filles  sorties  de  bon  sang,  et  nous  Talions  prouver  : 
regardez  à  qui  va  notre  sourire  I  n 

On  regarde,  en  efi'et,  sur  l'autre  paroi  de  cette  première  salle,  à 
quelques  pas,  en  face  :  les  gens  à  qui  sourient  ces  femmes,  ce  sont 
Barère,  Saint-Just,  Robespierre,  les  conventionnels  de  David,  ceux 
qui  vont  jouer  avec  ces  têtes  charmantes.  £n  se  tenant  au  simple 
classement  chsonologique,  les  organisateurs  de  l'exposition  ont 
introduit  dans  ce  salon  un  drame  poignant,  qui  saisit  au  vif  Timar 
gination  la  moins  prompte.  Les  robes  des  dernières  marquises  £rô- 
lent  les  habits  à  revers  et  les  gilets  des  montagnards.  Voyez  cette 
audacieuse  M°^  de  Nauzières,  aventurée  entre  Yestris  qui  étudie 
une  pose  et  Mirabeau  qui  rugit  un  discours  :  que  fait-elle  là,  en  avant 
de  ses  sœurs?  Elle  se  fait  peindre  en  Turque,  toute  drapée  de  blanc, 
sur  un  bel  escalier  de  marbre,  à  l'entrée  d'un  grand  parc  aux  om- 
brages paisibles  ;  elle  a  consciencieusement  essayé  un  turban  bleu, 
dans  la  petite  étude  de  Danloux  que  j'aperçois  plus  bas  ;  il  ne  seyait 
pas,  elle  s'est  décidée  pour  le  blanc;  à  la  voir  si  pimpante,  si  con- 
tente de  son  travesti,  uniquement  soucieuse  d'assurer  l'aigrette  de 
plumes  à  son  turban  et  de  nous  montrer  ce  pied  mignon  qui  descend 
une  marche,  on  jurerait  qu'elle  s'apprête  pour  un  divertissement  à 
la  cour  ;  lisez  la  date  du  portrait  :  1793.  Et  ces  arbres  verdoyans 
vous  disent  que  cela  se  passe  après  le  31  mai,  au  plus  rouge  de 
la  terreur,  au  moment  où  Saint-Lazare 

Ouvre  868  cavernes  de  mort, 

conmie  écrit  André  Ghénier,  qui  compose  d'un  air  inspiré  dans  un 
coin  de  la  salle.  —  Le  portrait  de  M*"^  de  Nauzières  devrait  figurer 
en  tête  du  chapitre  où  M.  Taine  nous  montre  la  vie  de  chaque  jour 
continuant  son  train,  avec  ses  petites  joies  et  ses  humbles  soucis, 
derrière  la  guillotine,  sous  le  fracas  de  la  tempête  politique.  Nous 
avons  peine  à  nous  représenter  cette  continuité  des  habitudes 
durant  les  grandes  crises  ;  dans  l'histoire,  ce  qui  occupe  fortement 


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422  RB^nm  des  dbhx  wasoESm 

le  |>iieflii6r  pbtfi  masque  tout  le  reste  ;  à  distance,  notre  îmifcgiT^^j^ 
maltrisép  pur  la  Ira^^dîe  qui  «e  joue  sur  le  théâtre,  ne  nous  Iwae 
plu84l^yeux  pour  voir  le  parterre  et  la  foule,  placide  des  speetâteiwg. 
Gamoiid^là^  qui  e^  tout  le  jnofi^s  poursuit  la  lutte  du  pa^  quo* 
tidieui  ¥aque  à  ses  aQaires  et  à  ses  ptaisirs;  il  danse  coBime  ¥e8K 
tris,  »  grime  cemme  Potier,  se  &it  peindre  en  Turque,  comme» 
M"^  de  Nauzîi^es.,  totft  au  moins  il  vit,  comme  Sîeyèa^;  il  oublie  tout 
peur  sa  passion  maîtresse^  comme  ces  deux  pécheurs  à  la  Ugoe 
que  j'aperçus,  le  23  mai  1&71,  soua  les  arches  du  pont  de  la  Om- 
ot»rde.  La  bataille  hurlait  dans  Paria,  le  Louvre  brûlait,  nos  géné- 
raux renaîecit  d'occuper  le  Palais-Bourbon,  les  obue  des  batterie» 
de  Mootmairtce  balayaient  eno(»:e  la  place  Louis  XV;  immobiles  à» 
leur  poste  favori,  mes  deux  pêcheurs  laissaient  passer  la  commuoAi 
pouffsuivaient  leurs  succès,  et  n'avaient  d'angoisses  que  pour  les  tres- 
soittemens  du  fil  sollicité  par  le  goujoiu 

La  belle  dame  si  imprudemment  fourvoyée  jusque  dans  la 
caimp  ennemi  nous  y  a  entraînés  trop  vite  ;  Rivant  d'abandonner  le 
vîeax  monde  à  sa  chute,  rentrons  eocore  dans  sa  grâce,  saluoB» 
quelques-uns  de  ceux  qui  vont  nM)urir  :  le  roi,,  flasque  et  pâle,  un. 
spectre  déjà,  dans  l'insigniflant  tableau  de  Duplessis  ;  au-dessous  die 
lui,  l'enfant  reyal,^  im  Louis  XYII  qui  joue  avec  sa  croix  de  Tordre^ 
mi  portrait  minosculey  comme  si  le  pauvret  espérait  échapper  aux 
yeux  qui  le  guettent,  là  tout  près.,  sur  le  mur  oà  sont  les  bour*- 
reaux»  Le  livret  de  l'exposition  attribue  cette  toile  k  Fragonard  le 
fil8«  Ceci  m'inquiète.  Le  livret  veut  bien  ajouter  que  Fragonard  le 
fils  est  né  en  1780  ;  le  peiatre  aurait  été  un  enfant  prodige  s'il  avait 
fiiit  le  portrait  du  dauphin.  Ce  chérubin  joufflu  serait  plutôt  du 
père,  Jean-HoDoré,  que  nous  voyons  tout  à  c6té,  peint  par  lui- 
même  avec  la  sévérité  et  la  minutie  d'un  Hollandais;  à  moins  que 
oe  taUeautin  ne  soit  un  faux  Louis  XVII,  et  qu'il  n'y  ait  là  un  nou* 
vol  usurpateur  à  ajouter  sur  la  longue  liste  de  ceux  qui  ont  dérobi 
le  nom  du  petit  martyr.  —  Encore  un  bel  enfant,  et  qui  ne  périra 
pas,  celui-là,  car  il  est  né  c(»fié  :  <3reuze  a  Men  vouhi  le  peindre  au' 
sortir  du  berceau  ;  en  avançant  de  quelques  pas  et  d'un  demi- 
siècle,  nous  le  retrouverons  dans  le  chef-d'œuvre  d'Ingres.  C'est 
Edouard  Bertin.  Passer  des  mains  de  Greuze  à  celles  d'Ingres I 
L'honneur  est  enviable,  mais  c'est  varier  beaucoup,  même  pour  un 
grand  journaliste.  —  Àvez-vous  jamais  rêvé  que  le  ciel  vous  accor- 
dait le  don  de  seconde  vue  et  que  vous  erriez  parmi  vos  contempo- 
rains, en  lisant  sur  leurs  fronts  comment  la  fortune  ou  la  fatalité 
les  marque  à  bref  délai  pour  des  destinées  diverses?  Reculez-vous 
par  ia  pensée  dans  la  société  si  vivante  qui  nous  occupe,  refiutes^ 
vous  un  des  siens;  la  seconde  vue  de  l'histoire  vous  domiera  le 
pouvoir  effirayant  que  vous  souhaitez.  Nous  venons  de  réprouver 


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AUX  PQBTIULITS  DU  SIXCLB.  &SS 

devant  ces  deux  enEaiis»  qui  ^^ndisseat  pour  des  leodemams  si 
inégaux^  Quelle  est  cette  jeune  f  eauae  blonde  et  frêle,  qui  joue  1a»^ 
guissamment  avec  des  guirlandes  de  fleiurs?  Elle  sortira  de  la  ter^ 
reur  la  tête  sauve»  comme  par  lairade;  les  envoyés  du  comité  de 
salut  public»  qui  anmënent  toule  la  famille  de  Montmorin,  la  dépo^ 
seront  par  pitié  sur  la  route,  tant  sa  faiblesse  est  grande;  elle  le 
regrettera  peut-être.  C'est  11°^®  de  Beaumont«  la  triste  malade  de 
corps  et  de  cceur,  que  les  sèches  amours  de  Chateaubriand  ne 
réc^uiferont  pas.  Comme  on  conifurend  d^à,  devant  ce  portrait^ 
ce  que  CS^nedoUé  disait,  qu'elle  «  avait  Tair  d'être  ccmÈpoBte  d'élé- 
mens  qui  tendaient  à  se  désunir,  à  se  fuir  sans  cesse.  »  Cette 
fenune  charmante,  qui  écrivait  à  son  ami  :  «  Je  tousse  moins,  c'est 
pour  mourir  sans  bruit,  »  Y  Hirondelle,  conune  elle  se  nommait  en 
badinant,  semble  poser  à  peiae  sur  la  terre  et  battre  d^  d'uneaile 
pour  la  quitter. 

Il  faut  pourtant  prendre  cougé  de  vous,  grand' mères;  la  nuit 
vous  entraîne  comme  les  dernières  étoiles,  quand  le  ciel  rougit  à 
l'orient»  et  le  voici  qui  s'empourpre  de  sapg  devant  nous,  avec 
l'aube  du  siècle  nouveau.  Descendez  dans  le  passé,  étoiles  p&lîes, 
anciennes  amours  oubliées. 

L'orage  fond,  la  foudre  éclate,  c'est  Mirabeau.  V(»là  bien,  sur 
cette  toile  médiocre,  entre  des  auditeurs  stupéfaits,  la  grosse  tête 
laide  et  puissante,  cette  tête  dont  Rivarol  cUsait  c  qu'elle  n'était 
qu'une  grosse  éponge  toujours  gonflée  des  idées  d'autrui.  »  Le 
jugement  est  trop  sévère  pour  le  grand  tribun,  mais  le  mot  est  si 
bien  frappé  qu'il  le  fout  conserver;  un  jour  peut-êtire,  il  reservira 
pour  d'autres.  Évoqués  par  David,  les  conventionnels  se  succè- 
dent; l'empire  des  idées  préconçues  est  si  fort  qu'on  s'attend  à 
voir  des  monstres,  des  faces  farouches.  Bien  de  tel.  Saint*Just  est 
un  berger  d'idylle  ;  impossible  de  rêver  un  éphèbe  plus  gracieux, 
plus  souriant  ^  plus  tendre.  Jfaximilien  Robespierre,  maigre  et 
noir,  sourit  aussi,  mais  d'un  mauvais  rire  de  prooareur.  Barère  est 
moins  avenant  dans  cet  admirable  portrait,  qui  suffirait,  avec  celui 
de  M°^  d'Orvilliers,  à  assurer  la  gloire  de  David.  LVateur  de  la 
plaine  est  à  la  tribune;  il  a  sir  les  lèvres  la  harangue  froide  et  cal- 
culée où  il  réclame  la  mort  de  Louis  Capet.  C'est  tout  le  jacobin. 
Sous  ce  front  fuyant,  rétréci  aux  tempes,  l'idée  fixe  s'est  logée, 
cette  idée  dont  le  travail  envahissant  a  été  si  lumineusement  expli- 
quée par  un  grand  historien  de  notre  temps.  Tous  ces  gens-là  ont 
le  calme  ou  bien,  comme  Saint-Just,  le  sourire  vague  des  mania- 
ques. Us  ont  lu  Rousseau,  ils  sont  bons  logiciens  et  dévek^pent 
ses  théorèmes.  Car  sous  les  diffiévences  apparentes,  il  y  a  un  lien 
commun  eatoe  tous  ceux  et  ceUas  qui  peuplent  celle  salle,  mar- 
quises et  montagnards,  bergères  et  bourreaux  ;  tous  sont  à  quelque 


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A2i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

degré  filles  et  fils  de  Jean-Jacques;  seulement  les  unes  n'ont  lu  que 
la  Nouvelle  Héloîse^  les  autres  ont  poussé  jusqu'au  Contrat  social. 
Le  portrait  du  philosophe  devrait  présider  la  réunion  ;  absent,  on 
le  devine  partout,  il  est  le  dieu  de  ce  temps,  et  je  ne  crois  pas  que 
jamais  homme  ait  exercé  une  aussi  prodigieuse  influence  sur  toute 
une  suite  de  générations,  sur  toute  l'histoire  d'un  siècle.  Senti- 
mental ou  raisonneur,  il  a  pris  ses  contemporains  par  toutes  leurs 
fibres.  Aujourd'hui  encore,  nous  en  vivons,  ou  plutôt  nous  en 
mourons,  des  idées  couvées  par  Jean-Jacques.  Quiconque  a  élevé 
un  enfant  sait  par  expérience  combien  le  métaphysicien  déraisonne 
à  chaque  ligne,  quels  démentis  flagrans  la  nature  lui  donne.  N'im- 
porte; les  moins  savans  d'entre  nous  sont  d'accord  pour  condam- 
ner sa  philosophie,  et  tous  nous  appliquons  des  doctrines  sociales 
qui  'découlent  directement  de  cette  philosophie,  sans  nous  aperce- 
voir de  la  contradiction.  Que  demandé-je  le  portrait  de  Rousseau? 
Ne  se  prépare-tK)n  pas  à  dresser  une  statue  au  fou  de  Genève  dans 
le  pays  de  Voltaire  et  de  Diderot?  Qu'on  vienne,  après  cela,  nous 
parler  de  notre  époque  scientifique  et  de  la  méthode  d'observa- 
tion! Si  nous  étions  mûrs  pour  l'appliquer,  il  y  a  vingt-cinq  ans 
que  les  enseignemens  de  Darwin  auraient  tué  jusqu'au  souvenir 
des  fantaisies  du  sophiste. 

Mais  je  m'égare,  je  reviens  aux  conventionnels,  et  je  les  cherche. 
Disparus,  évanouis,  eux  aussi,  comme  les  jeunes  femmes  de  tout  à 
l'heure  qu'ils  ont  guillotinées.  Les  perruques  à  cadenettes  ont  été 
rejoindre  dans  le  panier  les  boucles  poudrées.  La  révolution  s'est 
précipitée,  haletante,  dévorant  tous  ses  enlans.  Dans  cette  salle  où 
tant  de  personnages  divers  bruissaient  il  y  a  un  instant,  l'afireux 
cauchemar  ne  nous  laisse  plus  voir  qu'Un  monceau  de  tètes,  roulant 
péle-méle  sur  le  sol.  Et  la  galerie  se  termine  par  un  second  portrait 
du  vieux  Gluck,  cherchant  toujours  à  son  clavecin  l'harmonie  qui 
console  et  résume  la  peine  commune  ;  il  n'a  pas  vécu  jusqu'à  ces 
années,  mais  il  leur  a  légué  des  chants  formidables  comme  elles, 
la  Bacchanale  des  furies  et  le  Chœur  des  enfers  .-«...  Larves, 
spectres,  ombres  terribles...  »  —  Qui  va  ramasser  ce  monde  écroulé, 
relever  les  lois  et  les  courages?  Suivons  le  siècle  en  sa  course 
rapide,  passons  dans  la  salle  voisine. 

IL 

David  y  règne  encore,  par  ses  élèves  plus  que  par  lui-même. 
C'est  proprement  le  domaine  de  Gérard,  de  Girodet,  de  Gros  et  de 
Pmdhon.  —  Les  visiteurs  se  pressent  devant  un  portrait  de  jeune 
honmie,  presque  d'enfant  :  Bonaparte,  par  Grenze,  en  1789.  Le  rap- 
DTCchement  de  nems  est  piquant,  et  c'est  une  aimable  surprise,  ce 


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AUX  PORTRAITS  DU  SIECLE.  i25 

Bonaparte  vaporeux,  châtain,  presque  blond,  —  un  Bonaparte  à  la 
cruche  cassée.  Mais  l'attribution  soulève  bien  des  doutes.  Est-il 
vraisemblable  que  le  vieux  maître,  à  Tapogée  de  sa  gloire,  ait  été 
chercher  à  La.Fëre  le  pauvre  sous-lieutenant  inconnu?  J'indique 
seulement  cette  réserve  chagrine  ;  ne  disputons  pas  au  public  son 
plaisir,  associons-nous  à  son  émotion.  Trois  portraits  sont  là,  côte 
à  c6t6  ;  le  premier,  le  Greuze,  puisque  Greuze  on  veut,  c'est  le 
grand  rêve  flottant  encore  dans  l'espoir  des  vingt  ans  ;  mais  quelle 
maturité  de]; réflexion  sur  ces  traits  juvéniles,  quelle  décision 
dans  les  lignes  du  visage,  quelle  calme  possession  dans  ce  regard, 
jeté  sur  l'avenir  comme  un  regard  déjeune  aigle,  fixé  déjà  sur  les 
rayons  du  soleil  d'Egypte  I  Ce  ne  sont  pas  les  chimères  accoutumées 
de  cet  âge,  des  visions  de  femmes  et  d'amours,  qui  battent  sous 
ce  front  :  ce  sont  des  prises  d'hommes  et  de  mondes.  Et  conmie 
cette  tête  est  trop  tendre  et  trop  étroite  pour  l'idée  qu'elle  contient, 
David  ia^prend,  l'agrandit  et  la  durcit,  dans  l'ébauche  voisine  ;  son 
crayon  la  fixe  sur  la  toile  comme  un  ciseau  dans  du  marbre;  elle 
devient  le  masque  mémorable  du  général  de  Marengo,  du  jeune 
dieu  de  victoire,  avec  la  pureté  grecque  des  lignes  et  l'audace  fran- 
çaise du  regard,  insoutenable,  dominateur  ;  jamais  il  ne  sera  plus 
fier,  jamais  il  ne  sera  si  beau  ;  le  col  se  hausse  et  le  front  s'élargit 
à  la  mesure  d'une  couronne;  pourtant  il  ne  se  sent  pas  assez  vaste 
encore,  il  échappe  à  David,  inachevé,  avant  que  les  crayons  aient 
pu  saisfr  le  buste  et  les  pinceaux  colorer  cette  apparition  d'un  mo- 
ment. Un  autre  peintre,  Pagnest,  reprend  ce  visage,  l'amplifie  à 
nouveau  et  l'établit  dans  toute  sa  puissance;  ce  n'est  plus  Bona- 
parte^ c'est  Napoléon,  c'est  l'empereur.  César  romain,  toujours 
superbe,  mais  déjà  lourd  de  victoires  et  de  pouvoir,  un  peu  gras, 
un  peu  jaune,  un  peu  las  du  poids  du  monde;  le  col  s'affaisse,  la 
paupière  est  plus  pesante,  le  regard  plus  éteint  ;  il  ne  se  lève  plus 
vers  le  soleil  d'Egypte  et  d'Italie,  il  descend  sur  les  neiges  de  Russie 
et  les  brumes  de  Waterloo.  Non,  rien  n'est  saisissant  comme  la 
progression  de  ce  visage,  que  les  peintres  se  passent,  sans  pouvoir 
l'arrêter  et  le  fixer  dans  sa  fortune  changeante  ;  c'est  l'incarnation 
vivante  des  vers  du  poète  : 

...  du  premier  consul  déjà  par  maint  endroit 
Le  front  de  l'empereur  brisait  le  masque  étroit. 

Un  de  ces  derniers  matins,  je  m'amusais  à  suivre  le  garde  répu- 
blicain qui  venait  de  prendre  le  service  d'ordre  au  palais  des  Beaux- 
Arts.  Le  brave  soldat  erra  d'abord  dans  les  salles,  promenant  sur 
les  tableaux  ces  yeux  indifférons,  étonnés,  un  peu  timides,  que 
chacun  a  pu  remarquer  chez  les  visiteurs  populaires  du  Louvre.  Il 


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lûa  RSim  AEB  DEUX  HMIDES. 

arriva  devint  le  Napoléon  de  Pagnest,  s'arrêta  Bet,  le  regard  fiie, 
réveillé,  otoué  sar  celte  toile^  Je  l'observai  dorant  phisienrs  minutes  ; 
sa  loufde  pensée  traviôllait  vistblemeiit  devant  cette  figure  dool  Q 
savait  la  l^ende»  œ  soldat  du  peuple  conme  lui,  entouré  de  maré- 
chaux» commandant  à  tous,  Talgle  d'argent  de  la  Légion  étincehnte 
sur  la  poitrine.  Mon  hoaune  n'était  probablement  pas  un  politique 
et  ne  connaissait  que  sa  consigne  ;  mais  je  sentids  bien  que  si  le 
portrait  avait  parlée  la  main  se  fdt  ponée  d'eUennème  à  fat  visière 
du  shako,  que  si  te  portrait  avait  marcbét  l'homme  aurait  obéi^ 
suivi»  ee  serait  fait  tner.  Ce  garde  républicaîn,  c'est  la  France  de 
iSOOt  celle  d'aajoutd'hui,  cdle  de  toujours.  Poor  un  temps,  eite 
supporte  Robespierre,  eUe  a'accommocle  de  Barras,  de  tout  el  de 
tons  ;  en  la  crok  raisonnable  ou  résignée,  jalouse  de  cabne  et  de 
liberté;  mais  la  vieille  imagination  gauloise  a  le  sommeil  léger: 
vienne  l'étincelle,  eUe  s'enflunme,  elle  éclale,  et  l'homme  du  pro- 
dige l'emporte  où  il  veut,  toi^urs  amourease  de  bruit,  de  force  et 
de  grandenr.  J'ai  vu  devant  ces  tableanx  les  visiteurs  de  toute  oon- 
ditbn  ;  ikdes  degrés  divers,  tous  sulnssaient  la  <ascmation  et  tra- 
hissaient les  sentimens  dm  garde  de  Paris,  la  curiosilé,  l'enthou- 
siasme,  le  respect  chez  les  plus  simples  ;  oomme  ce  sotdat,  je  cro» 
bien  que,  si  Napoléon  avait  ordonné,  presque  tous  eussent  obéi. 
Nous  aurons  bean  modifier  les  cerveaux,  puisqo'oa^  les  modifio 
aigourd'bui,  nous  ne  changerons  pas  ce  qui  est  d'essence  humaine; 
et  c'est  peut-être  fort  heureux,  et  peut-être  avez-vons  raison,  garde 
de  Paris,  de  croire  encore  aux  épopées,  à  la  gMre  et  aux  aûrades* 
Seulement  tenez-vous  en  défoise;  avant  de  croire,  demandez  d'aberd- 
le  miracle;  qooî  qu'ai  disent  la  légende  et  Béranger,  l'empereur 
est  bien  mort.  Garde  républicain,  n'allez  pas  prendre  le  change,  si' 
d'aventure  vous  rencontriez  dans  les  salles  un  portrait  qui  ressens 
blftt  dangereusement  à  oelui  de  Pagnest. 

On  devine  comment  est  composé  le  saion  où  trône  Napoléon;  i» 
famiUe  impériale,  des  généraux,  des  conventionnels  repentis,  grimés 
en  sénateurs  ou  en  pairs  de  la  restauration,  des  femmes  avec  ia^ 
taille  sous  la  gCM*ge  et  le  turban  ma  les  cheveox.  De  l'impératrioe 
Joséphine  il  n'y  a  qu'un  pastel  de  Prudhon;  c'est  bien  le  genm  de 
peinture  qui  convenait  à  la  pauvre  figure  efiacée.  Plus  loin,  un 
superbe  masque  en  giisaiUe  de  Pauline  Borghése,  par  le  même 
Prudhon.  L'adorable  fenmie  coBsa*ve  toute  la  puissance  du  type 
napoléonien,  tempérée  par  une  grâce  voluptueuse;  on  ne  sait  ce 
qu'il  faut  le  plus  admirer,  de  fart  du  peintre  ou  de  la  souveraine 
beauté  du  niodèle;  c'est  vraimei^  dommage  que  Prudhon  ne  soit 
pas  tombé,  comme  Ganova,  sur  un  jour  très  chaud,  et  qu'il  n'ait  pas 
achevé  ta  déesse.  Auprès  de  F empereOT,  les  mères  de  ftonHe  s'a^en^ 
drissent  sur  le  roi  de  Rome,  une  tête  blonde  ébauchée  par  Lawrence; 


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AUX  POlTKArrB  DU  SIÈCLE.  hi7 

les  traito  du  père  sont  bien  reoomiaissables  chee  ren&iit,  mais 
adoQcis  6t  estompés;  le  sang  noir  du  Corse  est  affiné  par  le  tîmx 
fing  de  Hapsbonrg.  Dans  l'autre  saUe,  Louis  XVtl^  id  to  rc  de 
Kome  ;  et  Fes  pourrait  en  placer  daBs  chaque  saUe,  à  chaque  géné- 
ratioD,  de  ces  frètes  fantAmes  nés  au  pied  en  trdne  et  à  qfd  le  sri  de 
France  est  si  <rf)stinément  cruel.  Les  peintres  les  ébaoctent  et  don- 
nent que  ee  n'est  pas  la  peine  de  leer  donner  kt  pl&ritudede  la  vie, 
pmsqu'îls  80»t  destinés  à  passer  comme  des  ombres.  Nous  ne 
t'ignorions  pas,  cette  fataKté  des  enfans  des  Tuileries;  mais  Texpo- 
sition  des  pordaits  la  rend  sensiMe  et  vivante,  en  nous  faisant 
entrevoir  toute  la  série  de  ces  p&les  effigies.  Je  doute  que  les  mères, 
après  avoir  parcouru  ce  musée,  rèrent  la  nuit  d'être  reines  de 
IVanoe. 

Autour  de  l'empereur,  ses  lieutenans  0I  ses  maréchaux,  Kléèer, 
Benbier,  Soult,  Junot,  Lepic,  Championnet.  Ici,  attendez^vous  à 
•quelques  déceptions.  Pour  la  plupart,  ces  porteits  n'ont  pas  grande 
toamin*e,  ces  physionomies  légendaires  ne  sont  pas  autrement 
caractéristiques.  M'eurent41s  pas  le  temps  de  se  faire  peindre  entre 
dmix  campagnes,  ou  pensent-ils,  en  bons  courtisans^  que  le  maître 
•doit  briller  seul  et  •qu'il  faut  rester  terne  pour  ne  pas  l'ofilLsquerMe 
ne  sais,  mais  quand  ils  servaient  la  convention,  D«rid  leur  dcmnait 
uae  autre  mine.  Çà  et  là,  quelques  gaucbmes  trahissent  l'impro- 
visation hâtive  de  toutes  ces  gnmdeurs,  de  ces  cours  nouvelles,  et, 
ai  j'ose  dire,  de  cette  mascarade  de  rois.  On  pense  aux  anecdotes 
contées  par  M"*  de  Rémusat.  Regarder  le  portrait  du  roi  Jérôme, 
écrasé  sous  ses  insignes;  cela  semble  peint  sur  un  théâtre  et  posé 
par  quelque  figurant  qui  a  précipitamment  revêtu  des  cordops,  des 
chaînes  d'ordres, un  manteau  royal  trop  lourd.  Montaigne  eât  dit  là 
-devant  :  «  J'en  vois  qui  se  prélatent  jusqu'au  fbye  et  aux  intestins.  » 
Rqiardez,  dans  le  même  ordre  d'idées,  ce  grand  incroyable  noir, 
^i  se  promène  devant  le  Vésuve,  une  rose  à  la  main,  et  qu'on  a 
haptisé  du  nom  de  Murât,  peut-être  un  peu  à  la  légère.  En  sortant 
<de  là,  on  peut  aller  revonr  les  princes  et  les  courtisans  que  peignait 
Rigaud;  ils  sent  plus  à  l'aise,  au  Louvre.  Ici,  on  est  théâtral  ou 
effM^  Au  surplus,  les  portraits  militaires  sont  moins  nondweax 
qu'on  ne  s'y  attendrait  et  d'importance  secondaire.  Les  diels  de  la 
grande  armée  ont  mieux  que  la  toile  pour  dmrer;  leurs  noms  sont 
gravés  là-haut,  dans  Paris,  sur  les  pierres  où  les  sofdats  de  Rude  mon- 
tent la  garde.  —  En  revanche,  l'empereur  a  sous  la  main  Finâspen- 
aaUe  Tirfleyrand;  il  en  a  même  deux  exemplaires  :  s'il  voulattnous 
en  céder  un  t  Le  prince  de  Bénévent  s'est  fait  faire  tout  petit,  ponr 
mieux  passer  par  tous  les  trous  et  par  tous  les  régimes;  il  porte  w 
vent  son  née  futé,  taillé  oonmie  exprès  pour  flairer  les  consciences  et 
les  rapports  secrets. 


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428  REVU^  DES  DEUX  MONDES, 

En  face,  si  Napoléon  a  le  temps  de  s*en  occuper,  Gérard  a  groupé 
800S  ses  yeux  de  fort  aimables  personnes.  M"*  Ducbesnois  porte  son 
carquoii  sur  un  costume  mythologique;  M*^  Georges  ne  porte  que 
sa  bielle  tète  sur  ses  épaules  sculpturales,  et  nous  somipes  lob  de 
nous  en  plaindre.  Àn-dessus  des  actrices,  les  femmes  de  la  cour  et 
quelques-unes  qui  la  boudent,  mais  timides  et  réservées,  sachant 
que  ce  moment  du  siècle  ne  leur  appartient  pas.  Bien  peu  d'années 
se  sont  écoulées,  depuis  que  nous  avons  quitté  la  salle  de  Louis  XYI 
et  de  la  révolution  :  comme  tout  ce  monde  a  déjà  un  air  différent 
des  airs  d'alors  I  Là-bas,  de  l'enjouement,  de  la  gatté,  les  hommes 
mêmes  souriaient,  et  même  les  membres  du  comité  de  salut  public  : 
les  têtes  fermentaient ,  pleines  d'idées  naïves  et  ardentes.  Ici ,  on 
est  grave,  rembruni,  compassé,  on  a  vu  se  dérouler  des  événemens 
terrUries,  on  n'est  pas  sûr  du  lendemain,  et  puis  il  faut  se  compo- 
ser un  maintien  de  cour.  Là-bas,  les  femmes  regardaient  à  terre, 
regardaient  les  hommes;  ici,  quelques-unes  lèvent  les  yeux  au  ciel, 
d'autres  les  tiennent  fixés  dans  le  vague,  sur  des  paysages  ossia- 
nesques  ;  on  se  fait  volontiers  peindre  sur  des  fonds  de  montagnes 
ou  de  mers;  on  a  des  aspirations  infinies  et  mélancoliques;  je  gage 
que  ces  femmes  sont  un  peu  moins  spirituelles  et  plus  vraiment 
tendres  que  leurs  aînées;  beaucoup  ont  fait  retour  à  Dieu,  toutes 
attendent  quelque  chose  à  adorer  et  se  laisseront  facilement  prendre 
aux  idées  sublimes,  voire  même  aux  paroles  pompeuses.  Les  âmes 
sont  préparées,  émues,  lassées,  un  peu  crédules  :  apparaissez.  Char 
teaubriand. 

Au  fait,  où  estait,  lui  qui  devrait  balancer  Napoléon  dans  notre 
curiosité  7  Je  sais  bien  que  ce  n'est  ni  le  temps  ni  le  quartier  des 
hommes  de  lettres,  des  idéologues;  je  n'en  vois  aucun,  excepté 
rinoffensif  Ducis.  Mais  René  ne  saurait  manquer,  pas  plus  que 
W^  Récamier,  la  reine  de  beauté  dont  le  nom  radieux  illumine  le 
lever  du  siècle  et  fait  penser  à  la  parole  du  Cantique  :  «  Ton  nom  est 
comme  un  parfum  répandu.  »  —  Âvez-vous  vu  dans  un  bal  un 
couple  très  épris  quitter  furtivement  le  salon  pour  s'isoler  dans  les 
jardins  ou  dans  les  galeries  peu  fréquentées?  Ainsi  a  fait  Chateau- 
briand. Il  est  descendu ,  il  a  suivi  H™*  Récamier  dans  la  solitude 
du  grand  vestibule.  Peut-être  aussi  lui  déplaisait -il  de  tenir  ses 
états  dans  la  même  pièce  que  Bonaparte,  peut-être  espérait-il,  en 
s'allant  exposer  devant  la  porte  d'entrée,  que  les  visiteurs  pressés 
s'arrêteraient  là  et  diraient  :  Voilà  l'homme  du  siècle  I  Hélas  I  les 
visiteurs  montent  plus  haut  et  trouvent  Napoléon.  MM.  les  organi- 
sateurs ont-ils  voulu  uquiner  le  père  d*Atala?  Ils  viennent  de  sus- 
pendre dans  son  voisinage  un  autre  portrait  de  l'empereur,  celui 
de  Lefèvre;  en  outre,  ils  l'ont  méchamment  placé  sur  un  retour  du 
portant  où  se  trouve  M"^  Récamier,  qui  tourne  le  dos  au  soupirant 


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AUX  PORTBÂITS  DU  SIÈCLE.  &20 

éconduit.  Chateaubriand  est  représenté  à  deux  époques  de  sa  vie; 
d'abord  le  portrait  de  la  jeunesse,  par  Guérin,  avec  toute  la  mise  en 
scène  de  rigueur  :  fatal,  soucieux,  la  cravate  lâche,  les  cheveux  en 
désordre,  René  est  assis  sur  des  rochers  abrupts,  il  se  profile  sur 
les  torrens  et  les  pics  sauvages  des  arrière-plans.  Dans  le  second 
portrait,  le  pair  de  France  s'apprête  pour  le  sacre  de  Charles  X,  il 
étale  l'hermine  et  tous  ses  ordres  sur  sa  poitrine.  Mais,  tel  que 
nous  le  connaissons,  il  les  donnerait  bien  volontiers  pour  rebrunir 
ses  cheveux  blancs  et  revenir  à  l'âge  des  rochers.  M°^*  Récamieri 
dans  le  grand  tableau  de  Gérard,  fait  mine  d'ignorer  que  son  ami 
se  morfond  là  derrière ,  elle  s'incline  vers  nous  avec  son  sourire 
d'enfant  innocente;  tout  est  marbre  autour  d'elle,  l'atrium  antique, 
la  colonnade,  les  dalles  où  posent  ses  pieds  nus;  bien  qu'une  mince 
portière  garantisse  à  peine  l'atrium  des  brises  d'un  jardin,  l'hé- 
roïque femme  a  posé  drapée  dans  un  unique  et  léger  tissu,  avec 
une  écharpe  jaune  sur  les  genoux;  elle  est  abandonnée  sur  une 
chaise  de  repos  :  quelle  chaise  !  quel  repos  !  Est-ce  un  avertissement 
aux  espérances  trop  faciles,  ce  cadre  de  marbre  et  la  sensation  de 
froid  qu'il  donne?  Si  elle  le  voulait,  l'enchanteresse  réchaufferait 
toutes  ces  glaces,  elle  le  sait  bien;  depuis  les  lettres  de  ce  pauvre 
Benjamin  Constant,  nous  nous  défions,  nous  la  soupçonnons  d'avoir 
été  la  plus  irréprochable  sans  doute,  mais  aussi  la  plus  accomplie 
des  coquettes.  Ce  n'est  pas  vous,  René,  qui  y  contredirez,  et  vous 
seriez  plus  avisé  d'envoyer  au  moins  l'un  de  vos  portraits  consoler 
là-haut  l'infortunée  M°^  de  Beaumont. 

Avant  de  quitter  l'empire,  il  faut  rendre  justice  à  ses  peintres. 
Sauf  Prudhon,  ils  n'étaient  pas  en  grand  crédit  auprès  de  nous,  et 
nous  avons  tous  à  nous  reprocher  quelques  propos  irrévérencieux 
sur  leur  compte.  L'exposition  des  portraits,  qui  est  un  triomphe 
pour  David,  sera  une  réhabUitation  pour  ses  disciples  :  chacun 
s'écriera  en  sortant  de  là  :  «  Quel  donmiage  pour  eux  et  pour  nous 
qu'ils  aient  jamais  fait  autre  chose  que  des  portraits!  »  Girodet 
reprend  un  bon  rang  avec  une  ravissante  jeune  fille  en  blanc,  avec 
le  portrait  noble,  clair  et  simple  de  M.  de  Bourgeon.  Gros  se 
tiendrait  moins  bien  sans  le  comte  Chaptal,  œuvre  très  travaillée 
et  très  vivante.  Guérin  est  plus  mal  défendu  par  Chateaubriand. 
Gérard,  le  peintre  des  fenmies,  serait  impeccable  s'il  rencontrait 
toujours  pour  modèles  des  statues  comme  M"*  George  ou  M**  Réca- 
mier.  Peut-être  n'est-ce  pas  sa  faute  si  ses  héroïnes  ont  des  attaches 
de  cou  aussi  disgracieuses,  si  H""^  Pasta  a  l'attitude  d'une  cigogne 
effarouchée  ;  la  métaphore  du  col  de  cygne  est  tellement  à  la  mode 
dans  la  littérature  du  temps  que ,  pour  la  mériter,  ces  dames  se 
croient  obligées  de  distendre  les  muscles  de  leur  nuque.  Je  ne  sais 


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Uê  REfUl  DK  DBDX  HOIIBBS. 

pas  «m  plus  «i  c'est  le  peintre  ou  ies  modfeles  gui  afiectiomient  de« 
ferts,  des  jaunes,  des  roses  déplorables.  Cependant  Pradhon  les 
réprocnrei  lui;  ses  caresses  de  couleur,  ses  molles  lassitudes  de 
pinceau  reposent  nos  yeux  des  t(nis  trop  crus,  des  lignes  trop  dures. 
Le  portrait  de  M.  <te  Hesmay  et  cdui  d'un  oonrentionnel  semblent 
embus  avec  de  Fasbre  liquide.  Si  ce  charmeur  n'était  pas  htrae-* 
ownt  représenté  dans  cette  salle,  Faspect  général  souffiirait  (fun 
caractère  de  sécheresse,  de  froid  et  de  tnonotome.  La  morale  de 
notre  promenade,  e'est  qu'un  empereur  oonmie  tm  roi  a  toujours 
b  peinture  qu'A  leut.  Chacun  l'a  «enli  en  passant  d'une  gdefie 
1/mis  XIV  à  une  galerie  Louis  XV.  Napoléon  penchait  pour  lasérérilé 
du  |;rand  roi.  Phis  on  relit  rhistoire,  plus  on  étudie  nos  Totsins  les 
flsieux  établis  en  puiasaoïce,  et  pinson  se  convainc  que  la  vraôe  gran^ 
deiir  ne  va  pas  sans  un  peu  de  gène,  disons  le  mot,  sans  tm  peu 
d'ennui.  C'est  rincon^Fénîent  inévitable  de  la  règle  qu^on  s'impose 
fmÊT  être  plus  fort.  Napoléon  l'afvait  compris.  Noire  imagination  nous 
représente  tout  d'abord  l'épopée  impériale  conmie  un  déchatnemmt 
Mrolqiie,  nous  la  voulons  impétueuse  et  lumineuse,  nous  croyon 
ittitendre  des  If izr«^t(f/atWsouffler  sur  fEurope,  entraînant  des  foules 
enfiévrées  ;  il  semblerait  que  le  peintre  attitré  de  cette  merveS- 
leuse  folie  ait  dû  être  Gérieauh,  avec  sa  palette  enflammée, 
broyant  des  couleurs  sans  nom,  brossant  sur  les  visages  et  les 
chevaux  des  touches  paradoxales  de  vert  ou  de  bleu,  comme  dans 
la  pochade  du  lieutenant  Dieudonné.  Ce  n'est  pas  fà  la  vérité. 
Géricault  était  un  révolté,  un  romantique  d'avant  Theure.  Le  trmt 
iKstinctJf  de  Napoléon,  c'est  le  génie  de  tordre  et  de  la  règle  ;  sans 
ifuoî  îi  n'e&t  pu  mstituer  les  cadres  encore  debout  de  notre  société. 
L'étudiaat  de  Brienne  état  d'instinct  un  géomètre,  il  vouhrt  et  il 
oètiot  un  air  de  géométrie  dans  tout,  dans  sa  cour,  dans  ht  prose 
dn  Fontanes  et  les  vers  de  Duds,  dans  la  peinUire  dé  Gérard  et  de 
flvDS.  fout  ce  nonde  qui  novs  entoure  est  exact,  ordonné,  grave  et 
fÊrSm  soleoMi,  à  défiNit  de  m^esté  ;  car  tout  ce  monde  est  éclos 
en  petit  Oront  volontaire  dessiné  Ri  par  Greuze^  A  bien  ccnnpter  les 
dates,  un  tiers  de  cette  salle  appartiendrait  fc  la  restauration  ;  mais 
Kmpressim  générale  de  Tcdl  proleste  contre  cette  iwtitortion.Tout 
ici  est  frappé  à  la  nmique  de  f  empeheur,  tout  est  dans  sa  dépen- 
dance. C'est  que  les  Bourkons  héritèrrat  des  peintres,  comme  des 
généraux  et  des  administraleurs  de  Temple.  Ceux  qui  portent  déjlt 
la  iiwée  royale  semUenl  rédtersans  conviction  -un  réle  bien  appris, 
il  n'y  aqu'une  exception  :  cfest  ce  gentîBionnnean  visage  qiiiîtueil 
et  loyal,  si  bravement  campé  dans  le  magnifique  portrait  de  U* 
ffrenee;  le  duc  de  Richelieu  clôt  brillamment  la  saNe  ;  H  attend  que 
f  âdifice  impérial  s'efibndre,  il  se  prépare  avec  TaHeyrand  ft  sawer 


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AUX  POnRim  DD  8liG£H»  ASI 

loist  ce  qoi  peut  être  sauné  das  ruines,  françaises.  L'bommecTétalv 
FhomètehQmme^  a  isôt  gniTar  sur  son  cadie  m  devise,  qui  ne  cod- 
vieBdndt  guère  à  b  plupart  de  ses  ydsiiB,  qui  ferait  sourire  Talh 
leyraod  :  Mutare^  timere  spem^.  L'histoàre  ne  hd  a  pas  encore 
remdK  toute  justice  ;  tes  kîstoiieK  tinsorés  Toient  trop*  Fémigré  dsp^ 
rièie  le  nanistre»  Heveusenirat  qu'il  émigra  \  D'abord  oa  ne  eoupa 
pdnt  sa  tètev  qui  nous  eôt  manqué  ;  et  puis  il  fit  de  si  bonne  be* 
sogne,  cbez  le  simveraiD  qui  ÏKfmH  accueilli,  qu'eo  1845  il  pot  se 
jeter  aux  pieds  d'Alexandre  et  hsri  dire  :  «  S»re,  ne  permettez  pas 
q«'oD  ^lère  l'Akace  à  la  Francel  »  Et  FAIsaoe  nous  fut  eooservéew 
A  ce  prix,  les  paûîotes  les  plus  susceptibles  regretteront  tout  bas 
qu'il  n' j  ait  pas  eu  tornjours  des  émigrés;  on  s'en  contenterait  povr 
nduHres,  de  ces  transfuges  qui  peuvest  arborer  la  fiëre  (torise  : 
•  Changer  ni  craindre  ne  daigne,  » 


m. 

Ingcea,  ûelarrohe,.  Arjr  Sd^ffisor,  no»  iatrodaisent  daas  un  nou^» 
?ea«  naoïide.  La  salle  où  noas  entrons  et  qudques  parties  de  lii 
soivanta  sont  consacrées  h  la  manarcUe  parlementaire  »  presque 
ezchisiveimnt  à  la  nuinarchie  de  jufllet.  Le  petit  salon  où  nous 
fuici  a  son  caractère  bien  à  lui,  la  société  n^  est  pas  mêlée,  pas 
Ms  gâte,  Bois  fort  intéressante  ;  c'est  un  saJon  parlementaire,  dCMS^ 
trinairs,  a^o  une  porte  ourerte  aux  artistes  ;  ks  boréaux  des  DébœêSy 
ceux  du  Glèbe  et  deux  ou  trois  ateliers  en  fent  presque  seuls  tous 
les  frais.  Pas  de  rois  ni  de  reines,  aucun  portrait  de  Louis  lYHI, 
de  Charles  X,  de  Louis-Phîlippe  ;  on  pourrait  se  croire  dans  la  meî^ 
leure  des  répobiques  ;  il  doit  y  aroir  dans  ht  charte  un  artîd? 
additionnel,  stipulant  que  le  roi  règne  et  ne  se  fait  pas  peindre*. 
Presque  pas  déjeunes  femmes,  qnelqoess  vieilles  seulement;  encore 
moins  d'umfinmes;  des  redingotes  sérëres,  des  crarates  roulées  à 
pfaisieurs  tours;  nulle  dépense  de  couleur  pofirks:  peintres,  te  ncn* 
est  de  rigueur.  On  ne  se  bat  plus ,  o»  ne  fait  plus  sa  cour,  ni  la 
cour,  ou  médite,  on  parle,  on  «écrit,  on  peint  Dans  la  salle  de  Tens^ 
pine,  nne  petite  fille  jouait  avec  un  grand  sabre  de  grenadier  qu'elle 
traînait  sur  son  dos  ;  cette  enfant  symbolismt  son  époque.  L'inatrur 
ment  est  changé  qui  violente  la  fortune  :  si  la  petite  fillé,  qui  a  di 
grandir,  s^était  fait  repeindre  icr  et  voulait  continuer  à  servir  de 
syaalNile,  elle  devrait  diurger  sur  se»  épaules  la  tribune.  Toilà  la 
reiaeil  Iioa  peiotres  n'ont  pas  nninqué  de  la  figurer,  Delaroche  Pa 
sinnilée  dans  deui  tabteaux  :  le  pronier  nous  montre  H.  GukoI 
nne  moitié  de  la  bîeriienreuse  tribune;  le  second. 


'r' 

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432  REYtE  DES  DBOX  MONDES* 

M.  ThierS)  s'emparant  de  Tautre  moitié.  Un  hasard  favorable  a 
voulu  que  l'arraDgement  des  deux  portraits  permit  de  reproduire 
avec  eux  l'épisode  le  plus  saillant  de  notre  histoire  parlementaire; 
une  fois  de  plus,  les  deux  adv^saires  se  mesurent,  face  à  face, 
affrontés,  continuant  dans  la  mort  le  long  duel  poursuivi  pendant 
quarante  ans  dans  les  parlemens,  les  académies  et  les  salons.  Gui- 
zot  tient  la  tribune  de  toute  l'énergie  de  sa  volonté  ;  Thiers  y  monte 
connue  à  l'assaut.  En  tant  qu'œuvre  d'art,  le  portrait  du  premier 
est  bien  supérieur  à  l'autre.  L'homme  se  détache  sur  le  marbre, 
son  visage  en  a  la  dureté  et  la  pâleur;  grand,  sévère,  tout  noir,  les 
tempes  déjà  blanchies  parle  travail  et  le  pouvoir,  encore  jeune  pour- 
tant, s'il  a  jamais  été  jeune  ;  il  va  parler,  du  regard  il  prend  la  me- 
sure de  son  auditoire  et  examine  si  celui-ci  est  à  la  hauteur  de  son 
dédain  ;  pas  un  livre,  pas  un  papier  sous  sa  main  ;  la  toile  est  vide 
et  nue  comme  un  temple  protestant;  rien  que  la  pensée  concentrée 
sous  ce  front  ;  elle  va  partir  et  monter  haut,  implacable  conmie  le 
boulet.  Certes,  l'homme  qui  médite  et  regarde  ainsi  est  puissant, 
iAtègre  et  droit  ;  mais  si  j'étais  son  prince,  j'hésiterais  à  l'appeler  : 
pour  accomplir  son  idée,  il  laisserait  crouler  mon  trône  et  le  monde. 
Si  cette  figure  ne  respirait  pas  la  raison,  elle  serait  terrible;  cinq 
cents  ans  plutôt,  ce  portrait  eût  été  celui  d'un  inquisiteur  ;  plus 
tard,  d'un  défenseur  de  La  Rochelle,  d'un  compagnon  d'Ârnauld  à 
Port-Royal.  C'est  tout  un  aspect  du  génie  français,  celui  de  Coli- 
gny,  de  Pascal  et  de  Richelieu.  —  Où  est  l'autre  aspect,  celui  de 
Montaigne,  de  Retz  et  de  Voltaire?  Demandez  à  Thiers,  qui  gravit  allè- 
grement les  marches  de  la  tribune,  une  brochure  à  la  main,  quelque 
budget  sans  doute,  dont  il  va  faire  danser  les  chifires  dans  un  clair 
mirage.  Il  est  moins  absorbé ,  lui ,  il  a  un  œil  et  une  oreille  aux 
aguets  pour  saisir  les  mouvemens,  les  bruits  d'opinion;  plus  alerte, 
plus  pénétrable  et  plus  communicatif,  il  va  s'insinuer,  convaincre; 
il  est  assez  avisé  pour  tourner  les  obstacles  que  l'autre  renverse  ; 
le  roi  et  le  peuple  le  goûteront  plus,  parce  qu'au  besoin  il  les  fera 
rire  ;  sa  tète  bourgeoise  travaille  sous  son  toupet,  elle  fourbit  les 
argumens  et  les  malices  que  ce  petit  David  va  asséner  sur  le  grand 
Goliath;  je  crois  bien  qu'en  définitive  la  victoire  lui  restera,  car  il 
est  le  plus  vivace  et  le  plus  français  des  deux,  il  parle  à  un  pays 
qui  préfère  l'esprit  à  la  sublimité,  la  clarté  à  la  profondeur,  la  bonne 
hum^ur  à  la  vertu. 

Au-dessus  des  deux  adversaires,  isolé  dans  les  hauteurs,  un 
homme  triste,  vieilli,  à  l'air  noble  et  fatigué,  les  écoute  en  croisant 
les  bras.  C'est  Lamartine  ;  non  pas  le  bel  adolescent  de  MiUy,  le 
poète  et  l'amant  d'Elvire;  hélas  I  ce  n'est  plus  qu'un  député,  déjà 
dévoré  par  la  politique,  séduit,  lui  aussi,  par  la  tribune  tentatrice 


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^^^ 


AUX  PORTRAITS  DU  SlàCLE.  i33 

OÙ  ses  yeux  s'abaissent;  ne  lui  demandez  pas  de  vers,  il  vous  ferait 
un  discours,  et  sur  les  financesy  encore.  Pourtanti  sa  mine  lassée 
nous  le  dit,  la  politique  n'a  pas  mieux  contenté  son  âme  que  la  poème 
et  l'amour  ;  il  s'ennuie,  il  persuadera  k  la  France  qu'elle  s'ennuie 
avec  lui,  et  il  leur  faudra  une  révolution  pour  se  désennuyer.  ^- 
D'autres  portraits  complètent  ce  tableau  vivant  si  ingénieusement 
composé.  H.  deRémusat  attend  son  tour  de  parole,  mais  avec  moins 
d'ardeur  que  ses  grands  rivaux;  ce  visage  est  bien  trop  fin,  trop 
sceptique,  pour  apporter  de  la  passion  aux  affaires  et  mettre  un 
prix  démesuré  aux  portefeuilles;  si  le  bon  vent  lui  en  apporte  un, 
il  le  saisira  avec  adresse;  s'il  le  perd,  il  reviendra  s'en  consoler  avec 
les  lettres  et  les  muses,  il  retournera  demander  à  son  ami  Âbélard 
comment  la  philosophie  enseigne  à  supporter  toutes  les  pertes.  Non 
moins  spirituelle  et  fine  est  la  physionomie  du  comte  Mole,  dans  un 
des  meilleurs  portraits  d'Ingres;  le  noble  pair,  un  peu  dégingandé, 
se  dandine  dédaigneusement  ;  il  devait  être  ainsi  à  l'Académie,  le 
Jour  où  il  cribla  d'épigrammes  le  malheureux  Alfred  de  Yigny  et  le 
renvoya  tout  meurtri  dans  sa  tour  d'ivoire.  Âry  Scheffer,  que  nous 
voyons  là-bas  à  côté  de  sa  mère,  a  peint  plus  loin  Yillemain  et 
Lamennais,  réunis  côte  à  côte  par  le  hasard.  Yillemain  professe,  sa 
parole  et  son  geste  aflSrment  ;  Lamennais,  très  dramatique  d'attitude, 
réfléchit  et  doute;  tout  ce  pauvre  front  est  contracté  par  la  lutte 
intérieure.  Est-ce  comme  lettrés  qu'ils  sont  ici  7  Ce  n'est  pas  pro- 
bable; ils  se  rapprochent  de  la  tribune,  Lamennais  pour  retrouver 
une  chaire,  Yillemain  parce  qu'il  tient  pour  axiome  que  la  littéra- 
ture mène  à  tout,  pourvu  qu'on  en  sorte.  Scheffer  a  mis  une  note 
touchante  dans  ce  grave  concert;  la  vieille  mère  de  Guizot,  assise 
derrière  son  fils,  attentive  sous  ses  coiffes,  écoute  la  parole  de  son 
enfimt,  jouit  avec  recueillement  de  son  génie  et  de  sa  gloire. 

Tout  ce  monde  a  les  yeux  tournés  vers  le  marbre  de  la  tribune, 
la  pierre  d'aimant  de  cette  salle;  en  est-elle  donc  la  seule  puissance? 
Non.  Regardez,  en  face  d'elle,  le  plus  beau  de  ces  portraits,  le  por- 
trait du  siècle,  celui  qui  tue  tous  les  autres.  C'est  l'enfant  que  nous 
avions  vu  aux  mains  de  Greuze,  Edouard  Rertin  ;  Ingres  l'a  peint  à 
son  tour,  au  seuil  de  la  vieillesse,  et  en  a  fait  un  chef-d'œuvre 
incomparable.  On  a  tout  dit  depuis  longtemps  sur  cette  toile  au 
point  de  vue  de  l'art;  je  voudrais  seulement  me  demander  si  l'ha^- 
bileté  de  l'ouvrier  suffit  à  expliquer  la  fortune  exceptionnelle  de 
certains  tableaux.  Je  ne  le  pense  pas.  Nous  ne  les  plaçons  si  haut 
que  parce  qu'ils  symbolisent  clairement  une  époque  ou  une  idée 
maltresse.  C'est  le  cas  ici.  Cet  homme  qui  a  une  telle  conscience 
de  sa  force,  qui  appuie  avec  tant  d'assurance  ses  mains  robustes 
sur  ses  genoux,  c'est  plus  qu'un  homme,  c'est  un  pouvoir  nouveau  : 

TOMB  Lvn.  —  1883.  28 


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ivp^l 


A  à  R£T0B  1^  9EDX  MOHDBS. 

c*a8ft  la  presse.  Seul,  Bertin  n'envie  pas  la  irièiuie;  îi  aflon  javuii 
il  attend  que  ces  orateurs  et  ces  miiwtres  ^emieat  faire  antidtaiiihre 
cbes  loi.  Le  monstre  ne  (ait  que  de  natftre^  il  est  TrM,  mais  on  pMt 
prévoir  sa  croissance  prodigieuse;  on  devine  qu'il  va  tout  envahir, 
tout  subordonner  à  ses  caprieesi  bouleverser  les  sodétée  et  les 
habitudflfl  de  l'esprit  humaisi  plus  sûresient  que  tous  les  autres 
i^ns  de  nos  transforaatioDs.  Bientôt  sou  bruit  fonnidable  counira 
tout,  et  il  saura  le 'donner  pou  le  bruit  du  peuple,  pour  le  brait 
de  la  vérité;  bieotét  la  tribune  ne  sera  plus  que  sa  servante;  ^le 
ne  pi^le  qu'à  une  élite,  et  lui^  parle  à  l'univers;  â  se  rit  d'elle, 
comme  le  vaisseau  qui  court  sur  l'Océan  se  rit  de  la  barque  qui 
flotte  sur  un  lac«  —  Voilà  pourquoi  Bertin  est  si  fort,  Ingres  si 
inspiré  ra  le  peignant,  à  leur  Insu  peut^tre  à  tous  deux»  I>ans  trois 
ou  quatre  cents  ans,  quand  de  vagues  légendes  auront  remplacé  les 
noms  perdus,  le  musée  qui  aura  le  bonheur  de  posséder  cette  toile 
rintitulera  simplement  :  k  Jourmilistet  comme  nous  disons  de  telle 
statue  de  Romain  :  le  Gladiateur  y  b  postérité  qui  s'arrêtera  devant 
elle  verra  apparaître  dans  ce  mot  et  sur  cette  figure  toute  une  iaee 
de  l'histoire  du  passé. 

Après  ce  coup  de  maître,  comment  expliquer  les  incompréhen- 
sibles défaillances  du  pinceau  d'Ingres  7  Assez  naturellement,  il  me 
semble.  Les  coloristes  paraissent  toiyours  égaux  à  eux-mêmes  ;^oe 
sont  gens  de  ressources,  qui  dans  les  momens  difliciles  dissimulent 
leur  pauvreté  sous  un  riche  manteau.  Ingres,  pour  qui  le  dessin 
est  la  bonne  foi  dans  l'art,  méprise  ces  artifices;  quand  il  perd  le 
sentiment  de  la  vie  et  de  la  grftce,  il  ne  lui  reste  rien  pour  nous 
faire  illusion,  il  est  franchement  déplaisant;  c'est  le  cas  dans  cet 
étrange  p(Mrtrait  de  femme.  Je  n'aime  guère  mieux  le  duc  d'Orléans  ; 
on  dirait  un  dandy  en  garde  national,  contraint  de  monter  sa  fac- 
tion; il  s'en  acquitte  assez  gauchement  et  rêve  d'aller  rejoindre 
Musset,  auquel  il  ambitionne  de  ressembkar.  —  Toujours  Talné  des 
Tuileries,  marqué  par  la  fatalité,  le  Marcellus  de  ceUe  nouvelle  salle! 
Un  autre  petit  prince  joue  dans  un  parc  ;  il  grandit,  et  Wintorfaalter 
nous  le  montre  lieutenant  d'Afrique  ;  il  grandira  encore,  et  ML  Son- 
nât nous  le  rendra  général,  avec  les  belles  étoiles.  —  Après  Ingres, 
c'est  Delarodie  qui  fait  ici  la  meilleure  figure,  puis  Ary  Scbefier.  DeUr 
croix,  l'insurgé,  a  osé  gUsser  sm  jHropre  pormût  dans  cette  austère 
compagnie.  Hais  vous  douteriea-vous,  si  l'on  ne  vous  prévenait  pas, 
qu'Us  sortent  des  ateliers  romantiques,  ces  personnages  si  noirs, 
si  tranquilles,  reçus  de  plain-pied  dans  la  société  que  fréquente 
IL  Ingres?  Bst-ce  le  respect,  la  gravité  des  modèles  et  le  froid  du 
milieu  qui  éteignent  la  palette  des  révolutionnaires  de  la  couleur? 
I^  peintres  ont  dû  souffrir  de  cette  contrainte  ;  j'imagine  qu'en 
achevant  les  séances,  ils  allaient  joyeusement  piquer  une  nouvelle 


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AUX  ipOHTRAITS  00  SIÈCLE.  Mb 

touche  d'écartete  oa  d'outre-aer  sur  la  Naiêsance  cTHenrî  IV  et 
hs  MMSdcres  de  Sûio.  ~  Sa  Térité,  le  salon  doctrinsire  n'est  ptô 
foiàlre,  ie  comprends  «n  peu  qne  la  Fiunce  s'ennuie,  tf'aîlieiirs  nos 
ptf  lementakes  se  font  plus  noirs  qm'ils  ne  isont  et  ils  ne  nous  mon* 
trent  pus  toute  levr  vie*  Je  me  mm  kissé  dire  qfuMI  y  avait  éms  ce 
temps  des  fewmes  gracieuses  et  aimées  :  pourquoi  tmt-^Ies  déserté 
votre  salon?  Yous  y  tolérez  à  peine  cbns  un  coin  la  Muse  ée  la 
patrUy  la  belle  et  inévitable  Delphine  Gay  ;  la  voici,  exactement  telle 
que  la  vit  cbez  M.  de  La  Bouillerie,  un  soir  de  février  1880,  le  vieuï 
m^omane  qui  évoquait  naguère  ce  soutenir:  u  Robe  btencbe, 
écharpe  bleue,  poses  de  GorimieaH  cap  Misène^  d  Ingrats!  pom- 
qud  avefr^ous  relégué  dans  la  salie  vdsnie  la  Malibran?  Les  che^ 
veux  épars,  le  regard  noyé,  elle  va  joner  Desdémona:  tie  voulez- 
voos  plus  que  Maria«^élicia  voos  chante  ie  Swile?  Vous  ave2  tous 
pleuré  en  Técoutant,  et«quand  j'ai  connu  ies  phis  vieux  d'entre  vous, 
ils  avaient  oubUé  les  beaux  discours,  ^  ne  se  rappelaient  phis  que 
ces  bonnes  larmes,  fit  Bacbel^  est-ce  par  fausse  honte  tpie  vous 
reniez  auprès  de  la  Malibran  7  C'était  alors  une  gamine  maigre, 
tonte  noire,  toute  simple,  avec  des  yeux  farouches  et  de  modestes 
bijoux  de  eorail.  Nos  tragédiennes  de  taknt  ne  croiront  jamais  qu'on 
ait  •eu  du  génie  avec  d'aussi  pauvres  boucles  d'oreilles. 

La  tribune  écarte  les  actrices;  elle  n'admet  pas  davantage,  ou 
elle  effiraia  peut-être,  tout  un  monde  de  fimtiâsie  et  de  libres  ré^es, 
qui  a  hSstk  été  pour  quelque  chose  dans  la  gloire  de  Tépoque.  Ge 
monde  de  bohème,  le  succès  ne*  l'a  pas  encore  tiré  des  ateliers  et 
des  mansardes;  vous  ne  le  trouverec  pas  dans  les  grands  tableaux 
des  maîtres;  il  faut  l'aller  curieusement  cherdier  dans  de  chètifi 
tableautins,  dissimulés  dans  l'étranglement  du  passage,  accrocbés 
sur  b  retour  du  portant*  Tant  mieux.  Ces  pochades  d'écrivains  et 
d'artistes,  ces  souvenirs  de  camaraderie,  brossés  par  Boulanger  et 
par  Delacroix,  nous  donnent  l'impression  vraie  du  moment,  ils  sen^ 
tent  b  jeunesse  et  l'espérance;  on  les  voit  faire  au  pied  levé  dans 
le  tumulte  de  l'atelier,  entre  des  volées  de  paradoxes,  des  projets 
de  poèmes  et  de  romans^  des  théories  sur  l'art  et  des  dgarettes. 
Pichot  vient  de  leur  lire  Walter  Scott,  et  Delacroix  se  costume  en 
Ravenswood  pour  se  peindre;  Paganini  racle  son  violon  avec  des 
gestes  épileptiques;  Achille  Devéria  croque  ce  jeune  homme  imberbe 
couché  sur  un  soia;  c'est  \enfmt  prodige  y  le  poète  des  Odeê  et 
Baliadee:  presque  tout  le  siècle  va  passer,  et  nous  le  re^ouverons 
à  ht  an  dans  les  portraits  de  l'apothéose.  Bakac  travaille  dans  son 
froc  de  doninicain;  Rousseau  et  Gorot  commencent  à  peindre* 
BGÉ<e  avec  de  la  s^a  ou  avec  un  jaune  d'œuf  délayé  que  Delacroix 
a  dessiné  cette  curieuse  petite  lêle  de  Qeorge  Sand ,  prise  à  une 
heure  douloureuse,  après  le  voyago  d'Itafie  peul^tret  Regardes-k 


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i36  BEYUE  DES  DEUX  MOETDES. 

de  près,  c'est  une  merveille  d'éclairage  et  d'expression  :  peinture 
émue,  passée  de  toD,  comme  une  page  d'Indiana.  Le  pastel  de 
Musset  est  beaucoup  plus  loin,  dans  notre  salle,  comme  pour  nous 
jffouver  qu'il  a  toujours  yingt  ans  et  qu'il  est  immortel.  Bohèmes 
ou  dandys,  artistes  et  poètes,  n'envies  pas  l'auguste  salon  de  la 
tribune;  vos  vers,  vos  livres  et  vos  toiles  dureront  plus  que  son 
marbre,  et  si  le  siècle  survit,  ce  sera  par  vous. 

Il  vieillit,  le  siècle,  il  se  hftte  vers  son  déclin  et  nous  presse  de 
marcher  avec  lui.  Nous  l'avons  vu  dans  les  convulsicms  de  son 
^ance,  dans  l'héroïque  élan  de  sa  jeunesse,  nous  venons  de  le 
voir  dans  la  vigueur  de  l'ftge,  donnant  son  grand  effort  intellectuel. 
Époque  mémorable  et  relativement  heureuse  I  Les  esprits  avaient 
encore  une  foi  absolue  dans  le  catéchisme  de  1780,  ils  n'en  épui- 
saient pas  les  conséquences  inéluctables.  En  religion,  en  politique, 
en  littérature  et  en  art,  un  accord  raisonnable  s'était  fait  pour  une 
heure  entre  les  doctrines  du  passé  et  celles  de  l'avenir;  les  &mes 
religieuses  conciliaient  leur  dogme  avec  leur  libéralisme  ou,  à  défaut 
de  dogme,  s'enivraient  d'un  déisme  poétique.  Les  boomies  d'état 
avaient  créé  une  machine  compliquée,  séduisante  et  fragile,  pour 
régler  l'exercice  du  pouvoir  et  celui  de  la  liberté;  ils  se  flattaient 
que  le  pays  le  plus  logique,  le  plus  impatient  du  monde,  se  conten- 
terait toujours  de  la  fiction  sur  laquelle  vivent  des  races  moins 
subtiles,  moins  remuantes.  Ils  croyaient  la  révolution  accomplie  et 
Rousseau  satisfait,  parce  que  les  classes  aisées  avaient  le  privilège  de 
taquiner  le  gouvernement  et  les  orateurs  de  talent  la  facilité  de  renver- 
ser  un  ministère.  Les  écrivains,  les  artistes  revenaient  au  sratiment 
de  la  vie  et  de  la  réalité,  sans  perdre  de  vue  l'idéal  et  les  règles 
éternelles  du  goût.  Toutes  les  chimères  tourbillonnaient  dans  le 
ciel  d'alors,  l'impitoyable  critique  ne  leur  avait  pas  encore  coupé 
les  ailes,  le  pessimisme  ne  les  avait  pas  dispersées  de  son  souffle 
découragé.  C'était  un  beau  rôve!  En  quittant  ceux  qui  l'ont  fait, 
regardez  le  dernier,  ce  général  au  visage  si  triste  ;  il  a  l'expression 
navrée  d'un  laboureur  qui  verrait  dans  son  diamp  les  épis  s^nés 
par  lui  se  changer  en  orties  ;  c'est  Gavaignac* 

IV. 

Rentrons  chez  nous.  Car  c'est  notre  chez  nous,  l'époque  qui  nous 
reste  à  traverser,  depuis  1850  jusqu'à  ce  jour.  Belle  ou  laide,  c'est 
nous  qui  l'avons  faite  ce  qu'elle  est.  Si  l'histoire  et  l'art  s'éva- 
luaient au  mètre  carré,  je  ne  sends  encore  qu'à  la  moitié  de  ma 
tâche;  les  vivans  en  usent  sans  façon  avec  les  morts;  ils  mi  envahi 
ces  deux  dernières  salles  et  le  salon  supplémentaire  qui  donne  sur 
le  vestibde  d'en  bas.  A  la  rigueur,  on  pourrait  diviser  ces  eoirtem* 


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AUX  PORTRAITS  DU  SIECLE.  iS7 

porains  en  deux  groupes;  une  des  salles  s'efforce  de  représenter 
plus  particuUërement  le  second  empire,  une  autre  les  années 
récentes,  depuis  la  grande  blessure.  Cette  division  serait  artifi-* 
cielle;  aucune  différence  caractérisée  ne  la  justifie,  ni  dans  la  façon 
de  peindre  le  portrait,  ni  dans  la  physionomie  de  la  société  qui  se 
fait  peindre;  ces  deux  époques  se  pénètrent  et  se  confondent,  les 
mêmes  acteurs  sont  en  scène;  si  lointaine  que  paraisse  à  certains 
éfflids  la  première,  nous  Tavons  trop  vécue  pour  la  voir  avec  des 
yeux  étrangers*  G*est  pour  nous  le  monde  des  vivans,  au  moins 
par  le  souvenir,  car  le  mot  n*a  pas  d'autre  exactitude;  il  y  aurait 
bien  des  croix  k  ajouter  après  les  noms  des  artistes  et  des  person- 
nages de  ce  temps  qui  figurent  là,  péle-mêle  avec  les  portraits  dont 
nous  coudoyons  les  originaux.  Parmi  les  morts,  Flandrin  tient  la 
première  place  :  bien  que  nous  ayons  vu  peindre  la  plupart  des 
toiles  qui  portent  sa  signature,  lui  seul  apparaît  à  ma  génération 
avec  je  ne  sais  quel  recul  dans  le  vieux  temps.  Ses  portraits  sont 
déjà  pftlis  comme  des  figures  d'ancêtres,  ses  femmes  surtout,  qui 
ont,  conmie  celles  de  Chassériau,  l'air  de  sortir  d'un  monastère 
et  d'appartenir  à  un  autre  flge.  On  regrettera  de  ne  pas  trouver  id 
le  beau  portrait  de  Napoléon  III  dont  chacun  a  gardé  le  souvenir,  et 
qui  eut  l'heur  de  plaire  à  tout  le  monde,  excepté,  dit-on,  au 
modèle.  On  trouvera,  en  revanche,  ceux  du  prince  Napoléon,  du 
comte  Walewski  et  du  comte  Duchfttel,  un  peu  éteints,  avec  des 
allures  d'ombres  au  milieu  de  l'éclat  des  peintures  nouvelles.  Com- 
bien d'autres  morts  réclament  notre  justice  et  nos  regrets.  Millet, 
Léon  Cogniet,  Courbet,  avec  un  savant  portrait  de  Berlioz,  Re* 
gnault,  qu'on  ne  s'accoutume  pas  à  ne  plus  voir  en  tête  de  notre 
jeune  école,  Ricard,  l'arUste  si  consciencieux,  si  varié,  tout  à  fait 
supérieur  ici  avec  le  portrait  de  M^  de  Kolowrat. 

Je  m'arrête.  Si  je  n'ai  pas  abusé  jusqu'à  présent  des  critiques  de 
détail,  je  me  suis  promis  d'y  renoncer  entièrement  à  cette  heure. 
J'aurais  fort  à  faire  s'il  me  fallait  rechercher  encore  devant  chaque 
toile  qui  nous  donne  le  plus  de  plaisir,  H.  Heissonier,  avec  sa  pré- 
cision spirituelle,  H.  Carôlus  Duran,  avec  ses  splendeurs  de  million- 
naire, M.  Bonnat,  avec  sa  science  solide,  H.  Cot  avec  sa  grâce, 
H.  Cabanel  avec  sa  distinction,  H.  Baudry,  que  je  nonmie  le  dernier, 
parce  que  je  ne  me  sens  pas  impartial  pour  ce  grand  travailleur  qui 
regarde  en  haut.  Surtout,  je  ne  veux  pas  établir  des  comparaisons 
hasardées  entre  les  peintres  que  nous  avons  admirés,  en  suivant 
la  pente  du  siècle,  et  ceux  qui  nous  attendent  à  son  déclin.  Je  ne 
crois  pas  qu'on  puisse  comparer  aux  œuvres  anciennes  des  tableaux 
achevés  d'hier  ;  ceux  qui  l'essaient  de  bonne  foi  me  paraissent  dupes 
d'une  illusion.  Non -seulement  le  temps  met  sur  les  toiles  cette 
harmonie  indéfinissable  que  les  peintres  nomment  la  patine  nuds 


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A38  RETDB  DES  DEUX  MORDES. 

il  leor  donne,  comme  à  toutes  choses,  une  patine  idéale,  une  pré- 
Tention  de  respect  et  de  poésie  qui  s'impose  à  notre  imagination, 
infiuœce  notre  esprit  à  son  insu,  nous  rend  injustes  pour  le  tra- 
vail tout  neuf.  En  outre,  je  ne  veux  pas  oublier  que  les  artistes 
représentés  ici  y  sont  venus,  non  pour  se  faire  juger,  mais  pour 
faire  le  bien;  il  serait  peu  courtois  d'exercer  notre  critique  à  leurs 
dépens.  De  même  pour  les  modèles;  eux  aussi  sont  venus  faire  la 
charité;  ce  serait  la  comprendre  singulièrement  que  leur  demanda 
des  comptes  sur  leur  vie  publique  ou  privée.  Enfin  nos  contempo- 
rains n'ont  pas  besrâi  qu'on  fasse  du  bruit  autour  d'eux,  qu'on  les 
raconte  et  qu'on  les  loue;  ils  s'en  chargent  euxHOiémes  ;  ils  me  par- 
donneront d'avoir  été  de  préférence  l'avocat  des  morts.  Il  arrive 
souvent,  dans  ces  dernièces  salles,  qu'on  rencontre  l'original  au* 
dessous  de  son  portrait,  comme  un  homme  au  soleil  devant  son 
ombre;  quelquefois  l'un  et  l'autre  ont  peine  à  se  reconnaître;  l'un 
était  jeune  et  l'autre  est  vieux,  le  portrait  était  ministre  et  l'origi- 
nal ne  l'est  plus;  si  c'est  une  femme,  la  mode  a  eu  sept  ou  huit 
révolutions  depuis  le  temps  où  elle  portait  cette  robe  et  cette  coif- 
fure. L'autre  matin,  je  vis  entrer  un  médecin  illustre,  courbé 
sous  le  poids  de  ses  quatre-vingts  ans,  qui  venait  se  chercher  là, 
lui  aussi;  il  erra  longtemps  parmi  ses  contemporains,  sur  lesquels 
il  doit  avoir  encore  moins  d'illusions  que  nous  tous  ;  pour  dire 
d'eux  quelque  chose  de  neuf  et  de  jHquant,  c'est  à  lui  qu'il  eût 
fallu  passer  la  phnne. 

Essayons  plutôt  de  dégager  la  physionomie  générale  de  cette  réu- 
nion, comme  nous  l'avons  fait  pour  les  précédentes.  Nous  serons  plus 
embarrassés  ici.  Aux  autres  haltes  du  siëde,  c'était  tantôt  un  homme, 
tantôt  une  idée  maltresse  qui  emplissait  la  salle  et  tenait  attentifs 
tous  les  personnages  assend)lés.  Chez  nous,  je  ne  trouve  ni  l'homme, 
ni  l'idée.  Notre  société  est  éparse.  S'il  n'y  avait  pas  irrévérence  à  lui 
appliquer  la  définition  que  Pascal  imaginait  pour  Dieu,  on  pourrait 
di^  d'elle  qu'elle  est  le  cercle  dont  le  centre  est  partout  et  la  circon- 
férence nulle  part.  Dans  ces  salons,  plusieurs  hommes  consid^ables 
sollicitent  notre  curiosité,  aucun  ne  rallie  tous  ses  entours  sous  sa 
domination.  Qui  domine  ici?  CSe  n'est  pas  ce  grand  journaliste,  pen- 
ché smr  sa  plume,  dans  un  portrait  vraiment  magistral.  Héritier  de 
Berlin,  mais  comme  le  chemin  de  fer  a  hérité  de  la  diligence,  il 
personnifiait  de  son  vivant  la  plus  grande  force  de  l'époque,  il  a 
renversé  plus  d'un  ministère,  il  n'est  jamais  parvenu  à  être  ministre. 
Bst-ce,  dans  un  autre  portrait  de  premier  ordre,  ce  poète  blanchi 
que  nous  vtanes  enfant  sur  le  sopha  de  Devéria  et  qui  règne  sans 
discussion  sur  la  république  des  lettres?  La  foule  passe  devant  lui, 
respectueuse,  mais  pressée,  comme  les  paquebots  modernes  devant 
Patmos,  oà  lé  oemmeroe  ne  fait  pas  escale.  Seraient-ce  ces  gèfié- 


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AUX  poia:BAiT8  im  siàous.  ftSO 

nux,  doDi  l'un  nous  reçoit  au  baut  du  grand  estidiierZ  Us  ne  tom^ 
mandent  et  ne  veulent  cominander  qu'à  leurs  soldats.  Ces  priiKesf 
on  ne  les  tolère  qu'à  la  condition  qu'ils  se  fassent  particuliêr&.  J'al- 
lais oublier  le  premier  magistrat  du  pays,  dais  ce  grand  portnît 
riche,  austère,  un  peu  terne»  Toutes  ces  personnes  éminenies  soflt 
des  centres  partie,  aucune  n'est  le  centre;  nulle  tôte  ne  surgit  aa^ 
dessus  des  autres,  sans  doute  parce  que  tous  ces  Ixoès  citoyens  se 
n^pellent  la  parole  du  jardinier  de  SÂiak^are»  dans  Richard  U: 
c  Ces  tiges  s'élèvent  à  une  hauteur  déplacée  dans  une  'r^ubliquew 
Nul,  dans  notre  gouyemement,  ne  doit  dépasser  le  niveau,  b 

Contradiction  bizarre  I  Personne  ne  soutiendra,  je  pense,  cpie  le 
trait  distinctif  de  notre  époque  sent  l'originalité.  C'est  plutôt  l'unir 
fonnité  qui  est  sa  loi  ;  les  dehors  en  témoignent,  le  vèt»ient  est  de 
plus  en  plus  effacé,  sombre,  pareil  pour  ces  homnes  de  tout  état, 
qui  semblent  n'avoir  qu'un  seul  tailleur  ;  quant  aux  esprits  du  plus 
grand  nombre,  Panurge  pourrait  venir  les  présider: 

Cherchez  qui  Tova  ment, 
Biles  chères  brebis. 

Et  cependant  toutes  ces  physionomies  trahissent  des  préoccupations 
distinctes,  personnelles  ;  on  sent  que  nul  souci  commun  ne  les  relie 
ni  ne  les  groupe  ;  chacun  fraie  sa  voie  séparément  et  joue  des  coudes 
dans  cette  foule,  en  se  hâtant  vers  un  but  particulier.  Quel  est  donc 
le  mot  de  cette  Babel,  si  ce  n'est  pas  l'originalité?  C'est  un  mot 
neuf  et  barbare  :  l'individualisme.  Ah  !  le  vieux  Laine  peut  sortir 
du  cadre  où  Géricault  l'a  enfermé,  là-bas,  et  pousser  une  recon- 
naissance chez  ses  petits-neveux;  il  s'enorgueillira  d'avoir  été  si 
bon  prophète  :  la  démocratie  coule  à  pleins  bords,  elle  a  tout  sub- 
mergé. On  peut  se  réjouir  ou  s'afiliger  de  ce  fait  inévitable,  il  est 
puéril  de  le  maudire  ;  seuls  les  enfans  pleurât  et  s'irritent  ccmtre 
les  faits.  Il  n'y  a  qu'à  enregistrer  et  à  accepter  cette  dernière  trans- 
formation du  siècle.  Hais  que  veut  cette  démocratie?  Je  consulte 
les  arts,  ce  sont  eux  seuls  qui  doivent  me  renseigner  ici  ;  b  pein- 
ture que  j'étudie  reproduit  la  vie  réelle,  elle  prend  les  Inmimes 
très  près  de  terre,  elle  ne  s'échappe  pas  vers  l'idéal;  die  est  riche, 
habUe,  elle  entoure  ses  modèles  d'accessoires  confortables,  c'est  une 
peinture  de  grand  luxe;  elle  est  aux  ordres  de  l'opulence,  encore 
plus  que  de  la  célébrité,  car  il  y  a  beaucoup  d'inconnus  dans  ces 
salles;  comme  les  autres  privilèges,  elle  se  donne  aux  grosses  for* 
tunes,  gagnées  par  le  travail,  je  veux  l'espérer  du  moins.  Ainsi  le 
but  vers  lequel  gravitent  les  préoccupations  de  cette  foule,  œ  serait 
l'argent,  et  c'est  un  immense  coupon  de  rente  qu'il  eût  faUu  peindre 
au  fond  de  ce  dernier  salon.  C'est  là  que  viendraient  converger 


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hhO  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

toutes  les  espérances  du  siècle,  de  ces  hommes  aux  visages  fatigués, 
usés  par  une  vie  trop  intense,  trop  rapide?  A  ce  propos,  et  si  Ton 
continuait  d'écouter  Tesprit  de  pessimisme,  on  pourrait  peut-être 
trouver  Tbomme  que  nous  cherchions  en  vain,  Fhomme  à  qui  va  la 
foule.  A  Fangle  de  la  salle,  tout  au  bout  de  ces  galeries  et  termi- 
nant le  cortège  historique  des  cent  ans.  J'aperçois  le  portrait  d'un 
praticien  célèbre,  M.  le  docteur  Blanche.  Il  dirige  une  maison  qui 
doit  être  fort  grande,  —  je  ne  le  sais  pas  encore  par  expérience,  — 
et  qu'il  faudra  sans  cesse  agrandir.  II  n'est  pas  de  semaine  où  nous 
ne  lisions  un  matin  dans  le  journal  que  la  politique,  la  Bourse,  les 
lettres  et  les  arts  lui  ont  envoyé  quelque  nouvelle  épave.  Est-ce  donc 
à  lui  que  va  aboutir  ce  pauvre  siècle  énervé,  surmené,  saturé  d'é- 
motions, de  déceptions,  de  morphine  et  de  bromure  7  Ne  reste-t-il 
que  des  idées  mortes  dans  des  corps  débilités  7  Notre  promenade 
doit-elle  finir  chez  le  docteur  Blanche? 

Non,  mon  siècle,  je  ne  veux  pas  être  un  fils  ingrat.  Si  tu  me 
montres  id  bien  des  aspects  peu  consolans,  je  n'oublie  pas  que  tu 
en  as  d'autres,  qu'en  cherchant  l'argent  tu  as  remporté  sur  la 
matière  les  plus  superbes  victoires  que  l'histoire  ait  enregistrées; 
je  n'oublie  pas  que  beaucoup  de  tes  travaux  seront  le  perpétuel 
orgueil  de  la  raison  humaine  ;  surtout,  ce  n'est  pas  ici  que  je  peux 
oublier  combien  tu  es  secourable  aux  malheureux,  penché  sur  les 
petits,  bon  lutteur  contre  la  soufirance  commune.  Et  si,  malgré  tout 
cela,  les  plus  chagrins  continuaient  à  désespérer  de  leur  temps,  il 
faudrait  leur  dire  avec  Bossuet  :  «  Une  petite  goutte  de  joie  nous 
est  restée  pour  nous  rendre  la  vie  supportable.  »  Cette  petite  goutte 
de  joie,  ce  sont  les  portraits  d'enfans  qui  sourient  sur  ces  murailles. 
Le  dernier  cadre  que  mon  regard  abandonne,  en  sortant  du  salon 
d'en  bas  où  se  termine  notre  visite ,  emprisonne  un  bel  enfant.  A 
ceux-là  nous  devons  léguer  autre  chose  que  des  récriminations  sté- 
riles, des  découragemens  et  des  deuils.  U  faut  que  leur  France  soit 
meilleure  que  la  nôtre,  qu'ils  lui  refassent  le  cœur,  comme  les  mem- 
bres blessés.  Leurs  mères  s'effraient  de  les  voir  grandir  dans  ces 
salles  où  rien  ne  leur  parle  du  del,  parce  qu'elles  savent  que  pour 
€ux,  comme  pour  nous,  comme  pour  nos  pères,  le  premier  besoin 
sera  toujours  celui  de  là-haut.  J'ai  plus  de  confiance  que  les  mères. 
Le  bûcheron  ivre,  qui  promène  l'hiver  sa  cognée  dans  le  bois, 
peut  abattre  quelques  branches,  il  n'empêchera  pas  l'étemelle  flo- 
raison d'avril.  Chaque  génération  apporte  son  espoir  divin,  comme 
chaque  printemps  ramène  ses  fleurs.  L'un  sort  naturellement  de 
l'àme  qui  s'entr'ouvre,  comme  les  autres  du  bourgeon  qui  s'épa- 
notdt.  U  faut  seulement  souhaiter  à  ces  petits  de  trouver,  en  ache- 
vant le  siècle ,  l'apaisement  du  grand  combat  qui  l'a  déchiré,  de 
la  lutte  entre  la  raison  nourrie  de  sdence  et  le  cœur  altéré  de  foi* 


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AUX  PORTRAITS  DU  SIÈCLE.  Ail 

n  est  permis  de  rêver  avec  les  enfans.  Ce  siècle,  en  se  levant  dans 
des  ftmes  toutes  rainées,  leur  apporta  on  livre  qui  les  illumina  :  le 
Génie  du  christianisme.  Livre  superficielt  vieilli  pour  nous  ;  il  n'a 
concilié  que  des  différends  littéraires  ;  mais  il  était  l'aliment  demandé 
à  cette  heure-là  par  une  génération  sensible  et  poétique.  L'ftme  de 
nos  fils  en  demandera  un  autre  ;  que  l'un  d'eux  fête  le  centenaire  en 
écrivant  le  Génie  du  christianisme  scientifique  ;  qu'il  soulève  tous 
ses  frères  jusqu'à  ce  point  de  vision  supérieur,  que  nous  devinons 
sans  le  découvrir,  où  deux  vérités  n'en  font  qu'une! 

Il  faut  quitter  les  portraits  ;  ces  vivans  vont  retourner  à  leur  tftche 
et  ces  inorts  à  leurs  tombes.  Ceux-ci,  tout  conmie  ceux-là,  sont 
revenus  chercher  dans  Paris  un  peu  du  bruit,  de  la  popularité  et 
de  la  lumière  qu'ils  aimaient  tant.  Us  ont  bien  payé  ces  derniers 
plaisirs.  Ce  fut  une  idée  ingénieuse  et  touchante  d'appeler  les  morts 
à  une  bonne  action  posthume,  de  faire  secourir  la  postérité  malheu- 
reuse par  des  aïeux  qui  semblaient  ne  pouvoir  plus  rien  pour  elle. 
Décidément,  il  n'est  jamais  trop  tard  pour  racheter  ses  fautes.  Qui 
aurait  cru  que  Robespierre  revint  un  jour  gagner  des  indulgences? 
Et  ces  bonnes  grand'mères,  un  dernier  jeu  de  l'imagination  nous, 
les  montre,  descendues  de  leurs  cadres,  arrêtées  à  leur  tour  devant 
le  tableau  de  H.  Houchot,  considérant  avec  pitié  le  triste  asile  de 
nuit.  Dans  ces  salles  où  tant  de  splendeurs,  de  puissances  et  de 
grâces  ont  reçu  l'hospitalité  quelques  semaines,  elles  reçoivent  pour 
une  nuit  les  plus  déshéritées  de  leurs  petites-filles.  Je  n'essaierai 
pas  de  vous  émouvoir  avec  le  tableau  de  la  douloureuse  veillée  ;  un 
de  nos  maîtres,  des  mieux  aimés  ici,  l'a  refait  naguère,  et  il  sait 
peindre.  Mais  la  grand'mère ,  qui  n'a  pas  eu  le  plaisir  d'entendre 
notre  ami,  demande  à  l'un  des  portraits  d'aujourd'hui  ce  que  nous 
faisons  pour  cette  infortune;  curieuse,  elle  s'étonne  sans  doute  à 
l'aspect  du  salon  moderne  et  s'enquiert  de  notre  condition.  Notre 
contemporain  répond  que  nous  sonmies  une  démocratie.  La  grand'- 
mère, qui  ne  se  piquait  pas  de  grec,  ne  comprend  pas  très^bien  ; 
son  interlocuteur  lui  explique  que  la  démocratie  est  une  société 
organisée  pour  l'abnégation,  le  sacrifice,  la  protection  des  plus  fai- 
bles, l'assistance  aux  malheureux.  —  n  Que  ne  le  disiez-vous  tout 
de  suite?  fait  la  grand-mère.  J'appelais  tout  cela  d'un  autre  nom, 
qui  vient  peut-être  du  grec,  mais  en  passant  par  l'évangile;  je  l'ap- 
pelais la  charité.  Hais  les  mots  importent  peu  :  nous  sommes  d'ac- 
cord, secourons  ces  pauvres  femmes.  »  —  Si  Ton  comprenait  que 
les  deux  mots  doivent  avoir  le  même  sens,  grand'mères  et  petits- 
fils  seraient  bien  près  de  s'entendre. 


Eugèiie-Melchior  de  Vogue. 


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LES    P&OGRÈS 


BB    Ek 


MICEOGEAPHIE  ATMOSPHMQÏÏB 


lMOr9*»UmimvîwpuéhP€Umo9phère,^pÊBtm.^.m(piÊLP$^ 


Depuis  cinquante  ans*  c'est-à-dire  depuis  les  premières  recherches 
d'Ehrenberg  et  de  Gaultier  de  Glaubry  sur  la  nature  des  poussières 
atmosphériques,  on  a  vu  se  produire  un  grand  nombre  de  travaux»  de 
râleur  diTerse*  qui  nous  ont  peu  à  peu  familiarisés  avec  l'idée  de  cher^ 
cher  dans  l'air  les  germes  des  maladies  épidémiques.  Le  mot  de 
Pringle,  que  «  l'air  est  plus  meurtrier  que  le  glaire,  »  semble  se  réri- 
fier  de  plus  en  plus,  liais  Ton  ne  se  borne  plus  à  parler  raguement  de 
•  Pair  impur  »  des  grandes  villest  des  o  miasmes  »  qui  infestent  les 
salles  d'h6pitaux;  il  s'agit  désormais  de  saisir  sous  une  forme  visible 
l'ennemi  qui  se  cache  dans  l'air»  d'établir  le  signalement  qui  le  fera 
reconnaître,  d'étudier  les  moyens  de  Texterminer.  Ce  sont  les  admira- 
blés  travaux  de  IL  Pasteur  qui,  phis  que  tous  les  autres,  ont  contribué 
à  répandre  ces  idées  et  à  stimuler  les  efforts  des  chercheurs  en  nous 
apprenant  à  découvrir  dans  les  poussières  aériennes  ks  germes  des 
fermons,  à  les  isoler,  à  les  récolter,  à  les  soumettre  à  des  cultures 
qui  les  multiplient.  Et  l'un  des  progrès  les  plus  utiles  parmi  ceux  qui 
procèdent  de  cette  féconde  impulsion,  c^est  la  créatioa  du  service 
de  micrographie  atmosphérique  qui  a  été  ^inauguré  en  1875  à  l'obser- 
vatoire de  MontsouriStCiommencées  d'abord  par  H.  Schœnauer,  les  ana- 


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LA   MIGROGRi^HIE  ATMOSPHÉRIQUE.  AÂ3 

lyties*  microseopiques  de  l'air  ont  été  continaées  à  HoQtsouris,  depaiâ 
1877,  par  IL  P.  Uiquel,  qui  Tient  de  résumer  dans  une  belle  publia 
calion  tes  résultats  de  ces  buit  années  de  recherches.  Avec  on  tel  goide* 
nous  pouvons  essayer,  sans  trop  de  risques»  d'eq^serbrièTement  Félat 
de  la  question. 

Les  sédimens  que  charrient  les  fleuves  aériens  efifrent  nn  mélange 
complue  et  inOniment  varié  de  poussières  minérales»  de  débris  orga- 
niques et  d'organismes  vivans  de  nature  animale  ou  végétale.  Les 
particules  inertes  fournies  par  le  règne  minéral  se  présentent  le  plus 
souvent  sous  la  forme  de  firagmens  irréguliers  à  arêtes  vives  et  tran- 
chantes, dont  la  grosseur  varie  depuis  le  graijst  de  sable  visible  à  l'oeil 
nu  jusqu'aux  poussières  les  plus  fines.  A  cette  limite  d'extrême  divi- 
sion où  le  microscope  lui-même  semble  impuissant  à  en  définir  les 
contours,  elles  se  distinguent  à  peine  des  germes  de  bactériens,  et 
l'observateur  serait  fort  embarrassé  d'en  déterminer  la  vraie  nature, 
s'il  n'existait  pas  aujourd'hui  un  mode  d'expérimentation  qui  permet 
de  suppléer  à  l'insuffisance  des  moyens  optiques,  je  veux  dire  la  cul- 
ture des  microbes,  pratiquée  avec  tant  de  succès  par  M.  Pasteur  et  ses 
disciples.  C'est  par  les  eosemencemens  que  l'on  parvient  à  démontrer 
l'existence  des  germes  qui  se  dérobent  à  l'investigation  directe. 

Les  procédés  employés  pour  recueillir  les  poussières  atmosphéri- 
ques se  sont  graduellement  perfectionnés  sous  la  main  d'une  foule 
d^expérimentateurs  habiles.  Le  moyen  le  plus  simple  coosiste  à  expo- 
ser à  l'air  une  plaque  de  verre  enduite  d'un  liquide  i;luant;  une  autre 
méthode  revient  à  examiner  l'eau  de  pluie,  la  neige  ou  la  rosée  artifi- 
cielle qui  se  dépose  sur  un  ballon  de  verre  rempli  de  glace.  On  n'ob- 
tient ainsi,  avec  beauoôup  de  fatigue,  que  des  résultats  insignifians. 
Pour  arriver  à  récolter  en  peu  de  temps  des  quantités  notables  de  sédi- 
mens, il  faut  recourir  à  des  appareils  que  traverse  un  courant  d'air 
provoqué  par  une  trompe  ou  tout  auti^  système  d'aspiration.  Tels  s<mt 
les  divers  appareils  collecteurs  fondés  sur  le  principe  de  l'aéroscope 
de  Pouchet  et  munis  de  compteurs  qui  permettent  de  mesurer  le 
volume  d'air  aspiré.  Pour  retenir  les  poussières  que  charrie  le  courant 
d'air,  on  emploie  généralement  des  lamelles  glycérinées: 

La  goutte  de  glycérine  qui  contient  la  récolte  étant  portée  sous  le 
microscope,  on  y  constate  d'abord  la  présence  des  sédimens  inertes 
qui  en  constituent  d'ordinaire  les  élémens  les  plus  abondans.  Gonmie 
ra!vait  déjà  remarqué  M.  Pouchet,  ces  élémens  bruts  des  poussières 
sont  caractéristiques  de  leur  lieu  d'origine  :  l'air  des  appartemens 
habités  tient  en  suspension  des  brins  de  soie,  de  cotoo,  de  chanvre, 
de  laine;  dans  l'air  des  rues,  ces  épaves  microscopiques  de  la  civilisa- 
tion deviennent  pkis  rares  et  sont  noyées  dans  les  détritus  terreux;  i 
la  campagne,  des  fibres  d'écorce  ou  de  végétaux  en  décomposition  pré- 


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iAi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dominent  dans  le  mélange.  D'autre  part,  le  poids  des  sédimens  récol- 
tés aux  champs  est,  pour  un  même  volume  d'air,  plus  faible  que  celui 
des  poussières  récoltées  en  ville,  ainsi  que  Pavaient  déjà  démontré  les 
expériences  de  M.  G.  Tissandier.  M.  Miquel  ajoute  que,  d'après  ses  pro- 
pres expériences,  la  quantité  des  poussières  atmosphériques  diminue 
tellement  après  les  pluies,  quMl  faut  renoncer  à  en  évaluer  le  poids,  au 
parc  de  Montsouris.  Cette  diminution  porte  principalement  sur  les 
matières  inorganiques. 

A  côté  des  sédimens  de  nature  terreuse,  charbonneuse,  ferrugineuse 
et  des  débris  de  toute  sorte  enlevés  par  le  vent  à  nos  habitations,  les 
poussières  renferment  des  poils  de  végétaux,  des  fragmens  de  duvet 
ou  d'écaillés,  des  pattes  d'insectes,  des  dépouilles  d'acariens,  etc.  ;  il 
est  beaucoup  plus  rare  d'y  rencontrer  des  œufs  ou  des  cadavres  d'in- 
fusoires  nettement  reconnaissables.  Pour  démontrer  l'existence  des 
œufo  d'infusoires  dans  les  poussières  atmosphériques,  il  faut  généra- 
lement recourir  aux  procédés  d'ensemencement,  par  lesquels  on  par- 
vient à  les  faire  éclore  dans  des  sortes  d'aquariums  minuscules.  Par  ce 
mot  dHnfusoires  on  entend  ici  des  animalcules  microscopiques  qu'il 
ne  faut  pas  confondre  avec  les  bactériens,  rangés  désormais  parmi  les 
cryptogames  d'ordre  infime. 

En  dehors  de  ces  œufs,  si  rarement  vus,  et  des  germes  de  bactéries, 
toujours  fort  difficiles  à  saisir,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  le  micro- 
scope fait  découvrir  parmi  les  sédimens  atmosphériques  plusieurs  classes 
de  corpuscules  organisés,  parfaitement  visibles  avec  des  grossissemens 
de  100  à  500  diamètres  et  qui  peuvent  être  classés  comme  il  suit  :  l*"  de 
simples  grains  d'amidon  ;  2»  des  pollens  incapables  de  germer,  mais 
propres  à  féconder  les  ovules  de  certaines  plantes;  3^  des  spores  de 
cryptogames  capables  de  germer  et  de  former  une  moisissure ,  une 
algue,  un  lichen  déterminé  ;  enfin  4^  des  végétaux  complets,  tels  que 
les  algues  vertes,  les  conidies,  les  levures,  les  diatomées,  etc. 

Les  pollens,  fort  répandus  dans  l'air  au  printemps  et  en  été,  tendent 
à  disparaître  à  l'approche  de  l'hiver.  A  Paris,  pendant  Tété,  on  en  trouve 
souvent  de  5,000  à  10,000  par  mètre  cube.  La  rareté  des  pollens  carac- 
térise les  poilssières  recueillies  en  hiver  ou  dans  des  lieux  fermés. 

Parmi  cette  armée  de  corpuscules  organisés,  le  contingent  principal 
est  fourni  par  les  plantes  cryptogames,  dont  les  spores  oflrent  une 
grande  variété  de  formes  et  de  modes  d'assodation.  Pendant  l'hiver, 
ces  spores  sont  habituellement  vieilles  et  rares,  au  moins  par  les 
temps  humides.  La  température  douce  des  mois  d'avril  et  de  mai 
donne  un  premier  essor  à  la  végétation  cryptogamique,  et  l'air  se 
charge  alors  de  jeunes  spores  auxquelles  succèdent  plus  tard  les 
grosses  fructifications  qui  persistent  durant  tout  l'été. 

Pour  établir  aussi  exactement  que  possible  la  statistique  des  spores 


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LA  inCROGEAPHIE  ATMOSPHEBIQUE.  hkb 

aériennes  des  moisissures,  M.  Miquel  a  pensé  que  le  procédé  le  plus  ' 
sûr  serait  de  les  compter  directement  sous  le  microscope.  En  effet,  la 
méthode  des  ensemencemens  fractionnés,  employée  faute  de  mieux 
pour  l'évaluation  des  germes  de  bactéries  à  peine  visibles  au  micro- 
scope, a  le  défaut  de  ne  rien  nous  apprendre  sur  les  microbes  inca- 
pables de  se  multiplier  dans  les  liquides  adoptés  :  on  sait  qu'un  grand 
nombre  de  semences  de  lichens,  d'algues  et  de  champignons  ne  se  déve- 
loppent jamais  dans  les  sucs  ou  les  bouillons  où  se  plaisent  certaines 
mucédinées,  et  Ton  risque  ainsi  d'obtenir  des  résultats  fort  incom- 
plets. En  comparant  entre  eux  le  nombre  des  spores  germées  dans  les 
liquides  en  question  et  celui  des  spores  comptées  au  microscope, 
M.  Miquel  a  trouvé  que  le  premier  était  au  second  comme  1  est  à  20; 
d'où  il  faut  conclure  que,  sur  vingt  semences  introduites  dans  le  bal- 
lon, dix-neuf  y  restent  inaclives  et  passent  inaperçues.  Il  est  vrai, 
d'autre  part,  que  dans  les  dénombremens  directs  on  ne  peut  guère 
éviter  de  comprendre  les  spores  infécondes  tuées  par  la  vieillesse  et 
la  sécheresse.  Mais  la  numération  des  spores,  répétée  souvent  dans  le 
même  lieu  et  dans  des  conditions  identiques,  peut  au  moins  nous 
éclairer  sur  leurs  variations,  et  c'est  là  l'essentiel. 

La  comparaison  des  chiffres  obtenus  à  des  jours  différons  montre  que 
la  fréquence  des  spores  tantôt  se  maintient  stationnaire,  tantôt  pré- 
sente de  brusques  variations.  Si,  à  telle  époque,  le  métré  cube  d'air 
n'en  contient  que  1,000  ou  2,000,  à  d'autres  momens  leur  nombre 
peut  s'élever  à  100,000  ou  200,000.  Le  maximum  s'observe  d'ordi- 
naire au  mois  de  juin  (35,000  spores  par  mètre  cube  d'air  pour  la 
moyenne  de  cinq  années).  Pendant  l'hiver,  le  nombre  des  spores  de- 
meure relativement  bas,  surtout  par  les  temps  froids  et  humides,  tan- 
dis qu'en  temps  de  sécheresse  l'air  se  trouve  souvent  assez  riche  en 
vieilles  semences  que  les  vents  soulèvent  en  balayant  le  sol.  En  été, 
les  alternatives  de  sécheresse  et  d'humidité  produisent  des  effets  tout 
différons.  Les  pluies  qui  surviennent  quand  la  température  est  assez 
élevée  pour  favoriser  le  développement  des  végétaux  inférieurs  rajeu- 
nissent les  vieux  mycéliums,  les  graines  de  cryptogames,  qui  né  tar- 
dent pas  à  fructifier  et  à  livrer  aux  vents  les  millions  de  semences 
qu'elles  ont  engendrées.  Si  les  pluies  viennent  à  manquer,  les  para- 
sites privés  d'air  s'étiolent  et  meurent,  et  les  spores  aériennes  dispa- 
raissent peu  à  peu.  Quelques  observateurs  cependant  ont  cru  pouvoir 
aflirmer  que  les  pluies  d'été  purifiaient  l'air  et  le  débarrassaient  de 
ces  végétaux  parasites  ;  c'est  qu'en  effet  une  forte  pluie  entraîne  vers 
le  sol  la  plupart  des  poussières  que  l'air  tenait  en  suspension;  mais, 
quinze  heures  après  ce  lavage,  on  voit  les  semences  reparaître  cinq  ou 
dix  fois  plus  nombreuses  I  C'est  ainsi  que  s'expliquent  les  contradic- 
tions apparentes  qu'on  relève  dans  les  faits  observés  par  quelques  expé- 
rimentateurs habiles.  En  dehors  de  la  température  et  de  l'humidité,  la 


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kh&  BfiVOB  DÊB  J>WL  M0En>BS^ 

djiectioa  da  wai  paraît  Meore  exmcBt  wa  kifltteiue>  mu^foèa  aorfai 
ijiéqiiiiacd:  dea  vfiOfM  ûam  Vair  do  Montarada  :  la  Teite  du  naod^  qui 
parrwiment  h*  FobaerratûirQ;  sqpiffte  atioir  tmiisé  Pani  sumnt  Fuu  àa 
aas-DBaoyds  dwaièiret,  sont  toi^jMn^  Mto  dau^éB  de  poufiattmB  oi^gen 
iiM€is«  cii(^  prcme  ({Oi)  Im  tUIés.  popufevse»  cooMt^ent  tn  krals 
««Ma  ivrdegiid'iiifaGikm  ^te  supémttirk  Gain  de  l!a(tm«ipbèieid69 
cbaaipiEk  En;  prewot  les.  m0ir»Mft  d!iMK  piolixla  dat  tron  aiMiéfiB^ 
IL  Miimial  a  tm^rà  las  cbiffines  mmmi  pour  k»  speiMi  GûBtaAuea  dons 
UA  màtre^eube  i'aîr»  ^Momsoai&a  : 

Mtot.  PriiitAmpf.  Été*.  Automne.  Année. 

MOO'         la^oao        9^ooo>        9^,800'  ii,â09 

La  moï^mi)»  gteéBate  ast  d^^mTOiit  l&,tM  poD  mkire  eibe  (114  par 
Ite^  sœaÉs  an  tesaaft  conq^  de  ca  fait  cpie  hea  aéroscope»^  laiaaaai 
éabappQir  au  moins  Ift  isoitû  A»|ifiritoaMrtinaaphèiiqut»,  il  aettbto 
qua»  Bfius^  aeransi  pluB  paè»  dtoi  b)  irintè»  «a  partaot  1b>  wHBbrti  uM^m 
de»  spaoefteDDleftiiett  dfiusiuDlitffatd'ak'k  SOc. 

Qttajal  h  ht  ditacBdûalioa  eante  deioaa^aporaa^  qui  seraic  du  reaaoK 
des  botanistes  de  prefèBstniv  Mi  Miquel  Va  pimsoireiMBt  taîssèa*  de 
cM..  i.  Le  aMTOgiaphe*  qmi  veudû  s'eoeopas  stoieusesMiir  4e  leur 
6tude,.  dilril,.  tnaiurora^.  j'em  suet  pcrandé^  de  Boabrens  fsit&ioléree- 
aaDB  à  p«i>lrâr..  Il  Testai  par  esemple^  plasieaFs  eipèee»  d^al^gues  et  de 
cbaflifignMs  aft  £aiee  raeee  k  oertaiM»  époquesi  de  l'annôe  ei  abonder 
daofi  d'auliea*;  il  venra  ploeieuiB  aspèca&de  mioDopbytae  enyahir  p»e»> 
que  eeudainemeAt  ral«iosphère,8'y;  maiïUABir  tnfts  frdqiwntes  pendant 
deus^eu  ttoie^ane^  puia  diapataltre  oib  da^ensr  dfune;  extrême  rareté; 
A.vac  le*  aeceuns  dea  aiiroacepes,  il  lui  sera.  aisé,  de  découvrir  dîna  l'air 
de  o^riaines  rigiomi  ks  graines  éb  qmelqiaeamoiaiBsuresBedoiite«i>dBS 
agricutteui».... Au  poifcit  de  vue  dsili'bygièae  ^idaPè^ologaedequei- 
fuee  aflbclienB  oooiagieiiBeev  ili  na  paralii  pan  étaMi  que  les-  speres  ai 
diverse»  iataeduitefl  dans  notve  éoaaomie^  amooBobre  do^SûO^MOpar 
jouir  eui  dft  lOft  millioQS  par  an^  soient  de  l'innocuité  k  plttstparCrite. 
L'appeidtion  du  mugnel  dans  tobouebof  dea^  jeunes  ente»  et  daa»  les 
¥oiea  ceapiratoirea  des  mourans  semble  bien  démontorer  qua  lev  unir- 
aioanrea  font  auaÉî  partiei  de  1»  daese  deapureatees^piêta  à  enwhip 
notce  oigamame  dèa  qu'il  prteente  uai  peint  ¥uloé9alike>  ou*  de<  faible 
rtataCanoei  m 

Eni  sommes,  le  rôle  de  cea  végétBor  microaoopiquea  senbla  pouitant 
Mee  baaacoup  meinai  important  qu«  cefaiiidea  beettriesi  dent  il  sera 
bieiiÉ6t  qntestioQ.  Leur  miasion  aqiparente  eat  de  nous'  débarraasar 
promptemeat  d'unof  foule  de  subataooes^  mortes:  qui  enoooribmie  le 
sok  Danal^air  des!  égouts^  ikscmti  plus  rares  qu'on  o«  l'aavait  cra  : 
leur  nombre  moyen  s^y  Hq^proebe  deoelm  q«i'a4é(é  aoté  peurFair  du 
pare  deiMontsearii^;  maia  aeownl  anad  on  le  ttoum  piu^ftUbtar  Dani 


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Iià  MIQMKitAPBIl  ATMOSraéUQUE.  Ukl 

\mwAm  4e  PHttCoi-^tteii,^» a  eomplé  m  mtfydiioe  5  ^mtos  pv  lftr# 
d^tlr;  aoi  Utoratoiref  de  Bioiiteouris,  k  |Mloe  t  syorei  pu  Mtre#  Od 
voit  q«e  tes  semencee  tifpion^wiiiyifii  awi  bea«ooitp  plus  rtrit  deof 
les  a^Mnphières  confinées  qofà  Pair  libre*  L'analyse  micresccçique  des 
poosBièrss  répandues  anr  les  venbles  de  nos  appartamenscoadiBl  k 
des  résoUats  anatognes»  U  n'en  eaCpae  msiDSTrai  i|ae,  dans  les  duos* 
baes  <le  maladee^  ces  ponesièies  ponrraiem  coneerfer  pendant  lony*- 
tevpa  ées  génies  d'mfeotion  et  mériteraient  4^tee  études,  i  oe 
peint  de  tue,  avec  le  plus  grand  «lin« 

Mons  arrifiene  à  la  partie  la  pku  intéressante  des  red^rebes  de 
M.  Afiqnel,  qui  a  pour  objet  Pétade  des  germes  de  bactériens  répandus 
dans  l'air.  Laôsant  de  côté  les  nombrenses  class^keatioos,  plus  on 
moins  arbitraires,  qui  ont  été  proposées  par  divers  botaoisCes,  M.  Miquel 
se  centeirte  de  ditiser  eesorganiemes  saicroseoptqucii  en  mkreoootus, 
bactérinas^  badUes  et  vibrions.  Les  nicrocoecaa  se  présentent  ordif 
Édrement  sons  la  tonne  de  cellules  gtebnleases,  privées  de  mouvemens 
sqpontaanés^dont  lesdimendonsne  dépassent  pas  quelques  millièmes  de 
millimètre;  les  microbes  de  œ  groupe  sont  ceu  qui  domineotdans  l'air 
de  Paris.  Les  badériumsaffectent  la  forme  de  bMennets  courts,  mobiles, 
isolés  on  réunis  eoitre  enx,  an  nombre  de  4601  à  qaatre  articles.  Lers- 
qnfUs  d)endent  dans  une  infnsion,  ils  y  produisent,  en  ee  crotsant  en 
teoseenst  une  sorte  de  fourmillement.  11  devient  eouTentdiffidle  de  les 
distingnev  des  bacilles,  qui  sont  formée  de  cefinles  disposées  eo  fila^ 
mens  c^des  de  kmgaeiff  indéterminée.  Les  bacilles  sont,  les  uns  im* 
mobiles  (oomme  la  bactéridie  diarbonoeose  de  VL  DaTaiae),  les  autres 
mobiles  (comme  le  ferment  butyrique  de  M.  Pastenr)  ;  é  cOté  des  badUes 
àfilamens  iniques,  on  rencontre  encore  des  badlles  rameux.  Ëoin, 
H.  Biliquel  réserve  le  nom  de  trîèrwms  au  organismes  ûlamenteux  nous, 
ondalaos,  qui  se  meuvent  dans  ks  infosione  à  la  manière  des  angnSles, 
tandie  que  M.  Pasteur  comprend  sous  cette  dèoominatioa  une  fouie  de 
bicaies. 

Cette  classiâcalio](,  fondée  simplement  sur  des  caractères  exté* 
riemrs,  a  Favantage  de  ne  pas  trancher  prématurément  des  questiens 
qui  ne  pourront  être  élucidées  que  lorsque  nous  connaîtrons  mienx  les 
phase»  variées  de  lagerminatien  et  de  lacroiasanoe  de  ces  êtres  infimes, 
les  modifications  qu'ils  peuvent  sabir  sous  Pinflnence  d'une  nurtrition 
riche  oi  pauvre,  de  la  4empératurey  des  sgene  chimiques,  etc.  Cette 
étode  difildie  est  à  peine  ébauchée,  e4  une  obscnrité  profonde  règne 
encore  sur  la  filiation  des  espèces  bactériennes,  ainsi  que  snr  les  trans- 
férmations  dont  elles  sont  susœptibies. 

Les  aéroscepesv  d'un  nsage  fort  commode  pomr  Fétnde  statistique 
des  spores  de  cryptoganws  tdles  qne  les  moidsiores,  les  algues  vertes, 
les  lichens ,  deviennent  insottsane  lorsque  s'agit  de  compter  ces 
germes  de  bactériens,  qu'un  voile  à  peine  translucide  cache  encore 


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A&8  lŒTUB  DES  DEUX  lf(»fDE8. 

à  nos  yeux.  Après  avoir  longtemps  expérimenté  cette  méthode  d'obser- 
vation fatigante  et  le  plus  souvent  illusoire»  H.  Miquel  s'est  définitive- 
ment arrêté  à  celle  des  ensemencemens,  préconisée  par  M.  Pasteur.  11 
se  sert,  à  cet  effet,  de  tubes  à  boule,  contenant  une  liqueur  putrescible, 
préalablement  stérilisée,  et  dans  lesquels  Pair  est  introduit  par  un 
aspirateur.  Le  passage  de  Tair  une  fois  terminé,  Porifioe  d'entrée  doit 
être  scellé  à  la  lampe,  tandis  que  l'extrémité  opposée  du  tuba  reste 
bouchée  par  un  tampon  d*amiante.  Le  petit  ballon  ainsi  ensemencé 
est  alors  placé  à  l'étuve,  et  son  contenu  s'altère  ou  ne  s'altère  pas,  sni« 
vaut  que  l'air  aspiré  était  ou  non  chargé  de  germes.  Chaque  expérience 
étant  faite  sur  50  tubes  à  boule,  dont  chacun  reçoit  le  même  volume 
d'air,  on  admet  que  la  richesse  de  cet  air  en  germes  est  indiquée  par 
le  nombre  des  tubes  dont  le  contenu  s'altère. 

Tel  est  le  principe  de  la  méthode  des  «  ensemencemens  fractionnés,  n 
Elle  suppose,  avec  raison,  que  chacune  des  conserves  qui  se  sont  alté- 
rées a  reçu  au  moins  un  germe  ;  mais  il  est  clair  aussi  qu'elle  a  pu  en 
recevoir  davantage.  M.  Miquel  s'est  parfaitement  rendu  compte  de  la 
justesse  de  cette  objection,  qui  repose  sur  la  distribution  inégale  des 
corpuscules  dans  un  volume  d'air  donné.  «  Aussi  faible  qu'on  le  sup- 
pose, dit -il,  le  poids  des  poussières  introduites  dans  un  seul  ballon 
peut  renfermer  deux,  trois  ou  plusieurs  germes  de  la  même  espèce, 
qui  ne  sont,  plus  tard,  comptés  que  pour  un  seul.  Quelquefois  aussi 
plusieurs  spores  diverses  peuvent  adhérer  ensemble,  et  celle  qui  germe 
le  plus  tôt  peut  entraver  le  développement  des  autres,  en  envahissant 
rapidement  le  milieu  où  elles  sont  semées  en  bloc.  Souvent  il  arrive 
aussi  que  Pair,  abondamment  pourvu  de  graines  de  moisissureSi  en 
apporte  plusieurs  espèces  capables  de  croître  dans  le  bouillon  neutra- 
lisé, d'absorber  rapidement  l'oxygène  dissous  dans  le  liquide,  et  de 
priver  ainsi  les  germes  atmosphériques  des  bactéries  d'un  élément 
nécessaire  à  leur  éclosion.  Généralement  cependant,  les  moisissures 
croissent  lentement  dans  le  bouillon  privé  de  toute  acidité,  et  les  bac- 
téries prennent  vite  le  dessus.  »  —  Ces  causes  d'erreur  font  que  les 
nombres  obtenus  restent  souvent  au-dessous  de  la  réalité;  on  pourra 
toutefois  admettre  qu'ils  indiquent  d'une  manière  assez  exacte  la 
richesse  relative  de  Pair  à  des  époques  différentes,  si  l'opérateur  a 
soin  de  se  placer  toujours  dans  les  mêmes  conditions  d^expérience.  Ce 
qui  semble  prouver  que  les  germes  sont  d'ordinaire  répartis  d'une 
manière  uniforme  dans  le  milieu  ambiant,  c'est  que  quatre  ou  cinq 
groupes  d'expériences  effectuées  dans  le  cours  d*une  journée  et  au 
même  endroit  donnent  des  résultats  à  peu  près  identiques,  si  le  vent 
ne  varie  pas,  et  si  Pair  n'est  pas,  dans  l'intervalle,  lavé  par  la  pluie  ou 
par  une  chute  de  neige.  11  en  serait  autrement  si  Pon  admettait,  avec 
M.  Tyndall,  Pexistence  de  ces  nuages  ou  essaims  de  bactéries,  que  le 
célèbre  physicien  anglais  veut  avoir  observés  à  l'aide  du  «  plateau  des 


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LA  MIGB06RAPHIB  ATHOSPHiRIQUB.  A&9 

cent  tubes.  »  C'est  une  sorte  de  damier  garni  de  œnt  tnbes  à  essai  qui 
renferment  des  infusions  préalablement  bouillies;  en  le  laissant  exposé 
à  Tair»  on  constate  que  les  tubes  sont  attaqués  d*une  manière  très 
inégale,  et  M.  Tyndall  en  conclut  que  les  germes  flottent  dans  l'atmo- 
sphère par  groupes  et  par  nuages  qui  se  succèdent  d'une  manière  plus 
ou  moins  capricieuse.  Mais  ce  mode  d'expérimentation  n'est  pas  assez 
précis  pour  conduire  à  des  résultats  concluans.  «  Pour  ma  part»  dit 
M.  Miquel,  je  ne  crois  pas  aux  nuages  de  bactéries,  dont  je  compare 
Texistence  éphémère  à  la  fumée  des  usines,  diluée  dans  l'atmosphère 
au  fur  et  à  mesure  qu'elle  s'échappe  du  foyer  qui  la  produit,  surtout 
si  le  vent  a  quelque  force.  »  En  attendant  qu'on  trouve  un  procédé  plus 
sûr,  on  pourra  donc  se  servir  avec  confiance  de  celui  qui  est  journel- 
lement employé  depuis  cinq  ans  par  les  habiles  expérimentateurs  de 
l'observatoire  de  Montsouris. 

Mais  les  précautions  dont  il  est  indispensable  de  s'entourer  pour 
obtenir  des  liquides  nutritifs  parfaitement  stérilisés  avant  l'ensemen- 
cement ne  sont  pas  aussi  simples  qu'on  l'avait  longtemps  supposé.  La 
température  de  l'ébullition  est  en  général  insuffisante  pour  tous  les 
germes  contenus  dans  ces  liquides,  et  s'ils  restent  parfois  limpides 
après  un  chauffage  à  100  degrés  ou  môme  à  70  degrés,  cela  prouve 
seulement  que  les  germes  qu'ils  tiennent  en  suspension  n'y  trouvent 
pas  les  conditions  favorables  à  leur  développement  ;  pour  se  convaincre 
de  la  persistance  de  cette  fécondité  latente,  il  suffit  d'ensemencer  avec 
une  goutte  de  ces  liquides  un  bouillon  parfaitement  stérilisé.  La  tem- 
pérature nécessaire  pour  détruire  sûrement  les  germes  des  microbes 
les  plus  réfractaires  à  la  chaleur  humide  n'est  pas  inférieure  à  110  de- 
grés; encore  faut«il  la  faire  agir  pendant  deux  ou  trois  heures,  car  des 
germes  de  bacilles  peuvent  résister  dix  minutes  dans  l'eau  chauffée  à 
près  de  140  degrés.  Gomme  ces  températures  élevées  auxquelles  il 
faut  soumettre  les  infusions  végétales,  bouillons,  jus  de  viandes,  ^, 
pour  les  stériliser,  ont  pour  conséquence  d'altérer  les  substances  albu- 
minoldes  de  ces  liqueurs,  on  a  cherché  d'autres  procédés  pour  obtenir 
des  milieux  nutritifs  sans  germes,  et  M.  Pasteur  en  a  indiqué  plu- 
sieurs :  on  arrive,  en  effet,  au  môme  but  en  extrayant  directement, 
avec  certaines  précautions,  les  liquides  animaux  de  Torganisme  des 
êtres  vivans,  en  faisant  digérer  de  la  viande  fraîche  dans  de  Teau  por- 
tée au  préalable  à  110  degrés,  en  filtrant  les  sucs  ou  les  jus  de  viande 
à  travers  du  plâtre,  de  l'amiante,  etc.  En  somme,  on  possède  désor- 
mais plusieurs  moyens  de  préparer  sûrement  des  liquides  purs  de 
tout  germe  et  capables  de  favoriser  l'éclosion  des  bactéries  aussitôt 
qu'ils  en  sont  ensemencés. 

A  l'observatoire  de  Montsouris,  les  tubes  à  boule  ensemencés  sont 
placés  sur  des  supports  et  rangés  sur  les  étagères  d'une  étuve  main- 

Tom  LTH.  -*  1883.  29 


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£50  UfUE  MB  DEeX  HORDES. 

tenue  coDStaflOteeiH  à  «ne  lempérature  4e  99  à  55  4egp68,  qui  paraît 
faTcmbleaadé^loppemeDt  de  la  plopart  des  bactéries.  La  éKirée  ^uxcar 
batioB,  fort  variable,  etiie  ph»  souvent  de  2  à  5  joure;  il  est  assezrare 
de  y(^  af^parallre  les  sIgMSd'iJifëpafâon  au  bout  de  vingt-quatre  heares, 
et  eucore  plus  rare  de  vonr  une  conserve  se  troubler  seulement  au  bout 
drim  mois.  A  Montseuris,  ce  D(*e6t  que  vers  le  quarantième  jour  que 
les  conserves  restées  stériles  sont  éëittitiwment  supprimées,  ce  qui 
est  pk»  que  suffisant  pour  assurer  la  rigueur  des  statistiques.  Mais  pour 
obtenir  des  chiffres  comparables,  3  "feut  us^  toujours  du  même  liquide 
nutritif,  car  le  degré  de  sensibilité  ou  d'altérabîHté  des  divers  liquides 
employés  pour  les  besoins  de  la  micrograpbie  varie  beaucoup,  .^si 
M.  Miquel  a  trouvé  Tinfusion  de  foin,  tant  vantée,  33  fois  moins  sen* 
sible  que  le  bouillon  liebig  neutralisé;  ce  dernier,  à  son  tour,  Fest 
k  fois  moins  que  le  bouillon  de  bœuf  neutralisé,  et  7  fois  moins  que  le 
mémo  bouillon  neutralisé  ei  Balé  au  centième.  On  remarquera  Pac- 
croissement  de  sensilnlité  que  produit  id  une  faible  dose  de  sel  marin  ; 
il  parait,  en  effet,  que  le  cblorurede  sodium,  km  de  gêner  révolution 
des  germes  de  microbes,  la  favorise  au  contraire,  mais  seulement  quand 
la  dose  de  sel  est  modérée;  le  maximum  d'altérabilité  a  lieu  pcm  la 
proportion  de  7  à  8  grammes  de  sel  par  Etre;  au-delà  de  18  grammes, 
le  sel  agit  comme  antiseptique. — Le  jus  de  veau,  stérilisé  par  filtration 
sur  le  plâtre  à  la  iwnpérature  ordinaire,  a  été  troové  13  ibis  plus  alté- 
rable que  le  bouillon  Liebig  stérilisé  à  11*  degrés,  qui  sert  de  type  de 
comparaison  (i).  Il  semble  d'ailleurs  qae  les  liquides  pourvus  d'un 
degré  de  sensibilité  élevé  favorisent  d*une  manière  spéciale  le  rajeu- 
nissement des  bactériums,  dont  on  voit  alcNTS  augmenter  la  proportion 
par  rapport  aux  bacilles  et  aux  HHcrocoqtœs. 

Ce  qui  vient  d'être  dît  suffit  pour  montrer  avec  quel  soin  sont  exé- 
cutées les  recherches  statistiques  qui  se  poursuivent  à  Montsouris,  et 
combien  d'efforts  ont  été  faits  pour  écarter  toutes  les  causes  d'erreur.  Il 
semble  donc  que  les  moyennes  établies  par  M.  Uiquel  et  ses  collabora- 
teurs puissent  être  acceptées  avec  confiance.  En  les  comparant  avec  la 
température,  rétat  de  sécheresse  et  d'humidité,  etc.,  il  est  facile  de  sai- 
sir des  relations  constantes  entre  le  diittre  des  microbes  et  divers  états 
météorologîqnes  bien  tranchés.  En  général,  le  chiffre  des  bactéries, 
peu  élevé  en  hiver,  croît  au  printemps,  reste  haut  en  été  et  baisse  rapi- 
dement à  la  lin  de  Pautonrae;  cependant  les  variations  sont  moins 
régulières  que  dans  le  cas  des  moisîssun^,  comme  le  montrent  les 
moyennes  mensuelles  relatives  à  la  période  triennale  1889-1882,  qae 
nous  mettons  en  regard  des  moyennes  mensuelles  des  spores  de  cry- 
ptogames, pour  la  période  quinquennale  1878-1882  : 

(i)  lA  degré  de  sensibilité  d*an  liquide  une  foîi  déterminé  pw  les  comparaUonS| 
les  résultats  qu*il  fournit  peufent  être  réduite  an  liquide  normal  (boaUlon  Uebéf). 


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LA  lœiOMJPHIS  ATXOSSaÉBIQUE*  JWUL 


Ofonm,  SâctédAs* 

Janider. 48               745a  DéKâmbre....  50  7,030 

Tôvrier Z3               7,090  Noyembre...  «8  8,010 

mÉtn 67              5,48(r           Oetebre f70  fl,330 

ilwS. 81               1^0  SëpCemlifei..  M»  1(^039 

II» ^«.       10»         i2;m        Aott ,.....».       ao  2a,;Me». 

Jain 51  35,030  JaiUet 95  23,160 

Les  irariatioBS  du  nMilnre  des  bactâries  bobI  CBCore  bien  plus  capri- 
cieuses lorsque  Ton  consîdôre  séparément  les  moyennes  mensuelles 
de  chaque  année  : 


Atrif 

fU 

1880. 

56 

f05 

ao 

53 

1881. 
48 
8» 

100 

1882. 
60 
49 
21 
43 

LB80-88. 

55 

H9 

Joiib..  »..•.... 

51 

Juillet 

0& 

00  s'assure  aiséaieBâ  que  ces*  ûuctuattonfi  dépesdent  des  ahenuh 
tives  de  sécheresse  et  de  phiie.  ContitiEement  à  ce  qui  se  remarque 
pour  les  sporeftdes  naoïsissures^  le  chiffre  de»  bactéries^  faibte  en.  temps 
de  pluie,,  s'élève  toi^oors  peodant  k  sédtesesse.  Cela  tieat  sans  doute 
au.  QM>dfi  de  végétation  dea  mkvobea,  qui  rechcrcbent  les  milieux 
bumsdes,  les  substances  iaibibées  de  sucs,  que  le»  vents  n'arrachent 
pas.  faeiteiMni  du  sol  mouillé;  il  en  résulte  que  l'air  ne  oomiaence  à 
s'en  peupler  que  lorsque  toulie  humidîté  a  disparu  du  sol.  On  peut 
cep^ûdaut  constater  que  les  chaleur»  foctea  et  continwef  amènent  «ne 
diminutioD  da  nombre  des  baetéiieer  dtoi  elles  affaiblissent  évident- 
ment  la  vitalité.  La  force  et  la  divecUM  du  vent  ne  sont  pae  non  plus 
SSAA  inAueoce  sur  lee  résultats  obtenus,  surtout  quand  le  sol  est  see 
et  friable..  Les  statistiques  de  Montaottriftpreuveot  que  rait  le  plus  pur 
vient  du  sud,  du  côté  d'Arcueil  (/i2  microbes  par  mèlre  cube),,  tanîdis 
que  Tair  le  plua  impur  arrive  ^  Borà^est,.  des  coUmes  de  BeMerille 
et  da  la  Villette  (152  microbe&per  mjètre  cube). 

Voici  eafin  les  moyeunes  trimestrielles  [obteuMea  depuis  Fhif er  de 
1879-4880. 


Automne. 

mver. 

Printemps. 

âté. 

Année. 

itf 

83 

7e 

92 

84 

Sa  soMme^yair  ém  parc  de  Hontaourisi  renferme  donrpar  mètre 
cube  bk  bactéries  rajeiioiasablef  dans  le  bouMton  Liebîg  (f>.Mais  l'in- 
poreté  de  l'air  va  es  cioîssaiit  à  mesure  qv^n  se  rapproche  du  centre 
4e  la  idHe.  Deux  années  de  recberchres  comparatives  exécutées  tdmul- 

(1>  Oa  pré»  de  OOS  ndcrobefl  qnf  pouiTaient  éclore  dans  le  bouillon  de  bœuf  cbmrgé 


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&&2  RETUI  BE8  DEUX  KONDES* 

tanèment  à  Montsouris  et  à  la  rue  de  RiTOIi,  avec  de  l'air  puisé  au  mi- 
lieu du  parc  et  pris  à  la  mairie  du  IV*  arrondissement,  à  k  mètres  au- 
dessus  de  la  chaussée,  ont  prouvé  que  l'atmosphère  centrale  de  Paris 
est  neuf  ou  dix  fois  plus  chargée  de  microbes  que  l'air  pris  daii9  le 
voisinage  des  fortifications.  C'est  ce  que  montrent  avec  évidence  les 
moyennes  suivantes  : 


Automne. 

Hitor. 

Printemps. 

EU. 

Année. 

Kontfonris 

89 

56 

57 

100 

76 

Rue  de  Rivoli. . . 

760 

410 

940 

920 

750 

En  considérant  les  résultats  journaliers,  on  constate  des  variations 
beaucoup  plus  marquées  :  les  minima,  pour  la  rue  de  Rivoli,  peuvent 
descendre  au-dessous  de  20,  et  les  maxima  dépasser  5,000  germes  par 
mètre  cube  (aux  époques  de  sécheresse  quand  les  voies  publiques  n'ont 
pas  été  arrosées).  Mais,  ds^ns  les  régions  supérieures,  l'air  parait  être 
toujours  remarquablement  pur;  au  sommet  du  Panthéon,  M.  Benoist 
a  trouvé  deux  fois  moins  de  germes  qu'à  Montsouris. 

Ck)mme  on  vient  de  le  voir,  l'infection  de  l'air  est  habituellement  dix 
fois  plus  grande  dans  l'intérieur  de  Paris  qu'à  Montsouris.  Les  analyses 
effectuées  au  cimetière  de  Montparnasse  n'ont  donné  que  des  nombres 
doubles  de  ceux  de  Montsouris;  il  semblerait  donc  que  les  cimetières, 
loin  d'être  des  foyers  d'infection,  sont  plutôt  mie  cause  d'assainissement 
des  grandes  villes,  au  même  titre  que  les  jardins  publics.  Cette  conclusion 
a  été  pleinement  confirmée  par  des  expériences  directes  qui  ont  démon- 
tré que  des  masses  d'air,  chassées  à  travers  un  amas  de  terre  saturée  de 
substances  putrides,  restaient  néanmoins  aussi  pures  que  l'air  filtre  par 
une  bourre  de  coton.  On  n'aurait  donc  à  redouter  que  les  microbes  que 
la  pelle  du  fossoyeur  amène  accidentellement  à  la  surface  du  sol. 

Les  neuf  dixièmes  des  bactéries  qui  existent  dans  l'air  de  Paris  pro- 
viennent des  poussières  accumulées  dans  les  maisons  et  de  la  boue  des- 
séchée des  rues.  La  poussière  des  rues  s'insinue  continuellement  dans 
l'intérieur  des  maisons,  qui  la  restitue  à  l'air  ambiant  au  moment  des 
nettoyages,  échaage  incessant  qui  perpétue  fatalement  l'infection  de 
l'atmosphère  des  grandes  agglomérations  humaines.  Un  danger  des  plus 
graves  vient  des  virus  figurés  qui  s'amassent  dans  les  chambres  des  ma- 
lades, et  qui  ont  pour  origine  les  desquamations,  crachats  et  déjections 
de  toute  sorte,  desséchés  et  réduits  en  poudre  impalpable  qui  pénètre 
partout.  Après  la  mort  des  malades  ou  leur  guèrison,  on  se  livre  à  un  sem- 
blant de  désinfection  qui  ne  détruit  rien,  et  des  germes  d'épidémie  peu- 
vent ainsi  rester  longtemps  cachés,  en  conservant  une  funeste  vitalité. 
Mais  le  danger  qui  réside  dans  les  immondices  dont  le  sol  des  grandes 
villes  est  saturé  et  qui  infestent  les  rues,  n'est  pas  moindre:  de  là  l'im- 
portance d'une  solution  pratique  du  grave  problème  des  vidanges.  En 


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LA  MIC3I06RAPHIB  ATMOSPHÉBIQDE.  &&S 

toat  cas,  M.  Miquel  est  d'avis  que  le  moyen  le  plus  efficace  pour  purifier 
l'atmosphère  des  villes  consiste  à  conduire  sans  délai  à  l'égout  tout  ce 
qui  est  déjà  putréfié  ou  susceptible  d'entrer  en  putréfaction. 

Malgré  les  récentes  découvertes  de  M.  Davaine,  de  M.  Pasteur,  et  de 
quelques  autres  savans,  les  rapports  qui  existent  entre  les  bactéries 
de  l'air  et  les  maladies  zymoHques  (maladies  causées  par  un  ferment) 
sont  encore  enveloppés  d'une  grande  obscurité.  On  n'a  encore  réussi  à 
démontrer  l'existence  d'un  microbe  spécifique  que  pour  un  très  petit 
nombre  d'affections.  M.  Miquel  a  essayé  de  simplifier  les  termes  du 
problème  en  se  contentant  de  confronter  les  fluctuations  du  nombre 
des  bactéries  avec  celles  du  chiffre  des  décès  enregistrés  à  Paris 
depuis  trois  ans  et  attribués  aux  maladies  suivantes  :  fièvre  typhoïde» 
variole,  rougeole,  scarlatine,  coqueluche,  affections  diphtériques,  dys- 
senteriê,  érysipèle,  infection  puerpérale,  diarrhée  cholériforme  des 
jeunes  enfans.  Cette  comparaison  a  montré  que  les  crues  des  microbes 
sont  presque  toujours  suivies,  à  courte  échéance,  d'une  aggravation 
de  la  mortalité,  sans  qu'il  y  ait  cependant  un  rapport  direct  entre  le 
chiffre  des  bactéries  et  celui  des  décès.  C'est  une  question  qui  demande 
évidemment,  pour  être  tranchée,  des  recherches  longtemps  continuées. 

Au  point  de  vue  de  l'hygiène,  un  intérêt  particulier  s^attache  aux 
expériences  instituées  dans  les  salles  d'hôpitaux.  M.  Miquel  a  effectué, 
depuis  1878,  un  grand  nombre  d'analyses  dans  les  salles  de  THôtel- 
Dieu  et  de  la  Pitié.  A  l'Hôtel-Dieu,  les  moyennes  mensuelles  ont  varié 
depuis  &,000  jusqu'à  7,500,  quand  l'air  du  parc  de  Montsouris  ne  con- 
tenait que  82  microbes  par  mètre  cube.  A  la  Pitié,  les  moyennes, 
beaucoup  plus  élevées  en  hiver  qu'en  été,  approchent  parfois  de 
29,000;  la  moyenne  générale,  déduite  de  quinze  mois  d'observations, 
est  de  11,000  microbes  par  mètre  cube  d'air.  Pendant  les  mois  d'été, 
le  nombre  des  bactéries  est  deux  fois  plus  faible,  sans  doute  parce 
qu'alors  les  fenêtres  restent  ouvertes  une  grande  partie  de  la  journée. 
L'atmosphère  des  salles  se  purifie  alors,  aux  dépens,  il  est  vrai,  du 
quartier  environnant.  On  n'a  pas  oublié  Tépidémie  de  variole  qui,  en 
1880,  s'était  développée  autour  de  l'annexe  de  l'Hôtel-Dieu,  où  était 
installé  un  dépôt  de  varioleux,et  qui,  après  l'évacuation  de  l'annexe  sur 
l'hôpital  Saint-Aotoine,  se  transporta  dans  les  quartiers  contigus  au 
nouveau  dépôt.  C'est  là  un  nouvel  argument  en  faveur  du  déplacement 
des  hôpitaux  et  de  leur  installation  en  plein  air. 

L'atmosphère  des  égouts ,  comme  on  pouvait  s'y  attendre ,  a  été 
trouvée  très  chargée  de  bactéries.  Dans  l'égout  de  la  rue  de  Rivoli, 
l'air  en  contient  constamment  de  800  à  900  par  mètre  cube.  Quant  à 
l'eau  d'égout,  elle  renferme  de  20  à  30  millions  de  microbes  par  litre, 
et  lorsqu'elle  entre  en  putréfaction,  elle  peut  donner  naissance  à  un 
nombre  de  bactéries  mille  fois  plus  élevé.  Voici  les  résultats  de  quel- 
ques analyses  exécutées  sur  des  eaux  de  diverses  provenances  : 


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kbk  BEFUE  BBS  DEUX  MOtXMS. 

Tapeur  GondeiMéft  a»  Tâtiiosfààre 280parUtro. 

Eau  du  drmin  d'Asniàrai 12,000 

Eau  de  pluie 16,000 

Eau  de  la  Vanne 02,000 

Eau  de  la  Seine,  puisée  à  Bercy I,2M,000 

U.             pwisâe  àAniàrot. 3,900,000 

JEan  d'égOQt,  puisée  à  Clid^ 20,000,000 

De  pareils  chiiïres  montrent  combien  lliygiène  publique  est  intéres- 
sée à  récoulement  rapide  du  contenu  des  égouts,  problème  mal- 
heureusement toujours  à  Tëtude.  Le  jour  où  il  sera  résolu,  on  verra 
la  mortalité  diminuer,  comme  dans  ces  villes  anglaises  qui  ont  bra- 
vement adopté  répuration  du  sewage  par  l'irrigation  des  champs.  En 
attendant,  il  ne  faut  pas  négliger  Pétude  des  antiseptiques,  qui  per- 
mettent de  combattre  Finfection  locale.  Les  expériences  de  M.  Mlqnel 
fournissent  déjà,  à  cet  égard,  de  précieuses  indications. 

Les  antiseptiques  les  plus  puissans,  dont  une  faible  dose  BufBt  pour 
arrêter  ou  pour  prévenir  Paltération  du  bouillon  de  bœuf  neutralisé, 
sont  en  première  ligne  l'eau  oxygénée,  dont  Faction  désinfectante  a  été 
signalée  par  M.  P.  Bert  et  Regnard,  puis  le  bichlorure  de  mercure,  le 
nitrate  d'argent  Viennent  ensuite  l'iode  et  le  brome,  quelques  chlo- 
rures métalliques,  le  sulfate  de  cuivre;  le  chloroforme,  qui  paralyse 
les  bactéries  sans  les  tuer;  Facide  thymique,  plus  efficace  que  Facide 
phéniqae;  divers  nitrates,  Falun,  le  tannin.  Parmi  les  substances  mo- 
dérément antiseptiques  il  faut  ranger  les  fébrifuges  tels  que  les  sels 
de  quinine,  Facide  arsénieux  et  le  salicylate  de  soude  ;  enfin,  parmi 
les  substances  faiblement  antiseptiques,  le  chlorure  de  calcium,  le 
borate  de  soude  et  Falcool.  Le  sel  marin,  la  glycérine,  Fhyposulfite 
de  soude,  ne  méritent  pas  leur  réputation.  Parmi  les  gaz  qui  tuent 
les  microbes,  il  faut  noter  les  vapeurs  de  brome,  de  chlore,  Facide 
chlorhydrique,  le  gaz  nitreux. 

Les  faits  et  les  chiffres  qu'on  trouve  réunis  dans  le  livre  de  H.  Mi- 
quel  suffisent  à  justifier  Fintérôt  universel  qu'inspirent  les  recherches 
concernant  les  microbes  de  Fatmosphére,  et  à  recommander  les  me- 
sures hygiéniques  fondées  sur  une  vague  intuition  du  rôle  dévolu 
à  ces  êtres  mystérieux.  Parmi  ces  mesures  on  doit  comprendre  la 
suppression  de  toute  usine  insalubre  dans  le  voisinage  des  grandes 
villes,  Famélioration  des  égouts,  la  démolition  des  habitations  mal- 
saines, Fagrandissement  des  cours  et  la  réduction  de  la  hauteur  des 
maisons,  Félargissement  des  voies  publiques,  le  remplacement  des 
pavés  par  des  couches  d'asphalte  pouvant  être  lavées  avec  facilité,  la 
création  de  vastes  parcs  et  jardins  dans  l'intérieur  des  villes.  Quant  à 
la  chirurgie  et  à  la  médecine,  on  sait  le  profit  qu'elles  ont  déjà  retiré 
de  toutes  les  mesures  destinées  à  mettre  les  malades  à  Fabri  des 

effets  malfaisans  de  Fair  împUr. 

R.  Radau. 


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REVUE  DRAMATIQUE 


LA.  COKÉmE-FllANÇABE   ET   VARl  DB  I.A  1II8B   BM  SCÉNB. 


ÊtwU  ftir  la  nrisB  «n  seèn$^  par  V.  Emile  PerriD,  —  préface  an  haltième  yolume 
(188Q  âê8  Annahê  du  tMé$re  tt  de  la  mrnique,  par  MM.  NoM  et  StouRig.  Paris, 
1883;  Charpentier.  ^ 

M.  Éimie  Perrin,  admiiiistratetir-féiiéral  de  la  Comédie-Françidset 
esi  on  homme  malicieux  et  gnre.  Pendant  près  de  trois  années,  qui 
font  cent  cinqoante-siz  feuUletona,  il  a  estnyé  sans  bonger  les  répri- 
mandes de  M.  Sarcey.  Assurément  Paverse  ne  tombait  pas  tontes 
les  semaines;  au  moins  n'était-ce  pas  diaque  lundi  la  grosse  jrfuie  : 
souvent  ce  n'était  qu'à  peine  qiidques  gouttes  chassées  par  un 
vent  oblique,  après  une  de  ces  ecibetlies  qui  luisent  sur  l'Odécm. 
IL  Tadministrateur-général  avait  même  ses  lundis  secs  :  le  Vaude- 
ville et  le  Gymnase  ou,  mieux  encore,  le  Cbàleau-d*Ea[U  avaient 
donné  la  semaine  d'avant  du  divertissement  au  critique.  D'aiMeurs,  à 
parier  sériensement,  IL  Sarcey  ne  considérait  pas  que  le  principal  de 
sa  besogne  fftt  de  molester  M.  Perrin  :  celui-ci,  en  somme,  n'était  pour 
lui  qu'un  en-cas  ;  mais  quel  en-cas  I  C'était  une  merveilleuse  conserve  : 
chaque  fois  que  manquaient  les  viandes  firatcbes,  M.  Sarcey  la  décro- 
chait et  s'en  coupait  une  tranche.  Pendant  trois  années,  le  patient 
n'avait  pas  frémi;  void  que  MM.  Noël  et  Stoullig,  rédacteurs  d'une 
sorte  d'almanach  des  théâtres,  demandent  à  M.  Perrin  la  préface  de 
leur  huitième  volume:  M.  Perrin  coneeni  à  l'écrire  pour  la  dédier  i 
IL  Sarcey,  et  de  quel  tour  plaisant  il  récrit!  Il  est  flegmatique  et  pince- 
siBs-rire  autant  que  son  adversaire  est  eipansif  et  réjoui;  à  le  voir  se 
mettre  en  travers  au  moment  oi  ce  bonhomme  âfùgn  pensait  rava- 
ler, on  croit  imaginer  une  pantomime  bisarre  où  le  dravalier  de  la 
Triste-Figure  interrompt  un  régal  de  Sancho» 


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A56  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  commencer,  le  directeur  félicite  le  critique  sur  cette  «  ténacité 
qui  est  un  des  traits  de  son  caractère,  une  des  forces  de  son  talent;  » 
pour  conclure,  il  lui  dit  avec  une  assurance  qui  ne  laisse  pas  d'avoir  bon 
air  :  (c  II  est  convenu  que  je  suis  un  administrateur  néfaste  pour  la  C!omé- 
die-Française;  vous  le  répétez  à  satiété^  vous  tâchez  de  le  persuader  à 
vos  lecteurs.  Eh  bien  I  monsieur,  je  ne  crois  pas  que  ce  soit  Tavis  du 
public;  je  ne  suis  môme  pas  bien  sûr  que  ce  soit  le  vôtre,  et  vous  m'ex- 
cuserez de  vous  dire  que  ce  n'est  pas  du  tout  le  mien.  »  Ce  commence- 
ment et  cette  fin  ont  leur  prix;  entre  les  deux,  cependant,  il  fallait 
parler  de  quelque  chose,  et  M.  Perrin,  membre  de  TAcadémie  des 
beaux-arts,  a  disserté  sur  la  mise  en  scène  :  il  a  bien  choisi  son  sujet. 

En  effet,  nous  savons  que  les  griefs  de  M.  Sarcey  contre  M.  Perrin 
sont  de  deux  ordres  différons  :  d'une  part,  la  Comédie-Française  ne 
donne  pas  assez  aux  belles-lettres,  elle  est  mal  pourvue  de  nouveau- 
tés, elle  néglige  le  répertoire;  d'autre  part,  elle  donne  trop  à  la  mise 
en  scène,  elle  est  trop  occupée  du  décor  et  du  costume.  Sur  le  pre- 
mier point,  M.  Perrin  aurait  peut-être  quelque  embarras  à  nier  ;  il  ne 
pourrait  que  réclamer  le  bénéfice  de  circonstances  atténuantes,  dis- 
courir sur  l'impuissance  des  auteurs  et  sur  la  «  force  des  choses  :  » 
es^il  coupable  si  chaque  saison  ne  produit  pas  son  chef-d'œuvre  et 
s'il  ne  peut  faire,  pour  préparer  plus  de  reprises,  que  les  après-midi 
soient  de  vingt-quatre  heures  7  Voilà,  j'imagine,  à  peu  près  tout  ce 
qu'il  pourrait  dire;  il  ne  pourrait  soutenir,  à  rencontre  de  M.  Sarcey, 
que  ks  Rantzau^  les  Corbeaux  et  Service  en  campagne^  avec  Barberine  et 
les  Portraits  de  la  marquise,  soient  un  bagage  considérable  pour  toute 
une  année;  non,  quand  bien  môme  on  y  ajoute  les  reprises  de  Mithri- 
date,  du  Demi-Monde^  de  la  Famille  Poisson  et  cette  déconvenue  doré- 
navant historique,  le  Roi  s'amuse.  Mais,  par  bonheur,  ce  n'est  point 
aux  griefs  de  cet  ordre  que  M.  Sarcey  revient  le  plus  souvent  :  il  est 
difficile  d'écrire  tout  un  feuilleton  «  sur  la  pièce  nouvelle  que  la  Comé- 
die-Française n'a  pas  représentée  cette  semaine  »  ou  «  de  la  tragédie 
qu'elle  a  négligé  de  reprendre;  »  on  blâme  les  gens  avec  plus  de  com- 
modité, plus  de  variété,  plus  d'abondance  sur  ce  qu'ils  font  que  sur 
ce  qu'ils  ne  font  pas.  D'ailleurs  M.  Sarcey  veut  se  persuader  que,  si 
M.  Perrin  ne  monte  pas  plus  d'ouvrages  inédits  ou  ne  remonte  pas 
plus  d'ouvrages  anciens,  c'est  parce  qu'il  est  trop  curieux  de  toiles 
peintes,  d'étoffes  et  de  pas  à  régler;  s'il  n'est  qu'un  petit  serviteur  des 
lettres,  c'est  parce  qu'il  est  grand  décorateur,  grand  tapissier,  grand 
costumier,  grand  ordonnateur  de  mouvemens  scéniques.  C'est  là-des- 
sus et  sur  tout  le  détail  matériel  des  pièces  qu'il  donne,  plus  souvent 
que  sur  ce  qu'il  ne  donne  pas,  que  M.  l'administrateur-général  est  inter- 
pellé par  le  critique  :  c'est  donc  là-dessus  qu'il  parait  avoir  plutôt  à 
répondre,  et  je  comprends  qu'il  le  préfère  :  il  a  plus  beau  jeu  sur  ce  cha« 
pitre.  Au  moins  Sommes-Dous  forcés  d'approuver  ce  qu'il  prétend  faire 


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RETUE  DRAMATIQUE.  &57 

en  ces  matiôres,  sinon  toujours  ce  qu'il  fait,  et  de  déclarer  que  nous 
approuverons  tous  ses  actes  lorsqu'ils  seront  d'accord  avec  son  sys- 
tème; au  contraire,  M.  Sarcey,  non  content  de  blâmer  les  actes  d'après 
le  système,  —  qu'il  n'admet  que  pour  les  juger,  —  réprouve  le  sys- 
tème absolument.  Ainsi,  M.  Perrin,  en  choisissant  ce  terrain  pour  sa 
défense,  obtient  d'abord  ce  résultat  qu'il  divise  la  critique. 

Il  se  peut  que,  sur  un  point  de  fait,  nous  nous  séparions  de  M.  Per- 
rin et  que  notre  témoignage  lui  soit  moins  favorable  que  le  sien  propre; 
sur  le  point  de  droit,  nous  pensons  comme  lui  ;  nous  souscrivons  à  ces 
théories  que  son  adversaire  n'accepte  par  hypothèse  que  pour  l'en 
accabler.  Faut-il,  pour  marquer  nos  positions,  choisir  un  exemple? 
«  J'ai  donné  tous  mes  soins,  déclare  M.  Perrin^  pendant  plusieurs 
mois  à  la  mise  en  scène  de  ce  drame  :  h  Roi  Camuse.  —  Vous  aves 
eu  tort,  s'écrie  M.  Sarcey...  — Vous  avez  eu  raison,  disons-nous.  — 
Mais,  en  admettant  que  vous  eussiez  raison,  reprend  M.  Sarcey^  vous 
n'avez  pas  réussi  :  la  mise  en  scène  du  premier  acte  est  froide  et  la 
mise  en  scène  du  quatrième  indiscrète.  Vos  seigneurs  ne  bougent  pas 
plus  que  des  souches  et  votre  tonnerre  m'empêche  d'entendre  M^**  Bar- 
tet.  —  Point  du  tout,  réplique  M.  Perrin;  ici  et  là  tout  est  parfait:  ici, 
le  rideau  tombe  justement  sur  ce  tableau  de  désordre  que  vous 
réclamez;  et  là,  je  vous  défle  de  trouver  un  tonnerre  mieux  appris 
que  le  mien  I  »  Notre  avis,  en  l'espèce,  est  contraire  à  celui  de  M.  Pad* 
ministrateur;  nous  avons  pour  ses  seigneurs  et  pour  son  tonnerre  les 
mêmes  yeux  et  les  mêmes. oreilles  que  M.  Sarcey.  Mais  qu'importe? 
«  Mes  seigneurs  bougent,  dit  l'un. — Ils  ne  bougent  pas,  fait  l'autre,  n  — 
et  nous  ne  les  voyons  pas  bouger  plus  que  lui  ;  mais  l'important  est 
que  Tun  et  Pautre  sont  d'accord  sur  ce  point  que  les  seigneurs  doi- 
vent bouger,  et  nous  nous  entendons  avec  eux  là-dessus.  «  Mon  ton- 
nerre fait  sa  partie  sans  couvrir  celle  de  l'acteur.  —  Point  1  il  la 
couvre I  »  Il  nous  semble  bien  qu'il  la  couvre,  en  effet;  mais  l'impor- 
tant est  que  tout  le  monde  soit  d'accord  là-dessus,  qu'il  ne  doit  point 
la  couvrir;  personne  n'y  contredit.  L'accident  nous  intéresse  peu;  la 
théorie  seule  a  du  prix  à  nos  regards;  elle  serait  ruinée  si  M.  Perrin 
convenait  que  sa  mise  en  scène  est  mal  réglée,  s'il  ajoutait  :  «  Je  m'en 
moque,  »  et  si  M.  Sarcey  ne  s'en  était  même  pas  aperçu.  Mais  on  voit  que 
c'est  tout  le  contraire  :  l'un  s'évertue  à  nier  le  cas  et  l'autre  à  le  prouver  ; 
(fest  donc  que  le  cas  a  de  l'importance.  Vainement  on  dira  que  M.  Sarcey 
n'admet  cette  importance  que  par  hypothèse  et  pour  vexer  M.  Perrin  sur 
le  terrain  même  qu'il  a  choisi;  Pacharnement  de  sa  critique  est  le  gage 
de  sa  sincérité  :  si  cette  mise  en  scène  ne  l'avait,  en  effet,  choqué,  il  ne 
crierait  pas  si  fort,  et  si,  à  Poccasion,  une  faute  en  ces  matières  l'irrite, 
ffesi  que  ces  matières  ne  lui  sont  pas  indifférentes.  La  théorie,  après 
ce  débat,  demeure  intacte  :  le  jugement  sur  le  fait  ne  prévaut  pas  contre 
elle;  même  elle  tire  gloire  de  l'accusation  aussi  bien  que  de  la  défense* 


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&&8  REVUE  DES  D£UX  M<»îi»S. 

JU  ibéoriô,  M.  Pemn^  dans  cette  préface,  l'expose  à  mervetUe  :  <i  U 
faut  admettre,  <dit-il,  qae  toute  pièce  de  théâtre  est  faite  pour  être 
rq[>résentée^.  U  £aut  les  clartés  de  la  scène  pour  donner  à  noô  œiim 
dramatique  son  vrai  relief ,  ^a  puissance,  sa  vie...  Les  chefs-^'œuvie 
ne  perdeot  rien  à  être  entourés  de  plus  de  soins  qu*on  ne  leur  en  a 
longtemps  accordé...  C'est  par  un  progrès  oontinu,  logique  que  la 
misa  eo  scène  a  pris  une  réelle  importance  dans  le  théâtre  moderne; 
ce  progrès  s'est  accompli  ai ec  l'assentiment,  la  complicité  du  public, 
sous  l'effort  combiné  des  auteurs  et  des  comédiens  animés  d'un  miêiM 
désir,  marchant  vers  un  même  but  ;  obtenir  du  Uiëâtre  le  plus  d'iUu^ 
sion  possible^,  il  faut  quo  tous  les  arts  accessoires  qui  doivent  concour 
rir  à  l'illusion  théâtrale  se  fassent  des  serviteurs  dociles  de  l'auteur.. • 
La  loi  d'harmonie,  voilà  leur  règle...  Leur  mfluence  eist  d'autant  meil- 
leure qu'elle  est  mieux  dissimulée  et  que  le  public  la  ressent  plus  à  sob 
instt...  L'importance  du  décor  et  du  costume  ne  doit  jamais  être  uoe 
préoccupation  pour  le  spectateur;,  «mais  rien  en  cela  ne  doit  être  donné 
2U1  hasard  ;  le  temps  ni  la  dépense  ne  doivent  compter;  le  jeu  des 
acteurs,  le  mouvement  de  chaque  scèue,  l'aspect  du  décor^  la  juste  har- 
monie dechaque  accessoire^ doivent  être  réglés  avec  le  soin  le  phis  scru- 
puleux, parce  que  du  bon  accord  de  toutes  ces  choses  d^nd  souvent 
la  bonne  impression  reçue  par  le  public  » 

Voilà,  resserrée  en  vingt  lignes,  la  théorie  de  M.  Perrin  sur  la  mise 
en  scène;  il  confesse,  d'ailleurs,  que  son  andntion  est  de  faire  de  la 
Comédie-Française,  pour  la  perfection  où  elle  pousse  cet  art^  le  modèle 
des  autres  théâtres  i  on  sait,  en  effet,  quMl  n'y  épargne  «  ni  le  temps, 
ni  la  dépense,  n  —  et  c'est  justement  là-dessus  que  le  querelle  M.  Sar- 
çey.  L'éminent  critique  préférerait  que  la  Comédie-Française  consacrât 
aux  ouvrages  qu'elle  monte  beaucoup  moins  d'heures  et  d'argent,  et 
qu'elle  en  montât  davantage.  Moi  aussi,  je  voudrais  qu'elle  renouve- 
lât plus  souvent  son  a£Sche,  qu'elle  ouvrît  ses  portes  à  plus  de  comé- 
dies nouvelles,  qu'elle  entretlûtdans  leur  lustre  un  plus  grand  nombre 
de  vieilles  pièces;  mais  peut-être  est-ce  lui  demander  l'impossible.  Je 
regretterais  qu'elle  renonçât  au  souci  d'une  représentation  parfaite  : 
j'imagine  qu'elle  pourrait  faire  plus  sans  se  résigner  à  faire  moins  Men; 
mais  s'il  faut  ab$o]ument  choisir  entre  la  quantité  des  œuvres  et  la 
qualité  de  l'exécution,  c'est  encore,  je  l'avoue,  pour  la  qualité  que  je 
me  décideraL 

Pour  faire  beaucoup  de  besogne  et  la  faire  médiocre,  n'avons-notfs 
pas  rodéon?  C'est  son  rôle  de  tenir  beaucoup  de  pièces  au  répertoire, 
comme  un  Bouillon  Duval  tient  beaucoup  de  plats  au  bain-marie;  c'est 
son  rMe  d'accommoder  à  la  hâte  un  grand  nombre  de  comédies,  voire 
do  tragédies  nouvelles.  La  Comédie-Françaifle,  à  moa  sens,  a  droit  d'aï» 
mer  la  perfecticm  :  il  se  peut  que  son  menu  soit  trop  court,  et  nouflcour 
sentons  volontiers  qu'elle  l'aUonge,  s'il  est  moyen  de  le  faire  sons  rien 


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KETJm  DRIKATIQUE.  àb9 

gâter  ;  mais  nous  maintenons  surtout  qu'il  ne  doit  rien  porter  que  d'ex- 
quis, de  médité,  de  fait  à  point.  On  dira  que  M.  Perrin  agit  moins  bien 
qu'il  ne  parle;  qu'il  yiole  à  chaque  instant  cette  loi  d'harmonie  qu'il 
proclame;  qu'il  fait  préTaloir  sur  le  principal  ce  qu'il  JQomme  si  juste- 
ment l'accessoire  :  noua  lui  laisserons  le  soin  de  le  nier  et  d'affirmer 
qu'il  touche  à  la  perfection  ;  il  nous  suffit  qu'il  y  prétende,  et,  même 
si,  par  cette  prétention,  il  est  induit  dans  quelque  faute^  s'il  fait  le  mal 
en  visant  maladroitement  au  bien,  nous  en  rejetterons  le  tort  sur  rin-* 
firmité  humaine,  nous  nous  garderons  de  crier  haro  sur  le  pécheur. 
Il  a  péché,  par  excès  de  sèle  pour  on  certain  art,  contre  les  lois  de  cet 
art  après  les  avoir  promulguées;  nous  craindrions,  par  trop  de  du- 
reté, de  décourager  son  zèle  :  or,  il  est  bon,  à  notre  avis,  que  dans 
un  théâtre  au  moins  on  s'efforce,  même  si  l'on  n'y  réussit  pas,  de  pro- 
duire des  exemplaires  parfaits  de  cet  art.  Que  la  Comédie-Française 
soit  le  palais  de  la  mise  en  scène  :  cette  déesse  moderne  n'a  pas  le 
choix  entre  tant  de  demeures  I 

Qu'on  jette  un  coup  d'œil,  en  effet,  sur  Thistoire  du  théâtre  en 
France  (1)  :  on  verra  par  quel  progrès  continuel,  depuis  deux  cents 
ans,  depuis  un  siècle  et  demi  surtout,  nous  sommes  venus  à  cette  idée 
qu'il  doit  exister  une  convenance  exacte  du  décor  et  du  costume  au 
drame  et  que  pas  même  un  mouvement,  dans  la  représentation  scé- 
nique  d'un  ouvrage,  ne  doit  être  abandonné  au  hasard.  Depuis  le  théâtre 
de  la  rue  Mauconseil  où  ;se  jouaient  les  pièces  de  Jodelle  entre  trois 
morceaux  de  tapisserie,  deux  formant  les  côtés  de  la  scène  et  le  troi- 
sième tendu  dans  le  fond,  nous  sommes  devenus  un  peu  plus  diffi- 
ciles en  fait  de  matériel  de  théâtre.  Dès  la  construction  de  la  salle  du 
PalaisrRoyal  et  Tapparition  de  Mircmô^ —  qui  n'avait  qu'un  décor,  mais 
fait  exprès,  —  il  se  trouva  des  critiques  pour  protester  contre  ces  exi- 
l^ces  nouvelles  ;  l'abbé  de  Marolles,  tout  abbé  qu'il  était,  fut  en  cela 
le  précurseur  de  M*  Sarcey  :  grand  ennemi  des  «  machines  »  et  a  per- 
spectives, 7>  il  se  plaignait  que  «  cet  embarras  inutile,  »  divertit  le 
public  des  beaux  vers.  Pourtant,  l'abbé  de  Marolles  n'eut  pas  raison  de 
cet  art  importé  d'Italie.  Si,  pendant  longtemps,  le  luxe  des  décors  fut 
réservé  aux  a  comédies  en  musique,  »  aux  ballets,  à  l'Opéra,  c'est  qu'un 
décor  simple  et  en  quelque  sorte  neutre  suffisait  le  plus  souvent  à  des 
ouvrages  composés  sous  le  régime  de  l'unité  de  lieu;  c'est  aussi  que  le 
public  du  xvu*  siècle  voyait  plutôt  avec  les  yeux  de  Tesprit  qu'avec  les 
yeux  du  corps  ces  héros  plus  spirituels  que  matériels  de  la  tragédie  et 
de  la  comédie  classiques»  Ce  n'est  pas  pour  une  autre  raison  qu'il  lais- 
sait la  fantaisie  madiresse  du  cxBtume  au  théâtre.  A  ces  vers  de  Cbma  : 

(i)  Voyez  E.  Morice,  Essai  sur  la  mise  en  scène  depuis  les  mystères  jusqu*au  Cid, 
Ludovic  Cellep,  Us  Décors^  les  Costumes  et  la  mise  en  scène  au  xvii*  siècle;  et  Burtout 
Adolphe  JuUien,  Bittoire  du  costume  au  îhiAire  depuis  hs  ongines  du  ihééêre  en 
Francs  jusqu'à  nos  jours^ 


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&60  BETUE  DES  DEUX  MOIWES. 

Le  fils  tOQt  dégoattant  da  meurtre  de  fon  père, 
Et,  sa  tâte  à  la  main,  demandant  son  salaire,.* 

lorsque  racteur  Baron,  pour  figurer  cette  téte«  agitait  son  chapeau  de 
cour  à  plumes  rouges,  ce  n'était  pas  un  chapeau,  mais  une  tète  que  les 
spectateurs  voyaient  par  la  pensée.  Aujourd'hui,  si  M.  Mounet-SuUy, 
M.  Dupont-Yemon  ou  quelque  autre,  en  costume  contemporain,  agitait 
de  la  sorte  en  déclamant  ces  vers  un  a  tuyau  de  poêle»  en  soie  ou  bien 
un  <t  claque  »  de  soirée,  il  n'y  aurait  personne  dans  la  salle  qui  s'ima- 
ginât voir  autre  chose  que  ce  «  tuyau  de  poêle  »  ou  ce  «  claque;  »  l'effet 
serait  désastreux.  Nous  ne  pouvons  plus  voir  des  Grecs  que  dans  une 
architecture  grecque  et  des  Romains  que  sous  un  vêtement  romain. 

Est-ce  tel  ou  tel  réformateur  qu'il  faut  accuser  de  ces  changemens  7 
Est-ce  Marmontel  et  Diderot?  Est-ce  Lekain  et  W^  Qairon?  Est-ce 
Talma?  Est-ce  les  romantiques  7  Le  certain  est  que,  pour  procurer  l'illu« 
sion  au  public,  il  a  toujours  fallu,  depuis  un  siècle  et  demi,  des  décors 
et  des  costumes  qui  convinssent  plus  proprement  au  drame  ;  il  n'est  pas 
d*abbè  de  MaroUes  qui  puisse  nous  ramener  en  arrière.  M.Saroey  assu- 
rément ne  prétend  pas  que  nous  reculions  jusqu'au  delà  de  Mirame  :  il 
se  contenterait  de  décider  que  le  magasin  de  décors  de  la  Comédie- 
Française  doit  se  composer  d'un  péristyle  de  temple,  d'une  place  publi- 
que, d'un  vestibule  de  palais,  d'une  forêt  et  d'un  salon;  que  la  garde- 
robe  d'un  sociétaire  doit  contenir  un  costume  antique,   un  habit 
Louis  XIV,  un  habit  Louis  XV,  un  «  complet  »  moderne.  Lui  prété-je 
plus  de  goût  qu'il  n'en  a  pour  la  simplicité?  Au  moins  il  a  déclaré,  — 
mais  ceci  en  termes  exprès,  —  qu'il  regrettait  et  voudrait  voir  revenir 
le  temps  encore  proche  de  nous  où  les  comédiennes  pouvaient  jouer 
la  plupart  des  personnages  contemporains,  en  robe  de  mousseline  : 
«  un  ruban  noué  autour  de  la  taille  marquait  que  la  robe  était  de  cé- 
rémonie; et  ces  costumes,  après  avoir  servi  au  théâtre,  étaient  encore 
d'usage  à  la  ville.  »  Outre  que  la  mousseline  apparemment  était  plus 
solide  en  ce  temps-là  qu'aujourd'hui,  je  vois  une  foule  de  raisons  pour 
qu'il  soit  impossible  de  restaurer  des  conventions  de  cette  sorte. 
M^^  Sarah  Bernhardt,  assure-t-on,  doit  jouer  Froufrou  l'hiver  prodiain: 
un  ruban  noué  autour  de  sa  taille  sur  une  robe  de  mousseline  ne  mar- 
querait pas  pour  les  yeux  ni  pour  Fimaginaticm  du  public  qu'elle  est 
la  frivole  héroïne  de  MM.  Meilhac  et  Ualévy,  pas  plus  qu'un  écriteau 
accroché  à  l'un  des  portans  ne  marquerait  que  nous  sommes  dans  son 
salon  et  non  sur  une  place  publique  ni  dans  un  autre  salon,  celui  des 
Ganaches  ou  du  père  Grandet.  Il  serait  superflu  de  rappeler  qu'une 
enseigne  de  ce  genre  suffisait  aux  spectateurs  de  Shakspaare  pour  s'ima- 
giner que  la  scène  représentait  une  forêt  ou  la  pleine  mer:  dans  l'art 
théâtral  comme  dans  les  autres,  les  conventions  dénoncées  ne  se  réta- 
blissent pas  ;  la  ruine  de  celles-là,  au  contraire,  annonce  la  ruine  de 
celles-ci.  Le  progrès  de  la  mise  en  scène  vous  afflige-t-il?  Yoilei-vous 


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BBTUE  DRAMATIQUE.  AÔl 

# 

la  face  :  vous  n'ôtes  pas  au  bout  de  vos  ehagrins*  Les  partisans  de  l'art 
nouveau,  —  j'entends  les  lettrés  et  non  les  entrepreneurs  d'exhibi- 
tions, —condamnent  les  premiers  tout  décor,  tout  oostume,  tout  mou- 
vement qui  ne  serait  pas  utile  proprement  au  drame;  ces  artifices 
de  spectacle  sont,  de  l'aveu  de  tous,  faits  pour  les  théâtres  de  féerie, 
qui  ne  veulent  qu'amuser  les  yeux.  Il  faut  laisser  à  ceux-là  tout 
ce  faux  luxe  de  tableaux,  de  vêtemens  et  de  cortèges  qui  n'ont  de 
prix  que  par  eux-mêmes  :  l'auteur  dramatique  les  trouvera  précieux 
partout  ailleurs  que  dans  un  drame;  il  n'a  pas  donné  son  ouvrage 
comme  un  prétexte  à  les  exposer.  Mais  peu  à  peu  Tidée  s'est  formée  que 
le  décor  et  le  costume  et  toute  la  mise  en  scène  doivent  s'accommoder 
exactement  à  l'époque  et  au  lieu  de  Faction,  ou,  si  l'auteur  n'a  pas 
pris  garde  de  marquer  cette  époque  et  ce  lieu,  au  temps  et  au  pays  de 
l'auteur,  et  par  surcroît,  dans  l'un  et  l'autre  cas,  autant  du  moins  qu'il 
se  peut  faire,  à  la  condition,  aux  mœurs,  au  caractère  du  personnage. 
Que  la  mise  en  scène  ainsi  entendue  puisse  nuire  au  drame,  je  n'ima^ 
gine  pas  que  personne  s'avise  de  le  soutenir;  qu'elle  lui  serve  plus  ou 
moins,  on  disputera  là-dessus,  mais  d'un  commun  accord  on  reconnaîtra 
qu'elle  lui  sert.  D'ailleurs,  à  consulter  l'histoire,  à  voir  le  perpétuel 
progrès  des  exigences  du  public,  ceux  mêmes  qui  veulent  qu'aujour- 
d'hui cette  mise  en  scène  soit  utile  sans  admettre  qu'elle  soit  néces- 
saire, doivent  bien  se  douter  qu'un  jour  utilité  deviendra  néces- 
sité. Un  tel  état  de  cet  art  moderne  est  donc  au  moins  l'idéal  vers 
lequel  les  directeurs  de  théâtre  doivent  insensiblement  le  pousser. 
Voit-on  assez  clairement  combien  il  en  est  encore  loin?  Si  Ton  se 
reporte  en  arrière  de  deux  siècles,  on  admire  peut-être  les  change- 
mens  obtenus;  mais  si  l'on  regarde  vers  l'avenir,  on  ne  peut  manquer 
de  trouver  que  nous  sortons  à  peine  de  la  barbarie.  Au  moins  ne  faut-il 
pas  décourager  ceux  qui  s'efforcent  à  nous  en  tirer.  Nous  savons  ce 
qu'il  faut  faire;  c'est  l'avantage  le  plus  solide  que  nous  ayons  jus- 
qu'ici sur  nos  devanciers  :  au  moins  ne  fant-il  pas  gêner  ceux  qui  com- 
mencent de  le  faire;  nous  devrions  compte  de  cette  malveillance  à  nos 
successeurs. 

Est-ce,  d'aventure,  dans  cette  partie  de  l'art  qu'on  appelle  propre- 
ment la  «  mise  en  scène,  »  est-ce  dans  la  façoq  de  régler  les  rapports 
du  jeu  d'un  acteur  au  jeu  des  autres  que  nous  avons  fait  depuis  deux 
cents  ans  tant  de  progrès  qu'il  soit  prudent  de  nous  arrêter?  «  Molière, 
dit  La  Grange,  n'était  pas  seulement  inimitable  dans  la  manière  dont 
il  soutenait  tous  les  caractères  de  ses  comédies,  mais  il  leur  donnait 
encore  un  agrément  tout  particulier  par  la  justesse  qui  accompagnait 
le  jeu  des  acteurs  ;  un  coup  d'œil,  un  pas,  un  geste,  tout  y  était  observé 
avec  une  exactitude  qui  avait  été  inconnue  jusque-là  sur  les  théâtres  de 
Paris.  »  Avons-nous  trop  renchéri  déjà  sur  les  scrupules  de  Molière? 
Mais  il  m'a  M  donné,  le  mois  dernier,  d'assister  à  une  répétitioa 


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462  REVUS  DBS  DEUX  liOJNDBS. 

gèûÊralQ,  non  pas  dan3  un  petit  tfaé&tre,  oÉaifl  dtns  un  grand,  noa  pas 
dans  un  tbéâAre  iiJm,  mais  dans  nn  théâtre  subvenltonné  par  Tétat^ 
nom  pas  <d'ua  <oavrage  qu'on  pAt  négliger  sans  iKmte,  mais  d'âne  (smt^ 
acclamée  par  toui^  l'Europe  et  que  Pbonaeur  oommandafit  de  nom 
rendre  an  mwM  avec  to  soin  que  îe  directeur  d'une  petite  ville  d!AlId* 
magne,  d'Âmàîque»  d'Angleterre  nu  d'ttalie  avait  mis  à  là  produire  : 
fai  vu  à  rOpôra*-Comique  la  lépétitîan  générale  de  Carmm.  Les 
acteurs,  les  cboriMes,  les  figmians  étaient  en  habii  «de  ville;  auctm 
décor«  du  moins  Mxcmx  décor  complet^  n'était  planté  sur  la  scèoei  la 
plupart  des  mouvemieM  ifétai^it  qu'à  peine  réglés;  quelqttea-uns 
étaient  e66a:j^és,  ce  jour-là,  pour  la  première  fois  :  c'était  la  dernière 
répétition  générale. 

Le  surlendemain^  malgrS  la  protestation  des  auteurs,  qui  deman^ 
daient  au  moins  une  répétition  générale  avec  décors  et  costumes,  une 
répétition,  une  seolo,  —  qu'en  eussent  dit  Molière  et  La  Grange  1  — 
où,  les  mouvemens  de  scène  fussent  ordonnés;  malgré  les  avis,  ks 
plaintes,  les  Objurgations  d<e  toute  sorle^  M.  le  directeur  de  rOpérà- 
Comique,  mattre  chez  lui  oomme  un  négrier  à  son  l>ord,  donnait  la 
première  représentation  de  la  pièce.  M.  Perrîn  ëinit  danâ  la  salle: 
est-oe  le  lendemain  qu'il  éoivit  ces  lignes:  «  Le  moindre  heurt,  une 
maladresse,  un  écart,  peirvent  compromettre  l'effet  d'une  belle  sGène« 
faire  «éclater  le  rire  lorsqu'on  cemptait  sur  les  larmes,  changer  la  for- 
tune d'une  pièce  et  la  faire  tourner  en  désastre?  »  Assurément  ce  oe 
fut  pae  le  <as  :  la  gràoe  de  l'ouvrage  fut  la  plus  forte;  et  M*  Sarcey,  par 
un  certaii2  tour,  pourrait  triomfJier  de  cet  exemple  :  <t  Voilà,  me  dirait«il, 
nn  opéra  dont  la  nuise  en  scène  est  détestable  et  qui  cependant  réussit 
à  miracle;  vous  voj^ez  bien  que  eetfle  p^driie  de  l'art  n'a  qu'une  faible 
importance  I  m  Je  toi  répondraîB  que,  si  la  mise  en  soène  de  Carmm  eût 
été  benne,  le  plaisir  du  public»  quelque  wif  qu'il  fût,  s'en  serait  encore 
avivé  ;  au  meins  n'eût-ii  pas  manqué  à  chaque  instant  d^ôtre  gâté  par 
la  rupture  de  l'iltauiton  théâtrale.  l'invilerai  M.  Carvalho  à  mè«Uttf  refms- 
euie  de  M.  Perrin. 

Si  de  pareils  manquemens  à  l'art  sont  possibles  à  TOpéra-^Gomique 
•t  lorsqu'il  s'agit  de  Carmen,  que  sera-oe  pour  mx  ouvrage  moins  digne 
de  respect,  dans  un  tbéÂHe  de:coBkédie  eu  de  drame,  dout  le  directeur 
est  tenu  seulement  de  suivre  la  vote  de  son  intérêt,  -^  qu'il  ne  oosfciait 
pae  toujours?  Si  l'on  réflécfait  à  quel  <degn&  de  bassesse  peut  rester 
luresque  partout  cet  art  de  la  mise  m  scène  auquel  Molière,  seicQ  te 
témoignage  de  La  Grange,  altachait  tant  de  prix,  on  trouvera  ban  que 
Jttatement  l'administrateur  de  la  maisnn  de  Molière  s'effurcede  le  ponsser 
plus  haut.  Qu'il  n'atteigne  pas  teiqours  où  il  vise^  qu'il  ne  donne  pas 
toujeurs  au  speotateur  «  la  seneation  de  la  vie  vraie,  »  qu'il  n'ordonne 
pas  toujours  ses  comédiens^  selon  la  logique  de  la  aeène  et  de  la  ûtuftt 
tion,  »  t'est  possible  ^  namA  oariain  ;  mais  au  moins  aait-îi  quCU  faut 


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RBVGK  dramauque*  &6S 

le  f^e»  au  moms  veuMl  l6  faire  et  n'y  épargne-i-il  ni  ses  soins,  ni  ion 
temps,  ni  l'argent  de  la  maison;  il  est  ce  directeur  dont  il  parle,  g«i 
a  recommence  vingt  lois  la  besogoe,  »  qui  «  cherche,  étudie,  compare  le 
mouvemect  de  cha(|ue  scène,  »  jusqa^à  ce  qu'il  soit  à  peu  près  content 
de  l'effet;  il  offre  toujours  l'exemple  de  la  conscience»  et  le  diable  serait 
contre  lui  qu'il  offrirait  quelquefois  l'exeiaple  du  succès.  Assez  de  gens 
peuvent  profiter  à  ses  leçpns  pour  qie  nous  ne  le  découragions  pas  de 
les  donner. 

Sur  le  décor  et  le  costume,  il  est  à  peine  besoin  d'insister.  On  n'ad- 
mettrait même  plus  les  héros  presque  immatériels  du  Ibè&tre  claa«- 
sique  dans  une  architecture  et  sous  des  vétemens  dont  la  convention 
s'éloignerait  trop  de  la  vraisemblance.  Agamemnon,  Joad  ou  les  Horaces, 
dans  uneperapective  à  la  Le  Nôtre,  nous  paraîtraient  presque  aussi  déplac- 
ées que  dans  une  gare  de  chemin  de  fer.  Achille  sous  une  perruque 
Louis  XIV,  Âugsste  affublé  de  cet  a  habit  à  la  romaine  d  que  le  grand 
roi  portait  dans  les  carrousels,  nous  sembleraient  presque  aussi  ridi- 
cules qu'en  redingote  ou  en  frac  S&éme  les  décors  et  les  costumes 
composés  d'après  l'antique  par  des  dessinateuis  de  l'école  de  David, 
par  des  artistes  épris  de  la  statuaire,  et  qui  négligent  comme  frivole  le 
menu  détail  de  l'architecture,  du  mobilier  ou  du  vêtement,  même 
ceux-là  qu'on  peut  trouver  fort  bien  imaginés  pour  ces  personnages  qui 
ne  sont  proprement,  à  coup  sûr,  ni  des  Grecs  ni  des  Romains,  ceux-là 
même  bientôt  ne  nous  donneront  plus  nUusion  scènique.  L'antiquité 
nous  est  devenue  plus  familière  :  il  suffit  que  ces  personnages  se 
nomment  Grecs  et  Romains,  pour  que  bientôt  nous  ne  supportions  plus 
de  les  voir  autrement  que  dans  des  décors  et  des  costumes  que 
M*  Schliemann  et  M.  Duruy  déclareront  exacts.  Au  moins  on  n'accep- 
terait plus  de  voir  jouer  Tartufe  et  le  Misanthrope  en  habits  Louis  XY 
et  Louis  XYI,  comme  on  le  fit  pour  Tartufe  jusqu'en  1829,  pour  le  Misan- 
thrope jusqu'en  18S7  ;  pas  plus  que  de  voir  louer  VÉpreuveoix  le  Mariage 
de  Figaro  avec  les  costumes  de  l'empire  et  de  la  restauration.  Qu'on 
observe  l'époque  et  le  lieu  de  l'action  lorsque  l'un  et  l'autre  sont  marqués 
dans  l'ouvrage  ;  la  date  et  la  patrie  de  l'ouvrage,  lorsque  la  scène  se  passe 
dans  le  temps  et  dans  le  pays  de  l'auteur,  voilà  ce  que  nous  exigeons 
chaque  jour  avec  plus  de  rigueur.  Est-il  besoin  de  répéter  que  le  décor 
et  le  costume  doivent  convenir  aussi  à  la  condition,  aux  mœurs,  au 
caractère  du  personnage  et  même  à  sa  situation  particulière  dans  chaciue 
scène?  On  connaît  ce  trait  de  Molière  entrant  chez  sa  femme,  le  soir  de 
la  première  représentation  de  Tartufe  et  la  trouvant  parée  de  ses  plus 
beaux  atours  :  «  Comment  donc,  mademoiselle,  s'écrie-t-il,  que  voulez- 
vous  dire  avec  cet  ajustement?  Ne  savez^vous  pas  que  vous  êtesincom- 
inodée  dans  la  pièce  ?  et  vous  voilà  éveillée  [et  ornée  comme  si  vous 
alliez  à  une  fête  1  Déshabillez-vous  vite,  et  prenez  un  habit  convenable 
à  la  situation  où  vous  devez  être.  »  Le  salon  de  l'Avare  ne  sera  pas  le 


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AdA  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  que  celui  du  Bourgeois  gentilhomme,  ni  la  toilette  d'Agnès  ou 
d'Henriette  celle  de  Gathos  ou  d'Uranie. 

Mais  dans  nos  pièces  modernes,  quels  soins  plus  délicats  ne  faudra- 
t-il  pas  pour  assurer  la  perpétuelle  convenance  du  décor  et  du  cos- 
tume au  drame  I  Non-seulement  nous  sommes  mieux  renseignés  sur  nos 
contemporains  que  sur  les  Grecs  et  les  Romains  ou  sur  nos  pères,  de 
sorte  qu'ici  la  moindre  inexactitude  nous  choquera,  mais  dans  nos  comé- 
dies l'unité  de  temps  et  celle  de  lieu  sont  rompues;  les  personnages  sont 
plus  matériels  et  plus  individuels  que  ceux  du  théâtre  classique  ;  ils  sont 
de  chair  et  d'os;  ils  vieillissent,  ils  voyagent;  chacun  a  son  tempérament 
qu'il  nous  fait  connaître,  son  rang  dans  la  société,  ses  habitudes,  ses  for- 
tunes diverses;  aucun  ne  ressemble  à  l'autre  ;  aucun  ne  peut  se  passer  de 
ses  vètemens  et  prendre  ceux  de  son  voisin;  aucun,  s'il  est  chei  lui,  ne  peut 
se  passer  de  ses  tentures  et  de  son  mobilier,  ni  se  loger  chez  un  autre, 
pas  plus  qu'un  escargot  ne  se  logera  dans  la  coquille  d'un  crabe.  Rare- 
ment un  personnage  pourra  garder  le  même  costume  d'un  bout  à  l'autre 
de  la  pièce  :  le  vêtement  du  matin  n*est  pas  celui  de  l'après-midi  ni  du 
soir;  le  vêtement  du  travailleur  n'est  pas  celui  du  parvenu;  ni  le  vête- 
ment de  l'homme  riche  celui  de  l'homme  ruiné.  Tel  qui,  au  premier  acte 
aura  un  lustre  au  plafond,  n'aura  plus  à  la  fin  de  flambeaux  sur  la  che- 
minée; même  il  aura  été  forcé  de  déménager  :  au  lieu  de  satin  sur  la 
muraille,  il  n'aura  qu'un  papier  déchiqueté  ou  bien  ce  sera  le  con- 
traire, la  fortune  lui  ayant  souri.  Des  nuances  presque  imperceptibles 
devront  être  observées  :  la  coquette  qui  s'habille  comme  une  «  cocotte  » 
ne  doit  pas  être  confondue  avec  elle,  ni  la  femme  du  «  meilleur  demi- 
monde  »  qui  singe  la  femme  du  monde  ne  doit  avoir  absolument  le 
même  aspect.  Deux  canapés,  même  deux  fauteuils,  ne  seront  pas 
pareils  chez  la  baronne  d'Ange  ou  chez  Froufrou;  du  moins,  s'ils  sont 
pareils,  ce  ne  sera  pas  par  aventure,  mais  par  la  volonté  des  auteurs. 

On  s'aperçoit  que  je  parle  comme  si,  dès  maintenant,  l'art  de  la 
mise  en  scène  était  porté  à  sa  perfection;  comme  si  tous  les  direc- 
teurs s'occupaient  avec  un  succès  constant  de  la  valeur  expressive 
du  décor  et  du  costume;  comme  si,  au  lever  du  rideau,  le  spec- 
tateur, en  promenant  ses  regards  de  gauche  à  droite  de  la  scène, 
en  les  arrêtant  un  moment  sur  les  personnages,  apprenait  exactement 
où  la  scène  se  passe  et  quels  individus  sont  devant  ses  yeux;  comme 
si,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  pièce,  la  mise  en  scène  criait  la  vérité.  On 
sait  que  nous  n'en  sommes  pas  là;  on  sait  de  quel  à-peu-près  nous 
nous  contentons,  et  que  cet  k-peu-près,  malgré  le  mensonge  des  mots, 
est  de  beaucoup  éloigné  de  l'idéal.  Ce  n'est  pas  souvent  qu'on  voit  sur 
une  scène  un  décor  qui  soit  une  expression  particulière  d'une  situa- 
tion. Combien,  au  contraire,  de  salons  et  de  mobiliers  d'aspect  banal, 
qui  conviennent  également  à  plusieurs  pièces,  à  plusieurs  personnages 
et  même  aux  plus  divers,  parce  qu'ils  ne  conviennent  à  aucun  I  Dans 


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'     REVUE  DRAMATIQUE,  465 

aucun  théâtre  autant  qu'à  la  Comédie-Française  on  n'a  souci  de  ce  rap« 
port  de  la  décoration  au  drame  :  il  faudra  cependant  que,  dans  tous, 
on  en  vienne  à  garantir  ce  rapport;  est-il  donc  sage  de  reprocher  à  la 
Comédie-Française  le  bon  exemple  qu'elle  propose? 

C'est  encore  de  la  Comédie-Française  qu'il  faut  attendre  les  réformes 
du  costume,  et  celle-ci,  qui  sera  la  première  de  toutes,  car  elle  en  est 
la  condition  nécessaire  :  à  savoir  que  les  costumes,  aussi  bien  les 
costumes  de  ville  que  les  costumes  historiques  ou  étrangers,  soient 
fournis  ^ar  le  théâtre.  On  sait  qu'autrefois  le  comédien  était  tenu  de 
se  vêtir  lui-même,  qu'il  représentât  un  roi  de  tragédie  ou  bien  un 
bourgeois  du  temps;  l'actrice  devait  se  défrayer  de  tout,  qu'elle  fît 
Hermione  ou  Célimène,  Zaïre  ou  Susanne.  De  là  cette  fantaisie  qui 
régnait  sur  le  costume,  chacun  n'ayant  qu'un  souci  :  être  aussi  galam- 
ment paré  que  possible,  au  meilleur  marché;  les  grands  seigneurs 
donnaient  aux  comédiens  leurs  habits  de  cour  à  peine  portés;  les 
comédiennes  à  la  mode  imitaient  les  grandes  dames,  lorsqu'elles  ne 
tenaient  pas  de  leur  libéralité  leurs  propres  ajustemens.  Si  l'on  est 
venu  à  établir,  au  profit  du  bon  sens,  l'unité  de  ton  dans  les  costumes, 
c'est  que  les  entrepreneurs  de  théâtre  se  sont  décidés  à  les  fournir. 
On  fait  encore  une  exception  pour  les  habits  de  ville  :  rien  ne  saurait 
la  justifier.  Un  vêtement  qui  doit  servir  sur  la  scène,  que  ce  soit  la 
toge  ou  la  redii^gote,  le  pallium  ou  la  jupe  moderne,  doit  être  com- 
mandé, exécuté,  payé  par  les  soins  du  directeur  et  selon  les  avis  de  ' 
l'auteur  aussi  bien  qu'un  décor  et  qu'un  meuble,  que  ce  décor  repré- 
sente un  palais  antique  ou  bien  un  salon  de  nos  jours,  que  ce  meuble 
soit  une  chaise  curule  ou  soit  une  «  fumeuse.  »  Ce  n'est  pas  seule- 
ment  l'équité  qui  le  conseille  ;  c'est  la  raison  d'art  qui  l'exige.  Ainsi 
seulement  serons-nous  assurés  que  les  costumes  aussi  bien  que  les 
décors  exprimeront  la  pensée  de  l'écrivain  et  conviendront  aux  per- 
sonnages. Jusque-là  que  verrons-noi4S?  Ce  que  nous  voyons  chaque 
jour  :  neuf  fois  sur  dix,  par  des  motifs  que  l'on  devine,  le^  hommes  sont 
mis  trop  pauvrement  et  les  femmes  trop  richement. 

La  répétition  générale  ou  même  la  première  réserve  à  l'auteur  de 
singulières  surprises  :  l'amoureux  sort  du  Jockey-Club  avec  un  pantalon 
coupé  par  un  tailleur  concierge  ;  la  femme  séparée ,  qui  vit  dans  la 
retraite,  porte  une  toilette  qui  ferait  pousser  des  «  ah  I  »  sur  le  champ 
de  courses.  Dans  une  comédie  die  M.  Gondinet,  je  me  souviens  qu'un 
père  d'humeur  facile  interrogeait  son  fils  en  camarade  sur  une  note 
de  bijoutier  qu'il  avait  reçue  par  erreur  :  «  Doit  M.  de  Jordane  pour 
diamans  montés  en  clous  de  sabot...  Qu'est-ce  à  dire?  —  Hél  oui, 
répliquait  le  jeune  homme;  c'est  pour  Nadine...  Elle  joue  un  rôle  de 
paysanne...  Pas  moyen  de  porter  ses  diamans  !..  Je  les  ai  {nris  et 
fait  monter  comme  dit  la  facture.  —  Malheureux I  s^écriaitj  le  père; 

TOMB  LVII.  —  1883.  30 


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liQ6  R£VU£  DES  DEUX  MONDES. 

elle  va  jouer  les  pieds  en  Pair  !  »  Apparemment  cette  Nadine  était 
une  étoile  d'opérette;  mais  si  les  actrices  de  comédie  et  de  drame 
ne  se  passent  pas  de  tels  caprices  d'élégance,  il  né  s'en  faut  de  guère. 
D'autre  part,  sans  doute,  plus  d*une  comédienne  d'avenir  est  éloi- 
gnée du  théâtre  ou  des  rôles  par  la  cherté  des  toilettes.  S'il  est  cepen- 
dant une  scène  où  les  licences  de  la  coquetterie  soient  un  peu  répri- 
mées, s'il  est  une  scène  aussi  où  le  mérite  soit  aidé  à  se  produire  en 
habits  convenables,  c'est  justement  celle  de  la  Comédie-Française. 
M.  Perrin,  par  ses  conseils,  modère  la  prodigalité  de  telle  de  ses 
sociétaires*,  il  est  telle  pensionnaire,  d'autre  part,  qu'il  fait  habiller 
de  telle  façon  pour  jouer  tel  rôle  dans  une  pièce  moderne,  aux  frais  de 
la  maison.  Lequel  de  ses  successeurs  établira  qu'il  en  soit  de  même 
pour  tous  les  comédiens,  pour  toutes  les  comédiennes  et  dans  tous  les 
rôles?  Celui-là  sera  le  digne  héritier,  non -seulement  de  M.  Per- 
rin, mais  de  M.  le  baron  Taylor,  de  M.  Edouard  Thierry  et  d'un  autre, 
M.  François  Buloz,  que  nous  ne  saurions  oublier  ici  comme  fait  M.  Per- 
rin dans  sa  préface.  Celui-là  aura  cette  gloire  de  rendre  possible  la  con- 
venance du  costume  au  personnage,  comme  est  déjà  possible  la  conve- 
nance du  décor  au  drame.  Quand  Tune  sera  possible  comme  Tautre, 
Pane  et  l'autre  ne  tardera  pas  à  devenir  réelle.  Bientôt  môme  les  théâ* 
tre6  libres  ne  seront  pas  dispensés  par  le  public  d'imiter  en  ses  réformes 
le  premier  théâtre  de  Pètat.  La  mise  en  scène  alors  sera  vraiment  ce 
qu'elle  doit  être  :  Pillustration  de  Pœuvre  dramatique. 

Mais  pour  que  cet  âge  d'or  arrive,  il  ne  faut  pas  sommer  M.  Per« 
rin  de  reculer  jusqu'à  Page  de  fer,  sous  prétexte  qu'il  entend  un 
peu  trop  en  financier  l'âge  d'argent.  S'il  dépense  trop  de  temps  et 
trop  d'écus  pour  de  beaux  décors  et  de  beaux  costumes  et  de  belles 
ordonnances  de  scènes,  qui  font  rentrer  dans  sa  caisse  encore  plus 
d'écus  qu'il  n'en  a  tiré,  il  faut  reconnaître  qu'il  se  préoccupe  du  rap- 
port de  tout  cet  appareil  aux  ouvrages;  s'il  rompt  quelquefois  cette  loi 
d'harmonie  qu'il  proclame,  ce  n'est  ni  par  ignorance  ni  par  mépris, 
mais  par  excès  de  zèle;  s'il  ne  fait  pas  exactement  son  devoir,  il  le 
connaît  du  moins  et  s'efforce  de  le  faire  :  c'est  un  double  avantage 
qu'il  a  sur  d'autres  directeurs,  à  qui  nous  le  désignons  pour  modèle. 
G^est  assez  pour  que  nous  le  laissions  monter  au  Capitole,  quand 
MM.  Noël  et  StouUig  lui  prêtent  un  marchepied,  et  que  nous  ne  le 
tirions  pas  par  les  pans  de  son  habit  en  ajoutant  notre  poids  à  celui 
de  M.  Sarcey. 


Loois  Garderai* 


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stte 


CHROJMIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  mail 

Les  affaires  de  la  France  ont  passé  dans  ces  dernières  années  par 
bien  des  phases  diverses,  les  uûes  aiguës  et  violentes,  les  autres  à 
demi  tempérées.  Mettons,  si  Ton  veut,  que,  depuis  quelques  semaines, 
elles  sont  entrées  dans  la  phase  d'une  tranquillité  relative,  qu'elles 
sont  moins  tourmentées;  soiti 

On  n'en  est  plus  pour  Tinstant,  il  est  vrai,  à  ces  fébriles  agitations 
qui  ont  rempli  les  premiers  mois  de  Tannée,  qui  ont  poussé  les  partis 
à  des  iniquités  inutiles  contre  des  princes  paisibles,  ni  à  ces  inquié- 
tudes suscitées,  propagées  par  la  menace  inceàsante  de  manifestations 
tumultueuses.  On  n'en  est  plus  même  à  se  demander  si  le  ministère 
qui  existe  n'est  point  par  hasard  en  péril  de  mort  prochaine,  s'il  ne  va 
pas  tomber  demain,  ou,  au  plus  tard,  après-demain.  Le  ministère  vit 
encore  de  la  force  qu'il  s'est  donnée  par  une  certaine  fermeté  d'atti- 
tude dans  une  crise  déjà  oubliée,  où  un  soupçon  de  faiblesse  aurait  pu 
tout  compromettre.  Les  chambres  elles-mêmes,  après  leurs  vacances 
d'avril,  ont  repris  leurs  travaux  sans  faire  beaucoup  de  bruit.  Elles  ont 
eu  déjà  sans  doute  quelques  discussions  assez  animées  et  suffisam- 
ment instructives;  elles  auront  avant  peu  plus  d'une  occasion  de  reve- 
nir à  des  questions  périlleuses  ou  irritantesi  Elles  en  sont  dans  l'in- 
tervalle à  discuter  sur  les  récidivistes,  sur  les  enfans  abandonnés* 
Dans  ces  premiers  débats,  en  général,  même  dans  ceux  qui  ont  pu 
toucher  à  des  intérêts  sérieux,  la  passion  n'est  pas  ce  qui  a  dominé 
jusqu'ici.  Il  y  a,  nous  en  convenons,  une  certaine  apparence  de  calme 
qui  peut  faire  illusion.  — Le  mal  intime  et  profond  existe  toujours  cepen- 
dant, il  n'y  a  point  à  s'y  méprendre,  et  il  se  traduit,  sinon  par  des 
agitations  extérieures,  du  moins  par  la  confusion  des  esprits,  par  Tin- 
cohérence  des  projets,  par  la  difficulté  de  revenir  à  une  direction  juste 
et  éclairée  des  affaires  du  pays.  Le  mal  existe,  parce  que  les  influences 
qui  Tont  créé  et  développé  sont  toujours  prépondérantes,  parce  que 


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&68  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  passions  de  parti  n'ont  pas  cessé  de  régner  dans  le  gouvernement 
comme  dans  le  parlement,  parce  que  depuis  trop  longtemps  déjà  tout 
procède  d*une  impulsion  qui  fausse  la  politique  de  la  France  à  Tinté- 
rieur  comme  à  l'extérieur.  Le  calme  peut  être  à  la  surface  aujourd'hui  ; 
le  mal  est  dans  les  choses,  dans  les  faits,  dans  cet  étrange  système 
qui  a  engagé  la  république  dans  une  voie  où  elle  trouve  au  bout  du 
compte  les  résistances  religieuses  qu'elle  a  provoquées,  les  mécomptes 
financiers  auxquels  elle  s'est  exposée,  l'isolement  diplomatique  où 
elle  s'est  laissé  réduire.  On  a  beau  répéter  sans  cesse,  pour  se  conso- 
ler ou  pour  se  rassurer,  que  ce  sont  les  ennemis  de  la  république,  les 
réactionnaires  qui  parlent  ainsi  ;  bien  des  républicains  sensés,  réfléchis 
sont  eux-mêmes  les  premiers  à  comprendre,  à  avouer  ce  qu'il  y  a  de 
grave  dans  cette  situation  telle  qu'elle  est  apparue  récemment  encore 
à  la  lumière  de  deux  discussions  très  calmes,  très  sérieuses  qui  se  sont 
engagées  devant  le  sénat  sur  les  affaires  religieuses  et  sur  les  affaires 
extérieures  de  la  France. 

Une  des  plus  tristes  erreurs  de  la  politique  de  parti  qui  gouverne  la 
France  depuis  quelques  années  est  certainement  cette  guerre  aux 
croyances,  atix  influences  religieuses  qui  est  devenue  une  sorte  de  mot 
d'ordre  et  de  système,  dont  la  dernière  discussion  du  sénat  atteste  une 
fois  de  plus  le  caractère  et  les  excès.  De  quoi  s'agit-il  aujourd'hui  ?  Le 
gouvernement  a  imaginé  pour  son  usage  tout  un  ensemble  de  pénalités 
variées  qu'il  prétend  appliquer  sommairement  au  clergé.  Il  avait  déjà 
la  faculté  de  poursuivre  devant  la  juridiction  administrative  pour  obte- 
nir des  déclarations  d'abus;  il  y  a  ajouté  la  suspension  ou  la  sup- 
pression discrétionnaire  des  iraitemens  ecclésiastiques.  Il  ne  s'en  est 
pas  tenu  là;  il  a  demandé  au  conseil  d'état  une  sorte  d'avis  ou  de 
consultation  dont  il  pût  s'armer  désormais  pour  exercer  sans  contesta- 
tion[ce  droit  de  disposer  des  traitemens,  et  même  un  autre  droit  nou* 
veau,  celui  de  poursuivre  les  évoques  devant  les  tribunaux  en  dehors 
de  la  juridiction  administrative.  Le  conseil  d'état  ne  s'est  pas  prononcé 
sur  la  faculté  de  poursuivre  les  èvêques  devant  la  police  correction* 
nelle;  mais  il  8*est  empressé,  pour  le  reste,  de  reconnaître  au  gouver-» 
nement  tous  les  droits  possibles,  le  droit  de  surveillance  et  d'action 
disciplinaire  qui  résulte  de  sa  souveraineté  à  l'égard  de  tous  les  fonc- 
tionnaires religieux  ou  civils,  le  droit  tout  spécial  d'appliquer  la  sup- 
pression du  traitement,  —  la  «  saisie  du  temporel,  »  —  à  tous  les 
ecclésiastiques,  depuis  le  plus  haut  dignitaire  de  l'église  jusqu'au  plus 
humble  desservant  de  village.  Le  conseil  d'état  a  invoqué  l'ancien 
régime,  les  droits  monarchiques,  les  décrets  impériaux,  les  traditions, 
les  usages  de  tous  les  gouvernemens;  —  et  voilà  pourquoi  la  républi- 
que est  pleinement  autorisée  aujourd'hui  à  supprimer  les  traitemens 
des  desservans,  des  curés  et  même  des  èvêques  I  C'est  précisément  sur 
ce  point  que  M.  Batbie  a  voulu  interpeller  le  gouvernement,  et  il  l'a 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  469 

fait,  non  en  politique  passionDé,  mais  en  jurisconsulte  aussi  instruit 
que  mesuré.  Il  a  montré  tout  ce  qu'il  y  avait  de  vain  dans  ces  préten- 
tions nouvelles,  dans  ces  interprétations  captieuses  de  tout  un  passé, 
et  M.  le  garde  des  sceaux,  en  se  bornant  à  commenter,  à  s'approprier 
Pavis  du  conseil  d'état,  ne  s'est  pa§  aperçu  qu'il  répondait  à  la  question 
par  la  question,  qu'il  n'avait  rien  justifié  du  tout,  qu'il  réhabilitait 
tout  simplement  le  bon  plaisir  dans  les  affaires  ecclésiastiques. 

Où  donc  le  conseil  d'état  a-t-il  découvert  ce  droit  qu'il  reconnaît 
au  gouvernement  de  supprimer  de  sa  volonté  propre  les  traitemens 
du  clergé,  non-seulement  des  desservans,  mais  encore  des  prêtres, 
des  évoques  dont  la  position  est  reconnue  par  le  concordat?  Dans 
quelle  disposition  précise  de  législation  puise-t-on  cette  prérogative 
exorbitante  qui  ferait  d'un  ministre  de  parti,  éphémère  comme  les 
circonstances  qui  l'ont  porté  au  pouvoir,  l'arbitre  capricieux  de  l'exis- 
tence du  clergé,  des  nécessités  du  culte?  Est-ce  à  l'ancien  régime 
qu'il  est  permis  de  demander  des  exemples?  Il  faudrait  cependant 
être  sérieux.  S'il  y  a  des  prérogatives  d'état  qui  sont  inhérentes  à  la 
république  comme  à  la  monarchie,  qui  se  transmettent  à  travers  tous 
les  régimes,  il  y  a  aussi  des  conditions  de  vie  publique  et  sociale  qui 
se  transforment  incessamment,  11  y  a  des  garanties  nouvelles  qui 
entrent  à  leur  tour  dans  le  droit.  Quelle  analogie  y  a-t-il  entre  le 
temps  présent  et  une  époque  où  ce  mot  de  «  temporel  »  dont  on  se  sert 
avait  un  autre  sens,  où  le  roi  était  le  protecteur,  le  gardien  d'une  reli- 
gion d'état,  où  il  avait  des  privilèges  particuliers  par  cela  môme. qu'il 
se  chargeait  d^exécuter,  de  faire  respecter  les  lois  de  l'église?  Nos 
ministres  ne  sont  pas,  que  nous  sachions,  des  «  évêques  du  dehors,  » 
et  s'ils  n'acceptent  pas  les  obligations  des  rois,  ils  n'ont  pas  apparem- 
ment leurs  droits.  Est-ce  à  l'empire  et  à  ses  décrets  de  1813  qu'on 
peut  demander  des  armes?  Plaisante  ambition  pour  la  république  de 
chercher  ses  modèles  dans  un  régime  où  la  volonté  d'un  maître  était 
la  première  loi,  où  tout  se  décidait  par  mesure  de  haute  police  I  Ce 
droit  qu'on  prétend  avoir  reçu  en  héritage  de  tous  les  gouvernemens, 
qu'on  affecte  de  mettre  aujourd'hui  au-dessus  de  toute  contestation, 
est,  au  contraire,  si  peu  certain,  si  peu  clair,  qu'il  n'y  a  pas  longtemps 
encore  des  ministres  hésitaient  à  se  l'attribuer;  ils  croyaient,  il  est 
vrai,  l'avoir  pour  les  desservans,  ils  avouaient  naïvement  qu'ils  ne 
l'avaient  pas  à  l'égard  des  évêques  et  des  curés  reconnus  par  le  con- 
cordat. M.  Paul  Bert  lui-même,  dans  son  passage  aux  affaires  et 
depuis,  croyait  si  peu  à  ce  droit  de  suspension  sommaire  des  traite- 
mens ecclésiastiques  qu'il  proposait  justement  de  l'inscrire  dans  des 
projets  destinés,  selon  lui,  à  compléter  le  concordat,  à  ajouter  une 
sanction  pénale  aux  déclarations  d'abus.  Ce  droit  n'est  nulle  part,  dans 
aucune  loi,  dans  aucun  texte.  Que  reste-t-il  donc?  Il  reste  ce  triste 
penchant  qui  tend  à  faire  de  la  république  d'aujourd'hui  le  résumé  et 


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h7Q  REYUB  DES  mVH   MONDES. 

la  couronoement  de  toute?  les  traditions  arbitraires.  On  irait  au  besoin 
cbercber  l'arbitraire  jusqu'au  fond  des  siècles  pour  s'en  servir  dans 
un  intérêt  de  parti  t 

La  vérité  est  que  ce  n'est  là  qu'une  forme,  un  incident  de  cette  guerre 
qu'on  poursuit  et  qui  prend  aujourd'hui  un  caractère  d'autant  plus 
blessant  pour  toutes  les  consciences  honnêtes  qu'elle  procède  par 
mille  moyens  détournes,  qu'elle  affecte  de  se  déguiser  parfois  sous  des 
semblaps  4^  légalité.  Il  y  a  eu  des  temps  où  l'esprit  de  secte  allait 
^udaciQUsement  à  son  but,  où  il  ne  cachait  pas  son  hostilité  contre  les 
religions  traditionnelles,  ses  desseins  de  proscription  et  de  destruc- 
tion. Aujourd'hui  on  agit  avec  plus  de  diplomatie,  —  plus  habilement 
et  plus  sûrement,  dit-on.  On  a  l'art  des  subterfuges  et  des  euphé- 
mismes, La  guerre,  oh  I  sûrement,  personne  ne  la  veut.  M.  le  prési- 
dent du  conseil  est  le  premier  à  en  désavouer  la  pensée.  M.  le  garde 
des  sceaux,  qui  est  certainement  sincère,  répudiait  l'autre  jour  avec  cha- 
leur ridée  qu'on  prêtait  au  gouvernement  de  vouloir  «  déchristiani- 
ser »  la  France.  Soit  I  Malheureusement  on  a  beau  dire,  la  guerre  ne  se 
poursuit  pas  moins,  non  plus  seulement  contre  l'église  catholique, 
contre  ce  qui  s'est  appelé  si  longtemps  le  «  culte  national,  »  mais 
contre  toute  idée  religieuse.  Tantôt,  sous  prétexte  de  neutralité,  on  fait 
disparaître  des  écoles  les  emblèmes  de  tous  les  chrétiens,  on  introduit 
dans  Tenseignenient  des  programmes  équivoques;  tantôt  on  bannit 
les  sœurs  de  charité  de  leurs  maisons,  les  aumôniers  des  hôpitaux, 
môme  ces  aumôniers  chargés  de  réciter  les  «  dernières  prières  »  pour 
les  pauvres.  Un  jour,  on  avoue  tout  haut  l'intention  de  remettre  la  main 
sur  certains  édifices  religieux,  de  les  «  désaffecter,  »  —  c'est  encore 
un  nouveai)  mot  comme  «  laïciser;  » —  demain  on  proposera  d'effacer 
des  budgets  m^ni^ip^^^  ^^^  dépenses  des  cultes.  Là  où  l'on  craindrait 
encore  d*agir  ouvertement,  on  procède  d'une  manière  subreptice  :  on 
supprime  des  traitemens.  Au  moment  présent,  à  défaut  de  la  suppres- 
sion totale  du  budget  des  cultes  qui  rencontrerait  peut-être  encore 
quelque  difficulté,  une  sous -commission  des  finances  est  en  travail 
d'qne  série  de  propositions  réduisant  la  dotation  de  quelques  archevê- 
ques, les  indemnités  des  évoques,  les  honoraires  des  curés,  —  suppri- 
mant les  bourses  des  séminaires,  les  traitemens  des  chanoines  et  des 
vicaires-généraux.  Et  comme  il  faut  que  le  comique,  pour  ne  pas  dire 
le  grotesque,  se  mêle  aux  choses  les  plus  sérieuses  dans  une  campagne 
de  ce  genre,  on  a  eu  tout  récemment  cet  incident  puérilement  bizarre 
des  petits  livres  scolaires  dont  les  auteurs  se  sont  crus  obligés  de 
régler  leurs  citations  sur  les  fantaisies  du  conseil  municipal  de  Paris. 
Oui,  ils  ont  expurgé  La  Fontaine  I  ils  ont  biffé  le  nom  de  «  Dieu,  »  effacé 
le  mot  de  «  prière  !  »  ils  ont  corrigé,  accommodé  leurs  citations  au 
goût  laïque,  atténué  les  couleurs  religieuses  de  certains  morceaux  ( 
Racine  a  été  banni  comme  trop  clérical  !  Le  conseil  municipal  de  Paris 


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REVUE.   ~  CHRONIQUE,  471 

doit  être  content,  il  a  ses  auteurs,  dont  il  distribué  gratuitement  les 
œuvres  dans  ses  écoles.  Gela  vaut  bien  ces  congrès  d'instituteurs  de 
province  se  réunissant  pour  divaguer  à  Paise  sous  le  regard  paternel 
de  l'inspecteur  prim#e,  pour  faire  la  leçon  aux  desservans  et  au  gou^ 
vernement. 

On  dit  que  M.  le  président  du  conseil  a  de  l'orgueil;  il  n*en  a  vrai- 
ment pas  autant  qu'on  l'assure,  puisqu'il  laisse  courir  ces  inepties, 
puisqu'il  supporte  tout,  Il  aurait  peut-être  voulu  maintenir  les  aumô* 
niers  des  hôpitaux  de  Paris  ;  mais  le  conseil  municipal  ne  l'entend  pas 
ainsi  et  il  s'incline.  Le  manuel  de  H.  Paul  Bert  ne  paraît  pas  lui  plaire 
absolument  ;  mais  M.  Paul  Bert  est  une  puissance,  il  est  par  son  influence 
sur  les  instituteurs  émancipés  le  vrai  ministre  de  l'instruction  publique 
bien  plus  que  M.  Jules  Ferry  lui-même,  —  et  il  faut  défendre  M.  Bert. 
M.  le  président  du  conseil  défend  encore  le  budget  des  cultes;  mais  il 
supprime  sans  droit  les  traitemens  ecclésiastiques,  ce  qui  est  toujours 
une  manière  de  faire  sa  partie  dans  l'œuvre  de  secte  qui  s'accomplit  au- 
jourd'hui. Ainsi  vont  les  choses  et  on  ne  s'aperçoit  pas  qu'on  s'expose  à 
rencontrer  la  résistance  croissante  de  toutes  les  consciences  sincères. 
On  ne  voit  pas  qu'on  donne  trop  raison  à  M.  Batbie  disant  avec  autant 
de  modération  que  de  prévoyance  :  «  Vous  créez  à  la  république,  au 
régime  républicain  à  peine  établi,  des  diflBcultés  que  vous  pourriez 
éviter  et  que  vous  devriez  lui  épargner.  »  Cest  le  dernier  mot  et  la 
moralité  de  cette  sérieuse  discussion  qui  a  eu  au  moins  le  mérite  de 
montrer  où  nous  en  sommes  dans  cette  voie  de  conflits  religieux  où  le 
gouvernement  s'est  laissé  entraîner  sans  savoir  peut-être  jusqu'où  il 
ira,  sans  avoir  maintenant  la  force  de  s'arrêter. 

Qu'en  est-il,  d'un  autre  côté,  de  ce  court  et  brillant  débat  qui  s'est 
engagé  aussi  au  Luxembourg  sur  nos  affaires  extérieures  et  qui  touche 
certes  à  un  des  plus  graves  intérêts  de  la  France,  à  l'intérêt  national 
lui-même?  Ici,  c'est  un  homme  qui  sait  toujours  allier  Télégante  me- 
sure du  langage  au  sens  supérieur  des  afi'aires  diplomatiques,  c'est 
M.  le  duc  de  Broglie  qui  s'est  chargé  d'interpeller  le  gouvernement  sur 
le  caractère,  sur  les  conséquences  de  cette  triple  alliance  de  l'Alle- 
magne, de  rAutriche-Hongrie,  et  de  l'Italie  dont  on  a  déjà  tant  parlé, 
qui  pourrait  sans  doute  en  certains  cas  créer  une  situation  délicate  à 
notre  pays.  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  qui  a  lui-même  parlé 
avec  talent,  avec  habileté,  a  paru  croire  qu'il  aurait  mieux  valu  se  taire 
sur  une  question  qui  ne  pouvait  recevoir  de  réponse,  que  le  silence 
était  ce  qu'il  y  avait  de  plus  digne,  de  plus  fier  dans  certaines  circon- 
stances. C'est  d'un  fin  diplomate.  A  quoi  bon  cependant  affecter  de  se 
taire  sur  un  incident  qui  a  retenti  partout,  qui  a  été  l'objet  de  toute 
sorte  de  commentaires  dans  la  plupart  de»  parlement?  M.  pladstone  a 
été  interpellé  d^ps  le  parlement  «anglais.  M.  Tiwa  «  eu  à  tfexpliq«ep 
dans  |a  çbambrq  4e  Buda-Pesth.  M.  Mîincini  s'wt  fait  un  devmv  de 


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472  REVUE  DES  DEUX  MONDES.' 

multiplier  complaisamment  ses  exposés  dans  le  sénat  comme  dans 
la  chambre  des  députés  de  Rome  et,  selon  le  mot  spirituel  de  M.  GhaU 
lemel-Lacour,  il  a  commenté  ses  propres  commentaires.  Ces  décla^ 
rations  multiples,  il  est  vrai,  n'ont  pas  notabléÉent  contribué  à  dis-- 
siper  les  nuages  qui  couvraient,  qui  couvrent  encore  la  triple  alliance; 
elles  n'ont  même  pas  été  toujours  absolument  concordantes.  Quand 
les  ministres  étrangers  ont  eu  parlé,  on  n'a  pas  été  beaucoup  plus 
avancé.  C'était  une  raison  de  plus  pour  que  la  curiositéiémoignée  par 
M.  le  duc  de  Broglie,  inspirée  par  un  sentiment  tout  patriotique,  ne 
dût  pas  paraître  surprenante.  Le  ministre  français  n'a  pas  pu  satis* 
faire  cette  curiosité  :  c'était  son  droit  et  peut-être  son  devoir.  Cha- 
cun restait  dans  son  rôle.  Paris  n'a  point  à  coup  sûr  renvoyé  la  lumière 
qu'il  n'a  pas  reçue  de  Rome,  de  Buda-Pesth  ou  de  Londres.  Ce  qu'il  y 
a  de  plus  clair  après  tant  de  discours,  c'est  qu'il  y  a  évidemment 
entre  l'Allemagne,  l'Autriche  et  Tltalie,  quelque  chose  qui  ressemble 
à  une  entente,  à  un  rapprochement,  mais  que  cette  entente,  à  laquelle 
on  s'accorde  à  maintenir  un  caractère  tout  défensif,  tout  pacifique, 
n'a  rien  d'offensant  ni  de  menaçant  pour  la  France.  On  le  dit,  nous 
le  voulons  bien.  C'est  là  un  de  ces  incidens  qu'il  ne  faut  ni  diminuer 
ni  exagérer. 

Après  tout,  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  des  combinaisons  de  ce 
genre  se  produisent  ;  à  cette  heure  même,  justement,  on  publie  les 
dernières  parties  des  volumineux  Mémoires  du  prince  de  Mettemicb. 
C'est  l'histoire  d'un  homme  qui,  après  avoir  été  mêlé  aux  événemens 
mémorables  du  commencement  du  siècle,  après  avoir  réussi  à  recon- 
quérir pour  son  pays  une  grande  situation,  avait  mis  son  génie  dans  la 
politique  de  l'immobilité.  Il  a  passé  sa  vie  à  nouer,  lui  aussi,  des  com- 
binaisons pacifiques,  défensives.  Au  lendemain  de  la  révolution  de  1830, 
M.  de  Metternich  réunissait  les  souverains  d'Autriche,  de  Russie  et  de 
Prusse  à  Mûnchêngraetz  dans  une  triple  alliance  qui  paraissait  assez 
énigmatique,  et  l'on  se  souvient  de  la  hauteur  avec  laquelle  l'ancien 
duc  de  Broglie,  alors  ministre  des  affaires  étrangères  de  France,  recevait 
la  communication  de  ce  qui  s'était  passé  à  Mûnchengrœtz.  Quelques 
années  après,  M.  de  Metternich  réunissait  encore  les  trois  souverains  à 
Tœplilz  pour  confirmer  plus  que  jamais  l'alliance.  A  quoi  ont  abouti  ces 
savantes  combinaisons?  Elles  n'ont  sérieusement  servi  à  rien.  Le  seul 
point  nouveau  aujourd'hui  est  l'entrée  de  l'Italie,  à  la  place  de  la  Russie, 
dans  cette  autre  triple  alliance.  Si  l'Italie  est  flattée  de  son  rôle,  elle  est 
libre.  Quant  à  la  France,  ce  qu'elle  a  de  mieux  à  faire,  c'est  de  ne  mon- 
trer aucune  impatience  prématurée  de  cet  isolement  que  les  événe- 
mens lui  ont  créé  et  de  profiter  de  sa  liberté  pour  résoudre  quelques- 
unes  de  ces  questions  coloniales  qui,  en  intéressant  son  rôle  extérieur, 
ne  sont  certes  pas  de  nature  à  troubler  la  sécurité  du  continent. 

Ces  questions  qui  ont  été  effleurées  dans  la  dernière  discussion  du 


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V9^S 


i-nrj^nrr-^ 


REVUE.   —  CHRONIQUE,  473 

sénat,  ^ui,  sans  menacer  personne,  ne  laissent  pas  néanmoins  d'être 
assez  vivement  discutées  dans  quelques  pays  de  l'Europe,  ces  questions 
ont  pris  depuis  quelque  temps  une  certaine  importance,  ne  fût-ce  que 
comme  dédommagement  du  médiocre  rôle  que  nous  avons  joué  en 
Egypte.  La  principale  est  évidemment  aujourd'hui  cette  affaire  du 
Tonkin,  pour  laquelle  le  gouvernement  vient  de  demander  un  crédit 
assez  élevé  et  qui  va  être  décidée  ces  jours  prochains  par  le  parlement. 
Il  s'agit,  pour  tout  dire  en  quelques  mots,  d'envoyer  un  corps  expédi- 
tionnaire dans  ces  régions  du  Tonkin  qui  touchent  à  Tempire  chinois, 
qui  sont  déjà  soumises  par  un  traité  régulier  de  1874,  à  l'influence  exclu- 
sive de  la  France,  et  dont  l'occupation  est  devenue  une  nécessité  pour 
garantir  nos  possessions  de  l'Indo-Chine.  La  difficulté  est  de  mener 
à  bonne  fin  cette  occupation  en  évitant  de  se  jeter  dans  des  aven- 
tures guerrières  avec  l'empire  de  Chine,  qui  revendique  toujours 
cette  contrée,  et  en  continuant  ou  en  renouvelant  les  rapports  de 
protectorat  avec  le  royaume  d'Annam,  dont  le  Tonkin  est  une  dé- 
pendance. Cette  difficulté,  on  l'a  étudiée  sous  toutes  ses  faces 
sans  doute,  on  la  surmontera.  Tout  est  du  reste  visiblement  engagé 
déjà.  Des  troupes  ont  été  expédiées  et  un  envoyé  est  parti  pour  aller 
négocier  avec  le  souverain  d'Annam,  le  roi  ou  empereur  Tu-Duc,  l'exé- 
cution pacifique  de  nos  desseins.  La  chambre  semble  toute  disposée  à 
donner  au  gouvernement  toutes  les  ressources  dont  il  a  besoin.  L'entre- 
prise est  certainement  séduisante,  puisque  c'est  l'extension,  le  complé- 
ment de  cet  empire  colonial  de  l'extrême  Orient  dont  la  Cochinchine  a 
été  la  première  ébauche.  Qu'on  réfléchisse  bien  seulement  sur  la  nature 
de  l'œuvre  qu'on  se  propose.  Qu'on  n'oublie  pas  les  mécomptes  aux- 
quels on  s'est  exposé  dans  cette  campagne  tunisienne  qui  a  pu  être 
compromise  par  le  décousu  de  l'organisation  et  de  l'exécution  autant 
que  par  les  malhabiles  dissimulations  du  gouvernement.  Qu'on  se 
rende  bien  compte  quMl  faut  autant  de  fermeté  que  d'esprit  de  suite 
et  de  prudence  si  l'on  veut  faire  quelque  chose  de  sérieux  dans  ces 
régions  lointaines,  si  l'on  ne  veut  pas  recommencer  cette  série  de 
fautes,  de  défaillances,  de  contradictions  qui  ont  marqué  notre  poli- 
tique en  Orient  depuis  quelques  années  et  qui  nécessitent  aujourd'hui 
un  effort  décisif.  L'essentiel  est  de  concilier  ces  intérêts  lointains  avec 
nos  intérêts  de  grande  puissance.  —  Après  cela  il  restera  toujours  vrai 
que,  pour  raffermir  la  France  en  Europe,  pour  lui  assurer  les  moyens 
de  jouer  son  rôle  dans  le  monde,  la  première  cofadition  est  de  lui  faire 
une  politique  intérieure  qui  ne  mette  pas  Tinstabilité  dans  ses  institu- 
tions, le  désordre  dans  ses  finances,  la  division  dans  les  consciences 
et  dans  les  esprits,  —  qui  ne  perpétue  pas  enfin  le  malaise  sous  l'ap- 
parence d'un  calme  trompeur  et  éphémère. 

L'Angleterre,  à  part  ces  questions  lointaines  qui  la  touchent  tou- 
jours au  vif»  parce  qu'elles  intéressent  son  influence  et  son  commerce. 


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h7h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'Angleterre  ne  laisse  point  d'avoir,  elle  aussi,  comme  toutes  les  autres 
nations,  ses  difficultés,  ses  préoccupations,  ses  luttes  intérieures.  Elle 
n'en  a  pas  encore  fini  surtout  avec  cette  crise  irlandaise  qui  a  pu 
être  atténuée  dans  une  certaine  mesure,  il  est  vrai,  par  la  politique 
agraire  de  M.  Gladstone,  qui  ne  garde  pas  moins  sous  bien  des  rap^ 
ports  une  singulière  gravité* 

Tout  ce  que  le  gouvernement  anglais  a  pu  faire  par  des  lois  d'une 
équité  hardie,  par  des  réformes  presque  radicales  dans  les  conditions 
de  la  propriété,  il  Ta  fait,  et  il  a  peut-être  réussi  à  avoir  raison  de  l'an- 
cienne ligue  agraire  ;  il  n'est  pas  arrivé  jusqu'ici  à  paciQer  l'Irlande,  à 
vaincre  complètement  les  sociétés  secrètes,  les  passions  meurtrières.  Il 
en  est  toujours  h  soutenir  une  lutte  énergique  contre  des  ennemis  qui 
ne  reculent  pas  devant  le  crime.  Il  y  a  un  an  maintenant  que  lord 
Cavendish  et  M.  Burke  étaient  frappés  à  Phœnix-Park  en  plein  jour  par 
d'audacieux  meurtriers  qui  échappaient  d*abord  à  toutes  les  recherches. 
Ce  n'est  pas  sans  beaucoup  d'efforts  que  la  police  anglaise,  mise  en 
mouvement  de  toutes  parts,  est  arrivée  à  pénétrer  le  mystère  de  l'as- 
sassinat de  Phœnix-Park  et  de  bien  d'autres  assassinats,  à  mettre  la 
main  sur  les  principaux  coupables,  qui  appartiennent  tous  à  une  société 
dite  des  «  invincibles.  »  Cette  vigoureuse  campagne  de  répre^^sion 
ne  s'est  pas  ralentie  un  instant  depuis  un  an,  et  le  résultat  de  toutes 
les  recherches,  facilitées  à  un  certain  moipent  par  des  délations  inté- 
ressées, est  ce  procès  multiple  qui  se  juge  à  l'heure  quMl  est  à 
Dublin,  qui  est  certes  plein  de  détails  étranges  et  caractéristiques. 
Ces  «  invincibles  »  qui  défilent  depuis  quelque  temps  devant  la  cour 
de  Dublin,  ce  sont  des  nihilistes  irlandais  qui  sont  résolus  à  tout,  à 
l'incendie  et  au  meurtre,  qui,  le  plus  souvent,  ne  désavouent  pas  leur 
crime.  Les  délateurs  eux-mêmes,  garantis  aujourd'hui  par  leurs  dénon- 
ciations, sont  de  curieux  personnages.  On  demandait  en  plein  tribunal, 
il  y  a  quelques  jours,  à  l'un  d'eux  si  l'association  n'avait  pas  voulu  assas- 
siner l'ancien  secrétaire  pour  l'Iriande,  M.  Forster;  il  a  répondu  que  le 
mot  a  assassiner  »  était  peu  poli,  qu'on  avait  voulu  «  éloigner  »  M.  Fors- 
ter, —  et  comme  on  le  pressait  de  questions  en  lui  demandant  où  l'on 
aurait  transporté  l'ancien  ministre,  ce  lugubre  humoriste  a  répliqué 
d'un  ton  dégagé  :  «  Je  ne  m'en  souviens  plus,  j'ai  oublié  l'adresse  de 
son  caveau  de  famille.  9  Ce  procès  qui  se  déroule  à  Dublin,  qui  compte 
déjà  un  certain  nombre  de  condamnations  à  mort,  n'est  pas  fini.  La 
justice  anglaise  n'a  ipêine  pas  encore  sous  la  main  tous  les  coupables, 
et  c'est  ici  une  complication  de  plus  dans  cette  singulière  et  éternelle 
affaire  irlandaise.  Le  cabinet  de  Londres  a  aujourd'hui  è  obtenir  des 
États-Unis  l'extradition  de  quelques-uns  des  chefs  dQ  cette  faction  du 
meurtre  qui  se  sont  réfugiés  au-dçlà  de  l'Atlantique.  Il  parait  décidé  à 
depaan^or  aux  Américains  cette  extradition  :  de  sorte  que  )9  répression 
dep  crimes  irls^ndais  se  complique  p^r  1^  f^it  d'une  question  diploipa-- 


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RKTUB.   -^  CHIONIQUB.  A75 

tique  aaseï  grave.  Il  s'agit  d*une  interprétation  du  droit  d'asile,  Lea 
États-Unis  se  rendront^^ils  h  la  demande  que  lord  Granville  est  sur  le 
point  d*adresser  à  Washington?  Ils  hésiteront  probablement,  ils  pour* 
ront  invoquer  les  traditions,  les  exemples  du  gouvernement  britan- 
nique lui-même  en  plus  d'une  circonstance.  La  difficulté  ne  laisse  pas 
d'être  sérieuse,  et  c'est  ainsi  que  l'Angleterre  voit  sans  cesse  renattre, 
sous  une  forme  ou  sous  l'autre,  ce  problème  irlandais  dont  elle  ne  peut 
arriver  à  ao  délivrer  ni  par  les  mesures  libérales,  ni  par  lea  coerci** 
tiens  et  les  répressions, 

U  cabinet  de  M,  Gladstone»  du  reste,  malgré  lea  succès  qu'il  a  eus 
jusqu'ici,  malgré  l'ascendant  qu'il  n'a  pas  perdu,  n'est  point  ^  un  em^ 
barras  près  dans  sa  politique  intérieure,  et  il  n'e^t  peut^tre  plus  ^ 
l'abri  des  mécomptes.  U  vient  de  réprouver  ces  jours  derniers  encore  à 
propos  de  cette  éternelle  affaire  de  Tadmission  de  M,  Bradiaugh  qu'il 
avait  essayé  de  régler  par  un  bill  de  conciliation  proposant  la  modiû« 
cation  du  serment  parlementaire  et  qui  semble  aujourd'hui  plus  com- 
pliquée que  jamais  après  une  discussion  nouvelle  et  un  vote  récent  de 
la  chambre  des  communes.  C'est  une  vieille  et  assez  maussade  his- 
toire qui  se  reproduit  périodiquement  depuis  trois  ans  et  qui  n'est  peut^ 
être  pas  près  dç  toucher  h  un  dénoûment.  M.  Bradiaugh,  élu  une  pre- 
mière fois  par  NorthamptQn,  a  cru  pouvoir  forcer  l'entrée  du  parlement, 
s  bannière  déployée  »  en  refusant  le  serment  religieuiç  traditionnel, 
en  se  donnant  comme  un  représentant  de  la  libre  pensée,  ou  pour  mieux 
dire,  de  l'athéisme;  il  a  été  arrêté  au  seuil  de  la  chambre,  il  n'a  pas  été 
admis,  Élu  une  seconde  fois,  il  s'est  ravisé,  il  a  offert  de  prêter  le  ser-^ 
ment  sur  la  Bible  qu'il  avait  d'abord  refusé  ;  mais  on  s'est  souvenu 
de  ses  premières  déclarations,  des  opinions  qu'il  avait  publiquement 
professées,  et,  bien  qu'il  fût  cette  fois  dau^  la  stricte  légalité,  il  a  été 
de  nouveau  repoussé.  Il  a  essayé  de  tous  les  moyepg,  même  des  mani- 
festations populaires  et  d'une  sorte  d'entrée  de  vive  fprce  dans  la 
chambre;  il  n'a  pas  réussi,  C'est  alors  que  M-  Gl?idstope,  pour  en  finir 
ayec  un  conflit  dangereux,  a  eu  la  pensée  de  proposer  un  bill  tendant  à 
modifier  la  formule  religieuse  du  serment  ou  plutOt  à  substituer  une 
simple  déclaration  au  serment,  et  c'est  sur  ce  bijl  que  s'est  engagée 
tout  récemment  une  discussion  des  plus  sérieuses,  des  plUP  vives,  qui  n'a 
pas  duré  moiqs  de  qqatre  ou  cjpq  jours.  M.  Gladstone  a  retrouvé  les 
plus  beaux  élans  d'une  inépuisable  éloquence  pour  soutenir  ^on  billi 
pour  défendre,  non  l'élu  <ie  piprthampton,  majs  ce  qu'il  considérait 
comme  un  principe  libéral.  M,  qradUugh  lui-mêin§  a  demandé  à  être 
entendu,  il  a  plaidé  sa  cause.  I/oppos}^ion,  à  sou  tour,  conduite  par  le 
chef  des  conservateurs  dans  la  chambra  des  cqmjuunçs,  i?ir  Stafford 
Northcote,  a  combattu  énergiquement  le  ministère  et  rs  proposition. 
Bref,  le  bill  a  été  repoussé,  l^e  pabipet,  ffialgré  se^  efTort^»  i  été 
vaincu.  La  majorité  contre  Ifli  p'a  été,  y  e^\  vraif  qH§  de  trois  voîi^,- 


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1(   Mlll'  ■!     -Il     la  <v»iv  •' 


A7d  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  n'est  pas  moins  toujours  une  défaite.  Cet  échec,  qui  est  le  premier 
essuyé  par  le  ministère,  a  évidemment  plusieurs  causes.  Il  y  en  a  une 
toute  personnelle  peut-être:  c'est  que  M.Bradlaugh  n'excite  ni  intérêt  ni 
sympathie.  Il  a  pu  dire  sans  trop  se  tromper  devant  la  chambre  :  «  Vous 
avez  très  mauvaise  opinion  de  moi.  »  C'est  vrai;  le  bill  avait  le  tort  de 
paraître  proposé  justement  en  faveur  d'un  personnage  peu  intéressant, 
peu  en  crédit.  11  y  a  une  autre  raison  assurément  plus  sérieuse,  plus 
profonde  :  c'est  que,  malgré  tout,  cette  réforme  du  serment  religieux 
répugne  visiblement  à  une  portion  considérable  de  la  majorité  minis^ 
térlelle,  aux  vieux  whigs,  qui  se  sont  abtenus  en  assez  grand  nombre. 
Elle  répugne  plus  vivement  encore  au  sentiment  populaire,  à  la  masse 
nationale,  qui  n'a  montré  que  de  la  froideur  pour  la  proposition  du 
gouvernement.  On  a  beau  dire  que  la  tradition  anglicane  a  déjà  plié 
devant  les  catholiques,  devant  les  Israélites,  qu'elle  devra  plier  devant 
hs  athées.  C'est  possible;  les  Anglais  ne  paraissent  pas  en  être  là.  Il 
s'est  môme  trouvé  un  député  Israélite  qui  a  été  un  des  plus  vifs  contre 
le  bill. 

De  toute  façon,  le  ministère  a  été  battu.  Que  peut-il,  en  définitive, 
résulter  de  ce  vote  ?  Il  est  bien  clair  que  le  cabinet  n'en  est  point  ébranlé 
pour  le  moment,  qu'il  ne  peut  pas  y  avoir  une  crise  ministérielle 
pour  M.  Bradlaugh,  à  la  suite  d'un  coup  de  scrutin  qui  n'avait  rien  de 
décisif,  qui  ne  change  pas  les  rapports  des  partis.  Les  conservateurs 
seraient  les  premiers  embarrassés  d'être  appelés  à  former  un  minis« 
tère  dans  ces  conditions,  avec  une  majorité  qui  n'est  pas  réellement 
une  majorité,  qui  compte  des  libéraux,  des  Irlandais  avec  la  masse 
des  tories.  Le  cabinet  n'a  pas  pu  penser  un  instant  à  donner  sa  démis- 
sion ;  il  peut  encore  moins  songer  à  une  dissolution  du  parlement,  qui 
serait  pour  le  moins  très  risquée,  très  hasardeuse,  si  elle  était  déci- 
dée à  propos  d'une  question  où  le  pays  a  été  loin  de  suivre  le  gouver- 
nement de  ses  sympathies  et  de  ses  vœux.  Le  dernier  vote  de  la 
chambre  des  communes  n'a  donc  rien  changé  essentiellement  et  ne 
peut  avoir  aucune  conséquence  immédiate.  Il  est  tout  au  plus  un 
symptôme,  un  avertissement.  Il  est  le  signe  saisissable  do  ce  qu'il  y  a 
de  difficile,  de  fragile  peut-être  dans  la  situation  générale  du  minis- 
tère et  du  parlement.  M.  Gladstone  supplée  à  tout  sans  doute  par  un 
ascendant  incontesté,  par  une  puissance  de  parole  qui  vient  de  se 
révéler  ces  jours  derniers  encore  avec  éclat.  Il  n'est  pas  moins  dans 
la  condition  laborieuse  d'un  chef  de  gouvernement  toujours  occupé  à 
résoudre  le  problème  de  concilier  lord  Hartington  et  M.  Chamberlain, 
de  maintenir  intacte,  autant  que  possible,  une  majorité  composée  de 
vieux  whigs  et  de  radicaux.  Il  ne  peut  faire  un  pas  vers  les  radicaux 
sans  se  créer  des  embarras  d'un  autre  côté.  Et  qu'on  le  remarque  bien  : 
ce  n'est  pas  même  sur  une  question  comme  celle  du  serment  parle- 
mentaire que  les  dissentimens  peuvent  être  le  plus  dangereux.  Il  est 


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BEVOE.  —  CHRONIQUE.  477 

dair  que  les  radicaux  du  cabinet  et  de  la  majorité  sont  surtout  peu 
favorables  à  la  politique  extérieure  d'intervention  et  d'extension  que 
le  gouvernement  suit,  que  M.  Gladstone,  en  véritable  Anglais,  ne 
craint  pas  de  continuer  après  lord  Beaconsfield.  C'est  tout  cela  qui  fait 
que  les  petits' échecs  peuvent  avoir  leur  signification  et  qu'une  cer- 
taine faiblesse  peut  se  cacher  pour  le  ministère  sous  l'apparence 
de  force  qu'il  garde  encore. 

GH.  de  MÂZADiE. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Les  porteurs  de  rente  5  pour  100  qui  ne  voulaient  pas  se  résigner  à 
la  réduction  d'intérêt  que.  leur  imposait  l'exécution  de  la  loi  relative  à 
la  conversion,  ont  eu,  depuis  le  l*'  mai  jusqu'au  10  mai,  deux  moyens 
de  se  prémunir  contre  l'application  de  cette  loi.  Ils  ont  pu  .demander 
à  l'état  le  remboursement  au  pair,  c'est-à-dire  réclamer  100  francs 
pour  chaque  coupure  de  5  francs  de  rente,  ou  bien  porter  leurs  inscrip- 
tions sur  le  marché  de  la  Bourse  afin  de  les  vendre  au  cours  du  jour* 
Comme  ils  étaient  assurés  que  le  premier  mode  ne  leur  pouvait  donner 
que  100  francs,  tandis  que  le  second  leur  procurait  de  109  à  110  fr., 
il  est  assez  naturel  que  bien  peu  aient  été  tentés  de  choisir  le  premier 
mode. 

De  là  vient  que,  sur  un  capital  de  près  de  7  milliards  de  francs,  placé 
en  rente  5  pour  100  et  qui  ne  produira  plus  désormais  que  4  1/2,  [il 
n'a  été  présenté  de  demandes  de  remboursement  que  pour  la  somme 
très  insignifiante  de  95,000  francs  ne  représentant  pas  tout  à  fait 
5,000  francs  de  rente.  Cette  somme  sera  remboursée  à  partir  du  16  couv- 
rant. 11  sera  détaché  le  16  août  prochain  un  dernier  coupon  trimes- 
triel de  1  fr.  25  sur  la  rente  5  pour  100  convertie,  et,  à  partir  de  ce 
moment,  la  rente  actuelle  sera  officiellement  transformée  en  une  rente 
4  1/2  pour  100  non  convertible  ou  remboursable  pendant  une  période 
de  dix  années. 

Au  point  de  vue  des  demandes  de  remboursement^  la  conversion 
a  donc  pleinement  réussi;  mais  il  est  évident  que,  s'il  ne  devait  se 


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A78  RBYtJB  DËd  DEUX  MOÎIOBS. 

trouver  ({ti'uû  nombre  infime  de  poitetirs  de  rentes  9  pour  100  asse^ 
naïfs  pour  Vouloir  un  remboursement  au  pair,  il  a  pu  au  contraire  s'en 
trouver  un  nombre  très  considérable  parfaitement  résolu  à  ne  pas 
garder  leur  rente  après  réduction  et  à  en  retirer  le  plus  fort  Capital 
possible  par  une  vente  sur  le  marché.  Aucun  délai  n'oblige  d'ailleurs 
ces  porteurs  à  se  presser.  Ils  pourront  vendre  dans  B\ï,  mois  aussi  bien 
qu'aujourd'hui,  et  ils  ont  tout  intérêt  à  attendre  une  occasion  favorable. 
11  est  par  conséquent  impossible  de  dire  encore  si  le  succès  matériel  de 
la  conversion  se  doublera  d'un  succès  moral,  par  Tacceptation  presque 
unauime  de  ses  conséquences  et  de  ses  effets  par  la  masse  des  rentiers, 
ou  si  le  déclassement  du  5  pour  100  ancien,  devenu  du  k  1/2,  ne  pren- 
dra pas  avec  le  temps  des  proportions  dont  les  ventes  effectuées  au 
comptant  depuis  un  mois  ne  peuvent  encore  donner  Tidée. 

Ces  ventes  ont  été  cependant  assez  importantes  depuis  le  !«'  mai 
pour  causer  d'assez  vives  inquiétudes  au  sujet  de  la  position  de  la 
place.  Tout  ce  qui  était  offert  au  comptant  a  été  pris  par  les  établisse- 
mens  de  crédit,  non  pour  être  conservé,  mais  pour  être  immédiate- 
ment vendu  à  terme  et  finalement  recueilli  par  la  spéculation,  amenée 
ainsi  à  grossir  ses  engagemens  sur  nos  fonds  public.  La  spéculation 
pourrait- elle  continuer  bien  longtemps  ce  travail  d'absorption  tempo- 
raire, et  n'arriverait-il  pas  un  moment,  si  les  portefeuilles  ne  cessaient 
de  rejeter  du  5  pour  100  ôur  le  marché,  où  les  acheteurs  à  terme  se 
verraient  contraints  à  suspendre  leurs  ordres  d'achats?  Une  panique 
pouvait  éclater  ce  jour-là;  le  meilleur  moyen  dé  conjurer  le  péril  était 
d'arrêter  le  déclassement  du  5  pour  100  par  un  mouvement  de  reprisé 
destiné  à  prévenir  le  public  qu'il  ne  devait  pas  compter  voir  le  noaveau 
4  1/2  pour  100  descendre  au-desàous  des  cours  actuels,  109  à  110  fn 
C'est  jeudi  dernier,  alors  que  ce  fonds  Venait  d'être  asse^  rapidement 
précipité  par  des  ventes  continues  à  108.75,  que  s^est  produite,  avec 
autant  d'énergie  que  d'opportunité,  cette  intervention  salutaire  des  gros 
capitaux  contre  lés  Incertitudes  et  les  craintes  des  petits  portefeuilles. 
Toutes  les  offres  au  comptant  et  à  terme  ont  trouvé  leur  contre-partie, 
et  les  cours  des  deut  rentes  3  et  S  pour  100  ont  été  relevés  en  deux 
bourses  de  près  d'une  unité.  Les  vente*  d'Inscriptions  pour  compte  des 
rentiers  de  province  se  sont  immédiatement  ralenties,  et  il  ne  paraît 
guère  douteux  que  la  résignation  à  la  conversion  ne  soit  à  peu  près 
unanime,  si  l'on  parvient  à  tenir  le  k  1/2,  sans  défaillance  nouvelle, 
au  cours  de  110  ITancs. 

En  fait,  la  conversion  n'a  pas  jusqu'ici  déterminé  de  gtoê  meuve-' 
mensdecapluux;  on  en  trouve  la  preuve  femelle  dans  le  dernier 
bilan  de  la  Banque  dé  France,  oâ  le  portefeuille  et  les  avances  étaient 
en  diminution  et  où  n'apparaît  aucune  trace  d'opérations  d'tm  carac« 
tère  anormal.  La  reprisa  sur  les  fonds  puMics  à  Paris  a  eoinddé  assez 
étrangement  avec  ^élévation,  par  la  Banque  d'Angleterre,  du  tattt  de 


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RETUB.   —   CflftONIQOE.      .  470 

l'escompte  de  3  à  i!i  pour  100.  Cette  modification,  qui  était  prévue 
depuis  quelque  temps,  iudique  bien  moins  un  resserrement  réel 
de  l'argent  au-delà  du  détroit  que  la  situation  toute  spéciale  de  la 
réserve  de  la  Banque  d'Angleterre,  et  n*a  par  conséquent  exercé  aucune 
influence  sur  les  tendances  de  notre  propre  marché  monétaire,  dont  le 
trait  principal  est  toujours  Textréme  abondance  des  ressources.  Grâce 
au  revirement  des  troid  derniers  jours,  les  prix  des  deux  rentes  3  pour 
100  et  du  5  pour  100«  à  la  fin  de  la  première  quinzaine  de  mai,  se  trou- 
vent ramenés  au  niveau  des  derniers  cours  de  compensation. 

Il  en  est  de  même  pouf  les  valeurs  de  la  compagnie  de  Suez,  qui, 
pendant  cette  période,  ont  eu  Uû  marché  très  agité,  et  après  avoir  rapi- 
dement baissé,  se  sont  relevées  en  même  temps  que  le  5  pour  100. De 
2,360,  Pactioû  a  reculé  à  2,160  pour  revenir  à  2,400;  on  cotait  2,380 
samedi  soir.  La  baisse  avait  été  provoquée  par  un  article  du  ïimes  et 
d'autres  journaux  anglais  et  parl*anûonce  d'un  meeting  auquel  devaient 
prendre  part,  le  10  mai,  à  Londres,  les  représentans  des  principales 
compagnies  anglaises  de  navigation  maritime  entre  la  Grande-Bretagne 
et  l'extrême  Orient.  Le  meeting  a  eu  lieu,  et  le  projet  de  formation 
d'une  société  pour  le  percement  d'un  second  canal  a  été  adopté  à  l'una- 
nimité. Un  comité  exécutif  a  été  nommé  avec  mission  d'élaborer  un 
projet  définitif,  de  réunir  les  fonds  nécessaires,  de  prendre  toutes  les 
mesures  propres  à  la  réalisation  des  principes  posés  dans  le  meeting. 
Il  semble  donc  bien  que  ^agitation  anglaise  contre  l'administration 
actuelle  du  canal  ait  un  caractère  plus  sérieux  qu'on  ne  se  plaît  à  le 
croire  ou  à  le  dire  de  ce  côté-ci  de  la  Manche,  et  peut-être  les  action- 
naires du  canal  de  Suez  feront-ils  sagement  en  répondant  autrement 
que  par  une  indifférence  dédaigneuse  aux  menaces  peu  déguisées  du 
Times  contre  la  compagnie  et  son  chef,  M.  de  Lesseps.  Quel  que  soit  le 
but  de  cette  agitation,  percement  d'un  second  canal,  rachat  du  canal 
actuel  ou  prédominance  de  l'élément  anglais  dans  le  conseil  d'adminis- 
tration de  la  compagnie,  une  question  des  plus  graves  se  trouvé  posée: 
comment  remédier  à  Tinsuflisance,  nettement  et  énergiquement  pro- 
clamée par  les  armateurs  anglais,  de  la  grande  voie  commerciale  ouverte 
entre  l'Europe  et  l'Orient  par  des  actionnaires  français  ?  Les  recettes 
de  la  première  décade  de  mai  se  sont  élevées  à  2,340,000  francs,  en 
excédent  de  550,000  francs  sur  celles  de  la  décade  correspondante  de 
mai  1882,  ce  qui  n'a  pas  peu  contribué  aux  rachats  dont  l'action  a  été 
l'objet  cette  semaine. 

Les  transactions  n*ont  pas  été  très  actives  sur  les  titres  des  che- 
mins français,  la  hausse  provoquée  par  l'annonce  de  la  signature  pro- 
chaine des  conventions  ne  s' étant  pas  soutenue.  Le  Lyon  abaissé  après 
le  détachement  du  coupon.  11  perd  environ  30  francs  sur  le  cours  de 
compensation.  Le  Midi  a  reculé  de  25  francs  et  le  Nord  de  15  francs. 


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A80  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  Chemins  autrichiens  se  tiennent  un  peu  au-dessus  de  700  francs; 
le  dividende  sera  de  32  francs,  ce  qui  a  causé  quelque  déception.  L'as- 
semblée générale  des  actionnaires  des  Chemins  lombards  a  voté  un 
dividende  de  5  francs.  On  a  prélevé  sur  le  bénéfice  net  une  somme  de 
2  millions  pour  l'achèvement  en  1883  des  dépenses  extraordinaires  de 
reconstruction  nécessitées  par  les  inondations  de  Pautomne  de  1882. 
On  prévoit  en  Espagne  de  très  belles  récoltes,  ce  qui  pourrait  ramener 
des  acheteurs  au  Saragosse  et  au  Nord  de  PEspagne. 

Les  actionnaires  de  la  Banque  d'escompte  se  sont  réunis  le  7  cou<« 
rant  en  assemblée  extraordinaire.  La  réduction  du  capital  de  100  à 
50  millions  a  été  votée.  Les  actions  actuelles  libérées  de  125  francs 
seront  échangées  à  raison  de  deux  pour  une  contre  des  actions  libé- 
rées de  250  francs  et  au  porteur.  Le  capital  a  été  ensuite  élevé  à  65  mil- 
lions par  la  création  de  30,000  actions  nouvelles  destinées  à  payer  les 
apports  de  la  Banque  Française  et  Italienne,  décidément  absorbée  par 
la  Banque  d'escompte. 

Une  autre  société,  la  Compagnie  foncière  de  France  et  d'Algérie, 
vient  également  de  faire  consacrer  par  une  assemblée  extraordinaire  la 
réduction  de  son  capital  de  100  à  50  millions  au  moyen  du  même  pro- 
cédé que  la  Banque  d'escompte. 

Le  5  pour  100  italien  s'est  maintenu  très  solidement  aux  environs 
de  92  francs.  La  signature  de  Tirade,  portant  concession  de  la  ferme 
des  tabacs  en  Turquie,  ayant  été  enfin  officiellement  annoncée,  le  5 
pour  100  turc  a  été  porté  à  12  francs  et  la  Banque  ottomane  à  775  fr. 
Un  rapport  de  sir  Colvin,  concluant  à  une  revision  de  la  loi  égyptienne 
de  liquidation,  a  provoqué  un  mouvement  de  réaction  sur  les  titres  de 
la  dette  égyptienne  unifiée.  Ce  rapport  propose,  en  effet,  que  le  chiffre 
d'amortissement  de  cette  dette  soit  réduit,  afin  que  le  gouvernement 
puisse  disposer  de  ressources  qui  lui  sont  indispensables  pour  le  paie- 
ment des  indemnités  et  des  dépenses  d'occupation  de  l'armée  anglaise. 
Comme, d'autre  part,  les  recettes  de  la  caisse  delà  dette  publique  con- 
tinuent à  présenter  un  excédent  considérable,  la  réaction  s'est  arrêtée 
sans  peine  après  le  détachement,  qui  a  eu  lieu  le  6  courant,  du  cou- 
pon semestriel  de  10  francs.  ,_^ 


Le  directeur-gèra^it  :  C.  Buloz. 


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■^ 


LÀ 


COLONISATION   OFFICIELLE 

EN    ALGÉRIE 


I. 

ESSAIS    TENTÉS    DEPUIS    LA    CONC 


Ceux  de  nos  compatriotes  qui  se  sont  fixés  dai 
du  nord  de  l'Afrique  se  plaignent  fréquemment  ( 
mère  patrie.  Les  représentans  attitrés  de  notre  c 
c'est-à-dire  les  sénateurs,  les  députés,  les  meml 
généraux  des  trois  départemens  d'Alger,  d'Oran 
les  délégués  de  ces  conseils  au  conseil  supérieur 
expriment,  à  ce  sujet,  des  doléances  contenues, 
pays,  avec  cette  vivacité  de  ton  qui  est  particu 
mais  qu'il  ne  faut  pas  trop  lui  reprocher  parce 
la  fois,  en  matière  politique,  d'excitant  et  de  fr( 
depuis  quelques  années  surtout,  en  lamentation 
un  peu  à  des  reproches.  Volontiers  on  donne  i 
l'autre  côté  de  la  Méditerranée,  quand  on  ne  le 
ment,  que  nos  ministres  et  nos  chambres  pari 
assez  médiocrement  des  affaires  de  l'Algérie,  et 
faute  d'ajouter  que,  si  par  hasard  ils  s'en  occup< 
lement  pour  démontrer  qu'ils  ne  les  connaisseo 
point  du  tout. 

Tom  LTu.  —  1*'  lum  1883. 


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&82*  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

Ainsi  articulées,  ces  plaintes  sont-elles  fondées?  II  serait  embar- 
rassant d'en  convenir,  et,  de  prime  abord,  elles  semblent  entachées 
de  quelque  exagération  :  il  faut  distinguer  toutefois.  Si  les  habitans 
de  TAlgérie  se  bornaient  à  regretter  de  ne  plus  entendre,  comme 
jadis  aux  beaux  jours  du  régime  parlementaire,  des  voix  autorisées  et 
puissantes  plaider  avec  éclat  leur  cause  à  la  tribune  française,  ce 
n'est  pas  moi  qui  les  contredirais.  Oui,  il  est  vrai,  les  temps  sont 
paBsés  où,  devants  une  chambre  dont  j*avai8  rhomeurde  bire  par- 
tie, lé  maréchal  Bugeaud,  au  lendemain  de  la  bataille  d'Isly,  et  le 
général  de  La  Moricière,  après  la  prise  d*  Abd-el-Kader,  le  front  encore 
éclairé  des  rayons  de  leurs  récentes  victoires,  venaient  agiter  devant 
des  collègues  presque  aussi  émus  qu'attentifs  ces  étemels  pro- 
blèmes algériens  que,  sous  une  forme  différente,  mais  les  mêmes  au 
fond,  nous  nous  efforçons  de  résoudre  aujourd'hui.  Sur  cette  ques- 
tion demeurée  ouverte  entre  les  membres  d'un  même  cabinet,  le 
très  sagace  ministre  de  Tintérieur  du  H  octobre,  M.  Thiers,  n'hésitait 
pas,  en  repoussant  les  prévisions  défavorables  du  président  du  conseil 
et  de  quelques-uns  de  ses  collègues  moins  confians  que  lui,  à  se  por- 
ter, avec  sa  clairvoyance  habituelle,  le  garant  intrépide  des  futures 
destinées  de  notre  colonie  africaine,  tandis  que  d'excellens  esprits, 
M.  Dufaure  et  M.  Lanjuinais,  M.  de  Tocqueville  et  M.  de  Beaumont, 
H.  de  Chasseloup-Laubat,  le  général  Âllard,  M.  de  Corcelles,  se 
demandaient  entre  eux,  non  sans  quelque  appréhension,  quel  système 
il  valait  mieux  suivre  pour  tirer  tout  le  parti  possible  des  ressources 
de  nos  nouvelles  possessions.  Certes  ils  étaient  loin  de  s'accorder 
entre  eux  sur  le  point  de  savoir  s'il  fallait  faire  appel  à  la  puis- 
sante initiative  du  gouvernement  en  s'abritant  sous  sa  tutelle»  ou* 
laisser  toutes  choses  suivre  leur  cours  naturel^  en  se*  confiant  au 
temps  et  à  l'activité  individuelle  des  intéressés  pour  arriver  à  des 
résultats  plus  lents  peut-être  à  obtenir,  mais  autrement  étœdus, 
d'une  nature  moins  factice  et^par  conséquentv  plus  sûrs  et  plus  dura- 
bles. On  comprend  que,  traitées  par  des  personnes  aussi  compétentesi 
les  graves  questions  qui  tooohai^t  de  si  près^à^  l'avenir  de  TAlgé* 
rie  aient  eu  le  don  fle  oaptivar  l'attention. publique.  Il  en^a  toujoucs 
été  ainsi' sous  tous  nos  régimes  de  libre  di80Us»on.  Les  assenUilèesi 
répij^ïlicames,  de  i8&8  à  1852,  quoique  absorbées  par  de  terribles 
pvAocûttpations,  n'ont  eu  gande  de  se  désintéresser  de  œtte  coloiiie 
afrioaiDe,  où  le  général  Cavaignac  avait'  brillamment  Gonquîs,  sous 
le  gouvernement  de  juillet'»  teius  ses  grades  militaireSé  II  y  a  plus: 
paadant  les  deux  dernières  années  de  l'empire,  quanili  \m  peu  d(aip 
avait  fini  par  pénétrer  dans  les  ]X)ttages  de  la  nMcbine  gouverna^ 
mentele,  jusqu'alors  8i>  hermétiquement  fermée,  ce  fut  du  côté  de 
l'Algérie  que  se  portèrent  les  premières  investigations  du»  corps* 
législatif,  prompt  à  saisir  l'occasion  soudainement  oiferte  d'execcer, 


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LA  GOLOrilSATION  OFFIGIMJLE  EN  ALGÉRIE.  &88 

-60  matiàre  si  grave  et  si  délicate,  une  initiative  pditique  qui  lui 
a^ait  été,  pendant  longues  années,  jalouseiaent  refoMé^. 

JLu  printemps  de  1868,  une  conunission  d'enqméle  agricole  avait 
été  instituée,  sous  la  présidence  de  M.  Léc^ld  Lehcm,  pour  aller 
se  r^dre  compte  sinr  place,  d'après  un  guestâoimaîfe  extrêmemœt 
détaillé,  de  tous  les  besoins  de  nos  tr<Hs  provinces  d'Alger^  d'Qran 
et  de  Constantine,  —  qu'elle  avait  mission  de  parcourir.  L'année  sui- 
vante, une  décision  impériale,  dsAée  du  5  mai  1869,  nommait  une 
autr^  commissioii  extra-^^lementaire  diargée  d  élaborer  les  ques^ 
lions  qui  se  rattachent  à  la  constitution  et  à  F  organisation  admi^ 
nistrative  et  politique  de  V Algérie.  Cette  commission,  présidée  par 
le  maréchal  Bandon,  ancien  gouverneur-général  de  l'Algérie,  comp- 
tait parmi  ses  membres  M.  Ferdinand  Barrot,  alors  grand  référen- 
daire du  sénat,  M.  Chamblain,  conseiller  d'état,  M.  Gastambide, 
conseiller  à  la  cour  de  cassation,  H.  Paulin  Talabot,  les  généraux 
Allard,  Desvaux  et  Greslof  •  M»  lassîfi,  directeur  du  service  de  l'Al- 
gérie au  ministère  de  la  guerre,  en  était  seorétaire,  et  H.  le  sénateur 
Bébic  remettait  au  ministre^  au  mois  de  janvier  1870,  le  rapport  dont 
il  avait  été  chargé.  L'enquête  agricole  oidonnée  par  la  corps  légis- 
latif, ainsi  que  le  rapport  de  la  commission  gouvernementale,  étaient 
attendus  sur  les  bancs  de  la  ntttjoritéetaurceuxde  l'opposition  avec 
une  égale  impatience.  Le  11  avril,  M.  Jules  Favre  rédamait  avec 
instance  le  dépôt  de  cette  enquête  et  affirmait  n'ètiie  que  l'écho 
de  tout  ce  qu'il  avait  entendu  dire  en  Algérie  en  déclaranit  «  qu'elle 
passait  pour  avoir  été  faite  avec  le  plus  grand  adn  et  une  entière 
indépendance.  »  Au  mois  de  décembre  de  cette  même  année, 
H.  Léopold  Lehon  -déposait  en  même  temps  une  demande  d'inter- 
pellation sur  les  a&ires  de  l'Algérie  et  annonçait  que  les  procès- 
verbaux  de  l'^enquéte  pouvaient  être  dès  lors  distribués  aux  membres 
du  corps  législatif. 

Quant  au  r^>port  de  M.  fiéhic,  nombre  d'exemplaires  en  avaient 
été  tirés  à  l'imprimerie  impériale,et,  quoique  le  texte  lui-même  n'ait 
jamais  jété  officiellement  publié,  ses  dispositions  principales  étaient 
parfaitement  connues  de  tous  les  membres  du  parlement  s'intéres- 
sant  aux  afiSedres  de  l'Algérie.  Gbose  vraiment  singulière,  les  conclu- 
sions en  étaient  pi»»  libérales,  plus  Iftrges,  dictées  par  une  disposi- 
tion d'esprit  infiniment  phis  moderne  çpie  celles  adoptées  par  une 
autre  commission  nommée  en  novembre  1880,  c'esthà-dire  en  plein 
régime  républicain  :  à  V effet  4' étudier  les  modifications  à  apporter 
au  gouvernement^énéralde  V Algérie.  Aux  tecmes  du  projet  impé- 
rial de  1870,  «  le  gouvernement  et  la  haute  administralion  étaient 
centralisés,  à  Alger  même,  aux  imaîns  d'un  gouverneur-général  qui 
avttit  rang  de  ministre  et  devenait,  en  cette  qualité,  direotem^it  rea- 
4>(m6able.  Il  était  ossiaté  d'un  oaMdil>attpôriôur,  exolufiivemeot  com- 


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&8&  BEYUE   DES  DEUX  MONDES. 

posé  de  membres  élus  par  les  conseils-généraux  des  départemens 
civils  et  composés  d'indigènes.  Ce  conseil  supérieur,  —  où  ne  siégeait 
pas,  comme  aujourd'hui,  une  majorité  de  fonctionnaires,  —  votait,  en 
recettes  et  en  dépenses,  le  budget  du  service  local  et  en  recevait  les 
comptes.  Il  donnait  son  avis  sur  toutes  les  questions  qui  lui  étaient 
soumises  et  pouvait  émettre  des  vœux  sur  les  objets  intéressant  l'Al- 
gérie. Le  gouverneur-général  exerçait  la  plénitude  des  pouvoirs  admi- 
nistratifs et  politiques  attribués  aux  ministres.  Il  participait,  lors  de  sa 
présence  à  Paris,  aux  délibérations  du  conseil  des  ministres  et  repré- 
sentait le  gouvernement  devant  le  sénat  et  le  corps  législatif...  Dn 
sous-gouverneur  assistait  le  gouverneur-général  et  le  suppléait, 
en  cas  d'absence,  soit  à  Paris,  soit  à  Alger.  Le  gouverneur-général 
et  le  sous-gouverneur  pouvaient  être  choisis  soit  dans  Tordre  mili- 
taire, soit  dans  Tordre  civil.  » 

Quoi  de  plus  sage  et,  pour  Tépoque,  de  plus  hardi  que  ces  pro- 
positions émanées  d'une  commission  composée  de  hauts  dignitaires 
de  l'état,  délibérant  sous  le  contrôle  immédiat  d'un  gouvernement 
qui  n'a  jamais  passé  pour  follement  épris  de  la  stricte  application 
des  formes  parlementaires  ;  et  n'est-il  pas  vraiment  surprenant,  et 
j'ajouterai  un  peu  triste,  d'avoir  à  constater  que,  dans  ses  lignes 
principales,  particulièrement  en  ce  qui  regarde  la  responsabilité 
réelle  du  gouverneur-général  de  TAIgérie,  le  projet  d'organisation 
arrêté  par  les  conseillers  de  l'empire  devançait  de  beaucoup,  comme 
résolution  virile,  Tensemble  confus  des  mesures  timidement  indi- 
quées par  les  sénateurs  et  les  députés  de  l'Algérie,  et  par  les  quel- 
ques fonctionnaires  auxquels  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Gonstans, 
a  jugé  bon  de  s'adresser  en  1880,  sans  que  les  résultats  de  cette 
consultation  officieuse,  vue  d'assez  mauvais  œil  en  Algérie,  aient  eu 
d'ailleurs  la  moindre  influence  vivifiante  sur  la  direction  à  donner  à 
notre  politique  algérienne? 

U  n'en  avait  pas  été  ainsi  en  1870.  Dès  le  mois  de  janvier,  Tat- 
tention  publique  avait  été  fortement  appelée  sur  les  affiûres  de  notre 
colonie  africaine  par  une  discussion  du  sénat,  à  laquelle  avaient  pris 
part  le  maréchal  de  Mac-Mahon,  M.  Michel  Chevalier,  les  généraux 
Damnas  et  de  La  Rue.  Au  corps  législatif,  l'intérêt  avait  été  bien 
autrement  excité,  au  mois  de  mars  suivant,  lorsque  M.  Léo- 
pold  Lehon  développa  à  la  tribune  l'interpellation  déposée  Tannée 
précédente.  La  majorité  qui  avait  applaudi  sans  réserve  le  jeune 
orateur,  qui  avait  entendu  MM.  Lefébure  et  de  Kératry  abonder 
dans  son  sens,  devant  laquelle  le  baron  Jérôme  David,  ancien  offi- 
cier des  bureaux  arabes,  était  venu  déclarer  qu'il  était  converti  à 
l'idée  de  substituer  désormais  la  prépondérance  de  Télément  civil 
à  la  suprématie  des  commandans  militaires,  ne  fut  qu'à  moitié  sur- 
prise et  ne  parut  nullement  scandalisée  quand  M.  Jules  Favre,  dépo- 


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mKmeaamm 


LA   COLONISATION   OFFICIELLE   EN   ALGERIE.  &S5 

sant  une  pétition  des  babitans  de  Constantine,  se  mit  à  réclamer 
hautement  pour  les  colons  le  droit  de  nommer  eux-mêmes  leurs  dépu- 
tés. La  discussion  avait  été  brillante.  Les  objections  du  ministre 
de  la  guerre  avaient  eu  le  cai*actëre  de  simples  réserves,  tandis 
que  les  critiques  mises  en  avant  par  les  membres  de  l'opposition 
s'étaient  presque  exclusivement  adressées  à  la  forme  que  le  gouverne- 
ment entendait  donner  aux  mesures  projetées.  11  entendait,  en  effet, 
les  décréter  par  la  voie  du  sénatus-consulte,  alors  que  les  opposans 
du  corps  législatif,  devenus  exigeans,  émettaient  la  prétention  de 
prendre  directement  part  à  leur  confection  ;  mais  ces  divergences  ne 
portaient  point  sur  le  fond  des  questions  engagées.  Finalement,  le 
corps  législatif  se  trouva  à  peu  près  unanime  pour  déclarer  quor 
près  avoir  entendu  les  explications  du  gouvernement  sur  les  modi- 
fications qu'il  se  proposait  d'apporter  au  régime  législatif  auquel 
l'Algérie  était  soumise^  et  considérant  que,  dans  Vétat  actuel  des 
choses^  Vavènement  du  régime  civil  paraissait  devoir  concilier  les 
intérêts  des  Européens  et  ceux  des  indigènes^  il  passait  à  V ordre 
du  jour.  Au  cours  du  débat,  M.  Jules  Favre,  récemment  revenu 
d'Afrique,  et  qui  s'était  porté  l'éloquent  interprète  des  vœux  des 
babitans  de  l'Algérie,  avait  pu,  sans  provoquer  la  moindre  récla- 
mation, s'écrier  du  haut  de  la  tribune,  le  9  mars  1870  :  «  Vous  le 
voyez,  messieurs,  la  barrière  est  tombée,  car  nous  nous  tendons 
une  main  fraternelle  pour  introniser  la  liberté.  »  Ce  n'est  pas  tout* 
Le  28  mars,  M.  Léopold  Lehon,  en  son  nom  propre  et  au  nom  de 
M.  Jules  Favre,  afin  de  manifester,  sans  doute,  par  l'alliance  des 
noms,  l'accord  survenu  entre  la  majorité  et  l'opposition  à  propos 
de  l'Algérie,  déposait  une  proposition  de  loi  dont  les  nombreux  arti- 
cles réglaient  l'organisation  future  de  notre  colonie  conformément 
aux  vues  exprimés  par  le  leader  de  la  minorité.  Le  gouvernement, 
par  la  bouche  de  M.  Ollivier,  en  acceptait  les  dispositions  principales, 
se  bornant  à  demander  que  la  discussion  des  mesures  projetées  et  le 
vote  du  corps  législatif,  renvoyés  dans  la  séance  même  à  ^  commis- 
sion d'initiative,  fussent  remis  à  une  autre  session.  Ainsi,  plus  d'hé- 
sitations, plus  de  retards,  plus  de  fins  de  non-recevoir  opposées 
aux  vœux  des  babitans  de  notre  colonie  ;  la  sympathie  pour  leurs 
légitimes  revendications  était  devenue  générale  et  le  moment  sem- 
blait arrivé,  presque  à  la  veille  de  la  chute  de  l'empire,  où  l'Algérie 
allait  enfin  recevoir,  par  l'entremise  régulière  du  parlement,  après 
de  solennels  débats,  cette  organisation  définitive  toujours  si  ardem- 
ment souhaitée  et  qu'aujourd'hui  elle  attend  encore  vainement. 

Comment  se  fait-il  que  tant  d'espérances  aient  été  si  cruellement 
déçues?  Comment  tant  de  bons  vouloirs  n'ontr-ils  abouti  à  produii*e. 


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ft86  BETUE  BE8  DEUX  HOfOOES. 

après  treize  ans,  quedes  résultats  aussi  incomplets?  Et  pourquoi  uous 
laut-il  deredief  aitendre  nos  compatriotes  fixés  en  Algérie  se  plaindre 
encore  aujourd'hui ,  n(m  sans  quelque  apparence  de  raison ,  de 
Finsoudance'que,  sous  la  république,  le  gouvernement  et  les  diam- 
Ixres  semblent  témoigner  pour  leurs  intérêts  les  plus  essentiels? 
La  plainte  n'est  que  trop  naturelle,  mais  les  reproches  sont-ils 
bien  justes?  Hélas  1  ce  sont  les  malheurs  de  la  patrie  qui  ont 
été  l'unique  cause  de  cette  soi-disant  indifférence.  Au  lendemain 
de  ses  revers,  la  France  a  dû,  pour  assurer  son  salut  au  sortir 
de  répreuve  qu'elle  venait  de  traverser,  se  replier  pour  ainsi  dire 
sur  elle-même  et  courir  au  plus  pressé.  Les  membres  de  l'assem- 
blée nationale,  aux  prises  avec  les  difficultés  du  jour,  n'avaient 
pas  l'esprit  assez  libre  ni  même  assez  de  loii^s  pour  se  livrer 
aux  discussions  de  principes  qu'aurait  amenées  l'étude  d'une 
nouvelle  organisation  de  notre  colonie  algérienne.  La  forme  des 
délibérations  de  nos  assemUées  parlementaires  n'est  pas  d'ailleurs 
restée  ce  qu'elle  était  naguère  sous  les  monarchies  c<mstitution- 
nelles  de  1815  et  de  1830.  La  discussion  de  l'adresse  au  début  de 
chaque  session  et  celle  du  budget  avant  sa  clôture  fournissaient 
alors  l'occasion  de  passer  en  revue  et  de  traiter  amplement  à  la  tri- 
bune tous  les  sujets  qui  touchaient  aux  intérêts  vitaux  de  notre 
pays.  L'examen  annuel  du  budget  a  bien  été  maintenu,  parce  qu'il 
est  la  condition  essentielle  de  tous  les  gouvernemens  libres,  mais,  à 
la  chambre  des  députés,  la  discussion  n'en  est  jamais  venue  qu'aux 
derniers  momens  de  la  session,  alors  que  ses  membres  étaient  pressés 
d'entrer  en  vacances.  Quelle  possibilité  pour  un  député  d'appeler 
utilement,  en  de  pareilles  circonstances,  l'attention  de  ses  collègues 
sur  un  sujet  aussi  vaste  et  aussi  compliqué?  Et  la  présentation  si 
tardive  du  budget  au  sénat,  qu'a-t-elle  été  jusqu'à  pd*ésent,  sinon  une 
vaine  formalité  et,  pour  ceux  qui  prennent  au  sérieux  les  affaires 
du  pays,  une  véritable  déception?  Sera-t-il  permis  à  celui  qui  écrit 
ces  lignes  de  constater  qu'à  trois  reprises  différentes,  quand  il  a 
voulu,  à  propos  des  dépenses  ^e  notre  colonie,  soulever  la  ges- 
tion si  importante  à  ses  yeux  d'une  responsabilité  ministàieUe 
effective  pour  les  affaires  de  TAlgérie  et  signaler  les  tnconvéniens 
très  fâcheux  qui  résulteraient,  suivant  lui,  pour  l'expédition  des 
affaires,  du  système  des  rattacbemens  inauguré  un  beanei  ma- 
tin, puis  abacnâonné,  puis  repris,  dont  on  ne  sait  pas  encore  an 
juste  ce  qu'il  en  est  advenu,  jamais  il  ne  lui  a  été  donné  d'<d>tenir 
des  mioôstres  en  «xerdce  autre  ^hose  que  des  reposes,  assuré- 
ment fort  courtoises,  mais  encore  plus  écourtées,  et  des  promesses 
évasives  qui  n'ont  été  Bvîvies  d'aucune  exécution?  Alore  qu'un 
alOTce  ai  complet  s'est  prolongé  durant  tant  d^années,  est-il  donc 


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LA   COLONISÂTIO!!!  OFilCIEXCE  EEÏ  /M.GÉRIE.  tô7 

gurprenant  que  l'attration  da  publie  «d  soh  venue  à  se  désiiH 
téressermsenfijjoienieut  d'un  sujet  dont  les  dépositaires  du  pouvcnr 
et  les  repréaentaiis  de  la  Dation  Tont  si  peu  entretenu? 

Mais  parions  franchement  et  disons  les  cboees  comme  dies  sont* 
No»  compatriotes  établis  de  l'autre  eôoé  de  la  Méditerrnràe  n'ont* 
ils  pas,  eux  aussi,  quelques  reproches  à  se  faire,  et  dans  le  moment 
où  je  voudrais  attirer  surkvrs  doléances  légitimes  l'attention  qu'elles 
méritent,  peut-être  ne  trouveront-ils  pas  mauvais  que  je  leur  demande 
s'ils  sont  bien  assurés  de  n'être  pas  eux-mêmes,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  responsables  de  cette  défaveur  dont  ils  gémissent? 
Qu'ils  me  permettent  de  procéder  à  leur  examen  de  conscience,  ce 
qui  est  toujours  facile  quaod  il  s'agit  des  autres.  Les  Algériens  ont 
reçu  de  la  répfublique,  comme  don  de  joyeux  avènement,  presque 
tout  ce  qu'ils  avaient  demandé  à  l'empire,  un  peu  plus  même,  car 
personne,  que  je  sache,  excepté  M,  Grémieux,  ne  les  avait  entendue 
formuler  un  voeu  impérieux  pour  la  naturalisation  immédiate  et  en 
bloc  de  tous  les  Israélites  de  l'Âlgérîe.  Deux  décrets  datés  de  Tours 
et  de  Bordeaux,  en  octobre  1870  et  en  février  1871,  ont  constitué 
notre  colonie  en  trois  départemens  ayant  chacun  le  droit  de  nom^ 
mer  deux  représentans.  Les  gouvernemens  et  la  haute  adanmetr»- 
tion  de  rAlgérie  ont  été  CMtralîsés  à  Alger  sous  l'autorité  d'im 
haut  fonctionnaire  qui  recevait  le  titre  de  gouverneur-général  civil 
de  ces  trois  départemens.  Par  suite  des  événemiens  de  la  métro- 
pole, et  sans  qu'il  fût  besoin  pour  cela  d'aucun  décret,  la  presse 
algérienne,  jusqu'alors  si  sévèrement  bâillonnée,  est  devenue  soii- 
dainement  libre  comme  celle  du  reste  de  la  France,  et  nos  compa* 
triotes  des  trois  départemens  d'Alger,  d'Oran  et  de  Constantine  ont 
été  mis,  du  jour  au  lendemain,  en  possessiovi,  pour  la  défense  de 
leur  cause,  de  cet  instrument  merveilleux  à  la  fois  et  redoutable, 
car  il  est  égalemeirt  puissant  pour  le  bien  et  pour  le  mal.  Voyons 
l'usage  qu'ils  en  ont  fait. 

Depuis  le  jour  où  la  France  a  pu,  après  la  paix,  rentra  en 
possessicm  d'elle-même  et  de  la  plus  grande  partie,  sinon,  hélas  l 
de  la  totalité  de  son  sol  national,  le  gouvernement  de  M.  Thiers 
s'est  uniquement  appliqué  à  guérir  les  douloureuses  blessures 
qu'elle  venait  de  recevoir.  A  Alger  la  politique  réparatrice  de  cet 
homme  d'état  avait  droit  de  compter  sur  une  ccrdiale  adiésion, 
car  personne,  dans  le  passé,  n'avait  pris  plus  chaudement  à 
cœur  les  intérêts  de  notre  colonie  africaine.  Le  choix  de  l'amiral 
de  Gueydon  et  le  soin  de  lui  assigner  le  Utre  de  gouverneur-^ 
général  ciHl  attestait  une  fois  de  plus  non^seulement  la  syiapaAie 
persévérante  du  dief  du  poizvoir  exécutif  pour  ses  anciens  cliens, 
mà&  sa  prompte  clairvoyance  à  deviner  la  nature  des  difficultés 
aoxquëles  il  fdkit  pourvoir.  Ikf,  Thi^*s  se  rendait  parfaitement 


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A88  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

compte  de  l'intensité  da  mouvement  d'opinion,  plus  vif  peut-être 
que  réfléchi,  qui  se  prononçait  alors  contre  le  maintien  dans  notre 
colonie  de  toute  suprématie  même  apparente  qui  serait  accordée 
à  l'élément  militaire  sur  l'élément  civil.  Il  faisait,  en  même  temps, 
trop  de  cas  des  braves  commandans  de  notre  armée  pour  les  vou- 
loir sacrifier  à  de  puériles  déclamations;  il  se  tenait,  avec  rai- 
son, pour  assuré  que  l'autorité  supérieure  de  l'un  de  nos  offi- 
ciers de  marine  les  plus  distingués,  administrateur  heureux  de  la 
principale  de  nos  colonies  des  Antilles,  serait  acceptée  avec  plaisir 
par  ses  subordonnés  militaires,  porteurs  comme  lui  de  la  glorieuse 
épée  qui  en  a  toujours  tant  imposé  aux  Arabes.  Il  ne  doutait  pas 
non  plus  que  les  partisans  les  plus  décidés  d'une  administration 
toute  civile  accueilleraient  sans  murmure  son  choix,  parce  qu'ils  se 
sentiraient  ainsi  garantis  contre  les  complaisances  qu'entraînent  par- 
fois, entre  officiers  d'une  même  arme,  les  camaraderies  d'une  com- 
mune carrière.  Sur  ce  dernier  point,  les  prévisions  de  M.  Thiers  ne 
furent  point  tout  à  fait  réalisées.  Tandis  que  les  personnes  établies 
de  vieille  date  dans  le  pays  s'applaudissaient  de  rencontrer  chez  le 
nouveau  gouverneur  un  protecteur  intelligent  de  leurs  sérieux  inté- 
rêts, doué  à  la  fois  de  l'esprit  d'initiative  et  pratiquement  versé,  par 
les  précédons  de  sa  vie  de  marin,  dans  la  connaissance  des  questions 
coloniales ,  les  journaux  de  l'Algérie  qui  se  piquaient  d'indépen- 
daace  n'attendirent  pas  longtemps  pour  entamer  contre  .lui  une 
guerre  violente  qui  ne  prit  fin  qu'à  Tépoque  de  son  remplacement 
par  le  général  Cbanzy.  L'ancien  président  du  centre  gauche  répu- 
blicain, le  vainqueur  de  Patay,  a-t-il  eu  la  chance  de  trouver 
un  peu  grâce  devant  ces  terribles  contradicteurs?  Pas  davantage. 
Après  une  espèce  de  lune  de  miel,  dont  la  durée  fut  assez  courte, 
les  diatribes  reprirent  de  plus  belle  contre  les  abus  d'une  adminis- 
tration entachée  d'arbitraire  et  déclarée  insupportable,  parce  qu'elle 
était  remise  aux  mains  d'un  général  commandant  de  corps  d* armée. 
Aucune  des  invectives  prodiguées  à  l'amiral  de  Gueydon  ne  fut  épar- 
gnée à  son  successeur.  Au  bout  de  trois  années,  le  général  Chanzy 
était  devenu  pour  la  presse  algérienne  une  sorte  de  bouc  émis- 
saire dont  le  sacrifice  était  absolument  nécessaire  au  salut  du  peuple. 
Alors  s'organisa  de  toutes  pièces  une  campagne  vraiment  curieuse, 
étant  donnés  le  temps  où  nous  vivons  et  les  opinions  de  ceux  qui  l'ont 
entreprise  et  menée  à  bien.  On  se  serait  cru  transporté  à  quelques 
siècles  en  arrière,  en  plein  régime  féodal.  Pour  les  sénateurs  et 
les  députés  républicains  de  l'Algérie,  pour  les  membres  des  con- 
seils-généraux, pour  les  organes  les  plus  avancés  de  l'opinion  radi- 
cale, il  s'agissait  de  désigner  eux-mêmes  le  gouverneur  qu'ils 
entendaient  faire  mettre  à  la  tête  de  la  colonie.  Peu  importait 
qu'il  y  fût  inconnu  ou  qu'il  en  ignorât  les  besoins.  Serait-il  plus 


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LA  COLONISATION  OFFICIELLE  EN   ALGÉRIE.  489 

OU  moins  apte  à  remplir  les  fonctions  dont  on  voulait  l'investir^ 
C'était  le  moindre  souci  de  ceux  qui  jetaient  son  nom  en  avant. 
L'essentiel  était  qu'il  fût  en  possession  d'un  crédit  indiscutable 
auprès  du  chef  de  l'état.  Ainsi  qu'on  avait  vu,  avant  la  révolution 
de  1789,  les  puissans  seigneurs  du  temps  supplier  le  monarque 
régnant  de  leur  accorder  comme  gouverneur,  pour  le  plus  grand 
bien  de  leur  province,  quelque  membre  de  sa  royale  famille,  un 
frère,  un  cousin,  un  neveu,  au  besoin  quelqu'un  de  ses  bâtards,  de 
même  peu  s'en  est  fallu  que  l'on  ait  eu  le  spectacle  des  délégués  de 
l'Algérie  se  traînant  avec  les  mêmes  instances  aux  pieds  du  président 
Grôvy.  Cependant,  comme  en  république  il  n'y  a  point  de  bâtards,  ils 
lui  ont  simplement  demandé  son  frère,  et  ils  l'ont  obtenu.  M.  Jules 
Grévy  aurait-il,  à  lui  seul  et  de  son  propre  mouvement,  imaginé  ce 
choix?  Je  ne  l'ai  pas  entendu  dire,  et  je  crois  qu'il  s'en  défend.  M.  Al- 
bert Grévy  avait-il  songé  lui-même  à  cette  candidature  avant  qu'on 
lui  en  parlât?  Je  l'ignore  également.  Mais  j'ai  assisté  à  son  débar- 
quement à  Alger.  Ce  fut  une  ovation  sans  pareille.  Deux  années  plus 
tard  j'étais  de  nouveau  à  Alger.  Ahl  combien  la  note  était  changée  ! 
Je  retrouvais  M.  le  gouverneur-général  tel  que  je  l'avais  laissé,  plein 
de  zèle  pour  la  colonie,  avec  quelques  expériences  en  plus,  faites 
sur  le  terrain,  notamment  la  plus  cruelle  et  la  plus  inattendue  pour 
lui,  celle  de  la  prodigieuse  mobilité  d'impression  de  ses  adminis- 
trés. Jamais,  au  plus  fort  de  la  polémique  dirigée  contre  eux,  ni 
l'amiral  de  Gueydon,  ni  le  général  Cbanzy  n'avaient  été  l'objet  d'un 
concert  de  critiques  aussi  acerbes,  de  récriminations  aussi  violentes, 
probablement  assez  mal  fondées,  en  tout  cas,  extrêmement  inju- 
rieuses. 

Comment,  de  bonne  foi,  les  sénateurs,  les  députés,  les  feuilles 
publiques  de  l'Algérie  qui  ont  si  vite  passé  du  plus  étrange  engoue- 
ment à  des  rages  de  dénigremens  impitoyables  n'ont-ils  pas  songé 
que,  par  ces  brusques  transitions  d'un  excès  à  un  autre,  ils  afiai- 
blissaient  singulièrement  eux-mêmes  leur  autorité  et  portaient  ainsi 
atteinte,  dans  leurs  propres  personnes,  à  la  confiance  qu'en  raison 
de  leur  situation  au  parlement  et  de  leur  rôle  dans  la  presse,  la  mère 
patrie  était  disposée  à  leur  accorder  comme  aux  représentans  natu- 
rels et  les  mieux  accrédités  auprès  d'elle  des  intérêts  de  notre  grande 
colonie  africaine? 

Mais  pénétrons  un  peu  plus  avant  dans  un  sujet  qui  devient  de 
plus  en  plus  délicat.  Puisque  nous  sommes  en  train  de  chercher 
l'explication  de  l'espèce  d'indifiérence  qui  a,  peu  à  peu,  remplacé 
l'intérêt  si  vif  et  si  continu  qu'excitaient  jadis  les  débats  relatifs 
aux  affaires  de  l'Algérie,  risquerons-nous  beaucoup  d'offenser  les 
amours -propres  en  supposant  que  leur  ancien  retentissement  -^--.-^ 
en  partie  à  l'éclat  des  noms  de  ceux  qui  jadis  y  prenaient  pari 


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àBO  BEVUB  DIS  JDIDX  MONDEjBb 

colonie  n'avait  alors  de  représestans  officiel»  ni  dans  Vwtke  ni  dno» 
rentre  chambre;  eependaat  les  combats  livrés  par  quelqueskons  des 
généraux  qui  escaladaient  bravement  la  tribune  conuoe  ils  auraient 
BOMté  à  l'assaut  d'une  ville  arabe,  et  la  renommée  eurq>éeime  de  h 
plupart  des  orateurs  mêlés  à  ce  brillant  tournoi,  n^om-^spass  été 
poar  quelque  chose  dans  le  succès  d'une  cause  qui  avait  Ja  bonne 
fortune  d'eurfrier  sous  ses  drapeaux  de  pareils  champions?  Depuis 
1871,  r Algérie,  comme  cela  est  de  toute  justice,  choisit  elle-même 
les  sénateurs  et  les  députés  auxquels  elle  donne  mission  de  la  repré- 
senter dans  les  oonseÛs  de  la  nation.  Il  n'aurait  dépendu  que  de  sa 
volonté,  sans  sertir  bien  entendu  des  cadres  obligatoires^  du  parti 
républicain,  démettre  la  main  et  de  porter  ses  suffrages  sur  quelque 
illustration  civile  ou  militaire,  fameuse  ailleurs  que  dans  les  cirooBr* 
scriptions  des  trois  départemens^  Elle  a  procédé  autrenaienl;.  Elle  a 
préféré,  cek  était  certainement  son  droite  prendre  ses  mandataires 
sur  place,  pour  ainsi  dire,  en  raison  de  leur  notoriété  toute  locale, 
persuadée  apparemment  qu'elle  serait  ainsi  en  mesure  d'exiger  de 
ses  élus  un  souci  plus  profond  et  une  connaissance  plus  intime 
des  sentimens  et  des  intéréte  des  contrées  qu'ils  allaient  avoir  Thon*- 
neur  de  représenter.  C'était  une  préoccupajiion  des  plus  légitimes. 
Au  sénat  et  à  la  chambre,  on  a  tout  d'abord  tenu  les  repré- 
sentans  de  nos    départemens   algériens   pour  gens  ayaoït  droit 
d'être  consultés,  et  dont  il  était  convenable  de  suivue  les   avis 
pour  ce  qui  regardait  les  affaires  de  leuus  majaqbtaikes.  En  Jbit, 
le  sénat  et  la  chambre  ont  pris  soin,  cooune  en  témoigne  le 
Journal  officiel^   de  les  faire  entrer,  autant  que  possible»  dans 
toutes  les  commissions  ayant  à  s'occuper  de  notre  colonie  ;  le  plus 
souvent,  leurs  collègues  les  ont  choisis  pour  organes  de  ces  com- 
missions, parce  qu'ils  s'imaginaient  n'être  aiâsi  que  justes  envers 
d»B  personnes  naturellement  désig4Qées  à  leur  préférence  pitf  les 
siii&*age6  des  électeurs  algériens  non  moins  que  p^x  leuars  lumières 
propres  et  leurs  connaissances  spéciales.  Plusieurs  rapports  récem- 
ment distribués,  tant  au  sénat  qu'à  la  chambre,  et  les  travaux  plus 
anciens  de  M.  Wamier,  autrefois  député  d'Oran,  ne  sont  pas  pour 
détruire  c^e avantageuse  impression.  Mais  voyez  la  surprise!  Voici 
que  les  journaux  de  notre  colonie  ae  mettent  à  déclarer  hautement, 
un  beau  matin,  que  c'est  là,  de  la  part  des  chambres  françaises,  une 
déplorable  en-eur.  Aies  en  croire,  sénateurs  et  dépatôs  n'ont  jamais 
été  choisis  de  l'autre  côté  dû  la  Méditerranée  en  raison  de  leurs 
opinions  personnelles  sur  les  affaires  propres  à  l'Algérie,  opinions 
dont  on  n'avait  pas  même  pris  la  peine  de  s'informer.  Us  avaient 
uniquement  dû  leur  élection  à  leur  ferveur  républicaine  ;  d'où  résul- 
tat la  conséquence  que,  dans  tout  ce  qui  touchait  à  l'organisatiou 
de  ia  Gotomie  et  à  laf  estmi  de  ses  affaiies  courantes,  il  n'y  9mi  pa» 


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Là  COLOmSâTIOIf  QFF&CIKLLE  EN  ALGÉRIE.  AM. 

Hen  de  lenir  le  moindre  compte  de  oe  que  «es  messieurs  pouvaient 
«ré  on  penser  (1).  On  en  est  à  se  demander  quel  profit»  ^^?rè8  awir 
poursuvn  de  leurs  attaques  tous  les  gowemeurs  que  la  république 
leur  a  e»voy6s,  les  feuilles  publiques  de  l'Algérie  pensent  trouver 
à  ruiner  eUesHorvémes  auprès  du  parlement  et  de  k  métropole  le 
trédit  des  représentans  officiels  que  nagoève  elles  ai^uyaiant  de 
leur  chaude  adhési3n. 

U  7  a  plus.  Ce  sont  quelquefois  de  graves  personnages  qui  semr 
lilent  là^bas  prendre  \m  incompréhendble  plaisir  à  dénoaeer  eux- 
mêmes  leurs  propres  inconséquences.  Pas  plus  tard  tqu'au  mois 
de  décembre  1880,  n*a-t-on  pas  entendu  un  membre  du  conseil- 
général  de  Gonstantine,  délégué  de  oe  dépairtetnent  au  oonsoil  eupé- 
rieur  de  TÂlgérie,  et  depuis  dorenu  député,  ccmstater  de  la  façon 
la  plus  solennelle  devant  ses  collègues  iégàrement  étonnés,  qu'un 
avis  important  émis,  au  cours  de  Tannée  1878,  par  le  conseil  géné- 
ral de  'Gonstantine  n'avait  jamais  été,  de  sa  part,  qu'un  sknple 
artifioe,  infant  eu  surtout  pour  but  de  faire  échec  au  gouverne- 
ment militaire  d'alors^  et  que  c'était  M,  il  n'hésitait  pas  à  le 
répéter  y  beaucoup  moins  une  opinion  raisonnée  qUune  mammvre 
pour  arriver  à  la  suppression  du  gouvernement  militaire?  Sur  l'ob- 
servation de  l'^n  de  ses  collègues»  que  c'était  jmagissement  étrange, 
de  se  servir  larmes  inavouables  pour  tomber  une  personnalité 
désagréable^  et  qu'on  aurait  dû  enfouir  avec  soin  pour  ne  pas  s^ex- 
poser  à  sentir  le  rouge  ^vous  monter  au  visage^  le  même  conseiller- 
général  ne  trouvait  rien  déplus  à  propos  que  de  maintenir  l'exacti- 
tude de  son  assertion  et  la  légitimité  du  procédé  (2). 

(1)  «...  Les  républicAint, pensant  qu'il  ûJlait  ft^wnt  toat  Mayer  U répobUque  Bie- 
nacée  et  U  mettre  à  l'abri  de  tontes  les  atteintes,  firent  (en  1876)  les  plus  grands 
efforts  de  propagande  en  faveur  de  M.  X,..  dont  les  opinions  républicaines  leur  offraient 
plus  de  garantie  et  de  sécurité  que  celles  de  son  concurrent,  sans  songer  à  loi  demander 
qvelle»  étaient  ses  opinions  algériennes;  ils  n«  lai  posèrent  pas  un  instant  cette  quei* 
tionydont  llntérét  leur  eût  paru  très  secondaire  à  cette  époque.  M.  X...  est  un  répu- 
blicain convaincu,  ayant  passé  sa  vie  à  s'occuper  des  questions  politiques,  mais  n'ayant 
Jamais  songé  à  prendre  les  questions  algériennes  au  sérieux.  B  connaît  beaucoup 
mieux  la  place  du  gouvernement  que  nos  villages  de  l'intérieur,  ne  parle  pas  un  mot 
d'arabe,  et  n'a  jamais  montré  à  prepes  des  questions  algériennes  une  compétence 
dépassant  las  bornes  d'une  ineontastahie  onédiocrité.  L'élection  de  H.  X...  et  de  set 
collègues  ne  fut  donc,  pas  plus  que  celle  des  députés  algériens,  des  élections  algé- 
riennes, mais  des  élections  politiques...  Vraie  en  ce  qui  regarde  les  cinq  élus  de  1879» 
cette  appréciation  n'est  pas  applicable  à  un  sixième  représentant,  M.  **^,  qui  ne  fut 
nommé  qu'en  1877,  alors  que  la  question  politique  avait  un  peu  perdu  de  son  àcrété... 
On  ne  peut  pas  dire  que  c^st  à  sa  répntatloo,  ni  à  ses  doctrines  algéviemies  qu'il  a 
44  d'être  cboisi  comme  candidat  par  les  républicains  ardens,  par  les  colons  partisans 
de  la  décentralisation  qui  composent  la  grande  majorité  des  électeurs  de  la  province 
de  Constantine.  M.  ***  a  dû  uniquement  cet  honneur  à  M.  Gambetta,qui  daigna 
étendre  ses  vues  sur  lui...  •  (Extrait  du  n*  7,492  de  V^AIàar,  du  30  juillet  1880.) 

(S)  Séanoa  du  conseil  supérieur  du  11  décembre  1180,  pages  S8,  20,  33  et  suivuites. 


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A92  RETOE   DES   DEUX  MONDES. 

Après  avoir  ainsi  exposé  non  sans  tristesse,  mais  avec  impartia- 
Kté,  nous  l'espérons  du  moins,  le  tort  apporté  par  certaines  erreurs 
de  conduite  et  par  des  emportemens  de  parole  à  tout  le  moins  irré- 
fléchis à  une  cause  qui  nous  est  chère,  il  nous  est  agréable  de  pou* 
voir  signaler  une  sorte  de  revirement  qui  commence  à  s'opérer  dans 
t'opinion.  Cette  indifférence  pour  les  affaires  de  notre  colonie,  que 
les  Algériens  ont  tant  déplorée  sans  se  douter  qu'ils  y  étaient  peut* 
être  bien  pour  quelque  chose,  semble  en  train  de  faire  place  à  un 
autre  sentiment.  La  question  de  la  colonisation,  c'est-à-dire  de 
la  mise  en  valeur  agricole  et  de  l'exploitation  industrielle  de  nos 
possessions  du  nord  de  l'Afrique,  vient  d'apparaître  tout  à  coup  à 
notre  sollicitude  patriotique  sous  un  nouvel  aspect.  Des  hommes 
d'état  soucieux  des  grands  intérétsde  notre  pays,  —  et  par  mieux  un 
ancien  président  du  conseil,  M.  Waddington,  et  M.  de  Saint-Yallier, 
notre  ancien  ambassadeur  à  Berlin,  —  ont  du  haut  de  la  tribune 
engagé  la  France  à  se  préoccuper  un  peu  plus  qu'elle  ne  l'avait  fait 
jusqu'à  présent  du  soin  de  tirer  tout  le  parti  possible  des  établisse- 
mens  qu'elle  possède  encore  hors  de  son  territoire.  Ils  ont  pris  la 
peine  de  lui  indiquer  qu'elle  pourrait  trouver  ainsi  non-seulement 
l'emploi  de  son  activité  naturelle  et  de  son  esprit  d'entreprise,  sans 
risque  d'exciter  la  dangereuse  inquiétude  de  ses  voisins  immédiats, 
mais  qu'elle  aurait,  par  surcroît,  la  chance  de  recouvrer  peut-être  au 
loin  et  par  voie  détournée,  une  influence  qui  s'en  allait  décroissant 
sur  le  continent  européen.  L'attention  publique  vient  ainsi  d'être  suc- 
cessivement appelée  sur  le  Congo  et  sur  Madagascar,  sur  la  Cochin- 
chine  et  sur  le  Tonkin.  Pour  revenir  de  là  en  Algérie,  le  détour  est 
un  peu  long,  cependant  nous  y  avons  été  ramenés.  Les  mêmes 
ministres  qui  préparent  une  expédition  pour  construire  un  chemin 
de  fer  au  Congo,  pour  civiliser  les  Malgaches,  pour  mettre  les  Anna- 
mites à  la  raison  et  nous  assurer  la  conquête  du  Tonkin,  élaborent, 
dit-on,  en  même  temps  un  projet  de  loi,  qui  ouvrirait  prochai- 
nement un  crédit  considérable  pour  la  colonisation  de  l'Algérie.  Je 
souhaite  un  succès  complet  à  tous  ces  patriotiques  desseins,  qu'ap- 
prouvent plusieurs  judicieux  esprits.  Mais  le  Congo,  Madagascar 
et  le  Tonkin  sont  bien  loin.  Je  ne  connais  pas  ces  pays,  où  je  n'ai 
jamais  été,  où  je  ne  mettrai  probablement  jamais  le  pied.  L'Algérie, 
je  la  connais  un  peu  et  je  l'aime  beaucoup.  J'ai  suivi  de  près,  pen- 
dant ces  dernières  années,  les  épreuves  par  lesquelles  elle  a  passé 
et  ses  heureux  développemens.  C'est  pourquoi,  sans  prétendre  traiter 
les  questions  multiples  qui  se  rattachent  à  un  pareil  sujet,  je  vou- 
drais tâcher  de  rendre  compte  d'une  façon  précise  des  divers  essais 
de  colonisation  successivement  tentés  pour  mettre  à  profit  les  incom- 
parables ressources  de  cette  magnifique  portion  de  l'Afrique,  afin 
qu'instruits  par  l'expérience  acquise,  nous  soyons  plus  à  même  de 


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ir^""io^'"', 


LA  COLONISATION  OPHCIELLE  EN  ALGÉRIE.  493 

savoir  au  juste  ce  qu'il  convient  aujourd'hui  d'y  faire  et  surtout 
ce  dont  il  importe  de  s'abstenir. 


L 


L'idée  d'imprimer  une  forte  impulsion  à  la  colonisation  algérienne 
en  mettant  cette  entreprise  à  la  charge  de  l'état,  quoique  favorisée 
par  les  circonstances  récentes  que  je  viens  d'indiquer,  remonte  plus 
haut  dans  le  passé.  Â  vrai  dire ,  ce  système  date  presque  des 
premières  années  qui  ont  suivi  notre  conquête.  Il  a  été  le  rêve 
de  tous  les  généraux  qui  se  sont  succédé  conune  gouverneurs  de 
l'Algérie,  et  les  honorables  représentans  de  notre  colonie  se  trou- 
vent avoir  hérité,  beaucoup  plus  qu'ils  ne  s'en  doutent,  des  doc- 
trines et  des  procédés  du  régime  militaire,  dont  ils  se  proclament, 
d'ailleurs,  les  plus  acharnés  adversaires.  Cette  tendance  n'a  rien  de 
singulier  chez  des  sénateurs  et  des  députés  qui  ont,  de  tout  temps, 
adhéré  à  la  politique  autoritaire  de  M.  Gambetta,  ou  qui  sont 
naguère  entrés  dans  la  vie  politique  sous  son  patronage.  Ce  qui  est 
nouveau  et  caractérise  l'époque  où  ce  plan  vient  d'être  conçu, 
c'est  la  combinaison  financière  qui  lui  sert  de  point  de  départ  et 
qui  en  constitue  la  base  indispensable.  La  pensée  en  a  surgi  à 
l'époque  où  nos  recettes  de  chaque  exercice  dépassant  régulièrement 
les  prévisions  budgétaires ,  on  trouvait  simple  de  grever  l'avenir  au 
profit  du  présent,  et  de  recourir  au  commode  expédient  des  dépenses 
sur  ressources  extraordinaires  pour  exécuter  l'ensemble  des  grands 
travaux  publics  préconisés  par  M.  de  Freycinet.  Le  germe  est  éclos  au 
sein  des  commissions  budgétaires  de  la  chambre  des  députés.  Il  a  pris 
graduellement  corps  dans  les  rapports  sur  l'Algérie  des  années  1879, 
1880  et  1881.  L'honorable  M.  Gastu,  alors  député  du  département 
d'Alger,  depuis  remplacé,  si  je  ne  me  trompe,  par  M.  Letellier,  a, 
dans  son  rapport  déposé  le  29  avril  sur  les  services  du  gouverne- 
ment-général civil  de  l'Algérie,  ébauché  le  premier,  sous  forme  de 
vœu,  les  mesures  à  prendre  pour  donner  satisfaction  au  plan  choyé 
par  un  grand  nombre  de  ses  électeurs  algériens. 

Comme  les  terres,  dîsait-il,  augmentent  sans  cesse  de  valeur,  les  in- 
demnités à  payer  pour  les  acquérir  s'accroissent  d'autant.  Un  acte  de 
prévoyance  serait  évidemment  de  mettre  à  profit  Pinstant  où  leur  valeur 
n'a  pas  acquis  un  taux  trop  élevé  pour  s'assurer,  d'un  seul  coup,  d'une 
grande  quantité  de  terres  dans  la  zone  qui  avoisine  les  territoires 
colonisés;  mais  nous  ne  pouvons  nous  dissimuler  les  difficultés  finan- 
cières d'une  opération  de  cette  nature  faite  sur  une  grande  échelle.  £t 


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pomtiAl,  si  l'oA  veut  que  la  odoaisatioû  se  fasse  dans  des  prc^rtioi» 
plus  vastes,  il  faut  avoir  des  terres  à  Tavance  et  beaucoup  (1), 

En  1880,  sous  la  plume  de  M.  Thomson,  député  de  Gonstantine 
et  rapporteur  du  budget  de  1881,  les  souhaits  tin  peu  vagues  expri- 
més par  M,  Gastu  revêtent  leur  forme  à  peu  près  définitive.  Après 
avoir  constaté  que  les  sommeft  annuellement  affiactées  par  les 
chambres  aux  travaux  de  colonisation  et  aux  achats  de  terres  s'élè- 
vent au  total  de  2,570,600  francs  environ,  rh(»[iorable  rapporteur 
de  1880  se  demandait  quel  inconvénient  il  y  aurait  à  faire  masse  de 
ces  différentes  allocations  que  le  parlement  n'a  jamais  hésité  &  voter 
et  à  les  inscrire  au  budget  algérien  sous  la  rubrique  :  «  Garaûtie 
d'intérêt  et  d'annuité  d'amortissemens  du  capital  avancé  à  la  caisse 
de  colonisation.  »  En  résumé»  la  commission  de  la  chambre  des 
députés  acceptait  la  création  d'une  caisse  de  colonisation  dans  les 
conditions  indiquées  et  faisait  remarquer  que  l'état  trouverait  une 
large  compensation  aux  sacrifices  qu'il  s'imposerait;  l'augmentation 
de  la  population  devant  avoir  pour  effet  de  donner  une  vive  impul- 
sion au  commerce»  à  l'agriculture,  et  amener  ainsi  un  accroisse- 
ment de  la  richesse  publique  (2). 

Au  cours  de  l'année  1881,  les  choses  se  précisent  encore  davan- 
tage. L'administration  avait  annoncé  l'intention  de  soumettre  au 
parlement  un  programme  général  de  colonisation.  Elle  avait  évalué 
à  trois  cents  le  nombre  des  villages  à  Mre  figurer  à  ce  programme^ 
et,  recherchant  les  moyens  de  constituer  à  bref  délai  ce  vaste  do^ 
maine  colonisable,  elle  ne  s'était  pas  bornée  à  esquisser  le  plan 
d'une  caisse  de  colonisation  ;  elle  avait  apporté,  le  3  avril  1881,  à 
la  chambre  des  députés,  un  projet  présenté  au  nom  du  président 
de  la  république,  par  M.  Gonstans,  ministre  de  l'intérieur,  et  par 
M.  Magnin,  ministre  des  finances,  «  ayant  pour  objet  de  Biettre  à  la 
disposition  du  ministre  de  l'intérieur  et  des  cuites  une  somme  de 
50  millions  pour  être  employée  en  acquisitions  de  terres  et  en  tra- 


(i)  Rapport  fait  au  nom  de  la  commissioa  chargée  d'examiner  le  projet  de  loi  volt 
le  badget  des  dépenses  de  Texercice  1880  (ministère  de  Tintérienr),  service  du  gon- 
yemement-général  ciyil  de  rAIgérie,  par  M.  Gastu,  député  (séance  du  29  mai  1879). 

Cette  commission  était  composée  de  MIL  Brisson,  préHdent,  Bethmont,  Gnichard, 
Casimir  Perler,  Berlet,  Lellèvre,  Clemenceau,  Gatineau,  Latrade,  Joly,  Spulter,  Llon- 
yiUe,  La  Case,  Millaad,  Legruid,  Noirot,  Lockroy,  Proust,  Farcy,  RouTier,  Gasta, 
Varambon,  Germain,  Devès,  Lamy,  Parent,  Blandin,  Wllson,  Floquet,  Gonstans,  Lan- 
glois,  Bardoux,  Maigaine. 

(2)  Rapport  fait  au  nom  de  la  commission  du  budget  chargée  d'examiner  le  projet 
de  loi  portant  fixation  des  dépenses  et  recettes  de  l'exercice  1881  (ministère  de  Tinté- 
rieur),  aenrice  du  gouTomement-général  cîril  de  TAlgérie,  par  M.  Thomson,  député 
(aéanceda  3  Juin  1880). 


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LA  GOLOmSÀaOC»?  ORFIGIULE  9N   ALGÉBIE.  A»5 

.TOiu  de  coloDisation  en  Âlgàrie  (1).  »  Une  commission  spéciale  de 
rôtiglHleux  .membres  était  nommée  pour  examiner  Téconemie  de 
ce  projet,  qui  devait  être  également  étudié  par  la  commission  dn 
budget.  La  commission  spéciale  choisissait  encore  pour  rapporteur 
M.  Thomson,  mais  tandis  que  l'honorable  député  avait  terminé,  dès 
le  12  mai  1881,  son  rapport  sur  le  budget  de  l'Algérie,  il  n'avait 
pas  été  mattre  de  déposer  à  la  môme  date  son  travail  sur  le  projet 
de  loi  du  5  avril  1881.  Ce  rapport  ne  fut  distribué  que  dans  la 
séance  du  12  juillet,  presque  à  la  veille  des  vacances  du  parlement, 
et  ne  put  devenir,  par  conséquent,  l'objet  d'aucune  discussion. 

A  la  rentrée  des  chambres,  vers  la  fin  de  l'année  1881,  un  change- 
ment ministériel  était  survenu ,  qui  avait  appelé  M.  Gambetta  à  la 
présidence  du  conseil  ;  M.  Waldeok-Rousseau  était  ministre  de  l'in- 
térieur, et  U.  AIlain-Targé  gérait  nos  finances.  Ces  messieurs  appor- 
tèrent, le  9  décembre,  un  projet  de  loi  reproduisant  sous  réserve 
de  quelques  modifications,  celui  qui  ayait  été  déposé,  le  5  avril  pré- 
cédent, par  MM.  Gonstans  et  Magnin.  En  1882,  nouveau  change- 
ment ministériel  I  C'est  M.  René  Goblet  qui,  cette  fois,  est  ministre 
de  l'intérieur,  mais  c'est  toujours  l'honorable  M.  Thomson,  chargé, 
l'année  précédente,  de  faire  te  rapport  sur  le  projet  de  loi  des  50  mil- 
lions, qui  dépose  encore  cette  fois,  le  29  juin,  au  nom  de  la  com- 
mission du  budget,  le  rapport  sur  les  dépenses  générales  de  l'Algé- 
rie. A  cette  date,  a  la  commission  du  budget  n'avait  pas  encore'pu 
se  livrer  à  l'examen  du  prcjet  de  loi  spécial  pour  la  colonisation,  n 
Au  reste,  ajoutait  M.  Thomson,  «  quel  que  soit  le  procédé  financier 
auquel  on  se  fixe  définitivement,  il  n'est  pas  douteux  que  les  moyens 
d'achever  la  réalisation  du  programme  général  de  colonisation 
soient  fournis  à  bref  délai  à  l'administration  algérienne  (2). 

Une  autre  année  s'est  écoulée;  un  autre  ministère  s'est  formé; 
les  brefs  délais  se  sont  tant  soit  peu  allongés.  Cependant,  comme 
M.  Waldeck-Russeau  était  le  ministre  de  l'intérieur  du  cabinet  qui  a 
présenté  aux  chambres  le  projet  de  décembre  1881,  et  comme  il  se 
trouve  avoir  pour  collègue  aux  finances  l'un  des  membres  du  gou- 
vernement qui  a  pris,  au  ô  avril  de  la  même  année,  l'initiative  de 
la  combinaison  budgétaire  en  question,  nous  pouvons  supposer, 
sans  risque  de  beaucoup  nous  tromper,  que  c'est  bien  le  même 
projet  qui  va  être  soumis  au  parlement.  Pour  l'étudier  dans  ses 

(1)  Rapport  fait  aa  nom  de  la  commisBioa  du  budget  chargée  d'examiner  le  projet 
de  loi  portant  fiiatioa  da  budget  général  des  dépenses  et  recettes  de  rexercice  1883 
(ministère  de  Tintérieur),  service  da  gouvernement-général  civil  de  l'Algérie,  par 
M.  Thomson,  député  (séance  du  13  mai  1881). 

(2)  Rapport  fait  au  nom  de  la  conunission  du  bud^t  chargée  d'examiner  le  projet 
de  loi  sur  le  budget  général  de  l'exerdce  1883  (ministère  de  l'intérieur],  service  da 
gouvernement-général  civil  de  l'Algérie,  par  M.  Thomson,  député  (séance  du  29  juin  1882). 


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i96  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

lignes  principales,  nous  ne  saurions  donc  avoir  de  meilleurs  guides 
que  les  deux  anciens  exposés  des  motifs  du  gouvernement  et  les 
deux  rapports  de  l'honorable  M.  Thomson. 
Le  côté  financier  du  projet  en  question  est  d'une  netteté  parfaite  : 

Art.  1".  —  Une  somme  de  cinquante  millions  (50,000,000)  payables 
en  cinq  annuités,  à  partir  de  ***y  est  mise  à  la  disposition  du  ministre 
de  l'intérieur  pour  être  employée  en  acquisitions  de  terre  et  en  tra- 
vaux de  colonisation  en  Algérie, 

Art.  2.  —  Le  ministre  des  finances  est  autorisé  à  servir  ces  annuités 
au  moyen  d'avances  qui  pourront  être  faites  au  trésor  par  la  caisse  des 
dépôts  et  consignations. 

Pour  le  remboursement  de  ces  avances  en  capital  et  intérêts  calculés 
au  taux  de  quatre  pour  cent  {k  pour  100),  la  caisse  des  dépôts  et  consi- 
gnations recevra,  jusqu'au  complet  remboursement,  une  somme  de 
trois  millions  soixante-dix  mille  francs  (3,070,000  fr.)  qui  sera  inscrite 
chaque  année,  à  partir  de  ***,  à  un  chapitre  distinct  du  budget  du 
ministère  de  Tintérieur  (1). 

Si  nous  sommes  bien  informés,  il  se  pourrait  bien  que  des  mo- 
difications de  détail  fussent,  au  dernier  moment,  apportées  aux 
mesures  financières  à  prendre  pour  le  paiement  et  la  répartition 
des  avances  qu'il  s'agit  de  se  procurer;  mais  l'économie  géné- 
rale du  projet  n'en  serait  pas  altérée  et  le  fond  de  la  combinaison 
resterait  intact.  Voyons,  grâce  aux  documens  que  nous  avons  cités, 
quels  motifs  en  ont  décidé  l'adoption  et  quels  en  sont  les  traits 
essentiels. 

L'exposé  des  motifs  du  projet  de  loi  du  9  décembre  1881  établît  : 

Que  la  création  de  trois  cents  nouveaux  villages  est  indispensable 
pour  asseoir  solidement  notre  domination  dans  le  Tell  algérien.  Les 
ressources  dont  on  avait  jusqu'alors  disposé  (terres  séquestrées  et 
soultes  de  rachat  de  séquestre)  étaient  épuisées.  Pour  entreprendre 
Tœuvre  nouvelle,  il  fallait  donc  rechercher  les  moyens  d'y  suppléer. 
D'après  les  renseignemens  qu'elle  s'est  procurés,  l'administration 
estime  que,  sur  les  trois  cents  villages  projetés,  cent  cinquante 
environ  pourront  être  installés  au  moyen  des  terres  appartenant  à 
l'état.  Quant  aux  cent  cinquante  autres  villages,  chaque  centre  étant 
présumé  avoir  cinquante  feux  agricoles  avec  un  périmètre  de  2,000  hec- 
tares, et  le  prix  de  l'hectare  étant  porté  en  moyenne  à  quatre-vingt- 

(1)  Texte  du  projet  de  loi  présenté  à  la  chambre  des  députés,  ayant  pour  objet  de 
mettre  à  la  disposition  du  ministre  do  lUotérieur  une  somme  de  50  millions  de  francs 
pour  être  employée  en  acquisitions  de  terre  et  en  travaux  de  colonisation  en  Aigrie 
(séance  du  9  décembre  1S81). 


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LA   GOLOMISAXION   OFFiaSLLE   EN   ALGERIE.  &97 

cinq  francs  (85  fr.),  ce  serait  300,000  hectares  à  se  procurer  au  taux 
présumé  de  vingt-cinq  millions  ciûq  cent  mille  francs  (25,500,000  fn). 
Le  calcul  des  dépenses  occasionnées  par  rétablissement  des  centres  créés 
depuis  1871  ayant  démontré  qu'il  serait  imprudent  d'évaluer  la  dépense 
d'installation  des  trois  cents  villages  à  moins  de  quatre-vingt  mille 
francs (80,000  fr.)  pour  chacun  d'eux,  il  en  résultait  une  nouvelle  somme 
de  2/i  millions  environ,  somme  à  se  procurer  pour  l'achat  des  terres,  la 
plupart  par  la  voie  de  l'expropriation,  et  pour  les  travaux  d'installation, 
c'est-à-dire  une  dépense  totale,  en  chiffres  ronds,  de  cinquante  millions, 
(50,000,000  fr.).  Le  peuplement  des  trois  cents  villages,  à  cinquante 
feux  agricoles  chacun,  permettrait  d'établir  dans  de  bonnes  conditions 
quinze  mille  familles  d'agriculteurs,  ou  soixante  mille  personnes 
environ.  En  ajoutant  à  ce  chiffre  celui  des  industriels  qui  viendraient 
se  fixer  dans  chaque  centre,  où  des  emplacemens  à  bâtir  et  des  lots  de 
jardins  (iO  par  contrée)  leur  seraient  réservés,  c'était  un  nouvel  appoint 
qui  donnait,  en  somme,  un  total  de  dix-huit  mille  familles  ou  soixante- 
douze  mille  personnes  pouvant  être  établies  en  Algérie  (1). 

Le  gouvernement  ayant  reconnu  dans  ses  communications  offi- 
cielles la  nécessité  d'implanter  dans  la  colonie  une  population  fran- 
çaise assez  dense  pour  faire  contrepoids  non- seulement  à  Tèlément 
indigène,  mais  encore  à  l'élément  européen  étranger,  Thonorable 
M.  Thomson  s'est  appliqué  à  démontrer  dans  ses  dillérens  rapports, 
par  des  raisons  tirées  de  ses  connaissances  personnelles  du  pays,  les 
avantages  qu'il  y  aurait,  suivant  lui,  à  grouper  ensemble  les  nouveaux 
arrivans  qu'on  se  proposait  d'attirer  dans  notre^lonie.  a  II  y  avait 
à  craindre,  pensait-il,  que  livrés  à  eux-mêmes,  ils  ne  s'éparpillas- 
sent au  hasard  dans  des  établissemens  éloignés  les  uns  des  autres, 
formant  des  espèces  d'îlots  toujours  menacés  par  les  indigènes  des 
tribus  environnantes,  de  telle  sorte  qu'aux  époques  troublées  où  le 
fanatisme  musulman  porterait  la  population  arabe,  sinon  à  un  mou- 
vement insurrectionnel,  du  moins  à  quelques  actes  d'insubordina- 
tion, leur  sécurité  deviendrait  un  sujet  de  préoccupation  pour 
l'administration.  Au  point  de  vue  de  la  prise  de  possession  du 
sol,  et  dans  un  intérêt  tout  à  fait  politique,  il  importait  donc 
de  créer  des  centres  fortement  constitués,  représentant  un  certain 
nombre  de  familles  françaises,  par  conséquent  aussi  un  certain 
nombre  de  fusils,  capables,  non-seulement,  de  se  garder  elles- 
mêmes,  mais  de  protéger,  par  l'ascendant  moral  qui  résulte  de  la 

(1)  Exposé  des  motifs  du  projet  cle  loi  ayant  pour  objet  de  mettre  à  la  disposition 
du  ministte  de  Tintérieur  une  somme  de  50  mitlions  de  francs  pour  être  employés  en 
acquisitions  de  terres  et  en  travaux  de  colonisation  en  Algérie  (séance  de  la  chambre 
des  députés  du  9  décembre  1881). 

TOME  LTU.  —  1883.  32 


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ftgfi  EEYUE  m  MU  MÛNBBS. 

force  matérielle ,  tonte  la  région  dont  chaouii  des  trois  oeoÉs  vik- 
lagea  se  tronverak  6tre  le  oœtre  natunei  d'attraction  (1).  » 

D'autres  coosidécatîons  non  mdns  importantes  pouvaient  être 
invoquées,  au  dire  4e  Thonorable  M.  Thomson,  pour  témoigoer 
combien  était  indispensable,  à  l'iteure  actuelle ,  la  €olonisati(m  de 
V Algérie  par  Vétat.  a  La  création  àb  trots  cents  nouveaux  viUages, 
afiSrmait-tl  dans  son  ra{ip(»rt  sur  le  budget  de  Texercice  1883  rdatif 
à  l'Algérie,  constituera  le  dernier  effort  de  l'état.  Ces  villages  éta^ 
blis,  l'initiative  individuelle  viendrait  terminer  l'œuvre  de  U  cîvili* 
satiim  commencée...  (â).  »  L'entreprise  éteit  grave  tout  à  la  foie  par 
le  obifibe  tievé  du  crédit  et  par  l'étendue  des  terres  à  acquérir, 
parce  que,  vu  la  résistance  présumée  des  incfigènes,  l'Adminis* 
tratioii  devrait,  dans  k  plupart  des  cas,  se  les  procwer  par  la  vole 
de  l'expropriation  pcMir  cawe  d'utilité  publique^  A  l'administoation 
revenait  l'iobligation  de  désigner  rtnaphtoemenl  des  villages  en  rai- 
son de  leur  position  stratégique  plus  ou  moins  susceptible  de  défense, 
de  la  fertilité  des  terrains  à  mettre  en  cuhure  et  de  l'abondance  des 
eaux  nécessaires  à  l'alimentation  des  émigrans  et  de  leurs  troupeaux  ; 
à  elle  encore  de  décider  si  les  terres  achetées  devraient  être  mises  en 
adjudication  par  enchères,  vendues  sous  certaines  conditions  ou. 
concédées  gratuitement,  et,  dans  ce  dernier  cas,  à  quelles  conditions  ; 
opérations  toutes  plus  délicates  les  unes  que  les  autres  et  qui,  par 
suite  de  leur  Importance  au  point  de  vue  du  résultat  final,  ne  pou- 
vaient être  utiiemeiit  conûées  qu'à  la  direction  unique  de  l'état. 
L'honorable  rapporteur  de  la  commission  n'hésitttt  pas  d'aiUeum  à 
convenir  dans  ce  n^^me  document  «  que  l'administration  algérienne 
n'avait  pas  jusqu'à  ce  jour  fait  preuve  d'une  application  sufl&sante 
pour  surmonter  les  difikuhés  qu'il  avait  mis  tant  de  soin  iL  signaler* 
Les  renseignemens  parvenus  à  la  commission  établissaient  que  cer- 
tains choix  inconsidérés,  quant  à  l'emplacement  des  villages,  avai^t 
abouti. à  de  vrais  mécompites;  que  le  triage  à  faire  dans  le  nombre 
des  demandeurs  ne  laissait  pas  que  d'être  très  embarrassant,  et  que, 
dans  des  circonstances  trop  fréquentes,  nombre  de  colons  sérieux 
avaient  eu  k  subir  les  suites  ISU^heuses  des  fausses  manœuvres,  des 
négligences,  des  erreurs  de  l'administration  (S).  »  Cependant  l'hono- 
rable rapporteur  terminait  en  concluant  que  le  mieux  était  encore 
de  continuer  de  mettre  à  sa  charge  une  t&cbe  infiniment  plus  lourde 
que  celle  sous  le  poids  de  laquelle  elle  amit  jusqu'à  présent  suc- 
combé (&)• 

On  nous  permettra  de  nous  dispenser  d'examiner  la  partie  finan- 

(1)  lUpport  dtt  M.  ThooiMD  à  U  dMimbr»  des  députés  («èaaM  da  li  ioiUai  18S1). 
(3)  RApport  d«  M.  Ihomioa  à  U  ohambra  dea  députés  (séance  da  29  Jaia  iWh 
(3)  Ibid, 
{k)SbvL 


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LA.  COLONISATION  OFFKIELLS  UC  ALGÉRIE.  h99 

dère  du  projet  ;  nous  reconaiâfisoDS  Tdontkrs,  à  ce  sujet,  notre  eom-* 
plète  incoMpétenee^  Peut-être,  m.  poiot  de  vue  budgétaire,  est«ll 
p^nnis  de  se  demander  s*il  est  m^,  et  mâoie,  licite  d'aliéner  ainsi 
la  liberté  du  parlement,  de  loi  lier  les  mains  paqr  ayanee  pour  vm 
li^s  de  viiigt*deux  années  en  faisant  masse  (c'est  l'expression  doitf 
on  s'est  servi)  des  différentes  allocations  qu'il  a  précédemment 
votées  et  qu'on  lui  suppose  rintentk)n  de  voter  encore  pendant  cet 
espace  de  temps  au  profit  de  la  colonisation  algérienne,  afin  de  les 
inscrire  en  bloc  au  budget  sous  la  rubrique  de  «  garantie  et  nuNr*- 
tissement  d'un  capital  avancé  par  la  caisse  des  dépôts  et  con^gna- 
tions.  M  N'est-ce  point  Ut  une,  forme  déguisée  d'emprunt,  et  si  pareils 
expédions  étaient  couramment  employés  à  faire  face  à  toutes  les 
dépenses  ayant  le  double  caractère  d'être  utiles  et  momentanées, 
où  irions-nous  et  que  deviendraient  les  fimmces  de  notre  pays?  Je 
laisse  ce  sujet  à  éclaircir  aux  sages  esprits  qui  ont,  à  l'heure  qu'il 
est,  justement  souci  de  la  bonne  gestion  de  la  fortune  publique  de 
la  France.  Ce  n'est  pas  que  je  sois  autrement  effrayé  de  l'octroi 
d'une  somme  de  50  millions  consacrée  à  développer  1^  magnifi- 
ques ressources  de  nos  possessions  du  nord  de  l'Afrique.  C'est  de 
l'emploi  à  faire  de  ce  capital  que  je  me  préoccupe,  et  des  moyens 
pratiques  à  mettre  en  usage  afin  d'en  tirer  le  meilleur  parti  possible. 

La  question,  du  reste,  n'est  pas  nouvelle.  Elle  a  été  traitée 
supérieurement  par  M.  de  Tocqueville  dans  le  rapport  qu'il  a  fait, 
en  18&7,  au  nom  d'une  commission  parlementaire  qui,  je  le  crois, 
a  élè  la  première  saisie  de  l'une  de  ces  demandes  de  crédits 
à  l'usage  des  colons  algériens,  crédits  dont  le  retour  est  depuis 
devenu  si  fréquent,  et  qui  ont  tant  de  fois  fourni  aux  membres  de 
nos  diverses  assemblées  politiques  l'occasion  d'exprimer  leurs 
vues  sur  la  direction  à  donner  aux  aflEatires  de  notre  colonie  afri- 
caine. Voici  quelles  étaient  à  cette  date  les  conclusions  de  l'éminent 
rapporteur  :  «  En  matière  de  colonisation,  disait-il,  il  faut  tou- 
jours en  revenir  à  cette  alternative  :  ou  les  conditions  économiques 
du  pays  qu'il  s'agit  de  peupler  sont  telles  que  ceux  qui  voudront 
l'habiter  pourront  facilement  y  prospérer  et  s'y  fixer  ;  dans  ce 
cas,  il  est  clair  que  les  hommes  et  les  capitaux  y  viendront  et  y 
resteront;  ou  bien,  une  telle  condition  ne  se  rencontre  pas,  et  alors 
on  peut  aJOQrmer  que  rien  ne  saurait  j wiais  la  remplacer.  » 

Dans  ces  termes  absolus,  le  dilemme  de  M.  de  Tocqueville  est 
logiquement  irréfutable.  Mais  la  logique  absolue  ne  gouverne  pas 
le  monde,  et  les  conditions  économiques  d'un  pays  peuvent  d'ail- 
leurs être  graduellement  modifiées  et  même  parfois  très  prompte- 
mont  changées.  L'Algérie  en  est  un  temple.  A  coup  sûr,  eUe 
n'était  plus,  au  moment  où  nous  en  avons  fait  la  conquête,  ce 


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500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  avait  été  avant  notre  ère,  c'est-à-dire  une  sorte  de  grenier 
d'abondance  pour  les  Romains.  Il  est  de  même  incontestable  qu'elle 
s'est  prodigieusement  et  très  heureusement  transformée  depuis  que 
nous  l'occupons,  surtout  pendant  le  cours  de  ce»  douze  ou  quinze 
dernières  années.  Loin  de  moi  la  pensée  que  la  colonisation  offi- 
cielle ait  été  Tunique  cause  de  ces  notables  progrès,  ni  même  qu'elle 
y  ait  joué  le  premier  rôlel  II  serait  toutefois  injuste  de  nier  qu'elle  y 
ait  eu  sa  part  ;  j'incline  même  à  croire  qu'il  serait  fâcheux  de  vouloir 
désormais  tenir  l'administration  tout  à  fait  à  l'écart  des  mesures  à 
prendre  pour  hâter  le  peuplement  et  la  mise  en  valeur  des  contrées 
algériennes.  C'est  une  affaire  de  mesure  et  de  temps.  Dne  coloni- 
sation exclusivement  officielle  serait  une  colonisation  essentielle- 
ment factice.  Le  rôie  des  agens  d'un  gouvernement  peut  être,  aux 
époques  de  début,  celui  d'initiateurs,  mais  il  faut  qu'ils  se  hâtent 
de  reprendre  le  plus  tôt  possible  celui  qui,  à  la  longue,  leur  con- 
vient uniquement,  à  savoir  :  de  conseillers  bienveillans  et  de  pro- 
tecteurs efficaces.  Les  gouverneurs  militaires  ou  civils  de  notre 
colonie  africaine  ont,  chacun  à  leur  date,  beaucoup  contribué  à  sa 
prospérité.  Us  lui  ont  rendu  plus  de  services  qu'ils  n'ont  commis 
de  fautes.  Ce  sont  eux  qui  ont  inauguré  la  grande  expérience  de 
colonisation  officielle  entreprise  sitôt  après  notre  conquête,  qui  a  pris, 
d'année  en  année,  des  déveioppemens  si  considérables  et  que  l'on 
semble  vouloir,  à  tort  ou  à  raison,  poursuivre  encore  aujourd'hui. 
C'est  pourquoi,  au  lieu  de  débattre  théoriquement  des  doctrines  sur 
lesquelles  toutes  les  opinions  se  sont  produites,  je  juge  plus  utile 
d'étudier  de  près  les  essais  de  colonisation  successivement  tentés  sur 
le  terrain.  Us  ont  été  assez  nombreux,  surtout  depuis  1871,  pour 
nous  fournfr  une  excellente  occasion  d'en  apprécier  le  fort  et  le 
faible,  et  de  constater  scrupuleusement  pour  chacun  d'eux,  quels 
en  ont  été,  en  somme,  les  résultats  effectifs.  Cette  façon  de  procé- 
der n'a  rien  d'ambitieux;  eUe  est,  j'en  conviens,  on  ne  peut  plus 
terre  à  terre.  Je  me  féliciterais  toutefois,  si,  grâce  à  la  précision  des 
faits  que  je  vais  rappeler,  il  m'était  donné  de  fixer  les  hésitations  de 
l'opinion  publique  et  d'agir,  quelque  peu  que  ce  fût,  sur  les  déter- 
minations des  hommes  qui  tiennent  aujourd'hui  en  mains  les  desti- 
nées prochaines  de  notre  belle  colonie,  car  il  est  temps  qu'ils  sachent 
au  juste  ce  qu'il  convient  de  faire.  Entendent-Us  rompre  entièrement 
avec  les  erremens  du  passé,  ou  veulent-ils  les  continuer  tout  en 
les  modifiant?  Dans  ce  dernier  cas,  qui  est  le  plus  probable,  ils 
ont  un  intérêt  majeur  à  bien  discerner,  dans  la  foule  encombrante 
de  mesures  successivement  prises  un  peu  au  hasard  par  leurs  devan- 
ciers, ceUes  qu'ils  peuvent  adopter  sans  trop  d'inconvéniens  et  celles 
que  l'expérience  acquise  les  engage  à  éviter. 


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LA  COLONISATION   OPHCIELLE  EN  ALGÉRIE.  501 


II. 


Presque  aussitôt  après  roccupation  définitive  du  Sahel,  c'est- 
à-dire  du  massif  des  collines  qui  environne  Alger,  le  problème  de 
la  colonisation  s'imposa  de  lui-même  et  par  la  force  des  choses.  De 
hardis  pionniers  s'étaient  tout  d'abord  mis  à  l'œuvre,  et,  sous  la 
protection  d'une  forte  garnison  dont  les  corps  détachés  rayonnaient 
autour  de  la  place,  ils  avaient  commencé  par  cultiver  les  terres 
faisant  naguère  partie  des  domaines  du  dey,  qui  demeuraient  aban- 
données dans  la  banlieue  de  son  ancienne  capitale.  Peu  à  peu  ils 
avaient  poussé  plus  avant,  et,  grâce  à  l'assistance  des  commandans 
militaires,  grâce  surtout  à  la  coopération  gratuitement  prêtée  par 
nos  soldats,  quelques  établissemens  agricoles  et  plusieurs  centres 
créés  par  ces  premiers  colons  s'étaient  étendus  de  proche  en 
proche  jusqu'à  la  plaine  de  la  Mitidja.  Nos  compatriotes  y  ren- 
contraient une  terre  d'une  merveilleuse  fertilité,  mais  couverte 
presque  partout  de  palmiers  nains  dont  le  défrichement  était  non- 
seulement  pénible  et  coûteux,  mais  très  malsain.  Nombre  de  loca- 
lités qu'on  aperçoit  maintenant  de  loin  sur  le  chemin  de  fer  d'Alger 
à  Oran,  couronnées  des  plus  magnifiques  ombrages,  étaient  alors 
dépourvues  de  toute  végétation  et  entourées  de  marais  pestilentiels. 
La  plupart,  comme  Boufarik,  par  exemple,  ce  centre  aujourd'hui 
si  prospère ,  dont  la  population  s'est  renouvelée  successivement 
jusqu'à  trois  fois,  avaient  alors  une  réputation  néfaste  d'insalubrité  et 
passaient,  dans  Topinion  de  nos  troupes,  pour  autant  de  tombeaux. 
Cependant,  malgré  les  difficultés  du  début,  en  dépit  de  l'hostilité 
des  indigènes  et  de  leurs  trop  fréquentes  pilleries,  l'élément  euro- 
péen allait  gagnant  chaque  jour  du  terrain,  non-seulement  près 
d'Alger,  mais  aux  environs  d'Oran,  de  Bône  et  de  Philippeville,  et 
tout  le  long  du  littoral.  Son  essor  alla  même  jusqu'à  donner  brus- 
quement aux  terres  primitivement  concédées  à  des  civils  une  valeur 
assez  considérable  pour  susciter  d'assez  fâcheuses  spéculations  de 
la  part  de  personnes  à  coup  sûr  fort  peu  soucieuses  de  l'avenir  de 
la  colonisation.  Ce  fut  pour  mettre  obstacle  à  ce  scandaleux  trafic 
que  des  arrêtés  successifs  pris  par  les  divers  gouverneurs  imposèrent 
aux  concessionnaires,  de  18A0  à  18&7,  certaines  clauses  résolutoires: 
1*  construire  une  maison  d'exploitation  en  rapport  avec  l'étendue 
du  terrain  concédé  ;  2^  planter  un  certain  nombre  d'arbres  par 
hectare  ;  3<>  défricher  et  mettre  les  terres  en  valeur  ;  A»  les  entourer 
d'une  haie  ou  d'un  fossé.  A  ces  conditions,  le  colon  ne  recevait  encore 
qu'un  titre  de  possession  provisoire.  Des  inspecteurs  de  colonisation 
devaient  en  outre  vérifier,  après  un  temps  donné,  l'état  de  la  con^ 


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902  EEWE  DG»  DSCX  MeVDffi^ 

cession,  et,  si  les  clauses  stipulées  pour  l'octroi  de  la  propriété 
définitive  du  sol  n'avaient  pas  été  remplies,  le  colon  pouvait  être 
évincé  (1). 

On  devine  aisément  les  inconvéniens  d'un  pareil  système  unifor- 
mément applicable  à  toutes  les  parties  d'un  Immense  territoire,  dont 
les  circonstances  économiques  variaiit  à  Textrôme  d'une  contrée  à 
l'autre,  quant  à  la  nature  du  sol  et  à  l'espèce  des  productions  Jbgri- 
ooles  qu'il  est  en  état  de  fournir^  Mais  tel  est  le  fond  à  peu  près 
iimiiuable  de  toua  les  plans  de  colonisation  officielle,  et  le  résultat 
]»  plus  sûr  en  a  toujours  été  de  paralyser  à  force  d'entraves  et  d'in- 
stiduiitéles  féconds  efforts  de  l'initiative  individuelle.  Le^suprême  du 
ganre  n'était  pas  toutefois  encore  atteint.  Il  restait  à  essayer  d'imp»- 
troniser  en  Algérie  des  colonies  militaires  à  l'instar  de  celles  qu'ar 
vaient  jadis  hodées  nos  devanciers  les  Romains,  Cette  idée  avait 
souri  au  maréchal  Valée,  qui,  par  un  arrêté  en  date  du  1^  octobre 
18&0,  songea,  le  premier,  à  créer  près  de  Goleah  une  colonie  militaire 
de  &00  soldats,  auxquels  furent  alloués  conditionnellement  quelques 
hectares  de  terre,  avec  un  emplacement  propre  à  servir  de  centre 
aux  constructions  rurales  qu'ils  étaient  tenus  de  bâtir.  Les  avan- 
tages stratégiques  de  cette  combinaison  étaient  de  nature  à  frapper 
vivement  l'imagination  du  maréchal  Bugeaud;  qui,  dans  des  occa- 
sions récentes  et  décisives,  venait  de  reo^rter  sur  les  Arabes 
de  brillantes  victoires.  Elle  aUait  droit  au  cœur  du  grand  homme 
de  guerre  et  du  fervent  agriculteur  qui  avait  adopté  la  fière  devise  : 
Eme  et  aratro^  Après  laly,  tous  les  efforts  du  maréchal,  dont  Vin- 
fkience  sur  la  direction  à  donner  aux  ai&ires  algériennes  était  deve*- 
nue  justement  dominante,  tendirent  à  faire  agréer  par  le  gouverne- 
ment un  ensemble  de  mesures  élaborées  de  longue  date  avec  amour 
jusque  dans  leurs  moindres  détails  et  jugées  par  lui  indispensables 
au  succès  de  la  colonisation.  Au  ministère  de  la  guerre  l'adhésion 
ixâ  complète.  A  vrai  dire,  l'exposé  des  motife  du  projet  do  loi  déposé 
au  commencement  de  18A7  par  le  titulaire  de  ce  département,  le 
général  Moline  de  Saint-Ypn,  pour  demander  l'ouverture  d'un  crédit 
de  3  millions  à  affecter  à  l'établissement  de  camps  agricdes  en 
Algérie,  n'était  que  le  développement  des  idées  du  maréchal.  Il  était 
clair  qu'il  en  était  l'auteur,  et  c'était  lui,  en  réalité,  quiavak  tenu  la 
plume.  Outre  qu'il  expose  clairement  le  plan  dont  il  s'agit,  ce  docu- 
ment officiel  indique  avec  grande  précision  où  en  étaient  les  essais 
décolonisation  expérimentés,  en  18A7,  sur  le  territoire  de  nos  trois 
provinces  ;  c'est  pourquoi  nous  en  reproduirons  ici  les  passives  les 
plus  essentiels: 

(1)  Arrêté  du  4  mai  1841,  ordonnances  des  21  JnUlet  et  l**  septembre  1840,  des 
ÔJnSn  et  1"  juillet  1847. 


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"^  *""'"iriii 


LA  GOLONS&TION  OmOSELLE  IN  ALGÉRIE.  bW 

...  Malgré  toute  Pattention  apportée  par  le  ^n^erBemeat  à  ia  coloni- 
sation «i  Algérie,  ce  n'est  guère  qu'à  pandr  de  1842,  disait  i'eiqMisé  des 
motifs,  q«e  cette  ooinire  longue  etdlfDcile  a  pa  devenir  r<A)et  d^flbrta 
puissans  et  coatinns...  Troie  petits  liages  créés  à  grand'petne;  deux 
dans  la  banlieue  et  un  dans  la  Mitidja,  tfoel^fues  concessioDS  isolées 
dans  le  voisinage  des  villes  d'Alger,  de  Bône  <et  d'Oran,  rétablissemeat 
de  quelques  coiocs  dans  les  villes  de  BlidAh,tk)leah  et  Cherchell,  voilà 
tout  ce  qu'on  a  fait  et  pu  faire...  De  1842  à  18I|5,  quinze  centres,  dimt 
une  petite  ville,  ont  été  fondés  dans  le  Sahel;  vingt-sept  étaient  créés 
ou  efi  voie  de  ^construction  daas  la  province  d'Alger,  huit  dans  ta  pro- 
vince d'Oran  et  buk  aulres  également  dans  la  province  de  Conalaii- 
Une... 

Tout  m  se  félicitant  des  résultats  «cqms  et  en  témoignant  de  sa 
confiance  dans  la  future  prospérité  des  villages  en  voie  de  prépara*- 
tion»  le  ministre  de  la  guerre  se  demandait  «  s'il  ne  conviendrafît 
pas  d'établir  dans  les  vides  (qui  séparaient  ces  centres  les  uns  des 
autres,  non-seulement  des  concessionnaires  ricbee  et  <dotés  de 
grandes  étendues  de  terrain,  mais  mie  colonisation  phis  forte,  plus 
défensive  que  la  colonisation  ^empiétement  libre,  comptètemeDlt 
civile,  en  un  mot  tme  colonisation  armées..  »  Cette  oolonisatieii, 
dans  la  pensée  du  maréchal  Bugeaud  et  du  général  MoKne  de  Sainte 
Yon,  devait  Ôtre  a  une  véritable  avant-gairde  destinée  à  se  servir 
d»  lusil  comme  de  la  bêche,  une  sorte  de  boucKer  pour  les  éta«- 
bUasomens  placés  derrière  elle...  Les  hommes  habitués  au  métier 
des  armes,  continuait  le  mînisitre,  sont  seuls  en  état  de  fournir  tm 
choix  de  sujets  jeunes,  vigoureux,  acclimatés,  aguerris,  énergi* 
ques  et  capables  de  tenir  les  Arabes  en  respect  (1).  »  Venaient 
ensuite,  daas  Texposé  des  motifs,  des  détails  circonstamciés  sur  la 
meilleure  manière  d'organiser  ce  corps  de  soldats  d'élite  appelés  à 
devenir  des  colons  modèles.  On  renonçait  à  y  admettre  les  Kbërés 
du  s^vice,  parce  que  l'expérience  avait  démontré  qu'ils  étaient  en 
général  plus  pressés  de  retourner  en  Franœ  cultiver  les  terres  de 
leurs  parons  que  de  faire  valoir  celles  qu'on  leur  promettait  en 
Algérie.  Les  nailitaires  ayant  encore  trois  années  à  servir  sous  les 
drapeaux  donnaient  plus  de  garantie  parce  qu'ils  demeuraient  assu^ 
jettis  aux  règles  d'une  stricte  discipline.  Ccp^idant,  comme  il  est 
difficile  de  faire  de  la  colonisation  avec  des  célibataires,  il  levrr  était 
octroyé  un  congé  de  trois  mois  au  bout  desquels  ils  étaient  disci-^ 
plioairement  tenus  de  revenir  «n  Algérie  muni  chacun  d'une  épouse 
légitime* 

(1)  Voir  l'exposé  deg  motifs  du  ministre  de  la  guerre,  général  Moline  de  Saint-Yon. 
(Moniteur  de  1847,  page  420.) 


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50i  REVUE  DES  DEUX  MONDES* 

Volontiers  on  se  croirait  en  présence  de  quelque  utopie  ou  du 
rêve  bienfaisant  d'un  despote  oriental.  Loin  de  làl  Le  système  que 
le  gouvernement  proposait  aux  chambres  françaises  d'instituer  par 
voie  législative,  le  maréchal  Bugeaud  l'avait  déjà  pleinement  inau- 
guré à  titre  d'expérimentation.  Il  avait  commencé  par  fonder  à 
Fouka  un  village  composé  de  libérés;  puis,  comme  il  n'avait  pas 
trouvé  chez  eux  assez  de  zèle  pour  la  culture  ni  assez  de  docilité 
pour  ses  conseils  agricoles,  il  avait  créé,  à  Mercd  et  à  Mehelma,  deux 
autres  villages  ne  comprenant  que  des  hommes  devant  encore  trois 
ans  de  service  à  l'état.  A  peine  installés  sur  leurs  futures  conces- 
sions, ces  militaires  avaient  reçu  un  congé  régulier  pour  s'aller 
mettre  en  quête  des  compagnes  qu'ils  devaient  associer  à  leur  sort. 
La  ville  de  Toulon  n'avait  pas  été  peu  surprise  de  voir  un  beau 
matin  une  vingtaine  de  jeunes  soldats  descendre  sur  ses  quais  et 
parcourir  ses  rues,  avec  la  mission  officielle  de  découvrir  et  de  rame- 
ner au  plus  vite  à  Alger  un  nombre  égal  de  jeunes  filles  se  sentant 
la  vocation  de  contribuer  au  peuplement  de  notre  colonie.  Plus 
d'une  feuille  publique  s'amusa  de  ce  mode  nouveau  de  recrute- 
ment, mais  le  maréchal,  qui  ne  regardait  pas  à  payer  de  sa  plume 
pour  défendre  les  œuvres  qui  lui  étaient  chères,  ne  manqua  pas  de 
faire  constater  dans  le  Moniteur  (1)  que  c'était  la  propre  femme  du 
maire  de  Toulon  qui  avait  bien  voulu  se  charger  de  diriger  elle- 
même,  avec  un  zèle  patriotique  et  méritoire,  les  choix  de  ces  couples 
parfaitement  assortis.  Pour  un  peu,  la  note  officielle,  non  contente 
de  rétablir  ainsi  la  vérité  des  faits,  aurait  conclu  par  cette  phrase, 
qu'on  lit  à  la  fin  de  la  plupart  des  romans  édifians  :  a  Ils  furent  très 
heureux  et  ont  eu  beaucoup  d'enfans.  » 

La  chambre  des  députés  se  trouvait  donc  avoir  à  discuter  un 
projet  parfaitement  sérieux,  ayant  même  reçu  un  commencement 
d'exécution  et  qui  peut,  à  bon  droit,  passer  pour  le  beau  idéal  de 
la  colonisation  officielle.  Cependant  la  commission  parlementaire  ne 
lui  fut  aucunement  favorable.  Son  rapporteur,  M.  de  Tocque ville, 
ne  se  borna  point  à  produire ,  comme  nous  l'avons  déjà  dit ,  les 
fortes  objections  qu'il  avait,  en  principe,  contre  les  procédés  tou- 
jours un  peu  factices,  suivant  lui,  qui  sont  à  l'usage  des  partisans 
de  toutes  les  colonisations  officielles  ;  il  critiqua  avec  gravité,  mais 
non  sans  une  certaine  vigueur,  qui  dut  lui  paraître  un  peu  amère, 
la  tentative  essayée  par  le  maréchal  dans  les  centres  militaires  de 
Fouka,  de  Mered  et  de  Mahelma.  Il  ne  craignit  pas  d'affirmer  qu'elle 
n'avait  pas  été  heureuse  :  t  En  réalité,  la  condition  des  colons 
sortis  de  l'armée  ou  des  soldats  encore  soumis  aux  lois  militaires 
n'apparaissait  pas   comme  ayant  été,  en  aucune  façon,  avanta- 

(1)  Moniteur  do  1847,  page  614. 


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LA   COLONISATION  OFRCIELLE  EN   ALGÉRIE.  505 

geose  pour  eux.  Ils  étaient  presque  tous  misérables.  Nulle  part  leur 
succès  n'avait  été  en  rapport  avec  les  sacrifices  que  l'état  s'était 
imposés...  n  —  «  En  Algérie,  ajoutait  avec  raison  M.  deTocqueville, 
faisant,  à  propos  de  circonstances  du  moment,  une  réflexion  géné- 
rale malheureusement  applicable  à  toutes  les  tentative^  de  colonisa- 
tion en  Algérie,  l'état,  qui  n'a  reculé  devant  aucun  sacrifice  pour 
faire  de  ses  propres  mains  la  fortune  des  colons,  n'a  presque  pas 
songé  à  les  mettre  en  position  de  la  faire  eux-mêmes  (1).  » 

Les  conclusions  du  rapport,  rejetant  en  bloc  le  projet  de  loi  pour 
l'établissement  de  camps  agricoles,  avaient  été  acceptées  à  l'unani- 
mité par  les  membres  de  la  commission.  Au  cours  des  débats  enga- 
gés sur  les  crédits  extraordinaires  de  l'Algérie,  débats  pendant  les- 
quels les  dispositions  de  la  chambre  s'étaient  clairement  manifestées, 
le  nouveau  ministre  de  la  guerre,  le  général  Trézel,  vint  déclarer  à  la 
tribune  qu'une  ordonnance  royale  du  11  juin  18A7  avait  prononcé 
le  retrait  du  projet  de  loi  sur  les  camps  agricoles.  C'était  Tenterre- 
ment  définitif  du  plan  que  le  maréchal  avait  toujours  choyé  avec 
une  tendresse  toute  particulière.  Nul  doute  que  l'échec  ne  lui  en 
ait  été  fort  sensible.  Peut-être  en  voulait-il  un  peu  au  ministère  de 
ne  l'avoir  pas  très  vigoureusement  défendu  et  de  l'avoir  si  vite  et 
trop  facilement  abandonné.  Toujours  est-il  que  trois  semaines  plus 
tard  le  maréchal  Bugeaiid  abandonnait  l'Algérie  pour  n'y  plus  revenir. 

Ajoutons  qu'après  18A8,  le  temps  et  de  plus  njûres  réflexions  aidant, 
le  maréchal  parut  lui-même  assez  revenu  des  idées  dont  il  avait  été 
le  plus  ardent  promoteur.  Dans  une  brochure,  publiée  à  Lyon  en 
18Â9,  il  n'a  pas  hésité  à  reconnaître  avec  une  sincérité  bien  placée 
dans  la  bouche  du  glorieux  vainqueur  qui  avait  rendu  tant  de 
signalés  services  à  notre  colonie,  quels  déboires  lui  avaient  causés 
les  trois  centres  militaires  où  la  fantaisie  lui  avait  pris  de  rendre 
obligatoire,  pour  ses  soldats,  le  travail  en  commun.  Il  faut  l'en- 
tendre raconter  d'une  façon  piquante  l'accueil  glacial  qu'à  sa  pre- 
mière visite  il  rencontra  de  la  part  de  ces  hommes  habitués  à  le 
saluer  de  leurs  acclamations.  Il  les  trouva,  sur  le  seuil  de  leurs 
portes,  mornes  et  presque  impolis.  U  ne  recueillit  que  des  plaintes. 
Au  lieu  d'un  surcroît  de  production,  qu'il  avait  cru  devoir  résulter 
du  travail  en  commun,  c'était  l'émulation  dans  la  paresse  qu'il  avait 
involontairement  provoquée.  «  Les  socialistes,  afiligés  de  voir  sou- 
vent la  misère  à  côté  de  l'aisance  et  même  de  la  richesse,  poursui- 
vent la  chimère  de  l'égalité  parfaite.  Ils  croient,  ajoutait  tristement 
le  maréchal  en  se  rappelant ,  sans  doute  au  lendemain  des  journées 
révolutionnaires  de  Paris,  le  spectacle  que  lui  avaient  naguère  offert 
les  trois  villages  de  sa  création,  ils  croient  l'avoir  trouvée  dans  l'as- 

(1)  Rapport  de  M.  de  TocqneTiUe.  {Moniteur  de  1847,  page  1446.) 


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506  RBVUE  BBS  BEOX  M<HfDES, 

sodatio»;  ififats  ils  se  trompât;  ib  n^obtiendront  queTégalrté  dans 
la  uisère  (1).  )^ 

La  misère  pour  de  braves  gens  an  sort  desquels,  comme  wAih- 
tsàfe  et  comme  agriculteor,  il  portât  le  plus  vif  int^t,  voilà  bien 
à  çtoi  avait  ^uti,  au  bout  de  peu  de  temps,  l'essai  tenté  par  le 
maréchal  Bugeaud.  Quamt  à  la  edonisatiofi,  elle  n'en  profita  guère 
eUe-méme,  car,  lisons-nous  dans  un  ouvri^  ayant  pour  titre  :  V Al- 
gérie en  i880^  eu  le  Cinquantenaire  dune  colonie^  «  les  soldats  de 
ces  trois  village  rentrèrent  presque  tous  chez  eux,  abandonnant 
leur  propriété  éventudie  (2),  » 

III. 

Le  système  de  colonisation  çii  venak  d'échouer  aind  devant  le 
parlement  était  sorti  armé  de  toutes  jnèces  du  cerveau  d'un  émi- 
nent  seldat,  auquel  ne  manquaient  ni  l'expérience ,  ni  le  bon  sens,  ni 
assurément  la  connaissance  des  choses  de  l'Algérie.  C'était  toute- 
fois une  conception  «n  peu  factice,  où  les  habitudes  du  métier  et 
une  sorte  de  fantaisie  personnelle  avaient  tenu  beaucoup  de  place. 
Il  n'entrait,  au  contraire,  aucune  fantaisie  dans  les  mesures  prises 
par  deux  autres  généraux  non  moins  attachés  à  notre  colonie  afri- 
caine, qui,  peu  de  temps  après  les  journées  de  join,  songèrent  à  la 
doter  d'une  population  bien  difiiérrate  de  celle  que  le  vainqueur 
d'Isly  aurait  préféré  y  établir.  En  1848,  Cavaignac  et  La  Mori- 
cière  obéissaient  résolument,  mais  sans  beafueoup  d'illusion,  à  de 
cruelles  nécessités,  «  C'était  le  moment  où  Paris  regorgeait  d'ou- 
vriers sans  emploi;  la  prudence  et  l'humanité  conseillaient  de  leur 
ménager  une  issue,  A  ce  titre,  nos  possessions  dans  le  nord  de 
l'Afrique  s'offraient  naturellement  à  l'esprit.  Tout  sacrifice  appliqué 
à  cette  destinaticm  prenait  la  forme  d'un  intérêt  national  (3).  »  Un 
décret  signé  par  le  chef  dii  pouvoir  exécutif,  à  la  date  du  19  sep- 
tembre i8A8,  fixaM  à  douze  mille  le  nombre  des  colons  à  expédier 
en  Algérie,  auxquels  mille  cinq  cents  autres  furent  adjoints  au  mois 
de  novembre  suivant,  ce  qui  portait  le  chiffre  total  à  treiae  mille 
cinq  cents.  Cinquante  maliens  de  francs  formèrent  la  dotation  de 
cette  entreprise,  à  savoir  :  5  millions  sur  l'exercice  de  18&8, 10  mil- 
lions pour  18&9,  le  surplus  à  répartir  sur  les  exercices  sumns.  Dn 
arrêté  du  général  La  HOTicière,  ministre  de  la  guerre,  annonçait,  le 
27  septembre,  que  chaque  colon  recevrait  :  l""  une  inbitation 

(1)  tes  Socta/wtejr  el  U  Trawail  en  commnk,  par  le  maréchal  BagMad  dlûy.  Oa^ 
noine,  imprimeur,  1849. 

(2)  L»  Cinquantenaire  d'une  colonie  :  P Algérie  en  4880,  par  Ernest  Mercier. 

(3)  Rapport  de  M.  Reybaud^  séance  da  6  avril  1850.  —  Moniteur  du  12  aTril  1850, 
page  1190. 


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LA  COLONISITION   OFTICIEULE  BBT  ALGERIB*  507 

que  l'état  ferait  construire;  2®  un  lot  de  terres  de  A  à  12  kedtarea, 
suivant  le  nombre  des  membres  de  la  famille;  3^  les  semenoes,  des 
instrumens  de  culture,  des  bestiaux  et  enfin  des  rations  de  vivres 
jusqu'à  la  mise  en  valeur  des  terres  (1).  L'appât  était  considérable 
et  l'afilnence  des  demandes  Ait  énorme.  Il  y  avait  nécessité  de  foire 
UD  choix.  Dès  sa  seconde  séance,  une  commission  parl^nentaire 
nommée  à  cet  effet  s'occupait  sans  relâche,  avec  un  réel  dévoue- 
ment, de  la  classification  des  bénéficiaires  et  présidait  au  départ 
des  convois.  A  défaut  des  chemins  de  fer,  qui  n'allaient  pas  encore 
jusqu'à  Marseille,  ni  même  jusqu'à  Lyon,  ils  prennent  les  voies 
fluviales,  et  c'était  sur  la  Seine,  à  Bercy,  qu'avaient  Ue«  les  embar- 
quemens,  non  dépourvus  de  quelque  éclat  et  d'une  certaine  miee 
en  scène.  La  sympathie  pour  les  émigrans  était  générale;  l'en- 
thousiasme pour  l'œuvre  elle-même  ne  faisait  pas  non  plus  défaut, 
«t,  comme  d'usage,  on  se  servait  pour  l'exprimer  de  la  phraséolo- 
gie déclainatoire  qui  était  à  la  mode  du  jour.  «  On  commence  à 
comprendre,  disait  un  article  du  Courrier  français^  reproduit  par 
le  Moniteur^  que  l'Algérie  est  destinée  à  résoudre  le  problème  social 
qui,  depuis  le  2A  février,  agite  la  France...  L'Algérie  n'est  ]Bta8 
aujourd'hui  une  question  politique,  elle  est  devenue  une  question 
sociale...  Terre  de  perdition  sous  la  monarchie,  c'est  une  terre  pro- 
mise sous  la  république...  Les  citoyens  qui  vont  s'y  rendre  n'au- 
ront pour  ainsi  dire  qu'à  la  iraf^er  du  pied  pour  en  faire  sortir  les 
moissons,  les  herbes  potagères  et  les  arbres  à  récolte,  vignes,  oli- 
viers et  mûriers,  etc...  (2).  »  Avant  la  fin  de  l'année,  quinze  convois 
de  calons  quittèrent  ainsi  successivement  la  capitale,  emportant 
les  vœux  d'une  population  émue,  et  fortifiés,  au  moment  des  de- 
niers adieux,  par  les  discours  pleins  de  promesses  d'hommes  con- 
sidérables et  dignes  de  foi  qui  leur  annonçaient  en  toute  sincérité 
une  ère  de  bonheur  et  de  prospérité.  Les  représentans  de  l'assem- 
blée nationale  n'avaient  pas  été  les  seuls  à  encourager,  à  Theure 
du  départ,  par  de  chaudes  et  cordiales  paroles,  ceux  qui  allaient 
quitter  le  sol  natal.  Ce  qui  étonnera  peut-être  quelques-uns  des 
républicains  de  nos  jours,  ils  avaient  tenu  à  se  faire  seconder,  dans 
cette  ikckt  patriotique,  par  les  dignitaires  les  plus  éminens  du 
clergé  de  Paris.  Après  les  discours  tout  politiques  de  M.  Trélat, 
président  de  la  commission  parlementaire,  venaient  les  harangues 
toutes  chrétiennes  de  M*'  l'archevêque  de  Paris  ou  de  quelques-uns 
de  ses  graads  vicaires.  A  MM.  Recurt  et  Henri  Didier  succédaient 
comme  orateurs  M«'  Sibour,  l'abbé  Buquet,  M.  le  grand-vicaire 
de  La  Bouillme,  et  les  accens  de  ces  ecclésiastiques  ne  semblaient 


(1)  Monitmr  de  1848,  page  2616. 
(S)  MoffiUewr  de  1848,  page  2744. 


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508  REYUE  DBS  DEUX  MONDES. 

pas  pénétrer  moins  avant  dans  Tâme  des  auditeurs.  La  forme  était 
différente  ;  la  confiance,  et,  pour  quelques-uns,  il  faudrait  dire  la  foi 
dans  le  succès,  étaient  égales  de  part  et  d'autre.  Au  départ  du 
quinzième  et  dernier  convoi,  organisé  et  commandé  par  un  ancien 
oflBcier  de  l'armée  d'Afrique,  après  quelques  paroles  patriotiques 
prononcées  par  M.  Trélat,  au  moment  où  il  remettait,  comme  d'ha- 
bitude, aux  émigrans  le  drapeau  aux  trois  couleurs,  ce  fut  le  tour 
du  curé  de  Saint-Ambroise  de  s'adresser  à  eux.  «  Dieu,  s'écria-t-il, 
bénira  votre  voyage,  car  vous  vous  dirigez  vers  sa  terre.  Toute  la 
terre  est  à  Dieu  sans  doute;  mais,  de  même  que  la  terre  promise 
était  son  bien,  ainsi  l'Algérie,  qui  oiTre  tant  de  rapports  avec  la 
Palestine,  est  le  bien  de  Dieu  de  préférence  à  toute  autre  région. 
Gomme  les  Français  qui  s^embarquèrent  avec  saint  Louis,  écriez- 
vous  :  «  ûiex  volt!  (Dieu  le  veut  1),  nous  marchons  forts  de  son 
secours.  Nous  faisons  voile  de  par  Dieu -y  nous  arriverons  à  bon 
port.  »  Cependant  les  colons  poussaient  des  acclamations  de  joie, 
la  foule  enthousiaste  saluait  de  ses  applaudissemens  le  bateau  prêt 
à  s'éloigner,  et  le  Moniteur ^  en  reproduisant  la  scène,  regrette, 
comme  à  son  ordinaire,  que  la  population  tout  entière  de  Paris 
n'ait  pas  pu  être  témoin  d'un  si  magnifique  spectacle  (1). 

Il  est  curieux  de  suivre  pas  à  pas  les  phases  diverses  de  ce  grand 
exode  de  18A8,  dont  les  débuts  commençaient  sous  de  si  heureux 
auspices.  Les  premiers  convois  furent  dirigés  du  côté  d'Oran,  parce 
que  les  études  pour  l'établissement  des  colons  y  avaient  été  depuis 
longtemps  achevées  ;  mais  les  treize  mille  cinq  cents  émigrans  furent 
répartis  dans  une  égale  proportion  entre  les  trois  provinces  (2).  Us 
rencontrèrent  partout  un  bon  accueil.  Dans  quelques  localités,  les 
habitans  du  pays  avaient  d'avance  ouvert  des  souscriptions  pour 
leur  venir  en  aide.  Les  Arabes  même  avaient  paru  s'intéresser  à 
leur  sort.  Les  commandans  militaires  montrèrent  beaucoup  d'em- 
pressement à  leur  épaVgner  les  embarras  du  premier  établissement. 
Ils  témoignaient  en  leur  faveur,  a  Bien  de  plus  satisfaisant,  écrivait 
le  général  Saint-Arnaud  au  25  novembre  18&8,  que  le  spectacle 
des  nouveaux  villages.  La  tenue  des  colons,  leur  excellent  esprit, 
leur  courage  justifient  tous  les  éloges,  et  permettent  toutes  les  espé- 
rances (3).  »  Toutefois  les  impressions  deviennent  graduellement 
moins  bonnes  sur  leur  compte  et  le  désenchantement  commence  à  se 
faire  jour  parmi  eux.  Aux  premiers  mois  de  1849,  ils  ne  désespè- 
rent pas  encore,  mais  la  confiance  dans  l'avenir  a  beaucoup  dimi- 
nué. «  Les  santés  sont  toujours  bonnes,  écrit  avec  prévoyance  un 
correspondant  de  Constantine;  mais  bientôt  les  grands  travaux  de  la 

(i)  M(mit9ur  de  1848,  page  3409. 

(2)  Monittur  da  12  octobre  1848. 

(3)  Momtewr  de  1848,  page  3470. 


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LA   COLONISATION  OFFICIELLE  EN   ALGEBIE.  ^    509 

moisson  vont  commencer  et  causeront  plus  de  fatigue  aux  colons 
que  la  culture  de  leurs  jardins  (1).  »  Quelques-uns  commencent  à 
se  plaindre  de  l'abandon  dans  lequel  on  les  a  laissés  après  leur 
arrivée,  et  ces  plaintes  trouvent  un  écho  et  peut-être  quelques  exci- 
tations dans  les  journaux  du  pays.  Le  ministre  de  la  guerre  'est 
obligé  d'intervenir  et  fait  déclarer  par  une  note  insérée  au  Moni- 
teur que  les  colons  venant  journellement  de  Paris  ou  des  départe- 
mens  ne  peuvent  avoir  droit  aux  mêmes  subsides  que  les  familles 
désignées  sur  la  proposition  de  la  commission  instituée  par  la  loi 
du  29  septembre  1848  (2).  »  A  Oran,  un  journal  de  la  localité  pré- 
sente le  relevé  de  ce  qui  s'est  passé  dans  cette  subdivision  :  «  Sur 
&,làà  colons,  126,  dont  75  célibataires,  sont  déjà  partis,  soit  pour 
rentrer  en  France,  soit  pour  reprendre  leurs  anciens  métiers  dans 
les  villes  de  la  province,  il  y  en  a  eu  20  d'expulsés.  Dans  la  subdivi- 
sion de  Mostaganem,  sur  1,83i  personnes  habitant  sept  villages, 
138  ont  quitté,  dont  67  célibataires.  Il  y  a  eu  11  expulsions.  Les 
décès  ont  été  nombreux,  et  la  mortalité  a  sévi  surtout  sur  les  enfans. 
90  décès  pour  115  naissances.  » 

Nous  ne  trouvons  point  au  Moniteur  de  chiffres  précis  pour  les 
autres  subdivisions,  mais  nous  avons  lieu  de  croire  que,  dans  la 
province  d'Alger  et  dans  celle  de  Constantine,  il  en  fut  à  peu  près 
de  même.  Les  départs  y  étaient  nombreux.  Parmi  les  demeurans, 
les  habitudes  de  fainéantise  et  d'insubordination  avaient  pris  le  des- 
sus; à  Mazagran,  des  troubles  éclatèrent  parmi  les  colons,  qui  ne 
voulaient  pas  reconnaître  l'autorité  du  maire  placé  à  leur  tête,  et  le 
sous-préfet  avait  été  obligé  d'intervenir  pour  rétablir  l'ordre.  Les 
ressources  financières  pour  l'exercice  de  1849  ont  d* ailleurs  été  vite 
épuisées,  et  le  ministre  de  la  guerre  annonce,  le  2  mars  1849,  qu'il 
ajournera  l'envoi  de  nouveaux  convois,  parce  que,  dit-il,  la  saison 
est  trop  avancée,  mais,  en  réalité,  parce  qu'il  commence  à  conce- 
voir des  doutes  sur  le  succès  de  l'entreprise  dont  la  direction  lui  a 
été  confiée  (3). 

Tel  était  l'état  des  choses,  quand  intervint  une  décision  de  la  com- 
mission budgétaire  de  l'assemblée  accordant  un  nouveau  crédit  de 
5  millions  pour  envoi  de  nouveaux  colons,  et  pour  secours  à  donner 
aux  anciens  émigrans,  mais  stipulant  :  «  que  l'emploi  de  ce  crédit 
n'aurait  lieu  qu'après  qu'un  rapport  circonstancié  sur  l'état  de  la 
colonie  algérienne  aurait  été  soumis  à  l'approbation  du  corps  légis- 
latif. »  La  commission  nommée  par  le  ministre  de  la  guerre,  afin  de 
dégager  sa  responsabilité  personnelle,  partit  de  Paris  le  27  juin  pour 

(1)  Moniteur  de  1849,  p.  1352. 

(2)  Moniteur  de  1849,  p.  2G9S. 

^3}  Moniteur  de  1849,  p.  679.  * 


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510  BEYUE  DES  DEUX  MONDES, 

Alger,  avec  mission  de  pénétrer  deam  l'intérieur  des  terres  et  de  se 
rendre  compte  de  tout  par  elle-même.  Quarante  et  un  villages  où 
séjournaient  les  colons  furent,  de  sa  part,  l'objet  d'une  enquête  mi- 
nutieuse. De  l'inspection  qu'elle  avait  faite  et  des  dooumens  qu'elle 
avtit  réunis,  il  ne  résultait  rien  de  favorable  à  l'envoi  de  nouveaux 
colons  (1).  Quand  vint  la  discussion  à  l'assemblée,  ce  fut  le  rapport 
teur,  M.  Ch.  Reybaud,  qui  ouvrit  les  débats.  Son  discours,  qui 
obtint  l'assentiment  à  peu  près  universel  résume  brièvement  en 
termes  pleins  de  clarté  et  de  bon  sens  ce  qu'il  faut  définitivement 
priser  delà  tentative  de  colonisation,  essayée  en  Algérie  au  moyen 
des  émigrans  de  18ii8  : 

n  Dmqs  cette  question  des  colonies  agricoles  de  l'Algérie,  il  est 
deux  points  sur  lesquels  tout  le  monde  semble  d'accord  :  le  pre- 
mier, c'est  que  ces  colonies  ont  été  le  produit  de  la  nécessitô,  des 
circonstances,  et  qu'elles  ont  été,  dans  une  proportion  notable  du 
moins,  composées  d'élémens  défectueux  peu  en  harmonie  avec  leur 
destination...  Yoilà  un  premier  point  dont  l'évidence  n'est  plus  à 
démontrer...  Le  second  est  de  s'abstenir  de  tout  acte,  presque  de 
toute  parole  qui  pourrait  ressembler  à  une  condamnation  anticipée 
et  ajouter  de  nouveaux  germes  de  découragemens  à  ceux  qui  exis- 
tent déjà  sur  les  lieux*..  Il  y  a  plus  d'une  critique  à  faire,  plus 
d'une  objection  à  élever  sur  ce  qu'ont  été  ces  colonies,  sur  ce  qu'elles 
auraient  pu  être.  Les  sacrifices  n'ont  pas  été  en  rapport  avec  les  résul- 
tats. On  aurait  pu  employer  les  ressources  du  Trésor  à  des  créations 
mieux  ordonnées  et  plus  profitables.  Qui  n'en  a  pas  le  profond  senti- 
ment ?..  D'accord  avec  la  commission  du  budget,  d'accord  avec  le 
gouvernement,  notre  commissicm  vous  propose  de  décider  :  «  Qu'à 
l'avenir,  il  ne  sera  plus  fondé  de  colonies  agricoles  en  Algérie  dans 
les  mêmes  conditions  ni  avec  les  mên^s  élànens.  Il  est  temps  de 
s'arrêter  dans  une  voie  où  la  dépense  n'est  pas  en  rapport  avec  les 
produits  (2).  » 

Ces  conclusions  de  la  commission  furent  acceptées  en  troisième 
lecture  et  presque  à  l'imanimité  par  l'assemblée.  Quant  aux  sages 
avertissemens  dont  M.  Beybaud  s'était  &it  l'interprète,  en  1860, 
ik  n'étaient  pas  destinés  à  peser  d'un  grand  poids,  vingt  ans  après, 
sur  les  déterminations  d'une  autre  assemblée  patriotiquement, 
mais  un  peu  étourdiment  empressée  de  recourir,  pour  aider  au 
développement  de  notre  colonie  algérienne,  presque  aux 
moyens  dont  nous  venons  de  constater  l'insuccès* 


(1)  M.  Charles  Reybaud.  (Monitmir  du  5  Juillet  1850,  page  M89.) 
(SjDitcours  de  M.  Reybaud,  séance  du  5  JuiUet  1850.  (MmiUuTj  page  3SS9.) 


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Là  colonisation  OFnCIELLE  EN  M.6ÉRIE.  511 

IV. 

Ce  qui  console  un  peu,  quand  il  faut,  par  respect  pour  la  vérité, 
reconnaître  les  méprises  dans  lesquelles  sont  parfois  tombées  nos 
assemblées  d^ibérantes  françaises,  c'est  que  les  mesures  irréflé- 
chies qu'elles  ont  trop  souvent  adoptées  à  l'improviste  leur  ont 
presque  toujours  été  dictées  par  quelque  sentiment  d'irrésistible 
générosité.  Ce  fut  le  mobile  qui  décida,  en  18 A8,  les  représentans 
du  peuple  à  diriger  vers  l'Algérie  les  ouvriers  déclassés  de  Paris. 
Ce  fut  encore  un  mouvement  de  sympathie  non  moins  spontané 
qui  poussa,  en  1871,  rassemhlée  nationale  à  attribuer  100,000  hec- 
tares de  terre  dans  notre  colonie  africaine  aux  Alsaciens-Lorrains 
originaires  des  provinces  annexées  à  l'empire  allemand.  Introduite 
à  Versailles,  dès  les  premières  séances,  par  voie  d'initiative  indivi- 
duelle, cette  proposition  fut  aussitôt  acclamée.  Les  termes  dans  les- 
quels elle  était  conçue  expriment  d'une  façon  touchante  quelle  était 
la.  préoccupation  de  ceux  qui  l'avaient  rédigée,  lorsqu'ils  deman- 
daient tristement  à  leurs  collègues  de  la  voter  comme  une  sorte 
d'atténuation,  si  légère  et  si  incomplète  qu'elle  fût,  aux  dures  con- 
ditions de  paix  que,  peu  de  jours  auparavant,  ils  avaient  été  contraints 
de  signer  avec  les  détenteurs  de  nos  provinces  perdues  : 

L'assemblée  nationale,  disaient  les  signataires  de  la  proposition, 
attachée  par  des  liens  de  cœur  indissolubles  aux  patriotiques  popula- 
tions de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine,  dont  elle  a  céïé  avec  une  douleur 
profonde,  sous  Tempire  de  circonstances  qu'elle  n'a  pas  faites,  le  ter- 
ritoire matériel,  et  voulant,  autant  qu'il  est  en  son  pouvoir,  garder  les 
armes  et  les  bras  de  ces  races  si  vaillantes,  décrète  : 

Art.  !•'.  —  Une  concession  de  100,000  hectares  des  meilleures 
terres  dont  l'état  dispose  en  Algérie  est  attribuée  aux  Alsaciens  et  Lor- 
rains habitant  les  territoires  cédés,  qui  voudront,  en  gardant  la  natio- 
nalité française,  demeurer  sur  le  sol  français. 

Art.  2.  —  Le  transport  gratuit  aux  frais  de  l'état  et  une  indemnité 
de  premier  établissement  seront  accordés  aux  individus  et  aux  familles 
déclarant  vouloir  user  du  bénéfice  qui  leur  est  offert. 

Art.  3.  —  Une  commission  de  quinze  membres  sera  nommée  pour 
étudier  et  préparer,  dans  le  plus  bref  délai  possible,  la  série  des  me- 
sures qui  devront  réglementer  l'exécution  de  la  présente  loi  (1). 

Au  15  septembre  suivant,  la  motion  parlementaire  devenait  une 
loi  définitive  insérée  au  Moniteur ^  et  précédée  d'un  rapport  de  M.  Ga- 

(t)  Proposition  de  M.  de  Beleastel  eC  de  (nieh|a«-iMM  de  ees  coltôgues,  déposée  le 
20  J«da.  {Jâùmtewr  da  22  juib  1871.) 


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m 


512  RETUE  DES  DEUX   MONDES. 

simir  Perier,  ministre  de  l'intérieur.  ;Deux  décrets  du  16  et  du  28  oc- 
tobre réglaient,  en  même  temps,  le  mode  de  distribution  des  terres  à 
allouer  aux  colons.  Le  titre  premier  disposait  que  le  colon  qui  jus- 
tifierait de  la  possession  d'un  certain  capital  devrait  s'engager  à  le 
dépenser  pour  la  mise  en  valeur  de  sa  concession,  mais  qu'il  n'en 
deviendrait  propriétaire  définitif  qu'après  avoir  fourni  la  preuve  des 
dépenses  effectuées.  Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  peu  d'Alsa- 
ciens-Lorrains (une  trentaine  à  peu  près)  étaient  en  état  de  rem- 
plir ces  conditions,  tandis  que  celles  du  titre  n  s'appliquaient  au 
plus  grand  nombre.  Le  titre  n  apportait  une  notable  innovation 
(fut-elle  très  heureuse?)  au  système  précédemment  suivi.  La  con- 
cession était  transformée  en  un  simple  bail  d'une  durée  de  neuf  et, 
plus  tard,  en  187â,  de  cinq  années,  après  lesquelles,  les  conditions 
de  résidence  et  de  mise  en  culture  étant  remplies,  le  colon  devenait 
propriétaire  définitif.  Il  résultait  de  cette  combinaison  une  aggra- 
vation des  anciennes  clauses  résolutoires;  elle  plaçait  le  conces- 
sionnaire dans  la  situation  fort  précaire  d'un  fermier  qui,  courant 
le  risque  d'être  définitivement  évincé,  se  trouvait  dans  l'impos- 
sibilité de  contracter  le  moindre  emprunt  sur  des  terres  qu'il 
ne  lui  était  pas  loisible  de  donner  en  gage. 

La  contenance  des  lots  alloués  aux  Alsaciens-Lorrains  était  un 
peu  plus  considérable  que  pour  les  émigrans  de  18A8  ;  le  décret 
portait,  en  effet,  «  qu'il  leur  serait  donné  de  3  à  10  hectares  par 
tête,  les  en  fans  et  les  domestiques  comptant  comme  unités.  »  Gela 
même  n'était  pas  encore  suffisant.  Le  souvenir  des  difficultés  contre 
lesquelles  on  s'était  jadis  heurté  et  des  échecs  qu'elles  avaient  ame- 
nés était  déjà  complètement  oublié,  et  l'on  retomba  à  peu  près 
dans  les  mêmes  erreurs  que  par  le  passé.  Le  triage  opéré  sur  place 
par  les  comités  de  Nancy  et  de  Belfort  entre  les  demandeurs  de 
concessions  ne  fut  pas  toujours  très  heureux.  Sur  la  simple  annonce 
des  terres  mises  à  leur  disposition,  beaucoup  d'individus  origi- 
naires des  provinces  annexées  étaient  accourus  en  Algérie  dépour- 
vus de  toutes  ressources  et  nullement  préparés  par  leurs  profes- 
sions antérieures  à  l'existence  pénible  qui  les  attendait  sous  un 
climat  si  différent  du  leur.  A  plusieurs  points  de  vue,  le  nouvel  élé- 
ment de  colonisation  que  les  désastres  de  1870  amenaient  en  Algé- 
rie, tout  en  laissant  encore  à  désirer,  valait  mieux  que  celui  qu'y 
avait  déversé  la  révolution  de  févrie- 
d'ailleurs  sur  les  colons  d'autre  pr 
chassés  sans  retour  possible  du  so! 
à  se  laisser  décourager  par  les 
prêts  à  s'imposer  les  plus  rudes 
terre  demeurée  française,  la  patrie 
due.  Cette  fois  encore  les  cultivât^ 


f^É^ci    ir%r\Mfwrf%0k%^ir   A.*ii*.«rA«>o    AvraiAVif^ 


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LA  COLONISATION  OPHCIELLE  EN  ALGÉRIE.  513 

coup  les  moins  nombreux.  Presque  tous  les  Alsaciens  étaient  des 
ouvriers  de  fabrique.  Pour  ces  hommes,  entourés  la  plupart  d'une 
nombreuse  famille,  habitués  à  vivre  dans  des  villes  opulentes  et 
à  y  toucher  de  gros  salaires,  dont  les  femmes,  les  enfans  même 
trouvaient  le  plus  souvent  à  s'employer  à  côté  d'eux  à  des  tra- 
vaux rémunérateurs,  quelle  déception  d'être  ainsi  tout  à  coup 
déposés  sur  une  terre  brûlante  et  nue,  de  laquelle  il  leur  fallait  tout 
attendre  et  qu'ils  n'avaient  cependant  jamais  appris  à  cultiver  I  Ce 
n'était  point  le  sol  qui  allait  leur  faire  défaut.  Les  terrains  abon- 
daient par  suite  du  séquestre  mis  par  l'amiral  de  Gueydon  sur  les  biens 
des  tribus  révoltées;  ce  qui  leur  manquait,  c'était  le  moyeii  de  s'y 
établir  n'importe  comment.  L'administration  algérienne  avait,  en 
effet,  été  prise  au  dépourvu.  Dans  le  premier  moment,  elle  n* avait 
pas  d'argent  à  sa  disposition,  car  il  n'y  avait  pas  eu  de  crédit  régu- 
lièrement ouvert,  et  les  ressources  nécessaires  pour  subvenir  à 
tant  de  besoins  avaient  dû  être  prises,  non  sur  les  fonds  du  bud- 
get, mais  sur  les  amendes  imposées  aux  chefs  insurgés  et  dont 
l'amiral  de  Gueydon  avait  la  libre  disposition.  Peu  à  peu  quelque 
ordre  s'était  mis  toutefois  dans  cette  lamentable  situation,  grâce 
à  la  puissante  impulsion  donnée  par  le  gouverneur-général,  grâce 
aussi  à  l'activité  des  autorités  administratives  civiles,  mais  grâce 
surtout,  il  faut  le  dire,  à  l'efficace  coopération  des  commandans 
militaires  des  trois  provinces,  animés,  à  Tenvi  les  uns  des  autres, 
de  la  meilleure  volonté  à  l'égard  de  nos  malheureux  compa- 
triotes et  que  secondaient  sur  place,  avec  un  zèle  intelligent  qui 
ne  s'est  jamais  lassé,  des  comités  locaux  composés  à  Alger,  à 
Oran  et  à  Gonstantine  des  personnes  les  plus  notables  du  pays.  A 
Oran,  les  généraux  Osmont  et  Gérez,  à  Gonstantine,  le  général  de 
Galliffet,  avaient,  avec  le  plus  généreux  empressement,  prêté  des 
transports  d'artillerie  et  détaché  des  escouades  de  soldats  du  génie 
pour  hâter  les  constructions  destinées  à  abriter  les  nouveaux  débar- 
qués. Gependant,  à  la  fin  de  1872  et  au  commencement  de  1873,  il 
s'en  fallait  de  beaucoup  que,  dans  la  plupart  des  localités,  l'instd- 
lation  définitive  fût  achevée.  Les  hommes  logeaient  toujours  sous 
la  tente  et  la  plupart  des  femmes  n'avaient  encore  de  refuge,  avec 
leurs  enfans  en  bas  âge,  que  dans  de  méchans  gourbis  improvisés  à 
la  hâte.  Partout  l'état  des  santés  laissait  énormément  à  désirer.  Telle 
était  la  situation  déplorable  à  laquelle  le  ministre  de  l'intérieur  résolut 
de  pourvoir  en  instituant  une  conmiission,  présidée  par  M.  Wolôwski, 
et  chargée  de  régler  et  de  surveiller  l'emploi  des  fonds  provenant 
des  souscriptions  publiques  primitivement  destinées  à  la  libération 
du  territoire  et  qui,  n'ayant  pas  été  réclamés  par  les  souscripteurs, 
devaient,  après  un  certain  délai,  être  affectés  à  l'assistance  des 

TOMB  LTn.  —  1883.  33 


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51&  BBTUB  DE0  DBDX  UÙfXÙUê. 

Alsaciens-LorraiDS»  Sur  la  somme  totale  de  6,25&,000  francs  distri- 
buée entre  les  trois  comités  de  Tinstructiott,  de  secours  et  de  cokK 
nisaticm^  ce  d^ider,  le  comité  de  ccrionisation,  avait  reçu  pour  sa^ 
part  2,350,055  francs  quil  était  chargé  de  distribuer  au  mieux 
pour  l'assistance  des  imigrans  alsaciens-lorrains  en  Algérie. 

C'est  au  rapport  présenté,  le  31  juillet  1876,  à  la  commission 
générale,  au  nom  du  comité  de  colonisation  en  Algérie,  par  M.  Guy-- 
nemer,  membre  de  cette  commission,  que  nous  allons  emprunter 
les  renseignemens  et  les  chiffres  qui  tcmt  suitre  (1).  Us  ne  sont 
plus  approximatife,  conmie  ceux  dont  nous  ayons  dû  nous  ccmten- 
ter  jusqu'à  présent.  Ils  sont  le  produit  d'une  enquête  officiellement 
ordonnée  par  une  réunion  d'hommes  expérimentés,  sorrpuleuse*- 
ment  menée  jusqu'au  bout  par  un  ancien  administrateur  doué  de 
l'esprit  le  plus  judicieux,  qui  avait  visité  lui-même  les  lieux  à  plusieurs 
reprises  et  auquel  les  diverses  questions  qu'il  avait  à  traiter  étaient 
particuliéroment  familiëres.  Rien  de  vague  cette  fois.  Le  tableau 
tracé  est  fidèle,  net  et  complet;  c'est  pourquoi  il  peut  servir  à  don-- 
ner,  à  propos  de  l'émigration  alsacienne-lorraine  de  1871,  une  idée 
strictement  exacte  des  résultats  qu'obtient  la  colonisation  offictelle 
même  quand  elle  s'exerce  dans  des  conditions  exceptionnellemeiit 
favorables  et  avec  leconcoursempressé  de  toutes  les  bonnes  volontés. 
Nous  avons  ici  le  bilan  mathématique  de  ce  que  coûte  à  l'administra- 
tion l'établissementd'unefamilledecolonsen  Algérie.  Voici  leschiffres. 

«  D'après  les  listes  nominatives  officiellement  fournies,  il  y  avait, 
à  la  date  du  1^  mars  1875,  un  total  de  863  familles  installées  comme 
colons  au  titre  n  en  Algérie.  272  de  ces  familles  (1,202  personnes) 
étaient  installées  (hns  dix*huit  villages  de  la  province  d'Alger;  397 
de  ces  familles  (1,936  personnes)  étaient  installées  dans  vingt-huit 
villages  de  la  province  de  Gonstantine;  19A  de  ces  familles  (977  per- 
sonnes) étaient  installées  dans  quinze  villages  delà  province  d'Oran; 
total  :  863  familles  composées  de  i,115  personnes  dans  60  villages. 
Si  à  ces  familles  on  ajoute  celles  qui  sont  arrivées  en  Algérie  avec 
quelques  ressources  et  ont  reçu  des  concessions  au  titre  i*',  plus 
d'autres  familles  installées  par  la  Société  de  protection  et  par 
M.  Jean  Dolfus  à  Azib^Zamoun  et  Boukalfa,  on  arrive  au  chifTre  total 
de  1,020  familles,  plus  de  5,000  personnes  réellement  installées  en 
Algérie  au  1«*  mars  1875  (2).  » 

ai  l'on  cherche  à  se  rendre  compte  de  la  dépense  qu'a  définiti- 
vement occasionnée  l'installation  comme  colons  des  familles,  dont 
l'existence  a  été  constatée,  au  1**  mars  1875,  dans  les  divers  vil- 
lages, on  trouve  t 


(1)  Paris,  Imprimerie  nationale,  1S75. 

(2)  Rapport  de  M.  Gaynemer,  page  17. 


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««         LA  COLONISATION  OFFICIELLE  EN  ALGÉRIE.  515 

Pour  la  construction  seulement  des  maisons. . . .  1,730,793  fir. 

Pour  assistance  directe  par  Tadaûnistration  pen- 
dant les  années  1871, 1872, 1873  et  1874 1,260,017 

Pour  assistance  par  le  comité  de  colonisation. . .  1,108,300 

Secours  de  toute  espèce  donnés  par  les  comités 

de  France,  d'Alger,  Oran,  Constantine 700,000 

Pour  ko  familles  restant  à  installer 60,000 

Total 4,859,200  fr. 

Dans  ces  chiffres  ne  sont  pas  comprises  les  dépenses  d'intérêt 
collectif  nécessaires  pour  la  création  des  villages,  c'est-à-dire  che- 
mins d'accès,  travaux  pour  captation  des  eaux,  fontaine,  lavoir  et 
abreuvoir,  assiette  du  village  et  empierrement  des  rues,  construc- 
tion des  édifices  publics,  tels  que  mairie,  école,  église  et  presby- 
tère, évaluées  à  150,000  francs  quand  elles  sont  complètes  pour  un 
village  de  50  feux. 

La  part  proportionnelle  qu'il  faut  attribuer  aux  Alsaciens-Lorrains 
dans  les  dépenses  d'intérêt  collectif  indiquées  ci-dessus  pour  les 
nouveaux  villages  se  montaient,  au  31  décembre  1874,  d'après  les 
tableaux  dressés  par  l'inspection  des  finances  au 
chiflre  de 1,100,000  fr. 

Si  on  y  ajoute  les  chiffres  des  dépenses  pour 
•construction  des  maisons  et  assistance.  • 4,859,200 

Gela  fait  un  total  de 5,959,200  fr. 

On  trouve  donc,  en  résumé,  que  a  l'installation  des  900  familles 
aura  coûté  environ,  en  chifiBres  ronds,  6,000,000  francs  pour  les 
maisons  et  l'assistance,  soit  en  moyenne  environ  6,888  francs  par 
famille.  »  Gomme,  au  début  de  l'émigration,  des  détachemens  de 
troupes  ont  été  employés  à  la  construction  des  villages  et  que,  dans 
la  suite,  les  colons  ont  presque  partout  rencontré,  pour  leur  instal- 
lation, le  concours  efficace  et  gratuit  des  officiers  et  des  employés  de 
l'administration,  c'est,  à  vrai  dire,  un  minimum  de  7,000  francs  qu'il 
faut  équitablement  compter  pour  rétablissement  en  Algérie  d'une 
famille  composée  de  S,  4  ou  5  personnes.  Tout  porte  même  à  croire, 
TU  la  sympathie  particulière  que  nos  compatriotes  des  provinces  an- 
nexées ont  rencontrée  en  Algérie  et  les  nombreux  secours  de  nature 
diverse  qu'ils  ont  reçus  sur  place  et  qui  ne  sauraient  se  chiffrer  en 
argent,  que  l'installation  de  chaque  fomille  alsacienne-lorraine  a  dû, 
suivant  toute  probabilité,  coûter  même  beaucoup  plus  cher. 

Que  sont  maintenant  devenues,  -k  l'heure  où  ces  Ugnes  sont 
écrites,  ces  900  familles,  objet  de  tant  de  bienveillance  et  de  tant  de 
soiûsl  Gela  serait  extrêmement  curieux  à  savoir  précisément.  Les 


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516  BETUE  DES  DEUX  MOia>ES« 

renseignemens  officiels  font  malheureusement  défaut.  Yoici  toutefois, 
en  ce  qui  les  regarde,  ce  que  nous  trouvons  dans  l'ouvrage  récent 
d'un  ancien  habitant  de  rAlgérie,  qui  a  pris  soin  de  relater  avec 
une  scrupuleuse  impartialité,  qualité  assez  rare  dans  la  contrée  où 
il  réside,  tous  les  faits  qui  se  sont  passés  sous  ses  yeux  depuis 
environ  cinquante  ans  :  a  Malgré  les  efforts  de  l'administration  et 
des  comités,  malgré  les  secours  envoyés  pendant  plusieurs  années 
de  France,  la  réussite  fut  peu  brillante,  comparativement  aux 
efforts  et  aux  sacrifices  faits.  Quand  on  cessa  de  distribuer  de  l'ar- 
gent et  des  vivres,  un  certain  nombre  d'Alsaciens  rentrèrent  chez 
eux  ou  se  dispersèrent;  d'autres  attendirent  l'expiration  des  cinq 
années  du  bail,  vendirent  leur  concession  depuis  longtemps  grevée 
et  disparurent  (1).  » 

V. 

Prendre  les  précautions  nécessaires,  afin  qu'au  lieu  de  se  disperser 
au  bout  de  quelques  années,  les  Alsaciens-Lorrains  demeurassent  fixés 
en  Algérie,  tel  était  le  but  à  poursuivre.  Une  société  fondée  aussitôt 
après  les  désastres  de  1871  afin  de  venir  en  aide  à  nos  compatriotes 
des  provinces  annexées  crut  possible  de  l'atteindre  en  cherchant  à 
lier  les  nouveaux  colons,  non  point  seulement  par  des  obligations 
positives,  mais  par  ces  attaches  autrement  puissantes  qui  rendent 
si  chère  au  cultivateur  laborieux  la  terre  qui  le  nourrit.  Sans  vou- 
loir faire  en  aucune  façon  de  la  colonisation  officielle,  elle  se  propo- 
sait, en  mettant  à  profit,  en  187&,  les  enseignemens  résultant  des 
récentes  tentatives  du  gouvernement,  d'essayer  à  côté  de  lui,  d'ac- 
cord avec  lui,  mais  avec  une  entière  indépendance  d'action,  ce  que 
pourrait  produire  l'initiative  d'un  comité  composé  d'hommes  unique- 
ment désireux  de  faire  acte  de  bienfaisance  et  de  patriotisme.  Us 
n'en  étaient  pas  à  ignorer  ce  qui  s'était  passé  à  l'occasion  des 
100,000  hectares  attribués  aux  émigrans  des  provinces  annexées 
et  de  leurs  défectueuses  installations.  Un  des  membres  de  ce  comité, 
M.  Guynemer,  celui-là  même  dont  nous  avons  cité  le  rapport 
adressé  à  la  commission  Wolowski,  avait  été  chargé,  vers  la  (in  de 
Tannée  1872,  d'aller  visiter  tous  les  colons  alsaciens-lorrains  dissé- 
minés un  peu  partout  dans  les  trois  départemens  d'Algérie  et  de 
leur  porter,  de  la  part  de  la  Société  de  protection,  des  secours  qui 
ne  montèrent  pas  à  moins  de  130,000  francs.  Le  retentissement 
du  voyage  de  M.  Guynemer,  les  sommes  importantes  et  les  con- 
seils utiles  qu'il  ne  se  fit  point  faute  de  distribuer  pendant  son 
excursion  ont,  dans  le  temps,  donné  à  penser  à  beaucoup  de  per- 

(i)  L'Àlgirie  $t  Us  Questions  algériennes^  M.  Ernest  Mercier.  Paris,  Chrilemel. 


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LA  COLONISATION  OFFICIELLE  EN  ALCiBIE.  517 

sonnes,  et  plasieurs  s'imaginent  peut-être  encore  aujourd'hui,  que  la 
société  dont  il  était  le  délégué  n'avait  pas  craint  d'accepter  le  patro- 
nage de  tous  les  Âlsasiens-Lorrains  établis  en  Algérie.  De  là  à  consi- 
dérer cette  société  comme  responsable  des  mesures  bonnes  ou 
fâcheuses  prises  à  leur  égard  il  n'y  avait  pas  loin.  Bien  de  moins  juste 
cependant,  et  c'était  plutôt  le  contraire  qui  était  la  vérité.  M.  Guyne- 
mer,  en  effet,  avait  été  frappé  des  inconvéniens  de  l'éparpillement 
infini  de  ces  familles  réparties  un  peu  partout,  dans  des  villages 
éloignés  les  uns  des  autres,  et  noyées  pour  ainsi  dire,  au  milieu  de 
populations  de  provenances  très  différentes,  françaises,  il  est  vrai, 
mais  dont  les  habitans  de  la  rive  gauche  du  Rhin  ne  comprenaient  pas 
tous  la  langue.  L'aspect  des  habitations,  la  plupart  insuffisantes, 
quelques-unes  presque  insalubres,  qu'en  raison  tie  l'exiguïté  des  cré- 
dits dont  elle  disposait,  l'administration,  avait  été  réduite  à  construire 
pour  les  nouveaux  colons,  lui  avait  inspiré  de  justes  inquiétudes.  Il 
s'était  surtout  ému  au  spectacle  offert  par  les  misérables  abris  où, 
vu  la  presse  des  premiers  momens,  et  malgré  les  dangers  hygié- 
niques d'un  pareil  encombrement,  il  avait  fallu  entasser  provisoire- 
ment et  péle-méle  hommes,  femmes  et  enfans  en  une  sorte  de  lamen- 
table promiscuité.  Enfin,  l'oisiveté  forcée  dans  laquelle  avaient  dû 
vivre  tant  d'émigrans,  arrivés  à  n'importe  quelle  saison  de  l'année 
et  dépourvus,  presque  tous,  des  moindres  notions  agricoles,  en  atten- 
dant l'époque  des  premiers  travaux  de  culture,  lui  était  apparue 
comme  la  plus  funeste  des  inaugurations  pour  la  vie  de  labeur  à 
laquelle  ils  étaient  destinés. 

Ce  fut  pour  éviter  semblables  déboires  aux  colons  que  la  société 
de  protection  avait  dessein  de  placer  en  Algérie  sous  son  patronage 
direct,  qu'au  printemps  de  1873  son  président  voulut  aller  lui- 
même  choisir  sur  place  les  terrains  que,  moyennant  certaines  con- 
ditions, le  gouvernement  annonçait  l'intention  de  vouloir  mettre  à 
sa  disposition.  Quelles  étaient  ces  conditions?  Comment  ont-elles 
été  remplies;  à  combien  se  sont  montés  les  frais  de  l'entreprise,  et 
quel  en  a  été  le  résultat  définitif  pour  l'avenu:  des  colons  dont  la 
société  de  protection  prenait  les  débuts  à  sa  charge?  C'est  ce  que  nous 
allons  exposer  brièvement.  La  tentative  a  été  partielle  et  le  champ 
de  l'investigation  est  restreint.  Tout  s'est  passé  au  grand  jour.  Les 
comptes  ont  été  tenus  par  sous,  mailles  et  deniers  comme  s'il  eût  été 
question  d'une  spéculation  industrielle.  Une  publicité  étendue  leur 
a  été  annuellement  donnée.  Le  contrôle  est  donc  ici  des  plus  faciles, 
et  puisque  nous  nous  sommes  jusqu'à  présent  appliqués  à  recher- 
cher surtout  quel  est,  en  chiffres  exacts,  le  prix  de  revient  de  l'éta- 
blissement d'une  famille  de  colons  en  Algérie,  c'est  bien  l'occasion 
de  le  fixer  positivement  à  propos  de  cette  tentative  volontairement 
circonscrite,  qui  va  nous  permettre  non  plus  seulement  d'approcher 


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518  EETUE  DBS  DEUX  MOm>ES. 

de  la  vérité,  mais  de  la  faire  toucher,  pour  ainsi  dire,  au  doigt  et  à  l'oeil. 

Les  territoires  concédés  en  tonte  propriété  par  décrets  présidentiels 
à  la  société  de  protecticm,  pour  être  attribués  par  elle  à  des  Âlsa-- 
ciens-Lorrains,  c'est-à-^e  Azib*Zamoun ,  aujourd'hui  Hausson* 
viller,  Boukalfa  et  le  Gamp-du-Maréchal,  sont  d'une  contenance  d'en- 
viron six  mille  hectares,  à  peu  près  celle  de  quelques-uns  de  nos 
cantons  français  les  plus  petits,  mais  les  plus  peuplés,  tels  que  Douai 
et  Dunkerque  dans  le  NiH'd,  Aix  et  Nimes  dans  le  Midi.  — 
Séquestrés  sur  les  Arabes  à  la  suite  de  l'insurrection  de  1871,  ces 
teTitoiressont  presque  contigus  les  uns  aux  autres  et  situés  à  80  kilo- 
mètres d'Alger  sur  la  route  qui  mène  de  cette  ville  à  Tizi-Ouzou, 
chef-lieu  de  l'arrcwidissement  de  ce  nom,  et  au  Fort-National.  Le 
gouvernement  s'était  engagé  à  y  exécuter,  comme  pour  d'autres 
centres,  dans  un  certain  espace  de  temps  et  suivant  un  ordre  déter- 
miné, tous  le&  travaux  dits  d'intérêt  public,  à  savoir  :  ch^nin  d'accès, 
empierrement  des  rues,  conduite  d'eau,  fontaine,  lavoir,  abreuvoir 
et  plantations,  la  construction  des  édifices  communaux,  c'est-à-dire, 
l'église,  la  mairie,  l'école  et  le  presbytère,  enfin,  tout  ce  qui  con- 
cerne le  sei-vice  topographique,  c'est-à-dire  la  délimitation  des  terri- 
toires et  l'allotissement  des  terres  à  opérer,  suivant  les  indications 
de  la  société.  Cette  dernière  prenait  à  son  compte  la  construction 
des  maisons,  le  choix  et  l'installation  personnelle  des  familles,  l'achat 
des  animaux  et  des  instrumens  de  culture,  les  semences  et  le  mobi- 
lier nécessaires  à  un  ménage,  enfin  la  nourriture  et  l'entretien  des 
colons  jusqu'après  leur  première  récolte.  Quinze  années  étaient  don- 
nées à  la  société  pour  terminer  le  peuplement  dans  trois  villages, 
délai  au  bout  duquel  l'état  se  réservait  le  droit  de  rentrer  en  pos- 
session des  lots  de  terrains  allolis  et  non  occupés.  Avant  la  fin  de 
la  septième  année,  le  peuplement  des  trois  villages  était  absolument 
complet.  Aujourd'hui,  nul  ne  saurait  douter  que  les  populations  qui 
les  habitent  ne  soient  acquises  pour  tout  jamais  à  l'Agérie  et  qu'elles 
ne  soient  destinées  à  faire  souche  d'exceUens  colons.  Reste  à  savoir 
àjquelles  conditions  ce  résultat  a  été  obtenu. 

La  société  avait  tout  d'abord  posé  ce  principe  dont  elle  ne  s'est 
jamais  départie,  qu'elle  n'accepterait,  autant  que  possible,  pour 
colons  que  des  cultivateurs  mariés,  ou,  s'ils  sortaient  d'un  régiment 
de  l'armée  d'Afrique,  des  fils  de  cultivateurs  Mhétés  du  service,  ayant 
été  naguère  employés  aux  travaux  de  la  campagne,  et  s'engageant 
à  se^  marier  si  leur  demande  était  accueiUie.  Les  colons  une  fois 
acceptés  devaient  avant  de  partir  pour  l'Algérie,  ou  s'ils  y  rendaient 
déjà,  avant  d'être  installés  sur  la  concession,  signer  une  convention 
dont  les  clauses  à  régulariser  devant  notaire  les  constituaient  moyen- 
nant la  redevance  annuelle  d'un  franc,  quelle  que  fût  l'étradue  de 
la  concession,  les  fermiers  de  la  société  pour  Fespace  de  neuf  acmées. 


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LA  COLONISATION  OFHaELLB  EN  ALGÉRIE.  519 

Toute  liberté  leur  était  laissée  pour  tirer  parti  de  leurs  terres 
comme  ils  l'entendraient,  sauf  l'obligation  de  les  cultiver  euxHBèmos» 
ou  par  gens  à  leurs  gages^  el  de  faire  reotrer  la  société  par  des  rem- 
boursemens  successifs  dans  la  totalité  des  avances  qu'ils  en  auraient 
reçues*  Une  fois  arrivés  à  Alger,  ils  étaient  accueillis  au  débarque* 
Doent  par  l'agent  de  la  société  et  par  un  membre  du  comité  local 
afin  d'éviter  de  les  voir  errer  dans  les  rues  et  subir  l'influence  de 
ces  déclassés  trop  nombreux  dont  les  conseils  et  l'exemple  auraient 
pu  au  début  être  si  pernicieux^  Quelques  heures  après,  ils  étaient 
conduits  aux  lieux  de  leur  destination,  où  ils  trouvaient  pour^y 
enU*er  immédiatement  leur  maison  toute  bâtie,  les  bœufs  et  les  instru- 
moDS  aratoires  nécessaires  pour  leur  culture,  le  matériel  très  complet 
d'un  modeste  ménage  et,  sans  figure  aucune,  leurs  lits  tout  faits. 
Le  remboursement  intégral  des  avances  faites  et  exigibles  par 
dixièmes,  après  deux  années  de  résidence,  aurait-il  toutefois  lieu 
régulièrement?  Voilà  la  question  qui  se  posait  après  la  seconde 
récolte  pour  Haussonviller,  le  premier  des  villages  fondés  par  la 
société.  Le  recrutement  de  ce  centre  avait  été  fait  un  peu  à  la 
hâte,  faute  d'expérience.  Les  comités  de  Nancy,  de  Belfort,  de  Luné- 
ville  et  les  conmiandans  de  nos  divisions  militaires  en  Algérie  avaient 
laissé  tomber  leur  choix  sur  un  personnel  dont  une  partie  au  moins 
laissait  quelque  peu  à  désirer.  En  outre,  les  produits  agricoles  des  deux 
années  écoulées  avaient  été  plus  que  médiocres.  Il  devenait  évident 
que,  les  dioses  demeurant  ainsi,  soit  qu'il  y  eût  manque  de  bonne 
volonté,  soit  impuissance  de  leur  part,  les  colons  de  la  société 
allaient  se  mettre  sur  le  pied  de  tout  attendre  d'elle,  de  tout  en 
exiger  avec  l'espoir  secret,  assez  mal  déguisé,  d'arriver  finale- 
ment à  se  dérober  aux  remboursemens  des  avances  qui  leur  avaient 
été  faites.  La  société  prit  alors  trois  graves  déterminations  dont 
elle  n'a  eu  plus  tard  qu'à  se  féliciter.  Elle  se  décida  à  augmenter 
d'une  façon  considérable,  et  proportionnellement  au  nombre  des 
membres  de  la  famille,  l'étendue  des  terres  concédées  à  ses  colons. 
Elle  annonça  l'intention  de  leur  faire  l'abandon  gratuit  et  complet, 
à  l'expiration  des  neuf  années  de  bail,  de  la  valeur  entière  des 
maisons  qu'ils  habitaient,  don  gracieux  qui  abaissait  notablement 
(presque  de  moitié)  la  dette  dont  ils  auraient  à  s'acquitter  avant 
d'être  constitués  propriétaires  définitifs  de  leur  concession.  Enfin, 
elle  déclara  qu'elle  se  réservait  de  faire  elle-même  directement  le 
choix  ^es  colons  à  établir  dans  ses  villages  et  qu'aucune  demande 
ne  serait  accueillie  quand  elle  ne  serait  pas  accompagnée  de  l'enga- 
gement pris  par  écrit  de  verser  à  la  caisse  de  la  société,  avant  le 
départ  de  France  ou  sur  place  à  Alger,  avant  toute  installation,  une 
somme  de  2,000  francs  servant  de  garantie  et  qui  devait  d'ailleurs 
être  rendue  par  fractions  à  l'intéressé  au  fur  et  à  mesure  de  ses 


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impétueux.  Cependant  les  eaux  déversés  durant  l'hiver  tout  le  long 
de  la  rive  qui  borde  le  Camp-du-Maréchal  donnent  naissance  à  des 
marais  sans  écoulement,  dont  les  émanations  pestilentielles  fort 
redoutées  devenaient,  pendant  Tété,  pour  le  pays  environnant,  une 
cause  évidente  d'insalubrité.  Avant  de  songer  à  y  établir  aucun 
colon,  la  société,  qui  jouissait  de  l'usufruit  de  ce  territoire  depuis 
Tannée  1873,  appliqua  les  revenus  qu'elle  tirait  de  sa  location  aux 
Arabes  à  creuser  des  fossés  pour  écouler  Teau  de  tous  les  bas-fonds, 


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LA   COLONISATION  OFFIUELLE  EN   ALGÉRIE.  521 

à  planter  des  eucalyptus  et  des  arbres  à  haute  tige  le  long  desdits 
fossés  et  dans  tous  les  endroits  restés  humides.  Lorsque  ces  fossés 
furent  devenus  de  véritables  petits  canaux,  presque  des  torrens,  qui 
conduisaient  rapidement  les  eaux  des  terres  submergées  se  perdre 
dans  le  Sebaou;  lorsque  les  arbres  eurent  atteint  une  hauteur  qui 
métamorphosait  absolument  tout  l'aspect  de  la  plaine;  après  qu'une 
commission  composée  des  notables  du  pays  eut  déclaré  qu'elle 
était  devenue  parfaitement  salubre  et  susceptible  d'être  livrée  à  la 
colonisation,  le  président  de  la  société  et  son  secrétaire-général 
se  rendirent  de  leur  personne  par  deux  fois  à  Nancy.  Us  y  avaient 
convoqué  toutes  les  familles  des  pays  annexés  qui  avaient  demandé 
par  écrit  à  être  admises  comme  colons  au  Gamp^u-Miuréchal.  Us  leur 
avaient,  au  préalable,  communiqué  les  plans  de  l'assiette  du  futur 
village  et  celui  des  maisons  à  deux  étages,  beaucoup  plus  spa- 
cieuses que  ceUes  d'HaussonviUer  et  de  Boukalfa,  qui  leur  étaient 
destinées  et  dont  la  construction  devait  revenir  à  A,  600  francs. 
Ajoutons  que  les  exigences  de  la  société  avaient  grandi.  C'était 
A,000  francs  dont  elle  exigeait  le  versement  avant  le  départ 
de  France ,  prenant  toutefois  rengagement  de  restituer  sur  place 
la  moitié  de  cette  somme  aux  intéressés  au  fur  et  à  mesure  de 
leurs  besoins  régulièrement  constatés.  Ces  conditions  furent 
acceptées  avec  reconnaissance.  L'embarràs  était  de  choisir  entre 
les  postulans  en  raison  de  leurs  bons  antécédens,  de  leur  robuste 
santé,  de  celle  aussi  de  leurs  femmes,  car  les  femmes  elles- 
mêmes  avaient  été  convoquées  et  n'étaient  point  les  moins  perti- 
nentes à  répondre  aux  questions  qui  leur  étaient  adressées.  Ces 
questions,  est-U  besoin  de  le  dire,  portaient  surtout  sur  leur  apti- 
tude comme  agriculteurs,  sur  la  quotité  du  petit  capital  qu'ils 
étaient  en  état  de  réaliser.  La  plupart  l'évaluaient  de  5,000  à 
6,000  francs,  quelques-uns  assuraient  qu'ils  pouvaient  disposer  de 
12,000  à  20,000  francs,  quand  Us  auraient  vendu  les  biens  immobi- 
liers, les  bestiaux  et  le  matériel  d'exploitation  qu'Us  possédaient 
dans  leur  pays  d'origine.  Avec  ces  données,  leur  réussite  était  cer- 
taine et,  en  réalité,  à  l'heure  qu'U  est,  ils  ont  tous  réussi. 

Pendant  ce  temps-là,  un  fait  non  moins  heureux  s'était  pro- 
duit à  Haussonviller  et  à  Boukalfa.  Les  annuités  échues  rentraient 
facUemeut;  plusieurs  colons  s'étaient  par  anticipation  libérés  entiè- 
rement vis-à-vis  de  la  société  qui  avait  pu  les  constituer  proprié- 
taires définitifs.  Enfin  un  certain  nombre  d'entre  eux  étaient  en 
voie  d'arrangemens  avec  le  Crédit  foncier,  disposé  à  leur  prêter 
une  somme  suffisante  pour  qu'Us  pussent,  à  la  fois,  éteindre  leurs 
dettes  et  consacrer  le  surplus  à  l'amélioration  de  leur  exploitation 
agricole.  Dans  leur  dernière  assemblée  générale,  les  fondateurs  de 


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522  EEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

kt  Société  de  protection  n'ont  pas  entendu  sans  satisfaction  leur 
comité  annoncer  que  dii^huit  autres  familles  seraient  prochainement 
dans  la  même  situation.  Quant  aux  colons  du  Gamp-du-Maréchal, 
comme  ils  ne  doivent  absolument  rien  à  la  Société  de  protection, 
ils  s^ont  tous,  au  cours  de  Tannée  prochaine,  mis  en  possession 
définitive  de  leurs  concessions. 

Lorsqu'on  envisage  le  côté  purement  financier  de  la  question, 
on  trouve  que  la  Société  de  protection,  qui  vient  d'entamer  son 
quatrième  million,  a  dépensé  pour  l'œuvre  qu'elle  a  entreprise 
en  [Algérie  la  somme  totale  de  870,799  francs.  £lle  y  a  créé  trois 
centres,  qui  sont,  dans  l'ordre  de  leur  fondation  :  Haussonviller, 
Boukalfa,  le  Camp-du-Maréchal ,  aujourd'hui  complètement  peu- 
plés. A  Haussonviller,  il  y  a  63  feux  et  296  habitaus;  à  Boukalfa, 
23  feux  et  132  habitans;  au  Gamp-du-Maréchal,  35  feux  et  220  habi- 
tans;  en  tout,  pour  les  trois  villages  ensemble,  111  feux  et  6A8  habi- 
tans. Haussonviller  a  coûté,  pour  la  construction  de  (50  maisons,  la 
somme  del88,50Â  francs;  Boukalfa,  pour  la  construction  de  21  mai- 
sons, dont  6  doubles,  70,203  francs;  le  Gamp-du-Maréchal,  pour 
la  construction  de  26  maisons,  81,951  francs,  d'où  il  résulte  que 
l'établissement  d'une  famille  est  revenu,  les  autres  frais  laissés 
de  côté,  pour  Haussonviller  à  &,188  francs,  pour  Boukalfa  à 
3,3&3  francs,  pour  le  Gamp-du-Maréchal  à  2,8Â0  francs.  Il  y  a 
là  une  variation  dans  le  chifire  des  dépenses  pour  les  trois  villages 
qui  ne  laisse  pas  que  d'être  considérable  et  une  différence 
dans  les  résultats  acquis  qui  est  vraiment  significative.  Elle  devient 
plus  frappante  encore  quand  on  remarque  que,  depuis  le  jour  où 
la  société  a  pris  le  parti  d'exiger,  à  titre  de  garantie,  le  verse- 
ment préalable  d'une  somme  d'argent,  elle  n'a  plus  eu,  sauf  une 
seule  fois,  d'expulsions  à  prononcer  et  que  celles  des  premières 
années  (35  sur  près  de  700  individus)  se  rapportent  exclusivement 
à  l'époque  où  elle  donnait  tout  à  ses  colons  sans  rien  exiger  d'eux 
qu'une  promesse  de  remboursement,  et  enfin,  que  la  prospérité  des 
habitans  de  chacun  de  ces  trois  villages  se  trouve  être  précisément  en 
proportion  inverse  de  l'étendue  des  sacrifices  qui  ont  été  faits  pour 
eux.  En  un  mot,  plus  la  Société  de  protection  s'est  éloignée  des 
us  et  coutumes  de  la  colonisation  officielle,  plus  elle  a  laissé  à  ses 
protégés  le  soin  de  se  tirer  d'affaire  presque  à  eux  tous  seuls  et 
avec  leurs  propres  ressources,  plus  le  succès  s'est  accentué. 


Est-ce  donc  une  illusion  de  penser  que  l'exposé  de  tous  ces  e 
de  colonisation  ofiicielie,  partant  un  peu  factices,  qui  ont  été  ébau 
depuis  cinquante  ans  en  Algérie,  offire  des  exemples,  je  ne  vou( 


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JiiJCllUU-WP  t| 


LA  COLONISATION  OFFICIELLE  EN  ALGÉRIE.  52S 

pas  dire  des  leçons,  qui  ne  sont  peut-être  pas  à  dédaigner  pour  les 
chambres  et  pour  le  gouvernement,  si  les  projets  de  loi  récemment 
déposés  devaient  être  prochainement  mis  en  discussion  ?  Les  ques- 
tions qu'ils  soulèvent  méritent  au  plus  haut  degré  de  fixer  l'attention 
de  tous  ceux  qui  s'intéressent  aux  affaires  de  l'Algérie.  Ces  questions 
sont  nombreuses  et  délicates,  déplus,  assez  confuses  par  elles-mêmes 
et  fort  mal  connues.  Il  y  aurait  hardiesse  de  ma  part  à  les  vouloir 
aborder  toutes.  Je  me  sens  toutefois  encouragé  à  en  traiter  quelques- 
unes,  non  les  moins  importantes,  en  m' apercevant  que  les  idées  qui 
me  sont  propres  ne  sont  pas  loin  d*être  partagées  dans  notre 
colonie  par  des  personnes  d'une  autorité  incontestable  siégeant 
au  conseil  supérieur  de  l'Algérie,  ou  dans  les  conseils-généraux  des 
trois  départemens.  La  compétence  spéciale  des  membres  du  conseil 
supérieur  du  gouvernement,  composé  de  fonctionnaires  haut  placés 
dans  la  magistrature,  dans  l'armée,  dans  l'administration,  celle  des 
délégués  élus  par  chaque  département,  donnent  aux  opinions  émises 
par  eux  une  valeur  dont  il  est  impossible  de  ne  pas  tenir  grand 
compte,  et  je  crois  discerner  qu'ils  ne  conviennent  pas  tous  égale- 
ment des  avantages  attribués  par  de  trop  ardens  promoteurs  à  la 
colonisation  officielle  de  l'Algérie,  directement  entreprise  par  l'état 
lui-même.  J'ai  des  craintes  à  ce  sujet.  Pour  ce  qui  regarde  nos  com- 
patriotes des  provinces  annexées,  je  ne  serais  pas,  à  coup  sûr,  indif- 
férent aux  bénéfices  que,  les  premiers  sans  doute,  ils  seraient  appelés 
à  recueillir  des  sacrifices  consentis  par  l'administration.  Mais,  à  un 
point  de  vue  plus  général,  sont-ce  bien  là  des  sacrifices  vraiment 
utiles  auxquels  un  gouvernement  prudent  et  judicieux  doive  se 
prêter?  J'hésite  à  me  prononcer,  car  je  ne  suis  nullement  un  théori- 
cien. Les  règles  abstraites  de  l'économie  politique  m'imposent 
plus  qu'elles  ne  me  plaisent.  Je  crois  que  leur  rigoureuse  exacti- 
tude risque  parfois  d'induire  en  erreur,  parce  qu'elles  ne  tiennent 
pas  assez  compte  de  la  complexité  des  choses  de  ce  monde.  D'un 
autre  côté,  je  sais  que  les  entralnemens  d'une  sympathie  mal  rai- 
sonnée  peuvent  nuire  aux  intérêts  qu'on  aurait  le  plus  à  cœur  de 
servir. 

Dans  la  prochaine  étude,  où  je  tâcherai  d'élucider  un  peu  ces 
questions  épineuses,  j'aurai  donc  à  faire  eiSDrt  pour  garder  une 
di^sition  d'esprit  suffisamment  impartiale  à  l'égard  de  deux  caiMies 
qui  me  sont  également  chères  :  le  sort  4os  Alsaciens  qui  songe- 
raient à  se  réfugier  en  Algérie,  et  les  futures  destinées  de  notre 
belle  colonie  africaine. 


G'*  d'Haussonville. 


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ESSAIS 


DE 


PSYCHOLOGIE    SOCIALE 


II'. 

LES  CONSÉQUENCES  DE  L'HÉRÉDITÉ.—  LES  LOIS  DE  FORMATION  DU  CARAC- 
TÈRE, L'INSTITUTION  DES  CLASSES,  LES  CAUSES  MORALES  DU  PROGRÈS 
ET  DE  LA  DÉCADENCE. 


Nous  avons  examiné,  dans  une  étude  précédente,  ce  qu'on  nomme 
l'hérédité  psychologique  (1)  ;  nous  avons  essayé  de  montrer  que 
l'action  de  l'hérédité,  très  sensible  dans  les  phénomènes  organiques 
et  dans  les  phénomènes  mixtes,  s'efface  et  s'atténue  à  mesure  que 
l'on  s'élève  dans  la  hiérarchie  des  facultés  et  tend  à  disparaître 
quand  on  arrive  aux  fonctions  caractéristiques  de  l'homme,  la  pen- 
sée pure,  l'art,  la  moralité.  Dès  les  commencemens  les  plus  obscurs 
de  l'existence,  Thérédité  rencontre  à  côté  d'elle,  au-dessus  d'elle, 
un  principe  antagoniste,  le  principe  qui  fait,  à  son  plus  bas  degré, 
l'individualité  de  l'être  vivant,  à  son  plus  haut  degré,  la  personna- 
lité de  l'être  raisonnable.  Il  est  impossible  de  rien  comprendre  au 
monde  réel  et  vivant  si  l'on  ne  tient  pas  compte  de  ces  deux  forces 
en  présence  dans  la  bataille  de  la  vie,  sur  l'humble  terrain  de  l'exis- 
tence individuelle  comme  sur  le  théâtre  élargi  où  se  joue  le  grand 
jeu  de  l'histoire* 

(!)  Voyei  U  R0vm  da  15  avril  1883. 


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ESSAIS   DE  PSYCHOLOGIE   SOaÂLE.  525 

Ces  conclusions,  prises  dans  la  réalité,  rencontrent  cependant  des 
résistances  qui  ne  désarment  pas.  L'hérédité,  nous  dit-on,  est  Tex- 
plication  suprême,  la  dernière  raison  de  tout.  Elle  est  l'ouvrière 
unique  de  l'intelligence  de  l'homme,  de  son  caractère  et  de  son 
histoire  ;  c'est  elle  qui  explique  l'origine  de  la  pensée  et  toutes  ses 
formes,  la  moralité  et  toutes  ses  lois;  elle  encore  qui  a  fondé  l'or- 
ganisme social  en  distribuant  dans  des  cadres  nécessaires  les  apti- 
tudes, les  capacités  et  les  forces,  elle  toujours  qui  crée  la  civilisa- 
tion avec  ses  attributs  essentiels,  la  solidarité,  la  continuité,  le 
progrès  ;  c'est  grâce  à  elle  et  à  elle  seule  que  se  forme  peu  à  peu 
le  capital  intellectuel  ou  social  d'une  nation,  et  qu'il  se  transmet 
fidèlement  comme  le  patrimoine  d'une  famille  unique  qui  ne  meurt 
jamais  et  reste  toujours  ainsi  l'héritière  d'elle-même  à  travers  les 
siècles,  assurée  d'une  fortune  sans  limite  et  d'une  prospérité  sans 
trêve. 

Nous  voudrions  faire  la  part  de  ces  illusions  et  remettre  en  lumière 
dans  tous  les  phénomèaes  de  la  vie  individuelle  et  sociale  l'action 
de  la  personnalité  humaine,  sans  laquelle  l'hérédité  ne  pourrait  ni 
produire  sûrement  ses  plus  heureux  effets  ni  les  transmettre  impu- 
nément. Inexplicables  par  une  seule  de  ces  causes  et  par  un  res- 
sort unique,  ces  grandes  fonctions  de  la  vie  et  de  l'histoire  s'ex- 
pliquent aisément  par  le  jeu  combiné  des  deux  forces,  et  c'est  aussi 
de  cette  combinaison,  selon  qu'elle  avorte  ou  qu'elle  réussit,  que  se 
déduisent  les  lois  principales  qui  décident  du  progrès  ou  du  déclin 
dans  les  choses  humaines. 

I. 

Quand  on  lit  les  récens  ouvrages  de  la  psychologie  nouvelle  où 
disparaît  à  tout  jamais  la  personne  humaine,  engloutie  dans  le  grand 
fleuve  où  chaque  individu  n'est  qu'un  flot  qui  passe,  sans  existence 
réelle  et  presque  sans  nom,  on  est  saisi  d'une  sorte  d'efl'roi,  et  l'on 
est  tenté  de  répéter  le  cri  de  désespoir  que  jetait  Michelet  vers  la 
fin  de  sa  vie,  en  présence  de  ces  théories  naissantes  qui  lui  sem- 
blaient déposséder  l'homme  de  lui-même  et  le  livrer  tout  entier  en 
proie  aux  forces  cosmiques  :  «  Qu'on  me  rende  mon  moi  /  »  —  En 
effet,  au  nodlieu  de  toutes  ces  influences  q\j^  pèsent  sur  chaque 
homme,  les  actions  variées  du  milieu  et  cTu  clVbat,  celles  du  groupe 
social  dont  il  fait  partie,  sous  le  coup  de  la  pression  qu'exercent  sur 
nous  les  siècles  passés,  la  suite  de  nos  aïeux  dont  l'influence  anonyme 
et  secrète  descend  jusqu'à  nous,  la  famille  immédiate  qui  a  pétri 
notre  âme  par  la  discipline  bonne  ou  mauvaise  des  exemples  et  de 
l'éducation,  l'opinion  et  les  passions  de  nos  compatriotes,  les  pré- 
jugés et  les  tyrannies  du  temps  où  nous  vivons,  quand  tout  semble 


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526  EEYUB  DES  DEUX  MONDES. 

akMsi  concourir  à  faire  de  ce  moi  une  résultante  de  circonstances 
aocumulées  et  fatales,  le  miracle,  c'est  que  l'individualité  du  carac- 
tère ou  celle  de  Tintelligeace  puisse  se  maintenir*  Gomment  et  à 
quelles  conditions  peut  se  conserver  dans  le  monde  l'originalité 
morale  et  intellectuelle  qui  seule  donne  à  la  vie  son  intérêt  et  aon 
prix? 

Mais  avant  tout,  nous  devrons  écarter  du  débat  les  récentes  théo- 
ries de  l'empirisme  anglais  qui  ont  poussé  à  leurs  dernières  limites 
les  applications  de  l'hérédité.  Selon  MM.  Herbert  Spencer  et  Lewes^ 
les  formes  de  la  pensée  ne  sont,  comme  les  formes  de  la  vie,  que 
le  dernier  terme  d'évolutions  antérieures.  L'erreur  commune  de 
Descartes  et  de  Kant  est  d'avoir  pris  comme  type  d'étude  l'esprit 
humain  adulte,  et  considéré  les  conditions  actuelles  de  la  pensée 
comme  des  conditions  initiales,  des  aptitudes  innées,  des  préfor- 
mations.  Ce  qui  constitue  l'intelligence,  c'est  l'expérience  de  la 
race,  organisée  et  consolidée  à  travers  un  grand  nombre  de  géné- 
rations. L'idée  de  l'évolution  est  appliquée  en  toute  rigueur  à  l'ori- 
gine des  idées  ;  le  développement  mental  accompagne  fidèlement  le 
développement  du  système  nerveux  qui  le  produit  et  qui  l'exprime. 
Les  expériences  individuelles  ne  fournissent  que  les  matériaux  con- 
crets de  la  pensée.  Le  cerveau  représente  une  infinité  d'expé- 
riences reçues  pendant  l'évolution  de  la  vie  en  général  ,*^  les  plus 
uniformes  et  les  plus  fréquentes  ont  été  successivement  léguées, 
intérêt  et  capital,  et  elles  ont  ainsi  monté  lentement  jusqu'à  ce  haut 
degré  d'intelligence  qui  est  latent  dans  le  cerveau  de  l'enfant,  et 
qu'il  léguera  à  son  tour,  avec  quelques  faibles  additions,  aux  géné- 
rations futures  (1).  —  Il  en  va  de  même  pour  la  genèse  des  idées 
morales.  Elles  ne  procèdent  pas  autrement  que  les  formes  de  la  pen- 
sée. 11  n'y  a  pas  un  code  de  morale  inné,  ni  en  puissance  ni  en  acte, 
dans  l'entendement  humain.  Toutes  les  idées  fondamentales  mou- 
lées dans  notre  cerveau  par  l'expérience  des  siècles  se  sont  créées 
successivement  et  transmises  avec  les  modifications  de  la  structure 
orgamque.  Nul  fait  de  conscience  n'échappe  à  cette  explication  uni- 
verselle: ni  les  sentimens,  ni  la  volonté,  ni  le  phénomène  moral  dans 
toutes  ses  délicatesses  et  sa  complexité.  Les  vraies  bases  d'une  théorie 
du  bien  devront  être  cherchées  dans  la  biologie  et  la  sociologie  ;  le 
seul  bien  que  nous  puissions  concevoir,  c'est  l'équilibre  définitif  «  des 
désirs  internes  de  l'homme  et  de  ses  besoins  externes,  »  en  d'autres 
termes,  Tharmonie  entre  la  constitution  organique  de  chacun  et  les 
conditions  de  l'existence  sociale,  qui  est  à  la  fois  l'idéal  moral  et  la 
limite  vers  laquelle  nous  marchons.  La  morale  se  constitue  graduel- 
lement par  les  lois  empiriques  des  actions  humaines,  reconnues  ches 

(i)  H.  Spencer,  Prmcîptt  de  psychologie^  synthéie  ipéoic^. 


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ESSAIS  m  PSYCHOLOGIE  60CULE.  KL7 

toutes  les  oatioi»  civitiséas  comme  les  coûditions  ess^iti^Ies  de 
leur  existence  et  répoûdant  le  ooieux  h  leur  instinct  de  consenrAr- 
tion*  Ainsi  se  développent  une  k  une  les  règles  de  conduite  privée 
et  publique,  qui  ne  sont  dâos  leur  luuable  origine  que  des  expé^ 
riences  généralisées  d'hygiène  sociale  et  d'utilité  (1). 

Donc  plus  de  discussions  vaioeB  sur  les  aKiomes  de  métaphy- 
sique ,  les  principes  régulateurs  de  la  raison»  les  idées  directrices 
de  Tentendement,  les  principes  de  morale.  Ni  Tinnéité  de  Des- 
cartes, ni  celle  de  Leibniz,  ni  les  lois  formelles  de  Kant,  ni  la 
iable  rase  de  Tempirisme  vulgaire*  ni  la  sensation  transformée 
n'ont  raison  les  unes  contre  les  autres,  dans  cette  vieille  que- 
relle sur  l'origine  des  idées.  La  question  est  renouvelée  et  ne  se 
pose  plus  dans  les  mêmes  termes,  ou  du  moins  les  termes 
anciens  n'ont  plus  le  même  sens.  U  y  a  une  innéité,  mais  actuelle^ 
non  d'origine,  qui  est  le  résultat  de  l'expérience  collective  des  âges 
et  comme  le  résidu  des  efforts  de  chaque  homme  et  de  chaque 
génération.  C'est  l'hérédité  qui  a  tout  fait;  elle  a  créé  de  toutes 
pièces  l'homme  intellectuel  et  moral,  comme  l'homme  physique  ; 
elle  l'a  tiré  lentement,  pas  à  pas,  du  presque  néant  où  gisaient  son 
misérable  présent  et  son  précaire  avenir;  elle  en  a  formé  sa  nature 
actuelle  ;  c'est  de  ce  point  obscur  qu'elle  a  développé  la  trame  de 
ses  riches  destinées. 

Quelle  que  soit  pour  certains  esprits  la  séduction  d'une  pareille 
hypothèse  qui  applique  au  règne  de  la  pensée  le  même  transfor- 
misme qu'au  règne  de  la  vie,  et  qui,  d'un  petit  nombre  d'actes  psy- 
chiques très  simples,  peut-être  d'un  seul,  l'acte  réflexe,  fait  sortir 
la  variété  infinie  des  instincts,  des  intelligences,  des  sentimens  et 
des  passions,  toute  la  raison,  toute  la  conscience  morale  de  l'hu- 
manité, AL  Ribot  lui-^même,  si  hardi  dans  le  sens  des  solutions  sim- 
ples, ne  se  reconnaît  pas  le  droit  d'accepter  celle-ci  daùs  les  con- 
ditions où  elle  se  présente*  Elle  ne  lui  semble  ni  vérifiable  par 
l'expérience,  ni  suflisanunent  démontrée  par  la  logique  (2).  -^  Dis- 
cuter cette  question  sans  bornes  dans  le  temps  et  dans  l'espace, 
nous  ne  l'essaierons  même  pas;  ce  st^ait  remuer  jusque  dans  ses 
fondemens  la  science  de  l'âme  tout  entière  ;  d'ailleurs  elle  se  rap- 
porte plutôt  à  l'hérédité  spécifique  qu'à  l'hérédité  individuelle;  elle 
a  en  vue  d'expliquer  la  transmission  des  aptitudes  et  des  fonctions 
générales  dans  l'espèce  plutôt  que  la  transmission  des  variétés  indi- 
viduelles, ce  qui  est  notre  siyet  propre.  Au  vrai,  c'est  une  thèse  de 
métaphysique,  car  l'empirisme  a  sa  métaphysique,  quoiqu'il  pré- 
tende le  contraire;  c'est  un  de  ces  problèmes  d'origine  où,  d'après 

(1)  Voir  les  Bases  de  la  morale  évoluUonm$i$f  par  O.  Spencer. 
(3j  BU»ot,  l'Hérédité  p8ych9lomuêf  p.  399. 


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528  BEYUB  DES  DEUX  MONDES. 

l'école  empirique,  rexpérience  seule  pourrait  décider  en  dernier 
ressort»  et  où,  par  le  fait,  Texpérience  ne  peut  rien  décider,  puis- 
qu'il lui  est  impossible  d'y  atteindre.  Qu'il  nous  suffise  de  signaler 
en  passant  ces  libres  spéculations  sans  nous  y  arrêter.  Il  vaut  mieux 
restreindre  le  terrain  de  la  discussion  à  ce  qui  est  plus  directement 
observable,  à  ce  qui  relève  de  l'expérience  individuelle  et  actuelle. 

Prenons  pour  exemple  les  lois  de  la  formation  du  caractère,  qui 
est  un  des  points  de  la  psychologie  où  s'est  porté  le  plus  vivement 
l'effort  des  controverses  actuelles  (1). 

A  quoi  se  bornent  les  théoriciens  de  l'hérédité  absolue  dans 
l'explication  qu'ils  en  donnent?  —  Ils  nous  accordent  que  c'est  le 
caractère  qui  constitue  la  marque  propre  de  l'individu  au  sens  psy- 
chologique et  le  différencie  de  tous  les  individus  de  son  espèce.  Ils 
nous  accordent  aussi  que,  dans  les  conflits  de  la  vie  morale,  la 
raison  dernière  du  choix  est  le  caractère.  Mais  ils  prétendent  que, 
bien  qu'il  agisse  en  tant  que  cause,  il  n'est  lui-même  qu'un  effet  : 
c'est  une  simple  résultante  d'élémens  où  l'on  chercherait  en  vain, 
à  l'origine,  quelque  chose  comme  une  libre  énergie,  comme  la  capa- 
cité d'un  simple  effort  créant  une  initiative.  Le  caractère,  selon  eux, 
est  un  produit  très  complexe  dont  l'hérédité  est  la  base,  avec  des 
circonstances  physiologiques  qui  s'y  joignent,  mêlées  à  quelques 
influences  d'éducation.  Ce  qui  le  constitue,  ce  sont  bien  plutôt  des 
états  affectifs,  une  manière  propre  de  sentir  qu'une  activité  intellec- 
tuelle et  surtout  volontaire.  C'est  cette  manière  générale  de  sentir, 
ce  ton  permanent  de  l'organisme  qui  est  le  premier  et  le  véritable 
moteur  de  la  personnalité.  Or,  comme  ces  élômens  sont  héré- 
ditaires, il  n'est  pas  douteux  que  les  caractères  qui  en  résultant  ne 
soient  héréditaires  eux-mêmes.  Ce  qui  en  explique  l'infinie  diver- 
sité, c'est  la  variété  des  associations  qui  peuvent  se  faire  entre  ces 
divers  élémens  affectifs  et  vitaux.  Cette  multiplicité  de  combinaisons 
possibles  nous  dispense  d'avoir  recours  à  quelque  unité  mystérieuse 
et  transcendante.  D'ailleurs,  par  une  concession  qui  ressemble  beau- 
coup à  une  ironie,  on  laisse  aux  métaphysiciens  la  liberté  de  rêver 
au-delà  et  d'admettre,  s'il  leur  platt,  avec  Kant,  un  caractère  iniel^ 
ligible  qui  explique  le  caractère  empirique  (2).  Mais  on  refuse  de 
les  suivre  jusque-là  et  même  on  se  soucie  peu  de  comprendre  ce  que 
cela  veut  dire. 

Ces  explications  sont-elles  suffisantes?  Je  ne  le  pense  pas.  Je  n'y 
peux  voir,  pour  mon  compte,  qu'une  série  d'assertions  sans  preuve. 
Il  nous  sidBra  d'opposer  à  cette  théorie  du  caractère,  expliqué  uni- 


(1)  Ribot,  VBérédité  psychologique  et  \le$  Maladies  de  la  volonté.  —  D*  Jacobjr,  la 
Sélection  dans  ses  rapports  avec  Vhérédité^  etc. 

(2)  UHérédUé  psycholoffique,  p.  326.  —  Les  Maladies  de  la  volonté^  p.  30  et  suif. 


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^^jF^ 


ESSAIS  DE  PSYCHOLOGIE  SOCIALE.  520 

quement  par  rbérédité,  celle  qui  résulte  de  Tétude  des  faits.  Nous 
ne  prétendons  pas  nier  la  part  qui  doit  être  réservée  à  la  faculté  de 
transmission,  mais  nous  essaierons  de  la  restreindre  dans  ses  vraies 
limites.  Croit-on  que  cette  œuvre  soit  impossible?  Croit-*on  que  l'on 
ne  puisse  vraiment  pas  démêler  la  double  part  que  prennent  Thé- 
rédité  et  le  principe  d'individualité  dans  Thistoire  d'un  caractère 
bumain,  d'après  l'observation  la  plus  simple,  en  debors  de  tout  sys- 
tème préconçu,  de  tout  parti-pris  d'école? 

L'important  est  de  bien  distinguer  les  élémens  multiples  qui 
entrent  dans  la  composition  du  caractère.  —  Une  erreur  fré- 
quente est  de  le  confondre  avec  le  tempérament.  Ce  terme,  dans 
son  acception  techoique,  exprime  précisément  le  ton  général  de 
l'organisme  auquel  l'école  biologique  prétend  réduire  l'essentiel  du 
caractère,  et  qui  n'en  est,  selon  nous,  qu'un  élément  inférieur  et 
subordonné;  il  exprime  le  résultat  de  la  prédominance  d'action  d'un 
organe  ou  d'un  des  systèmes  qui  constituent  l'organisme.  C'est  là 
à  peu  près  la  définition  de  M.  Littré,  et  tous  les  vrais  écrivains  ont 
d'instinct  employé  ce  mot  dans  ce  sens  spécial  et  restreint.  La 
Rochefoucauld  a  dit,  non  sans  une  certaine  insolence  d'idée,  mais 
dans  une  très  bonne  langue  :  «  La  vanité,  la  honte  et  surtout  le 
tempérament,  font  souvent  la  valeur  des  hommes  et  la  vertu  des 
femmes  (1).  »  De  même  M"*  de  Sévigné,  quand  elle  écrit  :  «  Quelle 
journée  I  Quelle  amertume  I  Quelle  séparation  I  Vous  pleurâtes,  ma 
très  chère,  et  c'est  une  affaire  pour  vous  ;  ce  n'est  pas  la  même 
chose  pour  moi,  c'est  mon  tempérament  (2).  »  Le  psychologue 
et  naturaliste  Bonnet  a  eu  le  sentiment  très  exact  de  ces  nuances  : 
a  Chez  les  animaux,  dit-il,  le  tempérament  règle  tout;  chez  l'homme, 
la  raison  règle  le  tempérament,  et  le  tempérament  réglé  facilite  à 
son  tour  l'exercice  de  la  raison.  »  —  Kant,  au  contraire,  est  tombé 
dans  une  confusion  regrettable  quand  il  a  classé  les  caractères  en 
sanguins,  nerveux,  bilieux  et  lymphatiques;  il  n'a  fait  ainsi  que 
classer  les  tempéramens,  c'est-à-dire  les  divers  genres  de  constitu- 
tion physique,  résultant  des  influences  de  race  et  de  naissance,  des 
actions  diverses  et  des  causes  qui  ont  contribué  à  former  l'organisme. 
—  Comme  on  l'a  dit,  le  tempérament  est  la  base  physique  et  le 
mode  d'expression  du  caractère,  il  n'est  pas  le  caractère  même. 
Croirait-on,  par  hasard,  avoir  défini  des  caractères,  si  l'on  disait 
d'un  homme  que,  dès  le  premier  mot  d'une  discussion,  le  sang  lui 
monte  au  visage,  ou  si  l'on  disait  d'une  femme  qu'elle  est  nerveuse? 
Resterait  à  savoir,  après  cela,  ce  qu'est  cet  honmie,  et  ce  qu'est 

(i)  Maxim$Sfp.  220. 
(2)  11  juin  1677. 

TOMB  LTU.  —  1883,  34 


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530  BEVIIE  DES  DEOX  MONDES. 

cette  femme,  si  cet  homme  est  avare  ou  prodigae,  s'il  eet  fourbe  ou 
loyal,  si  cette  femme  a  un  naturel  aimable  ou  maussade  ;  car  il  y 
a  bien  des  variétés  dans  la  catégorie  des  nerveux  et  dans  celle 
des  sanguins;  ce  sont  là  des  désignations  toutes  de  surface  et  qui 
ne  disent  pas  grand'chose. 

Vhumeur  n'est  pas  non  plus  le  caractère.  Ce  mot  désigne  plus 
particulièrement  une  disposition  du  tempérament  ou  de  l'esprit^ 
mais  d'ordinaire  une  disposition  passagère,  accidentelle.  On  est, 
selon  les  jours  et  les  mom^is,  de  bonne  ou  de  mauvaise  humeur. 
L'humeur  est  essentiellement  variable  et  fugitive,  comme  le  remarque 
M.  Lafaye  (1),  qui  ajoute  qu'on  soutient  son  caractère,  qu'on  ne 
soutient  pas  son  humeur,  sans  doute  parce  qu'elle  dépend  de  quelque 
accident  intérieur,  de  quelque  état  momentané  de  complexion  ou 
de  santé.  C'est  ce  qui  a  fait  dire  à  La  Rochefoucauld  que  «  les  fous 
et  les  sottes  gens  ne  voient  que  par  leur  humeur.  »  Ne  craignons 
pas  de  consulter  toujours  sur  ces  nuances  les  bons  écrivains.  C'est 
précisément  cela  qui  fait  leur  différence  avec  les  médiocres;  il  y  a 
chez  eux  un  tact,  une  intuition  de  fine  psychologie  qui  peut  gui- 
der la  science  dans  ses  observations,  éclairer  ses  pressentimens. 
La  Bruyère  a  bien  raison  :  «  Dire  d'un  homme  colère,  inégal,  que- 
relleur, chagrin,  pointilleux,  capricieux  :  c'est  son  humeur,  ce  n'est 
pas  l'excuser,  comme  on  le  croit.  »  Et  Jean-Jacques  Rousseau  oppose 
avec  bonheur  deux  traits  de  sa  physionomie  dans  ce  contraste  où 
il  y  a  tout  autre  chose  qu'une  antithèse  de  mots  :  a  Mes  malheurs 
n'ont  point  altéré  mon  caractère,  mais  ils  ont  altéré  mon  humeur 
et  y  ont  mis  une  inégalité  dont  mes  amis  ont  encore  moins  à  souf- 
frir que  moi.  »  Dans  tous  ces  exemples  se  marque  un  sens  psycho- 
logique très  délicat  et  très  fm. 

Le  naturel  est  le  caractère  naissant,  la  donnée  première  du  carac- 
tère; il  lui  donne  sa  base  psychologique,  si  je  puis  dire,  comme  le 
tempérament  lui  donne  sa  baîse  physique.  C'est,  selon  M.  Littré,  la 
manière  d'être  morale,  telle  qu'on  la  tient  de  la  nature.  On  ne  peut 
mieux  dire.  La  variété  des  naturels  est  inépuisable.  Comment  décrire 
toutes  les  diversités  possibles  de  naturels,  bons  ou  mauvais,  hon- 
nêtes ou  pervers,  dociles  ou  réfractaires,  laborieux  ou  indolens, 
généreux  ou  égoïstes? 

On  peut  cependant  introduire  un  certain  ordre  dans  cette  multi- 
tude en  apparence  confuse,  si  l'on  remarque  qu'il  y  a  pour  cer- 
taines classes  de  naturels  un  signalement  commun  :  par  exemple, 
la  prédominance  des  instincts  et  des  désirs  relatifs  à  la  vie  phy- 
sique donnera  le  gourmand,  le  peureux,  le  paresseux,  le  libertin; 
la  transformation  de  ces  instincts  par  la  réflexion  produira  l'égoïste, 

(1)  Dictionnaire  des  synonymes. 


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ESSAIS  DE  PSYCHOLOGIE  SOCIALE.  531 

l'ayare;  la  prédominance  des  sentimens  bienTeillans  produira  la 
sympathie  active^  la  charité,  l'amour  de  l'humanité;  la  prédominance 
des  émotions  expliquera  le  sentimental,  le  passionné,  le  mélanco- 
lique; la  supériorité  des  facultés  actires  produira  l'ambitieux,  le 
politique,  l'homme  de  guerre;  les  aberrations  de  la  volonté  rendent 
compte  des  naturels  dxstinés,  réfractaires,  indociles  à  l'expérience 
de  la  vie  comme  à  l'éducation;  le  triomphe  exclusif  de  l'élément 
intellectuel  ou  son  mélange,  à  dlQérentes  doses,  avec  la  sensibilité 
expliquera  les  hommes  de  raisonnement  et  d'observation,  ou  bien 
les  artistes  et  les  poètes.  —  Le  naturel,  tant  qu'il  n'est  pas  élaboré 
par  le  travail  personnel  de  l'homme,  a  une  force  d'impulsion  presque 
irrésistible  qui  a  été  de  tout  temps  remarquée  : 

Le  natarei  toujours  sort,  et  sait  se  montrer  ; 
Vainemeot  on  rtrrète,  on  le  force  à  rentrer, 
Il  rompt  tout,  perce  tout  et  trouve  enfin  passage  (1). 


C'est  le  cri  de  La  Fontaine  :  «  Tant  le  naturel  a  de  force  (2)!  »  C'est 
l'observation  de  Destouches,  si  connue,  si  souvent  citée,  avec  des 
erreurs  continuelles  d'attribution  et  d'origine  : 

Chassez  le  naturel,  il  revient  au  galop  (3^  ; 

ou  la  maxime  pédagogique  de  Bonnet  :  a  C'est  à  bien  connaître  la 
force  du  naturel  que  consiste  principalement  le  grand  art  de  diriger 
l'homme.  » 

Le  fiatureï  est  le  premier  trait  psychologique  de  l'individu  vivant; 
il  existe  chez  l'animal  comme  chez  l'homme;  mais,  chez  l'homme, 
l'individualité  monte  plus  haut  et  s'achève  en  devenant  la  person- 
nalité par  l'intervention  de  la  volonté  et  de  la  raison.  —  Avant  de 
montrer  la  part  de  l'homme  dans  la  formation  de  son  caractère, 
nous  devons  signaler  un  élément  très  important  qui,  sous  mille 
formes,  y  intervient,  je  veux  dire  l'ensemble  des  influences  exté- 
rieures, de  toutes  ces  actions  mêlées,  le  milieu  ambiant,  lescoutumes, 
les  institutions  et  les  religions,  les  opinions  régnantes,  les  mœurs  de 
chaque  génération  ou  de  chaque  peuple  qui  modifient  ou  transfor- 
ment profondément  cette  donnée  première  du  caractère  futur.  C'est 
là  une  cause  inépuisable  de  variétés  nouvelles  que  l'on  peut  à  peine 
indiquer  dans  une  rapide  analyse.  Qu'il  nous  suffise  de  rappeler 


(1)  Boileau,  satire  xi. 

(2)  Fables,  n,  18. 

(9)  U  Ohriêux^  ui,  5. 


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REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

[e  tour  d'imagination  ou  la  forme  d'esprit,  le  cours  mobile 
ons,  certaines  épidémies  morales  peuvent  introduire,  à 
3  époques,  de  cbangemens  apparens  dans  l'expression 
els  analogues  ou  même,  au  point  de  départ,  identiques. 
3s  types  peuvent,  selon  les  siècles,  subir  des  transforma- 
ne  sont  étonnantes  qu'en  apparence.  Que  de  variétés  bis- 
lans  un  seul  type,  par  exemple  celui  de  l'bomme  d'ac- 
is  principe  ni  préjugé  d'aucune  sorte,  aventurier  au 
3,  promenant  sa  rapière  indifférente  et  mercenaire  &  tra- 
petites  cours  d'Italie,  condottiere  ou  capitaine  à  gages, 
'  toujours  prêt  de  toutes  les  causes  qui  le  paient;  officier 
3  au  xvui*  siècle,  à  travers  les  grandes  guerres  de  l'Âu- 
la  France  et  de  la  Prusse  ;  soldat  discipliné  sous  le  génie 
on,  rêvant  d'un  bâton  de  maréchal  ou  d'un  trône  à  travers 
>s  de  bataille  de  l'Europe;  plus  tard  spéculateur  effréné 
jetant  sans  garantie  le  patrimoine  de  cent  familles  dans  les 
3  merci  de  la  Bourse;  ou  bien  encore,  politique  sans  scru- 
ngeant  à  temps  d'opinion  et  de  parti,  risquant  son  enjeu 
es  les  grandes  parties  qui  se  jouent  au  nom  du  peuple, 
toujours  que,  dans  cette  mobilité  vertigineuse  des  partis, 
tournera  aujourd'hui  ou  demain  en  faveur  de  la  cause  à 
s'est  momentanément  engagé  I  Au  fond,  n'est-ce  pas  tou- 
lôme  personnage  qui  se  renouvelle  selon  les  temps?  —  Tel 
eût  été  volontiers  au  xiv*  siècle  un  moine  rêveur  et  doux, 
r  une  foi  non  discutée,  sous  une  règle  acceptée,  écrivant  au 
î  cellule  quelque  traité  sur  Vlntemelle  consolation^  ne  vous 
ais  si  vous  le  retrouvez  parmi  nous,  dans  ce  temps  de  cri- 
^erselle,  transformé  par  l'esprit  du  siècle,  savant  de  toute 
humaine,  toujours  doux  et  pacifique,  mais  s'efforçant  de 
)ire  à  l'invisible,  le  bénédictin  du  positivisme. — Imaginez 
it  le  poète  sensible  du  xviir®  siècle,  l'élève  de  J.-J.  Rous- 
i  qui  ne  demandait  qu'à  toucher  les  cœurs,  à  verser  quel- 
rs  ou  à  en  faire  répandre,  et  pour  qui  l'émotion  était  une 
santé,  vous  le  retrouverez  parmi  nous,  mais  transfiguré  par 
)uisqu'il  y  en  a  une  dans  les  idées)  ;  c'est  quelque  roman- 
raliste  à  outrance,  vivisecteur  implacable,  analyste  impas- 
infirmités  humaines,  ou  quelque  poète  qui  confondra  le 
ec  l'épilepsie,  en  proie  à  je  ne  sais  quel  démon  inconnu 
s  nerfs  surexcités,  non  sans  quelque  artifice,  secouent 
3nt  pour  arriver  à  secouer  les  nôtres.  La  sensibilité  de 
les  est  devenue  une  névrose  ;  c'est  dans  l'air  et  dans 
temps.  —  Et  l'égoïste,  sous  combien  de  déguisemens  il 
ir  à  nous?  Il  a  pu  être  avare  il  y  a  deux  siècles,  à  une 
:i  le  crédit  n'étoit  pas  inventé,  où  l'on  enfouissait  son 


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ESSAIS  DE  PSYCHOLOGIE  SOCIALE.  5S8 

timide  million  dans  une  cassette  gardée  à  vue.  Harpagon  est  devenu 
un  spéculateur  fastueux,  versant  les  trésors  de  sa  chère  cassette  à 
condition  qu'ils  lui  rapportent  au  centuple,  et  tirant  de  gros  intérêts 
de  son  apparente  prodigalité.  Bien  ne  serait  plus  piquant  que  de 
poursuivre  les  métamorphoses  des  mêmes  personnages  dans  l'en- 
tralnement  des  idées  ou  des  passions,  dans  le  changement  des 
mœurs,  l'action  et  la  réaction  des  types,  qui  modifient  les  milieux 
où  ils  se  produisent,  et  des  milieux,  qui  mettent  sur  des  types,  iden- 
tiques au  fond,  leur  empreinte  perpétuellement  mobile.  C'est  la 
comédie  humaine,  non  pas  celle  de  Balzac,  qui  s'est  borné  au 
xix^  siècle,  mais  celle  de  tous  les  temps. 

Telle  est,  à  ce  qu'il  me  semble,  la  loi  de  composition  successive 
du  caractère  humain,  l'ordre  dans  lequel  se  classent  les  divers  élé- 
mens  dont  il  est  formé  jusqu'au  moment  où  l'action  personnelle 
entre  en  scène.  Quelle  est  la  part  de  l'hérédité  dans  ces  divers  élé- 
mens?  Elle  est  très  grande  en  tout  ce  qui  concerne  le  tempérament. 
Il  n'est  guère  douteux  que  la  constitution  physique  ne  reproduise 
d'ordinaire  ou  celle  du  père,  ou  celle  de  la  mère,  ou  le  mélange  des 
deux,  et  quand  on  ne  peut  pas  reconstruire  la  généalogie  d'un  tem- 
pérament, il  est  vraisemblable  que  cette  variété  inattendue  s'explique 
par  quelque  accident  survenu  à  l'instant  de  la  conception  ou  dans 
la  vie  embryonnaire  de  l'enfant.  —  Nous  devons  mettre  à  part,  en 
dehors  de  la  question  d'hérédité,  les  influences  historiques  et  sociales 
qui  pénètrent  et  s'établissent  en  chacun  de  nous  ou  par  la  coutume 
et  l'opinion  régnante,  ou  par  la  mode  et  les  mœurs.  L'action  qui 
s'exerce  ainsi  n'est  pas  une  action  héréditaire  :  elle  est  actuelle, 
puisque  les  mœurs  et  l'opinion  changent  d'une  génération  à  l'autre; 
il  en  faut  chercher  l'origine  dans  l'instinct  d'imitation,  si  puissant 
sur  les  jeunes  esprits,  dans  une  sorte  de  contagion  morale  qui  se 
produit  pour  les  idées  et  les  sentimens,  pour  la  manière  de  penser, 
de  sentir  ou  de  vouloh:  à  une  époque  déterminée.  —  Besterait  à  exa- 
miner, au  point  de  vue  de  l'hérédité,  ce  que  nous  avons  nommé  le 
naturel,  cette  manière  d'être  morale  que  chacun  apporte  en  nais- 
sant, qu'il  manifeste  dès  que  cela  lui  est  possible  et  par  laquelle  il 
s'annonce  dans  la  vie  comme  un  individu  distinct  de  tout  autre.  Dans 
cette  trame  complexe  que  nous  essayons  de  démêler,  les  fils  si  ténus, 
si  délicats,  tendent  à  se  confondre  dès  qu'on  ne  les  retient  pas  de  force, 
isolés  sous  le  regard  de  l'analyse.  On  ne  peut  nier  que  l'hérédité  physio- 
logique ne  pénètre  encore  ici  sur  certains  points  et  n'exerce  quelque 
action  sur  le  naturel.  Mais  dans  quelle  mesure?  Et  quelle  part  faut-il 
faire  à  ces  inQuences?  Elles  ne  dominent  pas  comme  dans  le  tem- 
pérament, dont  elles  forment  l'essence  ;  ici,  elles  rencontrent  un  élé- 
ment de  diversité,  l'élément  antagoniste  que  le  docteur  Lucas  et 
M.  Littré  signalent  sous  le  nom  à'innéité,  et  dans  lequel  M.  Bain  et 


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53&  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

If.  Wirndt  reconnaissent  le  facteur  personnel.  C'est  ce  principe  dont 
nous  avons  essayé  récenunent  de  démontrer  la  réalité  négligée  et 
méconnue  par  Técole  biologique.  Nous  avons  établi,  autant  que  cela 
est  possible  dans  ces  difficiles  matières,  que  la  variété  étonnante  des 
natures  morales ,  poussée  parfois  jusqu'à  la  contradiction,  dans  la 
même  famille  et  sous  les  mêmes  influences  héréditaires,  entre  les 
enfans  et  les  parens,  ou  les  enfans  entre  eux,  est  incompréhensible 
en  dehors  de  ce  principe;  qu'elle  est  absolument  réfractaire  aux 
applications  tirées  de  l'hérédité  directe  et  immédiate,  médiate  ou 
indirecte,  et  que  si,  à  bout  d'argumens,  on  prétend  la  rattacher 
sans  preuve  à  des  retours  inattendus  d'atavisme  ou  à  des  perturba- 
tions normales  qui  accomplissent  encore  la  Irâ  en  ayant  Tair  de  la 
violer^  dès  lors  on  quitte  le  terrain  de  l'observation,  on  se  perd  dans 
l'inconnu,  où  chacun  reprend  la  liberté  de  raisonner  à  sa  guise  et 
à  son  aise,  c'est-à-dire  sans  profit  pour  la  science  sérieuse. —  Donc, 
au  centre  de  la  vie,  de  l'aveu  du  docteur  Lucas  et  de  M.  Littré,  de 
M.  Bain  et  de  M.  Wundt  et  de  bien  d'autres,  plus  fidèles  à  la  réaUté 
qu'à  un  système,  il  y  a  un  primum  movens  qui  échappe  au  déter- 
minisme, un  germe  d'individualité  qui  ne  peut  être  détermioé  du 
dehors,  vu  qu'il  précède  toute  détermination  extérieure,  la  condi- 
tionne et  la  modîifie.  On  restitue  ainsi  au  caractère  sa  base  pre- 
mière, son  essence  propre,  mêlée  profondément  à  des  fatalités  phy- 
siologiques et  à  toute  sorte  d'influences  héréditaires,  mais  déjà 
assez  fortement  marquée  pour  s'en  distinguer  nettement.  Ce  n'est 
là  que  le  caractère  originel,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  le 
caractère  ultérieur  et  acquis  ;  mais  cette  donnée  primitive  a  une 
grande  importance.  Dans  le  cas  où  rien  ne  l'entrave,  elle  devient 
l'idée  directrice,  le  ressort  moteur  de  notre  vie  ;  elle  en  contient 
en  germe  le  plan  et  les  développemens  futurs,  si  une  autre  cause 
ne  vient  pas  déranger  ce  plan  et  impiîmer  à  la  vie  une  autre  direc- 
tion. 

C'est  ici  qu'apparaît  l'action  de  l'homme.  Il  peut  ou  accepter  cette 
manière  d'être  morale  qui  lui  est  donnée,  ou  la  combattre  ou  enfin, 
sans  la  combattre,  la  transformer.  Il  dépend  de  lui  de  laisser  préva- 
loir sans  lutte  et  sans  effort  l'ensemble  de  ces  dispositions  natu- 
relles, d'y  consentir^  si  je  puis  dire,  ou  bien  de  les  modifier^  Voilà 
le  dernier  élément  du  caractère  humain;  c'est  le  pouvoir  d'agir  sur 
une  nature  donnée,  et  de  compléter  l'individualité  en  l'élevant  jus- 
qu'à son  terme  supérieur,  la  personnalité.  Au  premier  degré,  la 
itetue  humaine  était  encore  eogagée  profondément  dans  les  élé- 
m'sns  naturels  qui  sont  connue  sa  matière,  marbre  w  argile.  A  ce 
second  degré,  l'artiste,  l'iiemme  lui-même,  va  dégager  peu  à  peu 
la  statue,  imprimer  à  la  matière  qui  lui  est  donnée  la  forme  de  sa 
pensée  propre,  convertir  la  fatalité  en  liberté  :  c'est  l'œuvre  vrai- 


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'^*— r:r"_    I  ii<Ji*« 


ESSAIS   Dfi  FSÏGHOLOGIE  SOCIALE.  6ib 

ment  humaine,  devant  laquelle  se  retirent  de  plus  en  plus  l'héré- 
dité et  toutes  les  influences  de  ce  genre  ;  c'est  le  triomphe  de  l'hoDUitô 
sur  la  nature  transformée,  c'est-à-dire  sur  la  nécessité  domptée* 

Tous  les  hommes,  à  beaucoup  près,  n'accomplissent  pas  cette 
t&cfae;  il  n'^Di  est  pas  moins  vrai  que  c'est  la  tàdie  humaine  par 
excellence,  il  sufGit  d'ailleurs  que  quelques-uns  l'aient  virilement 
faite,  que  d'autres  y  travaillent  pour  que  nous  la  proclamions  non- 
seulement  souhaitable,  mais  possible,  réalisable  et  constituant  le 
but  le  plus  élevé  de  la  vie.  La  vraie  loi,  celle  qui  résume  toutes  les 
autres,  n'est-elle  pas  que  l'honame  doit  être  tout  ce  qu'il  peut  être? 
—  Yoyons-le  donc  à  l'œuvre  :  voyons  ce  qu'il  peut  par  l'élaboration 
de  son  caractère,  dans  la  lutte  à  soutenir  contre  le  tempérament 
qui  lui  impose  ses  servitudes,  contre  l'hérédité  qui  l'assiège  de  ses 
influences,  contre  la  nature  qui  tend  toujours  à  le  déposséder  de 
lui-même.  Cest  aux  déterministes  eux-mêmes  que  nous  emprun- 
tons particulièrement  les  élémens  de  notre  observation  ;  il  semble 
que  leur  témoignage,  invoqué  à  ce  propos,  sera  moins  suspect  que 
le  nôtre,  et  qu'en  les  faisant  parler  nous  obtiendrons  plus  de  crédit 
que  si  nous  parlions  en  notre  nom. 

C'est  une  concession  bien  importante  que  nous  fait  Stuart  Mill 
quand  il  dit  «  qu'on  agit  toujours  conformément  à  son  caractère,  mais 
qu'on  peut  agir  sur  son  caractère.  >  Gela  nous  suffit  à  la  rigueur.  Le 
caractère  n'est  donc  pas  impesé  à  l'honmie  comme  une  fatalité;  il  y 
a  quelque  fissure  k  travers  la  muraille  de  la  prison ,  par  où  peut 
passer  un  minimum  de  liberté.  Or,  ce  qu'il  est  possible  de  faire 
avec  ce  peu  de  liberté,  si  peu  que  ce  soit,  pour  agrandir  la  brèche 
du  déterminisme ,  seuls  les  observateurs  de  la  vie  morale  s'en  dou- 
tent; seuls  ils  savent  comment ,  en  l'appliquant  bien,  en  l'employant 
à' propos,  on  peut  en  tirer  parti  pour  l'augmenter  indéfiniment,  com- 
ment, par  une  méthode  de  culture  appropriée,  on  peut  lui  faire  pro- 
duire des  résultats  inattendus. 

Pour  montrer  ces  résultats  et  les  moyens  par  lesquels  on  les 
obtient,  consultons  non  pas  des  philosophes,  mais  des  médecins. 
Leur  enseignement  est  bien  curieux  :  il  nous  montre  comment  le 
traitement  moral,  appliqué  à  la  folie,  consiste  essentiellement  à 
éveiller  et  à  soutenir  l'attention  du  malade.  Cette  même  méthode 
s'applique  à  l'élaboration  du  caractère.  N'est-ce  pas  au  fond  quelque 
chose  d'analogue,  et  ne  sonome^-nous  pas,  tous,  plus  ou  menus, 
des  malades?  Ne  s'agit-il  pas  de  nous  délivrer  des  hallucina- 
tions du  tempérament,  des  penchans  ou  des  habitudes,  comme  il 
s'agit,  pour  les  aliénés,  de  les  affrandiir  des  idées  fixes?  Un  très  fin 
psychologue,  le  docteur  Maudsley,  a  tracé  quelques  linéâmens  de 
cette  hygiène  morale  qui  méritent  d'être  mis  en  lumière  ;  on  y 
trouve  une  réfutation  décisive  du  déterminisme  héréditaire,  bien 


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536  REYDE  DES  DEUX  MONDES. 

que  ce  ne  soit  pas  assurément  là  l'objet  que  s'est  proposé  le  savant 
docteur. 

D'abord  il  faut  considérer  que  le  caractère  étant  le  produit  actuel 
d'un  long  développement  et  d'une  action  persévérante,  on  ne  doit 
pas  attendi-e,  pour  agir  elBcacement,  qu'il  soit  entièrement  façonné 
par  les  circonstances  et  par  la  vie.  Si  l'on  peut  prévenir  cette  époque 
de  formation  complète»  cela  vaut  beaucoup  mieux.  Hais  surtout  il 
faut  se  persuader  qu'on  n'agit  pas  par  surprise,  à  l'improviste  et 
comme  par  un  coup  de  théâtre,  sur  son  caractère.  On  ne  défait  pas 
si  facilement  une  trame  si  complexe,  si  fortement  tissue  et  consoli- 
dée ;  on  ne  peut  détruire  en  un  instant  l'histoire  de  toute  une  vie. 
On  a  besoin  pour  cela  de  temps  et  de  soins;  il  y  faut  employer  des 
procédés;  il  faut  ruser  avec  son  caractère  :  c'est  quelque  chose 
comme  une  tactique  savante  ou  une  diplomatie  qu'il  faut  conduire 
avec  art,  sans  précipitation,  sans  mauvaise  humeur  ni  décourage- 
ment. Non  sans  doute,  on  ne  réussirait  pas,  par  un  pur  eiïort  de 
volonté  instantanée,  à  penser,  à  sentir  d'une  certaine  façon  ou  à  tou- 
jours agir  suivant  certaines  règles  qu'on  s'imposerait  tout  d'un  coup. 
Hais  ce  que  peut  tout  homme,  c'est  modifier  imperceptiblement  son 
caractère  en  agissant  sur  les  circonstances  qui,  à  leur  tour,  agiront 
sur  lui;  il  peut,  en  appelant  à  son  aide  certaines  circonstances  exté- 
rieures, apprendre  à  détourner  son  esprit  d'une  série  d'idées  ou 
d'un  ordre  de  sentimens  dont,  par  suite,  l'activité  s'éteindra;  il 
peut  diriger  son  esprit  vers  un  autre  ordre  d'idées  ou  de  sentimens 
qui  dès  lors  reprendront  en  lui  plus  de  force;  par  une  constante 
vigilance  sur  lui-même  et  un  exercice  assidu  de  la  volonté  dans  une 
direction  voulue,  il  arrivera  ainsi  à.  contracter  insensiblement  l'habi- 
tude des  actions,  des  sentimens  et  des  pensées  auxquels  il  souhai- 
tait s'élever.  Il  peut  ainsi  grandir  par  degrés  son  caractère  jusqu'à 
l'idéal  proposé.  —  Que  se  passe-t-il  quand  nous  voulons  faire  un 
exercice  physique  quelconque ,  d'escrime  ou  de  gymnastique  par 
exemple?  Nous  coordonnons,  pour  l'ajuster  à  un  but  spécial,  le  jeu 
des  muscles  distincts  en  une  action  complexe.  En  faisant  cela,  nous 
développons  en  nous  le  pouvoir  d'avoir  des  volitions  qui  comman- 
dent les  mouvemens  nécessaires  à  cette  An.  Nous  arrivons  ainsi,  en 
acquérant  ce  pouvoir  particulier  sur  nos  muscles,  à  exécuter  des  actes 
compliqués  dont  nous  serions,  sans  cet  entraînement  préalable,  aussi 
incapables  que  de  voler  en  l'air.  Il  faut  un  entraînement  analogue 
pour  acquérir  un  pouvoir  spécial  sur  nos  sentimens  et  nos  pensées, 
en  les  associant  en  vue  d'un  acte  déterminé.  H.  Uaudsley  indique 
avec  une  singulière  compétence  les  moyens  d'atteindre  ce  grand 
résultat,  le  self-developmeni.  Sa  pensée  constante  est  qu'on  ne  peut 
transformer  de  vive  force  son  caractère  en  contrariant  brusquement 
toutes  ses  affinités,  en  effaçant  toute  l'œuvre  des  années  de  crois- 


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ESSAIS   DE  PSYCHOLOGIE  SOCIALE.  5S7 

sance  et  de  formation  ;  mais  rhomme  est  loin  de  savoir  lui-même 
tout  ce  qu'il  pourrait  tirer  de  ses  facultés  mentales  par  une  culture 
rationnelle  et  logique  ainsi  que  par  un  exercice  continu;  pour  y 
parvenir,  il  est  de  toute  nécessité  de  donner  à  sa  vie  un  but  élevé 
et  d'avoir  en  vue  ce  but  défini  dans  tout  ce  que  l'on  fait;  suivre 
une  voie  contraire,  négliger  la  culture  assidue  et  l'exercice  de  ses 
facultés  mentales,  c'est  laisser  son  esprit  flotter  à  la  merci  des 
circonstances  extérieures;  enfin,  pour  l'esprit  comme  pour  le  corps, 
cesser  de  lutter,  c'est  commencer  à  mourir  (1). 

Yoilà  comment  la  médecine  elle-même  nons  enseigne  les  moyens 
de  refaire  notre  caractère ,  de  le  reconquérir  sur  l'hérédité,  en 
général  sur  la  nature,  et  d'y  marquer  notre  forte  et  personnelle 
empreinte.  L'action  sur  les  habitudes ,  qui  sont  une  part  consi- 
dérable du  caractère,  est  un  autre  aspect  de  la  même  ques- 
tion. Cette  action  est  double,  elle  opère  en  deux  sens  contraires. 
L'habitude  est  une  force  mystérieuse  qui  enveloppe  la  vie  d'une 
sorte  de  fatalité.  Oui,  sans  doute,  mais  c'est  nous  qui  l'avons  créée, 
et  l'ayant  créée,  nous  pouvons  la  dissoudre.  —  Quand  on  dit  que 
le  caractère  est  fait  en  grande  partie  d'habitudes,  c'est  dire  qu'en 
grande  partie  il  est  notre  œuvre;  car  dans  les  habitudes,  c'est  la 
liberté  qui  se  lie  elle-même.  En  les  contractant,  je  crée  en  moi  ime 
sorte  de  solidarité  entre  mon  présent  et  mon  avenir,  dont  je  réponds. 
Cet  avenir  que  je  prépare  représentera  une  somme  de  volonté 
actuelle  où  je  me  reconnais  moi-même,  et  que  j'ai  convertie  volon- 
tairement en  une  sorte  de  fatalité.  Je  dis  une  sorte  de  fatalité,  car 
l'habitude  n'imite  la  fatalité  que  par  sa  forme,  par  son  mécanisme 
extérieur.  Ce  que  la  volonté  a  fait,  elle  peut  le  défaire;  elle  garde,  au 
moins  très  longtemps,  son  droit  et  le  pouvoir  de  l'exercer.  On  ne  peut 
même  jamais  dire,  à  langueur,  que  l'abdication  soit  définitive;  on 
ne  doit  jamais  croire  qu'il  soit  impossible  de  dissoudre  cette  nécessité 
volontaire  que  nous  avons  construite  nous-même.  Ni  la  psychologie 
ni  la  morale  ne  donnent  raison  à  ce  quiétisme  intérieur,  à  ce  fatalisme 
paresseux  qui  s'endort  si  volontiers  sur  «  le  mol  oreiller  i»  des 
habitudes  prises,  en  disant  :  «  Je  ne  puis  me  refaire.  »  Dans  l'œuvre 
perpétuelle  et  toujours  à  recommencer  de  la  vie,  il  faut  que  la  per- 
sonnalité se  surveille  et  soit  prête  à  se  ressaisir;  elle  le  peut,  elle 
le  doit. 

Telle  nous  parait  être  la  vérité  expérimentale  sur  la  formation  du 
caractère,  composé  de  tous  ces  élémens  divers  et  successifs  :  le  tem-' 
pérament,  l'humeur,  le  naturel,*  les  influences  sociales,  les  habi- 
tudes individuelles  et,  par-dessus  tout  cela,  le  pouvoir  personnel 
qui  s'en  empare,  qui  réduit  l'hérédité  et  qui  crée  l'homme  nouveau, 

(I)  Crime  $t  FolU,  condodon. 


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53S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rhomme  maître  de  lui  en  face  de  la  nature  non  détruite,  mais  transe 
f(N*mée. 

Ce  n'est  donc  pas  exagérer  les  choses  que  de  dire  que  le  carae* 
tére  qui»  à  l'origine,  était  une  donnée  de  la  nature,  peut  devemr,  au 
terme  de  ses  évolutions,  ToBuvre  de  l'homme.  Il  exprime  l'empire 
sur  soi-m^e,  et,  comme  dit  Kant,  la  disposition  à  agir  suivant  des 
{principes  fixes.  Il  contient  la  dignité  de  l'homme,  la  résolution  de 
ne  pas  avilir  ou  abaisser  en  soi  la  personnalité  humaine.  Il  manifeste 
d'une  certaine  manière  la  relation  de  notre  p^sonnalité  avec  l'idéal  ; 
il  traduit  par  de  nobles  inquiétudes,  chez  les  meilleurs  d'entre  nous, 
la  nécessité  de  se  proposer  un  but  qui  nous  élève  au-dessus  descir- 
coiKstances  extérieures,  de  toutes  les  formes  delà  servitude,  qui  mette 
notre  cœur  à  son  vrai  niveau  et  qui  serve  à  définir  notre  vie  autre- 
ment que  par  une  succession  de  sensations  insignifiantes  dans  leur 
pauvre  et  monotone  variété.  Que  ce  but,  choisi  librement  ou  en  vertu 
d'une  vocation  secrète,  mais  qui  n'en  exige  pas  moins  l'application  et 
l'emploi  de  toutes  nos  forces,  que  ce  terme  de  nos  efforts  soit  la 
science,  l'art  ou  Taction,  le  caractère  façonné  en  vue  de  cet  objet 
et  formé  pour  ainsi  dire  à  son  image  devient  le  signe  de  notre  affran- 
chissement et  comme  un  acte  continu  de  liberté  à  travers  les  résis- 
tances des  hommes  ou  les  obstacles  des  choses.  C'est  donc  une  psy- 
chologie fausse  qui  fait  du  caractère  la  résultante  des  milieux  et 
des  influences,  une  table  rase  sur  laquelle  tous  les  événemens  du 
d^iors  et  tontes  les  fatalités  intérieures  mêlent  leur  empreinte,  une 
réalité  purement  phénoménale,  construite,  xouche  par  couche,  par 
des  séries  d'alluvions  accidentelles.  Le  caractère  devient  à  la  longue 
notre  œuvre  personnelle,  il  est  l'histoire  vivante  de  chacun  de  nous, 
il  représente  la  part  de  chacun  de  nous,  si  humble  qu'elle  soit,  dans 
les  destinées  d'une  famille  ou  d'une  race,  d'un  siècle  ou  d'une 
nation. 

C'est  la  décadence  des  caractères  qui  fait  les  époques  de  déca- 
dence» Ces  tristes  jours  sont  ceux  où  les  volontés  s'ailaiMissent, 
où  les  grandes  initiatives  baissent,  où  on  laisse  prendre  l'empire 
sur  soi  aux  fatalités  de  nature,  où  l'on  accepte  son  caractère  tout 
fait  de  l'hérédité  et  des  influences  organiques,  sans  essayer  de  le 
refaire;  où  se  produit  une  sorte  d'abdication  indifférente  ou  molle 
devant  la  force,  d'où  qu'elle  provienne;  où  se  manifeste  partout  une 
vague  disposition  à  rejeter  la  responsalnlité  sur  les  événemens  vic- 
torieux, sur  les  grands  courans  qui  entraînent  les  masses  et  dont 
personne  ne  vent  s'isoler  ;  quand  se  révèle  enfin  je  ne  sais  quelle 
joie  lâche  à  s'abandonner,  à  ne  pas  opposer  ni  aux  hommes  ni  aux 
choses  on  effort  inutile  et  solitaire  :  époques  abaissées,  dont  les  deux 
signes  irrécusables  sont  l'effacement  universel  et  le  triomphe  du 
médiocre. 


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ESSAIS   DE  PSYCHOLOGIE   SOCIALE.  639 


H. 

La  même  iHusion  qui  avait  fait  'croire  d^abord  qu'on  tenait  dans 
rhérédité  la  clé  de  la  nature  humaine,  qu'elle  en  ouvrait  toutes  les 
parties  mystérieuses,  que  la  psychologie  indiriduelte  n'aurait  bien- 
tôt plus  de  secrets,  cette  illusion  s'est  étendue  à  l'organisnx)  social 
tout  entier.  Le  même  principe  expliquant  la  naissance  et  le  déve- 
loppement des  sociétés  humaines,  on  a  pensé  mettre  la  main  sur  le 
ressort  universel  de  la  civilisation,  sur  l'agent  infaillible  du  progrès; 
et  quelques  esprits  hardis  n'étaient  pas  éloignés  de  croire  que,  par 
une  sélection  intelligente  et  continue,  combinée  avec  l'hérédité,  on 
arriverait  à  diriger  presque  à  coup  sûr  l'évolution  sociale,  à  l'admi- 
nistrer scientifiquement.  On  déléguait  à  la  science,  dans  un  rêve 
grandiose,  le  soin  de  pourvoir  à  la  marche  du  genre  humain  et  à  la 
préparation  de  l'avenir  ;  elle  deviendrait  quelque  chose  comme  une 
Providence  terrestre,  dont  le  siège  serait  le  cerveau  de  quelques 
savans.  11  dépendrait  d'eux  de  faire  éclore  sur  ce  pauvre  globe  un 
paradis  industriel,  économique,  où  l'humanité,  épurée  par  une  héré- 
.  dite  toujours  progressive,  riche  de  tous  les  biens  accumulés  du  passé, 
n'en  laissant  jamais  rien  perdre  et  les  augmentant  sans  cesse,  verrait 
enfin  des  jours  heureux  briller  sur  sa  vieillesse,  où  la  guerre  s'étein- 
drait, où  la  haine  sociale  se  convertirait  en  amour,  où  la  misère  dis- 
paraîtrait •  Beau  rêve  de  philantlvopes  darwinistes,  qui  semble  aigoor- 
d'hui  se  dissiper,  après  quelques  années  d'illusions,  et  qui  est  venu 
se  briser,  comme  tant  d'autres,  contre  des  réflexions  tardives  et 
des  observations  plus  précises. 

Étudions  d'abord  les  faits  qui  ont  donné  lieu  à  ces  grandes  espé- 
rances et  qui  d'ailleurs  ont  leur  intérêt  dans  le  présent  et  dans  le 
passé  de  l'espèce  humaine,  en  dehors  des  applicadons  exagérées 
qu'on  a  voulu  en  déduire  pour  l'avenir. 

Parmi  les  conséquences  sociales  de  la  loi  d'hérédité  se  place  au 
premier  rang  l'institution  de  familles  privilégiées,  investies  par  l'opi- 
nion de  certaines  aptitudes  qui  avaient  désigné  à  l'origine  leurs  chefs 
ou  fondateurs  pour  certaines  fonctions  supérieures,  le  gouvernement, 
le  commandement  militaire  ou  simplement  une  autorité  morale  de 
conseil  et  d'influence.  L'hérédité  naturelle  est  la  base  de  l'hérédité 
instituée.  Voilà  ce  qu'explique  très  bien  M.  Ribot  dans  un  chapitre 
où  il  ne  s'agit  que  d'histohre  et  où  il  nous  oifire  l'occasion  et  le  plaisir 
trop  rares  d'être  d'accord  avec  lui  (1).  Il  montre  que  tous  les  peuples 
ont  eu  une  M,  au  moins  vague,  à  la  tiransmisBion  des  capadtés,  que 

(i)  VBérédiU  psychologique,  m*  pcrtie,  cbap.  ir. 


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SAQ  RETUS  DES  DEUX  MONDES. 

des  raisons  sociales,  politiques,  on  même  des  préjugés  out  dû  con- 
tribuer à  la  développer  et  à  Taflermir,  mais  qu'il  serait  absurde  de 
croire  qu'on  l'a  inventée.  Les  institutions  qui  en  dérivent  reprodui- 
sent logiquement  les  caractères  que  l'on  reconnaît  dans  l'hérédité, 
qui  est  par  essence  un  principe  de  conservation  et  de  stabilité  :  la 
famille,  par  exemple.  Dès  que  nous  arrivons  aux  temps  historiques, 
nous  trouvons  la  famille  patriarcale  fondée  sur  la  base  immuable 
de  l'hérédité.  L'enfant  est  regardé  comme  la  continuation  immé- 
diate des  parens.  A  l'origine,  un  chef  de  la  famille,  être  mystérieux 
et  révéré;  puis,  une  suite  de  générations,  chacune  étant  représentée 
par  le  fils  atné,  à  la  fois  dépositaire  des  traditions,  mandataire  du 
patrimoine,  représentant  du  premier  père  qui  revit  en  lui  avec 
toutes  ses  lumières  et  son  autorité  indiscutable.  C'est  un  être  unique 
qui  se  perpétue  à  travers  les  ftges.  M.  Fustel  de  Coulanges,  dans 
la  Cité  antique  j  a  mis  hors  de  controverse  le  caractère  de  la 
£&mille  antique,  sa  participation  strictement  héréditaire  aux  mêmes 
croyances  et  aux  mêmes  rites,  ce  que  Platon  exprimait  à  sa  manière 
quand  il  définissait  la  parenté  :  a  la  communauté  des  dieux  domes- 
tiques. »  Ce  caractère  se  retrouve  identique  dans  toutes  les  bran- 
ches de  la  race  aryenne,  chez  les  Hindous,  les  Grecs  et  les  Romains. 

La  même  chose  se  passe  pour  l'investiture  des  chefs  politiques, 
qui  gouvernent  une  tribu  ou  un  peuple,  comme  le  père  de  famille 
gouverne  ses  enfans.  Au  début  de  la  période  historique,  la  souve- 
raineté concentrée  en  un  seul  homme  est  absolue;  il  est  le  roi.  Les 
traditions  primitives  le  représentent  comme  un  dieu  ou  un  demi- 
dieu.  S'il  fallait  une  preuve,  dit  Herbert  Spencer,  que  c'était  bien  à 
la  lettre  qu'on  attribuait  au  monarque  un  caractère  divin  ou  demi- 
divin,  nous  le  trouverions  chez  les  races  sauvages,  qui  admettent 
encore  aujourd'hui  que  les  chefs  et  leurs  familles  ont  une  origine 
céleste,  ou  que  les  chefs  seuls  ont  une  âme.  L'hérédité  est  la  base 
du  pouvoir  souverain.  La  souveraineté  étant  de  source  divine,  ou 
par  naissance  directe,  comme  chez  les  races  sauvages,  ou  par  délé- 
gation, comme  chez  les  civilisés,  il  est  clair  qu'elle  ne  peut  se  trans- 
mettre que  par  le  sang. 

Enfin,  comme  elle  a  fondé  la  famille  et  l'état,  l'hérédité  fonde  les 
catégories  dans  les  sociétés  organisées.  Dès  que  les  premières  formes 
de  la  vie  civilisée  commencent  à  se  produire  chez  les  aryens,  l'insti- 
tution des  castes  ou  des  classes  apparaît.  Ce  qui  caractérise  la  caste, 
c'est  qu'elle  repose  sur  une  origine  surnaturelle,  sur  la  délégation  de 
dons  et  d'attributs  distincts  :  on  n'y  entre  que  par  la  naissance,  tout 
l'art  ou  le  mérite  ne  peuvent  en  forcer  les  portes;  chaque  individu 
en  naissant  se  trouve  fatalement  encadré;  et  c'est  ainsi  l'ordre  de 
la  nature  qui  décide  souverainement  des  capacités  et  de  la  fortune 
de  chacun,  selon  la  loi  sacrée  de  Manou  :  «  Une  fenune  met  tou- 


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ESSAIS  DE  PSYCHOLOGIE  SOCIALE.  6il 

jours  au  monde  un  fils  doué  des  mômes  qualités  que  celui  qui 
l'a  engendré.  —  On  doit  reconnaître  à  ses  actions  l'homme  qui 
appartient  à  une  classe  vile,  qui  est  né  d'une  mère  méprisable.  — 
Un  homme  d'une  naissance  abjecte  prend  le  mauvais  naturel  de 
son  père  ou  celui  de  sa  mère,  ou  tous  les  deux  à  la  fois  ;  jamais  il 
ne  peut  cacher  ses  origines.  »  Ce  n'est  que  l'application  rigoureuse 
et  dans  ses  dernières  conséquences  de  l'hérédité  morale,  qui,  suppo- 
sée inflexible,  répartit  dans  des  moules  immuables  les  prêtres,  les 
guerriers,  les  marchands  et  agriculteurs,  les  parias. — Contrairement 
à  la  caste,  la  noblesse  doit  son  origine  à  la  sélection,  qui  est  une 
cause  naturelle.  Elle  suppose  au  début  la  supériorité  des  forces,  des 
talens,  des  caractères  ou  l'éclat  des  services  rendus.  Souvent  elle 
naît  de  la  conquête.  Une  race  conquérante,  inférieure  en  nombre, 
supérieure  en  force,  formeune  race  privilégiée,  comme  les  Normands 
en  Angleterre,  chez  nous  les  Francs,  les  Incas  au  Pérou.  D'autres 
fois  elle  s'est  établie  par  le  choix  du  prince,  qui  récompensait  quelque 
action  d'éclat,  ou  bien  par  la  nature  de  certaines  charges  et  de  cer- 
taines fonctions  qui  anoblissaient.  Mais,  quelle  qu'en  soit  l'origine, 
une  fois  fondée,  le  caractère  de  la  noblesse  est  d'être  héréditaire. 
Elle  est  continue  et  permanente,  sauf  le  cas  de  dérogeance.  Cette 
hérédité  du  sang  suppose,  conune  dans  la  caste,  la  foi  à  l'hérédité 
du  mérite;  elle  repose  sur  cette  croyance,  passée  en  institution, 
que  tous  les  genres  de  supériorité  sont  transmissibles;  qu'on  reçoit 
de  ses  aïeux  le  courage,  la  loyauté,  l'honneur,  tout  aussi  bien  que 
la  force  physique.  Toute  la  hiérarctiie  sociale  du  moyen  âge,  toutes 
nos  épopées  féodales,  tous  nos  vieux  poèmes  représentent  les  vail- 
lans  comme  bsus  de  vaillans,  et  les  couards  et  les  félons  comme  des 
bâtards,  rejetons  dégénérés  d'une  grande  race,  où  ils  se  sont  intro- 
duits par  violence  ou  surprise,  —  A  la  même  croyance  se  ratta- 
chent, par  voie  de  conséquence  inverse,  les  institutions  et  les  lois 
qui  supposent  l'hérédité  des  vices  et  des  crimes  ;  et  de  là  les  races 
maudites,  les  castes  impures,  les  familles  proscrites;  de  là  aussi 
la  vindicte  sociale  punissant  la  perversité  du  père  sur  les  enfans 
et  les  petits-enfans.  «  Les  êtres  produits  par  génération,  dit  Plu- 
tarque  dans  son  Traité  sur  les  délais  de  la  justice  divine j  ne  res- 
seinblent  point  aux  productions  de  l'art.  Ce  qui  est  engendré  pro- 
vient de  la  substance  même  de  l'être  générateur,  tellement  qu'il 
tient  de  lui  quelque  chose  qui  est  très  justement  puni  ou  récom- 
pensé pour  lui,  car  ce  quelque  chose  est  lui.  » 

Toutes  les  institutions  politiques  et  sociales  ne  sont,  on  le  voit, 
que  l'application  pratique  de  la  croyance  originelle  à  la  transmis- 
sion des  aptitudes  qui  ont  fondé  une  famille  et  une  race.  Il  arrive 
ainsi ,  par  une  singulière  rencontre ,  que  les  institutions  les  plus 
antiques  de  rhumanité,  contemporaines  des  sociétés  naissantes, 


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&A2  RBYUE  DES  DEUX  IfONDES. 

trouvent  use  confirmation  et  un  appui  inattendus  dans  ies  théories 
les  {dus  modeniea  et  particuliëronent  dans  l'école  de  Darwin.  Remar- 
quons, en  effet,  le  caractère  aristocratique  de  ces  théories.  Tous  les 
partisans  de  Darwin  ne  s'y  rallient  pas  ;  mais  il  s'agit  seulement  de 
logique  ici,  non  de  politique,  et  il  n'est  pas  douteux  qu'au  point  de 
vue  purement  logique,  le  transformisme  ne  s(Ht  entièrement  fayorable 
au  dogme  de  la  transmission  des  privilèges  du  mérite,  de  l'intelli- 
gence ou  des  capacités  suivant  le  sang  et  attachées  à  certaines  (amillee. 
N'y  a-t-il  pas  l'une  de  ces  coïncidences  étranges  ou  l'un  de  ces  retours 
étonnans  de  doctrines  que  remarquent  les  observateurs  de  l'esprit 
humain?  Parcourons  quelques-imes  des  applications  de  la  théorie 
nouvelle,  telle  que  les  expose,  non  sans  courage,  un  de  ses  inter- 
prètes les  plus  fidèles  et  les  pins  convaincus  (1).  Les  classes  sociales, 
nous  dit-on,  se  sont  formées  dans  chaque  société  de  la  même  fiaçon 
et  par  l'action  de  la  même  loi  que  les  races  au  sein  de  l'espèce  et 
que  l'homme  lui-même  au  milieu  des  espèces  animales.  11  faut  avoir 
l'ent^dement  obscurci  par  des  préjugés  de  système  ou  des  passions 
personnelles  pour  ne  pas  saisir  les  mille  liens  qui  unissent  ces 
inégalités  innées,  originales,  aux  inégalités  sociales  garanties  par 
la  loi,  en  d'autres  ternes  l'hérédité  naturelle  à  l'hérédité  instituée. 
On  nous  donne  ces  deux  propositions  fondamentales  comme  résu- 
mant les  conséquences  nécessaires  de  la  théorie  :  1^  il  n'est  point 
d'inégalité  de  droit  qui  ne  puisse  trouver  sa  raison  dans  une  inéga- 
lité de  fait,  point  d'inégaUté  sociale  qui  ne  doive  avoir  et  n*ait  à 
l'oirigine  son  point  de  départ  dans  une  inégalité  naturelle  ;  V  oorré- 
lativ^nent,  toute  inégalité  naturelle  qui  se  produit  chez  un  individu, 
s'établit  et  se  perpétue  dans  une  race,  doit  avoir  pour  conséquence 
une  inégalité  sociale,  surtout  lorsque  Tappuîtion  et  la  fixation  de 
cette  inégalité  dans  la  race  correspcmdent  à  un  besoin  sodal,  à  une 
utilité  ethnique  plus  ou  moins  durable. 

A  Tappui  de  cette  double  thèse,  on  cite  tous  les  faits  histiviques 
d'hérédité  que  nous  avons  énumérés  et  bien  d'autres,  comme  l'in- 
stitution de  la  magistrature  et  du  sacerdoce  antiques  i  côté  des  aris- 
tocrates, des  royautés  et  des  castes,  en  général  de  toutes  les  auto- 
rités politiques,  héréditaires  d«is  l'origine,  qui  ont  pu  sans  doute 
exagérer  le  fait  primitif  des  inégalités  naturelles,  parJkns  même  le 
fausser  par  la  ruse,  l'hypocrisie  ou  la  violence,  mais  gui  le  plus  sou- 
vent n'ont  fait  que  Texprimer  avec  un  saisissant  relief  ci  le  traduire 
avec  éclat  sur  la  scène  de  Thistoire.  Dire  que  ce  fait  est  fatal,  c'est 
fire  qu'il  est  légitime  ;  les  deux  choses  ne  se  dktinguwt  pas  dans 

(1)  M«»  aômence  Royer,  On^inei  de  Vkomme  H  des  sodéUs^thêfi.  im.—  Noos  aToos 
expoié  avec  plus  de  déTeloppement  ces  conséquencei  du  darwiniame  doos  on  chapitre 
àeè  ProbUmes  de  morale  sociale,  inUtalé  î  Origine  et  avenir  des  soditis  d* après  la 
dêctrim^VévotatUm. 


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ss^ss 


ESSAIS  BE  PSTGHOLOGIB  SOGUU.  5A3 

récole  de  révolution.  Marquer  TiMÎgiQe  et  le  caractère  des  inégalités 
sociales^  c^est  retrouver  leurs  titres  dans  le  seul  code  qui  ne  soit  pas 
rédigé  par  Tarbitraire  et  la  fantaisie,  le  code  de  la  nature. 

De  là  que  de  conséquences  I  L'équité  n'est  pas  l'égalité  qui  s'é- 
tablit d'honune  à  homme  dans  la  démocratie  moderne,  ce  n'est  pas 
l'égalité  absolue,  c'est  la  proportionnalité  du  droit.  II  n'est  pas  vrai 
que  tout  bonmie  soit  ^al  à  un  autre,  pas  plus  que  l'animal  n'est  égal 
à  l'humanité.  De  même,  que  dans  les  organismes  les  plus  élevés,  la 
division  physiologique  du  travail  est  la  condition  même  de  la  vie,  de 
même  dans  l'organfeme  social  qui  en  r^roduit  les  conditions  et  les 
règles,  il  y  a  division  et  hiérarchie  des  fonctions.  C'est  l'idée  mat* 
tresse  de  la  scienœ  nouvelle,  la  sociologie.  Ajoutez-y  l'hérédité  qui 
est  au  fond  de  la  doctrine  et,  par  une  série  de  coisséquences,  vous 
pourrez  reconstruire  toute  une  société  qui  ressemblait  fort  à  la 
société  féodale,  sauf  que  la  féodalité  avait  pour  base  la  force  et  que 
la  société  future  aura  pour  base  la  science.  Mais  le  principe  sera  le 
même  :  l'inégalité  transmise  par  le  sang  et  garantie  par  la  loi,  le 
privilège  scientifique  à  la  place  du  privilège  militaire,  la  noblesse 
du  laboratoire  au  lieu  de  la  noblesse  de  l'épée.  Il  y  avait  autrefois 
le  noble  et  le  peuple;  il  y  aura  maintenant  le  savant  et  la  fouie.  Le 
savant  deviendra  caste  à  son  tour;  il  fera  souche  de  petits  savans 
en  herbe  avec  tous  les  privilèges  de  sa  sagacité  acquise  et  transmis- 
sible;  il  tendra  de  plus  en  plus  à  prendre  au  sérieux  le  dogme  de 
l'inégalité  héréditaire  et  à  exclure  la  multitude  du  partage  de 
soa  droit  incommunicable  et  garanti.    ^ 

Et  qu'on  ne  pense  pas  que  ce  soit  là  une  utopie  solitaire.  Sous 
des  formes  variées,  ce  rêve  a  été  ùÀt  plusieurs  fois  de  notre  temps. 
Il  nous  serait  aisé  de  signaler,  chez  pfaisîears  de  nos  penseurs  con- 
temporains, ce  g^me  d'une  dictature  inteliectueUe,  déléguée  aux 
savans,  ministres  et  mandataires  du  progrès,  d'avance  consacrés 
par  la  nature,  dont  ils  sauront  mieux  que  tout  autre  interpréter  et 
,  appliquer  les  lois,  le  ne  crois  pas,  en  disant  cela,  m'éloigner  i)eau- 
coup  de  la  pensée  intime  de  M.  Herbert  Spencer,  qui  se  trahit  en 
plusieurs  endroits  de  ses  livres.  Qu'est-ce,  en  effet,  pour  lui  que  le 
progrès  social,  sinon  la  tendance  à  YintégraHon,  c'est-à-dire  à  la 
concentration  des  élémens  du  groupe  social,  «  à  la  consolidation 
de  la  masse  totale?  »  Qu'est-oe,  au  contraire,  <îue  le  déchu,  la  dis- 
solution, sinon  la  tendance  des  parties  à  se  disperser,  a  de  la  masse, 
à  se  déconsolider  t  »  Une  société  est  en  progrès  à  mesure  qu'elle 
s'organise  en  parties  distinctes  et  coopératives,  en  une  hiérardiie 
coordoonée  de  mouvemens  et  de  facultés.  Le  terme  de  sa  croissance 
est  atteint  quand  les  unités  sociales  se  sont  agrégées  en  groupes 
coordonnés  qui  accomplissent  des  fonctions  distinctes  et  harmo- 
niques, c'est-à-dire  quand  tous  les  mraibres  qui  la  composent 


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5i&  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

sont  irrévocablement  fixés  dans  les  cadres  d'une  hiérarchie  immo- 
bilisée. Telle  est  la  doctrine  qui  ressort  de  la  Statique  sociale^ 
de  YEssai  sur  le  progrès^  de  toute  la  Sociologie  de  M.  Spencer. 
Et,  sous  des  termes  techniques,  peut-on  voir  là  autre  chose  qu'une 
résurrection  scientifique  des  classes  formant  cette  «  hiérarchie 
immobile  »  qui  marque  le  jour  de  l'évolution  accomplie?  Dès  lors, 
grâce  à  cette  distribution  des  capacités,  des  forces  et  des  fonc- 
tions sociales ,  le  bien  parfait  régnera  sur  la  terre  :  «  Le  pro- 
grès ainsi  expliqué  n'est  point  un  accident ,  mais  une  nécessité. 
Loin  d'être  le  produit  de  l'art,  la  civilisation  est  une  phase  de  la 
nature,  comme  le  développement  de  l'embryon  ou  l'éclosion  d'une 
fleur.  Les  modifications  que  l'humanité  a  subies  et  celles  qu'elle 
subit  encore  résultent  de  la  loi  fondamentale  de  la  nature  orga- 
nique, et,  pourvu  que  la  race  humaine  ne  périsse  point  et  que  la 
condition  des  choses  reste  la  même,  ces  modifications  doivent  abou- 
tir à  la  perfection.  Il  est  sûr  que  ce  que  nous  appelons  le  mal  et 
l'immoralité  doit  disparaître;  Û  est  sûr  que  l'homme  doit  devenir 
parfait  (1).  d  —  Il  n'importe  pas  en  ce  moment  de  savoir  combien 
de  temps  doit  durer  cet  équilibre  parfait,  quel  sera  le  lendemain 
de  ce  règne  de  la  perfection  sur  la  terre,  et  par  quel  rythme  fatal 
la  dissolution  doit  accomplir  son  œuvre  dans  les  sociétés  d'abord, 
dans  la  terre  elle-même,  dans  le  monde  actuel  tout  entier.  II  nous 
suflisait  de  montrer  que  l'évolution  sociale  se  fera  par  la  prédo- 
minance de  l'élite  scientifique,  en  vertu  de  la  loi  fondamentale 
a  de  la  hiérarchie  coordonnée.  »  N'est-ce  pas  proclamer  la  néces- 
sité de  ce  qu'un  des  disciples  de  cette  école  appelle  «  une  classe 
régulatrice,  distincte  des  classes  gouvernées,  »  se  formant  par  un 
lent  et  patient  travail  d'aflinage  et  de  perfectionnement,  la  caste  des 
savans,  ouvriers  ou  plutôt  initiateurs  de  la  civilisation,  qui  doivent 
concentrer  entre  leurs  mains  la  fonction  sociale  par  excellence,  le 
pouvoir  de  faire  les  lois,  c'est-à-dirQ  d'interpréter  le  vrai  droit  natu- 
rel fondé  sur  les  lois  de  la  vie,  d'établir,  à  tel  moment  de  l'his- 
toire, l'utilité  spécifique  qui  correspond  à  chacune  des  phases  de 
l'humanité? 

Cette  fonction  du  savant,  tout  idéale  sans  doute  chez  M.  Herbert 
Spencer,  prend  chez  un  de  nos  plus  brillans  écrivains  une  consis- 
tance singulière,  j'allais  dire  une  réalité  effrayante,  si  je  ne  nie 
souvenais  à  temps  qu'il  ne  s'agit  que  d'un  rêve.  On  n'a  pas  oublié 
la  sensation  que  produisit,  il  y  a  quelques  années,  cette  hypo- 
thèse proposée  sur  l'avenir  du  monde  et  sa  transformation  par 
la  science.  «  Le  but  poursuivi  par  le  monde,  nous  disait-on,  loin 
d'être  l'aplanissement  des  sommités,  comme  le  voudrait  la  démo- 
Ci)  HerilMrt  Spencer,  Social  StiUia. 


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ESSAIS  DE  PSYCHOLOGIE  SOCIALE.  5ili5 

cratîe  sectaire  et  jalouse,  doit  être,  au  contraire,  de  créer  des 
êtres  supérieurs,  que  le  reste  des  êtres  consciens  adorera  et  ser- 
vira, heureux  de  les  servir,  La  fin  de  l'humanité,  c'est  de  pro- 
duire des  grands  hommes;  le  grand  œuvre  s'accomplira  par  la 
science,  non  par  la  démocratie.  ••  L'essentiel  est  moins  de  produire 
des  masses  éclairées  que  de  produire  de  grands  génies  et  un  public 
capable  de  les  comprendre.  Si  l'ignorance  des  masses  est  une  con- 
dition nécessaire  pour  cela,  tant  pis.  La  nature  ne  s'arrête  pas 
devant  de  tels  soucis  ;  elle  sacrifie  des  espèces  entières  pour  que 
d'autres  trouvent  les  conditions  essentielles  de  leur  vie...  L'élite 
des  êtres  intelligens,  maîtresse  des  plus  importans  secrets  de  la 
réalité,  dominerait  le  monde  par  les  puissans  moyens  qui  seraient 
en  son  pouvoir  et  y  ferait  régner  le  plus  de  raison  possible...  Par 
l'application  de  la  science  à  l'armement,  une  domination  univer- 
selle deviendrait  possible,  et  cette  domination  serait  assurée  en  la 
main  de  ceux  qui  disposeront  de  cet  armement...  L'être  en  posses- 
sion de  la  science  mettrait  une  terreur  illimitée  au  service  de  la 
vérité.  Les  terreurs,  du  reste,  deviendraient  bientôt  inutiles.  L'hu- 
manité inférieure,  dans  une  telle  hypothèse,  serait  bientôt  matée 
par  l'évidence,  et  l'idée  même  de  la  révolte  disparaîtrait.  »  Ainsi  se 
reconstituera,  au  profit  de  la  science,  une  aristocratie  formidable 
dont  l'aristocratie  du  passé  ne  pouvait  donner  aucune  idée  :  «  Le 
principe  le  plus  nié  par  l'école  démocratique  est  l'inégalité  des 
races  et  la  légitimité  des  droits  que  confère  la  supériorité  de  race. 
Loin  de  chercher  à  élever  la  race,  la  démocratie  tend  à  l'abaisser; 
elle  ne  veut  pas  de  grands  hommes...  Il  est  absurde  et  injuste,  en 
eflet,  d'imposer  aux  hommes,  par  une  sorte  de  droit  divin,  des 
ancêtres  qui  ne  leur  sont  en  rien  supérieurs.  La  noblesse,  à  l'heure 
qu'il  est,  en  France,  est  quelque  chose  d'assez  insignifiant,  puisque 
les  titres  de  noblesse,  dont  les  trois  quarts  sont  usurpés  et  dont  le 
quart  restant  provient,  à  une  dizaine  d'exceptions  près,  d'anoblis- 
semens  et  non  de  conquête,  ne  répondent  pas  à  une  supériorité  de 
race,  comme  cela  fut  à  l'origine;  mais  cette  supériorité  de  race 
pourrait  redevenir  réelle,  et  alors  le  fait  de  la  noblesse  serait  scien- 
tifiquement vrai  et  aussi  incontestable  que  la  prééminence  de 
l'homme  civilisé  sur  le  sauvage,  ou  de  l'homme  en  général  sur  les 
animaux  (1).  » 

Nous  ne  prendrons  pas  au  pied  de  la  lettre  ces  spéculations  écloses 
dans  toute  la  liberté  du  dialogue  ou  du  rêve;  nous  ne  toucherons 

(1)  Dialogues  et  Fragmens  philosophiques,  par  Ernest  Renan.  —  Troisième  dia- 
logue, Révesy  p.  100-120. 

Ton  LTii.  — 1883.  35 


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pftç,  dwwitage  mx  droits  irégi^tos.  v:aimç»i  énomues  que  Vqo, 
atteU>u§  4  c^Ufii  dyoj^^tie  d'hpjncPQ^  4iyJioi3é3*,  Hais  dou$,  troiuxona  là. 
et  opua  vouboos  ç(\aal4tep  un  ét^t.  de  riouigiQation  co(a.emporaiixe^ 
ujfte  we  sur  Taifenir.  (jtii  ft'est  w  unique,,  m  wôme  rare  parmi  lea 
sa-vans.  CoDwue»t3!eu*rraogçra  la  démocratie  moderne,  si  jalouse 
dç^Wp^çTté  etpJus  çnoore.  d'égalité,  uous  ipCeu  saxQi^s.  rieu^  A.cç^pr 
ter4;ttrelte  o^ei  toi  de s^eQJipu«(ûe«tii8quft  cpl rétablît le^iuégjiJir 
tfe  5ociWea  daua  toute  leur  rigu/^ur,^  cpmme  la  çpnditiw  du. progrès», 
axc;ç  la.sapcjioftd'uue.  fetalité  qui  ost  celte  des  toî$,  de  Ia.natui:e?.ll 
s^iff^bh  bieu  qu'ijl  y  9ii  wtifiatbio.  dç  tjempéxamejftt  comme  de  doc-* 
tripe  çntre  Técok  démocratique  ^t  F^olç  d©.  Darwiu.  Si  le  divQrcft 
a'a  p^.  encore  éckté,  cela  tient,,  ou  bieu  ^  une  affectation  d'igpor 
nwwje  invmisemblable  do  h  part  d'gue  démocratie,  qui  se  prétend 
sçi/înjlitiquo,  ou  bien  à  une  complicité  de  silewe  concertée  par  le^ 
habite  pow  n'avoir  pw  i  3'Qi^pliquçr  sur  des.  poi»ts  délicats  et 
laisser  croire  le  plus  longtemps  posi^ble  que  l'accord  règne  entre. 
Ic^  m^ttrea  du  pouvoir  «Kttuel  et  ce.u?;  qp'on,  proclame  comm»  les 
m^tpqs  de  la  pensée  eontemporw».  Et  pouBtaut»  infailliblemjçnt, 
cci€ti  twm  ceK  si  te  darwinisme  a  rwojju 

Powr  nous,  qui  nç  sommes  pas  liés  par  tes  momies  engagemens,. 
etqjui  gardAn;^  dana  ces  grande  conflits  d'idéeala  liberté  de  notre 
ju^ment*  upus  avouons  ingénument  que,  malg^  notre  goût  pour 
la,$cieuc0r  WW  ue  verrions  p43  saji^  ti^rreur  l'ayènement  de.  cette 
diQtAturo  d'un  nouv^u  gemre,  quelque  atténuée  qu'eJte  fût  dan3>la 
pr»)i(pjifi.  Que  Vou  rçnde  tes.  plu»  graodsi  honneurs  ai»  «avaus  qui 
ilbi^stront  up  pays»  qu'on,  tes  comble  de  ricbesses,  si  l'on  veut,  pour 
l^  mettra  à  l'i^ri  des  soumis  yulgjwresudaua  lea  conditions,  les  plu» 
f^yor^^bles  auj^grwdea  e^pérteuc^  dout  dépeudent  tea  découvej;lea» 
eJi  pour,  tesquellos  il  w  &ut  jamw3,qu'une  nation  lésine  (car  ce  serait 
l^iOjsr  ayec  sa.  fortun)?  ou.  sa.  gteire)^  jp  l'accorde  et  de  tout  cœur 
ïl  ^pbKwîis,;5Qrtoaa  do  rab«ti:acitiou  et,  rentrons  dans  tes  iaits.  Que 
l'OP  appelle  au  séwt  qu.elqf*fi»-uns  d'entre  eu?;  qui  puissent  éclairer 
k  lé<;i8latfiur  sur  des  qu^stiona-spéciole»!  soit.  Mais  jfi  me  défierais 
bçftucoujp  d'une  çbfwbre'mw^çiwïi^ntrecrutéqd^  cetteX^çon*  Uosprit 
sçieutiûflçue  çt  l'esprit  politi^  ne.marohont.pas  toi^ours^dumômet 
pas,;,  les  méthode  diffèrent  :.  la,  sciencQ  cherche  l'univcasel  et  l^ 
nécessaire  dans  les  lois;  la  politique  cherche  le  possible  dans,lC!3 
tçwsa^tions^  l^aiiptitudeç  diiS^rent  é^oroont,  tin  ^rit  eixcellont 
dftns.te  labiorfttpurq  peut  ôtre  uuespwt  înciiirahlementjfcwK  dans  une 
commission  législative  ;  il  peut  y  apporter  une  raideur  et  une  logi- 
que absolue  qui  peuvent  faire  beaucoup  de  mal.  Supposez  une  oli- 
garchie scientifique  régissant  souverainement  un  peuple  :  ou  peut  à 
peine  imaginer  de  quelle  expérience  elle  pourrait  s'aviser  sur  ses 


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ESSAIS  DE  PSYCHOLOGIE  SCfeïÀIE.  84? 

sujets,  in  anima  tilt  (1).  La  ctrriôsité  savante  pouiWiît  être  désas- 
treuse sur  ceux  qui  y  seraieiit  soutriis.  Ce  tnêttte  désîiitéreéÉte- 
mentï^rtitique,  qui  èét  utife  gloire  ^daiis  la  aclèwce,  serait  uti  grtlta'd 
pôril  dattS  le  triaiiiement  des  fchoses'hUUMtines,  dout  les  deilx-^élé- 
metïs  à'feottibîtier  SOttt  les  itttêrèts  *t  !es  droits.  Ou  ne  traite ^as^éës 
deux  élémeïis,  (jui  représetiteïlt  des  intetHgenees  et  des  toIc«rt*, 
parlés  ttoômes  pPocédés  d'etpêrîmentatiôn  quelôs  substances  iteëh- 
siWes  d'un 'laboratoire.  S'il  s'agit  des  îmér6(s,'lls  ne  soùflfrétlt  Jitta 
qu'une  intelligentte  prétendue  supérieure  les  interprète  à  sa  tMtiîÔVe 
ôt  en  déclare  arbitrairement  la  conTenawcè  ;  s'il  s^agit  défe  droits, Ul 
y  a  là'une  idéalité  Vivante,  résistante,  indotttptB[ble,^dont  la  ptitlqtie 
de  la  science  ïie  donne  aucune  idée.  En  toiites  tes  matîèreis  délicates, 
un  homme  de  simfpïe  bon  sens,'dfe  droite iiaison,noti'ettdoôtritié'pttr 
les  systfemies  ni  fanatisé  par  leîs  partis,  cuirait  plus  de  garanttes 
que  le 'plus  illustne  algébriste  ouie  plus  grand  chimiste  dfef l'Eu- 
rope. 

Les  exemples  ne  mHnquent'pas  autour  de  nous  &  Tappui  de  notre 
opinion.  Dn  des  meilleurs  écrivains,  un  des  rares  criliquefe  qUe  la 
•France  possède  encore,  écrit,  jour  par  jour,  Un  livre,  qtii  'SOMi  dés 
plus  curieux,  pour  montror  le  dommage  que  ta  politique  àTàlt^dx 
tertres  dfepufis  un  demi^ècle.  'Ofa  'pourrait  en  écrire  un  ttttttfe  sur  le 
tort  que  la  politique  tei  fait  aux  Sciences,  pour  montrer  combien  die 
a  dévoyé  d'intelligences  et 'troublé  de  carrières  parsesprëMigès 
Bouvént  stériles.  ^  An  fbnd,  les  lois  et  les  Institutions  sociales  n^o^t 
pas  beaucoup  de  leçons  à  prendre  des  sff?{ans,  si  l-on  réserve'ctttaiûs 
points  qui  touchent  à  Thygiène  et  au  régime  indUâtriël.iLasCiSiiCe 
positive  n'a  rien  à  démêler  avec  la'conscieuce  ;  de  tOUt^'Ieis^SCiôMtes 
réunies  on  ne  pourrait  extraire  un  s^uP principe  juridique,  Kh^seul 
atome  de  morale. 

Quand  c^  parle  des  savons  s^pëlés  à'régir  le  monde  "au  nom'de^ 
sôlectitm,  on  pense  surtout  aux  représetftansdelaphysidlogieet'flèla 
biologie,  lesquels  aurâîerit  pour  mission  d'appliquer  puremetft  ^t 
simplement  les  lois  de  l'Wstoîre  naturelle  aux  r^qpfports  et  auxpliéttô- 
mèues  sociaux.  C*est  \  cie  titre  qu'ife  devront  excTtîer  leur^oUVéWi- 
neté.'Or,  s'il  y  a  une  Idi  évidétite  qui  ressorte  de  la  ^biolo^e,  c'ë*t 
celle^ii,queTîOustroûv01is^tortauIéeparï![.'flérbert'S][>fencer  en  dët*x 
proposkions  :  'ht  première,  tfeétqne  la  qualité  ffunosoéifitfe  bai«e 

(1)  Veat-on  un  exemple  enire  mille?  Dans  un  liTfe  tout  récent,  VVnwen  inviiible, 
delfM.  ^aifour  Stewart  et  ïait,'noas  trouTdns  cette  i'dée  vràiteent  neuve  eut  )'é!irploi 
de  l'électHéité  cdmnfe  âiode  de  éhiiiitfent  app]h|té  Ittx  (â^iminéls  :  ^'On'pcMt,'Ue«ui 
-aMMitcétUémi^TMIs,  MpplKfiMr  ndlMtridté'dera^  à^réatfr^rpe«Mt'UbS|Mtt{»a 
fixé  par  la  loi  et  soni  la  direcUon  de  pbyiiclens  et  de  physiologistes  habiles,  one  tor- 
hire  absolument  imàescriptible^  sans  accompagnement  de  blessores  ou  de  contosions, 
qui  pénétrerait  toutes  les  libres  de  la  charpente  de  pareils  m'écréans.  » 


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548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SOUS  le  rapport  physique  par  la  conservation  artificielle  de  ses  mem- 
bres les  plus  faibles  ;  la  seconde,  c'est  que  la  qualité  d'une  société 
baisse  sous  le  rapport  intellectuel  et  moral  par  la  conservation  arti- 
ficielle des  individus  les  moins  capables  de  prendre  soin  d'eux- 
mêmes.  On  voit  d'ici  les  conséquences  immédiates,  la  condamnation 
d'une  sotte  et  active  compassion,  charité  ou  philanthropie,  qui  inter- 
vient en  faveur  des  infirmes  et  des  incapables  pour  contrarier  le 
travail  salutaire  de  la  nature,  ce  travail  d'élimination  par  lequel 
la  société,  livrée  aux  lois  naturelles,  s'épurerait  continuellement 
d'elle-même;  l'interdiction  du  mariage,  ou  bien  «  à  ceux  qui  se 
trouvent  dans  un  état  marqué  d'infériorité  de  corps  et  d'esprit,  ou 
bien  à  ceux  qui  ne  peuvent  épargner  une  abjecte  pauvreté  à  leurs 
enfans,  car  la  pauvreté  est  non-seulement  un  grand  mal  en  soi,  mais 
elle  tend  à  s'accrottre  en  entraînant  à  sa  suite  l'insouciance  dans  le 
mariage  (1).  »  Il  y  a  lieu  d'aviser,  s'écrie  M.  Spencer,  reprenant  à 
son  compte  cette  même  idée  ;  si  les  gens  prudens  évitent  le  mariage, 
tandis  que  les  insoucians  s'y  précipitent,  d'autre  part,  si  une  géné- 
rosité inconsidérée,  bornée  dans  ses  vues,  arrive,  en  protégeant  les 
incapables,  à  produire  une  plus  grande  somme  de  misère  que 
l'égoïsme  extrême,  il  reste  qu'il  faut  à  tout  prix  et  le  plus  prompte- 
ment  possible  modifier  les  arrangemens  sociaux  de  manière  qu'au 
rebours  de  ce  qu'ils  font  aujourd'hui,  ils  favorisent  à  l'avenir  la  sur- 
vivance et  la  multiplication  des  individus  les  mieux  doués  et  s'op- 
posent à  la  multiplication  et  même  à  la  conservation  des  antres.  — 
Ce  sont  là  quelques-unes  des  applications  qu'on  peut  faire  de  la  bio- 
logie au  gouvernement  des  sociétés  humaines;  elles  sont  graves, 
elles  pourraient  devenir  redoutables. 

Tout  cela  est  très  logique;  ce  sera  la  matière  des  prochains 
décrets  que  rendra  la  science  dès  qu'elle  sera  devenue  la  maîtresse 
de  la  vie  humaine.  En  même  tenips  que  s'établira  sur  des  bases 
nouvelles  une  oligarchie  très  autoritaire,  se  fondera  sous  sa  direc- 
tion l'ère  de  l'humanité  renouvelée  par  ces  lois,  héritière  d'une 
vigueur,  d'une  santé,  d'aptitudes  toujours  croissantes,  transmis- 
sibles  avec  le  sang,  destinée  à  représenter  dans  tout  leur  éclat 
les  deux  principes  sociologiques  de  l'avenir,  la  sélection  et  l'hé- 
rédité, qui,  bien  administrées,  procureront  à  nos  descendans  une 
prospérité  sans  limite.  —  Mais  voici  qu'à  la  loi  du  progrès  par  Thé- 
rédité  s'oppose  une  loi  toute  contraire,  celle  du  déclin  amené  par 
la  même  cause.  Sur  ce  point,  comme  sur  tant  d'autres ,  se  pro- 
duit'une  de  ces  apparentes  antinomies  qui  sont  le  désespoir  de  la 
raison.  Je  crains  que  les  espérances  de  M.  Spencer  ne  soient  trou- 
vées vaines  et  qu'il  ait  eu  tort  de  voir  dans  le  progrès  une  néces- 

(1)  Darwin,  la  Descendance  de  Phonme,  traduction  française,  t  n,  p.  438. 


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mrnmmsm. 


ESSAIS  DE  PSYCHOLOGIE  SOCIALE.  5&9 

site  de  nature  <c  comme  le  développement  d'un  embryon  ou  Téclo- 
sion  d'une  fleur;  »  je  crains  que  la  conquête  du  mieux  sur  la  terre, 
sans  parler  du  bien  absolu  qui  est  une  chimère,  ne  redevienne  ce 
qu'elle  était  avant  les  beaux  rêves  du  darwinisme,  une  œuvre  dif- 
cile  et  lente,  précaire  et  disputée,  sujette  à  de  terribles  retours, 
incomplète  et  partielle,  condamnée  à  ne  se  réaliser  jamais  dans  tous 
les  élémens  qui  la  composent,  reculant  sur  un  point  tandis  qu'elle 
s'avance  sur  d'autres;  œuvre  imparfaite  toujours,  c'est-à-dire 
humaine.  L'ouverture  du  paradis  terrestre  est  provisoirement 
ajournée. 

Examinons  cette  loi  de  la  décadence,  voyons  dans  quelles  circon- 
tances  elle  produit  son  effet,  qui  est  non-seulement  de  suspendra 
le  progrès,  mais  de  le  faire  rétrograder.  La  nature  organique  nous 
en  fournit  de  nombreux  exemples.  C'est  même  pour  cela  que  plu-^ 
sieurs  savans,  plus  ou  moins  disciples  de  Darwin,  préfèrent  le  mot 
transformisme  à  celui  d'évolution.  Dans  un  récent  écrit,  M.  de 
GandoUe  nous  en  donne  la  raison.  Ce  mot  est  préférable ,  dit-il, 
parce  que  les  changemens  successifs  de  formes  ne  sont  pas  toujours 
dans  le  sens  d'un  plus  grand  développement.  Il  se  fait  quelquefois 
des  changemens  dans  le  sens  d'une  simplification.  Ainsi  les  para- 
sites (animaux  ou  végétaux)  sont  des  états  simplifiés  de  certaines 
organisations;  de  même,  les  animaux  qui  vivent  dans  les  cavernes 
et  les  plantes  aquatiques.  On  ne  sait  pas  toujours,  dans  ces  struc- 
tures, ce  qui  est  un  non-développement  ou  un  retour  vers  un  état 
plus  simple  après  plusieurs  générations  compliquées,  mais  on  peut 
constater  ou  présumer  dans  certains  cas  ce  qu'il  en  est  (i).  M.  Rey 
Lankaster  a  publié  dans  le  même  sens,  en  1880,  un  peiit  volume 
intitulé  :  Dégénérescence  {Degeneration^  a  chapter  in  Darwinism). 
Les  causes  d'une  dégénérescence  se  retrouvent  aussi  bien  dans 
l'organisme  social.  Malgré  son  optimisme  et  sa  foi  dans  le  déve- 
loppement intellectuel,  toujours  croissant,  de  l'humanité,  M.  Galtoa 
exprime  la  crainte  que  l'amélioration  des  facultés  dans  les  races  de 
haute  culture  ne  marche  pas  assez  vite  pour  les  besoins  croissans 
d'une  civilisation  qui  grandit  énormément.  «  Notre  race  est  sur- 
chargée; elle  semble  courir  le  risque  de  dégénérer,  à  la  suite  d'exi- 
gences qui  dépassent  ses  moyens.  Quand  la  lutte  pour  l'existence 
n'est  pas  trop  grande  pour  la  force  d'une  race,  elle  est  saine  et 
conservatrice;  autrement  elle  est  mortelle  (2).  » 

On  cite  un  exemple  frappant  à  l'appui  de  cette  opinion  :  la  divi- 
sion du  travail  augmente  toujours  avec  la  civilisation;  mais  il  n'est 
guère  douteux  qu'en  même  temps  qu'elle  simplifie  l'œuvre,  elle 


(i)  Darwin  considéré  au  point  de  vue  des  causes  de  son  suocèf,  1882. 
(2)  Hereditary  Genius,  p.  345. 


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&50  R£WE  DES  BBex  MÛMINIS, 

41111111116  les  ofibffts  de  TciBprk,  ehaque  indhridtt  n^ayant  à  penser 
qu'à  une  ebose,  «e  qui  deviondrak  à  1^  lengus  un  ol)€diac)e  ^mi  ébm^ 
I<^peffiieatiBteIkctjuûri  dans  les  popHlalJODS  très  cm^  Tout  là'en^ 

donc  pas  profit  et  ^ain  dans  le  pi^^^ës  appajf^nt,  ni  cm  iodustriot 
ni  ailleurs*  El,  dans  quelques  pagies  ^cellenlee,  que  je  me  plaîs  & 
pésumer,  M.  de  G»detle  «g^Iak  idès  187S  les  causes  Damhreuset 
qui  amènent  peur  le  genre  humain  ou  pa«ur  les  nations  une  sélee»^ 
lion  dans  le  mauvais  sens  ou  un  arrêt  de  eéleelioD.  L'histoire,  dit^ 
est  d'accarxl  avec  la  théorie  pour  mootrer  à  quel  degré  le  pDOgsès 
intellectuel  et  moral  de  l'humanité  est  irrégulier  et  douteux  ;  il  y  a 
À  04^  bien  des  ^rauses.  Des  peqpulalions  d'élite  ont  di^«ru  •entière- 
ment; 4e6  inyasions  de  barbares  continuent  toujours ,   s<mis  ia 
forme  des  émigtadions  len  masse  de  prolétaires  chinois,  irlandais 
et  autoes  dans  les  pays  toivUèsés  d'anjourd'ibui.  C'est  d'ailleurs  un 
fait  receonu  que  oe  sont  les  famiUee  les  Moins  înleUigQnles  «et  4et 
moins  prévoyantes  qui  ont  le  pkâ .d'enfans,  et,  dès  loro,  «il  «aat  à 
craindre  que  le  progrès  de  l'inteUigeBce  «w  subisse  ides  mom«is 
4'avrèi.  *-^  La  marche  des  faits  inadurels  n'est  jp^A  néeessairemanlt 
-oonfonne  è  l'idée  que  neus  oious  iaisans  de  ce  qui  .est  bon  ou  mmi*- 
^vaîs.  La  théorie  ide  IL  Danwin  ^ur  l'adaptation  des  ^ètoes  onganieés 
AU  milieu  et  auk  ciroenslancee  ne  s'acoomptit  pas  toujours  dans  k 
.sens  du  perfeclionnemeiiit  ide  d'organisme  physiologique  ou  scicisl 
4al  i€pie  nous  l'entendons.  Le  onende  est  peiiplé  laujourd'hui  d'une 
iufinilédtespèees  «végétales  «tianimales  peu  développéei^  Ges-étces 
iolérieurs  sont  tmAianm  bien  >adaptés  aus  >circQnstaoces  adneUes^ 
puisqu'ils  eaistent,  que  d!au(res  que  nous  appdons  supérieurs.  De 
inèMe  pom-  les  raoes  et  les  familles  humaines  :  les  plus  grossières 
sont  quelquefois  miepK  que  les  eutrea^iâoplées  auxoonditions  «Ae  la 
'fie.  Ainsi  les  nègres  résistent  iparàtftemeot  axix  climats  équatoriaca, 
tt,  dane  ms  pays  dviltsés,  œiÂaines  pepulaiions  de  prolétaires  <^ao* 
•ceomoient  pour  «virre  de  leondÉtions  misérriries  que  d'wotpee  «e 
surpaient  pas  «apporter*  fii  donc  dl  arrive  à  se  prodnire  dans  f  ave- 
iMT  des  hommes  plus  twidiisens  «t  phisi  clâirvoyans  qvt^vjonrd'lMâ, 
il  y  en  avnra  aussi,  et  beaucoup,  de  moins  int^lligens  et  moins  prè- 
-viqfans,  4  oôté  d'eux  ou  ailleura»  qui  convoiteront  leurs  biens  cft  «e 
moqueront  de  leurs  droits.  L'opttmfSBie  est  très  agréable,  puisqtiHl 
séduit  les  hommes  4es  plus  tposMfe,  mais  il  d'est  pas  oonfonne  txa 
faits  du  passé  ni  aux  faits  proiNttffes  pour  Tavenir.  La  s^ectsun^t 
l'hérédité  mipesvent  iniuer'daBfê  le  sens  du  progrès,  «i  Ton  s^^n  rap- 
porte au  eoaditîons  connues  et  vraisemblables,  que  dime  manière 
iloutmse, ttemporairset 'extrêmement  tenle  (t). Ce  serait  donc uoe 

(i)  A.  de  CaotfettB^.iKitetfvte  aeimoes  tt  en  mwmi  éenk  dêw»  tiè9tm.  ^  La 
SélôctioH  dans  Petpèce  humaine^  p.  422-436. 


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ESSAIS   DB  PSSCHDIOfilB  SOCIIftU.  5M 

iUwîoii  da  reconstnure  sut  U  base  des  idées  HMideme»  la  tbtorid 
d«  perfectionnemeiili  iodàfini  de  eertams  pbibsophes  Itrançùs  d«i 
siteb  dernier,  à  la  façon  de  Condor  cet. 

Yoilà,  eertes,  de»  faits  qui  contfarient,  sinon  le  texte  ménae  de 
Darwin,  du  moins  los  idées  (p»e  sa  doctrâie  a  fût  maître  dans  les 
esprits,  les  espérances  qu'elle  a  suscitées,  et  puticuUëreinent  le 
dogme  àa  progrès  total  et  nécessaire,  cher'  k  M.  Spencer.  A  la  suite 
des  théories  transformistes  et  de  rétonmaiite  fortune  qu'elles  ont 
faite,  il  s'était  créé  da»s  les  esprits  une  sorte  d'hi^itnde  dfB  consi^ 
dérer  la  sélection  comme  un  moyen*  infaillible  de  réaliser  Le  progiiis, 
que  ^hérédité-  se  chargeait  de  fixer,  de  consenrerel  do  trattsmetire. 
Quoi  de  plus  naturel  à  coneev^iîrT  La  nature  elte^^môme  nous 
enseignait  le  perfeetionnenent  des  espèces  par  la  sélection*  Si 
l'homme  se  substitue  à  la  nature,  s^il  arrivo  à  diriger,  aiec  toutes 
les  lumières  de  rexpérienoe  et  de  ia  Bajsen,  cet  instrument  déjà  si 
puissant,  quels  résultats  ne  doit-il  pas  obtexinrl  Et  la  facilité  de 
transmission  menant  s'y  joindre^  vfiHà  l'idée  du  perfectionneoienl 
indéfini  qui  recommence  dans  Timaginatiois  de*  rbomnhe,  mais,.eetto 
fois,  sur  des  bases  scientifiques,  et  arec  cesdeox  pouvoir»  n^rveiL 
lousement adaptés  k  la  réalisation  de  cette  goasdie  ee^éraiice  :  lasél3C* 
tion  qui  acquiert  toujours  et  IThéréditè  qui  conserva 

Maïs  aussitôt  M»  de  Caodolle  seniet  en  dravars  de  ce  mouYeixieni 
des  esprits  a?ec  de  sérieuses  objections,  prouvant  qae,.s'ii  y  a  pro- 
grès, oe  progrès  est  bien  lent,  Men  incertain.  Et  voici  qi^lqiie  clKOse 
de  pins.  Le  docteur  Jacoby  orriiro  avec  un  formidable  dosskff  pour 
nous  déoaentrer  que  la  consécpience  finato  de  toute  séLection,  ce 
n'est  pas,  comme  on  l'avait  cru,  le  perfectionnement  de  Kespèce  ; 
c'esl  la  dégénérescence  (1).  Ce  q«i  nous  paraissait  rinstnuneiit  le 
pkis  actif  du  progrès  devient  nn  agent  de  décadence  infaillible.  Nous 
somnoes  loin  de  compte.  Et  voilà  l'idée  dn  progrès  rejetée  au»  pédl 
des  vents  et  des  flots,  dans  l'océan  des  contradictions. 

C'est  un  terrible  homme  que  le  doctemr  Jacoby.  Qnel  masaacre 
d'illusions  et  de  vianités  dans  ce  livre;!  C'est  le  nécrologe  d^  la  gloire 
humaine.  Quelles  cendusiens  désespérantes  pour  tous  ceuA  qui  tien- 
nent  i  la  grandeur  de  l'esprit  bHQai%  an»  manifestations  éidatentos 
du  génie,  anx  illustrations  dn  patriotisme,  de  la  science  eÉ  do  TaHil 
Tous  les  grands  hommes  sont  des  élémens  funestes;  ils  dàlr^tisonli 
d'avance  leur  race  par  la  cwasommadon  qu'ils  font  de  la  réserw  de 
force  nervense  qui  devait  suffire  à  plusieurs  géoérations.  Leur  génie» 
qm  n'est  qn'na  prodigieux  égoîsme,  dévore  la  sutetancer  de  leur 
postérité  ;  ce  sont  des  semeurs  de  folie  ou  et  naoïrt.  Du  reste» 
leur  race  dure  pen;  elle  est  destinée  à  s'éteindre^  4  très  oourte 

(1)  Êtudês  iur  la  séUction  dans  ses  rapports  avec  VhérédUé  cheM  Vlmmê^  iiSl. 


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652  B£TUE  DES  DEUX  MONDES. 

échéance,  dans  Taliénation  mentale  ou  la  stérilité.  Le  talent  est, 
presque  [au  même  degré,  la  condamnation  d'une  famille  ;  il  pèse 
comme  un  lourd  anathème  sur  une  race.  L'intelligence  même,  quand 
elle  est  très  cultivée,  est  un  signe  fataL  «  La  noblesse  guerrière  de 
Minive,  le  clergé  savant  de  Babylone,  nous  dit-on,  la  bourgeoisie 
intelligente  de  Thèbes  aux  cent  portes,  de  Memphis,  sont  mortes 
et  ont  disparu  complètement  de  la  face  de  la  terre.  Le  fellah  qui 
cultive  le  champ  de  cotonniers  n'est  pas  le  descendant  dégénéré  de 
quelque  gouverneur  de  Rome,  de  quelque  pontife  du  lumineux  Râ, 
c'est  l'arrière- neveu  de  quelque  batelier  du  Nil;  et  quand  la  civili- 
sation, dans  sa  marche  de  Test  vers  l'ouest,  aura  fait  le  tour  du 
globe,  elle  trouvera  sur  les  bords  delà  Seine,  errant  dans  les  ruines 
de  la  grande  cité,  des  descendans,  non  de  nobles  du  faubourg  Saint- 
Germain,  non  de  savans  du  Collège  de  France,  non  de  riches  ban- 
quiers, de  bourgeois  lettrés,  pas  même  d'ouvriers  parisiens,  si  ingé- 
nieux et  si  mtelligens,  mais  peut-être  de  charbonniers  auvergnats, 
de  gargotiers  de  banlieue.  «  Le  grand  Patrocle  n'est  plus  et  le 
méprisable  Thersite  vit  encore  In  —  On  se  prend  à  rêver  quand  on 
lit  des  prédictions  comme  celle-ci  :  «  En  cherchant  à  nous  élever 
au-dessus  du  niveau  commun,  nous  condamnons  par  là  même  à  mort 
notre  race,  et  nous  échangeons  la  vraie  immortalité,  l'immortalité 
physiologique,  contre  l'immortalité  de  convention  qu'on  appelle  la 
célébrité;  nous  payons  de  la  vie  des  générations  futures  et  de  notre 
propre  existence  dans  l'infmi  des  siècles  quelques  lignes  dans  les 
dictionnaires  biographiques.  Ce  ne  sont  pas  les  descendans  des  puis- 
sans,  des  riches,  des  savans,  des  énergiques,  des  intelligens  qui 
constitueront  l'humanité  future,  ce  sera  la  postérité  des  paysans 
travailleurs,  des  bourgeois  nécessiteux,  des  humbles  et  des  petits  ; 
V avenir  est  aux  médiocrités  (1).  »  Singulière  manière  de  concevoir 
cette  société  de  l'avenir,  triomphante  par  l'élimination  progressive 
du  talent  et  du  génie  I 

L'auteur  étudie  particulièrement  deux  formes  de  la  sélection, 
celle  qui  s'opère  par  le  pouvoir  et  celle  qui  se  fait  par  le  talent, 
la  souveraineté  et  l'aristocratie,  en  donnant  à  ce  dernier  terme  le 
sens  le  plus  étendu,  aristocratie  intellectuelle,  industrielle,  com- 
merciale et  nobiliaire.  —  Et  d'abord  la  souveraineté,  qui  est  évi- 
demment un  type  de  sélection ,  puisque  le  pouvoir  représente  à 
l'origine  une  supériorité  de  caractère  ou  d'intelligence,  se  combi- 
nant avec  l'hérédité  par  suite  de  la  position  exclusive  et  anormale 
qu'elle  crée  à  ses  représentans  et  qui  restreint  singulièrement  le 
choix  des  unions  possibles.  L'auteur  prend  comme  sujet  de  son 
expérimentation  la  famille  d'Auguste,  et,  rassemblant  avec  une 

(1)  Pré  face  f  p.  xir. 


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ESSAIS  DE  PSYCHOLOGIE  SOCIALE.  553 

érudition  facile,  mais  d'une  critique  peu  sévère,  les  témoignages 
des  annalistes,  des  moralistes,  d^  poètes,  il  soumet  chacun  des 
membres  de  cette  famille  à  un  examen  médical  dont  le  résultat  est 
désastreux.  Quelle  conclusion  que  celle  qui  embrasse  l'histoire  phi- 
siologique  de  cette  dynastie  depuis  Octave  jusqu'à  Néron!  Voici  une 
famille  où  se  rencontrent  tous  les  dons  de  la  nature,  beauté,  intel- 
ligence hors  ligne,  talens  militaires,  éloquence,  goût  de  l'esprit  et 
de  l'art,  éducation  incomparable,  avec  cela  une  situation  privilé- 
giée au-dessus  de  l'humanité.  Et,  dès  la  quatrième  génération, 
cette  famille  n'est  plus  représentée  que  par  un  histrion  monstrueux 
et  grotesque,  souillé  de  tous  les  vices  et  de  tous  les  crimes.  Et, 
pour  en  arriver  là,  que  de  hontes  de  tout  genre,  que  de  maladies 
et  de  forfaits  partagés  entre  les  divers  membres  de  cette  famille  : 
l'imbécillité,  l'épilepsie,  toutes  les  formes  de  la  névropathie,  le  fra- 
tricide, les  débauches  infâmes,  les  morts  prématurées,  la  sté- 
rilité dans  certaines  branches,  le  germe  des  maladies  nerveuses 
dans  les  autres  I  Tibère,  le  plus  intelligent  de  tous,  avant  d'accep- 
ter le  pouvoir  que  lui  ofirait  le  sénat,  s'était  écrié  un  jour  que  ses 
amis  ignoraient  quanta  bellua  esset  imperium!  Cette  bète  féroce, 
Vimperium^  il  en  devinait  la  puissance  funeste;  la  famille  d'Au- 
guste est  demeurée  dans  l'histoire  la  preuve  eÔroyable  de  cette 
force  de  destruction. 

Cette  même  thèse  avait  été  déjà  soutenue  avant  M.  Jacoby  par 
M.  Wiedemeister  dans  une  étude  analogue  sur  la  Folie  des  Césars. 
—  M.  Jacoby  poursuit  son  analyse,  mais  plus  brièvement  et  super- 
ficiellement, sur  les  principales  dynasties  de  l'Europe  occidentale 
du  XIV*  au  xviir  siècle,  et  il  arrive  à  des  conclusions  analogues, 
mais  qui,  sur  plus  d'un  point,  semblent  forcées.  —  L'aristocratie,  fon- 
dée sur  le  talent  en  quelque  genre  que  ce  soit,  est  soumise  à  la 
même  loi  de  déclin  rapide  et  fatal,  c  Toutes  les  classes  privilégiées, 
toutes  les  familles  qui  se  trouvent  dans  des  positions  exclusive- 
ment élevées  partagent  le  sort  des  familles  régnantes,  quoiqu'à  un 
degré  moindre,  et  qui  est  toujours  en  rapport  direct  avec  la  gran- 
deur de  leurs  privilèges  et  la  hauteur  de  leur  situation  sociale.  » 
Le  fait  principal  sur  lequel  cette  thèse  s'appuie,  c'est  que  les  aris- 
tocraties semblent  frappées  de  stérilité  croissante,  que  ces  popula- 
tions privilégiées  diminuent  très  rapidement,  et  qu'elles  ne  se  main- 
tiennent qu'en  se  recrutant  d'élémens  nouveaux  sous  peine  de  périr, 
comme  elles  périrent  en  France  et  dans  les  pays  démocratiques  où 
le  recrutement  ne  se  fait  plus.  A  Rome,  dès  la  fin  de  la  royauté,  il 
restait  si  peu  de  familles  nobles  des  premiers  temps  que  Brutus 
dut  instituer  une  nouvelle  noblesse  minorum  genlium.  En  Grèce, 
l'extinction  graduelle  des  Spartiates,  qui  étaient  la  noblesse  du 
pays,  dans  l'Europe  moderne,  la  disparition  si  rapide  de  l'aristo- 


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toire  aes  races  et  des  peuples  et  tomes  convergentes  rer»  le  même 
résultat,  l'autenr  conclut  par  des  paroles  tristes.  Uue  ^rle  de  pea- 
simisme  hmpire  ses  dernières  pages.  Toute  supériorité  se  paie  :  les 
familles  privilégiées,  souveraines,  aristocratiques,  intelligente^ 
savantes,  riches,  actives,  disparaissent  fatalemenc.  La  science,  l'art, 
les  idées,  pour  naître  et  se  développer,  consomment  des  générations 
et  des  peuples.  Les  lois  de  la  nature  sont  inmiuables  et  maUMOv  à 
qui  les  viole  1  Cbaque  privilège  queThomme  s'accorde  ou  qu'il  prood 
par  la  supériorité  de  son  esprit  au  de  son  méirite  est  un  pas  ven  la 
décadence.  Toute  distinction  inteUeoCuelle  et  sociale  amène  eonoMe 
oempensation  infaillible  un  retour  en  arrière.  La  natore  semble  arveif 
tont  organisé  peur  l'égalité.  Bar  le  nmpsa  dm  b  mort,  elle  nitekh 


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CSSAIS  8fi  BSYGHOlOGa  SOGIAfiE.  ^55 

Kmt;  «ft  «néBBltssaiit  tout  ce  qui  &'élèv6,  elle  4émBcrmiM  i^kuma^ 

nité  (l). 

JHous  ne  aaurioBS  nous  associer  k  de  pureils  'pronostics,  qui  n'im^ 
pli^^i  rien  moins  que  Irégâlilé  future  des  hommes  dans  la  bar- 
barie, j'igiioranoe  et  ta  misère.  La  loi*  ded'Usteiire  y  donne  un  absolu 
déaoaenlL  Nous  repoussons  de  toutes  dos  forces  de  pareils  enseigne- 
meas  qui  ne  s'attachent  qu'à  cerUnis  faits  spéciaux,  négfr^nt 
tous  les  autres  faits  qui  les  restreignent  ou  les  nient,  s'appfliquant 
à  en  donner  une  interprétation  systématiqifê  que  l'on  porte  à  la  der- 
nière outrance,  créant  -des  illusions  de  statistique  et  de  logique 
mêlées  dont  l'es^t  devient  facilement  dupe.  Pcnir  ne  prendre  que 
quelques  exemples  et  sans  entrer  dans  la  discussion  d*nne  thèse  si 
éteadue,  assurément  il  résulte  une  impression  sinistre  et  fortement 
motivée  du  tableau  de  kt  décadence  des  Césars,  que  l'on  nous  pré- 
sente arec  tous  les  traits  les  plus  violens  qu'cm  a  pu  extraire  des 
hifitoriens,  des  pamphlétaires  et  des  satiriques  romains.  Hais  qu'on 
yeuille  bien  y  réfléchir  :  esA<e  la  sélection  qui  est  vraiment  cou- 
page ici?  £8l<e  elle  qui  a«  vite  détruit  cette  dynastie,  fatalement  et 
sans  autre  cause  que  l'aecumulatiott  de  tous  tes  biens  de  la  nais* 
sanoe,  de  rintelligence  et  de  ta  fortune  sur  quelques  tètes  privilé- 
giées? Assurément  non,  o'est  une  «ause  mwale  qui  a  le  plus  puis- 
Sttmment  agi  dans  cette  œuvre  de  décadence  ;  une  cause  que  l'on 
aperçoit  très  distinctement  dans  les  analyses  die  M.  Jacoby,  mais  qui 
méritait  d'ètr»  mise  en  première  ligne,  au-dessus  de  tontes  les  fata- 
lités physiologiques  :  —  cTest  l'exercice  d'une  votonté  sans  contrôle 
et  san&  frein,  que  rien  m*  limitait,  qui  ne  reconnaissait  aucune  loi 
qu'elle-même ,  qui  épuisait  sa  toute-puissance  dans  des  rêves  et 
dans  des  fantafeies  pour  lesquelles  Fimpossible  n'existait  pas,  pour 
lesquelles  le  monstrueux  était  une  tentation  d^e  plus.  La  phis  infàil- 
lyofa,  hi  plus  certaine  et  la  pire  des  dégradations,  c'est  celle  d'une 
vokmÉé  qui  ne  sent  de  limites,  ni  autour  d'elle,  ni  anMlessus  d^elle. 
Ce  fut  là  l'inévitable  corruption  des  Césars,  eomnoe  ph»  tard  ce  fut 
celle  de  Louis  &V,  mettant  à  profit  pour  son  épouvantable  ëgoîsme 
la  monarchie  absolue  de  Louis  XIV,  et  devenaat  ainsi  te  phis  lamen- 
able  exempte  de  ce  que  peut  faire  dans  une  ftme  originellement 
ncble  l'influence  dissolvante  du  pouvoir.  Car  si  Louis  XYI  en  a  été 
la  victime  tra^que,  Louis  X?  en  a<  été  la  victime  moralte. —  Partout, 
daas  cette  histoire,  et  d^s  bien  d^autres  que  l'on  pourrait  citer  de 
décadence»  royales,  c'est  à  Târae  quHtftwit  regarder  d'abord  et  à  sa 
corroptK»  secrète  par  l'abus  die  la  puissance;  c'est  elle  qui  est  la 
vraie  cause  de  tous  les  autres  malheurs,  de  toutes  les  autres  forme 

(i)  Ouyrage  cité,  pages  606-608. 


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5^5Q  REYUE   DES  DEUX   MONDES. 

de  la  dégénérescence.  L'hérédité  en  transmet  l'influence  fatale,  quand 
cette  influence  est  devenue  une  sorte  de  délire  chronique  ;  mais  je 
ne  vois  pas  très  clairement  ce  que  la  sélection  vient  faire  là.  En  tout 
cas,  il  est  assez  étrange  que,  si  la  sélection  est  coupable,  ses  eflfets 
s'arrêtent  là  où  le  pouvoir  monarchique  est  limité,  dès  qu'il  recon- 
naltdes  bornes  dans  des  lois,  dans  des  parlemens,  dans  des  insti- 
tutions nettement  définies,  dans  l'opinion  du  pays;  ce  qui  prouve 
bien  que  la  vraie  raison  des  troubles  pathologiques  d'un  souverain, 
c'est  sa  souveraineté  même,  quand  elle  est  sans  frein.  La  vraie 
maladie  des  Césars,  celle  de  Napoléon  dans  les  dernières  années  de 
son  règne,  c'est  l'hallucination  de  la  toute-puissance,  c'est  le  ver- 
tige de  l'impossible. 

Et  de  même,  n'y  aurait-il  pas  bien  des  observations  à  présenter, 
à  propos  des  faits  qui  établissent  le  rapide  déclin  des  aristocraties, 
et  des  commentaires  que  ces  faits  ont  suggérés?  Est-ce  vraiment  la 
sélection  qui  cause  tous  ces  désastres,  qui  amène  l'extinction  gra- 
duelle des  classes  privilégiées  et  les  condamne  à  périr  là  où  manque 
la  ressource  de  l'anoblissement  des  roturiers?  Bien  d'autres  causes, 
plus  actives  et  plus  directes,  contribuent  à  la  production  de  ce  fait 
très  complexe  et  d'une  observation  très  délicate.  M.  A.  de  Gandolle 
présente,  à  ce  sujet,  une  réflexion  bien  simple  sur  l'extinction  iné- 
vitable de  tous  les  noms  de  familles,  roturiers  aussi  bien  que  nobles. 
Évidemment,  dit-il,  tous  les  noms  doivent  s'éteindre,  et  d'autant 
plus  vite^qu'ils  sont  portés  par  moins  d'individus  du  sexe  masculin, 
car  les  familles  sont  désignées  par  les  mâles,  et  de  temps  en  temps 
un  père  ne  laisse  point  d'enfans  ou  seulement  des  filles.  Supposez 
une  population  qui  resterait  la  même  dans  sa  totalité  de  siècle  en 
siècle,  et  qui  ne  changerait  pas  même  par  le  fait  d'émigrations  ou 
d'immigrations,  il  arriverait  forcément  chez  elle  que  le  nombre  des 
familles  désignées  par  des  noms  ou  par  des  titres  héréditaires  dans 
les  mâles  diminuerait  graduellement.  Un  mathématicien  pourrait 
calculer  comment  la  réduction  des  noms  ou  titres  aurait  lieu, 
d'après  la  probabilité  des  naissances  toutes  féminines ,  ou  toutes 
masculines,  ou  mélangées,  et  la  probabilité  d'absence  de  naissances 
dans  un  couple  quelconque  (1).  Et  maintenant,  que  dans  une 
chambre  des  pairs,  comme  en  Angleterre ,  où  chacun  arrive  seul 
de  son  nom,  ou  dans  les  portions  privilégiées  d'une  nation,  comme 
la  noblesse,  l'extinction  du  nom  de  famille  soit  plus  rapide  que  par- 
tout ailleurs,  cela  est  tout  naturel,  mais  je  ne  vois  là  qu'un  phéno- 
mène économique  très  simple,  non  un  effet  tragique  de  la  sélection. 

(1)  Hi$toir$  des  sciences  et  des  savan9,  etc.,  'a  Sétection  dans  Vespèce  htmaine, 
pftge  389  et  suiv. 


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■■■Mppiiai^s^ 


ESSAIS  DE  PSYCHOLOGIE  SOGIALiS.  557 

Beaucoup  d'autres  raisons  de  ce  genre  pourraient  être  alléguées  pour 
expliquer  ce  fait,  tout  autrement  que  ne  le  fait  le  docteur  Jacoby 
sous  l'empire  d'une  idée  unique. 

De  même,  quand  on  vient  nous  dire  que  non-seulement  les  aris- 
tocraties sont  condamnées  à  une  disparition  rapide,  mais  que  dans 
le  temps  très  court  qui  leur  reste  à  vivre,  elles  sont  vouées  à  une 
sorte  de  décadence  intellectuelle  et  morale,  et  qu'après  avoir  donné 
à  un  pays  la  fleur  brillante  des  plus  belles  vertus  militaires  et  les 
fruits  substantiels  des  plus  grandes  capacités  politiques,  elles  des- 
cendent, par  une  sorte  d'épuisement  fatal,  à  un  rôle  inutile  et  de 
pur  apparat,  je  reconnais  là  une  fatalité.  Mais  d'où  vient-elle  ?  Est-ce 
une  conséquence  de  ce  patrimoine  intellectuel  et  moral,  accumulé 
dans  une  race  et  qui  l'épuisé?  Ne  serait-ce  pas  plutôt  Teflet  des 
conditions  de  la  société  nouvelle  où  ces  aptitudes  ne  trouvent  pas 
leur  usage  ni  ces  dons  leur  emploi?  Pense-t-on  que  les  démo- 
craties soient  très  encourageantes  et  très  hospitalières  pour  les 
races  nobles  qui  ont  joué  un  si  grand  rôle  autrefois  dans  l'histoire 
de  la  nation?  Est-ce  s'aventurer  trop  que  de  dire  que  cela  môme 
qui  les  rendait  jadis  si  chères  et  si  précieuses  à  d'autres  régimes 
les  rend  suspectes  aux  régîmes  nouveaux,  et  qu'il  n'est  pas  de 
cause  plus  dissolvante  pour  des  mérites  héréditaires  que  d'être 
rejetés  par  une  sorte  de  défiance  ou  de  jalousie  sociales,  d'être 
paralysés  par  les  circonstances  et  de  se  sentir  inutiles? —  Il  se  passe 
quelque  chose  de  spécial  qui  mérite  d'être  signalé  pour  l'aristocra- 
tie du  talent.  On  s'étonne  que  la  famille  d'un  grand  poète  ou  d'un 
grand  savant  descende  rapidement  du  sommet  où  l'a  élevée  un  effort 
superbe  et  solitaire  du  talent  ou  du  génie.  On  veut  expliquer  cela 
par  une  dépense  excessive  de  la  substance  nerveuse  qu'un  seul  a 
consommée  pour  lui  et  qui  amène  une  irrémédiable  décadence  dans 
sa  race.  Ce  sont  là  des  raisons  bien  hypothétiques,  bien  vagues,  et 
qui  ne  doivent  pas  se  substituer  aux  causes  directement  observa- 
bles et  manifestes.  D'abord,  c'est  un  fait,  et  nous  en  avons  démontré 
l'exactitude ,  que  ni  le  talent  ni  le  génie  ne  sont  héréditaires.  Et 
puis,  quand  un  niveau  élevé  a  été  atteint  dans  une  famille  par  suite 
de  quelque  accident  heureux,  il  faut  pour  le  maintenir  presque 
autant  d'énergie  morale  qu'il  en  a  fallu  pour  y  atteindre.  Mais  qui 
peut  répondre  que  cette  énergie  se  perpétue  longtemps  au  même 
degré,  et  que  les  grands  efforts  durent  au-delà  d'une  génération  ou 
de  deux  ?  La  volonté  ne  serait  pas  ce  qu'elle  est,  si  elle  était  tou- 
jours égale  à  elle-même,  toujours  tendue  dans  un  effort  égal,  tou- 
jours également  heureuse  avec  les  hommes  ou  avec  les  choses.  II 
est  de  son  essence  même  d'avoir  des  caprices,  des  défaillances,  des 
retours  en  arrière.  Elle  est  une  faculté  humaine,  souple,  diverse, 


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ii^g»la  pftraeiqji',ellei,est,hw»aiqç,  et  c'esit  toHjçw*. là,. qu'il, ep-lwit, 
v€m  pow  €^i;pUqj^er  la  pl^pt^t.d^  4éc«di^i>ces»  comme  c'estili 
aussi  qu'il  faut  en  venir  pour  expliquer  l^s  grandeurs  moyouepla- 
né^  o^Jeflh  ijel^wmoi^ft  adjpairabWa  diA  pwvre  étire,  tour  à,  tour-si 
ii^fiflie  e<  sigr^nd.,  qui  e$t  l'hwïutte., 

Iliow  i^'aiccepjtwç  aupune  dft  ces  dewx,  tb^ses.  coWwres,  issu^  de. 
réfioite  nouvelle  :  l'UiW  qui.étafeUt  le  pirogirès  uéceswire,  Kwtre  qui. 
pifoolifcrne  la,idéofideaeefat<Je  par  la  sélection  et  rhérédité,  Unous 
suffit  àfà  les  phNcar  en  f^tp^rux^  de  l'autre. pour  montrer,  ccoubien  il. 
y.a^de  fatul^isie  et>  df {arbitraire  dfius  ce&a^bitieusea  syntbè$es»,dma 
cet.  emeovblo  de  conclusions  préjonturées^  qu'on  v«ut!  tirer  de  flûte 
trô^,  QWiewx,,  mwa  eiwpre.impiarfditemwt, étudia  et  inc0wplète.T 
n^  connus*  1^9  trajit  commuu  à  ces  tb^nes^  c'est  qu'eUes^sedou- 
neRt  up  tort.égi4  en  n^iigeaAt  ]e$  cw^es^  moyales»  hors*desq;^Ueai. 
tout  re$te  obscur». é^gOMitique  dau$^le3  lois  du.  progrès  ou.  de  1^ 
décades^,  et  qui, seules  en  coutiewiWtJa,  riûsoo. suffisantes &m3i 
exclue  pourtant  les  autres  caupe^^,  qui.  sottt  la. matière  physiolo- 
gique; ou,  historique  imposé^,  h  la,  liberté, 

III. 

le  voudwis  resserrer  les.  conclusions  de  cette  longue  étude». les 
ramwof  sous  les,  yeux,  du  lecteur  en  quelques  propositiom  très 
simp^ei^.  et.trô^  nettes: 

Ç!aiast,ror4re  psychologique!  l'hérédité  est,  upe  influence,, elle* 
n'e^  p943i  une^  fatuité*  KUe,  péuèjre  j^qu'au  centre  de  notr^.  vie 
ioit^ieure^ par  lesr instincts,, leebahitudes.de  raioe^ies  impulsiom.et. 
eujtratuemeng  physiologiques  mais,  sauf  le^,  cae.  morbides,  eUeue 
depiûne pas  lapersomoe morille  aju  poiitf  de  la  déposséder  d'elle- 
miàme  et.de  créer  l'irreispousaUUté^ 

Bien  qu'elle. ne  soit»qtt'u#j^  influewe,  o]u,mieux.qiî'un;ensemble 
d'influeuces^  l'hérédité  c^t  (Être  surveillée.aveç.g3raiid  soiu,  jcombattue 
etrréprimée  làoù  cela.est  .possible  pour  qu^elle  ne  pèse  pas  d'un  poids 
trop  lourd  sur  la*  vierd^  nos*  successeurs.  £«Ue  crée  entre  les  génô- 
ratious  une  loi  de. solidarité  q^i. double  nos. devoirs  envers  nous- 
mêmes  de  devpirs  envers  no3  desceudaos.  Nou3  sommes  respon- 
sableSf  daus  une  certaine ,  mesure  envers,  eux.  Un  homme  peut 
cqmprcm^ttre  la. sauté  morale  de  ses.  fils  ou  de  ses  petits-ûls  de 
bieu4es.maniëre^  oon-seulemeat  par  uuefoUe  véritable  en  iuvolon- 
taire,  qui. a,  bieja  des,  chawes.  de  se.  trausmeltre,  mais  pjar  quelque 
gçrme  de,  nudadie  mentale  qu'il  await  pu  ejO^icacement  combattre; 
par  des  martagea  efifectués  contre  les,  loisd'.uue  saine  physiologie; 
par.  de^  habitudes  d'iutengpérauce  qui  sont  des  cauj^es  de  pertur- 


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•s  ^/fl|M4^^ 


ESSAIS  HÊ  1KSït«mxy|»É  «OÔI^Le;  WQ 

i)at(iôûd  profondes  ^  comme  xnté  âépftiyàti^  àntitij^  ]^r  ftafant 
ttm^tl  d&tis  de  léll^»  tdnâltim»;  i^ôlt'ftiéme  par  €es  îd)t^s  ^  tttMleâl 

plttisavit^d^e  seûthnens  sittgûKtsrs,  'çM  une  exaltÀtiott  ^  ntie  nvâm- 
^lid  habittteH^,  •où  l'on  sft  twmpfeat  à  jVHiW,  éommô  Hwttleft,  ôVt»  ta 
Wte  (1).  n  y  a  dte  ijuol  trettAler 'tti  péïisjanl  à  touties  ce*  fofifles 
^tvèifstes  dé  respottsàbilité  qui  UMS  iucmibent  dtM  lliistoifei'ftitWe 
tf  nue  race.  Du  tîce,  un  p^ntihant  contracté,  p^uteùt  aitoir  un  fëtéà- 
tiissigttient  eônsfAér^tetians  uvi  avéïitr  qui  nous  èthappis.  Bt,  de  mëttM, 
l^hftbitudtô  du  bien,  le  goût  deiii  isentimens  nobl^d  et  ûëficâtH,  vtàe 
cuhurô  élevée  de  l'esprit  et  assidue  de  la  tôluirté,  pefutènt  «Wëi- 
"fier  ht  nature  d'une  manièfe  hsuii^use,  tnèmé  le  tetnpéf^am^nt,  lisqtièl 
est  transmissible.  ïl  y  a  dont  UU  ëlémfent  de  tran^rhisîàiuù  du  Mal 
qui  dépend  de  ^ttùtt^,  une  sertie  de  péché  originel,  physidlogiquè  èfu 
iûartittctîf,  que  nôus  pouvons  trammettte  dSmittné  ou  afikiWi.  'Aïttîèt^ôs 
qui  resteront  inconnus  à  leurs  detscéndans  et  qui,  àleurtouf,  n^lès 
connedrront  pas,  les  honnnes  de  chaque  génération  n'en  «bm'pàs 
moins  tenus  à  lerur  égard  pat*  des  devoirs  de  justice  et  de  charité.  îl 
i&at  absolument  que  cet  Ofdi'e  dé  tonsidéfatiônià  entre  dans  notfe 
éducation  mofale.  On  a  eu  raison  de  dire  que,  parmi  'les  Influences 
diverse»  qui  mènent  Themme,  twfe  des  plus  pmîssantes  est  cefte  des 
BWrts.  Cn  Inng  passé  pèse  sur  nous.  ïl  dépend  de  nmis  que  le 
prfeent  que  nous  fdsons  pèse  4'un  poids  moins  lourd  isur  nos  rfëfe- 
cendans,  ou  qu^,  du  moins,  nous  leur  fossions  lu  tâehe  moins  diffi- 
cile qu'eite  ne  nous  a  été 'faîte  &  nous-tûitmes  eu  améliorant,  autMit 
<^  cela  est  possible,  toute  chose  Hutour  de  nous  et  la  natâcre  morale 

èUTIOltS. 

Sans  rien  nie*  de  ces  influences,  nous  les  avons  regardées  enfkce, 
mesurées  du  regard,  et  après  avoir  marqué  leur  place  dtms  la  tîe, 
nous  avons  essayé  de  fes  limiter.  Nous  avons  montré  qu'il  y  aien 
chaque  être  tiVïint  un  élément  d'individualité  qui  échappe  â  la  loi 
ff  hérédité,  et  qui  Che*  Thomine  s'élève  jusque  k  persotinalitè.  hh 
création  de  l'homme  libre  est  le  but  de  ila  vie.  L'homme  est  donc  autîfe 
chose  qu'un  produit  fragile  d^I'entre^roisement  des  ft«fces  cosmiques. 
Il  est  un  être  distinct  do  tout  autre  être  et  capable  de  développemettt 
indéfini  par  la  conscience  et  la  Hbené.  En  dépit  de  toutes  les  fâttiffltés 
que  nous  subissons  du  dehors  ou  que  nousportons  au  dedans  âr  **^" 
l'école  biologique  n'a  jamais  pu  réussir  que  par  des  artifices  de  I 
et  d'analyse  à  se  débarrasser  de  ce  pouvoir  personnel.  Cet  él 
irréduolibie  à  tout  autre,  se  manifeste  dans  chaque  acte  lib 

(1)  Psychologie  morbide  dans  ses  rapports  avec  la  philosophie  de  Phistoit 
docteur  Moreaa  (de  Tours),  page  116  et  seq. 


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560  REYUE  DES  DEUX  MONDES» 

est  une  protestation  contre  la  loi  d'hérédité,  qui  la  suspend  ou  la 
supprime  dans  les  circonstances  vraiment  morales  de  la  vie,  qui 
commence  de  nouvelles  séries  de  phénomènes  non  prévus,  qui  crée 
enfin  la  responsabilité,  en  rejetant  les  excuses  trop  faciles  d'un  fata- 
lisme paresseux.  —  Il  se  manifeste  dans  l'éducation,  celle  que  l'on 
se  donne  à  soi-même  et  aussi  celle  que  Ton  reçoit  des  autres,  et  qui 
est  un  double  acte  de  volonté,  l'action  d'une  volonté  étrangère  sur 
la  nôtre.  — Il  se  montre  dans  la  formation  du  caractère,  qui  est  en 
partie  l'œuvre  de  Thomme,  l'expression  de  sa  vie  morale,  l'histoire 
vivante  de  ses  luttes  et  de  ses  épreuves.  —  Il  a  sa  part  dans  l'insti- 
tution des  classes  privilégiées,  dans  la  sélection  de  courage  ou  de 
mérite  qui  les  fonde,  et  aussi  dans  le  déclin  qui  les  entraîne  à  leur 
ruine  et  où  il  est  rare  qu'il  n'y  ait  pas  quelques  fautes  graves  et 
quelques  défaillances  à  noter  dans  ceux  qui  les  composent.  —  Enfin, 
la  manifestation  la  plus  irrécusable  et  la  plus  éclatante  de  cet  élé- 
ment de  la  personnalité  humaine,  sa  révélation  sociale,  c'est  l'his- 
toire même  du  progrès.  L'hérédité  toute  seule  n'explique  que  la 
transmission  d'un  état  acquis  ;  le  phénomène  collectif  le  plus  con- 
sidérable dont  elle  puisse  rendre  compte,  c'est  la  civilisation,  c'est- 
à-dire,  comme  on  l'a  très  bien  définie,  le  bilan  d'une  société  à  un 
moment  donné,  ce  qu'elle  a  de  solide,  de  fixe,  d'emmagasiné  en  fait 
d'idées,  de  sentimens,  d'institutions,  son  capital  industriel,  scienti- 
fique et  moral.  L'hérédité  est  une  puissance  de  stabilité  et  de  con- 
servation, non  d'acquisition  ;  elle  est  l'instrument  par  excellence  de 
la  civilisation,  elle  n'est  pas  la  faculté  du  progrès.  Ce  qui  explique 
le  progrè<^,  au  contraire,  c'est-à-dire  l'acquisition  d'un  état  nou- 
veau, d'une  forme  nouvelle  de  l'art,  de  Tindustrie,  de  la  science, 
c'est  l'efibrt  de  chacun  et  de  tous  déterminant  une  marche  en  avant, 
un  mouvement,  c'est  une  grande  initiative  qui  a  réussi.  Les  civili- 
sations qui  n'avancent  plus  sont  des  civilisations  saturées  à  l'excès 
d'hérédité,  de  tradition  et  de  routine.  Dès  que  l'effort  s'arrête,  la 
mobilité  et  la  vie  cessent,  la  stagnation  commence,  la  décadence 
est  proche.  Le  rôle  des  deux  piîncipes  est  par  là  nettement  marqué. 
Dans  l'ordre  intellectuel  et  social,  l'hérédité  conserve,  c'est  la  liberté 
qui  crée;  dans  la  lutte  pour  la  vie,  l'avenir  est  aux  individus  et  aux 
peuples  qui  savent  combiner  ces  deux  forces  et  les  associer  dans 
une  action  durable,  la  faculté  d'initative  et  le  respect  du  passé. 


E.  Cabo. 


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«,*i»'  i  *-  -4  , 


TÈTE    FOLLE 


PREMIÈRE    PARTIE. 


I. 

—  Je  yeux  tout  yoiri  —  entendez-vous,  docteur?  —  la  salle  de 
jeu  comme  le  reste.  Nous  sommes  ici  pour  nous  amuser  et  papa 
m'a  permis  de  faire  sauter  la  banque  I 

Ces  mots  jetés  trop  haut,  d'une  voix  claire  et  mutine,  une  voix 
d'enfant  et  de  Parisienne,  au  seuil  des  grands  salons  du  cercle 
d'Aix-les-Baîns,  eurent  pour  effet  d'attirer  sur  celle  qui  les  pronon- 
çait l'attention  d'un  groupe  d'hommes  massés  dans  la  large  baie 
ouvrant  sur  le  vestibule,  et  aussitôt  un  léger  frémissement  courut 
d'un  bout  à  l'autre  des  banquettes  qui  encadraient  l'espace  réservé 
pour  le  bal.  Toutes  les  têtes  s'étaient  tournées  vers  la  porte  ;  un 
même  nom,  Jean  d'Erquy,  passait  de  proche  en  proche  sur  des  lèvres 
questionneuses.  Chacun  de  ces  colporteurs  de  nouvelles  qui  font  la 
loi  dans  leurs  coteries  respectives  s'écriait  d'un  air  de  satisfaction  : 

—  Je  vous  l'avais  ditl..  Ils  sont  sur  la  liste  depuis  hier  I..  —  Et,  à 
mesure  que  du  Tond  des  jardins,  où  s'éteignaient  les  dernières  fusées 
d'un  feu  d'artifice,  remontait  la  foule  élégante,  rappelée  par  les 
préludes  de  l'orchestre,  on  répétait  :  —  Les  voici  I  Regardez  là^bas... 
Avec  le  docteur  Aubin.  Cette  jolie  personne  qui  donne  le  bras  au 
docteur  est  sa  fille...  —  Sa  fille?..  Il  est  marié?..  —  D'où  revenez- 
vous?  La  mère  était  Laura,..  oui,  la  grande  Laura,..  Laura  Cohen. 

—  Elle  est  charmante  I..  —  Étrange  surtout...  Quant  à  lui,  on  le 
prendrait  plutôt  pour  un  gentilhomme  campagnard  ;  cette  puissante 
face  de  lion,  ces  fortes  épaules,  ces  yeux  enfoncés  sous  un  sourcil 

Ton  LYU.  —  1883.  36 


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562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

proéminent,  ces  traits  un  peu  lourds,  cette  barbe  épaisse,  ••  quel- 
que chose  des  allures  vigoureuses  et  carrées  de  son  talent  si  viril... 

—  Et  il  est  jeune  encore...  cinquante  ans  peut-être...  —  Allons 
donci  il  ne  les  a  pas.  —  Est-ce jpossible^  ayant  àojk  tant  produit? 

—  Attendez..*  R^yinonf  ^,Kl(intiïéclatantmiccès  luiDuvtit  le  Théâtre- 
Français,  a  été  jouée  en  186...  et  sa  jeunesse  scandalisait  alors  tous 
les  hommes  mûrs  condamnés  à  attendre. 

—  Jean  d'Erquy?..  Vous  avez  dit  Jean  d'Erquy?  demanda  vive- 
ment une  femme  à  la  mine  souffrante  et  vêtue  avec  une  simplicité 
presque  monastique,  qui  n'avait  jamais  encore  échangé  un  mot  avec 
personne  soit  à  Thôtel  qu'elle  habitait^  soit  au  Casino  où  elle  était 
venue  pour  la  première  fois. 

Ce  fut  une  surprise  que  le  réveil  de  cette  muette,  supposée  indif- 
férente à  tout,  sauf  aux  exig^aces  du  traitement  et  à  Theure  des 
offices.  Quarante-cinq  aiis,  sans  beauté,  sans  toilette,  malade  et 
dévote,  hautaine  ou  timide,  voilà  tout  ce  qu'aurait  porté  jusque-là  le 
signalement  de  M"^  de  Kerlan  si  Ton  eût  chargé  les  baigneurs 
d'Aix  de  le  dresser,  mais  l'événement  de  cette  soirée  la  faisait  tout 
à  coup  sortir  d'elle-même  ;  elle  devenait  capable  de  s'intéresser  à 
quelque  chose  d^^humain,  de  mondain  même,  elle  rajeunissait,  elle 
se  transf^urait  pour  «insi dk<8^  J>8boui^  armée  d'un >k)rgo9D-qiû  ^m- 
blait  entpeses  doigte,  les  jouesiaBiméee^'vDe  soudaine  nmg^sty  ^e 
examinait  de  loin  les  nouveau-vemu^  tandis  que  mtt  voisin,  tm  gros 
négociant  iyonnaisi  pottâmadé,  frisé,  convof t  de  bqoi»,  tépoadait  à 
l'interpellation  qui  ^AÎt  venue  le  chercher  ïâ  brasquiêmêfit  : 

—  Oui,  madame^  Jean  d'Erquy^  l'auèeur  dramatique  dodt  tes  bolles 
comédies  ont  fail>courir-tout  Pàdis..  ▲  Lyooanssi,  des  acteurs  qiA  vàkûi 
ceux  du  Théâtre-Français  les  jotMnt^netc'est un enibousiasiiieUv  Nmb 
sommes  pourtant ,  .noas  autres ,  «bacun  sait  ^a,  plas  diffioîlea  que 
les  ParisiensU^  Ën&a,  Jean  d'lkq«iy,  q»  tout  le  ofionde  ooimatl,  le 
rival  des  Dumas,  des  Âugter^  desSanikni^  •  Said^aièref  idoe,  /m  jW 
ioàSy  luianûs«afisuffe-4<)R»80,<)00fraBOs^iiBlapocbe««0,«<>efi»CB 
pour  trois  actes,  o'est  jdii  I  Votlà  c&que  j'appelle  de  l'argeHl  aîsémeiit 
gagné;  carienfin,  îl  d'y. a  pas  de  misère  fonds^.  Avec  une^hime, 
et  de  l'eacre,  et  de  l'eapriu.»  Vous  me  direz  que  l'esprit  n'etrlfiiB 
donné  à  tout  ie  monde*..  C'est  jusKe»^  mais  il  y  a  prenûèflaneiil  la 
chance.  Datis  aucun  métier  on  n'airive  à  rien  sans  lia  chance» 

—  Oh]  ce  succès-là  est  de  bem  aloi,  dit  im  viemc  taMsteur  en 
se  .mêlant  à  la  convorsation^»  Jamais  d'£rquy  n'a  fait  auoun  sauri^ 
ike  au  faux  goût,  .au  scumUo*  Rien  de  iictice:;  il  semble  qt'on 
respire  chez  lui  un  air  sain^  vivifiant..*  Quelle  logiqve  ioiperttfrbabie 
w  Mtiel.»  Des  oaracières  qui  ae  tiennent  debout  ce  d'aboid  la 
coanaisaanoe  du  monde  «comme  peut  jBeul  l'avoir  peut^^e  wt 
homme  bien  né. 


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-..•.You&>êtea,  d€bSQ».a0Û$,,  monteur ?>  demMidar  IV^  de  KfivIaQi. 
ivec  un  regard  attendri,  chargé  dereconnaissanoai^oommeiairâ^ige' 
qpioU^  veAait.dfeAtendre  seifûtadreaséà  elle-mâme.. 

-w^te.a'aiipaci  rhonneurv..  Nob^.  je  p(»iet  par  ouî-4ir6«  U  porter 
n'oatrc^.pasi.uadc^plua* grands  noms  de  la. Bretagne? 

MP«  df^.KerUa  ât  un.  sigpe^^affîrmatif  aasea.fier^  et  le  Lyonttaôs* 
rcipiiti .  poMxawivaftt  «)a.  idée  :  : 

*^  ia^petita:cU)it.a(VoirunetbûUedottI  Ai  moin»  toutefois  qu&  Kar^ 
geoti  BQ  Icwr  fonde  dans  les  maina.  Ces  aortes  de  gens  sai^nt  racementi 
conserver  et  faire  fructifier  ce  qu.'il9'  gagnenl;. 

-^ Gomme  c'est  agréable I  Koust somme^.lepoint d^  mire!  dirait 
ccqpendant  au  docteur  Aubin  W"  d'Enquy  avec  uno  petite  moue 
quidiasimulaitmal  sa  joie  tiiom^anlie.Yoijà  ce  que  c'est  quad'Avoir 
un  it^^ta.trop  célèbrel. 

-^  Jia.crois  que  la  papa.o'est  pas. seul' à^produire  de  reflet,  made^ 
moiselle,  et  que  vous  avez  hîeiiiVOtr0  partde  oeEtte  ovation  ioonte&ue, 
répondit  ledocteur^bomme  d'.espriti  aiutant.que.de  science,  qui,  très 
répandu  k  Paris,,  venait  chaque  été  occuper  dans  cette  slation  tberr 
m^  un  délicieux  chalet,  où  les  d'.JSrquy^se  dirigeant  vers  lai  Suisse, 
avaient  été  retenus  au  passage.  —  Avançons.  Ma  femme  lèhbas  nous 
faijL  des  signes.. Ije  jeu; aura  son  tow: si  bon. vom» semble;  maïs  vous 
comptez  bien,  aupara;vant„dansier  onigeu^JUmi^ine? 

^  Certainement.^.  î'isi  la  val&cidMs  le3  jioiibeisi  oomme  si  nous 
n'avions  paaiescaladé  le.  Revara, 

*^  A  la  bwne.heyrel:  Voilà  des jualadea-telles  qu'il  m'en  faudrait 
toujwrs. 

-*-  Ohl  des  malad^s^,»  résignez-vous  à  n'être  jamais  pour  moi 
qu'un  ami,. cher  docteur-  Us^  médecins  psfdraieiit.  leur  temps.. •  Je 
n'ai  pas  la  plus  petite  besogne  à  leur  donner»  Yqh»  hoeh^  ,la»tête... . 
Enogtre,  des  menaces?.»  Yausalles,  me  réfuàt^  comme  ce  matin,  — 
je.  n'ioa.  crois  pas  un  mot,  —  que  je.auis  nerveuse  plutôt  que  bien 
robuste  et  qu'il  ne  faut  pas  que  j'sdmseu.  B&hi  c'est  sî  amiusant 
d'abuser  I .  #  Vous  dainse?,  j lespëore 2  : 

— ^  Impossible...  La  epravitéîprofeaeionneUer 

--^  Quel  dommagel..,  Vous  tenez  donc  beaucoup. à. ce  qu'ouivous 
ptenne  au  sérieux?  .    * 

-**  J'y  tiens  absolumeatt.et  la  preuve^  .c^est  que,  si  vous» manquez 
encore  au  respect. que  vous  me*  devez»  je  vous  feiai  gronder  par 
votre  père,.. 

-<^Me  faire  grondes  J  Je  voua  en  défie  bien*.  Ce  serait  la  pre* 
mitedfoisl 

—  On  ne  le  voit  que  trop..  Allons,. ^ant  gâtée  que  vousétes»  on 
vousiaimèneia  des  cavaliersi  qui  vous  ôteront  toute  envie  de  regret- 


y 


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56&  AEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

ter  votre  vieux  docteur.  En  attendant)  je  vous  laisse  à  ma  femme. 
Venez-vous,  d'Erquy? 

—  C'est  celai  délivrez  ce  pauvre  père...  Nous  l'avons  encore 
perdu  I  II  est  accroché  à  chaque  pas  par  des  gens  qui  prétendent  le 
connaître  et  dont  je  parie  qu'il  ne  sait  pas  seulement  les  noms. 
Yoilà  ce  qui  empoisonne  nos  voyages  I  Nous  (inirons  par  nous 
déguiser  sur  les  livres  d'auberge.  Mais  je  pose  en  ce  moment,  vous 
le  savez  bien.  Au  fond,  cela  me  flatte  extraordinairement  que  l'on 
nous  poursuive,  que  l'on  nous  obsède,.,  je  m'accommode  à  mer- 
veille des  inconvéniens  de  la  popularité. 

Elle  enjamba  d'un  bond  la  banquette  qui  les  séparait  de  M"»*  Au- 
bin et  se  trouva  prise  aussitôt  dans  le  groupe  de  femmes  dont  cette 
gracieuse  et  spirituelle  personne  était  le  centre.  On  lui  fit  place 
avec  empressement,  ce  fut  un  murmure  confus  de  présentations  à 
la  hâte,  puis  un  hymne  de  louanges  à  demi-voix  en  l'honneur  du 
grand  écrivain  dont  M"*  Laure  était  la  fille. 

—  Oh!  répondit-elle,  je  ne  ferai  pas  de  modestie...  Jamais  je  ne 
me  lasse  d'entendre  admirer  papa...  Je  bois  cela  doux  comme  lait... 
Et  encore  on  ne  le  connaît  qu'à  moitié.  Je  suis  seule  à  savoir  com- 
bien il  est  bon. 

Ces  dames  la  trouvèrent  si  simple,  si  gentille  !..  Les  complimens 
furent  alors  à  son  adresse.  Quelle  adorable  toilette  et  quels  che- 
veux  !  Ils  foisonnaient  au  hasard,  légers  comme  une  buée  d'or,  sous 
le  plus  drôle  des  petits  tricornes  planté  de  côté;  ils  s'échappaient  à 
longs  flots  du  ruban  qui  essayait  de  les  retenir,  baignant  le  dos  tout 
entier  d*une  nappe  blondissante.  Beaucoup  de  mères,  dont  les  filles 
n'avaient  que  des  queues  de  rats,  critiquaient  cette  coiflFure  capri- 
cieuse et  désordonnée,  mais  sa  folle  abondance,  il  fallait  le  recon- 
naître, encadrait  joliment  d'une  auréole  rayonnante,  en  le  faisant 
paraître  plus  mignon  encore,  le  visage  de  Laure,  un  petit  visage 
aux  traits  délicats ,  au  teint  changeant ,  qui  pâlissait  ou  s'anioiait 
selon  les  impressions  les  plus  fugitives. 

—  Oui,  dit-elle,  en  tirant  une  boucle  de  façon  à  l'allonger  jus- 
qu'à sa  ceinture,  oui,  les  cheveux  sont  à  moi,  c'est  un  fait.  Quant 
à  ma  robe,  je  n'y  suis  pour  rien.  One  invention  de  Worth.  Papa 
veut  que  Worth  m'attife.  Les  meilleurs'  faiseurs,  à  l'en  croire,  sont 
à  peine  assez  bons  pour  sa  fille.  Pauvre  papa  I  Mais  on  a  déjà  dansé 
une  polka  et  personne  ne  vient  m' inviter...  Voilà  comme  votre  mari 
tient  ses  promesses,  madame  Aubin  !..  Un  danseur,  il  m'en  faut  un... 
n'importe  lequel,  fùt-il  boiteux...  Tous  les  danseurs  ici  sont  estro- 
piés plus  ou  moins,  n'est-ce  pas?..  Bon  I  la  seconde  valse  qui  com- 
mence! Et  je  continue  à  faire  tapisserie  7..  C'est  trop  fort  I 

D'un  regard  plein  de  dépit  et  de  colère  enfantine ,  elle  fouillait 


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TÈTE  FOLLE.  665 

tous  les  coins  de  la  salle,  en  quête  de  l'oiseau  rare.  Soudain  le  pli 
qui  rapprochait  ses  fins  sourcils  s'effaça;.,  d'un  geste  impercep- 
tible de  son  éventail,  elle  indiqua  un  homme  qui  semblait  chercher 
quelque  moyen  de  franchir  ou  de  touraer  le  rempart  des  ban- 
quettes, et  dit  tout  bas  en  rougissant  un  peu  : 

—  Si  celui-ci  pouvait  m'inviter? 

—  Vous  n'êtes  pas  dégoûtée  1  reprit  sur  le  même  ton  M"*®  Aubin. 
La  fleur  des  pois  tout  simplement. ..  Mais  il  ne  danse  jamais. 

Au  même  instant,  comme  pour  démentir  cette  affirmation,  l'étran- 
ger, —  ce  n'était  pas  un  Français  évidemment,  —  s'inclinait  devant 
Laure. 

—  Bien  volontiers,  répondit  la  jeune  fille  avec  vivacité.  —  Puis,  se 
ravisant  à  demi,  elle  reprit  avec  un  peu  de  confusion,  sa  main  déjà 
posée  sur  le  bras  de  son  cavalier  :  —  C'est  le  docteur  qui  vous  envoie? 

—  Pardonnez-moi,  mademoiselle,  répondit-il  en  souriant,  d'une 
voix  un  peu  lente,  mais  sans  aucun  accent  du  reste  qui  pût  révéler 
sa  nationalité,  je  suis  venu  de  moi-même. 

—  Le  comte  Tzérényil  se  hâta  de  dire  M°*®  Aubin.  Je  croyais  que 
vous  aviez  quitté  notre  Savoie?  ajouta-t-elle  en  s'adressant  à  lui. 

—  Non,  madame,  bien  loin  d'avoir  épuisé  ses  charmes,  je  lui  en 
ai  découvert  de  nouveaux  et  j'y  reste.  Vous  me  permettrez  encore 
d'aller  vous  rendre  mes  devoirs? 

—  Quelle  question  1  Nous  ferons  demain  de  la  musique...  Vous 
voilà  invité. 

—  Alors...  je  puis?.,  chuchota  Laure  à  l'oreille  de  M"*  Aubin. 

—  Vous  pouvez,  répondit  celle-ci  en  riant  de  la  joie  naïve  qui  se 
peignit  sur  les  traits  de  l'étourdie  dont  elle  s'intitulait  le  chaperon. 

—  Je  trouverais  peut-être  la  tâche  fatigante  à  la  longue,  dit-elle 
aux  amies  qui  l'entouraient.  Autant  suivre  et  patronner  un  feu  fol- 
let. On  ne  l'a  pas  disciplinée.  Elle  est  décidément  fast^  pour  me  ser- 
vir du  mot  de  lady  Walford,  mais  quel  bijou  I 

—  Un  bijou  difficile  à  garder,  en  effet,  repartit  la  vieille  Anglaise 
mordante  et  collet  monté,  très  difficile,  croyez-moi,  car  il  tentera 
le  monde.  On  dirait  déjà,.,  regardez  plutôt,.,  que  la  Hongrie  a 
envie  de  s'en  emparer. 

—  Pourvu  encore  que  ce  soit  par  des  moyens  légitimes!  fit 
observer  d'un  ton  bref  une  dame  de  province. 

La  Hongrie,  représentée  par  le  comte  Mathias  Tzérényi,  avait  en 
réalité  une  mine  conquérante  qui  eût  justifié  bien  des  inquiétudes. 
Nul  autre  n'aurait  su  s'envoler  ainsi  d'un  élan  comparable  à  celui  du 
faucon  qui  emporte  sa  proie.  11  n'était  plus  très  jeune,  mais  cette 
beauté  souverainement  élégante,  qui  est  l'apanage  de  sa  race,  défiait 
l'empreinte  des  années.  Svelte  et  bâti  pour  porter  avec  désinvolture 
le  costume  brodé,  empanaché,  quelque  peu  théâtral  d'un  magnat 


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666,  REVUE  DESaDBQX  MONDES. 

plotfi^((p&  nolce  YulgairaJiabit vQok^  avâU  le* teintibniaolairrxiriiafti' 
pâJtor.luHiiQeusâfle.nez  impercepûbLementuCOUEbé  eQibeed'iaîgleé. 
Ses.  lèvres,  élusses,  et  roug/^i  s'eiUi:'o«vraieiit  sur.  de  fortesidefllif 
blanches»  à.  Tombre.  do^.  cette.  mBustocb»  pfSDdaatey.qtti^.  ai^ec  un. 
regard  rêveur  que  Ton  crokait  toujours fixésurl'imineaiitédes  plaisesi 
natales,  donne  une  expression  d'indicible,  mélancolie  à  ces.  pbysio- 
nomiies^orageuses,  faites.poucBefléterhardijBeDtUMUesJes  passions. 

M^""  d'Ërquy.,  mai^ô.ses  audaces.de  pietite.(ille:V«k»(aireir.s^Cr' 
frayutnn  peu  de  l'étreinte isof^ieuse  qui  awûtprisrpossession.d'ieHe 
dès.le  premier  moment.. Celte,  valse^  dM^  chaque  iBeauce  semblak< 
scandée  par  un  choc  d*éperon  et  qu'aurait  dû  accompagner  le  chiAt 
tantôtpDécipité^tantôtralenti,  plein  de  Tenreendiabléetoude langueur 
mûurante^des.violonsit2igaaesy  n'était  pointde  cûlles  qui'uoa  mère  piru? 
dente  permetii  sa  ûlle,  et,  quoiqu'elle  n'eût  pas  de  mère poui.  la  coi^ 
seiller^  Laure  en  était  avertie  par  un  instinctfiecret,  mais^^ea  somme, 
cett&émotion  mémeavait  soacharme.  L'enCantgâtée  fifiitpar  s'y  abaor 
donner  sans  plus  de  réflexion  ni  de  scrupule,  et^  passaat  pvèailesoQ 
père,  lui  envoya  radieuse  un  baiser  du  bout  des  doigts.  Aa  moment 
même,  le  docteur  reparaissait  suivi  d'iinca;valier  imbecbe  (pft'il  était 
allé.arracher  aux .déÛces du. cigare. et  dabaccaiiatpouerameiierpar 
l'oseille  à  sa  jeune  amie*.  GelleTci  eot  un  coap  d'œiL  moqueu/i  et 
dédaigneux  qui  voulait  dh*e  :  —  Trop  tard  !..  J'ai  mieux  que  oeHI 
—  Et  le  comte  surprît  ce^  regard,  coBune  il  avait  surprisi  les  moindres 
émotions  de  cette  jolie  fille  qu'il  serrait  contre  lui,  captiva «ffiiroatt 
chée.  La^  caresse  des  cheveux  légers  qui  voltigeaient  au  souffle  de 
lavaise  lui  efHeurait  le  visage,  leur  parfum  le  grisait  peu  à  peu; 
vus  detout  près,  les  yeux  qiu'il  avait  crus  hleus  comme  presque  teas»* 
les  yeux  de  blonde,  étûent  en  réalité  d'uik  vert  somkMre,  irisé;,  inson- 
dable, dans  lequel.soa  regard  à  lui  se  perdaki. Combien  il  les:  trou^ 
vail.pltts  beaux  encore  que  lorsqu'il  lea  avaitreBOonIrés  le  iBatio,à 
la  clarté  du  soleil,  pétillant;  de  nudice.et  taquinant  leidM:tow,.qai 
dirigeait  une  oaravaae  sur  la^route  du  Bevarsi  ttatntenaat  ils  se 
baissaient  devant  les  siens» 

— Si  nou&  nous  reposions?  di^,  dû  sa.  voix  grave*  et  ombî- 
cale. 

Mais  elle  répondit/avec  vivacité  : 

—  Non,  non,  je  ne  suis  pas  fatiguée. 

Qurtemps  d'arrêl,^  court  qu'il  fût,  eût  rendu ia^sonvessatioB iné- 
vitaUe  et,  quel  qu'en  fût  lesujety.elle  n'aurait  osé  répondre  un  mot« 
elle  qui  s'amusait  si  franchemeot  d'ordinaire  de  la  aUipUité  et  ses 
danseurs.  Mieux  valait  tourner  jusqu'au  bout- en  silence^  comme 
une  feuille  emportés  passive  par  le  tourbillon  d'un  grand*  vent.  BUe^ 
ne.distiBguait  plus  ii^^  Aubin,  ni  lady  WaUbrd,  ni  aucun  de  œus 
qui  faisaient  cercle  autour  de  ce  couple  fantasque  et  cbamiant^  doit 


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^^^PP5BP 


TÊTE   VÙLUi.  M7 

jfèrolatttm  intemiinéle  snempUssaitsmll&niâiiitenant  le  grand  6idon, 
.toi»  ies  satpes  s'étant  •arrèlés^  curieux,  jaloux  pent-êtpe, 

—  iln  superbe  igarçcm  I  dit  au  «docteur  Anibia  M.  d'Ëcquy,  •ea^éâsi- 
gnant te  danseur  de  saille. 

-^  fiangereux^  je  veM  ea  avertie  €e  n'est  fwsi  umi  qui  l'm  poé- 
.MBté  à  M^'luord.  £ania  (fualiié  de  fiânr  ptee  ite  iamiUe,  je  m'ani- 
mis  jamais  f anrorisè  Qet>  eBlèVaneiit. 

—  Aahl  im  (euteraoNDt  qui  dure T^eepace "d'une valse I».  D'aiUflODS 
il  ne  faudm  pis  (dus  de  iemps  à  Liuire  pour  lui  déoou^vrirtpiekpie 
.fidiraitt*  £Ue  est  «xtraonliBaH'emeiit  moqueuse,  ma  fille  1 

— lEhbienl  elle  sera  la  première  à  se  moifuer  du  comte  iiaftiaa. 
it  leiU)nDais.i)ieD,  .aulizit  du  moias  fpie  Ton  peut  oonnattre  œlÉe 
raoeiiéhémeiite,  sentimentate  «t  folle  qui,  »sar  tous  les  points,  dif- 
fère de  ia  nôtnjà'bipielle^omlaDt^lle  est  sympaAiqae.  Nous  iious 
F0BCautPOus  sur  le  boiileFvard.  Nous  neusreDcontrions  surtout  avant 
mOD  mariage.  Et  puis  le  batccarat  l'attire  ici  presque  'cbaque  année. 
*G'est  le  joueor  de  plus  kDOomigible  I  II  aime  la  «lusiqne  aussi.  Jia 
-femme  lui  pardomie  le  Tosile  à  cause  de  cela  -et  l'invite  qu^quefois 
quand  il  passe.  D'Mx  ilopaFtfxyar -Saxon  let  reviecrt  i^r  Meate-Gario. 
«Que  voulez-vous?  L'oisiveté  imposée  mé^é  elle  à  une  organisntieD 
imace^  turbulente^  Satmée  pour  l'action,  Jes  grands  efforts,  tes 
l^rands  dévoûisems^^. 

Là-dessus,  le  docteur  Aubin,  qui  racontait  volontiers^  retraça  «o 
i^yle  épique  l'iiîsteiFe  générale  des  Taérényi,  un&lignée  de  patriotes, 
grands  exterminateurs  de  Turcs,  dont  les  diverses  branches  complè- 
^nt  des  tfeld-mapédiaaz,  des  prinees^^primats,  des  palatins,  généa- 
logie'étourdissante  !..  Le  nom  d'un  Taérényi  était  Ué  aux  plus  InnÉts 
faits  de  Mathias  Gorvin.  Alexandre  Tzérényi,  Tzérényi  "Sanderypour 
placer,  commfe  il  convient^  ce  nom  de  baptême  après  le  nom  de 
ftttiaille,  suivit  Hakocsy  \dans  l'ttxil  let  dédaigna  l'amnistie.  L'aiemldu 
«mnie  Matbias,  pa^atteotein:  éotairédes  lettces,  qu'il  cultivait  luè- 
m6flaie,^consncra  prinoièrenaent  la  fortune  que  lui  avait  rendue  un 
ridie -mariage  à  Ja  fondation  de  irAoadénne  hongroise,  du  théâtre 
hongrois  qui'de^aieot  stinmler  le  sentiment  ni^ional.  Son  fils  ataié, 
lepëre'deeelui-ci,  fut  l'ua  des  ohefe  les  plus  enirainans  des  Mon- 
tfsd^/ ces  (derniers  bataillons  insurrectionnels  que  les  kcipériaux  et 
les  Russes  réunis  eurent  tant  de  peine  à  écraser.  11  périt  devant 
Temesvar,  sûr  de  la  victoire  qui  semblait  «'annoncer.  Son  frôw 
nroinsiieureuK,  fut  témoin  de  l'écroukunent  final  «et  partagea 
pBce  du  comte  Battbyanyi  à  Peath.  iLa  femme  de  joe  demie 
table  amazone  qui  avait  pris  une  part  active  à  U  guenre, 
comme  Porcia, 

—  Mathias  Tzérényi,  poursuivit  le  docteur,  Mathias  Tzéri 
diemi^  du  nom,  est  magnifique  ^quaad  ili»conte  dane  san^li 


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568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ingénument  ampoulé  les  exploits  de  tous  les  siens  et  ce  qu'il  appelle 
leur  martyre,  II  eût  certes  agi  de  même.  Ce  n'est  pas  sa  faute  si, 
bercé  pendant  toute  son  enfance  par  des  bruits  de  guerre  qui 
Fèlectrisaient,  il  grandit  au  milieu  des  deuils  et  de  la  ruine  qui 
suivirent  de  sanglantes  représailles.  Sa  mère,  dont  la  raison  avait 
sombré  dans  ce  désastre,  ne  put  l'élever;  il  vint  à  Paris  trop  jeune, 
avec  trop  de  dispositions  aux  plus  grandes  folies  et  trop  de  moyens 
d'en  faire.  Le  héros  qu'il  aurait  été  s'est  dépensé  ainsi.  Vous  con- 
cevez bien  que  toutes  ces  têtes-là  sont  mal  équilibrées,  qu'elles  por- 
tent le  germe  d'un  désordre  héréditaire,  aux  manifestations  diverses, 
folie  partielle,  activité  cérébrale  démesurée  qui  fait  de  celui-là  un 
homme  de  génie,  qui  envoie  celui-ci  à  Charenton,  qui  pousse  un 
troisième  aux  pires  excës.  Cest  en  somme  le  môme  détraquement. 
Le  comte  Mathias  a  eu  plus  de  duels  et  d'aventures  galantes  qu'il 
n'est  permis  d'en  avoir.  On  le  dit  criblé  de  dettes,.,  cela  doit  être... 
beau  joueur  du  reste,.,  mais  quelle  sera  la  fin?  Ou  m'apprendrait 
qu'après  cette  valse,  suivie  d'une  invocation  au  manteau  royal  de 
Saint-Étienne,  il  s'est  fait  sauter  la  cervelle  pour  fausser  compa- 
gnie à  ses  créanciers,  je  n'en  serais  pas  trop  surpris.  En  attendant, 
il  est  du  club,  brevet  d'élégance  et  d'honorabilité,  qui  répond  à 
tout,  et  il  s'est  bien  conduit  pendant  la  guerre  dans  je  ne  sais  quel 
corps  de  francs -tireurs.  Mais  pardon  !..  mon  bavardage  parait  vous 
intéresser  extrêmement,  vous  n'en  écoutez  pas  un  mot. 

M.  d'Erquy  tressaillit  conmie  un  homme  que  Ton  rappelle  de 
loin  : 

—  L'histoire  de  votre  Hongrois?..  Curieuse,  très  curieuse  !..  Mais, 
dites-moi,  quelle  est  cette  dame  en  noir,  là-bas,  la  seconde  au  troi- 
sième rang  7 

—  C'était  elle  que  vous  regardiez  avec  cette  persistance  ?  Vrai- 
ment elle  ne  mérite  guère  de  vous  absorber  ainsi.  Une  vieille  fille, 
je  crois,  une  provinciale,.,  elle  n'est  pas  de  mes  malades  et  jamais 
je  ne  l'ai  vue  ici,  mais  le  matin  on  la  rencontre  dans  les  salles 
d'inhalation,  où  elle  reste  patiemment  une  heure  de  suite,  absorbée 
par  son  tricot.  Quelqu'un  l'a  nommée  devant  moi  ;  K  Tvan,Kerlan... 

—  M"*  de  Kerlan  I  répéta  d'Erquy  d'un  air  pensif,  c'est  bien  cela. 

—  Voudriez-vous  par  hasard  lui  être  présenté  ?  demanda  en  riant 
le  docteur. 

—  Non,  inutile...  Comme  il  fait  chaud  ici! 

—  Rejoignez  donc  votre  fille,  qui  vient  enfin  d'échapper  aux  serres 
de  son  Hongrois.  Il  ne  la  quitte  pas  pourtant,  le  drôle  !..  Le  voilà 
installé  auprès  de  ma  femme. 

—  Laure  n'a  pas  besoin  de  moi  ;  elle  est  en  sûreté  sous  l'aile  de 
M"^  Aubin. 

—  Alors  laissez-moi  vous  amener  Bemeuf,  le  peintre,  qui  grille 


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TÊTE  FOLLE.  560 

d'être  mis  en  rapport  avec  vous  ;  il  n'est  pas  le  seul.  Oh  I  soyez 
tranquille,  les  ennuyeux  seront  écartés  ;  j'ai  trié  sur  le  volet. 

—  Due  autre  fois,  voulez-vous?  Je  verrai  vos  amis  avec  plaisir, 
mais  ce  soir  la  migraine  me  met  hors  d'état...  On  ne  résiste  pas  à  la 
migraine,  vous  savez?  C'est  une  infirmité  odieuse. 

—  Et  sans  remède  malheureusement.  Le  travail  continu  de  la 
pensée  y  prédispose  et  puis,  —  je  vous  ai  déjà  mis  en  garde  contre 
ces  mauvaises  habitudes,  —  trop  de  cigares,  trop  de  café.  II  est 
certain  que  votre  visage  s'est  altéré  tout  à  coup.  Allez  donc  vous 
mettre  au  lit  ;  nous  ramènerons  M**^  Laure. 

—  Je  vais  essayer  d'abord  du  grand  air  et  de  la  solitude.  Tenez, 
je  serai  très  bien  sur  cette  galerie. 

Déjà  il  avait  franchi  l'une  des  portes-fenétres  donnant  accès  au 
large  balcon  couvert  qui  fait  le  tour  du  casino.  Rapidement  il  gagna 
un  coin  où  le  bruit  ni  la  lumière  ne  pouvaient  arriver,  et,  là,  le  front 
entre  ses  mains,  il  s'accouda  longtemps  à  la  balustrade. 

C'était  bien  elle,  Nona  I  Et  il  ne  la  revoyait  pas  seule.  Sa  mère 
à  lui,  le  château  de  La  Ville-Revault  où  il  était  né,  l'horizon  austère 
auquel  il  avait  confié  si  longtemps  son  ennui,  ses  ambitions,  ses 
révoltes,  toutes  les  émotions  de  sa  jeunesse  contrainte,  tourmentée, 
lui  apparaissaient  avec  cette  figure  qui  évoquait  pour  lui  un  remords 
mêlé  d'attrait  irrésistible,  l'attrait  du  passé  si  triste  qu'il  ait  pu  être, 
du  passé  avec  tout  ce  qui  s'y  rattache  :  souvenirs  d'enfance,  figures 
familières.  Il  se  rappelait  en  même  temps  un  récit  qu'il  avait  écouté 
à  bâtons  rompus,  celui  que  venait  de  faire  le  docteur,  des  aventures 
d'une  race  finie  ou  abaissée.  Ce  n'est  pas  en  Hongrie  seulement 
que  des  rebelles  de  vingt  ans,  emprisonnés  dans  un  réseau  d'étouf- 
fantes tyrannies,  d*oppositions  perpétuelles,  d'impossibilités  de 
toute  sorte  ont  demandé  avec  désespoir  à  vivre  ou  à  mourir.  Jadis, 
au  fond  de  la  Bretagne,  une  tradition  d'ignorance  et  d'entêtement 
aveugle,  les  préjugés  de  sa  famille  et  de  son  monde  lui  avaient  lié 
les  mains.  Il  avait  brisé  l'obstacle,  mais  à  quel  prix?  Pourquoi  fal- 
lait il,  pour  atteindre  le  but,  pour  accomplir  sa  destinée,  affliger, 
meurtrir  tant  de  cœurs  7  II  l'avait  fait  pourtant,  il  le  ferait  encore. 
Ses  chaînes  étaient  de  celles  que  le  devoir  bien  entendu  conunande 
de  briser.  Mieux  valait  que  le  coup  de  tête  qui,  le  déracinant  de  sa 
province,  le  séparant  de  son  entourage,  l'avait  rendu  libre,  eût  été 
accompli  à  temps.  Il  lui  devait  d'être  ce  qu'il  était,  de  mener  cette 
vie  si  pleine  et  si  enviée  qu'il  n'eût  échangée  contre  aucune  autre.  ' 
Comprendrait-elle  cela  ?  Pourrait-elle  parler  avec  lui  de  ce  qui  n'é- 
tait plus,  de  ce  qu'il  ne  pouvait  oublier,  des  lointaines  années  qui 
projetaient  comme  une  ombre  noire  sur  ses  succès,  sur  ses  plai- 
sirs, sur  les  plus  vives  satisfactions  que  lui  eût  apportées  sa  brillante 
carrière?  Pauvre  Nonne  de  Kerlan  si  profondément  imbue  de  toute 


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WÊÊmm 


hQO'  REVUE  DESUem  xokdes. 

e^ipkob  d«9upQrstitioD8l  A  ses  jefox^ilétaM  «ua  réprouvé  dont  eUe  se 
détournait  avec  horreur.  Et  puia»  une  famma,  fût-elle  boiune»  fût* 
elle  sainte,  ne  pardonne  jaoïaisià  oalui  qui  l'a  dédaigaée...  Le  ma- 
riage, décidé  pour  eux,  et  auquel  il  n'avait  pu  se  résigner^  n'étaitril 
pas  resté  dans  sa  màmoire  comme  un  sujet  d!étemelle  raficune] 
Qsendt-il  ra<border  avea  cetta  omintel  S'il  essayait  pourtant?  Une 
étrange  timidité  paralysait  cet.  homme,  ordinairement  naattre  de  lui, 
SûUdement  appuyé  sur  une  léputation  qui  ne  pouvait  guèret  plus 
grandir,  habitua  à  observer  et  à>»Djregistrer  les  faiblesses  humaines 
plutôt  qu'à  les  ressentir,  cuîraasé  de  philosophie,  le  scepticisme  aun 
lèvres,  la  satire  au  bout.de  la  plume.  Cette  situatioa^ie  prenait  au 
dépourvu,  lui  un  inventeur  de  situations  I  cette  vieille  ûl^,.  sa  fian- 
cée d'autrefois^  Tintriguait  comme  une  énigme,  lai,  un  débrouil- 
lenr  de  caractères  I  it  restait  perplexe,  indécis.  L'idée  de  se  heurter 
kk  froideur  de  celle  qui  représentait  pour  lui  le  pays  natal  qu'il 
avait  déserté,  la  famille  qu'iL  s'était  aliénée  k  tout  jamais,  le  jetait 
dans  une  angoisse  profonde. 

—  Galmons^nous,  se  disait^il,  en  reapirant  l'air  frais  do  soir,  qui 
loi  apportait  des  parfUms  de  jasoûns  et  de  roses. 

Aix  est  le  pays  des  fleurs»  La  lune  voguait  au  front  de  la  montagne, 
qui  découpait  ses  belles  lignes  harmonieuses  sur  le  ciel  clair;  les^ 
massifs  du  jardin,  tout  h  rheure  fantastiquenbaint  colorée  par  des 
feux  de  Bengale,  étaient  rentrés  dans  l'ombre,  leurs  masses  noires, 
encadrant  le  jet  d'eau  dont  on  voyait  l'aigrette  élancée  jaillir,  puis 
retomber  en  pluie  d'argent;  le  bruit  de  sa  chute  nK)notone  berçait 
par  intervalles  l'agitation  de  Jean  d'Krquy  jusqu'k  ce  qu'un  lambeau 
de  musique  vint  lui  rappeler  tout  à  caup  que  le  bal  continuait  et 
que  peutrétre  celle  qu'il  fuyait  avec  un  si  vif  désir  de  jse  rapprocher 
d'elle  ne  resterait  pas  jusqu'à  la  ùjcu, 


IL 

a  retourna  dans  le  salesu^Sa.  fille»  rajonnwte  d'entiaÎD,  dansait, 
naaintenant  avec  le  jeune  houone  inoffensif  que  lui.  avait  amené  le- 
dûcteur;  le  Hongrois  contiouait  à  la  suivre  des  yeux,  tout. es  fai- 
sant sa  cour  à  )tr  Aubin»  qu'il  ne  quittait  pas,  peutrétre  pareerque 
Laure  revenait  toujours  auprès  d'eÛe»  Il  parut  à.  Jeaa  d'&qiay  que 
MF*  det  Kerlan  tournait  la  t&te  da  son  cùià  lorsqu'il  ventra»^  L^tet* 
meut  U  s'approcha  d'elle^  puis,,  plua  tcovUé  que  jamais,  se  tint. 
ddK)ut  à  quelques  pas  de  &a  chaise^  ua  pouivant  prendue  suc  lui» 
quoiqu'il  eût  résolu,  da  lui  parler,  de  lai  regarder  seulement.  QueU 
(gies.  sacondes.  s'écoulèeent  qui  lui  parurent  interminables;  tout k 
CQN(^  une  voix  dont  le  timbre  jeune  autant  que.|aaais.le  fit  tn*- 


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^wiUKr,^ne'Voix  où^vibrait râflFectron, la  bonté,  queïquethose'aussî 
de  doucement  plointir,  prononça  *pi^ès  de  lui  *. 

—  Cfeât  vous,  Jean? 

Le- sang  lui  monta  au  'ns.age,  un'broufflard'obscrcrrcifBcsTeux  : 

—  Vous  m'avez  reconnu!.,  s'écria-t-il.  — 'Et  ses  lèvres ^e posè- 
rent wrec  ferveur  sur  ^la  main  qû'onlui'tendalt. 

—  On  ne  m'en  a  pas  laissé  le  temps,  répondit-elle  'SOttriaâte  tt 
«n  «pparencetrès  calme.  Votre  nom  edt  dans  toutes  les  bouches,., 
je  l'ai  ei^ndu,..  j'ai  regardé;.,  je  vous  attendais.  I^e  prodige,  c'est 
que  vous  me  reconnaissiez;.,  vingt-cinq  années  transfonneilt  'Utie 
jeune  fllle  «en  vieilte 'femme. 

—  'Vous  dte8  toujours  la  même,.,  toujours  la  même  Nona. 

Elle  avait  *trè8  peu  ;chwDgé,  en  effet,  depuis  leur  dernière  wn- 
conlre.  Nonne  (ce  nom  prédestiné  lui  allait  bien,  surtout  lorsque, 
dans  Tintimité,  on  le  poétisait  par  un  joH  diimnutfr  ossianesque). 
Noua  gardant  sur  ses 'traits,  assez  irréguliers,  du  reste,  ce  sourire 
'intérieur  d'une  âme  puïe  et  tendre  qui  jaillit  des  yeux  et  s'étend, 
«ans  déranger  leur  expression  phacrdej-à  toutes  tes  fibres  du'visag^. 
Sa  démarche  était  re^ée  légère  comme  celle  'd'une  personne  (yoà 
effleure  à  regret  les  choses  d'ici-^bas;  ees  formés,  trop  frêles,  Tap- 
pelaient  encore  ceHes  d'une  TÎerge  "byYanftine  émergeant  du 'fond 
de  pourpre  ^de  queflque  vitrail,  ses  tnâins  avaient  une  blancheur 
d'hostie;  on  eût  dit  qu'un ^gouffleoéles»e^outevàîtincessamn)TOt  sur 
son  graad  front  pâle  les  mèdbes  cendrées  "de  ses  cheveux,  auxquels 
«e  mêlait  ^jfhis  d'un  ffl  d'argent,  car  Nona,  bien  que  son  existence 
eût  été  à  la  surface  semblable  à  un  lac  dormant,  avait  beaucoup 
iKmffeit  des 'cliiçriBfs  et  des  fautes  ff^utrui.  Le  denri-deuil  qu'elle 
ne  quittait  jamais  révélait  que  son  célibat  était  peirt^êtretmvetJFvag^. 

Le  regard  de  lean  arrêté  sur  son  visage  -amaigri,  sur  «sesTête- 
meiis  noirs,  parut  îa  gêner,  car  elle -rougit  un  peu,  et  lui  dit  en  par- 
lant fllus  -vite  que  de  coutume  *: 

—  ^t)U8  ne  comptiez  'guère  me  retrouver  si  loin  de  chez  "moi? 
J'ai  été  malade,  très  malade  à  plusieurs  reprises.  On  m'ordonnrit 
les^Rux,  et  je  suis  venue  avec  ma  vieille  Tina,  ^5«)us  vous  TappcBezî 
<:oreiïtiBe..,%lle  vit  «acore, pauvre  femme  !..  aussi  étonnée  qpe  m^i 
ipmr  te  ttoius  ffavdir  quitté  Kerfan.  Ces  inomagnes  de  ht  S«fOie 
^soBtt  l)îett  beSIes,  et  cependaait,  —  tous  rirez  ûe  mon  -aveu,  — 
fretre'Bfettgne  me  parait,  commet  Tina,  pflus  belle  encore  TBBtefeAsI 

—  Om,  la  BretJ^ne  est  belle,  en  effeft,  dît  'Jean,  rêveiff  et  son- 
geant à  totft  autre  chose  qu'à  ce  qiTfl  répondait. 

Hais  les  questions  qui  se  pressaient  dans  sa  pensée  refusaient  de 
Ueî  «sortir  des  lèvres;  il  retardait  le  moment  de  les  feîre. 

A  X5es  mots  :  tu  La 'Bretagne  ea(t  belle,  en  effet,  -»  te  regardde  Nonne 
«emHa  r^Kmdre  :  —  IHe  ne  îa  pas  etô  assez  Tpotnr^vtnrs  rtftênîr. 


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572  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

Et  un  silence  se  fit  entre  eux.  Jean  le  rompit  par  cette  phrase 
banale  :  —  Votre  santé  s'est  bien  trouvée  des  eaux? 

—  Bah!  je  ne  souffrais  pas  beaucoup,  môme  en  arrivant.  Les 
médecins  avaient  dft  exagérer,.,  mais  autour  de  moi  on  insistait... 

—  Autour  de  vous? 

—  Oui,  votre  mère  elle-même,  qui  tient  si  fort  aux  habitudes 
sédentaires. 

Ce  n'était  pas  sans  intention  que  Nonne  faisait  intervenir  dans  la 
conversation  le  nom  de  M"*^  d'Erquy,  rompant  ainsi  la  glace  sans 
paraître  y  toucher. 

—  Parlez-moi  d'elle,  dit  Jean  d'une  voix  basse,  presque  étoulTée. 

—  Eh  bien!  elle  porte  vaillamment  les  années  sans  qu'aucune 
infirmité  l'atteigne,  sans  que  rien  soit  changé  à  sa  vie... 

—  Ni?.. 

Jean  s'arrêta,  mais  elle  comprit. 

—  Ni  à  son  humeur,.,  à  sa  manière  de  voir  si  absolue,  si  arrê- 
tée. Nous  ne  pouvons  espérer  cela,  mon  pauvre  Jean.  Elle  restera 
jusqu'au  bout,  comme  vous  disiez,  une  digne  fille  de  la  terre  de 
granit.  J'ai  usé  mes  forces  à  combattre,  à  implorer... 

—  En  ma  faveur,.,  vous,  Nonal 

—  Est-il  possible  que  vous  vous  en  étonniez? 

Il  avait  repris  sa  main  et  la  serra  un  moment,  incapable  d'expri- 
mer la  honte,  la  reconnaissance  qui  l'oppressaient. 

—  Comme  tu  m'abandonnes,  comme  tu  m'oublies,  vilain  père  ! 
vint  lui  dire  Laure,  qui,  entre  deux  quadrilles,  avait  toute  seule  tra- 
versé le  salon  à  sa  recherche. 

Il  l'avait  oubliée,  c'était  bien  vrai,  il  avait  oublié  tout  ce  qui  l'en- 
tourait, tout  le  présent. 

—  Tu  t'amusais,  mon  enfant,  dit-il  en  levant  ses  yeux  humides 
d'une  émotion  qu'elle  ne  pouvait  comprendre  vers  ce  jeune  visage 
épanoui  par  le  plaisir;  il  me  suffisait  de  le  savoir.  Mais,  puisque 
tu  es  venue,  je  veux  te  présenter  à  la  plus  ancienne,  à  la  meilleure 
amie  que  j'aie  au  monde. 

Il  y  eut  un  regard  échangé  entre  les  deux  femmes,  un  regard 
pétillant  de  curiosité,  de  surprise,  d'interrogations  de  toute  sorte 
sous  les  longs  cils  de  la  jeune  fille,  qui  n'avait  jamais  entendu  par- 
ler de  cette  amie  de  son  père  surgie  à  l'improviste;  un  regard 
sérieux,  scrutateur  et  tout  à  coup  empreint  de  tendresse  profonde 
dans  les  yeux  gris  bleu  aux  paupières  bistrées  de  M"*  de  Kerlan. 
Celle-ci  avait  pris  entre  ses  deux  mains  la  main  de  Laure;  l'attirant 
à  elle  jusqu'à  ce  que  le  joli  front  aux  boucles  frisottantes  fût  à  por- 
tée de  sa  bouche,  elle  l'embrassa  brusquement  avec  un  murmure  à 
demi-voix  qui  eut  l'accent  d'une  bénédiction.  Ce  fut  un  baiser  ma- 
ternel et  Laure  le  sentit;  elle  n'en  avait  jamais  reçu  jusque-là;.,  sa 


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TÊTE  FOLLE.  573 

mère  était  morte  en  la  mettant  au  monde.  Spontanément  elle  répon- 
dit &  cette  caresse. 

—  Laissez-moi  vous  bien  voir,  dit  Nonne,  la  faisant  asseoir 
auprès  d'elle.  Je  veux  emporter  votre  charmante  figure  dans  cette 
mémoire  où  rien  ne  s'est  jamais  effacé.  Mes  prières  vous  suivront  à 
travers  la  vie.  Je  ne  peux  vous  donner  que  cela,  mais  je  vous  le 
donnerai  tous  les  jours  et  de  toute  mon  âme. 

Il  y  avait  quelque  chose  de  si  grave  et  de  si  pénétrant,  dans  ce 
langage! 

—  Ne  vous  reverrai-je  plus?  dit  Laure  avec  vivacité.  J'en  serais 
fâchée...  Il  me  semble  vous  connaître  depuis  longtemps.  C'est 
drôle  !..  Un  pressentiment,  un  souvenir...  —  Elle  a  peut-être  été  des 
amies  de  maman?...  dit-elle  en  interpellant  son  père  à  demi-voix. 

Jean  d'Erquy  resta  muet,  tandis  que  Nonne  répondait  doucement  : 

—  Nonl..  mais  votre  père  vous  a  parlé  peut-être  de  sa  jeunesse 
en  Bretagne? 

—  Où  l'on  a  été  si  dur  pour  lui?  répliqua  l'enfant  terrible. 

—  On  ne  l'a  pas  compris  comme  il  l'eût  fallu  peut-être,  ma  chère... 
Quel  est  votre  nom? 

—  Laure,..  le  nom  de  mamian. 

—  Eh  bien  I  ma  chère  Laure,  reprit  Nonne  avec  un  frémissement 
singulier  dans  la  voix,  votre  père  a  gardé  là-bas,  quand  môme, 
plus  d'une  fidèle  afiection. 

La  jeune  fille  prit  l'air  triste  et  décontenancé.  Que  signifiait  tout 
ceci?  Depuis  qu'elle  existait,  elle  s'était  figuré  être  seule  à  aimer 
son  père,  de  même  qu'elle  croyait  être  son  intérêt  unique,  et  cette 
conviction  l'enchantait. 

—  Gomme  tu  es  rouge !••  tu  te  fatigues  trop,  dit  M.  d'Erquy, 
tandis  que  M"*  de  Kerlan  continuait  d'observer,  inquiète  et  char- 
mée, cette  figure,  cette  toilette,  qui  se  rattachaient  à  un  ordre  de 
choses  si  nouveau  pour  elle.  Un  peu  scandalisée,  elle  Tétait,.,  mais 
conquise  néanmoins. 

—  Il  faut  que  tu  en  prennes  ton  parti ,  je  n'ai  pas  encore  fini  de 
danser,  dit  Laure,  consultant  un  petit  carton  caché  dans  son  gant 
et  sur  lequel  s'inscrivaient  les  invitations. 

Au  même  instant,  le  comte  Tzérényi  la  rejoignit,  et,  saluant 
avec  sa  grâce  fière  : 

—  Mademoiselle,  vous  m'avez  promis  cette  mazurke. 

Elle  s'envola  joyeuse  sur  un  :  «  Au  revoir!  »  amical  et  déjà  familier 
à  l'adresse  de  M^  de  Kerlan,  qui  l'entendit  à  peine,  occupée  qu'elle 
était  à  essuyer  les  admonestations  de  Tina,  dont  la  coiffe  bretonne, 
la  jupe  rayée ,  le  tablier  à  bavette  et  la  physionomie  rébarbative 
venaient  de  s'introduire  dans  la  salle  de  danse,  où  cette  apparition 
bizarre  provoqua  des  chuchotemens  et  des  rires  : 


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57&  REYUB  DBS  DEUX  MONDES. 

—  Tattends  là  dehors  députe  te  souper,  exjlliquaît^^lle  totlt'bte 
&  sa  maîtresse.  Vous  m'aviez  recommandé  d'être  exatte;  'j'ai  cm, 
Be  vous  voy«nt  pas  Tenir,  qtfiWous  était  arrivé  quelque  milheur-.. 
"sans  comptefr  que  les  -gens  me  dôvisageaieiït  comme  une  béftet cu- 
rieuse. Il  y  en  mpouirtant  ici  de  tous 'les  costumes  et  de  toutes  les 
couleurs.  Dirai^oD  pas  qu'ils  'tf  ont  jamais  rien  vu?  A  la  fin  j'ai  pris 
mon  courage  à  deux  mains  et  je  suis  entrée...  Pourquoi  pats?..  'Vous 
oubliez  donc  qu'il  va  être  Six  heures  et  que  nous  devons  nous  mettre 
en  route  de  grand  matin?  S'il  y  a  du  bon  sens!..  Vous  ne'potlltez 
passons  lever  demain,.,  vous  serez  malade... 

Jean  *n'entenâait  'rien ,  mais  il  là'amusait  des  gé^es  coum)U(^ 
ûe  cette  vieilte  servante  à  niine  de  religieuse ,  si  embèguinée ,  'si 
•méfiante,  d'un  abord  si  séfère,  que,  trente  ■années  auparavailt,  'son 
frère  et  lui  la  surnommaient  déjà  :  la  tourièrede'KeHan. 

—  Ne  me  gronde  pas,  Tina,  dit  Nonne  en  riant  de  bon  cœur. 
Quand  on  va  dans  le  monde  une  fois  par  exception,  c'est  bien  le 
moins  qu'on  s'ydésheure  un  peu,  comme  tu  dis.  Et  rassune-toi,  ma 
bonne...  il  ne  m'est  rien  arrivé  de 'fâcheux,  au  contraire.  Regarde 
plutôt  celui-ci...  11  est  de  Bretagne. 

—  De  Bretagne?  répéta  Corentine. 

Bile  fixa  ses  petits  yeux  tilairs  et  perçans  sur  cet  "homme  qui 
tenait  compagnie  à  sa  maîtresse,  ^t,  au  bout  d'un  instant,  grom- 
mela d'une  voix  sourde  : 

—  breton  bisTcoaZy  tuhttrdérez  fia  réaz, 

Jean  d'Erquy  ri'avaît  pas  "tant  oriblié  la  langue  de  swi  pays  qu'il 
ne  pdtt  saisir  le  sens  de  cet  antique  proverbe  :  a  ïamâis  Brt^onne 
fit  trahison.  »  Il  sentit  que  Corentine  voyait  en  lui  le^ncé  irifitlëte, 
le  fils  ingDit,  te  transfuge,  ^t  rougit  tout  en  répondarit  : 

—  J'ai  home  de  Tavouer,  Tiwa,  mais  je  n'entends  plus  que  Te 
français. 

—  fhii,  vou)5  ^tes  «wemi  totit  à' fait  fie  Paris,  ttdngî€mr1e«i,«lt 
la  vieille,  mais  je  saurais  retrouver  un  d'Erquyau'bottt  duitfOTtfe, 
mdil^ous  ressemblez  tomme  deux  gouttes  d'eau  *à  ce  portratl  de 
Tdire  grand-père  qui  ert  àla'Vaie-^Revatîh  en  halilt  de  chouan, -et 
M.  Armel,  que  Dieu  le  béntesel  ^  tout  pareil  à  irous..,  ^*feSt43e 
pas?reprit-elle,'«8'adres8ani&l?ona.  'Phis  brun  setflement,  et  dame  I 
plus  mince...  il  est  jeune. ..  un  beau  garsl 

—  Au  fait,  mon  ueveu  Armd  tioîl  16tre  un  homme  unjorordTiui. 
Vous  ne  iri^avez'pas  encore  pa^lé^e  liii,  Nona.  BeuMttsement,  tious 
avons  encore  du  temps  devant  nous... 

—  'Hélas  1  non.  le  pars  demain  mi^. 

—  Demain?..  C'est impossiblel Un  hasard mespérë  nousrapprèche 
après  si  longtemps  et  vous  T:ompte2  les  mintftesl 

—  Ce  n'est  pas  le  hasard,  mon  ami,  ic*est  Bien,..  Keu  qtn  sA  tè 


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TAXE  f  OUI»  &7& 

qa'U  fût  Uaisi  quant  &  partir  denakir  il  le  fiiitt.  le  ne  me  doutais 
paa  que  j'obéi$6ai3  à  uu  preBsentiment»  lorsque  la  mauvaise  boula 
de  quitter  Aix  sans  avoir  seulameAt  aperçu  l«a  salons  du  Casino  m'a 
pai]3aéâ  lusq^'ici*  Serais-je  veiHiesi  j'avaia  su  que  vous  étiez  en 
SMiKHe?.^  N<»H  peutôtra.^.  Nous  noua  somttKSs  renoontréa  sans  nous 
chercher...  La  Providence  m'accorde  cette  grâce  que  je  n'aurais 
jamais  qsà  lui  demander  de  vous  revoir  une  foiSf  igouta  Nonne 
eu  apposant  sur  csea  derniers  nnots. 

^  Diu  moins,  dit  Jean  d'firquï,  voua  metpemattrex  de  vous  recon- 
duhre  jusqu'à  votre  hôtel,  de  remplacer  Corentineî 

IL"^  de  Kerlian  fit  un  signe  d'acquiescement  et  congédia  la  Bre- 
tonne, qui  avittt  rétit)gradé  jusqu'à  la  porte  : 

^  Kour  âtre  firancbe»  répcndit-dUe  en  a'eaveloppant  d'un  châle, 
je  voua  avouerai  que  cette  musique  m'étourdit;  elle  n'est  pas  d'ac^ 
cord  avec  mes  pensées.  Nous  serons  mieux,  dehors» 

U  lui  ofiîit  son  bras,  et^  ea  sortant  du  salon^  dit  à  M°^  Aubin.  : 

*^  Je.  voua  laisse,  ma  fille  ;  vous  me  réiMundee  d!elle«  * 

—  Ohl  répliqua  galment  la  jeune  fenune».c'est  m'enjdtmandertrop«. 
M^*  Lauf  e  vient  de  danser  trois  foiade  suite  avec  un  cavalier  qui  s'ob- 
stine k  n'invijt^r  qu'elle  et  parait  dévoré  de  jalousie  quMd  elle  par- 
tage ses  faveura.  Je  vofua  dénonce  oe  upumége^  VeiUea  sur  votre  bien.. 

SUe.  Tavertisfiait  en  plaisantant»  mavsr  aî¥ee  intsniion  peu^étre*  La 
père  de  M"""  Laure  ne  se  laissa. pss  alarmer.  Nonne  de  Kerlan,  ou 
plutôt  la  Bretagne»  l'absorbait  tout  entier  oe  aofar-lâ. 

Ensemble  ils  traversèrent  le  grand  vestibule,  la  cour  boidée  d'oraiw 
gers  en  fleurs,  puis,  une  fois  hors  de  la  zone  iUunuAée  du  Casino, 
ita  suivirent  lentement  les  ruea  aonobres  et  désertes*  Pendant  cette 
promenade,  Jean  ne  se  douta  guèr^dee  énotiona  juvénileaQpii.gon^ 
fiaient  le  coeur  ^  sa  oonpagpe.  L»  vie  avait  naarché  pour  lui»  une 
vie  agitée  dont  1a  flot  eftt  empcorté^  cenune  autant  d'épavea  biea 
d!autrea  souvenins  que  oelui  d'un  tôte^téte  qpoelconque  avec  la 
ùmiée  qua  l'on  imposait  à.  son  choix,,  maia  peur  Mena,  c'étail  hier. 
EUe  se  swtait  raaieaéi^  par  n^agie  k  unoi  nuit  moine  bellei  que 
oeUe^  où  les  étoiles  brUiaittol  moins  vives  sur  des  aapeota^nioÎM 
nans^  où  k  senteur  amtee  dos  gwéte  rempla^t  ce  parfujn  ventigir 
ueux  des  orangers;  elle  avût  viugt  am  et  eUek  evoyaûk  uaivement 
s'appuyer  pour  ^uto  la  vie  auv  ua  beaa  loyal  qfii  lui  appactraai^, 
Qa  l'aftftit  si  bien  pénétrée  decettet  espéran^oe  et  il  lui  a.vait  été  ai 
faeile^  aimant  eUe-môma,  de.  pcendrer  pour  dm  pcélérences  plus* 
décalées  lea  marquea  d'aSectioa  que  bû  pnodjfl^iût  aoutami.  d'eut*^ 

*«*<»  Eautsl  vraiment  qpie.  voua  partiez  demain?  donuwda.  d'Erquf 
sjtaaoifuji^îusqiQe-Uu 
Sto  tresÂaiUit».  ke  cbarmo  ébdt  rompu  : 


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576  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oui,  répondit-elle  de  sa  voix  calme  et  résignée,  j'ai  annoncé 
mon  retour  ;  on  m'attend  pour  fêter  l'arrivée  de  notre  cher  Armel 
qui  vient  en  congé  après  une  longue  absence. 

—  11  est  marin,  c'est  vrai,.,  j'ai  vu  sa  nomination  au  grade  d'en- 
seigne. Comment  ma  mère  lui  a-t-elle  permis  de  servir  son  pays 
sous  le  gouvernement  actuel? 

—  Ohl  il  a  été  bien  difficile  en  effet  de  la  décider.  J'insistais,  je 
suppliais  de  mon  côté,  poussée  par  l'enfant  qui  n'eût  osé  livrer 
seul  un  pareil  combat  ;  mais  nous  ne  serions  arrivés  à  rien  sans 
l'abbé  Le  Goff. 

—  Vous  m' étonnez.  J'aurais  cru  que  l'abbé  ne  pouvait  que  sus- 
citer des  obstacles...  Il  est  toujours  à  La  Ville-Revault? 

—  Oui,  en  qualité  de  chapelain  maintenant.  Il  fait  la  partie  de 
piquet  de  M"*®  d'Erquy,  il  lui  lit  la  gazette,  il  lui  dit  la  messe  tous 
les  matins.  Pauvre  homme  !  il  a  bien  baissé  depuis  la  mort  d'Yves- 
Marie,  suivie  à  si  peu  de  jours  de  distance  par  celle  de  sa  jeune 
femme  qui  avait  pris  la  maladie  en  le  soignant.  Cet  affreux  malheur, 
du  reste,  nous  a  tous  accablés. 

—  Je  l'ai  ressenti  de  loin  bien  douloureusement,  dit  Jean,  le 
sourcil  contracté.  Entre  mon  frère  et  moi,  l'union  avait  été  intime 
et  profonde.  Rien  n'a  pu  la  briser  tout  à  fait.  Il  me  jugeait,  je  crois, 
sévèrement,  lui  aussi;  n'importe,  il  m'aimait.  Quand  j'ai  appris  sa 
mort,  j'ai  écrit  à  ma  mère...  Je  m'imaginais  qu'en  un  pareil  moment 
son  cœur  déchiré  s'ouvrirait  peut-être  au  pardon.  Savez-vous  ce 
qui  est  arrivé? 

—  Elle  n'a  point  répondu? 

—  Si  fait!  J'ai  reçu  les  deux  lignes  suivantes  :  «  Vous  avez  raison 
de  me  plaindre,  car  je  n'ai  plus  de  filsl  )> 

Jean  prononça  ces  mots  d'une  voix  rauque  comme  s'ils  l'étran- 
glaient au  passage  et  W^  de  Kerlan  poussa  un  long  soupir. 

—  Je  ne  me  suis  pas  découragé  encore,  j'ai  écrit  à  l'abbé  Le 
Goff,  le  priant  de  servir  d'intermédiaire  entre  moi  et  cette  mère 
inflexible.  Lui,  je  dois  le  dire,  il  m'a  répondu  avec  bonté,.,  une 
lettre  stupide  du  reste,  mais  ce  n'est  pas  sa  faute  s'il  a  l'esprit 
court...  Quel  précepteur  nous  avions  là,  hélas I  et  combien  il  faut 
que  l'éducation  compte  pour  peu  de  chose,  puisque,  élevé  par  lui,  j'ai 
pu  devenir  ce  que  je  suis  I  II  m'adjurait  sur  le  ton  de  la  miséricorde 
et  de  la  douceur,  comme  si  j'eusse  été  un  criminel  ou  un  fou  fu- 
rieux :  —  «  Vous  n'avez  qu'un  moyen  de  rentrer  en  grâce,  disait-il, 
et  vous  savez  bien  lequel.  Faites  votre  soumission,  brûlez  les  œuvres 
profanes  que  le  démon  vous  a  inspirées  ;  puis,  venez  reprendre  id 
la  vie  de  nos  rieux...  »  Dépareilles  inepties  en  plein  xix*  siècle! 
Personne  n'y  croirait  I  Entreprendre  de  persuader  à  un  abbé  Le  Goff 
qu'il  exigeait  là  un  suicide  et  que  le  nom  le  plus  illustre  n'est  qu'un 


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TÊTE  FOLLE.  677 

fardeau  écrasant  s'il  voue  à  Tinaction  celui  qui  le  porte,  lui  démon- 
trer que  ce  nom  est  un  patrimoine  susceptible  de  s'amoindrir  conoone 
tous  les  autres,  que  la  marche  rétrograde  de  notre  aristocratie  dans 
les  routines  du  passé  est  pour  elle  une  occasion  de  mort,  c'était 
bien  inutile,  n'est-ce  pas?  Je  l'ai  tenté  cependant. 

—  Et  vous  n'avez  pas  tout  à  fait  perdu  votre  peine,  interrompit 
Nona,  car  sans  accepter  tous  ces  raisonnémens,  on  y  aura  peu  à  peu 
démêlé  une  lueur  de  vérité  :  la  preuve,  c'est  que  M"*  d'Erquy  a 
laissé  Armel  se  présenter  aux  examens  de  la  marine  en  sortant  du 
collège.  Vous  savez  qu'une  direction  plus  éclairée  que  celle  de  ce 
pauvre  abbé  lui  a  été  donnée,  qu'il  a  fait  ses  études  chez  les  pères? 

—  Mon  exemple  aussi  a  dû  servir  d'argument  en  sa  faveur,  dit 
Jean  d'Erquy  d'un  ton  de  raillerie  amère.  Ils  auront  lâché  la  bride  & 
regret  afin  qu'elle  ne  fût  pas  une  seconde  fois  rompue. 

—  Pour  une  raison  ou  pour  une  autre  et  après  bien  des  débats, 
Armel  est  entré  à  l'école  navale  ;  maintenant  c'est  un  officier  d'ave- 
nir, tout  le  monde  le  dit. 

—  D'avenir  1  ce  mot-là  doit  vous  faire  trembler  tous,  vous  qui  vous 
cramponnez  si  obstinément  au  passé,  aux  choses  mortes,  vous  qui 
choisissez  de  végéter  sans  une  aspiration,  sans  une  révolte,  sans  un 
rêve  de  progrès  au  milieu  des  tombeaux  I 

M"^  de  Kerlan  trouva  peut-être  injuste  qu'il  l'enveloppât  dans  cette 
accusation  générale,  car  une  rougeur  légère  que  couvrit  l'obscurité, 
monta  brusquement  à  son  visage  et  elle  répondit  avec  assez  de 
vivacité  : 

—  On  ne  choisît  pas  toujours,  on  subit. 

—  Les  hommes  vraiment  dignes  de  ce  nom  font  leurs  destinées, 
ils  forcent  la  fortune  au  besoin,  répliqua  Jean  d'Erquy,  poursuivant 
sa  pensée  toute  d'égoîsme,  sans  s'arrêter  à  la  protestation  humble 
et  douce  comme  une  plainte  voilée  qui  s'élevait  auprès  de  lui. 

—  Enfin,  reprit-il,  vous  reconnaîtrez  qu'il  faut  que  le  fanatisme 
et  l'opiniâtreté  aient  paralysé  la  raison  chez  ma  mère  pour  que  ses 
résistances  n'aient  pas  cédé  au  retentissement  d'un  grand  succès. 
Le  succès  justifie  toutes  les  audaces,  il  ne  permet  pas  de  douter  de 
la  réalité  d'une  vocation;  il  va  jusqu'à  légitimer  les  fautes  qu'elle 
entraine,  qu'elle  impose. 

—  Bien  d'autres  que  votre  mère  ne  seraient  pas  de  cet  avis, 
mon  cher' Jean  ;  le  succès  n'a  qu'une  valeur  humaine,  c'est  le  monde 
qui  nous  le  décerne,  le  monde  si  souvent  hostile  au  devoir.  Vous 
écrivez  pour  le  théâtre,  n'est-ce  pas,  et  la  religion  défend  les  spec- 
tacles comme  un  péché:  vous  livrez  le  nom  de  vos  ancêtres  aux 
appréciations  capricieuses  de  la  foule.  Votre  mère  a  frémi  de  le 
rencontrer  dans  un  journal  qu'elle  reçoit.  Depuis  ce  temps,  elle  ne 

TOMl  LTIT.  —  1883.  37 


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878  RETUE  DBB  MVX  SONDES. 

jette  JaiHais  les  yeux  sur  le  fauîUeton.  Et  yotre  te?âil,  le  travail 
d'an  d'Ef^uJ^y  qui  ob  derraitsaYoir  que^prandre  les  année  au  nom 
dHrei  et  de  Ja  reltgioilt  est  rémmiM  par  deTargeiitl  Gommmit 
escoser  cela?  Vous  mt  <lire8  qu'il  n'y  a  plus  de  roi  et  que  la  reli- 
gion n'exige  plus  qa'oa  la  défende  les  armes  à  la  maia. 

*^  Je  ne  dkai  rieni  paroe  qu'il  €st  oiseux  de  combattre  l'absurde. 
Vous-même  vous  paries  avec  une  pointe  d'ironie  qui  me  prouve 
que  rien  de  tout  cela  ne  vous  paratt  soutenable,  que  vous  n'êtes  ai 
imaai  firetoame  ni  aussi  catbolîqpie  que  ma  mère. 

*^  De  grftœ,  m  m'Atoz  pas  les  deux  qualités  dont  je  suis  fière 
poMiesBUs  tout.  Mon  opinâtm  ne  compte  pas,  je  n'ose  rien  penser, 
il  est  d'ailleurs  inutile  qi»  je  pense.  Ignorante  comme  je  le  &uis, 
je  n'égarerais  sans  doute.  Songez  donc  que  je  n'ai  jamais  eu  l'oo- 
casion  de  mettre  èe  pied  dans  un  théâtre  et  que  les  seules  pièces 
que  j'aies  lues  scntt  quelques  tragédies  de  Radae  et  de  GomeiUa.  11 
69t  vrai  que  je  les  relis  souvent;  je  sens  que  c'est  beaiu  et  je  place, 
en  toute  confiance,  vos  œuvres  au  rang  de  celles-là. 

•^  Pauvre  Nona  I  pauvre  enfant!  pauvre  sainte  I  ÛMunent  vous 
faire  comprendre?.  • 

—  le  ne  comprendrais  peut-^élre  pas  et  je  soufrirais.  Taieec-vous, 
mon  ami.  J'ai  déjà  défendu  à  Armel  d'attater  à  mes  illusions.  Lui 
aussi  vous  connaît  bien  et  vousadmire  passiiODoément.  H  est  fier  d'être 
fié  à  vous  par  le  sang,  il  refouie  avec  peine  ses  enthousiasmes  en 
présence  de  sa  grand'mëre.  Giier  «nfitnt,  il  me  les  apporte,  et  je  œ 
les  combats  pas,  cela  va  sans  dire.  Nous  parlons  souvent  de  vous, 
lui  et  moi,  en  cachette. 

—  0  Neaa,  c'est  enoors  à  ^ous  que  je  dois  de  n'être  pas  un 
«étranger  pour  le  fils  de  mon  frère.  £slr-ii  franc  «t  généreux  oomme 
fêtait  Yines-Marie? 

—  Oui,  «vec  phis  d'«sprit.  il  a  navigué,  il  a  vu  te  mondSé 
-^  J'aimerais  le  rencontrer,  dit  Jean  d'un  air  pensif. 

Noua  ne  jugea  pas  i  propos  de  lui  répondre  que  M"**  d'Erquy 
«vail  exigé  du  jeune  koame  la  serment  de  ne  jamais  recberdier 
son  onde  s'il  uHait  im  jour  à  Paris,  et  qu'en  1870,  pendant  le  siège, 
4A  H  a'éttdt  distingué  Annel  avait  tenu  parole. 

Pour  la  quatrième  fois,  ils  venaient  d'arpenter  l'espaœ  qui  sépare 
leuasiBDde  l'ktlel  oèM^  de  Kerian  avait  pris  gîte.  Les  rues  s'ani- 
maient de  nouvMU,  ilienns  qui  marque  la  fin  des  spectacles,  des 
concerts,  des  plaisîra  taries  que  h  ville  d'Aix  offire  chaque  soir  très 
libéralemcDt  4  ses  béCea,  myant  sonné.  On  revenait  i  pied,  par 
groupes;  tes  femmes  encapuchonnées iaissaientenfrevoir»«ous  Tétui 
plus  ou  moins  sombre  qui  la recouvraîl,  l'ailedu  papillon  :  un  faaa de 
soie  brâlant^les  denlelfes d'une  robe  légère. fit  c'était  unbabilentre- 


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TÀIfi  FOLLE.  b7d 

coupé»  de  petUa  rires  aooores,  des  bonsoirs  échange  deiYWtcbAq^e 
port(9^  twdis  que  le  défilé  coi^uaU  w  clair  de  U  luivi. 

M^^'deKerlao&'acréta. 

-<^  Adîfitt»  mra  ami  1 

^  Ah  L  ia  triste  motl  s'écria-t-il  comme  s'il  eût  m  s'envoler  sans 
retour  un  lambeau  de  sa  j/sufiosse  ressaisi  par  basard.  Pourq^uoi 
n'es(-ce  pas  au  revoir,  coome  voua  le  àimU  Laure  ? 

KUe  répliqua  tout  bas  : 

-^  INûdu  est  bon,  il  permet  d^espérer.  Et  vow  u'aiveatijouta-t^elle,. 
aueuMbuecommandation  àme  faire,  aueuuA  eouumsaiiHxi^ii^  donner? 

^  Qtie  seule»  Lorsque  vous  en  trouverez  le  mo^en,  pai^Iea  h  ma 
mère  de  k  petite.EUe  est  innocente,  eeUe-là,  de  tout  ce  qui  est  «cmé,, 
eUe  n'a  pas  mérité  d'ôtre  répudiée*  Si  voua  pou^e%  samir,  Nom» 
combieni,  qua«d  je  réfléchis  k  mes  propres  afiayres^— c'est  rare,  par 
boaheur,  je  n'ai  pas  le  temps,  —  combien  l'avenir,  le  présent  même,, 
de  cette  enfant  me  préoccupe  I  Un  homme  peuit  se  paasar  d^ap^^,. 
défie»  la  vie^  ILvr^  seul  le  grand  combat.  Qu'important  tes  heriona^i 
lea  accrocs.!  oa  sort. meurtri  de  cette  lutte»  mais  victorieux,. tMidùi 
qu'une  fisoMne»  nea  ne  doit  l'effleureo:.  Lwre  n'a  qine  moi,  et  ua 
père  qui  a  pu  suffire  à  fenfanl,  remplacer  tout  pour  eQe,  estbiea 
embarrassé  dès  qu'il  s'agit,  de  diiriger  la  jenneifiUei.  iissi  jeBeJa 
dirige  pasy  voua  avei  vu,,  c'est  elle  qui  me  mtee.  Un  cœur  d'oc 
que  k  sien,  maïs  l'inexpérieBce^  renfantillage»  Wa  entralnemem^ 
j'ai  p^ur  de  tout  cela,  saM  saioir  rien  conjurer.  EtLo  est  restée  en 
pension  jusqu'ici;  k  dis^butt  ans,  je  ne  puis,  l'y  rcoieltre,  et  suit  les 
points  essentiels  son  éducation  est  bien  incom^ète»  Dans  le  meilleur 
des  penaioBDats  en  enseigne  L'orthographe,  mais  non  paa  à  ae  ooor*^ 
dmre.  La  marier  le  mieux  possible  et  jusqueJà  faten  choisir  ses 
relations,  voilà  ce  qu'il  £audrail«  Eatt^e  que  je  peux»  moi  qui  tter 
vaille,  moi  qui  vis  en  garçouL  GonmieBl  m'aiderezhvons»?  Je  B!en. 
sais  rien»  mais  c'est  peurtastsur  votre  aide  que  )a  conqpte,  Nona*. 

—  Ton  aivez  raison,  réponditrette»  Qù  deieje  vous  écriée  si  ma 
jour  il  y*  a  lieu  de  le  faire? 

tt  tira  un  portefionille  de  sa  psche,.  trafa  «ne  adresse  k  la  hftte  et 
la  lui  remit  dana  un  serrement  de  main  qui  fut  le  dernier. 

m. 

Les  soMimant  amis  de  Jean  d'Erquy,,  ceux,  qui  creyaienfciei  con^i 
mdtre,,  parce  que,  depnî»  liagt  ans,  iUanniaienÉ  aca  nco&aettp»^ 
tageaicntacs  pUsiis^  ne  sMaÎMl  eit  réal^  lisa  de  l'homme  qot 
se  dérobait  sous  Fartisle,  rkn  du  cadre  étouffimt  qne  eeiprifilèf^ 
comme  oa  le  nommait  d'orcfinaire,.  avait  dâ  briser  avant  de  donoer 
lear  lihre  essor  à  ms  facultés  pnimaiHes^  riaa  de  ces  deanus,  al 


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580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peu  d'accord  souvent  avec  la  surface  et  qui  recèlent  les  causes 
secrètes  d'où  résultent  un  caractère,  un  talent,  une  vie  tout  entière. 
On  l'avait  vu  apparaître  à  l'improviste  dans  le  boudoir  ou  dans  la 
loge  de  Laura.  D'abord  il  y  fit  assez  modeste  figure,  sans  passer 
néanmoins  inaperçu,  car  chacun  disait  à  l'oreille  de  son  voisin  que 
ce  provincial  silencieux,  un  peu  gauche  et  possédant  pour  tout 
mérite,  croyait-on,  une  carrure  de  jeune  hercule,  avait  fixé  le  cœur 
de  cette  idole  fantasque,  perpétuellement  encensée,  aux  caprices 
presque  légendaires  qui,  dans  le  moment  même,  repoussait  à  la 
fois  les  hommages  d'un  banquier  richissime  et  ceux  d'un  homme 
d'état  fameux.  Son  expérience  de  femme  de  trente  ans  et  de  femme 
de  théâtre  ne  l'avait  pas  préservée,  après  tout,  des  dangers  d'une 
passion  exclusive.  Elle  s'était  attachée  avec  emportement  à  ce  jeune 
hoDune,  ramassé  durant  une  tournée  de  congé  dans  un  coin  perdu 
de  la  Bretagne,  on  ne  savait  pourquoi  ni  conmient.  Malgré  ses 
allures  discrètes,  sa  persistance  à  s'effacer,  il  inspirait  aux  nom- 
breux courtisans  de  la  tragédienne  une  jalousie  mêlée  d'un  peu  de 
mépris.  Mais  tout  changea  deux  ans  après,  lorsque  l'amoureux  taci- 
turne se  révéla  soudain  auteur  dramatique  et  débuta  par  un  coup 
de  maître.  Du  jour  au  lendemain,  Jean  d'Erquy  eut  une  situation, 
des  amis,  des  flatteurs  ;  chacun  prétendit  l'avoir  deviné.  Le  choix 
de  Laura  fut  justifié  à  l'improviste.  On  découvrit  que  cet  inconnu 
possédait  les  avantages  de  la  naissance  et  de  la  fortune,  dont  il 
n'avait  jamais  fait  parade,  préférant  attendre  toutes  les  distinctions 
de  lui  seul,  travaillant  sans  rien  dire,  se  recueillant  dans  une  obscu- 
rité volontaire  jusqu'à  l'heure  d'un  triomphe  d'autant  plus  éclatant 
qu'aucun  prélude  ne  Tavait  annoncé.  Les  originaux  de  deux  ou  trois 
portraits,  évidemment  peints  au  vif  et  qui  apportaient  dans  sa 
comédie  une  note  de  réalité  piquante,  n'eurent  garde  de  se  recon- 
naître. Pourtant  l'auteur  les  avait  étudiés  de  près  dans  ce  milieu 
propice  qui  réunissait  toutes  les  nuances  les  plus  diverses  de  la 
société  parisienne  et  cosmopolite.  Ce  n'était  pas  en  vain  qu'il  avait 
alTecté  longtemps  de  s'éclipser  et  de  se  taire  :  il  réservait  appa- 
renmient  pour  un  meilleur  usage  les  traits  brillans,  les  mots  qui 
font  fortune.  Ce  naïf  était  après  tout  un  malin,  —  un  malin  de 
génie  !..  Ceci  posé,  on  ne  se  demanda  plus  d'où  venait  l'auteur  d'une 
pièce  prônée  par  la  critique  et  jouée  cent  fois  de  suite;  on  ne  per- 
dit plus  de  temps  à  interroger  son  passé;  Jean  d'Erquy  représen- 
tait l'avenir,  l'avenir  glorieux,  acclamé;  à  cet  avenir  diacun  fit  la 
cour  sans  s'inquiéter  du  reste.  U  eût  été  pourtant  curieux  de  savoir 
que  la  première  jeunesse  de  cet  homme  au  talent  si  moderne,  qui 
manœuvrait  d'une  main  si  ferme  et  si  exercée  déjà  tous  les  rouages 
des  sentimens,  des  travers  et  des  intérêts  de  son  temps,  s'était  passée 
dans  une  sorte  de  tombeau  où  n'arrivait  aucun  des  bruits  du  monde. 


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TÂTE  FOLLE.  581 

Le  château  de  La  Yille-Revault»  qui  Tavait  yu  naître,  sur  les  con- 
fins des  Gôtes-du-Nord  et  du  Finistère,  loin  des  villes,  dans  une 
région  sauvage  de  forêts,  ne  pouvait  se  comparer  pour  la  morne 
tristesse  qu'à  ce  château  de  Gombourg,  dont  l'ombre  grandiose  et 
profonde  pesa  sur  l'œuvre  et  sur  la  destinée  entières  d'un  autre 
Breton,  Chateaubriand;  et  Jean  d'Erquy  n'avait  pas  pour  sup- 
porter son  sort  le  désenchantement  maladif,  la  poétique  môlan- 
coUe  de  Bené;  il  était  incapable  de  se  perdre  dans  le  rêve,  d'invo- 
quer au  fond  du  donjon  où  les  circonstances  le  retenaient  prison- 
nier une  sylphide  consolatrice,  belle  à  la  façon  de  Yelléda  ou  de 
Gymodocée;  il  n'aspirait  point  aux  solitudes  du  désert,  mais  bien  au 
spectacle  agité  de  la  vie  contemporaine,  au  tumulte  fécond  de  Paris. 
Son  humeur  le  poussait  vers  la  révolte  plutôt  que  vers  le  désen- 
chantement; il  prétendait  ne  pas  laisser  inactives  les  forces  qu'il 
sentait  avec  un  mélange  d'ivresse  et  d'effroi  bouillonner  en  lui; 
mais  quelle  issue  leur  donner?  Sa  mère,  veuve,  et  son  précepteur, 
un  vieil  abbé,  qui  se  nourrissait  encore  des  numéros  du  Drapeau 
blanc  et  de  la  Quotidienne^  précieusement  conservés,  lui  propo- 
saient comme  unique  exemple  tantôt  la  carrière  de  son  aïeul,  qui 
s'était  fait  tuer  pour  Madame  au  combat  du  Ghône,  tantôt  celle  de 
son  arrière-grand-père,  un  émule  des  La  Bochejaquelein,  des  Gathe- 
lineau,  des  Bonchamps,  jadis  fusillé  à  Quiberon.  De  son  père  défunt 
on  lui  parlait  peu.  Jean-Hervé  de  La  Ville-Bevault,  comte  d'Erquy, 
avait  été  aussi  dans  sa  jeunesse  l'un  des  derniers  chouans;  mais, 
après  l'arrestation  de  la  duchesse  de  Berry,  il  s'était  trouvé  réduit, 
faute  de  mieux,  à  chasser  d'un  bout  de  l'année  à  l'autre  pour  trom- 
per ses  velléités  guerrières,  quitte  à  s'enivrer  d'eau-de-vie  dans 
rintervalle  des  laisser-courre  et  à  augmenter  considérablement  la 
population  de  son  village  par  des  caprices  aussi  violons  que  fugitifs 
pour  les  moins  laides  d'entre  ses  vassales. 

Si  la  comtesse  avait  souffert,  nul  n'en  savait  rien  :  jalousie, 
humiliations,  dégoûts,  mauvais  traitemens,  elle  offrit  tout  en 
silence  au  Dieu  implacable  qui  la  frappait;  sa  dévotion  austère, 
presque  farouche,  n'eut  d'autre  efiet  que  d'enraciner  chez  elle 
les  principes  prétendus  d'honneur  et  de  loyauté  dont  ses  enfans 
devaient  être  victimes.  Jamais  elle  ne  s'était  demandé  si  l'inuti- 
lité à  laquelle  le  vouait  la  chute  de  ses  princes  n'avait  pas  été  la 
première  cause  de  l'abjection  profonde  où  était  tombé  son  mari,  tué 
par  l'ivrognerie  qui  l'avait  d'abord  hébété;  jamais  elle  n'avait  pensé 
que  des  voies  nouvelles  pussent  s'ouvrir  à  toutes  les  classes  de  la 
société  tentées  également  par  l'œuvre  du  progrès.  Au  fond,  elle  ne 
plaignait  aucune  misère,  ses  propres  souffrances,  impitoyablement  re- 
foulées, l'ayant  endurcie,  rendue  pour  ainsi  dire  inerte  :  la  vie  n'était 
qu'un  martyre,  et  c'était  juste,  puisque  le  deldevait  se  trouver  au  bout. 


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582  REVUE  DES  DIOX  IKHIDES. 

Pour  gagner  le  deU  M"^  d'Erqay  pratiquait  la  bienfaisance  sous 
tentes  ses  formes  matérielles,  dktribuant,  sdon  le  cas,  des  tèt^ 
iiittis,du  bois  ou  des  drogues  aux  paysans  d'alentoor,  qu'elle  armaîl 
d'ailleurs  de  son  mieux  contre  Tempiétement  des  lumiôrea.  L'écde 
n'arait  pas  de  plus  ardente  adversaire  ;  la  science  représentait  pour 
elle  un  agent  de  la  révolution  ;  si  la  noblesse  était  montée  à  L'éeha- 
faud,  si  les  reUgieusea  avaient  été  chassées  de  leurs  couvent,  si  Ton 
niait  Dieu,  si  l'on  égorgeait  les  rois,  c'est  qu'on  avait  trop  lu  et  trop 
pensé.  Bien  ne  lui  eût  été  cette  certitude,  elle  n'admettait  pas  que 
le  bien  se  trouvât  dans  les  livres  à  côté  du  mal.  Non,  les  ouvrir, 
c'était  s'exposer  à  perdre,  sans  compensatioii  aucune,  sa  vertu,  sa 
foi,  son  boidieur  en  ce  monde  et  dans  l'autie.  TeUes  étaient  les  con- 
victioDs  qu'elle  rkississait  sans  peine  à  répandre  et  à  entretenir  dans 
le  plus  endormi  des  villages  de  la  Basse-Bretagne.  Ses  deux  fila 
Tves-Marie  et  Jean  furent  élevés  comme  des  gentilshommes  qui 
d'un  moment  à  l'autre  peuvent  être  appelés  à  défendre  un  drapeau 
qui  n'est  plus  celui  de  leur  pays.  Toutes  les  qualités  requises  au 
tnnps  de  la  ligue,  on  tes  en  pénétra  au  préjudice  de  celles  qui  ser- 
vent aujourd'hui.  Yves  ne  se  révolta  pas  contre  cet  OQseignement; 
c'était  une  espèce  de  centaure,  toujours  satisfait  pourvu  qu'on  le 
laissât  galoper  dans  la  campagne,  doué  d'un  corps  de  fer  et  d'une 
âme  paisible.  Sa  mère  le  maria  de  bonne  heure,  sans  qu'il  fit  de 
résistance,  et  il  s'attacha  aussi  fidèlement  que  s'il  l'eât  choisie  lui- 
même  à  la  compagne  qui  lui  était  donnée.  Le  même  sort  était  réservé 
à  Jean,  qu'il  s'agissait  de  mater,  quelque  indomptable  que  ftA  sa 
nature: 

B&odei  bien  les  jeoz  de  Totre  Jesiie  taureau,  cm  U  toi»  doMiera  du  wêêA. 
EMtamim  biea  votre  po^aiB,  on  U  n  noien  daoa  l*étaiif  • 

Ces  préceptes  de  répression  eaipruntés  à  hi  Sagesêe  de  Bretajpie 
revenaient  sans  cesse  dans  la  boudie  du  bon  [abbé  Le  Goff  qui  les 
app&quait  de  son  mieux,  mais  ils  furent  inutiles  contre  Jean, 
mcapable  de  souffirir  ni  bandeau,  ni  entraves»  Babyk)ne  attendait 
celui-là  pour  le  dévorer,  coomie  le  répéta  souvent  depuis  son  pré- 
cepteur au  désespoir,  en  rappelant  certains  spectacles  de  marioib- 
nettes  que  l'enfant  organisait  avecune  perversité  précoce  et  oertainss 
scènes  ittaloguées  auxquelles  s^ex^rçait  la  plume  à  peine  capable 
encore  de  former  des  lettres,  mais  habHe  k  retracer  défà  les  ridi- 
cules d'autrui  :  l'i^é  Le  Goff  y  jouait  toujomrs  un  rtie  à  la  fois  gro- 
tesque et  odieux  qui  avait  valu  phis  d'un  pensum  au  futur  auteur 
dramatique.  Jean  de^nait  tout  ce  qu'on  voulait  lui  cadber,  jMPenait 
tontes  les  leçons  à  rebours  et  pesait  à  ses  supérieurs  des  quen- 
tiotts  éfideounent  souflées  par  la  mauvais  ^^Bfoâk;  il  savait  dénkher 


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TETE  FOLE&.  £8S 

dans  la  bibliothôqae,  dont  les  poiles  cependant  étaient  fermées  à 
dé,  lesoovrages  les  plus  propres  à  Tempoisminer,  il  aimait  le  pérâ: 
Satan  lui  prêtait  parfois  dans  la  discussion  les  ressonices  d'mie 
terre  et  d'une  logique  à  faire  damner  les  saints. 

Sa  mère,  à  qui  ks  plaintes  de  Tabbé  arrivaient  chaque  jour,  usa 
de  rigueur  le  plus  longtemps  qu'elle  put.  S'aperoevant  enfin  que 
ce  moyen  aggravait  le  mat,  au  Meu  d'y  remédier,  elle  imagina 
d'appeler  à  soa  secours  l'ascendant  tout  d'indulgenœ  et  de  bonté, 
que  semblait  avoir  pris  sur  le  rebeOe  une  compagne  d'enfance 
qui  était  en  même  temps  la  plus  riche  héritière  du  pays.  Nonne 
de  KeriiA  lut  attirée  sans  cesse  à  La  Ville-Revault  et,  bon  gré 
mal  gré,  l'élève  récalcitrant  de  l'abbé  Le  Goff  aurait  fini  par  se  laisser 
enchaîner  au  foyer,  comme  Yve&-Marie,  si,  alors  qu'il  y  pensait  le 
moins,  la  destinée  de  son  choix  ne  se  fût  offerte  d'elle-^néme  et 
d'une  fiaçon  étrangement  tentatrice. 

Le  journal  du  département  annonçait  une  représentation  extra- 
ordinaire au  théâtre  de  Brest.  Laura,  dont  le  nom  avait  retenti  jus- 
qu'en Bretagne,  devait  au  cours  d'une  de  ces  tournées  que  les 
acteurs  de  Paris  font  en  province,  jouer  par  exception,  elle,  la  plus 
belle  des  Phèdre,  des  Ghimène,  des  Hermione,  un  rôle  de  drame 
moderne,  écrit  exprès  pour  faire  valoir  ses  principales  qualités.  Jean 
résolut  de  la  voir,  il  la  vit,  et  l'amour  éclata  chez  lai  en  même  tempe 
que  sa  vocation,  f  une  et  Tautre  irrésistibles  et  si  étroitement  con- 
fondus qu'il  n'aurait  pas  su  les  séparer.  Cn  grand  cœur,  pensa-t-il, 
devait  s*allier  à  tant  de  génie  ;  cette  femme,  cette  muse  saurait  l'ai- 
der. Avec  la  na!ve  intrépidité  de  son  âge,  il  trouva  moyen  d'appro- 
cher d^ede,  de  m  faire  écooter.  La  passion  à  brûle-pourpoint  du 
jeune  Breton  fit  sourire  Laura;  ce  qu'il  lui  dit  de  ses  ambitions, 
de  son  désespoir,  de  ses  facultés  enchaînées  Fintéressa;  elle  se 
rappelait  encore  son  propre  début  contrarié  par  f  ignorance  et  la 
misère,  de  terribles  obstades  aussi,  qu'elle  avait  surmontés  toute 
seule,  et  le  xôle  de  Providence  ne  lui  déplut  pas  ;  peut-être  sut-eBe 
lire  sur  ce  front  éclairé  par  l'enthousiasme  les  signes  favorables  qui 
livrent  l'avenir  à  qui  les  possède;  et  puis  la  situation  était  étrange. •• 
Jean  ne  ressemblait  à  personne,  il  était  fou  d'une  foUe  assez  rare. 
Après  avoir  un  peu  raillé,  la  grande  artiste  se  laissa  graduellement 
attendrir;  cet  enfant  l'implorait  de  si  bonne  foi  comme  une  divinité 
qui  pouvait  dispenser  i  son  gré  le  bonheur  et  la  gloire;  pourquoi 
ne  TeûtreBe  pas  exaucé?  Bref,  en  quittant  la  province,  elle  l'em- 
porta selon  ses  tqsux,  dans  un  pli  de  son  manteau,  et  jamais  plus 
Jean  d'Erquy  ne  retourna  dans  la  vidlle  demeure  où  Ton  dormaot 
d'un  eommeil  de  cent  ans  quil  avait  été  seul  â  secouer. 

La  douleur  de  M^  d'Erquy,  cette  douleur  de  chrétienne,  de  Bre- 
tamie  et  de  mère,  fut  teHe  que  les  paysans,  qui^ent  tout  à  coup 


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fi8&  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  taille,  si  raide  jusque-Ià|  s'affaisser,  son  teint  prendre  sons  des 
rides  soudaines  les  teintes  jaunies  du  vieil  ivoire ,  déclarèrent  en 
chœur  qu'elle  avait  eu  le  sang  tourné.  Tout  ce  qui  lui  parut  possible 
pour  ramener  l'enfant  prodigue,  elle  le  tenta  :  les  admonestations, 
les  prières,  les  anathèmes,  elle  n'épargna  rien,  sans  rien  obtenir. 
Renonçant  enfin  à  une  lutte  inutile,  elle  lui  rendit  compte  de  l'hé- 
ritage de  son  père  défunt,  car  il  ne  fallait  pas  qu'un  d'Erquy  vécût 
comme  un  gueux  à  Paris  ou  ailleurs,  puis  elle  le  bannit  de  ses  affec- 
tions, plus  vives  et  plus  profondes  qu'il  n'avait  pu  s'en  douter  sous 
la  sévérité  des  apparences.  On  sut  que  ce  sacrifice  était  fait  et  com- 
bien il  lui  avait  coûté  le  jour  où,  en  revenant  de  la  messe,  elle  prit 
le  petit  Armel,  alors  âgé  de  cinq  ans,  sur  ses  genoux  et  l'embrassa 
avec  des  larmes  qui  coulèrent  une  à  une  dans  la  chevelure  bou- 
clée du  bambin.  Il  se  tourna  d'un  air  surpris  vers  sa  grand'mère  : 

—  Je  t'aime  pour  deux  maintenant,  lui  dit-elle  avec  une  émotion 
concentrée  en  le  serrant  si  fort  qu'il  eut  peur  et  se  mit  à  pleurer  lui- 
même. 

En  effet,  elle  donna  depuis  au  fils  d'Tves-Marie  toute  la  tendresse 
relativement  expansive  dont  elle  se  reprochait  d'avoir  sevré  Jean,  à 
contre-cœur  et  par  système  : 

—  Qui  sait,  se  demandait-elle  bien  tard,  si  la  douceur  n'aurait 
pas  mieux  réussi? 

Mais  non ,  il  eût  abusé  de  la  douceur  comme  il  avait  défié  la 
sévérité.  Jean  était  perdu  à  jamais.  Elle  en  fut  persuadée  le  jour  où 
elle  apprit  que  son  nom  figurait  sur  une  affiche  de  théâtre.  Peut- 
être  jusque-là  eût-elle  pu,  s'il  avait  fait  amende  honorable,  lui  par- 
donner sa  désertion  et  les  désordres  qui  le  damnaient  :  ce  péché-là 
toutefois  passait  la  mesure.  Il  y  avait  eu  des  d'Erquy  prodigues  et 
débauchés,  mais  nul  d'entre  eux  n'avait  fait  courir  au  nom  de  ses 
ancêtres  d'aussi  basses  aventures.  Autant  profaner  quelque  sainte 
relique  I  La  comtesse  n'eût  pas  été  beaucoup  plus  scandalisée  d'ap- 
prendre que  son  fils  était  lui-même  monté  sur  les  planches.  Qu'il  y 
dût  recueillir  des  huées  ou  des  bravos,  peu  lui  importait  après  celai 

Cependant  Laura  continuait  à  se  complaire  dans  son  rôle  de 
bonne  fée.  Elle  avait  été  en  toutes  choses  l'initiatrice  de  Jean. 
Leurs  amours  lui  fournirent  le  sujet  d'une  première  œuvre  puisée 
au  plus  profond  de  lui-même,  comme  il  arrive  à  la  plupart  des 
auteurs  qui  débutent.  Ce  n'était  pas  encore  une  de  ces  comédies 
de  mœurs  solides  et  brillantes  à  la  fois  telles  qu'il  devait  en  con- 
cevoir plus  tard.  Raymonde  réussit  par  le  pathétique  de  la  situa- 
tion, animée  d'une  flamme  de  jeunesse,  assaisonnée  par  une  saveur 
d'inexpérience  toute  géniale  qui  emportait  l'auditoire  bien  loin  des 
chemins  battus;  mais  si  cette  pièce,  quelque  intéressante  qu'elle 
fût,  n'attendit  pas  son  tour  des  mois,  des  années,  si  elle  échappa 


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TÊTE  FOLLE.  585 

yictorieuse  à  cette  fatale  poussière  qui  s'amoncelle  sur  le  premier 
manuscrit,  ce  fut  par  le  pouvoir  de  l'enchanteresse.  D'un  coup  de  sa 
baguette,  elle  abattait  toutes  les  barrières  qui  tiennent  le  talent  en 
échec,  contre  lesquelles  parfois  il  se  brise.  Elle  faisait  vivre  celui 
de  Jean  d'Erquy  dans  un  milieu  favorable  plus  qu'aucun  autre  à 
son  développement.  En  même  temps,  les  portes  des  théâtres  s'ou- 
vraient comme  d'elles-mêmes,  une  sollicitude  incessante,  amoureuse 
et  maternelle  tout  ensemble,  veillait  sur  le  chemin  du  jeune  homme 
et  en  écartait  les  épines.  Il  arriva  peu  à  peu  que  la  femme  toujours 
prête  à  se  sacrifier  au  profit  de  l'homme  aimé  tua  l'artiste,  dont  la 
vocation  naturelle  est  de  vivre  égoîstement  pour  son  propre  succès. 

Cette  histoire,  bien  moderne  cependant,  rappelle  certaine  légende 
du  Nord  qui  nous  montre  une  nymphe  des  eaux,  jusque-là  per- 
fide et  trompeuse  comme  toutes  ses  semblables,  attachée  par 
malheur  à  un  jeune  mortel.  Chaque  soir,  elle  quitte  le  lac  auquel 
elle  appartient  pour  venir  lui  apprendre  de  nouvelles  chansons, 
de  nouveaux  contes,^ de  nouveaux  jeux;  chaque  soir,  elle  s'ou- 
blie auprès  de  lui  davantage,  jusqu'à  ce  qu'ayant  laissé  passer 
l'heure  fixée  pour  son  retour  dans  le  palais  de  cristal  qui  la 
réclame,  elle  disparaisse  tragiquement,  punie  d'avoir  manqué  à  son 
destin.  Une  flaque  de  sang  sur  le  rivage  est  tout  ce  qui  reste  d'elle. 
Il  resta  autre  chose  de  Laura,  il  resta  une  petite  âme  allumée 
au  feu  de  la  passion  qui  l'avait  dévorée,  une  enfant  dont  la  nais- 
sance conduisit  sa  mère  au  tombeau.  Laura  n'était  pas  faite  pour  le 
lot  naturel  des  femmes.  Une  grossesse  précipita  l'éclosion  des 
germes  de  phtisie  qu'elle  portait.  La  mort  la  prit  à  trente-cinq 
ans,  terminant  ainsi  le  poème  rapide  d'une  vie  qui  avait  épuisé  les 
jouissances  de  l'art,  l'orgueil  de  la  célébrité,  les  ivresses  de  l'amour 
partagé  :  encore  quelques  jours  et  elle  eût  senti  le  regret  de 
vieillir  sous  les  yeux  d'un  amant  plus  jeune  qu'elle;  la  crainte  de 
l'infidélité,  de  l'ingratitude  serait  venue  peut-être  l'effleurer;  elle 
partit  à  temps,  laissant  au  monde  entier  et  à  un  seul  cœur  l'impé- 
rissable souvenir  de  l'éclat,  de  la  puissance,  des  prestiges  de  Laura. 
Sa  mort  acheva  l'œuvre  qu'elle  avait  commencée  :  une  grande  dou- 
leur mit  le  dernier  sceau  à  ce  talent  qu'elle  avait  fait  jaillir.  Pen- 
dant les  longs  mois  de  retraite,  de  recueillement  qui  suivirent  une 
si  grande  perte,  Jean  d'Erquy  devint  ce  qu'on  le  connut  plus  tard. 
Il  s'enferma  solitaire  avec  son  travail,  et  son  travail  le  consola.  Mais 
il  fut  aussi  consolé  par  sa  fille,  par  la  petite  Laure.  Cette  frêle  enfant 
devait  remplacer  pour  lui  l'amour  et  la  famille  qui  lui  manquaient. 

Bien  des  années  après,  voyant  clair  en  lui-même,  il  se  dit  qu'il 
n'avait  aimé  qu'elle.  La  tendresse  ordinaire  d'un  fils  pour  sa  mère 
s'était  trouvée  refoulée  chez  lui  par  une  dureté  trop  grande;  l'ami- 
tié que  lui  inspirait  autrefois  son  frère  n'était  que  de  la  condescen- 


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586  BEYUE  DES  DEUX  MQHDES. 

dancct  aon  affection  pour  Nonne  de  Kerlan,  un  mélaDge  de  sympii- 
thîe  et  de  pitié.  Laura  eUe-mômet  c^te  sublime  Laura»  l'ayiit 
surtout  ébloui  comme  la  prennère  rérélation  du  génie,  la  première 
af^rition  de  la  gloire  ;  il  adorait  en  elle,  d'abord,  sa  lib^atrice. 
Les  femmes  qui,  par  la  suite,  semblèrent  la  remjdacer  auprès  de  lui, 
n'eurent  en  réalité  d'autre  emploi  que  de  délasser  sa  pensée,  too^ 
jours  à  l'œuvre,  par  des  intermèdes  de  plaisir.  Il  ne  tint  sérieuse- 
ment à  aucune  d'elles.  Mais  pour  sa  fille  il  eût  tout  sacrifié.  Dès  le 
berceau,  elle  disposait  de  lui.  Si  elle  paraissait  souffreteuse  et  maus- 
sade, il  n'avait  plus  de  repos.  Avec  l'anxiété  d'une  mère  ou  d'une 
nourrice,  il  guetta  les  périls  qui  menacèrent  sa  première  eniaoee. 
Bien  n'était  plus  touchant  que  ces  soins  minutieux  de  la  part  d'un 
homme,  fort  inhabile,  du  reste,  au  gouvernement  de  la  vie  exté^ 
rieure.  Il  avait  d'abord  résolu  d'élever  Laure  auprès  de  lui,  mais 
lorsqu'elle  eut  huit  ans,  il  comprit  que  l'intérêt  même  de  l'^ant 
exigeait  qu'il  la  mit  en  pension.  Elle  fut  confiée  à  une  femme  intel- 
ligente qui  dirigeait  à  grands  frais  l'éducation  d'un  petit  nombre 
d'élèves  orphelines  ou  étrangères  séparées  'de  leurs  parais  par 
quelque  circonstance.  Paris  offre  des  compensations  sans  bornes  à 
tons  les  malheurs  que  la  pauvreté  n'accompagne  pas.  Ces  demoi* 
selles  recevaient  les  leçons  de  proiésseurs  éminens  et  jouissaient  du 
bien-être,  des  distractions  variées  qu'elles  eussent  pu  trouver  dans 
une  famille  riche.  On  les  mêlait  entendre  de  la  musique  aux  bons 
endroits  ;  on  les  tenait  au  courant  de  ce  qui  pouvait  intéresser  leur 
imagination  d'une  manière  profitable  et  former  leur  goût,  elles 
n'étaient  pas  astreintes  à  un  uniforme  banal  et  pouvaient  librement 
aimer  les  chiffons;  bref,  ses  années  de  pension  n'eurent  rien  de 
pénible  pour  Laurette,  que  des  gâteries  sans  nombre  suivirent 
hors  de  la  maison  paternelle.  Lorsqu'elle  y  rentrait,  c'étaient  de 
nouveaux  plaisirs.  Les  amis  de  son  père,  hommes  de  lettres  et 
artistes,  lui  [H^odiguaient,  en  même  temps  que  les  bonbons,  plus 
de  complimens  qu'il  n'en  eût  fallu  k  son  âge.  On  la  conduisait 
chez  de  belles  dames  qui,  pour  s'assurer  la  satisfaction  d'orgueil 
d'avoir  l'auteur  en  vogue  à  dîner,  flattaient  chez  lui  la  fibre  pater- 
nelle. Laure  fut  prés^tée  certain  jour  à  une  altesse  comme  si  elle 
eût  été  déjà  elle-même  quelque  personnage  d'importance.  Elle 
voyait  Jean  d'Erquy  recherché,  aldulé,  elle  lisait  dans  les  jouiv 
naux  des  tirades  à  sa  louange,  die  se  savait  la  fille  d'un  grand 
homme.  Sa  mère  se  montrait  à  dUe  conronnée  de  lauriers,  dra- 
pée comme  Melpomène,  dans  le  portrait  en  pied  auquel  on  lui 
avait  fait  de  bonne  heure  envoya:  des  baisers;  elle  entendait  appe- 
ler cette  quasi-divinité  Laura,  de  son  nom  de  baptême,  selon  l'usage 
adopté  pour  les  reines  et  toujours  au  milieu  d'un  concert  d'admira* 
tioa  et  de  rogrets  :  jamais  elle  n'avait  en  ni  elle  n'aurait  d'égale* 


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TÊTE  FOLLB.  587 

D  eût  été  diflidle  qn'à  ce  régime  U  petite  Laure  d'Erqay  se  crût 
quelque  raison  d'envier  la  situation  de  qui  que  ce  fût.  Elle  s'enor- 
gueillissait, au  contraire,  d'avcHr  dans  les  veines  un  sang  deux  fois 
illustrei  elle  était  naïvement  heureuse  de  sa  beauté,  ravie  de  son 
sort ,  qni  allait  devenir  tout  à  fait  délicieux  :  après  leur  voyage 
annuel  de  vacances,  elle  ne  rentrerait  plus  en  pension.  Une  gou- 
vernante, choisie  parmi  ses  anciennes  sous-mattresaes,  lui  servi- 
rait de  porte-respect;  elle  se  promettait  bien  de  la  puer  à  toutes 
ses  fantaisies.  Pas  un  nuage  dans  le  passé  ;  le  présent,  i'aveohr 
cooleor  de  rose,  voilà  comme  Laure  eût.défini  son  existence  si 
quelqu'un  l'eût  interrogée  à  ce  sujet.  Elle  ne  se  doutait  guère  de 
la  situation  fausse  dont  son  père,  dans  un  moment  d'expansion, 
avait  parlé  avec  des  angoisses  trop  réelles  à  M"*  de  Kerlam 

lY. 

—  Sais-tu,  papa,  que  depuis  ta  rencontre  avec  cette  amie  dont 
j'ignorais  l'existence,  tu  n'es  plus  le  méme7.«  L'air  si  préoccupé!.. 
le  suis  jalouse! 

—  Jalouse? 

—  Oui  !  tu  te  soucies  peu  maintenant  de  ce  qui  t'entoure.  Tes  pen- 
sées d'en  vont  très  loin.  U  y  a  pourtant  ici  de  quoi  les  retenir!  Vois 
donc...  tout  est  si  beau  ! 

Laure  et  son  père  s'étaient  séparés  du  groupe  de  promeneurs 
dont  ils  avaient  &it  partie  jusqu'à  Hautecombe.  Laissant  leurs  com- 
pagnons visiter  l'abbaye  et  les  tombeaux  des  princes  de  la  maison  de 
Savoie,  ils  avalent  préféré  à  ces  magnificences  architecturales  passa- 
blement surfaites  le  ^ctacle  toujours  nouveau  du  lac,  dont  on 
embrasse,  de  l'endroit  qu'ils  avaient  atteint,  toute  l'étendue  trans- 
parente et  bleue,  depuis  les  hauteurs  que  couronne  le  château  de 
Chatillon  jusqu'aux  glaciers  qui  ferment  de  leurs  dentelures  majes- 
tueuses la  vallée  de  Ghambéry. 

—  Quelle  idée!  répliqua  Jean  d'Erquy  en  laissant  errer  ses 
regards  sur  la  nappe  de  saphfa:  où  trempait  le  rocher  à  pic.  Jamais  j 
au  contraire,  je  n'ai  mieux  joui  d'un  voyage. 

—  Oh!  n'espère  pas  me  tromper.  Tu  as  voyagé  souvent  en  Bre- 
tagne, ces  Jours-ci,  quoiqu'on  pût  te  croire  en  Savoie. 

—  Eh  bien!  quand  cela  serait?  Yas-tu  me  demander  compte ?«• 
Je  suis  plus  discret  avec  toi  ;  je  ne  t'ai  pas  reprodié  Jusqu'ici  cer- 
taines fantaisies  hongroises. 

Elle  éclata  de  rire  : 

—  Fantaisies  hongroises!  Le  mot  est  joli;  un  motif  de  valse  en 
passant  ztrmloj  la  ta...  Tu  aak  que  je  ne  prends  rien  ni  personne 
an  sérieux,  sauf  mes  cherp^aet8esdistraetigM^«Non«  jaoïaîsje 


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588  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  t'ai  vu  distrait  comme  cela...  Qu'art-elie  pu  te  dire  cette  vieille 
Bretomie  qui  fait  fait  de  la  peine? 

—  Je  croyais  que  cette  yieille  Bretonne ,  comme  tu  rappelles, 
t'avait  plu? 

—  Beaucoup  au  premier  aspect.  Mais  si  elle  te  rend  triste  I 

—  Je  ne  suis  pas  trisrte.  Je  réfléchis,  voilà  tout,  et  je  me  sou- 
viens... Nous  avons  causé  ensemble  d'un  temps  bien  éloigné. 

—  Que  tu  regrettes?  Un  temps  où  tu  n'écrivais  pas  de  pièces,  où 
tu  n'avais  pas  de  petite  fille  ! 

Et  d'un  mouvement  câlin,  Laure  appuya  sa  tète  sur  l'épaule  de 
son  père,  qui  l'attira  plus  près  de  lui. 

—  Je  ne  regrette  rien,  je  ne  peux  rien  regretter,  puisque  tu  es  là, 
mou  trésor,  mais  comprends  donc...  J'ai  quelque  part  une  mère,  une 
mère  qui  est  vieille  aujourd'hui.  Elle  mourra  peut-être  sans  m'avoir 
revu,  comme  est  mort  mon  frère...  N'est-il  pas  naturel  que  cette 
pensée  m'assombrisse  quand  une  circonstance  l'impose  à  mon  esprit  7 

—  Elle  t'assombrit,.,  elle  te  rend  malheureux!  s'écria  Laure, 
dont  les  yeux  se  mouillèrent. 

—  Vas-tu  pleurer,  petite  folle?  Sois  tranquille,  ton  père  est,  mal- 
gré tout,  le  plus  heureux  des  hommes. 

—  C'est-à-dire  qu'il  devrait  l'être,.,  mais  il  ne  l'est  pas,.,  en  ce 
moment  du  moins...  Voilà  pourquoi  j'en  veux  à  cette  espèce  de 
revenant  qui  s'est  trouvé  là  pour  gâter  notre  plaisir.  Dis-moi,  elle 
est  donc  bien  méchante,  ma  grand'mère? 

—  Elle  a  toutes  les  vertus.  Seulement  nous  ne  pensons  pas  de 
même.  Je  t'ai  plus  d'une  fois  expliqué  cela. 

—  Et  puis,  n'est-ce  pas,  elle  n'aimait  pas  maman?  demanda  tout 
bas  Laure,  dont  les  paupières  abaissées  laissèrent  soudain  rouler 
une  grosse  larme  longtemps  retenue.  Crols-tn,  reprit-elle,  tandis 
que  son  père  l'embrassait  en  silence,  crois-tu  cependant  que,  si  elle 
me  voyait,  elle  pourrait  m'aimer,  moi? 

—  Qui  ne  t'aimerait,  ma  Laurette?..  Mais  tu  veux  rompre  les 
chiens,  rusée!  Il  s'agissait  du  comte  Tzérényi.  Ainsi,  tu  me  jures 
que  tu  n'as  fait  aucune  attention  à  cet  étranger  romantique  qui 
ne  quitte  pas  la  maison  du  docteur  depuis  que  nous  y  sommes? 

Un  sourire  sécha  les  pleurs  de  Laure. 

—  Je  n'ai  rien  dit  de  pareil;  il  me  semble,  au  contraire,  fort 
aimable. 

—  De  sorte  que  tu  n'es  pas  fâchée  de  lui  plaire? 

—  J'en  suis  ravie;  mais  qu'est-ce  que  cela  prouve? 

—  Que  tu  es  une  coquette  on  qu'il  te  plaît,  lui  aussi.  L'un  et 
l'autre  serait  dangereux. 

—  Je  ne  sais  pas  si  je  suis  coquette,  mais  la  manière  dont  il  me 
platt  n'est  pas  dangereuse  du  tout.  Raisonnons...  Le  danger  serait 


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TÊTE  FOLLE*  589 

de  Téponser,  n'est-ce  pas»  parce  qu'il  n'offre  point  les  garanties 


—  Ahl  tu  sais  déjà7«. 

—  Crois-tu  que  le  docteur  ait  gardé  son  histoire  pour  toi  tout 
seul?  Il  m'a  charitablement  avertie.  Je  t'avouerai  même  que  le 
moyen  n'était  pas  très  bon,  car  ce  qui  me  charme  surtout  en  lui, 
c'est  le  passé  aventureux.  Tout  cela  est  original  et  me  fait  songer, 
je  ne  sais  pourquoi,  au  joli  tableau  que  nous  avons  vu,  tu  te  rap- 
pelles, à  l'Exposition  ;  des  hommes  armés  défilant  à  travers  la  steppe 
derrière  un  cavalier  qui  racle  son  violon.  Le  comte  Hathias  devait 
être  de  la  caravane.  Et  puis  cette  marche  de  Rakoczy  m'a  toujours 
électriséel  L'autre  jour,  M"**  Aubin  la  jouait  au  piano.  Il  nous 
a  dit  entre  deux  gros  soupirs  le  poème  qu'un  de  ses  compatriotes 
a  fait  sur  cette  mélodie  séditieuse.  J'aurais  voulu  que  tu  fusses  là! 
D'abord  il  a  récité  les  vers  dans  sa  langue,  puis  il  nous  les  a  tra- 
duits. Attends,  je  vais  retrouver  ça  :  «  Ne  joue  pas  parmi  nous, 
de  grâce,  la  marche  de  Rakoczy!..  Mon  cœur  se  fend,  mon  cœur 
éclate  lorsque  j'entends  la  chanson  hongroise...  Ah!  brise-le  plutôt 
ce  violon  qui  sanglote  et  va  l'ensevelir  dans  la  Puszta  !  Pourquoi  le 
garder  encore?..  Il  ne  peut  plus  que  désoler  nos  âmes...  » 

Laure  déclamait  à  merveille  ;  c'était  chez  elle  un  art  apparem- 
ment héréditaire  ;  en  même  temps,  elle  singeait  avec  une  drôlerie 
vraiment  irrésistible  l'emphase  du  comte. 

—  C'est  superbe,  n'est-ce  pas?  reprit-elle.  Je  l'ai  flatté  en  lui 
disant  que  la  musique  hongroise  était  à  mon  gré  la  plus  belle  des 
musiques.  Il  ne  sait  pas  ce  que  vaut  mon  opinion  !..  Quand  on  est 
incapable  comme  moi  d'écorcher  seulement  deux  notes!..  Ces  vio- 
lons-là du  moins  n'ennuient  jamais  et  ils  vous  font  si  bien  valser  ! 
Tu  vois,  nous  revenons  toujours  à  la  valse. 

—  J'espère,  mademoiselle,  que  ce  héros  dégénéré  ne  se  permet 
pas  de  vous  faire  la  cour?.. 

—  Qu'appelles-tu  faire  la  cour?..  Des  complimens?..  Il  m'en  fait 
tout  le  temps  au  contraire...  Tu  sais  qu'il  te  demandera  la  permis- 
sion de  venir  nous  voir  à  Paris? 

—  Je  la  lui  refuserai  net. 

—  Yraiment?..  Quel  dommage  I 

—  Tu  l'avoues  donc  !  Ses  grandes  moustaches  te  tournent  la  tête. 

—  Personne  ne  me  tournera  jamais  la  tête. 

—  Sauf,  j'espère,  l'honnête  homme  que  tu  épouseras. 

—  Je  n'épouserai  aucun  homme,  honnête  ou  non.  Entre  nous,  s'il 
faut  te  dire  la  vérité,  ceux  qui  sont  absolument  corrects  et  sans 
reproche  ne  me  paraissent  point  les  plus  agréables.  On  irrégulier 
comme  le  comte  Tzérényi,  à  la  bonne  heure!..  —Mais puisque  je  te 
dis  que  je  ne  me  marierai  pas... 


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f90  BETUE  DBS  DEUX  MONDES. 

<^  Voilà  une  notnelle  Inlne!..  It  powqQoi? 

—  Parce  que  je  ne  yeux  jamais  te  quitter...  jamaiSé*.  jaaiaÎBr.. 
et  que  je  n'aimerai  jamais  personne. ..  ceqni  s^aj^le  aimer,  sauf 
mon  père! 

— GeBontlbAe6iiKyt8,ditJean(rErquyen«llBMitantxinafrgro^^ 
Il  «était  liafbitaê  A  ces  dédarationsi  mais  y  trouvait  toujouiB  le 
même  plaisir. 

—  Des  mots!  tTest  ta  vérité  pure...  Oiutl  ^gardons  nos  seerets 
pour  nous.  Toilà  'oes  badauds  qui  reviennent. 

De  km  on  apercevuit  en  effet  deux  ou  trois  dames,  l'ombrelle 
ouverte,  p^rmi  lesquelles  M*"  Aubin,  qu'escortaient  Trèrônyi  et 
Bemeuf,  le  peintre,  toujours  jyrèts  à  se  joindre  aux  excursions  orga- 
nisées par  d^  folies  femmes. 

D'Brquy,  si  expansîf  tout  à  Fheure  avec  sa  fille,  redevint  tacStume 
oommei  Tordinaire.  Le  monde  Taccusaitde  hauteur,  dHmpeitinence 
même,  tandis  que,  comme  la  plupart  des  hommes  qui  poursuivent 
ou  creusent  une  idée,  il  s'absw^but  dans  un  travail  perpétuel  que 
n'interrompait  aucun  des  incidens  du  dehors.  Son  cerveau  était  de 
ceiux  i  qui  tout  eert  de  pâture,  qui  ne  cessât  d'absco'ber,  de  Yasser 
et  de  déduire.  Laure  seule  savait  arrêter  les  rouages  înfotigaUes  de 
cette  paissante  machine.  Il  n'y  avait  pas  de  préoccupation  qui  tint 
contre  les  gentillesses  rieuses  qu^elle  jetait  à  la  traverse.  D'Erquy 
se  reprenait  un  instant  à  vivre  de  cette  Tie  du  cœur  qui  nous 
donne  nos  meilleures  joies.  Trop  d'indulgence  de  sa  part  avait  permis 
à  une  sorte  de  camaraderie  assez  rare  et  peut-être  fâcheuse,  parce 
qu'elle  nuisait  forcément  au  respect  et  &  l'autorité,  de  naître  et  de 
grandir  entre  lui  et  sa  fiUe  ;  mais  cette  familiarité  en  revanche  était 
la  source  d'une  confiance  parfaite.  Tenu  à  distance  dans  sa  jeunesse, 
sans  possibilité  de  détente  ni  d'épanchement ,  Jean  d'Brquy  avait 
versé,  p«r  crainte  de  œ  qui  lui  semblait  le  plus  grand  4e  tous  les 
maux,  dans  l'excès  contraire.  L'éducation  de  Laure  avait  été  l'ami- 
thëse  'id)6olue  de  la  sienne. 

«--^  Ma  foi!  dit  11^  Aubfai  en  les  rejoignant,  vous  aves  été  bien 
inspirés  d'échapper  à  ce  bon  moine  qui  nous  a  tenus  une  heure  au 
collet  devant  de  mauvais  marbres. 

—  Et  maintenant,  reprit  Tzérényi,  <eù  allons^nous?  à  fat  fontaine 
j&temJltente?«,  je  vous  avertÎB  que  cTest  encore  une  mystiieation,.. 
ou  à  la  grotte  de  RaphaSl? 

—  Va  po«r  la  fontaine  plutAlI  s'écria  Laure;  je  suis  lasse  des 
pèlerinages  littéraires,  auxquels  je  ne  comprends  ricm.  L'autre 
jov,  c'était  4UX  Oiameitee.  Tous  étfei  tous  à  vous  extasier  devant 
UM  petite  maison  grise  percée  de  deux  fenêtres  et  un  jardin  alm- 
écÊûoé  qui  vous  rappelait  une  histoh^  qtie  ]e  n*ai  jamais  lue.  hea 
jeunes  filles  sont  bien  malheureuses  d'être  ignorattles  à  ce  péintT 


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TKIE  TQUJL.  591 

~  Bàh)  rSpfiqnt  son  père,  tu  sais  le  Lmc par  oœor;  œk  iaà  ta 
suffis  ici. 

—  El,  ijoata  le  eomtev  l^hisloire  des  Gharmeltes,  comme  celle 
de  la  Grotte,  est  Ate  en  peu  de  mots.  Dbue  êtres  s^aimèrent  pa»-> 
dcmnémenl  dans  celte  paofre  petite  maison,  grise  ccmone  sqms  la 
rocber  da  Bautecombe.  11  n'en  a  pas  falk  davantage  pou  <|ne  la 
monde*  entier  y  attftt  en  pMerina|^  adcnrer  âterndlement  en  Tbimu% 
temps  qne  l'amonr  le  génie  qui  Ta  célébré* 

-^  Ybilà  les  Confessiom  et  Raphml  covrenablement  résumés^ 
dit  Jean  d'Erqny  avec  un  geste  i^robateur.  Voyons»,  Laar^ley  fai* 
scMis-noHS  après  tout  le  monde  le  famenx  pèlerinage} 

—  Merci,  je  ne  sois  pas  sentimentale,  répondit-^elie  en  riant 
Mystification  pour  mystification,  j'aime  mienx  la  fontaine» 

Pendant  une  heure  on  resta  sons  les  arbres  qui  abritent  la  seOFce 
capricieuse  à  guetter  un  phénomène  qui  ne  se  produisit  pas.  LauiQ 
était  seule  à  s'obstiner  sérieusement.  On  lui  avait  dit  que  quiconque 
voyait  jaillir  la  moindre  goutte  pouvait  former  un  vœu  avec  la  cer* 
titude  d'être  exaucée. 

—  Je  suis  curieux  de  savoir  ce  que  vous  souhaîleriei,  mademoi- 
selle,  lui  dit  le  comte  en  se  rapprochant. 

—  Mon  Dieu  !  pourquoi  en  ferais-je  mystère?..  Mais  tâchez  de 
deviner  d*abord. 

—  Je  ne  sais.  S  j'étais  femme,  je  n^aurais  assurément  quTun  désir 
dans  le  cœur... 

—  Et,  en  votre  qualité  dlK)mme,  que  soubaites-vous?  demanda** 
t-elle  hardiment. 

—  Je  n'oserais  vous  le  dire... 

—  Parce  que  votre  vœu  est  triste  peut-être,  triste  autant  que  le 
mien,  interrompit  M"^  d'Erquy ,  ramenée  à  la  prudence  par  un  instact 
vague.  J'aurais  demandé  comme  une  égofete,  si  la  naïade  s'était  mon- 
trée, de  mourir  jeuoe,..  oui,  avant  mon  père,  rien  ne  me  paraissant 
plus  horrible  que  Tidée  de  vivre  sans  lui. 

—  Moi  je  suis  seul,  dit  Tzérényi  avec  un  accent  de  mélancolie 
profonde,  je  l'ai  été  toujours,.,  et  je  donnerais  bien  votontier»  ma 
vie  dès  cet  instant  à  la  condition  d'être  regretté  pu:  un  ange  qui 
vous  ressemblât. 

Elle  rougit  et  se  tourna  vers  son  père,  qui  n'avait  rien  entendu  do 
ce  dialogue  à  demi-voix.  Quelqu'un  fit  observer  presque  aussitftt 
que  le  soleil  allait  se  coucher  et  €[ue  c'était  ta  plus  belle  heure  pomr 
traverser  le  lac.  Les  barques  attendaient  amarrées  à  peu  de  distance» 
Dans  la  pretnière  montèrent  les  deux  amies  de  M^  Aubin  avetf 
Berneuf  ;  dans  rau|re,  Jean  d^Erquy,  sa  fille  et  la  jeune  femme 
du  docteur  :  on  ne  se  demanda  pas  longtemps  auquel  des^  deux 


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Î92  REYOE  DES  DEDX  MONDES. 

isquifs  le  comte  Tzérényi  apporterait  un  poids  supplémentaire;  il 
nanœuvrait  toujours  de  façon  à  être  le  plus  près  possible  de  Laure, 
—  réservé  d'ailleurs  jusc[ue-là  et  se  bornant  aux  témoignages  de 
ette  galanterie  exquise  qui,  chez  les  hommes  de  sa  nation  et  de 
a  caste  prend  les  apparences  d'un  respectueux  servage.  Depuis 
lus  d'une  semaine,  grâce  aux  facilités  que  procure  la  vie  des  eaux, 
race  surtout  à  leur  intimité  commune  avec  le  docteur  Aubin,  il  ne 
uittait  guère  M"''  d'Erquy,  la  suivant  pas  à  pas  pour  ainsi  dire  sans 
avoir  où  elle  le  conduisait.  Cette  incertitude  était  même  le  plus 
rand  charme  d'un  sentiment  naissant  qu'il  se  gardait  d'analyser, 
ien  que  Mathias  Tzérényi  n'eût  jamais  cessé  un  instant  d'être  amou- 
eux  de  quelque  façon  depuis  qu'il  se  connaissait,  son  humeur  n'était 
as  celle  d'un  don  Juan  qui  poursuit  impitoyablement,  à  travers  les 
bstacles,  un  but  arrêté  d'avance,  pour  qui  l'amour,  en  un  mot,  n'est 
u'une  sorte  de  chasse  sauvage  et  brutale  au  fond.  Il  restait  capable, 
près  tant  d'aventures,  de  s'arrêter  à  toutes  les  fleurs  du  chemin  et 
lême  de  s'en  tenir  parfois  à  la  moisson  des  plus  innocentes  mar- 
uerites  ;  il  pouvait  rêver  des  heures  entières  par  exemple  au  plai- 
ir  d'avoir  tenu  en  dansant  la  taille  souple  de  Laure  dans  ses  bras, 
u  furtif  serrement  de  main  qui  avait  laissé  la  jeune  fille  toute  inter- 
ite,  à  un  temps  de  galop  qui,  sur  la  colline  de  Tresserve,  les  avait 
lolés  cinq  minutes  du  gros  des  amazones  et  des  cavaliers,  quoi- 
u'il  n'eût  profité  de  ces  cinq  minutes  que  pour  faire  admirer  à  sa 
Dmpagne  les  fragmens  brisés  du  miroir  bleu  que  l'on  distingue 
Qtre  les  branches  enlacées  des  châtaigniers  séculaires. 

Intimidé  devant  l'innocence...  Oui,  il  l'avait  été,  il  en  convenait 
vec  plaisir,  cette  sensation  ayant  son  prix. 

Pour  s'en  aller  penser  tout  seul,  par  un  beau  clair  de  lune,  à  ces 
nfaatillages,  Tzérényi  n'hésitait  pas  à  délaisser  un  soir  M^**  Luz, 
es  Bouffes,  qu'il  avait  retrouvée  à  Aix  et  qui  était  cependant  la  plus 
iquante  des  distractions.  Peut-être,  d'autre  part,  la  présence  de 
P  Luz  l'aidait-elle  à  se  maintenir  dans  4,es  bornes  platoniques. 

Tandis  que  la  barque,  poussée  par  deux  rameurs,  fendait  le  lac  à 
ravers  la  fraîcheur  et  le  silence,  Laure  était  à  ses  yeux  ce  qu'est  pour 
artiste  une  figure  adorable  qui,  placée  dans  un  paysage,  l'anime 
i  fixe  le  regard,  sans  pour  cela  éclipser  l'ensemble  qui  lui  sert  de 
idre.  Les  orages  de  la  vie  avaient  toujours  laissé  grande  ouverte 
iix  impressions  diverses  du  beau  cette  âme  richement  douée.  Il  y 
mi  de  l'étoffe  chez  le  comte  Tzérényi;  malheureusement,  par  la 
lute  des  circonstances  plus  que  par  la  sienne  propre,  cette  étoffe 
avait  été  le  plus  souvent  employée  à  rien  de  bon. 

La  Dent  du  Chat  dessinait  sa  pyramide  superbe  sur  le  ciel  pur  et 
eu  comme  Tonde  elle-même;  au  fond  du  lac,  pas  un  nuage  ne 


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TÈTE  fOLLE.  593 

couvrait  les  lointains  glaciers  dont  les  dômes  et  les  aiguilles  étince- 
laient  en  une  chaîne  ininterrompue*  Du  côté  d'Aix,  le  rivage  trop 
cultivé  manquait  de  grandeur,  mais  la  ligne  élégante  des  Manches 
murailles  calcaires  qui  le  dominent  rachetait  l'insignifiance  des  pre- 
miers planst  d'autant  que  le  soleil  à  son  déclin  embrasait  d'une  vive 
rougeur  la  pâle  nudité  des  roches  qui,  peu  à  peu  prenaient  une  teinte 
violette  avant  de  s'envelopper  du  manteau  gris  que  le  crépuscule 
jette  pour  l'éteindre  sur  tout  ce  fugitif  éclat.  Debout,  à  l'extrémité 
de  la  barque,  Laure,  tout  occupée  à  défendre  contre  la  brise  le  voile 
de  gaze  blanche  attaché  à  son  petit  chapeau  de  marin,  oubliait  de 
prendre  la  même  précaution  pour  sa  jupe  courte,  qui  tantôt  dessi- 
nait, tel  qu'un  vêtement  mouillé,  des  formes  sveltes  comme  celles 
de  Diane,  tantôt  s'envolait  autour  de  ses  chevilles,  emprisonnées 
dans  de  hautes  bottines. 

.  Et  Tzérényi  s'abandonnait  à  une  contemplation  muette  dont  le 
lac  n'était  pas  l'objet*  Quel  que  fût  le  point  de  l'horizon  où  se  posât 
son  regard,  il  voyait  voltiger  partout  une  certaine  robe  de  batiste 
écrue,  avec  les  plis  mêlés  d'un  voile  blanc  et  d'une  chevelure  d'or, 
sous  lesquels  brillaient  deux  étoiles,  deux  beaux  yeux  d'enfant  can- 
dides, interrogateurs  et  hardis.  Januds  assurément  le  lac  ne  lui 
parut  plus  beau  ni  la  traversée  plus  rapide. 

En  revanche,  il  faillit  trouver  interminable  la  soirée  qui  suivit 
cette  promenade.  L'aflSche  n'annonçait  ni  bal  ni  concert;  Laure, 
par  exception,  ne  devait  pas  venir  au  cercle  :  comment  tuer  le  temps 
jusqu'au  lendemain? 

Tzérényi  se  dhrigea  machinalement  vers  les  salons  de  jeu.  C'était 
son  refuge  habituel  quand  il  n'avait  rien  de  mieux  à  faire.  Dès  le 
seuil  il  reconnut,  devant  la  table  principale,  M"*  d'Erqny,  bien 
qu'elle  tournât  le  dos.  La  petite  robe  de  batiste  écrue  avait  été  changée 
pour  une  toilette  plus  sombre  et  d'une  grande  simplicité,  une  de  ces 
toilettes  que  Ton  aventure  dans  un  lieu  suspect  où  l'on  désire  se 
glisser  incognito.  Laure  se  tenait  debout  auprès  de  son  père,  qui, 
assis  au  milieu  des  joueurs,  posait  une  pièce  d'or  sur  la  carte  qu'elle 
indiquait  du  doigt.  Tout  en  lui  obéissant  de  cette  façon,  il  avait  l'air 
de  dire  :  —  Tu  m'as  amené  à  faire  ce  que  tu  voulais,  c'est  inconve- 
nant et  ridicule.  Âllons-nous-en. 

Mais  Laure,  évidemment  très  excitée,  quoiqu'elle  s'étudiât  à  n'en 
rien  laisser  paraître,  semblait  résolue  à  rester  encore. 

—  Comment!  vous  voilà!  s'écria-t-elle,  lorsque  Tzérényi  fut  venu 
sans  bruit  se  planter  à  ses  côtés.  Nous  qui  croyions  avoir  si  bien 
caché  cette  escapade!  Papa  en  est  tout  honteux.  Mais  il  m'avait  pro- 
mis et  c'était  mon  idée  fixe  depuis  le  premier  jour.  Nous  gagnons, 
vous  savez?  Est-ce  que  vous  ne  jouerez  pas  un  peu  aussi? 

ion  un.  —  1SS8.  38 


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TÈTE  FOLLE.  595 

une  mine  pareille,  je  n'en  abuserai  pas,  quelque  plaisir  que  j'y 
trouve.  On  dit  pourtant  que  vous  êtes  joueur,  reprit  Laure  étourdi- 
ment,  les  yeux  levés  vers  la  belle  figure  de  Tzérényi,  qui  salua»  Gela 
ne  vous  a  pas  encore  ravagé  comme  les  autres.  Remarquez-vous,  il 
n'y  a  ici  que  des  vieilles  femmes?  Quelles  sorcières  avec  leurs  petits 
sacs  et  leurs  doigts  crochus  I  Ahl..  cependant  en  voici  une  jeune,  je 
ne  suis  donc  pas  la  seule  de  mon  espèce,  Dieu  merci  I..  et  jolie,  très 
jolie.  La  connaissez-vous?  qui  est-elle  ? 

Tzérényi  leva  lentement  la  tète  et  vit  à  deux  pas  H"*  Luz,  le  cor- 
sage très  échancré,  la  tête  très  empanachée  ;  il  la  regarda  fixement, 
tandis  qu*^e  affectait  Faâ*  impassible  des  femmes  qui  attendent  qie 
Ton  consente  k  les  reooniialtre  avant  de  hasarder  un  signe  d'intel- 
ligence, fit  ime  moue  légère  comme  pour  discuter  sa  beauté,  puis 
un  geste  tout  à  fait  négatif  en  réponse  à  la  dernière  question  de  Laure. 

—  Quelque  actrice,  je  suppose,  dit-il  innocemment. 

Ce  qui  ne  l'empêcha  pas  d'aller  souper  comme  il  en  était  convenu 
avec  M"®  Luz,  après  avoir  reconduit  Laure  et  son  père  jusqu'à  la 
maison  du  docteur. 

Tandis  qu'il  savourait  son  dernier  cigare,  l'idée  le  frappa  qu'il 
n'avait  plus  le  sou,  et  il  écrivit  sans  retard  au  seul  de  ses  amis  dont 
il  sût  l'adresse  en  cette  saison  de  dispersion  générale.  Lui  emprun- 
ter cent  louis  à  charge  de  revanche  fut  l'affaire  d'un  instant.  Là-des- 
sus, il  se  coucha  en  murmurant  avec  un  accent  de  pitié  profonde  : 

—  Quand  on  pense  qu'il  se  trouve  des  imbéciles  pour  prétendre  que 
la  vie  n'est  pas  belle!  Qu'ils  s'en  prennent  à  eux^^ômes,  pardieu! 
Voilà  une  journée  bien  remplie. 

Toute  la  nuit  3  tmt  obstinément,  en  doublant  les  enjeux  et  en 
gagnant  toi^ours,  sur  un  as  de  cœur  que  lui  désignait  M^*  d'Er^iy 
avec  un  sourire  plein  de  promesses.  L'odeur  des  cydamens,  pcÂés 
tout  près  de  lui,  le  poursuivait  à  travers  'Son  sommeil.  A  l'aube,  il 
étidt  riche  et  H  erievnt  malgré  miSe  obstades  la  eharmanle  hmae. 
tzérényi  se  vévieSla  en  sursaut  avec  ces  mots  sur  les  lèvres  : 

—  Pourquoi  pas? 


Th.  Ssimoii. 


{L€  deuxUtM  partie  au  prochain  s^O 


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LE 


5ALON   DE   1883 


U  convient  toujours  d'appeler  d'un  jugement  général  rendu  à 
uverture  du  Salon.  La  première  impression  que  donne  un  Salon 
t  le  plus  souvent  fâcheuse.  On  est  étourdi  par  la  multitude  des 
)leaux  et  comme  aveuglé  par  les  crudités  de  ton  des  peintures 
iches.  C'est  la  confusion  d'un  kaléidoscope.  Tout  d'abord  on  ne 
itingue  rien  nettement.  Puis  les  mauvaises  toiles,  qui  sont  d'ail- 
irs  en  majoritéi  s'imposent  au  regard  par  leurs  couleurs  criardes, 
ir  composition  bizarre  ou  ridicule;  et  c'est  à  grand'peine,  au  con- 
ire,  que  l'on  aperçoit  quelques  bons  tableaux,  car  les  yeux,  vite 
igués,  ne  regardent  plus  que  machinalement.  Par  la  raison  qu'on 
it  tout  voir,  on  ne  voit  rien.  La  comparaison  avec  les  autres  Salons 
nt  alors  à  la  pensée,  et  comme  l'on  n'a  conservé  de  ces  Salons-là 
3  le  souvenir  des  belles  œuvres,  —  celui  des  choses  médiocres 
tant  naturellement  effacé, —  on  juge  que  le  Salon  actuel  est  infé- 
iir  aux  pré'cëdens.  A  une  seconde,  à  une  troisième  visite,  le  jour  se 
dans  le  chaos,  les  idées  se  modifient.  On  découvre  beaucoup  de 
leaux  de  mérite  qui  ont  échappé  à  la  rapide  inspection  du  premier 
r,  et  dans  les  tableaux  qu'on  a  déjà  remarqués  on  admire  de  nou- 
[es  beautés.  Il  se  produit  un  phénomène  de  sélection  visuelle.  Si 


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LE  SALom  DE  1883.  597 

Ton  entre  dans  une  salle  qu'on  connaisse  bien,  on  voit  seulement  le 
tableau  préféré,  l'œuvre  capitale.  Les  autres  toiles  sont  comme  si  elles 
n'étaient  point,  elles  ne  peuvent  ni  arrêter  ni  détourner  le  regard. 
Un  Henner,  un  Baudry,  sont  en  quelque  sorte  isolés,  bien  qu'ils 
soient  entourés  de  trois  cents  tableaux.  La  halle  aux  peintures  devient 
ainsi  une  galerie  choisie,  et  il  arrive  souvent  que  l'opinion  primi- 
tive change,  qu'on  pense  que  le  Salon  ressemble  à  tous  les  Salons, 
qu'il  n'est  ni  meilleur  ni  pire. 

Cette  année,  les  nouvelles  visites  à  l'exposition  ne  prévalent  point 
contre  le  jugement  du  premier  jour.  Le  Salon  de  1883  est  médiocre. 
Inférieur  dans  l'ensemble  au  Salon  de  1882,  il  a  moins  d'œuvres  de 
haute  valeur.  On  n'y  trouve  point  les  équivalens  du  Ludus  propatria 
de  M.  Puvis  de  Ghavannes  ou  du  Barra  de  M*  Henner.  Parmi  les  maî- 
tres qui  ont  exposé,  —  beaucoup  se  sont  abstenus,  —  deux  ou 
trois  seulement  ont  envoyé  un  tableau  qui  ait  chance  de  marquer 
particulièrement  dans  leur  œuvre.  Les  maîtres  d'ailleurs,  il  y  aurait 
injustice  à  n'en  pas  convenir,  demeurent  pour  la  plupart  égaux 
à  eux-mêmes.  Mais  ce  n'est  point  des  peintres  comme  Gabanel 
ou  Gérôme,  qui  ont  depuis  longtemps  leurs  noms  au  Livre  d'or, 
qu'il  faut  s'inquiéter  pour  l'avenir  de  la  peinture  française;  c'est 
de  tous  ces  jeunes  hommes  dont  quelques-uns  doivent  leur  suc- 
céder à  la  tête  de  notre  école.  Or,  chez  les  peintres  de  vingt-cinq  à 
quarante  ans,  on  ne  constate  guère  que  des  défiûUances.  De  débuts 
caractéristiques,  point;  car  nous  ne  pouvons  prendre  pour  des  nou- 
veau-venus M.  Rochegrosse  et  M"**  Demont-Breton,  puisque  l'année 
dernière  nous  avons  ici  loué  leurs  tableaux.  U  faut  reconnaître 
cependant  que  ces  deux  peintres  ont  dépassé  les  grandes  espérances 
qu'on  pouvait  fonder  sur  leur  talent  naissant.  UAndromaque  et  la 
Plage  sont  peut-être,  dans  les  deux  mille  cinq  cents  tableaux  du 
Salon,  les  seuls  dont  l'histoire  de  l'art  aura  un  jour  à  préciser  la 
date.  G'est  presque  un  enfant,  c'est  une  toute  jeune  femme,  qui 
donnent  l'exemple  des  grandes  œuvres  I 

Il  n'est  pas  douteux  que  l'invasion  dans  la  peinture  sérieuse  de 
l'impressionnisme  et  du  naturalisme  ne  contribue  à  l'affaiblissement 
de  la  jeune  école*  Get  a  art  nouveau  »  est  bien  £ût  pour  séduire  les 
pdntres  désireux  des  prompts  succès  :  il  est  facile,  et  il  a  la  vogue. 
Théophile  Gautier  écrivait  naguère  qu'il  y  a  pour  les  peintures 
comme  pour  les  toilettes  des  fenmies  des  nuances  «  distinguées,  » 
des  couleurs  à  la  mode  :  le  jaune  dtrin  ou  le  bleu  turquoise.  Aujour- 
d'hui, si  l'on  veut  faire  tapage  au  Salon,  y  être  remarqué  par  le 
public,  loué  par  la  majorité  des  critiques,  récompensé  par  le  jury, 
le  procédé  est  fort  simple.  Il  suffit  de  peindre  clair  et  mat.  La  facture 
l&chée,cela  va  sans  dire,  est  non-seulement  toisée,  mais  reconmian- 


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t08  RETUB  DES  DEUX  HONDES. 

dée  ;  ies  sojets  les  plos  vulgaires,  —  la  Mort  du  cochon^  par eiemple» 
—  sent  accaeillis  avec  faveur;  et  l'ignoraiioe  de  la  persfKotiTe  est 
de  fboil  coiiimun.  Des  règles  aussi  faciles  appellent  les  votaticNis 
et  font  des  prosélytes.  De  là  ces  scènes  de  genre  couvrant  des 
toiles  de  cent  mètnes,  ces  tableaux  où,  sous  prélexle  de  pMn  air 
et  de  lumière  diffiise,  il  n'y  a  plus  ni  éclat,  ni  relief;  ces  conpo- 
sitioiis  où,  soos  prétexte  de  8incérHé,on  pose  les  figures  sans  aucun 
groupement  comme  des  quilles  dans  un  jardin  ;  oes  peintures  où^  sons 
prétexte  d'effet  juste,  on  laisse  tout  à  l'état  d'ébauche,  odu  sous  pré- 
texte d'air  ambiant,  on  montre  des  formes  flottantes  et  indécises  ;  ces 
échappées  de  paysage  où,  de  peur  d'être  considéré  comBie  idéaliste, 
on  airache  les  pâquerettes  pour  planterdes  pissenlits.  Si  oes  tableaux- 
là  n'étaient  que  dépbdsans,  le  mal  ne  serait  pas  grand;  on  est  par- 
fidtenent  libre  de  ne  pas  les  regarder.  Hais  leur  nombre  qui  cndt 
chaqoe  année  donna  de  sérieuses  inquiétudes.  Tout  peiatre  de  talent 
qui  passe  à  la  nouvelle  éoole  est  une  force  })erdue  pour  l'art. 

La  sculpture  elle-mêne,  la  sculpture,  où  la  France  l'a  disputé  à 
l'Italie  pendant  la  reoussance,  et  où  die  est  sans  rivale  depuis  trois 
siècles,  n'appaialt  point  dans  le  magnifique  épanoiisseaent  du  der- 
nier Sakm.  Jamais  les  beaux  marbres,  que  dominaient  le  grandiose 
Qmmd  mtmel  de  Mercié,  l'admirable  figure  tumulaire  de  Ghapu,  le 
groupe  héroique  de  Lanson,n'avaient  été  en  si  grand  nombre.  Cette 
sonnée,  sans  doute,  il  y  a  quelques  ceuvres  de  premier  mente; 
ttais,  d'une  part,  la  retraite  momentanée  de  MM.  Paul  Dubois, 
Ghapu,  H«:cié,  SaintnHarceaux,  Aimé  IKlIet,  d'antre  part,  certaines 
défidllaaces  cbez  le  j^us  grand  nombre  des  exposans,  font  que  le 
Salon  ée  sculpture  est  intoieur  à  celui  de  1882. 

Ainsi  le  même  jugesseot  s'impose  au  Sakn  de  peinture  et  au 
Saloii  de  sculplure  :  il  y  a  peu  d'oeuvres  capttito;  ies  maîtres  ne 
se  surpassent  pas  et  quelques-uns  déclinent;  les  artistes  de  la  jeune 
génâalÉm  s'afEûbUssent  manfUestement.  Pour  cela,  fieiut-il  crier  à  la 
décadence?  U  y  a  des  années  infécondes,  qui  se  proorentpas  que  la 
teire  soit  épuisée  ai  que  la  sève  soit  tarie.  Toutefois,  si  plusieurs 
Sakms  de  cet  ordre  se  succédaient,  on  serait  bien  fimdé  peut-^tre 
à  dteonoer  l'id)ais8enient  de  l'art  fençais.  Et  par  Tait  fmnçais  nous 
entendons  l'art  moderne,  car  la  Franœ  occupera  bien  longtemps 
encore,  quoi  qu'il  arrive,  k  premier  rang  en  art.  Alors  même  que 
l'école  française  eembte  défiâlir  im  peu  mu  Salon  des  Ghamps- 
âysôes,  elte  tnem^  presque  sans  iulte -dans  les  exposilionsinler- 
natimaks. 


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I£  SAioif  DB  i88S.  599 


I.     —    LA     PBINTV&B. 


I. 

H.  George  Rochegrosse  a  vingt-deux  ans.  Par  les  fortes  quali- 
tés de  Texécution»  son  Andromaque  est  un  des  bons  tableaux  du 
Salon;  c'en  est  l'œuvre  capitale  par  le  caractère  grandiose  et  dra- 
matique de  la  conception.  Uion  est  pris.  Les  Grecs  massacrent  et 
brûlent.  Au  pied  des  hautes  murailles  à  appareil  cyclopéen  qui  for- 
ment l'enceinte  de  la  ville  s'amoncellent  dans  des  flaques  de  saog 
les  cadavres  et  les  têtes  coupées;  d'autres  cadavres  sont  pendus  au 
faite  des  remparts.  La  fumée  noire  de  l'incendie  monte  lentement  vers 
le  ciel  ;  et  sous  l'arc  trapu  d'une  poterne  intérieure  on  aperçmt  les 
lueurs  de  la  cité  en  flammes.  Cest  l'abattoir  et  la  fournaise.  Sur  les 
premières  marches  tout  éclaboussées  de  sang  d'un  étroit  escalier  qui 
mène  à  la  plate-forme,  Andromaque  se  débat  au  milieu  d'un  groupe 
d'Acbéens;  échevelée  et  à  demi-nue  dans  ses  vétemens  déchirés, 
elle  lutte  avec  une  sauvage  énergie  pour  défendre  son  enfant.  Ulysse 
(ou  Néoptolème)  qui  se  tient  debout  au  sonunet  de  l'escalier,  dans 
ime  attitude  d'impatience  et  de  menace»  a  ordonné  qu'Astyanax  fût 
précipité  du  haut  des  murailles.  Déjà  un  Grec  a  arradké  l'râfant  des 
mains  de  la  mère,  qui  se  cramponne  désespérément  au  manteau  du 
ravisseur.  Les  scddats  la  maintiennent,  la  saisissant  à  bras4e-corpa, 
la  prenant  au  cou,  aux  jambes.  On  sent  tout  l'eflort  qu'il  faut  i  ces 
quatre  hommes  pour  retenir  cette  femme  affolée  de  douleur,  cette 
mtee  devenue  lionne.  Du  pied,  du  dos,  de  l'épaule,  ils  s'arc-boutent, 
afin  de  décupler  leurs  forces,  contre  les  marches  et  les  parois.  Rien 
ne  fera  l&cher  prise  à  Andromaque  ;  son  bras  raidie  sur  lequel  uo 
soldat  fait  une  pesée,  cassera  plutôt  que  de  céder.  Encore  un  élan  du 
Grec  qui  emporte  Astyanax,  et  un  lambeau  de  la  rude  étoffa  que 
tient  la  main  de  la  mère  restera  dans  ses  doigts  crispés  avec  sa  dep* 
nière  espérance. 

Devant  ce  tableau  il  ne  convient  pas  de  s'arrêter  k  louer  l'har- 
monie vibrante  d'une  couleur  à  la  Henri  Regnault  ni  à  détailler  les 
autres  mérites  de  la  facture  :  l'exécution  prestigieuse  des  casques  et 
des  cuirasses,  le  dessin  très  étudié  et  fortement  exprimé  des  figures, 
la  largeur  et  la  fermeté  de  la  touche.  Ces  qualités  indispensables  à 
un  peintre,  car  en  toute  chose  on  doit  d'abord  savoir  son  métier,  ne 
sont  point  rares  aujourd'hui.  La  main  qui  fait  le  peintre  ne  manque 
pas  dans  notre  école,  mais  le  cerveau  qui  fait  le  gruid  artiste. 


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600  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

Relever  les  munûUes  écroulées  d'Ilion,  évoquer  dans  son  caractère 
farouche  et  héroïque  ce  terrible  épisode  de  Thistoire  légendaire,  le 
faire  revivre  par  la  furie  du  mouvement  et  le  naturel  des  attitudes, 
en  donner  l'impression  d'épouvante,  restituer  de  toutes  pièces  ces 
guerriers,  avec  leurs  types,  leurs  costumes,  leurs  armures,  se  tenir 
au  point  juste  entre  l'exagération  archaïque  et  la  convention  suran- 
née, entre  le  ridicule  et  la  banalité,  il  faut  pour  cela  un  autre  enten- 
dement que  pour  copier  un  défilé  de  voitures  devant  l'église  de  la 
Madeleine,  ou  coucher  une  femme  nue  sur  une  table  à  modèle.  Dans 
les  œuvres  de  cette  sorte,  les  dons  objectifs  de  Fœil  ne  sont  qu'ac- 
cessoires, la  main  n'est  que  l'humble  servante  de  la  pensée.  C'est 
donc  l'intelligence  du  sujet,  ce  signe  suprême  du  peintre  d'histoire, 
qui  distingue  avant  tout  M.  Rochegrosse.  Cette  scène  de  carnage  est 
bien  telle  qu'il  la  fallait  peindre,  n'en  déplaise  à  ceux  qui  n'ont  pas 
regardé  la  table  iliaque^  à  ceux  qui  n'ont  pas  lu  chez  Pausanias  la 
description  du  Sac  de  Troie^  peint  par  Polygnote  dans  la  Lesché 
de  Delphes,  à  ceux  mêmes  qui  ont  oublié  les  vers  de  Virgile  : 

Plorima  perque  yitt  sternnntar  inertia  passim 
Gorpora,  perqae  domofl  et  religiosa  deomm 


Avec  leurs  casques  à  triple  aigrette  et  à  ailettes,  leurs  pots-en- 
tète  à  haut  cimier  de  queues  de  cheval,  leurs  cottes  d'armes  de 
cuivre  rouge,  leurs  cnémides  d'airain  et  leurs  épées  de  bronze, 
ces  Grecs  sont  bien  des  Grecs,  non  point  les  Grecs  des  carrousels, 
non  point  les  Grecs  de  la  Comédie-Française,  les  soirs  où  Ton  joue 
Phèdre  ou  Andromaqtiey  non  point  même  les  Athéniens  des  Pana- 
thénées de  Phidias,  mais  les  Grecs  des  sculptures  d'Égineet  du  bas- 
relief  de  Marathon,  les  Hellènes  des  plus  anciens  vases  peints,  les 
Achéens  contemporains  des  murs  de  Tyrinthe  et  de  Mycënes.  On  a 
reproché  au  jeune  peintre  une  trop  grande  recherche  d'archaïsme.  Il 
faudrait  plutôt  lui  reprocher  de  n'avoir  pas  été  absolument  fidèle  à  cet 
ordre  d*idées.  Ainsi  l'escalier  dont  les  marches  sont  si  régulièrement 
ajustées  et  si  bien  parementées  jure  avec  l'appareil  primitif  de  la 
muraille.  Il  semble  qu'on  devait  accéder  au  sommet  du  rempart  soit 
par  des  remblais  de  terre,  soit  par  des  gradins  ménagés  dans  la 
masse  granitique.  En  admettant  qu'il  y  eût  un  escalier,  les  marches 
en  étaient  abruptes  et  sans  arête,  et  il  n'avait  pas  de  rampe  à  large 
tablette  comme  un  perron  Louis  XIV.  Nous  nous  étonncHis  aussi  du 
tabouret  brisé  du  premier  plan,  qui  porte  trop  visiblement  le  millé- 
sime de  1883.  Si  nous  faisons  ces  petites  chicanes  à  M.  Rochegrosse, 
c'eet  qu'il  les  provoque  par  sa  recherche  savante  du  détail.  Nous  ne 


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LE  SALON  DE  188S.  001 

prendrions  pas  la  peine  de  discuter  avec  moins  érudit  que  loi.  L'an 
dernier,  nous  avons  été  un  des  premiers  à  parler  de  M.  Rochegrosse. 
Nous  sommes  heureux,  cette  année,  de  saluer  en  lui  un  vrai  peintre 
d'histoire.  Il  a  concouru  sans  succès,  mais  non  sans  honneur  pour  le 
prix  de  Rome.  VAndramaque  le  désigne  incontestablement  pour  une 
première  médaille,  et  pour  le  prix  du  Salon.  M.  Rochegrosse  ira  se 
fortifier  encore  dans  Tétude  des  grands  maîtres  italiens  et  des  beaux 
marbres  grecs;  il  ira  prendre  de  nouvelles  inspirations  en  Grèce  et 
à  Rome,  aux  sources  mêmes  de  cette  antiquité  classique  dont  il  a 
un  sentiment  si  profond  et  si  personnel. 

H.  Feyen-Perrin  a  peint  une  Danse  des  nymphes  sur  un  fond 
martelé  d'un  jaune  rosé  qui  n'est  franchement  ni  un  ciel  de  soleil 
couchant  ni  une  teinte  plate  de  décoration  murale.  La  même  indé- 
cision apparaît  dans  les  figures  où  la  préoccupation  du  style  le  dis- 
pute à  la  recherche  de  la  réalité.  La  danseuse  qui  s'est  détachée  du 
groupe  principal  n'est  point  gracieuse  avec  ses  jambes  écartées.  On 
doit  louer  en  revanche  le  mouvement  eurythmique  et  le  joli  grou- 
pement des  nymphes  qui  tournent  en  se  tenant  par  la  main.  Dans  le 
Silène  de  M.  Gomerre,  l'inspiration  est  moins  élevée.  Le  Falstafif 
antique  a  fait  dans  le  bois  une  mauvaise  rencontre  ;  des  bacchantes 
et  des  satyres  le  terrassent,  se  roulent  sur  lui  et  lui  écrasent  sur 
les  lèvres  des  grappes  de  raisin  noir.  C'est  une  débauche  de  chairs 
nues  que  rachèterait  seule  une  exécution  à  la  Jordaens.  Or  la  facture 
est  bonne,  non  point  surprenante.  Le  corps  blanc  de  Silène  est 
exactement  du  même  ton  que  le  corps  de  la  jolie  bacchante  rousse 
qui  le  barbouille  de  lie.  Des  contrastes  de  coloration  entre  la  chair 
de  la  femme  et  la  chair  de  l'homme  seraient  pourtant  dans  la  vérité 
et  dans  l'effet  pittoresque.  M.  Gomerre  est  d'ailleurs  un  peintre  de 
savoir  et  de  tempérament  qui  aura  son  jour.  En  attendant,  regar- 
dons sapseudo-Japonaise,  où  il  module  la  symphonie  en  rose  comme 
il  avait  modulé  dans  son  Étoile  d^ opéra  la  symphonie  en  blanc. 
Cette  Japonaise,  une  blonde  aux  yeux  bleus  qui  déroute  toutes  les 
idées  ethnographiques,  est  vêtue  d'une  robe  rose  brodée  d'or  retenue 
à  la  taille  par  une  ceinture  rose  rayée  d'or;  elle  porte  un  éventail 
rose  ramage  d'or,  et  naturellement  au  fond  du  tableau  too^e  un 
rideau  de  soie  rose  à  dessin  d'or.  C'est  du  plus  charmant  effet.  —  Le 
livret  nous  apprend  que  cette  Japonaise  est  le  portrait  de  M"^  Achille 
Fould.  On  désirerait  que  tous  les  portraitistes  eussent  de  pareils 
modèles.  —  La  nature  vaut  donc  mieux  que  l'invention,  car  une  autre 
Japonaise  de  Paris,  que  M.  6.  Courtois  appelle  :  Fantaisie^  est  sin- 
gulièrement minaudière  et  maniérée;  elle  est  toutefois  agréable  à 
regarder  dans  son  accoutrement  multicolore^  — un  véritable  arc-en- 
del.  Ce  qui  n'est  point  précisément  aussi  agréable  à  regarder,  c'est 


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BM  BETUi  ras  deux  mondes. 

lu  ficâQe  de  morgue  que  H.  Falguière  nous  a  montrée  dans  le 
SpUnx.  Le  monstre  est  accroupi  an  fond  d'ime  grotte  obecm^ 
Des  cadavres  dans  des  afttiludes  ramassées,  qei  lappeUent  les 
horribles  photographies  de  ce  noyé  que  ses  assassins  araent  lié 
KTBC  des  conduites  de  pioml^  occopenl  les  premiers  plans*  Le 
icsBÉi  ne  semble  pas  très  orthodoxe,  oubien  ii&ut  admettre  quels 
mort  altère  les  formes.  La  couleur  a  de  la  vigueur  et  du  mystère. 
au  demeurant,  cette  toile  est  moins  un  tableau  qu'une  ébaudie,  et 
Ton  comprend  que  l'artiste  n*aît  point  yooIu  passer  trop  de  temps 
devant  un  si  hideux  spectacle. 

Cette  femme  nue  qui  traversée  ciel  sur  un  char  est-elle,  comme  on 
b  pourrait  croire,  Fétoiie  du  matin  marchant  vers  les  lueurs  rosées 
le  l'aurore?  Est-elle,  comme  le  dit  M.  de  Liphart,  VÉtoile  du  $oir 
im  se  dirige  vers  la  pourpre  du  couchant?  Le  petit  génie  qui 
le  cramponne  à  la  rrae  du  char  s'efforce-t-il  de  la  pousser  ou 
le  rarrèter  ?  Ceci  importe  peu  à  savoir.  Ge  qui  importe  i  dire,  c'est 
]ue  cette  figure  isolée  dans  l'immensité  du  ciel  a  beaucoup  d'efiet, 
:.'est  qu'elle  a  même  plus  que  de  l'effet.  11  y  a  de  la  profondeur  dans 
b  ciel,  de  la  légèreté  dans  les  nuages;  les  tonalités  des  cheveux  et 
lu  voile  noir  scmt  justes  ;  le  tmse  de  la  femme,  supérieurement  peint, 
l'est  pas  moins  remarquable  que  le  beau  caractère  du  dessin. 

Avril,  c*e8t  ta  douce  main 

Qui,  du  sein 
De  It  nstnre,  desserre 
Une  «oisBOD  de  «enteur 

fit  éefltnra 
Embaumant  Tair  et  la  terre. 

G^eat  à  ton  IresreoK  retour 

Que  rAmoor 
Souffle  k  dottcdttee  haleinas 
Un  fen  croupi  et  couvert^ 

Que  rhyyer 
necèloit  dedans  boa  veteee* 

Dans  son  Printemps  qui  pa$$ey  M.  George  Beitrand  s'est  inspiré 
le  ces  jolis  vers  de  Bemy  BeH^u.  U  a  voulu  exprimer  sous  une 
brme  symbolique  ce  renouveau  du  printemps,  cette  sève  ardente 
jai  court  dans  fat  nature  entière*  Montées  à  la  bçon  des  Amasones 
Hir  de  grands  chevaux  blancs,  cinq  femmes  nues,  ivres  d'air,  de 
umière  et  de  mouvement,  et  agitant  des  branches  fleuries  de  pooi^ 
niers,  dévalent  comme  une  avalanche  au  milieu  d'une  clairière  ineo- 
lée  de  soieiL  L'idée  est  poétique,  mais  pour  la  bien  rendre,  il  fifflait 
immer  à  ces  figures  ph»  de  style,  i  ces  télés  pins  de  vraie  beauté. 
11  fallait  montrer  d'autres  femmes  que  des  modèles  d'alelicr ,  d'autres 


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U  8à£0N  Dl  18S3.  603 

chevaui  que  des  cbevauz  d'ommbus.  M.  George  Bertrand  eût  pu 
ausri  poQSBerdafai^iage  l'exécution.  C'est  une  ébauche,  une  prépai  a* 
tioD,  ce  n'est  pas  un  tableau.  Les  figures,  sans  modelé  et  sans  deai»<^ 
teintes,  sobI  creuses;  le  dessin  gi^paeraîl  à  élre  plus  châtié;  les 
ombres  pcrtées  du  feuillage  sur  les  chairs  des  amazones  et  sur  les 
robes  des  cheyaux  sont  trop  vivement  accentuées.  Le  jeune  peintre 
ne  mérite  pas  seulement  des  critiques*  Il  a  su  bien  poser  les  figures 
et  les  peindre  en  des  mouTomens  variés,  gracieux  et  justes;  il  y 
a  dans  cette  toUe  gigantesque  une  grande  intensité  Imnineose; 
ei^,  les  idées  poétiques  sont  si  rares  chez  les  peintres  qu'on  est 
heureux  d'en  rencontrer  une  par  exU*aordinaire,  f&t-*elle  même 
exprimée  avec  une  certaine  vulgarité. 

Après  le  Printemps^  de  H.  George  Bertrand,  vient  VÉiéy  de 
M.  Hans  Hakart,  le  célèbre  peintre  viennois,  l'auteur  de  VEntrie 
de  CharleS'^iiU  à  Anvers.  C'est  une  sorte  de  hall  qui  s'ouvre  sur 
un  jardin,  dont  les  arbres  et  les  bosquets  onteagent  une  grande 
piscine  de  marlve.  Au  fond  de  ce  hall^  décoré  de  sculptures  en 
bois  doré  et  pavoisé  de  (kap^es  rouges  et  bleues,  une  femme 
nue,  la  tète,  ceinte  d'an  diadème,  est  à  demi  couchée  sur  un  lit 
d'apparal;  elle  présente  le  doigt  à  un  papillon  qui  vient  s^y  poser. 
Au  premier  plan,  A  gauche,  une  jeune  fiUe  assbe  à  terre,  les 
jambes  rqiliées,  rit  A  un  enfant  que  la  mère  retire  de  l'eau.  Un 
peu  pfais  lois,  une  femme,  vue  de  dos,  met  ou  enlève  sa  chennse, 
—  grammatici  cerUnU.  A  droite,  un  gronpe  de  femmes  :  Tune  en 
peignoir  blanc,  les  autres  vêtues  de  robes  de  velours  et  de  brocart 
se  groupent  autour  d'une  table  d'édiecs.  La  pensée,  si  pensée  il  y  a, 
est,  oonme  on  voit,  assez  obscure.  Cette  réserve  faite,  il  faut  recon- 
naître l'agréable  et  pittoresque  ordonnanee  de  la  composition,  le 
dessin  élégant  mais  peu  sévère  des  figures,  le  diarme  souriant  des 
physionomies.  IL  Hans  Makart  est  un  véritable  artiste  qui  aime  la 
beaulé  par^dcssus  tout*  Ifalhenreisement,  il  vise  au  beau  et  n'at- 
teint qu'A  la  grâce,  il  cherche  le  style  et  ne  trouve  que  la  manière. 
Au  point  de  vue  de  la  technique,  il  est  mftrieur  A  la  plupart  de  nos 
bons  peinties.  Sa  facture  est  trop  &cile,  ses  corps  sans  deii9(>ti«  parais- 
sent un  peu  creux,  son  coloris  est  sourd  et  iaQx«  Ce  panneau  de  VÊti 
fait  feiet  cPun  beau  taUeau  reproduit  eu  mauvaise  chromolithogra- 
phie. 

Dne  œuvre  d'un  art  tout  autrement  sérieux»  c'est  la  Pegchê,  de 
H.  iules  Lefebvre.  Assise  de  pn^l  et  les  jambes  pendantes  au  som- 
UMi  d'un  rocher  qui  surplonbe  les  eaux  noires  du  Styx,  la  jeune 
fitte  hésite  A  ouvrir  W  boite  litale  donnée  par  Perséphone.  (Cette 
botte,  cm  le  sait,  ne  contenait  rien  qu'une  vapeur  empoisonnée  qui 
devait  usphyxier  Psyché.)  Pour  décor,  las  parois  de  granit  et  la 


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60&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Yoftte  sombre  du  fleuve  souterrain;  au  fond,  une  petite  échappée 
de  ciel  indiquant  l'orifice  par  où  les  &mes  des  morts  pénètrent 
dans  THadës.  Psyché  n'a  peut-être  pas  l'idéale  beauté  qu'on  rêve 
pour  l'amante  d'Eros;  la  lèvre  inférieure  et  le  menton  gagneraient 
par  exemple  à  être  un  peu  plus  accentués.  Mais  ce  corps  nu  est 
admirable  par  la  pureté  du  galbe,  le  choix  exquis  des  formes 
jeunes»  la  délicatesse  du  modelé.  Pourquoi  le  peintre  a-t-il  enlevé 
à  Psyché  ses  ailes  de  papillon  et  les  a-t-il  remplacées  par  une  étoile 
qui  scintille  au-dessus  de  son  front?  Cette  suppression,[qui  est  une 
grave  hérésie  mythologique,  a  l'inconvénient  d'inspirer  des  doutes 
sur  l'identité  du  personnage  à  tous  ceux  qui  ont  oublié  le  récit 
d'Apulée.  Pour  la  plupart  des  visiteurs  du  Salon,  une  jeune  fille 
nue,  sans  ailes,  et  tenant  une  boite,  n'est  pas  Psyché,  c'est  Pan- 
dore. 

M.  Henner  joue  souvent  le  même  air,  mais  cet  air-là,  on  le  vou- 
drait toujours  entendre.  La  Femme  qui  lit^  dont  la  pose  rappelle 
celle  de  la  Madeleine  du  Corrège,  c'est  la  blonde  et  rousse  naïade 
que  nous  avons  si  souvent  admirée,  émergeant  d'un  fond  de  bitume. 
Quel  charme  mystérieux  dans  ce  visage  voilé  par  la  demi^teintel 
et  comme  le  haut  du  buste  resplendit  dans  la  pleine  lumière  I  A 
quelque  distance,  le  contour  du  dos  et  des  reins  prend  une  netteté 
si  surprenante  qu'on  le  dirait  tracé  au  burin.  Regarde-t-on  de  près, 
la  ligne  est  bavochée,  indécise,  flamboyante,  puis  on  ne  tarde  pas 
à  retrouver  sa  rectitude  sous  les  feints  repentirs.  C'est  à  croire  que 
le  peintre  coomience  par  marquer,  les  contours  avec  la  dernière  sévé- 
rité et  qu'il  y  revient  ensuite  pour  les  barbeler  à  petits  coups  de  brosse. 
Procédé  ou  non ,  le  résultat  est  merveilleux.  Avec  cette  adorable 
Liseuse,  M.  Henner  expose  une  Tête  de  religieuse.  Ce  petit  profil, 
dont  le  dessin  intérieur  est  précis  et  où  le  modelé  a  une  rare  fer- 
meté, est  un  miracle  de  couleur.  Il  y  a  une  superposition  de  noirs 
intenses  qui  tient  du  prodige.  Dans  les  demi-teintes,  le  voile  de  la 
religieuse  est  déjà  d'un  noir  très  profond  ;  dans  les  ombres,  il  atteint 
au  noir  pur,  au  noir  le  plus  absolu  que  semble  pouvoir  donner  la 
palette.  Or,  ce  voile  si  noir  s'enlève  en  clair  sur  le  fond  noir.  De  tout 
ce  qui  est  noir  dans  la  nature,  les  noirs  d'ivoire  et  de  fumée,  le  plu- 
mage du  corbeau,  l'asphalte  en  fusion,  la  sécrétion  de  la  sèche,  le 
bois  d'ébène,  le  marbre  de  LucuUus,  la  nuée  d'orage,  la  nox  atra 
des  poètes  latins,  le  gouflre  sans  fond,  rien  n'approche  de  ce  noir-là. 

VAlmaparenSy  grande  composition  de  M.  Bouguereau,  qui  repré- 
sente une  femme  entourée  de  neuf  enfans,  et  la  Nuit,  gracieuse 
figure  du  même  peintre,  qui  peut  compter  parmi  ses  meilleures,  ne 
nous  arrêteront  pas.  Nous  avons  dit  mainte  fois  de  M.  Bouguereau 
tout  le  bien  et  tout  le  mal  qu'il  y  a  à  dire  de  lui.  Passons  à  des  œuvres 


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LE   SALON  DE  188S.  605 

moins  connues,  et  d'abord  à  la  Vénus^  de  M.  Antonin  Heraé.  Elle 
est  charmante,  cette  Yénus,  mais  bien  faite  pour  étonner  un  peu. 
M.  Mercié  n'a  pas  transporté  dans  la  peinture,  comme  on  s'y  pou- 
vait attendre,  ses  qualités  de  statuaire.  Cette  figure  n'est  remarquable 
ni  par  le  caractère  de  la  pose,  ni  par  la  sûreté  du  dessin,  ni  par  rélé- 
yation  du  style;  elle  séduit  au  contraire  par  la  souplesse  ferme  de 
la  pâte  et  la  lumineuse  harmonie  du  coloris.  M.  Hercié  se  révèle 
comme  un  peintre  de  beaucoup  de  talent.  Mais  que  l'auteur  du  David 
et  du  Gloria  victis  n'oublie  pas,  au  milieu  des  enchantemens  de  la 
palette ,  qu'il  est  un  statuaire  qui  a  un  peu  plus  que  du  talent. 
M.  Emmanuel  Benner  s'est  enfin  dégagé  de  l'influence  de  M.  Hen- 
ner,  qui  enlevait  à  ses  tableaux  toute  valeur  d'originalité.  C'est  dans 
une  manière  très  personnelle  qu'il  a  peint  les  Grâces.  Dans  un  pay- 
sage d'une  grande  ckrté  et  d'une  grande  fraîcheur,  trois  belles  et 
fortes  filles  nues  arrangent  leurs  cheveux.  L'invention  est  ordinaire 
et  la  composition  est  nulle,  car  ces  figures,  toutes  trois  sur  le  même 
plan,  ne  se  groupent  pas.  On  ne  peut  donc  louer  dans  ce  tableau 
que  la  noblesse  du  dessin,  la  grâce  simple  des  attitudes  et  l'agré- 
ment de  la  couleur  :  c'est  déjà  beaucoup.  Une  ébauche  de  M.  Zacha- 
rie,  appelée  la  Femme  aux  pigeons,  vaut  bien  qu'on  la  signale, 
nonobstant  ses  négligences  et  ses  incorrections.  La  figure  tourne 
admirablement,  la  tonalité  est  des  plus  fines  et  des  plus  vraies. 
C'est  bien  de  la  chair  et  de  la  chair  fraîche ,  sans  toutefois  que  le 
sang  y  afflue  à  fleur  de  peau  comme  dans  les  bacchantes  de  Rubens. 
H.  Wencker  expose  une  Baigneuse.  On  ne  saurait  modeler  une 
femme  nue  dans  une  pâte  plus  souple  et  plus  grasse;  on  ne  saurait 
aussi  choisir  un  modèle  plus  vulgdre,  et  nous  disons  vulgaire  par 
euphémisme.  Le  Bain  turcy  de  M.  Debat-Ponsan  :  une  jeune  femme 
étendue  à  plat  ventre  sur  la  dalle  et  massée  par  une  négresse,  n'a 
pas  non  plus  beaucoup  de  poésie,  mais  cette  scène  de  hammam, 
d'ailleurs  très  solidement  peinte,  n'en  comportait  pas.  La  belle 
Romaine  de  H.  Robaudy  est  une  figure  de  style;  pour  cela,  elle 
ne  manque  ni  de  fermeté  dans  l'exécution  ni  d'harmonie  dans  la 
couleur.  Les  draperies  blanches  qui  la  recouvrent  tout  entière  res- 
sortent  avec  beaucoup  de  relief  sur  la  muraille  blanche.  Les  valeurs 
locales  sont  des  mieux  observées;  ici,  ce  sont  bien  les  tons  chauds 
et  mats  de  la  laine,  là,  c'est  bien  le  fréîd  luisant  du  marbre.  M.  Hec- 
tor Leroux,  un  Romain  égaré ,  fort  heureusement  pour  nous,  dans 
le  monde  moderne ,  ouvre  le  sacrarium  ^  en  français  la  sacristie 
d'un  temple,  ou  encore  l'oratoire  d'une  maison  patricienne.  Trois 
jeunes  filles  chastement  vêtues,  —  des  Yestales,  à  en  juger  par  l'in- 
scription de  l'abside,  —  font  leurs  ablutions  matinales  près  d'une 
fontaine  de  marbre.  On  aime  toujours  à  revoir  ces  charmantes  figures 


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600  BEVUE  MB  DEUX  MONDES» 

de  tf,  Hector  Leroux,  à  retrouver  ces  scènes  £Biiii)èr«;  de  f  Mtiquité^ 
dont  b  science  parah  ckezoet  artiste  ai  facile  et  sûnatuteUe*  ILÂry 
Reun  a  pemt  &r  Haisama^  d'Apkndùe.  Coflune  dane  le  laUiBau 
d'Apelles  (et  sana  domte  comme  dans  beaucoup  d'antres  moins  céllK 
brea)  la  déesse  «sort  du  sein  des  ondes  de  la  mer  bbadûssante.  » 
Il  y  a  Ut  ka  sigwa  d'un  talmt  qm  s'afirme^  Toutefois,  f  Aphrodijla 
ne  porte  point  sur  le  visage«  la  sér&uMi  de  cella  qui  cenimiuide  aux 
hommes  et  aax  diauL  Cette  figure  aérait  plutôt  une  0phéli8v.ou 
même  une  Psycfaè  persécutée.  Il  semble  que  la  première  expressioa 
de  Yéous  naissante  a  èié  le  sourire.  Les  anciens  disaient  Vemèu 
victrix,  M»  Âry  Renan  dit  Vemu  dohrosa. 

IL 

Les  taMeanx  reUgieuz  sont  peu  nombreux»  Il  convicHt  d'ajouter 
que  la  manière  dont  sont  traités  les  sujets  de  la  Bible  et  de  l'Évan* 
gile  ne  fait  point  regretter  qu'il  j  eu  ait  si  peu.  M..  Morot  a  q)pelé 
son  Christ  en  croix  le  Martyre  de  Jésus  de  Nazareth  pour  indiquer 
sans  doute  qu'il  n'a  pas  voulu  représenter  le  Fils  de  Dieu,  mais, 
comme  dit  Tacite,  €  cet  bomme  nommé  Christ  qui  fut  livré  au  sup-< 
plice  sous  le  règne  de  Tibère  par  le  procurateor  Ponce  Pilate.  a 
M.  Morot  a  parAdtement  réussi  à  tenir  cette  figure  dans  la  plus  vut* 
gaire  des  rtelités  humaines.  Aussi  bien  M«  Bonnat  bà  en  avait  donné 
l'exemple  par  son  tn^  célèbre  Christ  du  Palais,  de  justice.  Quel 
intérêt  y  a441  à  peindre  un  homme  sur  la  croix,  si  cet  homme  n'est 
qu'un  siqqpKcié  quelconque?  C'est  comme  M.  Brunet,  qui  a  eu 
ridée  triomphante  de  montrer  les  Gibets  du  GolyùtJuL  après  que  le 
Christ  a  été  porté  au  sépulcre.  Il  ne  reste  plus  que  les  deux  lar-* 
rons  I  IV>ur  en  revenir  à  M.  Morot,  ce  peintre  fidt  certes  preuve  de 
tatent  et  d'étude  dans  le  torse  de  Maœ,  supéneuremenl  modelé, 
mais  ces  qualités  de  facture  ne  suppléent  pas  à  tout  ce  qui  manque 
au  tableau,  ^kms  n'insistoi»  pas  sur  Téoartement  disgracieux  des 
jambes  ni  sur  leur  dessin  discutable,  encore  meias  sur  ce  détail 
que  le  Christ  est  cloué  par  quatre  ckras  sur  une  énorme  poutre  en 
retour  d'équerre,  si  massive  et  si  lourde  qu'il  a  ddL  falloir  un  chariot 
attelé  de  deux  chevaux  pour  l'amener  au  sommet  du  Golgolha.  Ce 
Christ  est  si  peu  le  Christ  que  c^e  indifférenoe  pour  la  traditisn 
est  sans  i»q[)ortaooe.  VAdatnUion  des  bergers,  de  M.  LeRoUey  est 
conçue  dans  le  même  caractère  réaliste  ou  prétendu  tel,  car,  en 
ces  sujets,  plus  on  smt  la  tradition  et  plue  on  s'approobe  de  la 
vérité,  n  n'y  a  nulle  reohcrdie  dans  les  types;  heureusement  le 
claîr-obseur  biea  entendu  donne  à  la  scène  une  impression  myalé- 
rieuse.  U  nous  paraît  que  M.  Carolus  Dvan  s^esl  trompé  dans  la 


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LB  SALON  DB  1883.  007 

Teniaiion  de  saint  Antoine.  Le  diable,  qui  s'y  entend,  a  dùtLépédier 
à  ranacborète  une  feaune  bien  vivante,  en  chair  et  en  os,  et  non  une 
figore  éblouissante»  féerique»  dont  la  vue  doit  insjûrer  plus  d'éton- 
oement  qu'éveiller  de  désinu  II  est,  au  contraire»  conforme  à  l'idée 
iiagiographiqae  de  représenter  les  apparitions  célestes  dans  Tirrar 
diation  d'une  lumière  surnaturelle.  H.  Gbartran  «  été  bien  inspiré  en 
peignant  ainsi  la  Vision  de  saint  François  d'Assise.  Ce  tableaa, 
remarquable  à  plus  d'un  égard,  l'est  surtout  à  celui-ci,  qu'il  est 
le  seul  au  Salon  qui  ait  un  véritable  sentiment  religieux. 

M.  Cazin  a  gâté  un  fort  beau  paysage,  d'une  impres^on  poé- 
tique et  d'un  caractère  très  perscHineU  en  y  mettant  les  person- 
nages les  plus  dèplaisans  du  monde.  La  description  de  ce  tableau 
est  nécessaire  pour  montrer  ce  qu'on  entend  en  1883  par  l'origina- 
lité et  la  grai^ur  d'une  conception.  —  Ce  sont  bien  là,  si  nous 
écoutons  autour  de  nous,  les  qualités  maîtresses  de  l'œuvre  de 
H.  Gazin,  car  vraiment  on  ne  saurait  piuder  des  mérites  de  l'ezé- 
•cutkxi  à  la  vue  de  ces  contours  défectueux,  de  ce  dessin  intérieur 
nul,  de  ce  modelé  par  trop  sommaire.  — Au  premier  i^n,  à  gauche, 
une  fenune  morte,  couverte  d'un  tartan  à  carreaux  noirs  et  blancs, 
est  étendue  contre  un  four  à  briques.  Sur  ce  four,  au  second 
pian,  un  groupe  de  trois  bommes  agitent  des  lances  et  des  tronçons 
d'épées;  l'un  est  deuMHnu,  les  reins  ceints  d'une  peau  de  brebis, 
un  autre  est  cuirassé,  un  ratre  porte  une  blouse  bleue.  ▲  droite 
est  une  enclume  abandonnée.  Au  troisième  plan  s'avance  une 
fismme  ainsi  vêtue  :  un  jupon  rouge,  une  tunique  blanche  rama- 
gée  d'or,  un  cache-nes  de  laine  à  carreaux  noirs  et  blancs.  Non  loin 
de  cette  femme,  une  jeune  fille  serre  la  main  à  une  amie.  Au  fond 
du  tableau  se  développe  l'enceinte  bastionnée  d'une  ville  de  guerre. 
Or  ceci  Présente  Judith  sortant  de  Biihuliepour  aller  tuer  BoUh 
pheme.  Voici  du  moins  le  titre  que  donne  le  livret  à  cette  compo- 
sition en  casse-tête  chinois.  £t  chacun  de  s'extasier  sur  le  grand 
caractère  de  ce  tableau  I  Hais  le  canctère,  il  nous  semble,  c'ei^  le 
l^ropre  d'une  chose,  c'est  ce  qui  la  distingue  d'une  autre.  Donc  pour 
qu'il  y  ait  caractère  dans  une  peinture,  il  &ut  que  l'artiste  ait  rendu 
d'une  façon  précise  et  saisissante  la  scène  qu'il  a  voulu  représenter, 
il  faut  qu'à  premitoe  vue,  le  sujet  s'impose  à  l'esprit.  U  n'est  pas 
besoin  de  recourir  à  un  livret  pour  savoir  ce  qu'est  le  Christ  à  la 
faille j  ou  la  Cène,  ou  le  Radeau  de  la  Miduee^  ou  la  Barque  de 
Dante.  Que  si  vous  nous  montiez  un  Ecce  homo  avec  un  bourgeton 
bien  et  un  pantalon  à  carreaux,  il  n'y  aura  pas  de  caractèret  puisque 
nous  ne  reconnaîtrons  pas  Jésus.  Quel  caractère  pourrait  donc  bien 
avok  la  figure  de  M.  Gaadn,  qui  n'est  biblique  ni  contemporaine  et 
que  Ton  est  libre  de  prendre,  selon  son  gc^t,  pour  Judith  ou  pour 


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608  EEYUE  DES  DEUX  MONDESt 

Louise  Blichel?  Si  le  personnage  principal  n'a  pas  de  caractère  par- 
ticulier, la  scène  n'a  pas  non  plus  de  caractère  général,  car  l'action 
est  imparfaitement  déterminée*  Ces  hommes  sont-ils  des  assiégea^is 
ou  des  assiégés,  des  miliciens  ou  des  insurgés?  Cette  femme  est- 
elle  une  prisonnière  rendue  à  l'ennemi,  une  parlementaire,  ou 
encore  une  reine  qui  yient  au-devant  de  ses  soldats  révoltés?  Toutes 
les  suppositions  sont  permises.  L'idée  est  vague  et  indéfinie  comme 
est  indécis  le  dessin  des  contours  et  comme  est  incomplet  le  modelé 
des  chairs.  Tout  cela,  c'est  de  la  fantaisie,  et  de  la  fantaisie  sans 
agrément. 

M.  Luminais  nous  montore  le  Dernier  des  Mérovingiens^  c'est- 
à-dire  Ghildéric  III,  tonsuré  par  des  moines  sur  l'ordre  de  Pépin  le 
Bref.  C'est  un  tableau  sérieux,  bien  composé  et  solidement  peint. 
Mais,  dans  ce  sujet,  le  comique  est  bien  près  du  drame.  La  parodie 
en  est  facile  et  la  caricature  tout  indiquée  :  Childéric  chez  son  perru- 
quier. M.  Jean-Paul  Laurens  a  peint  un  conciliabule  entre  un  pape  et 
un  inquisiteur  qui  n'annonce  rien  de  bon  pour  les  hérétiques.  Le 
pontife  n'a  pas  l'air  méchant;  il  inclinerait  vers  la  clémence,  mais  il 
se  laissera  gagner  par  les  raisonnemens  de  l'inquisiteur,  un  ascète 
fanatique  à  la  tête  osseuse,  au  nez  d'aigle,  à  l'œil  perçant.  Voyez  dans 
l'autre  tableau  du  même  peintre  les  conséquences  de  cette  discussion. 
Au  pied  des  hautes  murailles  d'un  alcazar  mauresque  devenu  prison 
du  saint-office,  une  femme  en  deuil  est  agenouillée,  priant  pour  son 
mari  qui  est  mort  supplicié  ou  qui  gémit  dans  un  in-pace.  M.  Tony 
Robert-Fleury  expose  Mazarin  et  ses  Nièces.  Olympe  et  Marie  chan- 
tent, Hortense  les  accompagne  au  clavecin.  Vieilli  et  malade,  le 
cardînal  écoute  la  musique  assis  dans  son  fauteuil,  la  tète  renversée 
sur  un  oreiller.  Ce  n'est  plus  le  brillant  cavalier  des  guerres  de  la 
Valteline;  c'est  encore  l'homme  qui  aurait  pu  être  appelé  le  grand 
cardinal,  si  le  nom  n'avait  été  pris  par  Richelieu. 

Les  peintres  se  laissent  facilement  dominer  par  les  opinions 
régnantes,  qu'elles  soient  justes  ou  fausses.  On  a  tant  répété  en  ces 
derniers  temps  que  l'histoire  de  France  ne  commence  qu'à  la  révolu- 
tion de  1789  qu'ils  ont  fini  par  le  croire.  A  mieux  dire,  si  beaucoup 
d'entre  eux  ont  trop  d'intelligence  pour  admettre  cette  manière  de 
voir,  beaucoup  aussi  ont  trop  de  sens  pratique  pour  ne  pas  feindre 
de  la  partager.  II  faut  bien  compter  avec  les  commandes  et  les 
acquisitions  de  l'état.  Soyez  persuadés  que,  si  la  monarchie  ou  l'em- 
pire remplaçait  la  république,  il  y  aurait  au  Salon  autant  de  cheva- 
lier d'Assas  qu'il  y  a  aujourd'hui  de  Joseph  Barra,  autant  de  sacres 
et  de  couronnemens  qu'il  y  a  aujourd'hui  de  prises  de  la  Bastille. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  cycle  des  sujets  historiques  s'ouvre  au  ser- 
ment du  Jeu  de  Paume  pour  se  fermer  à  la  jÂcification  de  laVen- 


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LE  SALON  DE  1883.  609 

dée.  Ce  qu'on  voit  de  bleus  et  de  blancs^  de  volontaires  et  de 
sans-culottes  y  de  conventionnels  et  de  hussards  Ghamborand  est 
vraiment  prodigieux  I  Parmi  tons  ces  tableaux,  ceux  de  MU.  Le 
Blant,  Scherrer  et  Moreau  de  Tours  seuls  méritent  d'être  men- 
tionnés; car  pour  le  Joseph  Barra  que  M.  Wœrtz  a  peint  dans  une 
gamme  de  couleurs  si  efiroyablement  criarde,  nous  ne  le  citons 
qu'afin  de  poser  une  question.  Barra  était- il  fantassin  ou  cavalier, 
tambour  ou  trompette?  Jusqu'ici,  sur  la  foi  des  historiens,  des 
peintres  et  des  sculpteurs,  on  le  croyait  tambour.  Il  parait  qu*il  a 
p^muté,  car  M.  Wœrtz,  qui  dte  un  document  authentique,  repré- 
sente Théroîque  enfant  avec  l'uniforme  des  hussards. 

On  se  rappelle  sans  doute  les  Derniers  Momens  de  Maximilien 
de  M.  Jean-Paul  Laurens.  Changez  les  costumes  des  personnages  et 
le  lieu  de  la  scène,  et  vous  retrouverez  dans  la  Mort  du  général  Cha- 
rette,  de  M.  Julien  Le  Blant,  le  même  groupe  du  condamné  et  d'un 
ami  pleurant  dans  ses  bras,  le  même  officier  venant  prévenir  que 
l'heure  de  l'exécution  a  sonné.  Maximilien  était  posé  de  face,  Gha- 
rette  est  vu  de  dos  ;  peut-être  cela  vaut-il  moins?  La  composition 
de  M.  Le  Blant  est  toutefois  préférable  dans  l'ensemble.  Son  tableau, 
bien  que  de  plus  petite  dimension  que  le  Maximilien^  a  plus  de 
grandeur  et  de  pittoresque.  Le  décor  représente  une  place  publique 
de  Nantes.  A  droite,  près  d'un  mur  de  clôture  contre  lequel  il  va  être 
fusillé,  se  tient  le  hardi  Vendéen.  Un  officier  républicain  s'approche  de 
lui,  le  chapeau  à  la  main.  Âgauche,  au  troisième  plan,  s'avance,  l'arme 
au  bras,  le  peloton  d'exécution.  Au  fond,  perdue  dans  le  brouillard 
du  matin,  toute  une  division  est  rangée  en  ligne  de  bataille.  Ces  sol- 
dats nous  paraissent  de  formes  quelque  peu  flottantes  et  indécises. 
On  nous  objectera  l'éloignement,  le  petit  jour,  la  pluie  qui  tombe 
ou  le  brouillard  qui  s'élève.  N'importe  I  toutes  ces  conditions  opti- 
ques et  atmosphériques  n'autorisent  pas  des  contours  aussi  flam- 
bôyans,  des  corps  d'apparence  aussi  inconsistante.  Et  d'ailleurs,  si 
le  peintre  admet  qu'il  pleuve  très  fort  ou  que  le  brouillard  soit  très 
opaque,  pourquoi  les  figures  de  Charette  et  de  l'officier  se  détachent- 
elles  avec  tant  de  netteté,  comme  éclairées  par  un  rayon  de  soleil? 
Le  soleil  luit  pour  tout  le  monde.  —  Dans  le  tableau  de  M.  Scher- 
rer, la  petite  garnison  de  Verdun,  emportant  le  cadavre  du  com- 
mandant Beaurepaire,  sort  de  la  place  et  défile  devant  l'armée  de 
Brunswick,  qui  lui  rend  les  honneurs  de  la  guerre.  C'est  une  peinture 
décorative  bien  composée  et  peinte  avec  plus  de  largeur  que  de 
solidité.  Les  têtes  manquent  d'étude  et  les  tonalités  de  justesse. 
M.  Scherrer  serait-il  achromatopsique?  Il  rend  les  rouges  en  rose. 
M.  Moreau,  de  Tours,  a  brossé  avec  une  grande  énergie  et  une 
vigoureuse  couleur  Carnot  à  la  bataille  de  Wattignies.  Le  chapeau 

TOMB  LTD.  —  18S3.  39 


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6l0f  REYUE  DBBRDEXIX  IfONDESi. 

raiyanaché- sur  ta»  poktecb^  aabm,  les-,  eliieyeiix  floltang^.  Voett  m^ 
peiL  égarée, k.'iepréseatttiti  marche  eA  tôte^de,  la.  colonnet  dîattaqoe^^ 
aa  milieu  dès  tamboiurs  ^  battant,  la  charge^.  Deitrière  GmxM 
s'élafioent  les  voloiitaineB,.  la<  baîonoettei  eni  avant» 

La  tablaaui  de  M.^  Henry  Dupray  n-eal  pas  ptéciséaieût  une  page 
d'hifitcôro  nationale,  mais^estufl^erOimaufie  seène^  militaires  eidavâô: 
d'une' toucha  vûeeuet  fermer,  Dansi ces  sortas.de  sujetSyM.  fiuptay/ 
préftâre  la  pittcœesque  au  dramatiq;ue«  Il  s!agit  enoore  d'un.épifiodô; 
des  grandes  manoeuvoesi  Noi£i  sommes  transportée  sur  la  principala 
pla^îdTuna  petite:  yilloi,  —  mettons  Thèviers  (12^  G(N*p9'd'an[née)i  oid 
Dreux  (5®  corps),  —«devant  L'hôtel  du)(7^ai.frian(7  ou^duuSMeid  «for». 
Il  est'Bàidi.  L'état-major  a  acb^è  son.repas  sommaire,  etgénéral.en 
chi^,. divisionnaires  et  brigadiers^  chefs,  et  sousrohefs>  d'étal-ma^,. 
aidesHle-camp,  officiers  d'ordoimance,.pdrévôtâi  divisionnaiiesy,  atta^ 
chôa  militaires  allemands,,  suisses^  adDiglais^  russes,  autiâchiena^  ita^ 
liensv^enusde  Paris  afinide  suiive.les  manœuvres^  montent^ achat* 
val  pour  se  rendre  sut.  le  lieU(  de  l'action,  lagudle  n'en  eal.enoore 
qu!à.  la.période  de:  piiéparation  :  oencentsaticMEà  des  tronpcfi,  &pot- 
sitions  d!attaqua  dt.rencontres  d!avAnt>-g&rdes.  A. droite,  débauchant 
d'une  rue  en  pen^ctive,  s!avance  un  régimentide  dragons.  Latôter 
de  ookmne  a>  grand'peîne  k  se  fbayer  passage  aui  milieu  de*  cette 
cohue  d'officiers  de  tout  grade,  de  gendarmesi  d'escorte,  de  natu^ 
rela  de  l'endroit  <|ui  n'ont  jamias  vu  tant  de  «t  militaincs^  »  et.de^ 
fantassins  (des*  réservistes  sans  deute)  quîf  ont  quitté  leur  nmg, 
mêiffté  l'ordre  foiaael,  pour  dévaliser  argent  comptant  les  duuxu- 
tieit9  de  la  villeet  qui  courent  hieib  vite  rejoindra)  Ibud  compagnie. 
La  scène  est  prise  sur  le  vif.  IL  Du^say  ai  bieuirâos»^  à.  donner  l'as* 
peci  juste  d'une  viUe  soudaia  entahiftetroMu^âeiiiilitaiifômfintieii 
pleine  paiixk,  d'une  ville  mise  à  sac  pont  rire^ 

ML 

Nous>awns  passé  en;  revue  les  peintres^deila mythologie' et  dajni>« 
qnltsont  encore  nombreux^  les^  peintres  roligieust  qiti  menaceiâ  de 
di^araitre,  les  peintres  d'histoire,  qtiiisonti^utàb  des  cIsaniquHBrs 
qua^  des>  histesiens^  Naas>  parlerons  maintenant  das  peintres  de^ 
gelira..L8un3  tableaux  ont  pour  la  plupart  les^dimensions^de  ïJ^ith- 
théiue  cS Homère  et  de  YEnitéei  des^  croitéê^  à  Chmutaitinopie^  mm 
ils  n'^Oi  sont  pas  moias^.  à  quelques  exeeptôBiSi  pcës,  des  taUeamD 
degemtt^  et  de  garnie  déplaisant^/ 

Btttir  lesJkuœ,  Soms^VL^-  Ghaiier  ûiffoaa'i^  vÉsâblanent  ias^ë 
de^la  Fête  d»  U  Juillet^  cte^H.BoU.  Seutemeafi  le  sujet ^bràn  par 
VL  RoU  appartient  en  quelque  sotte  à^  Vhmtai^e;  le  peintre 


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Mrt^nsé  à  le  traiter  dans  de  valûtes  propordons.  Ces  proportionB 
deriennent  purement  et  simplement  ndtcules  appliquées  à  la  niaise 
ingnetAede  M.  Giron.  Dne  demoiselle  à  la  mode  passe^de^Mit  l'église 
de  la  Madeleine,  mollement  étendue  dans  un  huit-ressorts  que  trat- 
nenl  deux  chevaux  de  pur-sang*  A  qudques  pas  de  la  voiture, 
une  iemme  du  peuple  se  proisène  avec  ses  enfans;  elle  reconnaît 
sa  sœur  dans  la  joU3  fille  et  s'arrête  pour  kn  faire  les  cornes,  kn 
premier  plan,  à  droite,  une  jeune  femme  vue  de  dos  choisit  un  bou- 
quet dans  la  charrette  d'une  marchande  de  fleurs;  au  fond  se  oroî- 
aent  les  violorias,  les  omsribus  et  les  cavailîers.  Ce  sujet  piquant 
est  digne  de  feu  Biard.  Encore  Biard  n'eûWil  pas  perdu  à  le  peindre 
treate  mètres  de  bonne  toile;  —  un  «  panmeau  de  dix  »  lui  eât  suffi. 
Sauf  l'eiécution  franche  «et  vigoureuse  de  k  fenune  qui  achète  des 
fleurs,  il  n'y  a  rien  à  louer  dans  tout  oed.  Le  tableau  est  peint  sden 
k  femeuse  fomule  :  bkmc  et  maty  et  selon  le  principe  du  a  pleni 
air,  »  c'est-à-dire  sans  perspective  aérienne.  Aucone  figure  n'est  i 
son  plan.  Dne  feBune  du  vrai  BMude  qui  est  assise  au  fond  de  sa 
Victoria  est  sans  doute  bien  confuse  de  se  voir  transportée  par  un 
makdroit  et  insol^it  «effet  de  perspective  dans  le  huit-ressorts  ménie 
de  la  drôlesse.  Les  chefvaux  escaladent  les  m&rchqpieds  des  cou- 
pés ei  prennent  pour  des  mangeoires  les  capotes  renversées  des 
calèches,  les  cavaliers  chevaudient  sur  les  degrés  de  l'église  et 
les  omnibus  sortent  du  péristyle.  Remarquons  encore  que  la  place 
de  k  Madeleine  ne  parattpas  avoir  dix  mètres  de  large,  qu'il  n'est 
tenu  ml  compte  des  localités,  que  l'asphalte  des  trottoirs,  le  maca- 
dunde  lachaussée,  les  pierres  de  Té^e  sont  exactement  du  môme 
ton,  et  étoonoBs-nous  qu'il  se  trouve  des  gens  pour  vanter  dans 
cette  toile  une  impression  de  vérité. 

Le  Salon  €arrédu  Loumte^  de  M.  OLouis  Béroud,  est  aussi  un  tableau 
de  genre,  un  croquis  de  journal  illistré,  avec  des  figures  de  gran- 
deur naturelle.  Les  mérites  de  la  kcture  rachètent  la  pauvret 
ou  k  bizarrerie  de  k  eoDoeptkm.  La  peinture  est  franche,  large, 
soKée,  sans  négligences  m  escamotage.  Les  figures  ressortent  en 
plein  relief,  le  vaste  Salon  caivé  paratt  «  grand  comme  nature,  » 
les  fonds  s'^éloignent  avec  une  dngutière  vérité  optique,  Tan*  cîr- 
euk  «t  k  lumièpe  "vibre.  M.  'Bérovd  semble  tavoir  kit  une  étude 
trto  approfondie  de  k  perspective  linéaire  et  de  k  perspective 
aérienne.  N'aurait^il  pas  pehvt  qu^fpiefois  des  décors  de  théâtre? 
Les  Noc0$  de  Ccma^  qu'on  voit  presque  en  entier,  le  6harle$  f  et 
ks  autres  chefe-d^œuvre  sont  erievésd^une  touche  vive  et  ihimi- 
nense  et  nous  apparaissent  dans  leur  ton  jusie  et  leurs  valeurs  par* 
ticulières.  Haïs  voyez  la  legop  que  s^est  donnée  ii  son  insu  M.  fiépoud 
•et  dont  il  prafitera,  'nous  le  croyras.  Bi  'vigoureusement  peints  que 


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612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soient  les  visiteurs  et  les  visiteuses  dn  Salon  carrée  l'œil  n'est  frappé 
d'abord  et  n'est  charmé  ensuite  que  par  l'éblouissante  féerie  du  Yëro- 
nèse,  l'élégante  silhouette  du  portrait  de  Yan  Dyck|  la  tache  d'or 
du  Corrège  :  c'est  la  revanche  de  la  grande  peinture! 

M.  Gervex  eût  été  bien  inspiré  en  remettant  au  prochain  Salon 
l'exposition  de  son  Bureau  de  bienfaisance.  Cet  ajournement  lui  eût 
permis  déterminer  son  tableau,  qui  n'est  encore  qu'à  l'état  d'ébauche. 
H.  Gervex  aurût  eu  le  temps  de  remplir  l'intérieur  des  galbes  et 
de  modeler  les  tètes.  Un  visage  d'enfant  n'est  point  une  boule  de 
chair  percée  de  trois  trous  en  guise  de  bouche  et  d'yeux.  Le  jeune 
peintre  aurait  pu  chercher  un  centre,  un  motif  principal  pour  sa  com- 
position, et  il  aurait  pu  aussi  peindre  l'immense  guichet  de  bois 
qui  occupe  toute  la  partie  gauche  de  la  toile  d'un  ton  de  bois  moins 
sale  et  moins  faux.  Et  penser  que  M.  Gervex  a  tant  de  dons  naturels, 
tant  de  talent  acquis  I  Voyez  à  travers  la  grande  baie  qui  éclaire  la 
pièce  les  toits  des  maisons  couverts  de  neige  se  profiler  sous  un 
ciel  nuageux  que  colorent  d'une  teinte  rosée  les  pâles  rayons  du  soleil 
couchant.  On  ne  saurait  peindre  avec  des  tons  plus  justes,  avec  une 
plus  vive  légèreté  de  touche.  Étudiez  maintenant  les  mains  de  la 
femme  du  premier  plan,  qui  tient  la  petite  fille.  Quelle  sûreté  de 
dessin  I  quelle  fermeté  dans  le  modelé  !  Certes  les  défauts  de  1(.  Ger- 
vex et  des  peintres  de  la  nouvelle  école  sont  des  défauts  voulus. 
C'est  pour  cela  qu'il  faut  leur  être  sévère. 

Les  bureaux  de  bienfaisance,  même  s'ils  sont  peints  par  H.  Ger- 
vex, ne  suffisent  pas  à  toutes  les  misères,  témoin  la  Famille  sans 
asile^  de  M.  Pelez.  Une  pauvre  femme  et  ses  cinq  enfans  sont  sur 
le  trottoir  de  la  maison  dont  on  les  a  expulsés.  Trois  enfans  dorment, 
le  plus  jeune  tette  le  sein  flétri  de  la  mère  ;  un  autre,  assis  sur  un 
paquet  de  bardes,  les  mains  croisées  et  tombantes,  exprime  l'abat- 
tement et  le  désespoir  morne.  Tout  ceci  est  très  solidement  peint 
dans  une  tonalité  un  peu  grise.  La  tête  de  l'enfant  qui  sommeille 
au  premier  plan  a  une  exquise  délicatesse  de  modelé.  M.  Pelez 
aurait  pu  se  priver  d'afficher  sur  la  muraille,  conune  une  doulou- 
reuse antithèse,  des  annonces  de  bals,  de  fêtes,  de  concerts.  Cest 
un  délit  d'excitation  «  à  la  haine  et  au  mépris  des  citoyens  les  uns 
contre  les  autres,  »  qui  est  justiciable  du  bon  goût.  M.  Pelez  oublie 
d^ailleurs  que  beaucoup  de  ces  fêtes  ont  tout  justement  la  charité 
pour  objet  ou  pour  prétexte.  Dans  un  tableau  qui  est  loin  de  valoir, 
sous  le  rapport  de  l'exécution,  celui  de  M.  Pelez,  M.  Thévenot  a 
exprimé  un  senthnent  peut-être  plus  poignant  encore.  Au  fond  d'une 
misérable  mansarde  faiblement  éclairée  par  une  lucarne,  un  homme 
affaissé  sur  sa  paillasse  songe  qu'il  n'a  plus  de  pain  à  donner  à  la 
chère  petite  enfant  qui,  à  peine  couverte  de  vètemens  en  lambeaux, 


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LE  SALON  DE  1883.  613 

joue  galment  à  ses  pieds  avec  une  méchante  poupée  cassée.  La  scène 
est  digne  de  Dickens.  D'autres  misères  et  d'autres  expulsions  encore* 
H.  Caron,  dans  un  grand  tableau  d'une  manière  sévère,  nous  fait 
assister  à  VExpulsion  des  bénédictins  de  Vabbaye  de  Solesmes. 
C'était  une  scène  digne  de  tenter  le  pinceau;  toutefois  nous  n'ai- 
mons pas  la  politique  en  peinture,  que  cette  politique  flatte  ou  froisse 
nos  sentimens  personnels.  M.  Langrand  a  été,  selon  nous,  mieux 
inspiré  en  nous  montrant  à  l'œuvre  ces  Petites-Sœurs  des  pauvres^  qui 
font  le  sujet  de  la  belle  étude  de  M.  Maxime  Du  Camp,  dernièrement 
publiée  dans  la  Revue.  Certes  les  vieillards  que  soignent  les  petites- 
sœurs  aiment  mieux  avoir  affaire  à  elles  qu'au  rébarbatif  employé 
du  Bureau  de  bienfaisance  de  M.  Gervex.  Il  est  vrai  que,  pour  les 
sœurs,  la  charité  n'est  point  un  métier. 

La  paysannerie  de  M.  Bastien-Lepage  représente  une  fillette  de 
quinze  ans  et  un  jeune  villageois  qui  parlent  d'amour  en  se  tour- 
nant le  dos,  au  milieu  de  carrés  de  choux  et  d'oignons.  Il  nous 
paraît  que  l'exécution  est  plus  sérieuse  que  dans  les  autres 
scènes  rustiques  de  cet  artiste.  Les  figures  peintes  avec  une  fer- 
meté égale  dans  toutes  les  parties  sont  solides  sur  leurs  jambes. 
Il  n'en  était  pas  ainsi  du  flageolant  Père  Jacques.  Il  y  a  plus  d'air 
et  de  perspective  qu'à  l'ordinaire,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'il 
y  en  ait  encore  beaucoup.  M.  Bastien-Lepage  s'est  décidé  à  mettre 
une  échappée  de  ciel  à  l'arrière-plan  ;  cela  donne  toujours  un  peu 
de  recul  au  fond.  La  couleur,  systématiquement  tenue  dans  les 
tonalités  sans  éclat  de  la  lumière  diffuse,  avec  quelques  réveils  de 
verts  très  crus,  ne  flatte  point  les  yetix.  Tout  en  protestant  contre  la 
vulgarité  des  types,  nous  accordons  que  l'attitude  gauche  et  embar- 
rassée des  deux  amoureux  est  bien  trouvée.  Et  pourtant,  s'il  y  a  là 
du  naturel,  il  n'y  a  point  de  simplicité.  Cest  un  peu  cherché  et  pré- 
cieux, c'est  le  marivaudage  à  l'étable.  Autrement  forte  et  saine  est 
l'impression  du  tableau  de  M.  Maurice  Leloir  :  un  robuste  laboureur 
qui  arrête  un  instant  la  charrue  pour  donner  un  bon  baiser  à  sa 
femme.  Si  M.  Sicard  n'est  point  du  tout  un  impressionniste,  ce 
dont  nous  le  félicitons,  c'est,  en  revanche,  un  réaliste  convaincu. 
Sa  Plumeuse  de  poulets  manque  complètement  d'idéal  ;  mais  quelle 
puissance  dans  l'exécution  I 

Bien  aue  la  Plage  de  1P~  Demont-Breton  ne  montre  ni  uneAlmà 


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•il  REYUE  «ES  DBDX  MONDES. 

edaise*  iCe  sent  de  vnds  enfans,  hftiés  par  le  grand  aîr,  Intoniéi 
par  le  seleil,  que  la  oroissance  a  rendus  sveltes  et  «que  Texerace  a 
jGuts  irobnstes.  La  mère  est  vraiment  belle  dans  son  attitude  simple, 
dans  ses  mouvemens  harmonieux,  dans  son  expression  de  cabM  M 
d'inefiable  douceur^  Les  pieds  nus,  le  corps  couvert  d'ime  rdbe 
foncée,  elle  ae  détache  en  relief  sur  la  mer  frangée  d'écame  etnnr 
le  ciel  léger  et  éclatant.  Un  petit  bonnet  blanc,  posé  sur  ses  cheveux 
très  noirs,  est  le  point  lumineux  du  tableau.  On  dirait  une  aurdele 
mise  au  front  de  cette  mère  hem*euse.  Le  dessin  est  serré  et  élégant, 
la  touche  virile,  la  couleur  vive  et  lumineuse*  iP"  Demont-Breton 
mérite  tous  les  éloges  pour  cette  œuvre  d'cm  charme  sévère,  où  Tené- 
cution  est  à  la  hauteur  du  styie.  Là  edt  l'alUance  de  la  vérité  et  de 
la  poésie. 

On  ne  veut  point,  au  nom  des  grandes  traditions  de  l'art  de  la 
peinture,  proscrire  les  types  contemporains  et  les  tableaux  rus- 
tiques. Mais  on  veut  que,  dans  ces  sujets,  pris  à  la  vie  moderne,  le 
peintre  s'eflbroe,  comme  en  d'autres  sujets,  de  marquer  le  style.  On 
veut  que  l'artiste  trouve  la  noblesse,  la  simplicité  des  attitudes, 
comme  l'a  fait  M.  Jules  Breton  dans  le  Matin;  qu'il  doime  mott 
émotion  pathétique,  comme  H,  Tattegrain  dm%ie$  Deuiilam  ;  (ja^ 
montre  la  mâle  grandeur  du  travail,  comme  M.  Lhermite  dans  la 
Mokson  i  qu'il  exprime  un  sentiment  profond  de  mélancolie,  comme 
M.  Hébert  dans  le  Petit  Violoneux.  M.  Hébert  n'a  jamais  miem 
peint.  Ce  violoneux  sera  dans  son  œuvre  ce  que,  toutes  propertions 
gardées,  le  Joueur  de  violon  de  la  galerie  Sciarra  eat  dans  l'œuvie 
du  grand  ilaphaôl. 

IT. 

Depuis  vingt  ans  les  portraits  de  &L  Cabanel  ont  épuisé  l'éloge. 
Des  deux  très  beaux  portraits  de  femmes  qu'il  expose  oelte  année, 
que  pourrait-<m  dire  qu'on  n'ait  déjà  dit  bien  souvent  de  lant  d'antres 
chefsid' œuvre  ^signés  par  lui  7  Gabanel  a  la  précision  du  dessin,  ia 
pureté  des  lignes,  la; couleur  harmonieuse,  le  modelé  ferme  etdéiicat 
desflcueiHins.  Il  pénèti»  jusque  dans  l'âaedu  modèle,  en  saisit  ia 
pensée  inthne  et  la  fixe  dans  le  regard.  Si  gnmde  ^'elle  Bok,  la 
rotation  de  Cabanel  grandira  enoore.  Des  effets  de  couleur,  des 
tpompe-l'œil  de  relief,  des  recherdies  de  sobriété  austère  dans  l'ar- 
nngement  peuvent  séduire  ou  frapper  davantage  chez  les  Miras 
mattres  du  portrait.  Anonn  d'eux  n'est  sqpéirieur  à  oe  grand  pw- 
tcaitiste. 

AL  Bonnal  expose  im  eacellent  portrait  de  M.  liorton,  miniatre 
des  Éiats^Jnis,  et  le  portrait  de  M^E.  K'''^,  plus  îmèressant  enoed 


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MF  SiEVO»  VE  tMS.  Of  6 

qae  «'  le  peintre  des  hommes  »>  se  menlre  là  comme  un  pehrtve  de 
feomes.  Sans  donte,  M.  BomM  a^ait  déjà  fait  ses  preutes  en  ce 
genre  dus  le  edlëbre  portrait  de  M'°*  Pasca;  mais  il  nous  semble 
que  celui  de  M"**  K***^  est  peint  d'une  touche  plus  légère,  arec  plus 
àe  mrorbidesse.  Yètue  d'usé  robe  de  yelours  bleu  foncé  dont  le  cor* 
sage  échancré,  garni  d'une  ruche  de  dentelle,  découvre  le  cou  ^ 
lai  Baissanee  de  la  poitrine,  W^  K***  est  debout,  de  &ce.  Ses  Inras, 
tombant  naturellement,  se  rejoignent  au-dessous  du  buse.  Un  aà- 
lier  de  perles  tombe  du  corsage  et  un  croissant  de  dtamans  brille 
dans  les  dieyeux  noirs;  Le  modelé  du  visage  a  de  la  finesse,  mais 
les  ombres  paraissent  un  peu  bistrées.  La  pose,  très  bien  trouvée, 
ne  nmnque  dans  sa  simplicité  ni  de  grâce,  ni  de  noblesse.  On 
regrette  de  retrouver  comme  fond  les  étemels  frottis  bruns  qu'on* 
ploie  uniformément  M.  Bonnat  pour  tous  ses  portraits»  En  vérité, 
cette  nappe  de  bitume  s' obscurcissant  près  de  la  tête  pour  la  iUre 
ressortir  en  valeur  et  s'éclaircissant  vers  les  pieds  pour  lEiettre  de 
l'air  autour  de  la  figure  est  un  procédé  auquel  M.  Bonnat  ptrarratt 
renoncer. 

•  Il  convient  aussi  de  dire  un  mot  du  Portrait  du  docteur  Parroi^ 
par  M.  Paul  Dubois,  parce  que  l'oeuvre  se  distingue  des  portraits 
habituels  du  peintre  par  son  coloris  plus  vif  et  ses  dimensions 
réduites.  Le  docteur  est  représenté  en  buste,  vêtu  de  la  robe  noii:e 
et  pourpre  des  professeurs  à  la  faculté  de  médecine.  Le  faire  précis 
■ais  large  de  la  tête  peut  servir  d'enseignement  aux  peintres  de 
petits  portraits,  dont  l'exécution  détaillée,  peinée,  sans  liberté,  enlève 
9MX  figures  le  relief  et  l'illusion  de  la  vie; 

Ce  relief  des  formes,  ce  caractère  vivant  sont  puissfunmenA  rendus 
dans  le  portrait  de  femme  exposé  par  M.  Roll.  La  figure  entièrement 
vêtue  de  noir,  robe  de  satin  à  petits  volans  et  manteau  bordé  de 
vison,  ressort  sur  un  rideau  d'un  vert  sombre  qui  tombe  au  fond  de 
la  toile.  Ce  portrait,  très  simple  el  tris  sobre  d'arrangement,  a  un 
grand  aspect.  La  tète  est  peinte  en  pleine  pAte,  on  pourrait  diire  en 
pleine  chair.  Pour  les  étoffes,  la  brosse  vigoureuse  dui  peintre  tes 
m  chiffonnées  avec  une  maestria  incomparable.  Toutefois,  ne  regar- 
diBz  pas  de  trop  près  :  les  cassures  du  sailîn,  qui  jettent  do  si  vifs 
hasans,  sont  presque  en  trompe-l'osil.  On  ne  saurait  demander  à  un 
pommier  de  donner  des  abricots,  ni  à  H.  Boit  de  peindre  oonmae 
M.  Bouguereau,  mais  les  pommes  ont,  depuis  Eve^  leurs  timres  de  no- 
Misse,  et  M.  Boll  a  bien  du  talent.  Pas  plus  que  M.  BoH,  &L  Falguière 
n^est  on  portraitiste  de  j^^diessîon.  C'est  peut-être  po«r  cda  qu'on  re^ 
garde  avec  tant  d'inlérêt  son  portrait  de  M-  G***.  L©  pemtre-sculp- 
tevf  a  posé  se»  modèle  sur  un  divan  turc  dont  les  tons  rompus  s'hadr- 
Mmisent  à  merveille' avec  la  robe  grenat  à  garnitures  de  bandes  de 


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616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cachemire.  La  tête  est  modelée  d'un  pinceau  un  peu  dur,  un  peu 
sec  ;  en  revanche,  les  mains  sont  yeules  et  sans  accent.  Ici  trop  de 
fermeté  et  là  pas  assez.  C'est  cependant  un  curieux  portrait,  d'un 
aspect  très  personnel  et  dont  on  garde  longtemps  le  souvenir  dans 
les  yeux.  Le  portrait  de  femme,  d'un  si  grand  caractère,  qu'expose 
M.  Puvis  de  Chavannes  donne  aussi  cette  impression  profonde  et 
persistante.  On  a  bien  lu,  nous  avons  bien  écrit  :  un  portrait  peint 
par  M.  Puvis  de  Chavannes.  Voici  qui  était  imprévu.  Le  maître  a 
appliqué  à  l'art  du  portrait,  où  l'on  prodigue  tous  les  charmes  et 
toutes  les  puissances  de  l'exécution,  les  procédés  simples,  la  fac- 
ture tranquille  et  austère  de  la  peinture  murale,  et,  pour  cette  fois, 
la  tentative  a  bien  réussi.  Il  ne  faudrait  pas  cependant  que  ce  por- 
trait fit  école  parmi  les  portraitistes,  ni  que  son  succès  très  mérité  fit 
oubUer  à  M.  Puvis  de  Chavannes  qu'on  attend  encore  de  lui  de 
grandes  œuvres. 

M.  John  Sargent  a-t-il  voulu  peindre  up  tableau  ou  une  réunion 
de  portraits  de  petites  filles  7  Les  portraits  sont  sans  doute  ressem- 
blans,  mais  le  tableau  est  composé  d'après  des  règles  nouvelles  :  les 
règles  du  jeu  des  quatre  coins.  Au  premier  plan,  un  bébé,  assis  sur 
un  tapis  bleuté,  joue  avec  sa  poupée;  à  gauche,  une  fillette  blonde, 
appuyée  les  mains  derrière  le  dos  contre  la  paroi,  vous  regarde 
fixement.  Au  fond,  se  tiennent  les  aînées,  près  d'un  immense  cornet 
du  Japon  à  décor  bleu,  haut  de  près  de  deux  mètres,  dont  le  pen- 
dant attire  le  regard  à  l'autre  extrémité  de  la  pièce.  II  y  a  d'ailleurs 
bien  des  mérites  dans  ce  tableau  à  compartimens.  Les  physionomies 
merveilleusement  saisies  frappent  parleur  vivacité  et  leur  caractère 
de  vérité  ;  les  attitudes  sont  variées  et  naturelles.  La  couleur  est  fine, 
agréable,  distinguée,  et  l'entente  de  la  lumière  tout  à  fait  remar- 
quable. Le  malheur  est  que  l'exécution  proprement  dite  est  lâchée. 
Bien  n'est  fait,  tout  n'est  qu'indiqué,  mais  indiqué,  il  le  faut  recon- 
naître, avec  une  sûreté  magistrale.  Au  moins,  ne  reprochera-t-on 
pas  à  H.  Sargent  de  trop  finir  ses  tableaux.  —  Un  autre  tableau 
d'enfans,  divisé  en  trois  parties,  est  celui  de  H.  Tanzi.  M.  Tanzi  a 
pris  le  soin  d'inscrire  le  nom  de  ces  garçons  au-dessus  de  leur  tète. 
C'est  sans  doute  pour  qu'on  les  reconnaisse.  Ésope  conte  que  cer- 
tain peintre  de  la  plus  haute  antiquité  procédait  ainsi.  Il  écrivait 
près  de  ses  figures  :  Ceci  est  un  honune,  ceci  est  un  bœuf. 

H.  Glairin  expose  M"^  Krauss  dans  le  costume  de  dona  Anna  du 
Don,  Juan.  Assise  sur  un  de  ces  fauteuils  Renaissance  à  dossier 
monumental,  elle  tient  son  loup  à  la  main  et,  la  tète  tournée  de 
profil,  elle  semble  au  moment  de  proférer  la  malédiction  contre  le 
meurtrier  de  son  père.  Si  l'on  reprochait  à  ce  portrait  de  mancjuer 
d'intimité,  M.  Clairin  répondrait  que  le  costume  môme  choisi  par 


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LE  SALON  DB  1883,  617 

Ira  prouve  qu'il  n'a  pas  cherché  à  représenter  M"*  Krauss  chez  elle, 
mais  M°*  Krauss  sur  la  scène  de  l'Opéra,  non  point  la  femme,  mais 
la  cantatrice  qui  incame  tour  à  tour  en  elle  les  héroïnes  du  drame 
lyrique.  En  résumé,  c'est  un  portrait  largement  peint  et  qui  a  grand 
air.  Yétu  d'un  yeston  de  velours  violet,  le  comte  de  Beust  est,  au 
contraire,  tout  à  fait  chez  lui.  M*^*  Louise  Dubréau  a  bien  marqué 
le  fin  sourire  et  l'énigmatique  physionomie  de  l'homme  d'état. 
Médite-t-il  une  dépêche  ou  compose-t-il  un  concerto  ?  pense-t-il  à 
rOpéra  ou  à  la  triple  alliance,  est-ce  Yradier  ou  Mettemich  ?  Une 
autre  femme  peintre,  M"^  Abbéma,  efface  le  i&cheux  souvenir  de  ses 
Quatre  Saisons  du  dernier  Salon  par  un  bon  portrait  de  M.  Auguste 
Yitu  et  par  un  portrait  deAP^^'G.,  que  recommandent  non-seulement 
la  fraîcheur  du  coloris,  mais  encore  une  exécution  sérieuse. 

Le  petit  Portrait  de  M.  et  M^  Alphonse  Daudet^  par  M.  Montégut, 
est  à  la  fois  un  joli  tableau  de  genre  et  un  curieux  document  d'his- 
toire littéraire.  Le  poète  lit  à  sa  femme  le  manuscrit  de  son  der- 
nier roman.  Ils  sont  assis  l'un  à  côté  de  l'autre,  devant  une  table- 
pupitre  où  une  fleur  s'épanouit  dans  un  vase  de  cristal  au  milieu  des 
livres  et  des  papiers  :  M"**  Daudet,  au  premier  plan,  le  corps  droit, 
la  tête  de  profil;  Alphonse  Daudet,  également  de  profil,  mais  un  peu 
incliné  en  avant,  vers  le  manuscrit  qu'il  tient  sur  ses  genoux.  Une 
bibliothèque  d'ébène  à  hauteur  d'appui  règne  au  fond  de  la  pièce 
sous  une  tenture  de  cuir  de  Gordoue  décorée  de  tableaux  et  de 
dessins.  Ce  fond-là  vaut  bien  comme  intérêt  un  rideau  rouge  de 
convention  ou  un  frottis  de  bitume.  Les  romanciers  et  les  historiens 
philosophes  parlent  sans  cesse  des  «  milieux.  »  N'est-ce  point  sur- 
tout aux  peintres  à  montrer  ces  «  milieux?  »  N'ajouteraient-ils  pas 
à  la  physionomie  de  leur  modèle,  ne  la  compléteraient-ils  pas  en 
montrant  l'individu  dans  son  intérieur,  entouré  des  meubles,  des 
livres,  des  objets  d'art,  qu'il  a  rassemblés,  qui  sont  les  témoins  de 
sa  vie,  les  reflets  de  ses  goûts  et  de  sa  nature?  L'intérielb*,  mais 
c'est  l'homme  même!  Une  visite  de  cinq  minutes  en  apprend  plus 
sur  une  personne  qu'une  coriversatioû  de  deux  heures. 

Ce  portrait  de  jeune  fille  dans  un  paysage  de  forêt,  qui  a  de  la 
profondeur,  est  le  premier  envoi  au  Salon  d'un  élève  de  M.  Delau- 
nay,  M.  Maurice  Desvallières.  Le  dessin  un  peu  sec  est  serré  et 
précis.  L'arrangement  du  costume,  l'attitude  de  la  figure  ont  une 
grâce  simple  et  franche  qui  frappe  et  qui  séduit.  C'est  un  bon 
début,  sérieux  et  point  tapageur.  Toutefois  que  M.  Desvallières  garde 
son  jeune  talent  des  suggestions  de  la  nouvelle  école  pseudo-impres- 
sionniste. Il  y  a  dans  ce  portrait  certaines  fleurettes  au  premier 
plan  et  un  éclairage  systématique  qui  nous  inspirent  quelques  appré- 
hensions. 


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H.  Col  .a  ]9«ifit:]^*l)'^'^<dififi  ufi  AJoBtÊmoentlrègii^  et  très  déc^ 
jTBtif  (pà  rappelle  les  poârtraîto  ida  t(Mnm6iieemeHt  du  >jNnr  siècle.  La 
bcîxive est  lifare<et  £rârae;  on  ae rflaurait .trop  engager  H.  dotàpe^v 
fiisieF  daK'Oatte  laamtee.  ^  xetnBiwe  dansie  poetrait  de  M.  Faotiii- 
Latoinr  la  âîncéfité  bi^tuelle  deJ'anlkite  devant  le  modèle.  Mais  la 
£uitud»e>truîtéei  timelIée,:mofiaii(|uéeKuit  à  Timpression  decetteiBmn:^ 
si  .profondâaieflt  sentie^ — L'épLéerBoe  fôaMjûn  sr^fes^  pas  une.pean  de 
fhagrki.  fGo  portcût  iout  à  itàt  >remttPquaJbJe  reet  celui  ,de  Vi^^  M**% 
par  M.  Maxime  Faij\rre»  La  couleur  est  belle,  la  lètersai^anmieiU  con^ 
sdnûte  som  l'enwelappe  d'uA  nodelé  très  éerme  et  très  suivi.  Le 
pDttmit  de  W^^  1***^  ide  il.  iStewart,«qai  estid'uQ  tcderas  wif^  fâche 
par  Je  dessin.  Dans  le  fof toait  de  IF^  L.-U^  par  M.  WoactZp  ton 
remarque iiunlottt  la^superi^iexécution  du  hvss  jdiu.  Il  y.a^taJeni 
daas  île  .ponbrait  «de  JL  Paul  ifmtchet  par  M^  Vennt  de  flaaterodie. 
L'iea^fiint  sottiptueufiemeni  vôtu  «qu'a  peint  M.  iTbudouzeji  dans  les 
carnations  des  .pàleufs  lie  «cwe.  IL  dallot  «xpose  un  j^rtrait  Âe 
jeiine  JHHoime  43^  il  .a  nendu  Avee  éclat  ;la  finie  coloratian  -ùb  h 
peau.  IL  Maurin  icontinue  .à  d^ilier  îles  anéplate,  les  dépressions» 
les  impeiroeplibles  irides  cdu  ràsage  a¥ec  «le  ^o^ctilude  ficr^pu* 
leuse.  Le  portrait  .d'une  Xomme  ^âgée  par  M.  Neîl  Wiûstler  est 
peint  «n  camaïeu  iioir  et  gris;  il  faut  aimer  Ja .sobriété,  mais  pasi 
ce  poiflt.  Bien  i^piCinaus  e(K)uli9ns  ètce  tries  bre^  la  «conscience. nous 
impose  débiter  enccu?e  les  portraits  signés iBarrot,Humbert,  Geoirg^ 
Lebmann,  Mguste  LeLoir,  Mwalon,  Jêrnea  Ligner,  Friant,  Clau- 
die,  Albert  lublet,  911e  recommandettt  ra  la  lai^sse  de  la  .touche, 
ou  la  précision  du  modâlé,NMi  Técliit  delà  couleur^  ou  le  charme  du 
seatimeiM^  ou  ibt  sérvérité  de  Te^preasion, 

Les  bêtes  ont  aussi  leurs  physionomies.  Il  arrive  qu'on  emprunte 
auK  animaux  les  traits  disU&cti£s  de  la  faœ  pour  caractériser  un 
visage  humain.  Les  Grecs  avaient  créé  pour  Junon  l'épithëte  de 
^âmç  (aux  yeuxdebceuQ  et  Ton  dit^nadDaunément  un  nez  d'aigle, 
IU1  iront  dellon,  xm  air  félin.  Des  portraits  d'hommes  nous  passe- 
rons donc  aux  portraits  de  Mtes,  ce  qui  bous  ibumira  une  transi- 
tion pour  arriver  aux  paysages.  Les  animaux  sont  pour  ainsi  dire 
partie  intégrante  du  paysage.  Sans  eux  la  nature  semble  en  être 
encore  aJU  <iuatriëoie  jour  de  .la  ^éation.  £lle  est  morne  et  déso^ 
lée.Il&uifit  d'4ine  vachequi  paît  l'herbe  de  la  prairie,  d'un  chevreuil 
qui  bondit  dans  les  J)roussailIes,  d'une  mouette  qui  rase  la  crête 
des  vagues  pour  animer  un  site^  pour  donner  un  caractère  de  vie  à 
la  plame,  à  la  forôt,  à  l'Océan. 


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IPfPPBpgpHPI^  ï_i^u  j.  i^ .  ai  . 


Ui  &ii.ooi  m  186i.  OiO 

Eb  tète  du  troupeau  maircbe  ItLgésnaB/à  de  M«  BslL  Cet  miite, 
A'um  tanpéraïKieiil  ai  puiasait,  ncMifra  accoulamé  i  de  Iriles  9ur- 
piiiaee«  Tantôt  H  peint  un  choc  de  eairaUenv  tanlèC  une  draouitiqQe 
adëne  d'inondation,  tantôft  encore  un  éhkmissuit  tableau  de  my- 
tkcdiigie.  Ai^uird'hui  il  expose  le  beau  portrait  dont  no»  aiRone 
patlé  et  eette  magietirale  étude  :  u  Si  Dieu  bii  prête  "vie»  »  fai  bète 
au.  pdage  blanc  ei  ^nu^  lustré^àkcroupepar  un  rayon  de  sdeîl, 
qui  ipak  tranguilte  devant  une  ohaumtire  normande,  auta  Jsk  pnme 
d'honneur  au  concours  régional»  Quel  relief  snpiieiianil  quettci  lunur 
neuse  couleur  1  et  comme  l'animal  eBtiûeBremdu  danssomalKirel 
Seulement  le  tableaa gagnerait  k  laBuppKessionde&peraonoageaquft 
sTeatompent  au  fond  eui  silhouetteakifonBSft;  la  liberté  de  Ha  touche 
tourna  ici  au  sans^fl6ne«.  Cette  facture  l&cbé&jure  aiiQ&  l'exéculnn 
large,  maia  iecme  de>  l'animal.  Les  payaana  nuisent  à  ta  Génissô  ée 
Roll  comme  la  bei^er  nuit  au  Taureau  de  Paul  Potter.  LaSariie 
de  r herbage f  de  11.  de  Yuillefiiey,  nous  montre  des  vaches. cpiiiue 
sont  pas  lûia  de^  valoir  celles  delioyon;  le  Gué^de  M*MaBaia,  le 
Pâturage f  de  AL  de  Theven,  VÉiabUj  de  M.  Barilleit,  n^is  mon^ 
trent  des  vaches  qui  ne  sont  pas  loitt  de  valou  celles  detU,  de  Vuilr 
kfrogr.  11"'''  Deabaiiliëres  voudrait  sauver  de  l'abattoir  tous  les  mour 
tons  de  M.  Yaieon  et  de  H^  Zub^i  et  k  cardinal  de  Richalîau 
aimerait  &  jouer  «irec  les^chata  de  H*.  Monginal^  Quant  à.  Vaimablft 
bandet  de  M.  Jadin^  il  expliqiue  qu'oa ait  jadis  écrhXÉlûffede  t\âm. 

La  Gorgée  aux  loups^  de  M.  Tristan  Lacroix,,  est  un  très  grand 
paysage,  conçu  dans  la  manière  large  et  vigoureuse  de  2a  Bemùie 
dâs  çhevreuihy  de  GourbeU.  A  L'entrée  de  l'étroit  défilé  (|ui  s'eur 
fonce  entre  les  amonceileipens  de  ixKhers,  une  biche  s'arrête  auDi 
écoutes.  Cette  bêle,,  enlevée  d'une  touche  franche  qiui  trahit  la 
spontanéité  da  ^exécution,,  est  rendue  dans  son  moaveoientavee 
une  sâceté  remajrq)Aable«  A.  droite,»  un.  vieux  chêne;  tord,  ae&  branches 
dénudées;,  au.  fond  se  m^ent  les  arbres  de  la  forêt  dont  k.vest 
feuillage,  traversé  pajR  les  rais  du  soleil,,  laisse  voir  une  échappée 
du  ciel.  Les  rochers  paraissent  un  peu  fl(M  pour  du  gcaiul,>Duâa 
l'ensemble  du  tableau  estid'uneexcdl^ite  tenue^et  donne  une  vive 
et  agréable  impressioui  da  fraîcheur»  Les  familiejs  de  Fontaînebleaa 
prétendent  que  cet  aspect  hiunide  n'est  pas  dans  le  caracJère  de  la. 
forêt,,  où  il!  n'y  a  point  de  cours  d'eau«  à  peipe  de  sources,  et  éù 
l'ombre  de.  la  feuiUée  est  chaude.  Naua  ne  déddorone  point.  Q'aîir 
leurs  supposons,  qju'il  vienne  de  tomber  une  pluie  d'orage,  et  le  site 
de  M.  Tristan  LacrovL  rentre  daos  son  effet  juste. 

Un.criiiquetd'artea  veine  de  paradoxe  a.  écrit  que.le  paysage,  cet, 
le  genre  de  peinture  le  plus  difficite.  IL. a'y  paraît  pas. au.  Salon  <^> 
18S3.  Ou  compte  &  Texpoiûtian  aa.moms.  sept.cents.  passages  snib 


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620  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deux^mllle  cinq  cents  toiles];  et  parmi  ces  paysages,  sept  sur  dix  ont 
de  vrais  mérites.  C'est  donc  environ  cinq  cents  lisières  de  bois  ou 
bor-ds  de  rivières  qui  s'imposeraient  à  la  description  critique  des  mal- 
heureux «  saloniers  I  »  En  cette  occurrence,  l'équité  commande  de 
ne  s'occuper  d'aucun  paysage  puisqu'on  ne  peut  s'occuper  de  tous. 
Comment  parler  des  Bords  de  VOise  baignant  dans  la  clarté  fluide, 
de  M.  Mesgrigny,  et  du  Cimetière  de  la  Méditerranée  embrasé 
de  soleil,  de  M.  Montenard,  et  ne  rien  dire  de  la  Matinée  d^été  per- 
due dans  les  brouillards  opalins  de  l'aube,  de  M.  Porcher,  et  des  Mar- 
tigues  si  éblouissantes  de  lumière,  de  M.  Allègre?  Pourquoi  s'arrêter 
devant  la  Vallée  des  Ardoisières^  empreinte  d'une  austère  mélanco- 
lie, de  M.  Pelou2e,  devant  la  Vue  de  Carqueiranne^  où  M.  Achille 
Benouville  a  mis  du  style  et  de  l'effet,  et  passer  vite  devant  l'humide 
Vallée  du  Château-Gaillard^  de  M.  Paul  Péraire,  devant  la  t7am- 
pagne  d'Athènes  y  de  M.  de  Curzon,  devant  cette  Rafale  où  M.  Yon  a 
donné  un  aspect  pathétique  à  la  nature  bouleversée?  Est-il  juste  de 
citer  le  Vieux  Chemin^  de  M.  Camille  Bemier,  la  Fille  du  passeur^ 
de  M.  Aâan,  la  Ferme  de  Coursimonty  de  M.  Sauzay,  l'Étang  du 
Merle^  de  M.  Tancrède  Abraham,  et  de  ne  point  mentionner  le  Soir^ 
de  M.  Emile  Breton,  la  Sortie  du  terrier ^  de  H.  Borchart,  la  Fin  de 
septembre^  de  M.  Nozal,   la  Floraison  des  jacinthes  à  Harlem, 
de  H.  Demont,  et  tant  d'autres  jolis  paysages  de  tant  d'autres  pay* 
sagistes  de  talent?  —  De  l'ensemble  agréable  de  toutes  ces  toiles 
il  ressort  cette  idée  que  le  paysage  accomplit  une  évolution,  non 
point  dans  le  faire,  qui  reste  libre  et  vif,  mais  dans  le  choix  des 
sites.  On  déserte  les  hautes  futaies  et  les  sous-bois  ombreux  où  se 
plaisaient  Théodore  Bousseau,  Diaz,  Decamps,  Courbet;  on  installe 
son  chevalet  sur  la  lisière  des  forêts,  au  bord  des  rivières  ou  des 
étangs ,  dans  les  grandes  prairies ,  dans  les  plaines  sans  fin.  On 
cherche  surtout  les  effets  de  lointain,  les  progressions  de  la  perspec- 
tive aérienne,  la  limpidité  de  l'atmosphère.  On  met  dans  le  cadre  le 
moins  de  choses  déterminées  qu'il  est  possible.  On  peint  le  vide 
pour  obtenir  l'impression  de  l'infini. 

Où  s'arrête  le  paysage  ?  Où  commence  la  marine  7  La  prairie  au 
bord  de  la  mer  de  M.  Lansyer  tient  évidemment  de  ces  deux  genres. 
Au  reste,  le  talent  de  Lansyer  suflit  à  tous  les  deux.  Une  marine  bien 
caractérisée,  c'est  malgré  son  titre  le  beau  tableau  de  M.  Iwill  :  la 
Seine  à  Rouen  par  un  temps  de  brouillard*  Le  fleuve  fuit  dans  la 
perspective  et  le  soleil  levant  perce  à  travers  la  brume.  Cest  d'un 
effet  très  juste  et  d'une  vive  impression  ;  le  brouillard,  léger  et  fluide, 
a  une  transparence  magique.  M.  Benouf  a  peint  un  Bateau  pilote 
qui  va  au-devant  d'un  steamer.  La  mer  est  grosse,  glauque,  sombre, 
cit  la  nuée  d'orage  couvre  le  ciel.  La  chaloupe  montée  par  quatre 


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LE  SALON  DE  1883.  621 

hommes  courbés  snr  les  avirons  firanchit  la  lame  par  bonds.  Ce  tableau 
très  solidement  brossé  est  trop  grand,  ce  qniest  naïf  à  dire,  oa  trop 
petit,  ce  qui  semblera  paradoxal.  Les  personnages  et  la  barque,  do 
grandeur  naturelle,  sont  à  l'étroit  sur  cette  nappe  d'eau  sans  horizon. 
Si  les  figures  étaient  réduites  des  deux  ti^^  ou  si  la  toile  était  aug- 
mentée du  double,  —  ce  qui  donn^^t  des  dimensions  de  panorama, 
—  on  aurait  l'impression  de  l'inmiensité  terrible  de  l'Océan,  eflTet 
que  sans  doute  a  cherché  le  peintre  et  qu'il  n'a  pas  réussi  à  rendre. 
De  natures  mortes,  de  légumes,  de  fruits,  de  fleurs,  il  y  a  de 
quoi  approvisionner  les  Halles  centrales  et  le  marché^  de  la  Made- 
leine. M.  Philippe  Rousseau  apporte  des  asperges;  M.  Spihler,  des 
turbots  et  des  soles;  M.  Tholer,  des  homards  et  des  tourteaux; 
H.  Magne,  des  lièvres  et  des  perdrix  ;  M.  Bergeret,  des  pruD^  et 
des  abricots;  M.  Conin,  des  pêches  que,  ne  pouvant  faire  mieux,  on 
ne  se  lasse  pas  de  regarder;  M.  Benner,  dea pivoines  éclatantes; 
M.  Gesbron,  des  bottes  de  roses;  M.  Bidau,  des  violettes  de  Parme' 
et  des  camélias  blancs.  M.  YoUon  méprise  ces  bagatelles  ;  il  nous 
offre  tout  simplement  le  Pot-au-feu:  un  morceau  de  bœuf  cru  posé 
près  d'une  marmite  de  fer.  La  viande  n'est  pas  appétissante,  mais 
on  s'accommoderait  volontiers  de  la  marmite,  car,  la  grande  répu- 
tation de  M.  YoUon  le  prouve  de  reste: 

Un  chaudron  sans  défaut  vaut  seul  an  long  poème. 


II.     —    LA     SCULPTURE. 

«  Femmes,  cachez  vos  larmes,  »  dit  le  chœur  à' Œdipe  à  Colone. 
En  écrivant  ces  mots,  Sophocle  émettait,  sans  y  songer  peut-être,  un 
principe  d'esthétique  statuaire.  Dans  l'art  sévère  de  la  sculpture,  la 
douleur  doit  être  contenue  comme  le  mouvement  doit  être  mesuré. 
Les  figures  ne  souffrent  ni  la  déformation  des  traits  du  visage  ni  la 
contorsion  des  membres.  La  véhémence  d'un  sentiment,  qui  est  par 
cela  même  passager,  l'emportement  d'un  geste  qui  est  par  cela  même 
instantané  et  fugitif,  ne  concordent  pas  avec  le  caractère  de  durée  éter- 
nelle du  marbre  et  du  bronze.  Dans  le  beau  groupe  des  Premières 
Funérailles j  M.  Barrias  a  fidèlement  observé  cette  loi  statuaire.  Adam 
et  Eve  portent  dans  leurs  bras  le  cadavre  d'Abel.  Certes  leur  dou- 
leur est  bien  grande,  mais  avec  quel  art  le  sculpteur  a  su  en  faire 
sentir  l'intensité  et  la  profondeur,  tout  en  conservant  aux  physio- 
nomies un  caractère  de  calme  et  de  gravité  recueillie  I  Pour  ren- 
fermé qu'il  soit  dans  le  cœur,  le  sentiment  n'en  est  pas  moins  pathé- 
tique. Ce  groupe  est  supérieurement  composé.  Les  deux  figures  se 
présentent  de  fautif  l?  père,  marchant  à  pas  lourds  et  lents,  porte 


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6QS  REVUE  DOS  DKJX  MONDES. 

daasfsesbrasle  GOirps  d'Abel»;  bi  mèea  a'anôte.paur  baser 4ui  kooX 
la  cadavre,  dont  4le  soutient  >k  4ète.  Une  peau  de  béte  qû  sert 
de  liaceul  à  Àbel  a'eat  détachée  da  sott  corpa  et  tombe  jusque  à 
terre,  farmaot  tenoa,  remplissant  le  vide  entre  les  deux  figures 
et  <ionnaat  au  groupe  une  base  solide,  M.  Barrias,  qui  a  accusé  le 
type  d'Adam  daas  la  £orce  eorpcâreUe,  n'a  pas  craint  d'imprimer 
à«sa  physioMomie  quelque  chose  de  farouche.  C'est  bien  ainsi  qu'on 
peut  se  représenter  le  j^emier  homme,  en  se^tenant  à  égale  dlsUnoe 
de  la  tradition  biblique  et  des  théories  naturalistes.  L'Eve  est  aussi 
bien  conçue,  encore  que  l&pose  des  cuisses  seorréûs  l'une  contre 
l'autre  jusqu'aux  genoux  soit  d'aspect  pauvre  eft  frissonnant.  Dana 
la  figure  d'Abel,  on  ne  saurait  trop  louer  cet  ai&dssement  d'un  effet 
si  pathétique  et  de  lignes  si  haimonieuses,  ces  formes  éléguatea 
et  pures  comme  celles  d'un  éphèbe  grec.  L'exécution,,  toujours 
femieet  savante,  par^t  tour  à  tour  énergique  et  délicate  selon  qu'où 
regarde  une  figure  ou  une  autre.  Les  Premières  Funérailles  classent 
M.  Barrias  dans  les  premiers  rangs  des  sculpteurs  contempocains. 

La  statue  da  M.  Guillaume,  cette  femmedemi-nue  assise  au  som- 
naat  d'ua  rocher,  le  bras  gauche  appuyé  sur  une  urne  symbolique, 
la  mun  dr^te  tenant  une  ^e  &ite  d'une  écaiUa  de  tofftue  et  de 
cornes  de  bélier  est-elle  la  Fontaine  Hippocrëne  ou  la  Fonttdoe  €1^9- 
talie,'  la  Nymphe  de  la  Bëotie  ou  celle  de  la  Phocide?  Sommes-nous 
sur  l'Hélicon  ou  sm*  te  Parnasse?  M.  Guillaume,  qvti  s'entend  bien 
en  mythologie,  conmie  il  s'entend  bien  en  art  et  en  beaucoup  d'au- 
tres choses,  dit  que  c'est  Gastalie.  Saluons  donc  la  naïade  divine 
dont  les  ondes  inspirent  les  poètes  et  purifient  les  criminels.  Si 
Téoûnent  sculpteur  avait  fait  sortir  du  marbre  une  charboonitoe 
ou  une  marchande  des  quatre  saisons,  les  chercheurs  de  a  moder- 
nismoy  •  comme  ils  dkent,  auraient  été  plus  satisfaits.  Quoi  qu'ils 
en  passent,  une  muse  ou  une  nymphe  reste  un  sujet  toujours  digne 
du  ciseau  du  statuaire.  L'él^ance  du  galbe  et  la  noblesse  natu- 
relle de  l'attitude  caractérisent  la  statue  de  Gastalie.  Toutef(HS«  si 
l'on  r^rouve  dans  ce  marbre  le  faire  précis  et  savant  et  le  style 
élevé  de  IL  Guillaume,  on  n'y  re^ouve  pas  le  caractère  profond  que 
l'auteur  des  Graeques  et  du  Mariage  romain  excelle  à  donner  à  l'en- 
semble des  figures,  à  marqua  sur  les  physionomies.  B  semJi)le  que 
M.  Guillaume  est  plutôt  un  historien  qu'un  poète. 

L'envoi  au  Salon  de  M.  DaJou  est  considérable:  deux  très  grands 
hauts-reliefs  qui  attirent  le  regard  par  leurs  dimensions  et  le  retien- 
nent par  leurs  qualités  sériauses  et  originales.  L'une  de  ces  ouvres 
r^JMrésente  la  célèbre  séance  des  états-généraux  du  23  juin  17S9.  Ce 
haut^reliaf  est  eomposé,  ordonné,  on  pourrait  dire  exécuté  comme  ua 
taUeaUt  avec  trcne  plans  bien  diirtiaets,  une  perfl3)eGtiva  nettement 


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AE  >BIJIÊM  IDE  d88&,  ^3 

fdéttvmmée  ^t  ibs  dégfadntioDS  "de  tons  «mphioés  par  vies  dlTirs 
(degréB  «de  T«iiet  >Les  «figures  «ta  preHuer  pin  gresMrtait  «en  plein 
4«iief,  sdles  da  ^second  plu  se  medèleat  <en  demmlief,  cellas  4q 
zlroisîèine  «fattâauant  en  Ibas^relkC  A  gaaolie,  devant  une  grtnde 
table  reoouwrte  d'un  tapis  fleurdelisé,  le  snarquis  de  DreH-ftpéaft, 
ht  oanse  duns  la  main,  ie  ahapean  ^evr  la  tdte,  rair<M6  froid,  très 
digne,  Inès  vsuré  «t  quelque  «peu  inpertinent,  tcomne  'il  cenyinnt 
à  un  genliilMNDme'qui  parle  «a  noin>da  roi  à  Messieurs  du  lienB, 
rappeUe  nm  dé^éa  rendre  ^  «cm  seufemia.  iDcf^rant  le  grand 
mattre  des  cérémonies,  Mirabeau,  aolideneiâiaro^bouté  sur  ees 
4euK  jambes,  la  ftète  ^pejelèe  en  >arnère,  <le  buste  «aiHant,  da  main 
dMÎts' tendue,  TindsK  eniaranti  pMmonoe  les  iamevaBS  paroles  «qui 
isont  trop  connues  pour  toe  népéliâeB.  LtespressÎM  de  puîssanoeet 
de  oiéfi  du  tribun  égale  (comme  intensité  d'efiet  l^exprossioB  de 
oakne  ^  'de  dédain  de  'Itenfoyédà  ivrii  'mais  eile  ne  la  surpasse 
pas.  Pks  loin,  à  gauche  et  «u  fisad,  tous  les  id^nitéa  du  tieis,  les 
uns  assis,  les  aotRS  dduxxt,  regardent  «tte  scène  xpâ  [laarquiaia 
pvemièpe  phase  (d'un  dmel  tàimirt.  >n  7>a  ^là^dnquante  ^ou  seizante 
personnages,  tous  bienoaractérisés,  ifariés  d'.attHudeB  etidephjiio- 
noams^  exprimant  les  «uns  ta  K)0ilère,  'les  autres  Jla  eurprise  ou  la 
curiosité,  ttons  lavésolulian.  €e  ^i  «st  surtout  'remarquable  dans 
rowvve  de  M.  Dakra,  c'>est  que  cette  «omposHieiiei  pleine  de  met 
d'effist  qu'elle  eoît,  si  aivHnée,si<tumaltue«Be  qu^eUe  paraisse,  garde 
ttéamneins  'la  séir^té  del'ordonnanoe,  la  oMsure  des  mouTemew, 
la  Mie  eimplicité  de  la«cu]pture.La£Ûfim<f4?iie«  états-généraux  n*«et 
point  sans  deute  l'œuvre  la  'meilleurs  du  jardin,  —  ies  Premiii^i 
^Funéraîlies  l'emportent  par  rerpression  d'un  sentâment  général,  '— 
mais^^n  est  à  coup  sèr  la  ]^>us  ^persomelie. 

Celte 'belle  simpKei^,  oes  neuremens  mesurés,  cette  ordomance 
«sénuère  que  l'on  admire  dans  la  Sêënwe  des  étaU'-générauXy  font  «tout 
i  iiaît  défaut  à  l'autre  envoi  de  M.  Dalou,  qui  semble  une  copie  en 
ronde  bosse  d^une  i^théose  de  Rubens  retou<^ée  par  François 
Boucher;  —  les  den  peintres  les  moins  faits  pour  inspirer  un 
sculpteur.  Ce  haut^rdief,  conçu  dans  le  goût  pompeux  du  milieu 
du  KTiH*  siècle,  s'étend  en  hauteur.  Au  premier  plan,  deux  hommes 
s'ambrassent  fireteniellement,  tandis  que  d'autres  personnages  bri- 
sent des  épées,  des  lusHs,  des  cuirasses.  Au  second  plan,  un 
groupe  d'ouvriers  (le  chapeau  rond  et  la  bkmse  l'indiquent  du 
neina)  tendent  un  trophée  de  drapeaux  à  trois  femmes  qui  planent 
dans  les  nuées,  ayant  pour  tout  costume  le  l)onnet  phrygien,  le 
triangle  égalitaire  f^  autres  attributs  républicains.  Çà  et  là  volti- 
gent des  Amours  portant  des  guirlandes  de  leurs.  De  fort  mauvais 
'Vers,  qui  mppeUCTt  par  la  facture  les  Commmidemens  de  F  église 


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62&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  le  Jardin  des  racines  grecques^  nous  renseignent  sur  le  sens  de 
cette  allégorie.  C'est  le  règne  de  la  république,*  qui  supprime  la 
guerre  et  donne  le  repos  à  tous  les  peuples.  Nous  espérons  qu'il  pas- 
sera encore  de  l'eau  sous  le  pont  de  Kehl  avant  ce  retour  de  l'âge 
d'or.  Et  quelle  idée  singulière  M.  Dalou  a-t-il  de  faire  de  la  poli- 
tique en  bas-relief?  Tientril  donc  tant  à  rappeler  qu'à  tort  ou  à  raison 
on  l'a  pris  jadis  pour  un  homme  politique?  Ces  réserves  faites  sur 
la  conception  humanitaire  de  l'œuvre  et  sur  sa  manière  théâtrale, 
il  faut  reconnaître  dans  la  Bépublique  le  don  de  la  composition,  la 
fougue  et  la  facilité  de  la  main. 

On  n'a  pas  oublié  le  bas-relief  destiné  au  tombeau  de  Reber  qu'ex- 
posait l'an  dernier  M.  Tony  Noël  :  une  figure  drapée,  poétique  et 
mystérieuse  comme  l'ombre  d'Ophélie.  Cette  aimée,  M.  Tony  Nofil 
a  sculpté  deux  guerriers  avec  toute  l'apparence  de  la  vie  et  tout  le 
mouvement  de  la  lutte  corps  à  corps.  L'un  de  ces  hommes,  frappé 
d'une  javeline,  tombe  près  de  son  compagnon  ;  l'autre,  se  couvrant 
du  bouclier  et  tenant  l'épée  prête  à  frapper,  continue  le  combat: 
Vno  avulso  non  déficit  alter.  Ces  deux  figures  ramassées  sont  supé- 
rieurement groupées;  l'exécution  est  savante  et  énergique.  M.  d'Epi- 
nay  élève  une  statue  à  Callixène,  célèbre  pour  avoir  été  la  première 
maltresse  d'Alexandre.  Enveloppée  de  la  tète  aux  pieds  dans  une  de 
ces  étoffes  transparentes  que  les  Latins  appelaient  vitreœ  vestes,  la 
courtisane  apparaît  comme  nue  sous  ces  voiles  légers.  Elle  ébauche 
un  pas  de  danse,  le  pied  gauche  en  avant,  le  poids  du  corps  por- 
tant sur  le  pied  droit,  le  buste  tourné  à  gauche,  la  main  tenant  un 
pan  de  la  palla^  dont  une  des  extrémités  forme  voile  autour  de  la 
tète.  Cette  élégante  et  gracieuse  figure  semble  un  grandissement 
d'une  terre  cuite  de  Tanagra.  En  sculptant  Diane  et  Endymion, 
M.  Damé  a  oublié  que  la  ronde  bosse  n'est  point  faite  pour  repré- 
senter les  choses  vaporeuses  et  intangibles.  L'Endymion  repose 
sur  un  nuage  qui  a  tout  Tair  d'un  rocher,  et  Diane  s'élève  daos  le 
croissant  de  la  lune  qui  n'est  rien  moins  qu'une  double  faux  ;  quant 
à  la  draperie  qui  flotte  autour  de  la  déesse,  ce  ne  peut  être  évidem- 
ment qu'une  feuille  de  tôle  découpée.  H.  Darbefeuille  a  symbolisé 
r Avenir  par  un  éphèbe  nu  qui  tient  d'une  main  un  livre  ouvert 
et  de  l'autre  une  grande  épée.  Cet  avenir-là  parait  plus  probable 
que  celui  de  la  vision  de  M.  Dalou.  Le  Crépuscule  de  M.  Boisseau  est 
une  figure  de  femme  conçue  par  un  sculpteur  français  de  la  renais- 
sance et  exécutée  par  un  praticien  italien  du  xu*  siècle.  La  Nymphe 
Écho,  de  M.  Gaudez,  qui  s'enfuit  nue  en  tenant  sa  syrinx,  sort  de 
l'atelier  de  Falconet  ou  d'Âllégrain.  Le  Titan  supportant  le  mondé, 
de  M.  Injalbert,  serait  un  beau  modèle  de  cariatide  pour  quelque 
monument.  M.  Baujault  donne  à  son  Rive  cette  épigraphe  :  In 


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-i 


_^ii^—ifci#L .*«/■'  mw-j^jL 


^    LE  SALON  DE  1883.  625 

s&mniis  imperat  caro.  Le  malheur  est  que  ce  pifttre  n'est  nulle- 
ment de  la  chair.  Il  eût  fallu  la  main  de  Garpeaux  ou  de  Glésinger, 
ou  à  tout  le  moins  celle  de  M.  Jules  Frère,  qui  a  modelé  avec  le 
mouvement  et  la  souplesse  de  la  vie  une  figure  nue  sous  ce  titre  : 
Après  le  bain.  Les^  formes  sont  lourdes,  le  galbe  est  sans  distinc- 
tioUi  mais  le  travail  du  praticien  réaliste  est  remarquable.  La  Biblis 
changée  en  source^  de  M.  Suchetet,  a  beaucoup  de  sentiment  et  de 
.  grftoe*  On  regrette  d'autant  plus  que  le  polissage  à  la  prèle  ait  effacé 
dans  ce  marbre  tous  les  accens  du  ciseau. 

Ici  Ton  danse.  Voici  une  série  de  statues  chorégraphiques  auprès 
desquelles  le  groupe  de  Garpeaux  paraîtrait  d'un  mouvement  mo- 
déré :  V Amour  et  la  Folie  y  de  M.  Gordonnier,  V Ouragan  ^  de 
M,  Desca ,  Flore  et  Zéphyre,  de  M.  Goulon,.  Orphée  et  Eurydice, 
de  H«  Martin.  Les  pieds  ne  tiennent  pas  aux  socles,  les  corps  per- 
dent l'équilibre,  les  bras  battent  l'air.  L'avant-veille  de  l'ouverture 
du  Salon,  on  avait  réuni  tous  ces  groupes  autour  du  rond-point  du 
jardin.  L'effet  était  le  plus  merveilleux  du  monde  :  on  aurait  dit  un 
quadrille.  Après  être  sorti  du  bal,  passons  chez  les  acrobates.  G'est 
«  la  pyramide  humaine,  »  «  les  jeux  icariens  »  que  le  groupe  de 
V Immortalité,  de  M.  Hector  Lemaire.  Et  pourtant  on  n'a  pas  le 
cœur  à  railler  devant  l'œuvre  d'un  sculpteur  de  talent,  devant  un 
groupe  monumental,  de  six  mètres  de  haut  et  comprenant  cinq 
figures,  qui  a  dû  coûter  tant  de  peines,  tant  d'efiorts  et  tant  d'argent. 
]{n  elles-mêmes  toutes  ces  figures  ont  du  mérite  :  ce  qui  les  gâte, 
c'est  leur  superposition.  Imaginez  que  M.  Mercié  ait  placé  au-dessus 
du  Quand  mêmel  le  Gloria  victis,  et  jugez  de  l'effet  I  Si  l'on  con- 
servait seulement  la  mère,  l'enfant  et  la  figure  tumulaire  qui  occu- 
pent la  base  de  cette  Immortalité,  on  aurait  un  groupe  d'un  style 
sévère  et  d'un  beau  sentiment. 

H.  Lanson,  qui  s'était  élevé  dans  VAge  de  fer  à  la  sculpture 
hérdfque,  tombe  dans  la  sculpture  de  genre.  La  Douleur  mater- 
nelle représente  une  jeune  femme  assise  sur  un  fauteuil,  le  dos  et 
la  tête  renversée  contre  un  coussin  et  tenant  sur  les  genoux  le 
cadavre  emmailloté  de  son  enfant.  Gette  femme  porte  un  corsage  «de 
paysanne  et  une  jupe  à  ruche  copiée  sur  un  peignoir  élégant.  Elle  a 
ses  bras  et  ses  seins  nus  ;  il  ne  faut  pas  s'en  plaindre,  car  ce  sont 
les  meillem*es  parties  de  la  statue.  Néanmoins,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  penser  que  ce  costume  hybride  n'est  pas  dans  la  vérité, 
non  plus  que  cette  gorge  découverte  n'est  dans  la  situation.  Si  l'on 
veut  rendre  le  vrai,  au  moins  fautril  ne  pas  commencer  par  choquer 
la  vraisemblance  dans  les  petits  détails.  La  tête,  bien  construite, 
montre  de  jolis  traits,  mais  l'expression  des  yeux,  où  l'on  sent  rouler 
les  larmes,  est  trop  forcée  pour  une  figure  statuaire.  La  charmante 

ion  vm,  «  i863.  40 


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KEWB  Vm&  d>£Ë|(;3iONIffiSt 

EnsûmnteilUe  de  IL  Delaplimobs;,  Qui  dort  sw^aiiMileiàlÂidiOttÎBr 
4ÛccuUire»  est  uae  «attyre  Ma  fMQÛat  aana  ^eur,  mais  saas  ai^ttfittir 
iioiL.AL  Aizelin  a  mis  dane  sa  Marguerite  qm  reirient  de  TiégliK,  les 
jeux  luodd^ement  bûsBéai  rla  ^âce  wgnale  récrée  par  .le  fioèkiu  H 
ne  iaut  paa  eu  youloir  4  Tairtiste  d'avoir  «oulpté  Marguerite»  ifiui  est 
,«  limlle.,  »  m9às  .qui  in'^t  poiat  «  demoia^,  »  coDMae  elle  Je  dit  érèe 
bien,  avec  une  jupe  tkm^ie»  S'il  Im  amit  donué  la  jii{>e  eouite  jneu- 
tiounée  dans  le  texte  de  fioethe,  personne  lU'eât  reooaiMi.JUtargttente. 
Un  costumier  d'opéra  en  Mmootre  «u  iupiter  de  W^imac»  et  ann 
«i^price.a  fm:^  de  loîi 

.Glé&k^er  .a  passé  les  tderaières  aamées  de  sa  vie  à  aoulf^ler 
quatre  atotnes  équestres  iqui  doivent  être  placées  au  chao^^  de 
Jfacs»  devant  la  iaçadede  l'IÉcsSe  tmiiitaii^.  Marceau  et  floobe  eut 
déjà  été  -exposéSi  (iaraot  eat  au  «noula^,  voici  Kléber..  L^uniforme 
des  généraus  de  la  preimère  irépuMique,  qui  n'était  tnen  ooDoinsque 
(Sio^ple  :  grands  panaches^  giaadas  éoharpee,  grands  ivevero  d'ian 
Jpit,  graufdes  cravates  &  k  Saint-Jast,  proie  à  la  aoulplure  déoesa- 
tive  telle  que  l'antendait  aament  flésinger^  Klébef  est  reprfiaeQté 
dans  le  feu  du  combat^  ie  ^àbre  levé^  coaunetsCil  intUiait  aatour 
de  lui  les  grenadiers  du  Mantrlhabor.  ^lest  une  statue  fJenie  de 
vie  et  de  mouvement,  Men  digne  du  sculpteur  qui,  lui  laussi,  «  a 
fait  tnembler  le  marbve,  tant  'gtotse  que  fût  k  pièce.  :i»  IL  fté- 
miet  a  -évoqué  un  PoriehFahi  eu  xv^  micle  dans  tsoa  typa  flijgia- 
reais^nent  caractérisé  et  dans  sôtk  costuiBe  scriqnileosameol  endt. 
Biencaœpé sur  son  pelât  cheval  et  portant  le tfaoqneton  aux  aemas 
de  la  ville,  cet  ihomme  na  reoonaatt  pas  d'autre  autorité  «fae  cette 
du  prévôt  de  (Paris,  flobert  d'fistoutevilK  et  n'eateoad  pas  d'airtie 
Jrançais'que  celai  de  Philippe  de  Coiamines  et  de  Pierre  Aringooe. 
Ces  caractères  d'une  époque  disparue  sereÉrouvent  dans  le  Bœtilwr 
àiche^idy  de  K.  Tomyiénfif,  Ga  chevalier  de  grand  cheorin  eet  assu- 
i^émeat  sans  peur,  mais  non  point  sams  reproche.  S'il  eat  ie  pca- 
mier  àl'attaque,  il  n'est  p»  le  damier  au  :pfllage,  et  iersqa'il  «ha- 
vauche  en  écilaireur  isur  les  ilanos  de  l'armée,  il  ne  ae  fidt  pas  faule 
de  détrousser  un  juif,  iroire  même  un  bon  chrètôen. 

Ingre^^  par  U.  Oudiné;  HippoiyU  FUmdritt,  par  H.  Dégorge;  4^ 
£àiéral4>han2y  sur  son  lit  de  mont,  par  M.  Groiay:;  le  Barm  Ilayhr, 
par  M.  Jules  Thomas,  et anooro  leJBanm  Taylor,  par  M.  BmdenfiSOflàà 
peu  près  les  seules  statues  iconiques  de  quelque  iralean  Poar  les 
bustes  qui  ae  con^tenttpar  ^^ntaines,  bien  pau  méritent  d'étne  men- 
tianaés.  .Nous  en  (CÎteeons  seulemeni  qaetqae&-uns,  à  la  lortona  du 
souvenir. Parmi  les fau^es-typesou de kntaîsie, nous ih)us nppeloBB 
l' Vmafieréu roy,  da  M.  Manpietde YûasdoLeii'Évéfueiiuît^viiole, 
de  H.'Garrièa,  dautccéationsiremarqiiiUeapar  lecaractèredas  phy- 


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sionomies  et  l'excellent  travail  de  Tébauchoir,  et  la  charmante  Pier- 
reitây  de  M.  Maurice  de  Gheest,  qui  a  la  grâce  piquante  d'un  Walteau  ; 
parmi  les  bustes-portraits,  celui  de  M.  Patin,  par  M.  Guillaume,  celui 
de  M"*  de  B...  par  M.  AUouard,  celui  de  M.  Eugène  Labiche,  par 
mP"®  Thomas,  celui  de  M.  Albéric  Second,  par  W  de  Montégut,  enfin 
ceux  de  M.  et  M"*®  B.  W..,  par  M.  Soldi.  Un  mot  encore  sur  quelques 
petits  ouvrage  :  l'étrange  bas-relief  pseudo-égyptien  de  M.  Devillez, 
rejiréaentatit  Salomé,  la  telle  inédiille  4e  la  Liguâmes  patriote», 
par  M.  fl.  Dubois,  et  le  corieui  médafflon  de  femme  que  M.  Louis 
Ménard,  le  savant  helléniste,  a  conçu  et  exécuté  dans  le  style  grec 
arch^ûque. 

Jusqu'ici  on  avait  toujours  pensé  que  le  but  suprême  du  grand 
art  de  la  statuah*e  est  l'expression  du  beau.  Il  parait  qu'on  pensait 
mal,  car  le  véritable  objet  de  la  sculpture,  c'est  d'exprimer  le  laid. 
Tel  est  du  moins  le  sentiment  de  M.  Marioton,  auteur  d'un  Diogène 
ascétique,  de  M.  Etcheto,  auteur  d'un  Démocrite  ivre  mort,  de 
M.  Turcan,  auteur  d'un  groupe  représentant  V Aveugle  et  le  Paraly' 
tiquey  de  M.  Gustave  Michel,  auteur  d'un  second  Amugle  et  Paraly- 
tiquey  de  M.  Cariïer,  auteur  d'un  troisième  et  dernier  Aveugle  et 
Paralytique^  enfin  de  M.  BaiBer,  auteur  d'un  Marat  demi-nu.  Dans 
ce  concours  de  la  laideur,  le  prix  est  emporté  de  haute  lutte  par 
cette  hideuse  figure.  Que  notre  conseil  municipal  ait  l'idée  d'ériger 
une  statue  à  a  l'Ami  du  peuple  »  sur  l'emplacement  des  Tuileries 
brûlées  et  qu'un  sculpteur  quelconque  accepte  cette  commande, 
rien  de  plus  naturel.  Mais  qu'un  artiste  de  talent  (M.  Bafiier  en  a 
beaucoup)  s'avise  de  son  propre  mouvement  de  sculpter  ce  triste 
personnage,  plus  abomin2i)le  encore  au  physique  qu'au  moral,  il 
y  a  de  quoi  confondre  l'entendement.  C'est  comme  si  un  journal 
d'Athènes  nous  apprenait  soudain  qu'on  a  découvert  une  statue 
de  ïhersite  à  Olympiel  Mais  la  supposition  est  inadmissible,  les 
fouilles  de  la  vallée  de  l'AIphée  ne  sauraient  nous  réserver  pareille 
surprise.  Lasculpture  grecque  n'a  point  créé  en  quatre  siècles  autant 
de  modèles  de  laideur  que  la  sciilpture  française  en  cette  seule 
année  1883.  On  objectera  que  l'idéal  moderne  n'est  pas  Fidéal 
antique.  Tant  pis  pour  l'idéal  moderne  I  Ainsi  que  l'a  très  bien  dit 
Victor  de  Laprade,  ce  chrétien  qui  dans  les  questions  d'art  se  ren- 
contre avec  un  païen  conuue  lliéophile  Gautier,  a  l'art  moderne, 
et  il  faut  entendre  par  là  l'art  du  moyen  âge  et  le  nôtre,  n'a  paâ 
fait  autre  chose  que  d'ajouter  quelques  rides  à  la  beauté  sereine  et 
calme,  à  l'adorable  jeunesse  des  types  grecs.  »  —  D  n'y  a  vraiment 
pas  là  de  quoi  être  si  glorieux. 

HsisaY  HoussAn. 


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LA 


^IGNE    AMERICAINE 

EN    1883 


LE   CONGRÈS    DE    MONTPELLIER. 


En  1880,  le  département  de  l'Hérault  comptait  2,5&3  hectares 
e  vignes  traitées  par  les  insecticides  contre  2,62&  hectares  plantés 
n  vignes  américaines.  En  1881,  6,260  étaient  soumis  aux  traite- 
lens  chimiques  et  5,162  avaient  reçu  des  cépages  américains, 
opinion  inclinant  en  faveur  des  insecticides.  En  1882,  la  vigne 
méricaine  regagnait  le  terrain  perdu,  car.  les  documens  officiels 
onnent  4,292  hectares  pour  les  produits  chimiques,  et  10,918  hec- 
ircs  portant  brillamment  la  vigne  américaine  ! 

Ces  documens  corroborent,  ce  me  semble,  les  conclusions  du 
ongrës  de  Bordeaux  :  u  La  résistance  désormais  établie  des  vignes 
méricaines  pouvant  aller  jusqu'à  l'immunité,  ces  vignes  doivent  être 
onsidérées  comme  un  moyen  sûr  de  reconstituer  le  vign 
Elis.  »  Â  la  suite  de  ce  congrès  nous  disions  :  «  La  vigne  i 
étendra  sur  la  France  comme  une  marée  montante  ;  ell 
uter  ni  à  vaincre,  elle  est,  —  et  c'est  parce  qu'elle  es 
avenir  que  la  lutte  est  si  acharnée  contre  elle  (1).  »  L'( 

(1)  Congrès  de  Bordeauœ;  Dubjis,  Nîmes. 


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jJMË^d^MÊSS^I'&SJs^M^'.^^^^  --*l!lr:^,^3LjaJ4y^  .  ju  -'.  ■!  ■  ;  'J 'ii't- 


LA  TI6NE  AMERICAINE  EN   1883.  620 

de  deux  saisons  sépare  ces  documens  de  mes  premières  études  ; 
pourtant  le  mot  de  M.  Planchon  est  resté  celui  de  la  situation  : 
«  La  résistance  de  la  vigne  américaine  n'est  que  relative,  mais  la 
moins  résistante  des  vignes  américaines  est  plus  résistante  que  la 
plus  résistante  des  vignes  françaises.  » 

Si  l'exactitude  absolue  de  ces  paroles  ne  se  traduit  pas  toujours 
par  des  faits,  c'est  que  l'adaptation  en  est  encore  à  sa  période  expé- 
rimentale. Les  incrédules  croient  que  ce  mot  cache  un  piège,  que 
c'est  un  manteau  commode  pour  dissimuler  les  défaillances  de  la 
vigne  américaine,  mais  ce  préjugé  tombera  le  jour  où  on  recher- 
chera la  succession  d'échecs  qui  a  cantonné  jadis  chaque  variété 
européenne  dans  la  région  qui  lui  est  propre.  Comme  l'a  fort  bien 
dit  M.  Giraud-Teulon  :  «  Il  faut  se  rappeler  que  les  espèces  impor- 
tées d'Amérique  proviennent  de  différentes  régions  d'une  aire  géo- 
graphique égale  à  celle  qui  s'étendrait  de  Moscou  à  Cadix,  et  de  la 
Belgique  à  l'Algérie  ;  si  la  viticulture  européenne,  retombant  en 
enfance,  entreprenait  de  revenir  sur  cette  adaptation  consacrée  par 
des  siècles,  la  situation  serait  probablement  plus  grave  que  celle 
de  la  vigne  américaine,  quoique  si  nouvellement  débarquée  sur 
notre  continent.  » 

Depuis  la  première  étude  publiée  ici  même  (1),  la  vigne  amé- 
ricaine a  gagné  la  confiance  de  ceux  qui  la  voient  de  près,  et  tandis 
que  le  professeur  Husman  éclairait  la  question  en  Amérique,  le 
congrès  de  Bordeaux  rendait  le  même  service  à  la  France.  Les 
croyans  de  la  vigne  américaine  y  ont  trouvé  le  baptême  :  le  nom 
d'américanistes  qui  leur  a  été  jeté  à  la  tête,  ils  l'ont  ramassé  pour 
l'inscrire  sur  leur  drapeau.  En  1882,  les  preuves  se  sont  accumu- 
lées en  faveur  de  la  vigne  américaine  et  se  rencontrent  sur  les 
points  les  plus  étrangers  les  uns  aux  autres  ;  la  remarquable  étude 
de  M.  Giraud-Teulon  confirme  en  1882  ce  qu'on  pressentait  en  1880, 
et  cela  avec  tant  de  logique  et  d'autorité  que  je  voudrais  voir  ces 
pages  entre  les  mains  de  tous  mes  compagnons  viticoles,  car  elles 
sont  marquées  au  coin  de  la  science  vraie,  de  celle  qui  se  lie  indis- 
solublement à  la  pratique. 

Dn  rapport  de  la  commission  d'enquête  du  comice  de  Béziers  est 
venu  l'année  dernière  réduire  à  néant  les  légendes  funèbres  sous 
lesquelles  on  voudrait  ensevelir  la  vigne  américaine  pour  la  plus 
grande  gloire  de  poisons  et  d'explosifs  coûteux,  tandis  que  les  amè- 
ricanistes  imprudens  de  la  première  heure  ouvraient  de  nouveau 
leur  magasin  et  apprêtaient  la  charrette  enrubannée  des  vendan- 
geurs. 

(l)iîeOTi#dn  15  juin  1881. 


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6S0  R&VyE  DES  DEUX  IIONDES. 

Pendant  que  le  phylloxéra  continue  à  étendre  son  voile  sinifitra 
sur  le  beau  pays  de  France,  Fa  vigne  américaine  jette  çà  et  Bi  un 
raîneau  d'espérance.  Heureuse  la  terre  qui  en  faccueillant  saisit 
là  fortune  au  passage!  c'est  ce  rameau  qui  fera  reculer  le  désert  et  la 
stéritîté  sur  lès  inconscîens  quf  défendent  vainement  un  passé  qui 
leur  échapjje,  car  les  moyens  cfeimiques,  même  s'its  étaient  utiles, 
ne  sont  qu'exceptfonnellement  pratiques.  Pendant  que  ces  persévé- 
rans  de  la  ruine  poursuivent  leur  chimère,  Fa  vigne  américaine 
recouvré  de  ses  ffots  de  verdure  la  dernière  trace  de  nos  malheurs; 
mais,  ne  partageant  ni  fînconstance  dés  ffots  ni  Taveugrement  de  la 
fortune,  elle  s'étendra,  rapide  et  bienfaisante,  sut  les  claîrvoyans 
qui  auront  volé  à  sa  rencontre,  laissant  ceux  qui  l'auront  repoussée 
se  repentir  dans  la  pauvreté.  Ils  s'apercevront  trop  tard  qjieTime  ù 
monetji  et  jamais  ces  retardataires  ne  ramèneront  sur  eux  les  vagues 
d'or  qui  commencent  à  déferler  sur  les  premiers  vendangeurs.  J'en- 
tends les  incrédules  me  dire  :  «  Vous  êtes  orfèvre,  monsieur  losse  t  » 
Mais  non,  j'bublTe  sincèrement  que  Je  puis  être  parmi  ces  audaces 
hexiïeuXf  lorsque  J'appelle  à  la  fortune  ceux  qui  ne  savent  pas 
encore  la  voir  cbns  la  vigne  américaine.  Nous  savons  maintenant 
que  même  des  espèces  à  résistance  discutée  ont  résisté  Jusquici  ; 
que  même  les  clintons  de  M.  Pagézy,  tués  si  souvent,  prospèrent 
et  produisent  depuis  1873,  et  l'étude  comparée  âTune  foule  de  ren- 
seignemens  américains  et  français  produit  un  ensemble  de  conclu- 
sions dont  là  vérité  est  chaque  jour  confirmée  par  des  faits  nouveaux. 
Qn  voudrait  trouver  l'immunité  sous  forme  positive  plutôt  que 
sous  forme  comparative  ;  malheureusement  elle  n'est  absolue  pour 
aucun  des  cépages  américains  connus  à  ce  Jour,  et  ses  dilTérens 
degrés  remarqués  sur  une  même  variété  s^expliquent  par  le  milieu 
comme  par  le  voisinage.  En  efiet,  Te  phylloxéra  préfire  certaines 
espèces  à  certaines  autres  ;  il  abandonne  celFes  qui  lui  plaisent  le 
moins  pour  celles  qui  lui  plaisent  le  pFus  :  ainsi  un  riparia  semble 
indemne  s'il  est  entouré  de  vignes  françafses;  par  contre,  if  réu- 
nira tous  les  phylloxéras  des  environs  s'il  est  entouré  de  mustangs, 
variété  qui  paraît  jouir  d'une  immunité  complète. 

L'adaptation  a  des  lois  inflexibles,  qui  ne  demeurent  obscures 
que  parce  qu'on  a  cherché  exclusivement  celle  des  radnes,  en  négli- 
geant le  rapport  des  feuilles  avec  la  température,  l'état  hygro- 
métrique de  l'air  et  ^intensité  de  la  lumière.  Les  labruscas  péris- 
sent au  Texas,  parce  qu'étant  une  variété  du  Nord,  ils  ne  peuvent 
traverser  le  long  été  de  cette  région;  il  en  est  de  même  dans  le 
Languedoc.  La  nuance  foncée  de  leurs  feuilles  aidant,  le  soleil  lés 
dessèche,  et,  de  plus,  leur  origine  les  porte  à  hiverner  au  mois 
d'août,  traversant  ainsi  septembre  et  octobre  sans  feuilleSi  dans 


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LA  yjGNB  àaaAuckim  ek  1683.  4SI 

un  '4éU  inoompafeîble  Mec  la  «empérfttvure  ;  dans  leur  fatlntAt  aer- 
AiaU  l 'abâeoce  des  ièuiUes  coïnciderait  «yec  le  froid  et  lihumi^lè. 
D'^alUeuTS,  les  feuilles  flétries  par  la  cbaleur  ne  peuvent  accom- 
plir knirs  fiûDctions,  m  donner  la  réplique  aux  racines  qui,  saas 
elles,  m'accompUsseot  pas  leur  érohition  annuelle.  Ai'appm  dextette 
théorie,  on  ^trouve  «des  conoonds  greffés  ,ivès  vigoureux  à  *c6té  4e 
leurs  pareils  chétifs  et  non  greffés;  carQxhezdeStpremierB,  lajpartie 
aérienne  est  en  .hara^mie  avec  le  mitieu,  et  compense  jusqu'à  un 
certain  fioint  la  non-adaptation  desradnes.  Je  remarque  aussi  qne, 
fikfttés  «m  terrain  {dat,  «élevé,  exposé  à  tous  les  vents,  ils  résis- 
tent mieuK  que  dans  des  vAlIées  abritées  et  obaudes.  Nous  savons 
qu'on  doe  combat  ia  sécheresse  que  par  la  profondeur  et  un  ameu- 
btissement  assez  parfait  pour  détruire  Ht  conductibilité  de  la  terre, 
•en  supf^aAt,  bien  entendu,  que  les  racines  {M'ornent  de  cette  pre- 
foiideur<et  de  cet  ameubliss^[nent  en  s'^nfonçant  jirofondémentdws 
le  soi.  Ge  n'est  pas  ainsi  que  se  comportent  les  racines  des  labrus- 
cas,  dont  l'habitat  normal,  humide  et  froid,  les  dispose  par  un.enra- 
cânement  superficiel  à  profiter  du  peu  de  soleil  accordé  par  une 
owrte  saison  «estivale  et  à  éviter  l'humidité  excessive;  est-il  sur- 
prenant que  cette  conduite  tenue  à  quelques  centaines  de  lieues 
au  sud  de  leur  pays  d'origine  leur  soit  fatale? 

les  défaillances  des  clintons  s'expliquent  aussi  par  la  .direction  de 
leurs  racines  et  par  une  texturede  ieuilies  incompatible  avec  laxone 
où  on  veut  les  placer.  J'entends  par  direction  des  racines  l'aqgle 
qu'elles  forment  avec  la  souche.  On  se  rend  compte  de  l'eDet  de 
cet  angle  en  comparant  les  racines  du  concoird  avec  celles  du  clin- 
ton.  Chez  le  ooncord,  l'angle  est  presque  droit  et,  par  conséquem» 
la  direction  est  horizontale,  ce  qui  défend  aux  racines  de  chercha 
la  irakhaur  dans  la  profondeur,  même  si  elle  .s'y  trouve,  ce  qui  est 
lare  dans  le  Midi. 

Chez  le  clintoi^,  des  causes  inverses  amènent  un  résukat  iden- 
tique; ses  racines  forment  avec  la  souche  un  angle  très  ouvert;  «lies 
descendent  presque  perpendiculairement,  et,  ai  elles  ne  rencontrent 
pas  la  profondeur  qu'elles  cherchent, -elles  se  pelotonnant  conU«  Je 
sousHSol  impénétrable  plutôt  que  de  «'étendre  à  sa  surface;  c'est 
une  première  cause  de  défaillance;  nous  trouvons  la  seconde  dam 
l'exiguïté  de  suriietce  et  d'iéjpaisseur  deaes  feuilles,  qui,  pas  plus  que 
celles  des  labruscas^  j^e  peuvent  contribuer  à  la  icirculation  et  k 
l'élaboration  de  la  sève.  On  peut  .attribuer  la  durée  des  clintons  de 
IL  iPagézy  àxe  qu'ils  MX  rencontré  le  sol  profond  et  irais  qui  leur 
est  nécessaire  et  à  ce  que  la  greffe  le»  a  dotés  d'un  fèuiUage  i^pte 
à  supporter  le  soleil  du  Midi.  Les  racines  du  riparia  sauvage  sont  ' 
dii^ecsement  inclinées,  «c'est-A-diie  suivant  des  angles  divers.  Ceci 


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6S2  REYUB  DES  DEUX  MONDES. 

explique  l'égalité  de  leur  bonne  tenue,  malgré  des  milieux  dissem- 
blables. Remarquons  que  cette  vigne  des  rivières  supporte  des  étés 
secs,  pareils  à  ceux  qu'elle  traverse  sur  les  bords  de  rivières  des- 
séchées, mais  qu'elle  souffre  d'une  sécheresse  perpétuelle.  Les 
racines  du  taylor  tiennent  le  milieu  entre  l'horizontaie  et  la  per- 
pendiculaire; ce  plant  méconnu  s'affirme  vigoureusement  dans  les 
terrains  silico-humifères  et  silico-argileux.  Il  existe  déjà  à  Saint- 
Benezet  5&&,978  pieds  de  taylors  de  tout  âge,  plantés  de  1876  & 
1882  ;  la  plupart  sont  grefïés,  et  pas  un  ne  laisse  à  désirer  comme 
végétation  et  fructification.  Les  greffes  d'oeillades,  espars,  terrets 
de  1881  ont  produit,  en  1882,  70  hectolitres  d'excellent  vin  & 
l'hectare  et  les  greffes  d'aramon  de  1882  promettent  beaucoup  plus. 

La  résistance  du  taylor  ne  soulève  aucun  doute  de  l'autre  côté 
de  l'Océan,  et  le  professeur  Husman  dit,  en  parlant  du  fameux  et 
rarissime  montefiore,  «  qu'étant  un  semis  de  taylor,  il  résistera, 
non-seulement  au  phylloxéra,  mais  aussi  à  27  degrés  Fahrenheit 
au-dessous  de  zéro  (33  degrés  centigrades).  Il  ajoute  que  le  taylor 
n'est  pas  assez  fertile  comme  produit  direct,  mais  que  sa  grande 
qualité  a  amené  quelques  viticulteurs,  notamment  M.  Jacob  Rom- 
mel,  à  essayer  ses  semis  dans  l'espoir  de  retenir  sa  résistance  ea 
lui  ajoutant  la  fertilité  et  la  grosseur  du  grain  qui  lui  manquent. 
Ce  cépage  demande  une  terre  profonde  et  suffisamment  siliceuse  ; 
mais  ce  terrain  n'étant  pas  rare  en  Languedoc,  on  se  demande 
pourquoi  le  taylor  ne  retrouve  que  dans  le  canton  de  Saint-Gilles 
l'estime  dont  il  jouit  en  Amérique.  Dans  l'Hérault  et  dans  l'Aude, 
on  lui  préfère  le  riparia,  qui,  greffé  en  aramon,  est  d'une  fertilité 
merveilleuse.  Aussi  voit-on  autour  de  Montpellier  des  routes  bor- 
dées de  jeunes  vignes  de  ce  cépage. 

Nous  avons  vu  plus  haut  que  les  exigences  de  l'adaptation  ne  se 
bornent  pas  aux  racines  et  que  celles-ci  subissent  indirectement  les 
conséquences  de  la  non-adaptation  du  feuillage.  En  effet,  les  racines 
ne  peuvent  fonctionner  d'une  façon  normale  qu'autant  que  leur 
action  est  complétée  par  celle  des  feuilles,  qui  exposent  la  sève  à  la 
lumière  et  la  renvoient  aux  racines  sous  la  forme  du  suc  nourricier 
qui  dépose  sur  son  trajet  descendant  les  matériaux  nécessaires  & 
rac€h)issement  de  la  plante  et  à  la  production  des  racines.  Il  est 
évident  que  les  feuilles  ne  peuvent  accomplir  leur  mission  qu'autant 
qu'elles  sont  saines.  Par  conséquent,  un  cépage  n'est  adapté  qu'au- 
tant que,  par  leur  texture,  les  feuilles  sont  à  l'abri  d'altérations  de 
structure  dues  au  milieu  où  elles  se  développent.  Ces  altérations 
se  produisent  de  trois  manières  :  1*  les  feuilles  jaunissent  momen- 
tanément et  partagent  avec  le  reste  de  la  souche  une  souffrance 
passagère; 2<'  elles  sèchent,  tombent  et  produisent  par  leur  absence 


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LA   TIGNE  AMERICAINE   EN   1883.  63S 

une  répercassioQ  de  sève  toujours  nuisible  et  certainement  fatale 
si  elle  se  répète  ;  3"^  elles  sont  attaquées  par  le  mildevo^  maladie 
qui  s'établit  d'une  façon  très  inquiétante  dans  la  Gironde  et  cause 
de  grands  ravages  en  Amérique,  non-seulement  sur  les  feuilles, 
mais  aussi  sur  les  fruits  et  sur  le  cep  lui-même.  Nous  trouvons 
le  mot  mildew  dans  la  Bible  anglaise  ;  il  y  est  prononcé  par  les 
prophètes  Amos  et  Aggée  comme  une  malédiction.  En  anglais,  il 
exprime  fort  bien  la  nature  de  la  maladie  :  moisissure  humide, 
imprégnée  de  rosée  {dew).  Elle  est  causée  par  des  écarts  de  tempé- 
rature et  par  de  brusques  variations  hygrométriques  produisant 
des  déchirures  microscopiques  de  Tépiderme.  Celui-ci,  devenu 
incomplet,  expose  le  parenchyme  à  Tau:  et  le  rend  ainsi  accessible 
à  des  sporules  qui  s'y  multiplient  d'autant  plus  rapidement  que 
les  circonstances  atmosphériques  continuent  à  lui  préparer  du  ter- 
rain. Du  mildew  au  rot  et  à  l'anthracnose  il  n'y  a  qu'un  pas.  Les 
auteurs  américains  citent  un  espalier  d'isabelle  exempt  de  mildew 
pendant  dix  ans  et  attaqué  du  jour  où  il  s'aventura  hors  de  l'abri 
d'une  corniche  tutélaire.  Le  mal  apparut  sur  la  partie  exposée,  puis 
sur  la  partie  abritée,  la  cause  prédisposante  préparant  les  voies  à  la 
cause  accidentelle,  celle-ci  déterminant  l'état  contagieux,  précurseur 
de  l'état  constitutionnel.  Cet  état  constitutionnel  stérilise  et  tue  le 
cep  si  l'amputation  immédiate  du  rameau  attaqué  (en  un  point  situé 
au-dessous  de  l'attaque)  ne  prévient  la  diflusion  de  la  sève  altérée 
parmi  les  cellules  saines;  la  destruction  totale  des  sporules  latentes 
n'écarte  le  danger  d'une  nouvelle  invasion  qu'autant  que  les  causes 
prédisposantes  sont  complètement  écartées.  Il  est  rare  qu'une  souche 
profondément  attaquée  revienne  à  la  fertilité  ;  il  y  a  des  exemples, 
dans  la  Gironde,  de  vignes  demeurées  stériles  après  leur  guéri- 
son.  Le  professeur  Husman  considère  que  cette  décomposition  du 
parenchyme  est  partiellement  due  &  l'état  miasmatique  de  l'air, 
et  il  ajoute  que,  là  où  la  malaria  et  les  fièvres  régnent,  la  vigne 
semble  subir  leur  influence  autant  que  l'homme  lui-même.  Le 
mildew  semble  être  une  des  causes  aggravantes  dont  la  présence 
ou  l'absence  rend  le  phylloxéra  alternativement  mortel  ou  inof- 
fensif sur  un  même  cépage,  ce  qui  prouve  une  fois  de  plus  l'in- 
fluence des  relations  fonctionnelles  entre  feuilles  et  racines  sur  la 
résistance  ;  l'action  incomplète'  des  feuilles  sur  la  sève  descen- 
dante ne  permet  pas 
gent  les  piqûres  de  1 
idors  que  la  pourrit 
spongioles,  parties  i 
tue,  selon  que  cette 
Les  catawbas  de 


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QSftk  HBfiTB  raaa  inox  mûnoesv 

teiBT  à  touii  depuis  toente^anî  sek»  qae  âes  aBnée&pliis:  ou  moâ» 
faimaUes  left  avm^t  pfais  ou  aoiiis  poiirlfl  r^istaaiee.  M.  Âdelisos 
S^Uey  afiimia  nTaixiie  reoutr^é  aoanii  ots  de  mUdew  a«r  feuilles 
qoi  M  fût  accompagné  de  léskna  phylloxéiiques.  a«x  racines,  et 
camim  il  n'y  a  pa»  d!antbracnose  sans  mildewj  M  se  demaBde  si  » 
n'esb  paa  k  phyllocera  qui  amène  ces  deux  bètes  funesteak  Moa 
auteuo  &  constata' la  tniidew  sur  des  groseilliers  à  maquecemo,  el 
nous  «Yons  vu  dans  une  piécédente  Mude  qu'en  1850<,  lors  des 
impoitations  de  fieemellin,,  les  groseilliers  à  oaaquoreaur  et  les 
irigncfi  périrem^  tasdis  que  les  astres  arbres  et  arbustes  firuitiera 
réussirent»  Oa  peut  raisonuablement  conclure  de  ces  deux  tèûctsA- 
gttages  qu'à  cette  époque  le  phylloxéra  et  le  mildem  oombiBai^ 
déjà  \mxB  efforts  malfaisaos. 

A  06  propos,  les  auteurs  d'outrenuer  répètent  que  ce  quLi<  est  ban 
dans  les  Pacific  States  est  nuisible  dans  les  Atlantic  States,  que 
Ittpattlîs,  reconuDandé  dans  les  régions  sècbes  et  brâilai^ies  de 
ITQuest,  devient  un  danger  dans  le  climat  hmiide  des  ofttes  ories- 
talesv  et  les  déceptions  qui,.de'1860  à:  1&75,  onit  frappé  les  états  de 
UEst  nous  avertissent  que^.  si  nea  côtes  méditerranéennes  peuvent 
entrer  sans  difficultés  dans  la  cardère  nouvelle,,  les  côtes  a^laoti- 
qnes,  à  la  fois  elntudes  et  humides,,  auront  à  hiitter  avec  des  difficul- 
tés d'autant  plus  sérieuses  e^e,  par  ignorance  âat  danger  ou  diffi- 
culté aie  combattre, le  miMew  etFanthracsiose  ont  envahi  lesespèces 
ficançaises  jusqu'mi  point  que  Mead  traiterait  non-seulement  d'ac- 
cidentel et  de  contagieux,,  mais  de  constitnlionnelr  l'eOet  ayant 
aggravé  la  cause..  U  découle  de  ceci  que*  les  Bocdelaîs  devronl 
adopter  les  pratiques  et  les  cépages  de»  états  atlantiques,  tandis 
que  les  vignerons  du  Snd-Est  devront  epter  pour  les  cépages  des 
états  Pacifiques  et  du  Texas^  dont  les  conditions  alimatelogiqiies  se 
rapprochent  de  celles  de  leur  région.  Gette  invasion)  du  fmlthw  es4 
wsMôz  isquiétante  pour  faire-  vecherciMr  activement  des  feuillages 
solides  qui  Uii  résistent.  On  peut  cependant  e^éier  que  les  varîé- 
1ÉS  qui  y  sont  sujettes  seront  moins)  délicates  sur  raciaes  résistantes 
qu'elles,  ne  le  sont  actaelfomeiit  sur  leurs  propres  racines  pbylloKé^ 
rèea.  Les  estivalis  du  Nord,  le  norton's^visginia,  le  cynthiaMk,  seiii«- 
UeK  o&àr  une  ressource,  car  ils  demandent  et  supportent  plus 
dfhusaidité'  ohaudet  que  les  autres  vdnétés-  de  leur  race. 

Les  prêtés*  contre  la  grdfe  disparaissent  avec  ses  difficultés: 
h»  gr^B^ffs  habites  ne  sont  phis  rares,  et  ses  avantages  connae 
précocité  6^  fertilité  ne  laissent  ^us  de  place  k  VhésitatJDo.  La 
théorie  ed  la  pratique  ont  fait  de  grands  progrès;  on  ne  chercha 
plus  U  multiplicité  de  surfaces  de  la  ddubie  fente  uigtaise,  msia 
seulement  le*  contaot  parfait  des  covdves  génératrices  du  bo»  sur 


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lA  TfONE  A<lléRTCXIXE  EN  ¥883.  fjHfb 

la  ligne  de  juxtaposïticm,  contact  snflSsant  Tpour  assurer  la  réunion 
latérale  et  complète  des  celhrles,  dont  la  propriété  est  de  se  multiplier 
^n  absorbant  les  fluides  végétaux,  d'emmagasiner  ces  fluides  et  de 
les  transporter  dans  toutes  les  directions,  surtoirt  latéralement. 

La  grefie  en  place,  en  fente  pMne  ou  partielle,  Belon  l'âge,  eirt 
celle  qui  donne  les  meilleurs  résultats  dans  le  Midi  ;  c'est  en  même 
temps  la  plus  fecile  et  la  plus  prompte.  La  bouture  greflée  réussit 
rarement;  cela  n'a  rien  d'étomfumt  quand  on  pense  à  la  manière 
doirt  la  souduTO  et  l'enracinement  s'opèrent.  L'un  et  Tairtre  sont 
produits  par  la  couche  génératrice  qui  fournit  h  matière  néces- 
saire à  la  soudure  et  à  la  formation  de  nouvelles  cellules  ;  celles-ci, 
t^ajentant  les  unes  aux  autres,  sTallongent  et  forment  les  racines  et 
les^spongioles  qui  les  terminent.  La  sève  descendante  d'une  bou- 
ture à  sa  première  heure  n'est  que  l'expansion  des  matières  plas- 
tiques emmagasinées  pendant  l'aoûtement  et  mises  en  mouvemenft 
par  la  température  et  par  Teau  absoAée,  ces  deux  causes  provo- 
Tfuant  l'évolution  des  bourgeons.  Atissî  faut-il  que  la  formation  de 
nouvelles  racines  précède  l'épuisement  de  cet  approvisionnemewt, 
sinon  les  vaisseaux  vides  se  désorganisent  au  point  de  n'être  plus 
aptes  à  transporter  la  sève  puisée  par  les  racines  de  la  "bouture  lors- 
qu'enfm  elles  sont  formées. 

La  greffe  sur  table  de  plants  racines  offre,  au  contraire,  les  plus 
grandes  chances  de  succès,  car  les  spongioles  se  reforment  dès  la 
mise  ea  lerre,  la  sève  monte  rapidement  au  travers  des  sectîora 
de^la  grefie  et  redescend  de  même,  apportant  abondamment  à  la 
couche  génératrice  les  matériaux  nécessaires  à  la  soudure  parfaite. 
Dans  les  grandes  cultures  de  la  région  de  l'olivier ,  la  greffe  en 
fente  sur  place  est  aussi  généralement  qu'heureusement  appliquée, 
maison  s'en  abstient  en  Gironde,  et  pour  cause;  les  variations  atmo- 
sphériques ^produisant  des  arrêts  de  sève  pendant  lesquels  les  sur- 
faces des  coupes  s'altèrent.  C'est  pourquoi,  même  en  Languedoc, 
la  grefie  tardive  est  préférable,  parce  que  fintensîté  de  la  lumière 
elt  de  la  dvateur,  en  activant  la  circulation,  assurent  une  soudure 
rapide,  tandis  que  l'intermittence  de  l'aofion  des  feuilles ,  causée 
dans  te  Bordelais  par  les  printemps  humides,  froids  et  Tarîrfbles, 
comrpromet  le  résultat  final. 

M.  de  Maby,  étant  ministre  de  Ftigricirlture,  a  souvent  recom- 
mandé la  transrformation  par  le  greffage  des  vignes  françaises 
attaquées  en  espèces  américaines  à  produit  direct.  Les  préventions 
•que  l'irrégularité  de  ce  procédé  explique  jusqu'à  un  tertain  point, 
tombent  devant  l'utilité  de  ce  palliatif,  qui,  bien  appliqué,  présente 
trop  d'avantages  pour  être  repoussé  légèrement.  Partout  où  la  vigne 
française  est  assez  vigoureuse  pour  affrancbir  son  greflon,  îl  y  a 


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dSd  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

intérêt  à  cette  transformation.  Mais  si  ce  procédé  est  appliqué  à  des 
racines  trop  affaiblies,  l'affranchissement  ne  se  produit  qu'insuffisant 
et  d'autant  plus  éphémère  que  le  développement  de  la  greffe  sera 
disproportionné  à  cette  faible  racine.  L'aifranchissement  ne  s'opère 
que  par  le  jeune  bois,  et  un  greffon  de  seconde  année  ne  s'enraci- 
nera pas  plus  que  ne  le  ferait  une  bouture  de  deux  ans. 

M.  Im-Thurm  possède  (1)  les  plus  beaux  jacquez  greffés  sur 
aramon  qu'on  puisse  voir.  Les  premières  greffes  ont  été  faites  en 
1876  sur  sujets  pleins  de  vie  ;  les  suivantes  sur  des  condamnés  plus 
ou  moins  mourans.  De  même  qu'à  Saint-Benezet,  les  greffes  de 
1876  sont  splendides  et  se  comportent  comme  des  francs  de  pied, 
tandis  que  celles  des  années  suivantes  sont  de  moins  en  moins 
prospères,  et  les  dernières,  qui  n'ont  trouvé  que  des  sujets  affaiblis, 
meurent  ou  luttent  absolument  hors  de  la  loi  viticole,  qui  veut  qu'un 
cep  produise  ou  périsse.  La  couche  génératrice  ne  produit  de  racines 
que  si  elle  est  surabondamment  nourrie  par  la  sève  descendante. 
L'abondance  de  ce  suc  nourricier  dépend  de  celle  de  la  sève  mon- 
tante; donc  la  formation  des  racines  est  subordonnée  à  l'abon- 
dance de  cette  dernière,  et  si  la  souche  française  qui  sert  de  porte- 
greffe  a  perdu  ses  racines,  comment  puisera-t-elle  abondamment  la 
substance  nécessaire  à  la  formation  de  celles  qu'on  désire  voir 
émettre  au  greffon?  La  nourriture  emmagasinée  dans  la  vieille 
souche  peut  donner  quelques  illusions  au  vigneron,  mais  une 
année  ou  deux  auront  raison  de  ce  dernier  effort  de  végétation. 
Nous  étudierons  un  jour  les  moyens  d'utiliser  ces  fantômes  de 
reprise,  car  cette  étude  peut  avoir  des  résultats  pratiques;  le  temps 
seul  décidera  de  la  valeur  des  essais  tentés  en  ce  moment  pour 
arriver  d'une  façon  sûre  et  générale  à  transformer  une  vigne  fran- 
çaise mourante  en  une  vigne  américaine  résistante,  en  ne  perdant 
qu'une  ou  deux  récoltes  et  en  ne  dépensant  qu'une  faible  somme. 
En  l'état  de  nos  connaissances,  le  moyen  le  plus  sûr,  le  plus  prompt, 
le  plus  accessible  à  tous  pour  la  reconstitution  d'un  vignoble,  c'est 
l'achat  de  plants  racines,  greffes  et  soudés  ;  l'intérêt  général  demande 
que  les  grands  propriétaires  deviennent  vendeurs  à  bon  marché  de  ce 
produit,  afin  que  la  petite  propriété  bénéficie  des  expériences  plus 
ou  moins  coûteuses  de  ces  industriels  d'un  nouveau  genre,  expé- 
riences qu'ils  font  d'abord  eh  vue  de  leurs  propres  plantations,  mais 
qui  profiteront  ensuite  à  ceux  qui  jie  peuvent  perdre  temps  et  argent 
à  apprendre  le  métier  de  greffeur  ou  de  multiplicateur. 

A  propos  de  multiplication,  revenons  encore  à  la  bouture  à  un 
œil,  dont  chaque  saison  confirme  la  valeur  :  c'est  le  plant  le  mieux 

(i)  Au  Sources,  près  BeUegarde  tOard). 


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LA  TIGNE  AMÉRICAINE  EN  1883.  687 

constitué,  le  plus  précoce,  certainement  le  plus  fertile.  Il  faut, 
il  est  vrai,  une  installation  pour  le  produire  et  aussi  de  l'expé- 
rience pour  faire  sortir  d'un  fragment  de  bois  et  d'un  bourgeon 
fragile  une  longue  racine  et  une  pousse  vigoureuse.  Quelques  jours, 
quelques  heures  décident  du  succès;  im  châssis  ouvert  intempesti- 
vement,  quelques  gouttes  d'eau  de  plus  ou  de  moins,  peuvent  anéan- 
tir le  fruit  de  plusieurs  semaines  de  travail,  de  veilles  et  d'attention, 
mais,  malgré  ces  difiScultés,  ce  genre  de  multiplication  aura  son  heure 
et  le  one  eyed  cutting  sera  demandé  et  coté  sur  le  marché,  autant 
comme  produit  direct  que  comme  porte-greffe;  enfin,  comme  racine 
greffé,  il  donnera  des  plants  merveilleux  à  tous  les  points  de  vue; 
mais  il  ne  sera  produit  couramment  à  bas  prix  que  par  ceux  qui 
auront  acheté,  chèrement  et  longuement,  une  théorie  solide  et  la  plus 
minutieuse  des  pratiques.  N'étaient  ces  difficultés,  il  y  a  beau  temps 
que  la  bouture  à  un  œil  aurait  remplacé  l'illogique  bouture  à  plu- 
sieurs yeux,  car  elle  est  connue  et  pratiquée  depuis  1817  en  France 
et  surtout  en  Angleterre,  et  ce  sont  ses  difficultés  qui  l'ont  jusqu'ici 
confinée  aux  serres  à  raisins  de  table. 

Ce.  n'est  pas  à  Paris  que  d'habitude  on  cherche  des  enseignemens 
viticoles;  pourtant,  c'est  au  coin  du  Cours-la-Reine  et  de  l'avenue  qui 
relie  le  pont  de  la  Concorde  au  Palais  de  l'Industrie  que  je  prie  mes 
lecteurs  d'examiner  un  marronnier  qui  démontre,  mieux  qu'aucune 
explication  ne  pourrait  le  faire,  conmient  agit  la  force  expansive  du 
tissu  générateur  qui  soude  ou  affranchit  les  greffons.  Ce  marronnier 
est  un  vétéran  solitaire  du  siège  de  Paris.  Son  aspect  est  bizarre,  car 
il  porte  quatre  excroissances  que  Ton  serait  tenté  d'appeler  branches 
si  elles  n'étaient  privées  d'axe  terminal  et  si  leurs  deux  extrémités 
ne  rentraient  dans  le  tronc  après  s'en  être  écartées  sur  une  certaine 
longueur.  Cet  état  singulier  est  dû  aux  lésions  profondes  que  la  dent 
affitmée  de  chevaux  jeûnant  au  piquet  ou  une  serpette  trop  sévère- 
ment réparatrice  ont  infligées  à  cet  égaré  des  forêts  indiennes.  Les 
nouvelles  couches  de  bois  ne  pouvant  s'étendre  sur  une  surface 
minéralisée  par  le  coaltar,  ont  suivi  les  quelques  vestiges  de  cam- 
bium  qui  existaient  encore  et  ont  formé  des  bourrelets  longitu- 
dinaux &  peu  près  cylindriques,  forme  obligée,  car  les  nouveaux 
tissus  engendrés  par  le  cambium,  ne  pouvant  s'étendre  en  largeur, ^se 
sont  enflés  en  avant  des  lignes  qui  leur  ont  servi  de  point  de  départ. 
Le  marronnier  du  Gours-la-Reine  rend  sensibles  les  phénomènes 
de  la  soudure  et  de  l'ai&anchissement,  car  les  lésions  qu'il  a  subies 
ont  créé  &  la  descente  des  sucs  nourriciers  vers  la  racine  un  obstacle 
pareil  à  celui  qu'aurait  créé  une  greffe  à  juxtaposition  impar- 
faite. Cette  descente  s'est  produite  quand  même,  mais  avec  une 
déviation  telle  que  les  bourrelets  se  sont  isolés  du  tronc  en  se  for- 


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688  BEYUE  »»  DEUX  M0NBE6. 

DMiit  en  dehors  de  h  perpefiâioulaire.  Si  le  'point  «ii  les  bwrt el^te 
ont  mirgî  s'était  trouvé  sooa  terre,  4es  'oelhÂoB  ee  nememi  t)rgani- 
sées  sous  ferme  de  TMinee  et  te 'partie  supérieure  de  Tarbre  aurait 
été  affranchie,  c'est^ndi^e  qu'elle  aurait  pu  vivre  mne  le  eeooore 
de  ses  racines  primitives.  Oee  bourretets  sont  sortis  du  tronc,  paree 
qu'un  obstacle  les 'a  rejetés  en  dehors  4e  laidipectionnonaale';  maÎB 
arrivés  près  du  ^cjoïïet^  au  lieu  d'obstacle,  ils  ont  rencontré  Klea 
restes  de  xouehes  génératrices  qui  leur  ont  pormis  de  'se  soudera 
ncmveau  au  ironc  en  reprenant  une  situation  >normaie«..  Dans  cette 
dernière  «action,  la  cou(ih&gènénitme*a'actMimpH  l'iction  quicuTTO- 
térise  la  soudure  d'un  grefftm, puisque  le  suc  nourricier  a  produit  ia 
multiplication  decelhilesdans  l'intérieur defécorce,  tandis  qu'avwt, 
le  suc  nourricier,  rejeté  hors  de  sa  sftutftion  normale,  a  produit  da 
muhiplication  des  cellules  en  dehors  de  l'éooroe.  Si  ces  deus  aoiicni 
s^^étaient  accomplies  sous  terre  comnye  dans  urne  vigne  greffée ,  la 
l^remîère  aurait  produit  Tenracinement  et  l'affranchissement,  et  b 
seconde  la  soudure  parfiSte,  telle  qu\)n  la  désire  quand  on  greffe 
une  espèce  française  sur  une  espèce  américaine,  may«niHffitia«np« 
pression  répétée  de  racines  naissantes. 

C'est  cette  propriété  des  cellules  de  sC'orgamser  et  de  se  m^ilti- 
pilier  en  tous  «eus  qui  explique  le  mécanisme  de  ht  soudure  des 
greffes.  La  couche  ^nératrioe  des  deux  troupes  ayant  des  faouHéB 
d*accroissement  égales,  de  nouvelles  celhiles  gorgées  de  sucs  nour- 
riciers se  forment  et,  allant  à  rencontre  les  unes  des  autres,  s'unis- 
sent et  recouvrent  rapidemeclt  les  sections  au  point  d^n  faire  d»- 
parattre  la  trace.  (Test  ainsi  Tp!ie  les  dhoses  se  passent  dans  les 
greffes,  à  juxtaposition  de  coupes  parfaite,  où  la'Végéftatîon  s'étafelit 
avec  activité  et  contîffuité  ;  niais,  quelque  «parfaite  que  «oit  lajuxtî^- 
position  générale  des  ^coupes,  il  y  a  forcénveot  des  penits  où 
cWe  laisse  à  désirer.  (Test  sur  ces  points  que  le  camfbium  s'échappe 
pour  s'organiser  au  dehors  du  si^et,'et,  se  trouvant  en  contact  (Bredl 
avec  la  terrfe,  îlproduit  des  racines  au  lieu  de  produire  des  soudures. 
On  remarque  que  la  soudure  parftdte  est  incompatible  «wc  une 
abondante  énrinëion  déracines,  maison  se  demande  si  T^nracinemêM 
erthrcause  ouFeffet  de  lamafuvaise  soudure.  En  réBumé,'c*estr'ewfii- 
cinémeat  accompagné  de  'soudure  qui  ^constitue  raflfiranchissemeifl» 
action  aussi  dédraUe  qoand  il  ë^aglt  de  substituer  un  cépage 
racine  à^un  autre,  que  Tiuisîble  quand  i!  8*agît  de  doter  xm  «Bp** 
racine  résistante  d'une  partie  aérienne  d'une -autre  espèce,  ©ans  le 
premier  cas,  la  «lève  descendemte  est  dérivée  aux  dépens  du  si^ 
et  aiu  preiSt  dti  greffon,  qui,  par  cette  formation  de  racines,  «e 
ci«e  une  vie  individuelle.  Bans  le^second  icas  (celui  de  la  greffe  m 
espaces  'françaises  sur  raeinw  uméricaînes) ,  vet  àffiranchîssemcŒft 


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LA   YiGfa  AIIIRiGAfffE  fflf   t89i. 

doit  être  éviité>  par  tons  les  moyens  possiUes,  afin  d^eoncentrer  les 
forces  organisatrices  vêts  la  soadsre  pariiftit».  Dans  les  deux  eas^ 
tontos  les  repousses  dotreot  être  supprimées  aussitôt  qu'émises,  afin 
d'éviter  les  déperditions  de  substance  et  Vétduffiement  du  greflfon 
par  ces  repousses.  Dans  le  cas  du  greffon  américain^  il  faut  respec- 
terlea  premièree  fbmations  da  racioes,  car  c'est  sur  elles  que  s^ ap- 
puie* l'aft^ncbissement  qui  se  ppoduit  immédiatement  ou  jamais, 
î'tedssiDn  de  quelques  faibles  racines  ne  pouvant  constituer  l'af- 
franchissement. 

Consacrons  quelques  Kgnes  à  la  trop  grande  prudence  et  à  ses 
conséquences  fatales;  indiquons  en  môme  temps  comment  la  greffe 
en  fente  sur  place,  dont  nous  venons  de  parler,  est  l'ancre  de  for- 
tune des  imprudens  qui  étudient  l'adaptation  en  grand'.  Sans 
pousser  mon  raisonnement  à  l'extrême,  sans  lui  faire  franchir  les 
limites  du  bon  sens,  je  dirais  :  Évitons  les  erreurs  si  nous  le  pou- 
vons, et,  pour  cela,  renseignons-nous.  Mais  trompons-nous  plu- 
tôt que  de  rester  sans  rien  faire,  plutôt  que  d'enfouir  notre  argent 
dans  le  sol  avec  des  céréales,  plutôt  que  de  perdre  des  années  ; 
car,  admettant  que  nous  nous  soyons  trompés,  que  de  nouveaux 
renseignemens  nous  disent  que  l'espèce  choisie  ne  résistera  cpi'xm 
nombre  limité  d'années,  ou  qu*uB  point  déAiilIant  dans  notre  jeune 
vigae  nous  indique  qu'elle  va  fléK^hir,  il  restera  la  ressource  de 
gnsffer  une  variété  sârement  résistante  sur  la  souche  condam- 
née :  S7  fr«  50  par  hectare  et  une  année  perdue,  voilà  le  bilan 
d^une  erreur  possible,  mais  de  moins  en  moins  probable  :  est- 
elle  à  comparer  avec  la  certitude  du  dommage  attaché  à  chaque 
année  perdue  dans  l'attente  et  dans  ^incertitude?  et  si  l'année 
où.  le  prudent  se  décide  &  planter  coïncidiB  avec  celte  où  le  plus 
malebanceux  des  imprudens  sera  réduit  à  greffer  l'objet  de  ses 
erreurs,  lequel  récoltera  le  premier?  Sera-ce  le  soi-disant  prudent 
qor,  par  une  année  siche,  mettra  une  pauvre  bouture  en  terre  en 
pâmant  aux  remplacemens  qu'ii  aura  à  faire,  ou  sera-ce  l'impru- 
dent qui,  pour  racheter  une  erreur,  établit  solidement  un  greffon 
dans  une  souche  pleine  de  sëveMI  va  sans  dire  que,  dans  ce  cas, 
c^est  un  greffem  (i^espèce  résistante  &  produit  direct  qu'onemploiera, 
et  qu^on  opérera  la  greflfe  très  profondément  de  manière  à  obtenir 
raffiranchissement  et  &  pouvoir,  si  la  greffe  devenait  une  passion 
coBuae  chei  certams  Américains,  regreffer  encore,  et  cette  fois  avec 
xm  greffon  finançais...  Le  raisonnement  peut  paraître  excessif  et  le 
serait,  si,  d^ine  part;  je*  ne  Hiettais  les  choses  au  pire  et  si,  de 
TtaOre,  on  pouvnt  trouver  quelque  chose  de  plus  fatal  que  Fabsten- 
tîon  dans  les  pays  où  les  céréales  ruinent  et  où  1»  jacfaèns  empoi- 
soflue  la  terre  de  mauvaises  herbes  des  quatre  susons,  quil  fkut 
cfes  aamées  pour  détruire. 


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6&0  EETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  congrès  de  Bordeaux,  on  a  demandé  une  nouvelle  enquête  en 
Amérique,  enquête  dont  le  but  était  de  démontrer  que  les  Améri- 
cains se  passionnent  pour  le  sulfure  de  carbone  et  qu'ils  se  con- 
sidèrent comme  nos  maîtres  en  viticulture  reconstituante,  Cepen- 
dant il  ressort  de  leurs  écrits  que  c'est  la  France  qui  leur  a  indiqué 
de  carbone  et  l'emploi  de  leurs  vignes  sauvages 
s  ;  donc  nous  ne  trouverions  au-delà  des  mers 
e  pratiques  françaises.  Gela  est  si  vrai  que  les 
ts  du  taylor,  se  sont,  à  notre  exemple,  lancés 
luvageon  des  forêts  et  suivent  l'école  de  Mont- 
,  tandis  que  ceux  chez  qui  l'esprit  de  routine 
éitèrent  le  vœu  d'une  seconde  enquête  en  Amé- 
3  aurait  un  bon  côté  ;  les  Américains,  gens  pra- 
inger  de  rôle  à  l'envoyé,  ils  Tinterrogeraient 
Qdre,  et  d'un  enquêteur  ils  feraient  un  messa- 
uvelle.  Qui  sait?  Us  le  porteraient  en  triomphe 
ir  lui  la  résurrection  viticole  du  monde  entier, 
mvelle  enquête.  M*  le  professeur  Planchon  a  dit 
ist  en  France  qu'il  faut  étudier  la  vigne  amen- 
de la  France  qu'il  s'agit, 
viticulture  ne  s'ofienseront  pas,  je  l'espère,  si 
e  vénerie  me  fait  dire  que  quelques-uns  d'entre 
iir  en  avant,  chassant  la  fortune  le  plus  gatment 
rsures  ni  querelles,  tandis  que  d'autres,  moins 
mrs  d'eux-mêmes ,  ^ont  leur  retour  en  arrière 
ulement  tristes,  mais  tellement  hargneux,  qu'il 
ur  nos  talons  si  nous  nous  laissions  joindre  par 
iquiets  et  mordans.  Mais  la  fortune  court  vite, 
ent  de  nous  arrêter  autour  de  l'œuf  d'hier,  sujet 
s,  prétexte  à  tant  de  retards  I 
irs  de  l'existence  très  ancienne  de  l'insecte 
tlissouri  et  aussi  de  ce  que  les  estivalis  et  les 
Qt.  Nous  savons  aussi  que  le  labrusca  ne  se 
sauvage  dans  cette  vallée  ;  est-ce  à  dire  qu'il 
vtet  du  mildewdànsle  Nord  que  jusqu'au  jour 
généralisant,  est  venu  attaquer  ses  racines,  sinon 
noins  de  manière  à  le  rendre  accessible  par  sa 
lies  cryptogamiques?  Étant  donnés  les  échecs  du 
le  de  1600  à  1802  et  ceux  des  labruscas  et  de 
60  à  1875,  par  agglomération,  invasion  phyl- 
I  causes,  les  hybrides  de  vinifera  et  de  labrusca 
^s  d'avance  par  leur  double  origine.  Malgré  cela, 
etvdans  la  Gironde  oblige  &  chercher  des  espèces 
Duveau  fléau,  et  les  Girondins  se  résigneraient 


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LA  HGNE  AHÉBICAINB  EN   1883.  6 Ai 

même  &  greffer  des  hybrides  sur  racines  résistantes,  s'ils  croyaient 
échapper  ainsi  &  leur  nouvel  ennemi. 

Le  congrès  de  Bordeaux  est  déjà  loin;  si  j'en  parle  encore,  c'est 
pour  montrer  combien  la  marche  suivie  par  nos  grands  chefs  viti- 
coles  est  droite  et  sûre,  puisque  tout  ce  qui  a  été  dit  par  eux  &  Bor- 
deaux nous  a  été  redit  &  Montpellier,  il  y  a  quelques  semaines,  avec 
preuves  matérielles  à  l'appui.  Malgré  quelques  échecs,  dus  autant 
à  des  découragemens  qu'à  des  erreurs  d'adaptation,  le  flot  monte 
toujours,  marquant  des  étapes  de  plus  en  plus  concluantes.  M.  Plan- 
chon  nous  a  indiqué  la  ligne  à  suivre.  Depuis  cette  époque  déjà 
lointaine,  elle  a  été  suivie  prudemment  par  les  uns,  audadeu- 
sement  par  les  autres.  Quelques-uns  se  sont  découragés  et  se  sont 
retournés  vers  les  insecticides,  mais  ni  les  défections  ni  les  attaques 
des  adversaires  chimistes  n'ont  pu  arrêter  la  foule  grossissante  qui 
veut  reconquérir  la  fortune. 

Il  ne  faut  pas  nier  absolument  l'efficacité  des  insecticides,  car, 
dans  certains  cas  et  dans  certains  milieux,  leur  application  peut 
donner  d'excellens  résultats  provisoires,  et  si  leurs  partisans  étaient 
moins  ardens  à  la  lutte,  ils  seraient  plus  écoutés.  Mais  quelques- 
uns  de  leurs  champions  se  servent  d'armes  si  singulières  qu'ils 
feraient  douter  de  la  valeur  de  leur  système.  Ainsi  ils  analysent  et 
défigurent  les  paroles  des  américanistes,  les  traitent  par  amputations, 
résections,  contractions  et  me  rappellent  enfin  un  épisode  américain 
de  la  vie  de  M^  de  Cheverus.  Étant  missionnaire  à  Boston,  il  discutait 
publiquement  avec  un  pasteur  protestant  qui  trouvait  dans  la  Bible, 
moyennant  suppressions,  adjonctions,  oublis  de  pagination,  toutes 
les  munitions  qu'il  pouvait  désirer,  M^  de  Cheverus  se  leva  impa- 
tienté et  lui  dit  :  a  II  est  aussi  écrit  dans  l'évangile  :  Judas  sortit 
et  alla  se  pendre  »  et  plus  loin  :  «  Allez  et  faites  de  même.  » 

Les  apôtres  de  la  chimie  viticole  ont  tenté  maintes  fois  de  faire 
porter  leurs  bannières  aux  Américains  ;  mais  voilà  que  M.  Wetmore, 
le  grand  maître  en  viticulture  des  Californiens,  écrit  le  15  janvier 
1883,  «  qu'il  existe  en  effet  des  fabriques  de  sulfure  de  carbone, 
mais  que  ce  produit  est  surtout  employé  à  détruire  les  fourmis  et 
les  rongeurs,  notanmient  une  variété  d'écureuils  très  importune  qui 
habite  sous  terre  !  » 

Le  congrès  de  Montpellier  a  mis  en  lumière  la  somme  des  connais- 
sances acquises  et  confirmées  par  l'expérience  depuis  le  congrès 
de  Bordeaux.  Aucun  discours  n'a  été  prononcé,  mais  chacun  a 
répondu  simplement  aux  questions  d'un  président  qui  en  aurait 
remontré  à  tous.  Trois  séances  ont  été  consacrées  à  la  vigne  amé- 
ricaine, une  au  greffage,  deux  à  la  submersion  et  aux  insecticides. 
Goomie  renseignement  général,  disons  sans  commentaire  qu'aux 

Ton  LTiL  —  1883.  41 


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6IS  ravuE  DBi  mnc  winbk. 

quatre  premières  séanoeSy  cm  oompttk  doux  ou  trois  ndâteors  ptr 
place,  tandis  qu'aux  deux  deroièraB^  chaque  amUleureB  ayaih  dnsc 
étroit. 

Le  taytoraparu  le  pcemisr  danaraitee:  ou  ticmbfadi  pourlui^ 
Huris  il  D*»  iwçuqiie  à^  éloges.  U  a  aeidement  été conateité  qfu'ilpar* 
tagaait  airac  tous  ks  cépages  xxnnms  le  dàfaut  de  mieux  ae  coi»* 
popter  en  oertaîiia  mttienx  qu'en  c^taioa  autres.  Bien  de  nevif  n'a 
élè  dit  du  ripana,  le  porte>^gre£Ee  des  bonnee  terres.  Sea  graadea 
qualitéa  ont  été  constatées  une  fois  de  plus  et  lea  mervdUeuaai 
greffes  d'aramony  que  le  monde  -viticde  yieat  admirer  à  Pignan  et 
à  Yaleau^e  diez  K.  de  TureMie,  ont  été  citées  comme  preufes  à 
fappm.  Le  jacqmez  a  pris  rang  caaama  porte-greffe  a^ee  la  trè& 
bdle  réussite  des  grdfes  d'^aramon  et  de  carignane  du  Bocber, 
chez  W^  SaÎBlrPierre.  Planlée  ea  simples  boutures  en  1S81,  greffes 
en  1882,  le  développement  obtenu  à  rautonme  de  la  même  anirôe 
était  àgêk  k  celui  de  soucbea  de  trois  ans*  On  a  remarqué  que  ce 
cépage,  tout  en  préférant  les  bomies  tenues,  s'arrangeait  nneax 
que  le  riparia  des  skes  par  trop  méditerranéens,  si  j'ose  m'exprî- 
mer  ainsi.  Sa  iértilité  a  été  discutée;  il  est  Mu  de  produire  coouiie 
l'aramon,  mais  sa  couleur  et  son  degré  l'af^ieHrai  à  améliorer  œ 
producteur  trop  prodigue  de  wis  tccfp  légers.  U  donne,  dit-on,  plus 
de  fruits  q«e  de  ym  ;  pour  dDirler  à  ce  défaut,  un  admirateur  quand 
même  a  préconisé  la  macération  à  outrmee.  M.  Yialla,  notre  préai* 
d^ftt,  8*est  Justement  inquiété  du  dépét  que  ce  procédké'  pouvait 
bien  laisser  dans  les  foudres  et  de  la  quantité  de  m  clair  qui  pou* 
vait  ensuite  sortir  des  difts  foudres.  Il  ressort  des  débats  qu^il  faurt 
tirer  d'abord  un  vin  brillant  et  limpide,  p«is  «tiliser  le  marc, 
resté  riche,  à  la  fabrication  de  vins  de  sucre,  loyalement  vend» 
comme  tels.  L'berbemont  n'est  pas  le  plant  de  rSérauIt;  dans  le 
Gard,  il  donne  un  vin  léger,  droit,  abondant,  et  il  est,  de  plus,  un 
exeettent  porte-greffe.  Le  vialla,  —  son  nom  lui  porte  bonheur,  — 
est  bien  accueilli  partout;  il  tire  parti  des  terrains  les  phs  ingrats 
et  même  des  plus  mauvais  vignerons.  Personne  ne  lui  connaît  de 
défaut;  il  prend  mieux  la  gre£â  qu'avicun  autre  cépage  et  réus^t  là 
où  d'aultres  échouent.  Le  york-madrtra  a  été  nommé  jadis  «  le  che- 
valier sans  peur  et  sans  reproche.  »  Avec  son  feuillage  sombre  et 
son  très  modeste  dévetoppement,  il  n^attire  guère  l'attention,  mais^ 
tm  pressent  en  lui  le  porte-greffe  cherché  pour  les  petites  espèces. 
On  commence  à  l'admettre  comme  producteur  direct,  malgré  un 
éuxeni  très  américain.  Le  solonis  prospère  dans  quelques  terses 
inhospitatières  à  d'autres  cépa^s. 

Pas  un  mot  n'a  été  dit  du  pkyHoxera,  m  de  la  résistance  des 
eôpages  dont  nous  venons  de  parla*,  ni  des  œufe  d^été,  ni  d'hiver, 
qui  jusqu'ici  jetaient  le  trouble  et  le  désordre  dans  les  congrès.  Ce 


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LA  YIGNB  AMÉRICàlNE  W  1883.  dAS 

fait  donne  la  mesure  du  terraÎD  gagné  par  les  amérkanistes  depuis 
le  congrès  de  Bordeaux,  Qa  a  pensé  à  la  résistance  pour  la  pre«- 
BHère  lois  lorsque  celle  de  Totello  a  été  mise  en  doute.  ]ML  Sabatier 
a  vivement  iniôreasé  rassemblée  en  parlant  des  sentim^is  généraux 
et  bumanitaires  qui  l'avaient  porté  à  se  dessaisir^  en  laveur  d'un 
acheteur  ardent,  de  mille  otellos  boutures  second  choix  au  pdx  mo- 
déré de  1,500  francs  le  nailiel  U  est  vrai  qu'il  «vait  gardé  pour  lui 
son  premier  choix;  il  en  &,  dit^<kn, planté  trois  cent  mille.  M.  le  doc- 
teur Despétis  a  contesté  la  résistance  de  cet  hybride,  mais  son 
terrain  ingrat  est  la  pierre  de  louche  des  résistans.  Les  otellos  de 
IL  Gfûmud  ont  déjà  neuf  ans  et,  ea  général,  les  gens  qui  en  pos- 
sèdent peu  voudraient  en  posséder  davantage.  Étant  de  ce  iM>nibre, 
je  n'ai  pas  craint  de  le  dire,  car,  de  ma  place,  j'oublie  le  Taceat 
mtdier  qui  me  domine  dans  les  grandes  aso^nUées,  où  la  majesté 
d'une  tribune  oie  rappelle  cet  article  de  foi  que  la  femme  est  née 
pour  travailler,  servir  et  se  taire. 

M.  Gaillard  (du  Rhône)  a,  selon  son  habitude,  donné  sur  les 
hybrides  des  renseignemens  prédeux,  et  cela  avec  simplidtô  et  con- 
cision; aussi  sÀ  place  a-t-«Ue  été  honorablement  marquée  au  con- 
grès de  Montpellier,  comme  elle  l'avait  d^  été  à  celui  4e  Bordeaux;. 
Tous  les  hybrides  comiua  ont  été  passés  en  revue.  Ou  a  Hait  plus 
pour  le  monteifiore,  car  les  «pielques  boutures  disponibles  ont  été 
achetées  à  des  prix  fabuleux.  J'en  ai  emporté  une  comme  trophée 
et  comme  souvenir,  —  trophée,  parce  que  le  nEionteûore  est  un 
semis  du  taylorsi  honoré  à  S^nl-fienezet, — ^souvenir,  parce  qu'elle 
m'a  été  donnée  par  un  aimable  compagnon  de  route  et  voisin. 

La  séance  consacrée  à  la  greflfe  peut  se  résumer  ainsi  :  la  greffe 
«n  fente  sur  place  convient  à  la  région  de  l'olivier  parce  qu'étant 
tardive,  elle  coïncide  avec  une  saison  chaude  et  lumineuse.  Le  plant 
racine  greflé  sur  taille  et  soudé  en  p^inière  convient  à  la  Gironde, 
où  le  temps  humMe  et  couvert  protège  ses  premières  feuiUeSt 
tout  en  menaçant  son  âge  mAr  de  miUew  et  d'anthraenose. 
On  peut  dire  d'une  façon  généimle  que  ce  qui  fait  réussir  uu  sys- 
tème fait  échouer  l'autre,  leurs  conditions  de  prospérité  étante* 
métralement  opposées.  La  greffe -bouture  semble  plus  théorique 
que  pratique  ;  chez  elle  il  y  a  cumul  de  difficultés,  sinon  d'improba- 
bilités. La  greffe  anglaise  est  plus  solide  que  la  greffe  en  fente 
simple.  Par  contre,  les  languettes  trop  minces  de  la  greffe  anglaise 
se  désorganisent  au  centre  du  cep  sans  nuire  à  la  soudure  irrépro- 
chable de  la  circonférence.  La  greffe  en  fente  simple,  vue  en  coupe, 
semble  plus  rassurante,  mais  on  peut  supposer  que  la  petite  caverne 
centrale  de  la  greffe  anglaise  perd  beaucoup  de  ses  terreurs  quand 
elle  est  emprisonnée  dans  une  soudure  extérieure  aussi  parfaite  que 
x^ello  examinée  au  congrès. 


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6A&  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'engluement  semble  mutile  ;  pourtant  je  réclame  une  couche 
d'argile  autour  de  la  greffe  en  fente  sur  place,  car  la  lenteur  avec 
laquelle  Targile  cède  ou  absorbe  l'humidité  tempère  l'abondance 
comme  la  pénurie  d'eau  et  prévient  la  désorganisation  des  coupes, 
ainsi  que  les  desséchemens  qui  séparent  les  couches  génératrices 
aux  dépens  des  soudures  naissantes;  ceci  n'a  pas  été  dit  au  con- 
grès, j'en  prends  personnellement  la  responsabilité,  car  j'ai  proba- 
blement employé  plus  de  terre  glaise  à  cet  usage  que  la  majorité 
de  mes  collègues.  Les  ligatures  qui  se  pourrissent  vite  et  qui  recou- 
vrent peu  les  coupes  sont  les  meilleures,  car  leur  rôle  doit  se  bor- 
ner à  lier  solidement  les  greffons;  bref,  leur  utilité  est  voisine  de 
la  nuisance. 

La  séance  des  insecticides  a  suivi  celle  du  greffage.  A  cette  séance, 
les  orateurs  étaient  presque  aussi  nombreux  que  les  auditeurs  et 
n'ont  rien  dit  de  neuf,  sinon  que  les  insecticides  pouvaient  préser- 
ver les  grands  crus  en  attendant  qu'on  les  greffe  sur  racines  résis- 
tantes. 

Les  succès  de  la  submersion  ont  été  simplement  constatés  par- 
tout où  elle  est  possible,  c'est-à-dire  partout  où  une  couche  d'eau 
de  0'",50  peut  être  maintenue  pendant  quarante  jours,  —  avec  assez 
peu  d'eau  pour  ne  pas  charrier  trop  d'air.  —  Si  la  porosité  du 
terrain  obligeait  à  une  trop  grande  dépense  d'eau,  l'air  s'accumu- 
lerait en  argentant  les  sarmens,  les  racines,  les  brins  d'herbes  pour 
la  plus  grande  satisfaction  du  très  petit  animal,  qui  échapperait  ainsi 
à  l'asphyxie  qu'on  lui  aurait  préparée  à  grands  frais.  H.  de  Gastel- 
nau,  qui,  plus  que  personne,  a  qualité  pour  parler  de  la  submersion, 
dit  qu'elle  sera  pratiquée  dans  sa  région  tant  qu'il  y  aura  de  l'eau 
dans  la  rivière. 

L'assemblée  s'est  séparée  après  la  sixième  séance  avec  l'espoir 
de  se  réunir  bientôt  et  souvent  autour  de  l'aimable  président,  qui 
sait  si  bien  faire  jaillir  la  lumière  autour  des  questions  qu'il  pose  et 
mettre  en  valeur  les  modestes  vignerons,  hésitans  à  donner  un  avis 
devant  la  docte  école  que  H.  de  Hontlaur  a  si  justement  nommée 
l'école  de  viticulture  de  France. 


LdwENHJELM,  duchesse  de  FrrzrlAMis. 


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L'ÉCOLE  FKANÇAISE  DE  EOME 


SES    PREMIERS    TRAVAUX. 


L 

ANTIQUITÉ    CLASSIQUE. 


L' opinion  a  si  bien  accueilli  l'École  française  de  Rome  dès  sa 
création,  elle  l'a  si  résolument  entourée  de  ses  sympathies  et  de 
ses  espérances,  ces  sympathies  se  sont  trouvées  si  heureusement 
efficaces,  elles  ont  si  bien  accompagné  la  ferme  volonté  du  gouver- 
nement et  des  chambres  en  faveur  de  l'institution  nouvelle,  qu'un 
compte -rendu  public  des  efforts  qu'elle  a  tentés  et  des  résultats 
qu'elle  croit  avoir  atteints  devient  une  sorte  de  devoir  et  sera  peut- 
être  le  bienvenu.  Nul  n'a  pensé  qu'une  telle  fondation  pût  demeu- 
rer sans  utilité  effective.  Nul  n'a  regardé  comme  douteux  que  le 
conunerce  familier  avec  les  souvenirs  et  les  monumens  de  l'anti- 


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6A6  RETUE   DES  DEUX  MOIVDES. 

quité  classique,  avec  les  plus  belles  œuvres  de  l'art  ancien  et  mo- 
derne, ne  pût  offrir  d'admirables  ouvertures  à  de  jeunes  intelli- 
gences bien  préparées,  et  les  conduire  avec  succès  dans  la  voie  do 
la  science  ou  vers  la  noble  tâche  de  l'enseignement.  Le  groupement 
sous  une  b(mne  discipline  intellectuelle  et  morale  double  les  forces 
et  les  rend  plus  fécondes.  Il  faut  d'ailleurs  à  notre  éducation  natio- 
nale une  inspiration  toujours  renouvelée  :  une  faveur  intelligente 
aux  études  spéciales  doit  être  puissante  à  entretenir  son  incessant 
progrès.  Voilà  pourquoi  il  est  bien  d'avoir  créé  il  y  a  quarante  ans 
l'École  française  d'Athènes,  tout  récemment  l'École  française  du 
Caire,  et  d'avoir  fondé  une  colonie  scientifique  à  côté  de  notre  Aca- 
démie de  France  à  Rome.  Notre  villa  Médicis  est,  on  en  convient, 
une  glorieuse  maison,  et  la  fondation  de  Colbert,  après  deux  siècles 
de  succès,  est  consacrée.  On  reconnaît  qu'en  Egypte  nous  avons  à 
continuer  tout  au  moins  une  grande  et  belle  tradition  scientifique, 
et  qu'il  est  bon  d'assurer  des  disciples,  des  successeurs,  à  Cham- 
pollion  le  jeune,  à  Letronne,  à  de  Rougé,  à  Mariette.  Ce  n'est  pas 
parce  que  les  écoles  d'Athènes  et  de  Rome  embrassent,  par  la  nature 
de  leurs  études ,  une  culture  plus  générale  que  l'utilité  en  devra 
paraître  moins  évidente. 

Les  services  que  notre  École  d'Athènes  a  rendus  à  l'enseignement 
et  à  la  science,  qui  ne  les  connaît?  Il  suffit,  pour  une  première 
période,  de  rappeler  quels  maîtres  elle  a  donnés  à  la  génération 
actuelle;  il  suffit,  pour  l'époque  ultérieure,  de  feuilleter  ses  publi- 
cations et  surtout  le  précieux  Bulletin  de  correspondance  hellé- 
nique^ tableau  fidèle  de  son  activité  quotidienne.  Pas  un  monument 
n'est  découvert  sur  un  point  quelconque  de  l'Orient  hellénique  ou 
de  la  Grèce  que  ce  Bulletin  n'en  donne,  avec  une  excellente  image 
bien  souvent,  un  utile  commentaire.  Point  de  travaux  de  vulgarisa- 
tion, peu  de  mémoires  très  étendus  ;  rien  que  des  informations  très 
précises,  des  accroissemens  réels  à  notre  connaissance  de  la  civili- 
sation et  de  l'art  antiques.  Deux  ou  trois  cents  inscriptions  inédites 
sont  publiées  là  chaque  année.  M.  HomoUe  vient  d'y  donner  tout 
récemment  les  prémices  des  belles  fouilles  que  son  séjour 
d'Athènes,  suivi  de  missions,  lui  a  permis  de  faire  à  Délos 
qu'il  a  déblayé  entièrement  le  sanctuaire  apollinien.  Il  a 
les  arcUves  de  Ul  ville  avec  celles  du  temple,  c'est-Àrdire 
lureuses  inscriptions  qui  nous  instruisent  des  opérations  fi 
pur  lesquelles  le  clergé  de  Délos  se  traosformait  en  une  vaste 
promotrice  du  commerce,  de  la  navigalioii,  des  colonies.  U  i 
mille  textes  au  moins,  l'un  de  cinq  cent  dix  lignes ,  l'autr 
de  trois  eeolis  lignes,  une  vingtaine  de  cent  cinquante  à  ai 
lignes.  Airec  cela  des  fragmens  de  statues,  des  bas-jreliefsi  c 


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L'éOOCE  FRAKÇàlSE  DE  HOME.  6&7 

coites,  qui  permettront  d'établir  des  séries  arehalqnes*  Secondé  par 
tf.  Nénot,  lequel  aflSrmeque  ses  travaux  pour  la  constniiction  de  la 
future  Sorbonne  ne  feront  pas  tort  à  cette  orflaboration  sayantOi 
H.  Homdie  prépare  une  grande  publication*  L'École  française 
d'Âtbènes  aura  fait  à  la  science,  par  ces  fouilles  de  Délos,  un  pré- 
sent plus  considérable  peut-être  que  TAllemagne  par  les  réecoites 
foiHlles  d'Olympie. 

Ce  ne  sont  pas  là  de  médiocres  services  rendus  à  notre  pays»  car 
la  grandeur  intellectuelle  d'une  nation  qui,  comme  la  France,  a  des 
liens  intimes  avec  le  lointain  passé,  se  mesure  en  partie  sur  œ 
qu'elle  retient  encœre  de  la  forte  et  sévère  culture  classique;  ce 
lui  est  un  Ken  et  conmie  une  solidarité  profitable  avec  certaines 
grandeurs  que  le  génie  mod^ne  n'a  ni  dépassées  ni  même  atteintes. 
L'(»*)ginalité  du  génie  grec,  la  très  vive  part  qu'il  a  i»*is6  à  TcBuvre 
générale  de  la  civilisation  occidentale,  non-seulement  par  la  philo- 
sophie, mais  par  le  grand  art  et  par  les  ingénieuses  combinaisons 
du  droit  politique,  ne  sont  pas  encore  autant  étudiées  et  connues 
qu'elles  pourraient  l'être  :  nous  en  avons  la  preuve  dans  nos  pro- 
grès mêmes.  Tout  ce  qui  nous  avance  dans  cette  voie  profite  à  nos 
intérêts  les  plus  élevés.  Ce  n'est  pas  seulement  l'érudition  française 
qui  s'en  accroît;  notre  enseignement  public,  tout  le  premier,  en 
profite.  (k'Qit-cm  que  les  jeunes  maîtres  formés  de  la  sorte  à  l'école 
de  Tantiqnité  même  enseignent  à  leur  retour  sans  un  progrès  vivant? 
Ils  connaissent,  pour  les  avoh*  pratiquées,  la  méthode  et  la  critique. 
Avec  les  ressources  nouvelles  de  l'^igraphie,  ils  interprètent  mieux 
qu'on  ne  le  faisait  jadis  les  institutions  politiques  et  dviles.  Ils  expli- 
quent nos  antiquités,  ils  recueillent  nos  inscriptions.  Leur  esprit  et 
leur  vue  même  se  sont  exercés.  Ils  sont  familiers  avec  les  monu- 
mens.  Les  musées  de  nos  provinces  prennent  un  sens  nouveau,  com- 
mentés par  eux.  L'histoire  de  l'art,  cette  manifestation  séduisante 
et  insigne  de  quelques-unes  des  plus  belles  facultés  de  l'esprit 
humain,  pénètre  enfin  dans  notre  éducation  publique,  qui  se  ravive, 
grâce  à  une  heureuse  contagion,  par  une  science  plus  précise  chez 
les  maîtres,  par  une  curiosité  phis  hante  et  plus  féccmde  chez  les 
élèves. 

Si  de  tds  résultats,  dès  maintenant,  ne  peuvent  être  contestés  à 
la  belle  activité  de  notre  ticole  française  d' Aliènes,  l'École!  française 
de  Rome  a  pu  avoir  de  semblables  espérances* 

Les  dilBérences  sont  notables  entre  l'une  et  l'autre;  elles  n'ont 
pas  toutes  deux  les  mêmes  mojeas  de  réussir  et  d'être  utiles.  La 
première  est  composée  exclusivement,  oo  peut  le  dire^  d'agrégés 
sortant  de  l'École  normale  supérieure,  et  ces  jeunes  gens  ont  tous 
le  même  avenir,  l'enseignement  dans  rOniversité.  De  plus,  pendant 


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6A8  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  séjour  en  Grëce^  ils  n'ont  qu'un  seul  objet  commun  d'étude, 
l'antiquité  grecque.  Autre  est  la  carrière  ouverte  à  l'École  françùse 
de  Rome;  différentes  sont  les  conditions  de  son  recrutementi  celles 
des  études  et  de  l'avenir  de  plusieurs  de  ses  membres.  Elle  reçoit  au 
nombre  de  six ,  comme  l'ËcoIe  d'Athènes ,  des  élèves  sortant  de 
l'École  normale,  mais  aussi  de  l'École  des  chartes  et  de  l'École 
des  hautes  études.  Tous  se  destinent  aux  travaux  érudits;  mais  les 
premiers  seuls,  munis  de  l'agrégation,  sont  régulièrement  voués 
à  la  carrière  de  l'enseignement.  Plusieurs  des  élèves  de  l'École  des 
hautes  études  s'occupent  d'ailleurs,  comme  ceux  de  l'École  normale, 
de  l'antiquité  classique,  de  sorte  que  ce  fonds  de  culture  intellec- 
tuelle, le  plus  solide  et  le  plus  fécond,  reste  pour  l'École  de  Rome, 
ainsi  qu'il  convient,  le  principal.  Mais  ceux  que  l'École  des  chartes 
a  préparés  s'adoDuent  exclusivement  à  l'étude  du  moyen  âge.  Nous 
dirons  combien  c'est  là  pour  nous,  en  Italie,  un  riche  et  important 
domaine. 

La  double  antiquité  classique  appartient  en  une  certaine  mesure 
à  l'Ecole  française  de  Rome.  —  Elle  a,  dans  le  sud  de  l'Italie  et 
en  Sicile,  toute  une  Grèce  avec  ses  temples,  ses  vases  peints,  ses 
terres  cuites.  La  Grèce  propre  devient  pour  eUe,  depuis  la  conquête, 
comme  une  sorte  de  province.  Outre  cela,  les  bibliolbèques  italiennes 
possèdent  en  grand  nombre  les  manuscrits,  latins  ou  grecs,  que 
le  philologue  doit  étudier  et  comparer  lorsqu'il  veut  établir  les  textes 
dans  leur  exactitude  et  leur  pureté.  —  Pour  ce  qui  est  de  l'anti- 
quité romaine,  ce  n'est  pas  assez  de  dire  qu'elle  lui  appartient  tout 
entière  :  il  y  faut  adjoindre  les  antiquités  italiques.  Déjà  le  progrès 
des  études  nous  a  livré  bien  des  lumières  concernant  l'histoire  et 
la  civilisation  de  ces  peuples,  Osques,  Étrusques,  Sabins,  Sam- 
nites,  Yolsques,  Harses,  qui  habitaient  l'Italie  avant  Rome,  qui  ont 
vécu  indépendans  pendant  plusieurs  siècles  encore,  et  qui  ont 
exercé,  même  depuis  leur  défaite,  un  rôle  dans  les  destinées 
italiennes  :  on  retrouve  les  murs  imposans  de  leurs  cités,  les  pro- 
duits de  leur  industrie,  les  débris  de  leur  langage.  11  faut  poursuivre 
ces  recherches.  Des  inscriptions  inédites,  grecques  ou  latines,  sont 
encore  à  retrouver  çà  et  là,  même  après  la  publication  des  grands 
recueils  ;  celles  qui  sont  publiées  demandent  à  être  commentées  et 
mises  en  œuvre.  Combien  la  science  de  l'antiquité  peut,  à  Rome  et 
en  Italie,  s'appliquer  en  des  voies  variées  et  multiples,  on  peut  le 
calculer  par  la  pensée  de  ces  innombrables  sujets  d'étude,  manu- 
scrits, statues,  bas-reliefs,  sarcophages,  bronzes  et  peintures,  terres 
cuites,  vases  peintB,  pierres  gravées,  camées,  monnaies  et  médailles, 
édifices  intacts  ou  en  ruine,  voies  publiques,  constructions  sou- 
terraines, sépultures  de  bien  des  ftges  différens. 


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ffTf'niffl    •  d 


l'école  française  de  home.  6i9 

Yoilà  tout  un  appareil  plus  abondant  en  Italie  qu'en  Grèce 
pour  certaines  branches  d^  la  science,  et  fait  pour  donner  à  Ten- 
semble  des  études  de  l'École  française  de  Borne  une  plus  grande 
variété. 

Il  y  a  toutefois  uoe  autre  différence.  L'École  d'Athènes  n'a  pas 
été  gênée  dans  sa  liberté  d'action  par  des  concurrences  nombreuses 
ou  actives.  Il  y  a  bien  une  Société  archéologique  nationale,  qui  assiste 
l'éphcnrie  oflidelle  par  une  surveillance  des  fouilles  et  des  monumens, 
qui  entreprend  elle-même  des  explorations,  achète  des  objets  d'art, 
les  fait  connaître  par  ses  expositions  et  par  ses  journaux.  Il  y  a  de 
plus,  depuis  neuf  ans ,  une  succursale  de  Y  Institut  allemand  de 
Borne.  Hais  ces  diverses  institutions,  soit  par  l'insuflQsance  de  leurs 
ressources,  soit  à  cause  de  leur  date  assez  récente,  n'ont  pas  encore 
jeté  des  racines  très  profondes. 

Il  en  va  à  Rome  tout  autrement  :  Allemands  et  Italiens,  sous  ce 
rapport,  y  sont  fortement  constitués.  Il  convient  de  connaître  cette 
double  organisation  et  d'en  tenir  un  grand  compte  si  l'on  veut  pou- 
voir apprécier  les  conditions  qui  ont  été  faites  toîit  d'abord  à  l'Ecole 
française  de  Rome. 

Le  récit  des  origines  de  V Institut  de  correspondance  archéolo^ 
gique  de  Borne j  aujourd'hui  puissant  entre  les  mains  du  gouver- 
nement impérial  (dlemand,  est  une  page  de  l'histoire  littéraire  et 
scientifique  de  notre  époque.  L'intéressant  et  fécond  réveil  qui  a 
suivi  les  troubles  profonds  de  la  révolution  et  de  l'empire  s'est  pro- 
duit avec  des  aspects  divers  dans  les  principaux  pays  de  l'Europe 
occidentale.  Plus  spécialement  dirigé  en  France  dans  le  sens  de  la 
culture  littéraire  et  historique,  il  a  pris  en  Allemagne  une  allure  tout 
érudite  et  critique;  il  a  trouvé  en  Italie,  pour  l'engager  dans  les 
voies  de  l'archéologie  classique,  les  attaches  de  la  tradition,  les  ten- 
dances de  certaines  qualités  natives,  et  Tattrait  de  découvertes  écla- 
tantes comme  il  n'en  manque  jamais  en  de  pareils  temps.  Ce  fut 
d'abord  l'art  grec  qui  parut  se  révéler  sous  un  jour  nouveau.  Certes 
on  n'avait  jamais  cessé  entièrement  d'en  soupçonner  le  prix  :  les 
efforts  de  M.  de  Nointel  au  xvu*  siècle ,  du  comte  de  Choiseul- 
Gouflier  au  xviu®,  de  lord  Elgin  au  commencement  du  xix®,  le  disent 
assez.  On  avait  eu  les  dessins  de  Dodwell,  la  grande  publication  de 
Stuart  sur  Athènes,  les  voyages  de  Brôndsted  en  1819.  Une  mis- 
sion anglaise  et  allemande,  dont  faisait  partie  le  comte  de  Stac- 
kelberg,  avait  découvert  en  1810  et  1811  les  célèbres  statues 
d'Égine,  aujourd'hui  à  Munich,  et  les  bas-reliefs  du  temple  d'Apol- 
lon de  Bassae ,  près  Phigalie  en  Morée ,  que  l'architecte  français 
Rocher  avait  signalés  dès  1765.  Cependant  les  dessins  de  Garrey, 
exécutés  pour  M.  de  Nointel,  témoignent  d'une  incomplète  intel- 


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REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

ligenoe  de  Tart  hellénique;  précieux  maigre  cela,  ils  furent  peu 
remarqués;  ils  se  perdirent  presque  immédiatement  au  milieu  de 
l'indifférence  générale.  Quant  aux  marbres  d'Elgin,  achetés  par  le 
gouvernement  anglais  en  1816,  ils  n'occupèrent  pas  non  plus  tout 
d'abord  l'attention.  La  journée  de  Navarin  en  1827  vint  mettre  fin 
à  ces  inexpériences  du  goût  et  déchirer  un  voile.  La  patrie  et  le 
sol  helléniques  furent  délivrés  de  la  domination  turque.  Le  voyar 
genr  instruit,  l'homme  d'étude,  put  désormais  aller  contempler  l'art 
grec  en  Grèce  même,  face  à  fkce,  dans  son  cadre,  sous  la  lumière 
natale.  On  put  s'accoutumer  à  la  vue  des  monumens,  fouiller  le 
sol  et  comparer  de  nombreux  spécimens.  L'œil  et  l'esprit  se  for- 
mèrent &  ces  fortes  et  pénétrantes  beautés.  On  cessa  de  regarder  la 
sculpture  et  l'architecture  antiques  par  les  yeux  de  Vitruve;  per^ 
sonne  ne  fut  plus  tenté  de  croire  le  Parthénon  contemporain  d'Adrien  ; 
on  commença  de  comprendre  la  majesté  dorienne,  le  caractère 
simple,  sévère,  religieux  des  œuvres  de  Phidias,  la  beauté  de  ce  qui 
l'avait  précédé.  En  même  temps,  on  entendit  mieux  la  poésie  de 
Kndare.  Le  goût  public  était  redressé,  l'intelligence  en  fait  d'esthé- 
tique était  agrandie  et  rectifiée;  et  cette  vue  plus  complète  des 
œuvres  du  génie  hellénique  remettait  en  leur  place  et  pour  ainsi 
dire  au  point  les  œuvres  romaines. 

Dans  le  même  temps,  d'insignes  découvertes,  en  Italie  mênae, 
étonnaient  les  esprits  et  excitaient,  avec  la  curiosité,  l'ardeur  scien- 
tifique. Les  fouilles  de  Pompéi  avaient  été  poursuivies  avec  une 
grande  activité  de  1812  à  181&.  On  ouvrait,  au  printemps  de  1827, 
les  premières  tombes  peintes  de  Gometo,  quelques  mois  plus  tard 
celles  de  Ghiusi.  L'année  suivante,  les  fouilles  pratiquées  dans  les 
domaines  de  Lucien  Bonaparte,  prince  de  Canino  et  Musignano, 
puis  celles  de  la  grande  nécropole  de  Yulci,  donnaient  des  vases 

Ïeints  en  quantité  considérable.  Ce  monde  mystérieux  de  l'ancienne 
trurie  apparaissait,  non  plus  seulement,  comme  jadis,  sous  un 
aspect  uniquement  sinistre  et  bizarre,  mais  avec  d'intéressans 
reflets  de  l'art  et  de  la  civilisation  grecs. 

G'était  à  Bome  surtout  que  se  traduisaient  ces  émotions.  Un  petit 
nombre  de  savans  italiens  y  conservaient  le  feu  sacré  :  Fea,  Guat* 
tani,  Philippe  Aurèle  Visconti,  frère  d'Ennio  Qmrino,  qui  fut  con- 
servateur du  Louvre  et  membre  de  l'Institut;  Gaetano  Marini,  le 
célèbre  custode  de  la  Yaticane;  Bartolomeo  Borghesi,  qui  commen- 
çait sa  grande  réputation  d'épigraj^iiste.  Hais,  en  outre,  des 
groupes  étrangers,  formés  à  Bome  dès  le  commencement  du  siècle, 
éveillaient  l'esprit  public  et  suscitaient  une  agitation  féconde.  La 
colonie  allemande  s'y  inspirait  en  particulier  des  souvenirs  de  Wmc- 
kelmann  et  de  Lessmg,  les  deux  rénovateurs  de  l'esthétique.  Dans 


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l'école  FRAIIÇAISS  DE  BOME.  OU 

les  salons  du  baron  de  Humboklt,  représentant  de  la  Prusse,  ia 
sodôlé  romaine,  prélats,  princes  et  grandes  dames,  se  rencontrait 
aTec  des  )ittâ*ateurs  et  des  artistes  yenns  de  tontes  les  parties  de 
l'Europe.  On  y  voyait  ensemble  Lucien  Bonaparte,  le  yienx  Seroox 
d'Agincourt,  PauHrOuis  Courier,  M"*  de  Staël,  qui  méditait  Coriîme^ 
ses  amis  Frederica  Brun  et  Auguste-Guillaume  Scblegel,  et  puis 
Tieck,  Bumohr,  Rauch,  Welcker,  les  Danois  Thorfaldsen  et  Zoega,  le 
Suédois  Akerblad,  etc.  L'occupation  française  causa  dans  ces  cercles 
un  grand  trouble,  tout  en  rrâdant  hommage  à  ces  monomens  de 
Tart,  à  ces  registres  d'archives  dont  le  vainqueur  revendiquait  la 
possession.  Le  calme  rétabli,  les  trophées  rendus,  les  successeurs 
de  Humboldt  à  la  légation  pinossienne,  Niebubr  et  Bunsen,  viiBDt 
se  reformer  autour  d'eux  et  sous  leur  principale  inspiration  ce 
groupe  d'amis  de  l'antiquité  que  les  récens  événemens  avaient 
dispersés.  Miebubr,  à  la  fois  juriste,  philologue,  paléographe,  his- 
torien, patriote,  étonnait  par  une  sorte  de  divination  du  passé, 
non  sans  une  science  pénétrante  et  des  raviasemens  poétiques»  Le 
séjour  de  Rome,  sa  belle  et  pittoresque  demeure  au  palais  Savelh, 
qui  n'était  autre  que  l'ancien  et  magnifique  théâtre  de  Marcelkis, 
lui  étaient  profondément  chers.  Quant  à  Bunsen,  quiconque  a  lu 
ses  mémoires  connatt  son  élévatîeai  d'écrit.  11  aurait  voulu  se 
vouer  tout  entier,  comme  par  une  sorte  de  mission  sacerdotale, 
à  ses  études  d'hymnograpliie  et  de  Klurgie  ;  mais,  sur  lui  aussi, 
Kome  et  l'antiquité  exerçaient  une  séduction  irrésistible;  il  habitait 
au  Gapitc^,  sur  l'emplacement  même  de  l'ancien  temple  de  Jupher, 
dans  le  palais  CaflareQi,  aloirs  demi-mine.  Il  respectait  Niebuh! 
Gomone  un  mahre  et  se  donnait  à  lui.  Tous  deux  s^associèrenl  en 
1823  l'excellent  Edouard  Geteard.  Élève  de  Bôckh  et  de  FrédèriG- 
Auguste  Wolf ,  Gehrard  professait  à  bon  droit  que  la  philologie  est 
b  base  indispensablo  des  fortes  études  en  mythologie  et  en  archéo- 
logie classique.  Sa  bonne  et  saine  érudition  compensa  les  excès 
d'enthousiamie  de  quelques-uns  de* ses  coHaborateurs.  Sans  trop  que- 
reller ces  adorateurs  de  l'orphisme,  Gehrard  foirda  avec  eux  la  Société 
dite  des  Hyperboréens  rmnmm^  et  ce  fut  le  berceau  de  Thtstttnt 
êe  correspondance.  Un  jeune  et  gén^cux  Français  les  y  vmi 
beaucoup  aidés.  Ht.  de  Luynes  n'avait  encore  que  vingtHânq  ans,  et 
d^  sa  n<4>le  ardeur  le  désignait  comme  un  des  protecteurs  de  toute 
entreprise  favorable  aux  sciences,  aux  lettres  et  aux  arts.  Il  s'inté- 
ressa facilement  au  projet  d'une  publication  périodique  destinée  à 
faire  connaître  sans  retard,  par  des  représentations  accompagnées 
de  commentaires,  les  découvertes  archéologiques  à  mesure  qu'elles 
se  produiraient.  U  esquissa  avec  Gehrard  un  plan  qui  avait  de  la 
grandeur.  11  s'agissait  dé  fonder  une  association  européenne,  Avisée 


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652  RETUE  DES  DEUX   MONDES. 

en  sections  suivant  les  nationalités,  qui  publierait  par  ses  propres 
ressources  des  planches  in-folio  et  un  Journal  universel  de  F  archéo- 
logie, en  italien  et  en  français.  On  y  ajouterait  un  Bulletin  donnant 
la  chronique  des  fouilles.  Quelques  chrconstances  ayant  retardé  l'exé- 
cution de  ce  projet,  survint  le  voyage  du  prince  héréditaire  de 
Prusse,  le  futur  Frédéric-Guillaume  IV.  Gehrard  le  gagna  sans 
peine  à  l'œuvre  qu'on  méditait.  Il  obtint,  par  le  grand  crédit  qu'avait 
M.  de  Blacas,  notre  ambassadeur  à  Naples,  l'adhésion  des  princi- 
pales cours  italiennes.  Ces  patronages  assurèrent  la  nouvelle  insti- 
tution. La  Société  hyperboréenne  ne  fut  bientôt  plus  qu'un  sou- 
venir, que  Gehrard  consacra  plusieurs  années  après  par  la  publication 
de  deux  volumes,  dont  le  second  était  très  justement  dé(Ûé  à  M.  de 
Luynes,  eiV  Institut  de  correspondance  archéologique  se  trouva  fondé 
avec  sa  triple  pubrication  dès  1829  :  Monumenti  in-folio,  Annali  et 
Bullettino  in-octavo.  Le  système  de  sections  étrangères  n'eut  pas 
de  succès;  la  section  française  dura  seule  quelques  années,  sous 
la  direction  immédiate  du  duc  de  Luynes,  de  Guigniaut,  Letronne 
et  Quatremère  de  Quincy,  avec  la  collaboration  de  Ch.  Lenormant, 
de  Raoul  Rochette  et  de  M.  de  Witte. 

h* Institut  de  correspondance  a  eu,  dès  son  origine,  deux  mérites 
qu'il  serait  injuste  de  méconnaître.  Le  premier,  c'est  d'avoir  su 
éviter  les  formes  et  les  allures  académiques.  Là  seulement  où  elles 
sont  le  témoignage  d'anciennes  traditions,  ces  formes  peuvent  par- 
ticiper à  ce  que  les  traditions  ont  de  respectable.  Aux  réunions  de 
X Institut  de  correspondance^  dès  l'origine  et  encore  aujourd'hui, 
point  de  discours  d'apparat  ;  on  lit,  on  démontre  au  tableau ,  on 
présente  un  objet  qu'on  décrit  avec  soin  et  en  détail,  on  discute. 
Gonune  il  y  a  toujours  présent  quelque  maître  de  la  science,  et 
pour  président,  depuis  de  longues  années,  un  savant  tel  que  le  pre- 
mier secrétaire  actuel,  M.  Henzen,  il  n'est  pas  à  craindre  que  le 
niveau  des  lectures  et  des  discussions  vienne  à  s'abaisser.  Le  second 
mérite  de  Y  Institut  de  correspondance  est  d'avoir  eu  dès  l'origine  et 
d'avoir  conservé  longtemps  un  certain  caractère  international.  C'est 
ce  qui  lui  a  valu  la  très  précieuse  assistance  de  H.  de  Luynes.  Quoique 
peu  satisfait  qu'on  eût  recherché  le  patronage  du  prince  de  Prusse, 
H.  de  Luynes  n'en  prodigua  pas  moins  ses  obligeans  services  à  une 
fondation  que,  dans  l'intérêt  de  la  science,  il  avait  beaucoup  sou- 
haitée. Il  donna  ses  soins  à  la  publication  de  plusieurs  des  premiers 
volumes»  il  fit  présent  d'un  certain  nombre  de  cuivres,  il  exécuta 
lui-même  des  dessins  pour  les  Monumenti.  Bien  plus,  il  sauva 
mainte  fois  de  ses  deniers,  au  moment  d'une  ruine  imminente,  l'en- 
treprise qui  lui  était  chère.  Devenu  établissement  officiel,  prussien 
en  1871 ,  impérial  en  1874,  V Institut  de  correspondance  n'a  pas,  il 


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l'école  française   de  ROME.  653 

faut  le  diret  oublié  son  premier  et  son  plus  utile  bienfaiteur.  Le 
buste  et  le  médullon  de  M.  de  Luynes  occupent  sur  un  des  murs 
extérieurs  et  dans  la  grande  salle  de  la  bibliothèque  actuelle  une 
des  premières  places  d'honneur.  Le  caractère  international  dont  cet 
hommage  est  le  meilleur  symbole  persiste  même  en  quelque  mesure. 
Les  séances  sont  publiques,  et  Tusage  de  la  langue  allemande  en 
est  absolument  exclu. 

Là  s'est  concentrée,  si  Ton  excepte  les  publications  continues 
d'académies  locales  dont  quelques-unes  sont  très  dignes  d'estime, 
presque  toute  l'activité  italienne  en  fait  de  recherches  archéologi- 
ques depuis  1830  jusqu'à  nos  jours.  V Institut  rendait  un  grand 
service  à  l'Italie  en  établissant  d'un  bout  à  l'autre  de  la  péninsule 
tout  un  réseau  de  correspondances  régulières.  Pour  un  pays  poliii- 
quement  encore  si  morcelé,  c'était  un  commencement  d'uniCcation 
dans  le  domaine  intellectuel,  et  par  là  une  sorte  de  progrès  national. 
Le  nouveau  royaume,  à  peine  formé,  allait  tourner  à  son  avantage 
le  progrès  accompli  en  commun  ;  il  allait  emprunter,  pour  ses  pro- 
pres intérêts,  l'organisme  établi  depuis  près  d'un  demi-siècle  sur 
son  propre  territoire  par  des  mains  étrangères. 

Cette  œuvre  récente  est  due  tout  entière  à  M.  Fiorelli,  le  célèbre 
directeur  et  historien  des  fouilles  de  Pompéi.  Sa  renommée  date 
d'il  y  a  quarante  ans.  Ni  la  confiance  du  ministre  Santangelo  à 
Naples,  ni  plus  tard  celle  du  comte  de  Syracuse,  qui  Tavait  pris  en 
grande  amitié  pour  ses  fouilles  heureuses,  ni  sa  belle  publication 
des  inscriptions  osques  ne  le  préservèrent  de  la  persécution  des 
Bourbons,  de  l'emprisonnement  et  de  l'exil.  Devenu,  après  la  révo- 
lution italienne,  directeur-général  des  fouilles  et  musées  du  royaume, 
il  eut  à  cœur  d'instituer  promptement  d'un  bout  à  l'autre  de  la 
péninsule  des  inspecteurs  et  des  custodes  chargés  d'une  surveil- 
lance officielle  pour  tout  ce  qui  concernait  l'archéologie.  Le  premier 
devoir  de  ces  fonctionnaires  est  la  conservation  des  monumens  anti- 
ques. Ils  sont  les  représentans  et  les  organes  des  droits  de  l'état 
sur  chaque  découverte  nouvelle,  dont  ils  doivent  informer  aussitôt 
la  direction  centrale.  Ils  surveillent  le  commerce  des  antiquités  et 
les  excavations  des  particuliers  eux-mêmes  sur  leurs  propres 
domaines.  Pas  une  inscription,  pas  un  bas-relief,  pas  une  colonne 
ne  doit  revoir  le  jour  sans  qu'une  relation  soit  envoyée  à  Rome,  au 
ministère  de  l'instruction  publique,  dont  fait  partie  la  direction  de 
M.  Fiorelli.  Ces  rapports  sont  communiqués  à  l'Académie  royale  des 
Linceiy  qui  les  imprime  dans  ses  Mémoires.  Des  tirages  à  part  en 
sont  distribués,  de  manière  à  offrir  une  sorte  de  publicité  régulière, 
sous  ce  titre  :  Notizie  degli  scavi  di  anlichità.  C'est  le  journal  offi- 
ciel des  fouilles. 


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6&&  KETUE  mS  DEUX   BfOlfDES» 

RoEoe,  à  elle  seule,  atec  la  campagne  roHiaine,  est  un  diamp  de 
décofUTertes  incessantes.  Ce  sol  a  nn  bngage  et  des  répense»  à 
point  nommé  ponr  qui  l'inteiToge,  et  le  kasard  même  f  apporte 
des  smrprises  fréquentes.  Un  recueil  a  donc  été  créé,  depuis  fo  fin  de 
1872,  pour  servir  de  chronique  excfosirenent  romaine  :  c^est  le 
Bulletin  de  la  cammiêsion  archéologique  municipale^  puUkalion 
trimestrielle  qui,  non  contente  d'insérer  des  dissertations  su  sujet 
des  HioQumens  réc^mnent  rendus  à  la  lumière,  énumère  et  décrit 
un  &  un  tous  les  objets  que  le  sort  des-  fouiHes  ou  d'heureuses 
acquisitions  apportent  aux  musées  municipaux,  ceux  des  Conserva- 
teurs et  du  Capitole.  Ajoutons  à  ces  heureux  efforts  du  gouverne- 
ment italien  l'institution,  encore  peu  développée,  d'une  École  archéo- 
logique offrant  à  de  jeunes  érudits  les  moyens  d'aller  étudier  dans 
les  diverses  contrées  de  l'Italie  et  en  Grèce,  particulièrement  à 
Pomp^  et  à  Athènes.  Plusieurs  hommes  de  mérite  s'y  sont  déjà 
formés. 

En  résumé,  les  Attemands  otit  profité  à  Rome  du  sincère  con- 
cours de  toute  une  génération  qui,  pendant  la  première  partie  du 
XIX*  siècle,  sous  l'influence  d*un  souffle  de  concorde  et  de  paix,  sans 
distinction  de  nationalités,  s'était  dévouée  au  généreux  efibrt  d'une 
réelle  renaissance,  yoeurre  à  laqueDe  tous  avaient  travaillé,  spé- 
cialement la  France,  ils  l'ont  continuée ,  non  pas  seuls,  mais  c^- 
tainement  avec  une  énergie  partietdière.  Lorsque,  il  y  a  quatre  ans, 
à  l'occasion  du  cinquantième  anniversaire  de  ïlMtitut  de  corres- 
pondance^ les  délégués  des  principides  universités  et  sociétéssavantes 
de  TËurope  sont  venus  à  Rome,  c'était  bien  une  fête  allemande  qu'on 
célébrait.  Quant  aux  Italiens,  après  que  leur  pays  a  été  pendant  timt 
de  siècles  la  terre  adbptive,  BMtis  trop  souvent  aussi  la  proie  de  l'étran- 
ger, après  qu'ils  ont  vu  si  longtemps  les  savans  des  autres  peuples 
tirer  profit  avant  eux  et  sans  eux  de  leurs  admirables  trésors,  ils 
réclament  aujourcniUT  leur  part  principale;  ils  ne  veulent  plus  que 
leurs  objets  d'art  s'en  aillent  au  dd^s  parer  ces  galeries  publi- 
ques ou  privées  dent  les  nations  sont  fières;^  ils  entendent  publier 
eux-mêmes  leurs  conquêtes  inédites  et  en  instruire  comme  il  coo- 
vient  le  monde  savani;  ils  se  flattent  de  pouvoir  subvenir  avec 
leurs  propres  forces  au  progrès  continu  des  fouilles  nécessaires.  Qui 
voudrait  les  en  bl&flser?  Us  ont  eu  dans  tous  les  temps  des  anti- 
quaires admirables  parce  que  leur  génie  clairvoyant  convient  aux 
fines  recherches;  il  ne  sera  regrettable  pour  personne  qu'ils  repren- 
nent leurs  metlleures  traditions.  Ce  n'est  pas  à  nous  de  nous  plaindre 
de  ces  prises  de  possession,  puisqu'elles  profitent  à  la  science  et  que 
nous  avons  un  poste  semblid>Ie  à  Athènes.  H  s'agissait  seulement  de 
savoir  comment  l'École  française  pourrait,  dans  cet  ardent  mifieu,  se 


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l'eCOU  IBANÇAISl  DE  BOMS.  055 

iêke  sa  place.  Il  lui  fallait  tftcher  de  convertir  ea  occasions  d'appui 
rèciprocjoa  et  bienveillant  les  avantx^es  concpiis  par  d'antres  avant 
son  arrivée  à  Boine,  il  lui  fallait  Biettre  à  profit  les  ressourcea  qm 
constituaient  son  propre  fonds^  et  s'efforcer  de  l'augmenter  en  appe- 
lant à  elle  toua  les  bcuns  vouloirs»  EUe  ea  a  obtenu  de  très  effiectîfii 
et  de  1res  inattendnSâ 


n. 


On  pense  bien  qn'elle  s'est  fortifiée  tout  d'abord  de  la  pensée  inces- 
aaole  de  l'œuvre  qui  lui  était  ccHifiee.  Au  lendemain  d'Iéna,  la  Prusse 
a  eu  foi  dans  la  dignité  l&cande  du  travail  intellectuel,  de  l'effort 
sdentiGqtie,  Elle  a  cru  vnilement  qu'elle  trouverait  là  une  noble 
^[pression,  mais  aussi  un  énergique  instrument  de  son  patriotisnAe 
patient  et  résolu.  La  France  a  fait  qudque  chose  de  semblable  au 
lendeoiain  de  1871.  D'un  commun  accord,  les  pouvoirs  publics 
et  l'administration  supérieure  de  l'Université  ont  accompli  de  pro- 
fondes réformes  pour  fortifier  le  haut  enseignement,  sachant  bien 
que  de  là  dépend  la  force  réelle  de  toute  l'éducatioii  nationale.  La 
science  a  été  encouragée  dans  ses  voies  les  plus  spéciales  et  les 
plus  étroites,  seul  moyen  de  raviver  et  d'étendre  la  culture  géné- 
rale. —  L'institution  de  l'Éoole  française  de  Borne  devenait  un  des 
ressorts  nécessaires  de  cette  sage  conduite.  Pour  cela  et  pour 
le  reste,  elle  n'a  pas  oublié  un  seul  jour  qu'elle  occupait»  à  une 
date  solennelle  et  peut-être  décisive  de  notre  histoire,  un  poste 
avancé  en  pays  ami,  mais  étranger. 

En  tète  de  ses  meilleurs  alliés,  elle  place  naturellement  ses 
fondateurs.  La  pensée  de  créer  une  école  savante  à  Rome  comme 
à  Athènes  avait  failli  plusieurs  ibis  déjà  se  réaliser.  IL  Léon  Renier, 
alors  que  le  Palatin  i^ppartenait  à  Napoléon  UI ,  avait  été  chargé 
d'étudier  le  projet;  M.  Duruy  s'en  était  occupé.  Le  passage  à  Rome 
des  membres  de  l'École  d'Athènes  servit  d'occasion  et  de  point 
d'attache.  Un  décret  du  25  mars  1873  disposa  qu'ils  devraient 
passer  toute  leur  première  année  en  Italie,  et  institua,  pour  les 
assister,  un  «  sous-directeur  de  l'Éoole  d'Athènes  en  résidence  à 
Rome.  »  On  eut  ainsi  comme  une  succursale  de  notre  colonie 
grecque.  Bientôt ,  te  26  novembre  187A ,  un  décret  réorganisant 
l'i^cole  française  d'Athènes  donna  à  ce  qui  en  avait  été  officielle- 
ment jusqu'alors  la  section  romaine  une  existence  propre  :  on  eut 
une  a  École  archéologique  de  Rome,  »  dont  le  sous-directeur  de 
l'Ëcole  d'Athènes  devenait  en  même  temps  directeur.  Ce  n'était 


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656  KETUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  un  établissement  définitif;  il  n'y  avait  encore  ni  recrutement 
fixe  ni  budget.  La  nouvelle  École  n'en  était  pas  moins  législative* 
ment  fondée;  elle  allait  être  entièrement  constituée  le  20  novembre 
1875  par  un  décret  spécial  qui  la  séparait  de  l'École  d'Athènes  et 
lui  donnait  son  nom.  Ce  résultat  final,  ainsi  que  le  rapide  dévelop- 
pement qui  l'avait  amené,  était  dû  au  patriotique  bon  vouloir  de 
divers  ministres,  particulièrement  de  M.  Jules  Simon  depuis  1872, 
puis  de  M.  Wallon,  mais  aussi  et  surtout  à  la  persévérante  énergie 
de  H.  Albert  Dumont,  auquel  revient,  pour  une  très  grande  part,  le 
mérite  de  la  fondation  première.  C'est  lui  qui,  à  travers  mille  diffi- 
cultés ,  a  su  obtenir  les  assentimens  officiels.  L'École  française  de 
Rome  une  fois  créée,  il  fut  placé  à  la  tête  de  cette  École  d'Athènes 
qu'il  allait  animer  d'une  vive  ardeur;  mais  c'était  pour  revenir  bien- 
tôt continuer  en  France  une  carrière  administrative  commencée  avec 
tant  d'éclat.  Devenu  directeur  de  l'enseignement  supérieur,  il  a 
beaucoup  contribué  au  progrès  scientifique  de  ces  derniers  temps. 
Quant  à  la  direction  de  l'École  de  Rome,  elle  était  confiée  ou,  pour 
mieux  dû'e,  imposée  à  qui,  loin  de  rechercher  ce  péril,  l'a  connu  et 
ressenti  jusqu'au  dernier  jour. 

Le  décret  du  20  novembre  1875  réglait  d'abord  le  mode  de 
recrutement.  Les  membres  de  l'École  d'Athènes  devaient  encore 
passer  une  année  entière  en  Italie;  mais  c'était  là  un  souvenir  du 
passé  qui  ne  persista  pas.  On  s'aperçut  que  ce  séjour  hors  de  Grèce 
ne  suffisait  pas  pour  le  choix  et  l'achèvement  de  sérieuses  études 
locales  et  empiétait  trop  sur  le  temps  réclamé  par  la  vraie  mis- 
sion :  on  le  réduisit  jusqu'à  l'annuler,  peu  s'en  faut.  Les  six  mem- 
bres propres  à  l'École  française  de  Rome  étaient  et  sont  encore  choi- 
sis comme  il  suit.  Au  mois  de  septembre  de  chaque  année,  l'École 
normale  supérieure,  l'École  des  chartes  et  l'École  des  hautes  études 
proposent  chacune  un  ou  plusieurs  candidats.  Ces  candidats  doivent 
être  à  l'avance  ou  agrégés  ou  munis  des  diplômes  spéciaux  à  leurs 
études.  Sur  la  proposition  du  directeur,  qui  a  fait  l'examen  comparé 
des  titres  et  qui  sait  les  besoins  de  l'École,  ils  sont  nommés  pour 
un  an  :  la  pension  leur  sera  renouvelée  une  seconde  ou  une  troi- 
sième fois,  selon  le  succès  et  l'exigence  de  leurs  travaux.  Les  seules 
obligations  réglementaires  sont  l'envoi  annuel  d'un  mémoire  que 
l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  appréciera  dans  un  rap- 
port lu  en  séance  publique  (1),  et  la  contribution  au  recueil  pério- 


(1)  Plasieun  de  ces  rapporU,  dus  à  M.  Egger,  sont  reproduits  dans  le  volume  qu'il 
Tient  de  publier  sous  ce  titre  :  la  Tradition  et  les  Réformes  dans  Venseignemen  uni- 
versitaire» Souvenirs  et  conseils^  Tolume  d'un  grand  intérêt,  qui  racoote  toute  une  vie 
consacrée  au  bien  public,  celle  d'an  des  maîtres  les  plus  respectés  de  [notre  temps. 


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L^icOfLR  FRANÇAISE  DE  BOME.  657 

digne  publié  par  l'École.  Aux  termes  d'un  récent  arrêté,  nul  envoi 
n'est  demandé  aux  membres  de  première  année  :  sage  disposition 
qui  encouragera  les  bons  esprits  à  s'engager  tout  de  suite  dans  les 
voies  étroites,  sans  avoir  à  craindre  de  ne  pas  obtenir  assez  tôt  des 
résultats  qu'ils  puissent  montrer.  A  cette  disposition  nouvelle  se 
rattacherait  la  question  de  savoir  si  les  pensionnaires  sortant  de 
l'École  normalci  dont  l'instruction  générale  est  toujours  excellente, 
sont  préparés  comme  il  conviendrait  aux  études  spéciales  qu'on 
attend  d'eux  à  Borne,  problème  à  la  fois  très  délicat  et  très  étendu, 
qui  impliquerait  l'examen  de  toute  notre  théorie  scolaire. 

On  est  établi  dans  le  palais  Famèse,  loué  au  roi  de  Naples.  La 
cour  et  les  portiques  ont  conservé  quelques  restes  des  collections 
d'antiques  qui  les  décoraient  jadis.  Au  premier  étage,  Tambas- 
sade  de  France  près  le  roi  d'Italie  occupe  ces  .dix  à  douze  salons 
et  la  célèbre  galerie  que  décorent  les  fresques  des  Carraches,  du 
Dominiquin  et  du  Guide,  très  belle  demeure  naguère  de  M.  le  mar- 
quis de  Noailles,  dont  le  nom  doit  être  inscrit  parmi  les  plus  actifs 
fondateurs  de  l'École  française  de  Rome.  —  Au  second  étage,  l'ap- 
partemeut  du  directeur,  les  salles  de  conférences  et  de  collections, 
et  la  bibliothèque. 

Après  ses  fondateurs,  l'École  doit  compter  ses  tuteurs  naturels, 
en  tète  desquels,  à  côté  de  l'administration  supérieure  de  l'Dni- 
versité,  elle  place  les  membres  de  l'Académie  des  inscriptions  et 
belles-lettres,  non  pas  seulement  pour  le  lustre  d'une  sanction  pré- 
cieuse à  ses  efforts,  mais  pour  les  conseils  affectueux  que  chacun 
d'eux  est  toujours  prêt  à  lui  prodiguer.  Dne  fonction  principale  du 
directeur  est  d'engager  et  d'entretenir  ces  liens  utiles  entre  les  maî- 
tres de  la  science  et  leurs  meilleurs  disciples. —Hais  l'École  a  rencon- 
tré en  outre  des  bienfaiteurs  sur  le  concours  désintéressé  desquels 
elle  n'avait  pas  le  droit  de  compter.  Cest  en  particulier  l'accroisse- 
ment de  sa  bibliothèque  qui  est  devenu  l'occasion  de  bons  offices 
envers  elle. 

Dans  une  ville  telle  que  Rome,  avec  un  cadre  d'études  aussi 
vaste  que  celui  qui  s'impose,  la  formation  d'une  très  riche  biblio- 
thèque est  pour  une  école  savante  une  question  vitale.  Les  grands 
dépôts  romains  soit  publics  soit  privés,  sont  nombreux,  il  est 
vrai,  et  très  précieux  par  d'anciens  fonds  qu'il  serait  difficile  d'ac- 
quérir aujourd'hui  ;  mais,  d'une  part,  il  faut  avoir  chez  soi  les  grands 
recueils  si  l'on  veut  non  pas  seulement  les  consulter,  mais  arriver 
à  les  connaître;  d'autre  part,  pour  peu  qu'on  veuille  travailler  avec 
rigueur,  ces  anciennes  bibliothèques  ne  sont  plus  au  courant  de  la 
science;  elles  ont  été  peu  augmentées  depuis  plus  d'un  demi- 
siècle,  de  sorte  que,  pour  certaines  branches  d'érudition  fort  accrues 

TOMi  LYii.  —  1883.  42 


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668  RETCE  fi£S  DGUX  ^iOIfBKB. 

dans  les  cinquante  dernières  annéesi  elles  se  trouvent  abBohiment 
défectueuses.  L'archéologie  classique ,  par  exemple,  ne  possède 
qu'une  seide  bibliothèque  spéciale  dans  Borne,  celle  de  l'Institut 
allemand.  —  U  a  donc  fallu  consacrer  de  gmads  eSbrts  à  doter 
notre  École  française,  dès  ses  premières  années,  d'une  U'ès  SÊÊfk 
provision  de  livres.:  on  va  voir  que  noi»  y  avonsi^é  puissaminent 
aidés* 

S'il  est  des  personnes  qui  croient  tarie  en  France  la  sottive  des 
nobles  initiatives,  il  faut  leur  r^résenler  «ce  que  reçoivent  de  dona- 
tions les  sciences,  les  lettres  et  les  arts,  acadéaîîes,  sociétés  savantes, 
institute  spéciaux.  On  crée  des  prix,  on  établit  des  concours,  on 
destine  des  scnnmes  annuelles  pour  encourage  l'examen  réfléchi  et 
continu  de  certains  problèmes.  L'École  française  de  Rome  a  éDé  en 
possession  d'un  budget  régulier  depuis  1877;  mab  ks  budgets 
réguliers,  tout  en  assurant  la  vie  de  chaque  jour,  ont  le  tort  d'ajour- 
ner des  satisfactions  qu'il  sérail  très  profitable  de  ne  pas  abandon- 
ner à  un  trop  lointain  avenir.  Ainsi  l'a  pensé,  pour  ce  qui  nous 
conoernait,  un  très  généreux  mécène,  un  de  ces  hommes  possédés 
de  la  passion  du  bien  auxquels  l'intérêt  public  est  aussi  cher  que 
l'est  aux  autres  l'intérêt  privé,  M.  Frédéric  Kngel-DoUfus  (1).  Le 
principal  champ  d'action  de  ce  zélé  ^lanthrope,  deux  ibis  Fran- 
çais, par  la  naissance  et  par  l'option,  est,  il  est  vrai,  l'Alsace.  C'est 
là  qu'il  &ut  le  connaître,  multipliant  les  œuvres  en  faveur  des 
classes  ouvrières.  Mais  ce  complet  honune  de  bien  est  particulièro- 
ment  préoccupé  des  intérêts  purement  intellectuels,  de  l'instruo- 
tion  publique,  de  la  science  et  de  l'art.  En  1863,  il  collabore  avec 
M.  Jean  Macé  à  l'œuvre  des  bibliothèques  CMumunaies  et  y  inter- 
vient de  ses  derniers.  Il  fait  établir  en  même  temps  des  cours  popu- 
laires et  des  conrérences.  Il  provoqpie  et  soutient  des  publications 
telles  que  celui  d'un  Cartulaire  de  Mulhouse,  dont  le  premier 
volume  vient  de  paraître.  II  contribue  par  de  généreux  préseos  à 
la  création  définitive  d'im  musée  dont  l'édifice  vient  d'être  inau- 
guré, avec  des  expositions  où  les  artistes  français  trouvent  dès 

{1}  Gendre  de  M.  Jean  DoUlas,  le  oélèbre  fendateiir  dee  oitéf  ocvriéres,  H.  Engel  a 
fondé  lui-môme  on  développé  sallea  d'asile,  écoles,  caisses  de  secours  et  de  retraite, 
maisons  de  patronage.  11  a  inventé  en  1865  un  système  d'assurance  collective,  com- 
prenant le  mobilier  de  fouvrier  partout  où  îl  habite.  Il  a  créé  en  1867  la  Société  pour 
prévenir  les  «ocideM  de  machines,  sociélé  dont  les  appareils  sont  adefités  «li^our- 
4'iuii  dans  beauceap  de  centres  industriels,  à  Roissn,  en  Belg^pie,  en  AHettagne^  en 
Autriche.  On  lui  doit,  la  môme  année,  le  cercle  ouvrier  de  Dernach,  imité  depuis  à 
llolhouseet  au  Havre.  Il  a  combattu  le  progrès  de  la  consoounation  de  l'alcool,  devenu 
très  redoutable  en  Alsace  depuis  que  l'importation  des  vins  de  France  y  est  presque 
interdite.  L'an  dernier,  il  Taisait  élever  à  ses  frtis  tin  dispensaire  pour  les  enfhns 
malades. 


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l'ÉOMB  PRANÇ4ISB   DE  BOUE.  659 

mainteDant  un  profitable  accueil.  Plus  d'un  artiste  de  talent,  qu'on 
pourrait  nommer,  a  été  par  lui  soutenu  dans  les  incertitudes  et  les 
premiers  pas  de  sa  carrière. 

Étant  venu  à  Rome  pendant  l'hiver  de  1879  pour  revoir  son  fils, 
devenu  membre  de  l'École  française,  M.  Engel-Dollfus  fut  témoin 
de  nos  humbles  commencemens.  II  lui  déplut  que ,  malgré  nos 
efforts  pour  fonder  une  b8>tîotfaèque,  nous  fussions  presque  chaque 
jour  forcés  de  recourir  aux  collections  étrangères.  Non-seulement  il 
voulut  combler  par  des  présens  considérables  quelques-unes  de  nos 
plus  fâcheuses  lacunes,  mais  encore  il  prit  Tinitiative  de  donations 
en  notre  faveur,  qui  atteignirent  bientôt  un  driffire  de  âO,000  francs, 
grâce  au  concours  de  MM.  Durrieu,  Delaville  Le  RouU,  Steinbach 
et  Eugène  Leeomte.  M.  Lecomte  inscrivait  son  apport  au  nom  de 
ce  respecté  Monbinne,  qu'il  a  fait  figurer  déjà  parmi  les  donateurs  à 
r  Académie  de  médecine,  à  f  Académie  française  et  à  TAcadémie  des 
beaux-arts.  Llitstœre  de  Monbinne  intéresse  donc  directement  Tln- 
stitut  de  France  ;  elle  est  bonne  à  fafre  connaître  parce  qu'elle  montre 
ce  qu'il  y  a  d'honneur  et  d*e8i^  dans  le  monde  parisien  des  grandes 
affaires.  Caissier  pendant  quarante  ans  d'une  importante  maison  de 
finance,  Monbinne  aviat  exigé,  en  prenant  sa  retraite,  qu'on  accep- 
tât le  dépdt  ^une  somme  considérable  destinée  k  répondre  des 
manquenrens  de  sa  gestion,  s'il  s^en  découvrait.  De  telles  disposi- 
tions de  la  part  dé  tels  caissiers  sont  naturellement  fort  inutiles. 
Les  dépositaires  de  cette  somme,  Monbinne  étant  mort  sans  héri- 
tiers, ont  voulu  en  faire  un  emploi  qui  honorât  sa  mémoire:  ils 
l'ont  appliquée,  en  son  nom,  d'abord  à  des  œuvres  de  charité  déli- 
cate, puis  à  des  fondations  en  faveur  des  sciences  et  des  arts,  les 
unes  et  les  autres  très  conformes  aux  goûts  de  ce  parfait  honnête 
homme.  Les  savans  de  nos  jours  démontrent  ingénieusement  Tëqui- 
valence  et  la  permutation  de  certaines  forces;  cette  loi  du  monde 
physique  se  vérifie,  comme  on  voit,  dans  le  monde  moral  :  l'honnê- 
teté professionnelle  du  caissier  Monbinne  s'est  convertie,  sous  une 
influence  intelligente,  en  utile  protection  des  œuvres  de  fespi-it.  — 
La  libéralité  d'un  autre  donateur,  M.  le  baron  Eàmood  de  Rothscl^d, 
nous  a  aidés  à  entreprendre,  avant  d'en  avoir  les  ressources  TéffOH 
lières,  une  de  nos  publications,  les  Mélanges^  dont  nous  parlerons 
plus  bas.  Les  généreuses  personnes  qui  nous  assistaient  de  la  sorte 
savaient  que  leur  confiance  était  pour  nous  à  la  fois  un  patriotique 
enseignement  et  un  engagement  d'honneur. 


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660  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 


IIL 


Nous  avons  dit  quel  profit,  au  point  de  vue  général,  le  pays  était 
en  droit  d'attendre  d'une  institution  telle  que  l'École  française  de 
Rome,  quelles  difficultés  l'attendaient,  quels  secours  lui  étaient 
offerts.  Voyons  maintenant  comment  les  conditions  qui  lui  étaient 
faites  lui  ont  permis  de  diriger  ses  travaux,  et  quels  services  scienti- 
fiques elle  peut  espérer  d'avoir  déjà  rendus. 

Le  champ  de  ses  études  est  nécessairement  très  vaste  :  il  se 
mesure  sur  la  grande  variété  des  précieuses  ressources  que  l'Ita- 
lie, avec  ses  musées,  ses  bibliothèques,  ses  archives,  son  sol  même, 
offre  à  de  jeunes  esprits  préparés  par  la  forte  culture  de  TÉcole  nor- 
male, de  l'École  des  chartes  ou  de  TÉcole  des  hautes  études.  Ils 
viennent  à  Rome  pour  s'engager  dans  les  recherches  spéciales  qui 
leur  permettront  d'espérer  des  résultats  vraiment  personnels.  Us 
doivent  mettre  à  profit  les  élémens  particuliers  que  cette  mission 
leur  présente,  et  non  s'enfermer  dans  le  cercle  des  documens  impri- 
més, qu'ils  auraient  aussi  bien  en  France.  La  règle  de  leurs  travaux 
doit  être  la  critique  érudite.  On  leur  demande  l'observation  patiente. 
Les  vues  générales  ne  manqueront  pas  de  se  dégager;  mais  que  ce 
ne  soit  qu'après  un  sérieux  examen.  Le  pire  serait  ici  d'écrire  ou 
de  parler  sur  les  divers  problèmes  avant  de  les  avoir  vraiment  péné- 
trés. Sans  doute  il  faut  se  garder  des  inutiles  curiosités  de  la 
science  et  de  la  petite  érudition  ;  mais  y  a-t-il  beaucoup  de  vains 
problèmes,  en  dehors  de  l'évidente  puérilité,  pour  qui  pratique  une 
sévère  méthode?  Si  nous  recommandons  le  soin  attentif  du  détail  le 
plus  spécial,  ce  n'est  pas  pour  bannir,  c'est  au  contraire  pour  faire 
naître,  originales,  fortes  et  saines,  les  vues  d'ensemble,  c'est  pour 
qu'on  pénètre  par  une  recherche  intense  jusqu'à  la  moelle  des  réa- 
lités vivantes.  Nous  rêvons,  quand  nous  nous  attachons  à  un  pro- 
blème d'archéologie,  la  restitution  entière,  s'il  est  possible,  d'un 
passé  toujours  complexe.  Nos  instrumens  sont  l'analyse,  le  dénom- 
brement, la  classification,  l'induction,  l'hypothèse  aussi,  à  condition 
de  la  vérifier  bientôt  par  le  calcul.  Qu'est-ce  que  cela,  sinon  apprendre 
à  travailler,  à  raisonner,  à  enseigner?  Telle  est  la  gymnastique  que 
nous  offrons  aux  esprits,  la  croyant  cent  fois  plus  salutaire  et  plus 
virile  que  la  facilité  superficielle  et  peu  scrupuleuse,  qui  est  notre 
véritable  ennemie.  Sénèque,  s'élevant  à  très  bon  droit  contre  le 
redoutable  petit  esprit,  prend  en  pitié  ceux  qui  recherchent  combien 
de  rameurs  accompagnaient  Ulysse,  lequel  des  deux  poèmes,  Y  Iliade 


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l'école  française  de  ROME.  001 

iVOdy$sé€y  avait  été  écrit  le  premier,  si  ces  deux  poèmes  étaient  du 
même  auteur,  et  autres  questions  de  même  importance,  qui,  à  les 
garder  pour  soi,  dit-il,  ne  peuvent  procurer  une  satisfaction  inté- 
rieure, et,  à  les  communiquer  aux  autres,  vous  feraient  paraître  non 
pas  plus  savant,  mais  plus  ennuyeux  :  non  doctior  videberis,  sed 
molesnior.  —  Sénèque  était  rhéteur,  mais  homme  d'esprit.  Si  on  lui 
eût  dit  qu'il  pouvait  être  intéressant  et  utile  d'étudier  l'histoire  de 
la  marine  grecque,  et  qu'on  pouvait  espérer  de  retrouver  la  forme 
des  anciens  navires,  grâce  aux  textes  bien  interprétés,  grâce  aux 
représentations  maritimes  de  vases  grecs  et  étrusques  qui  remon- 
tent trës  haut  ;  si  on  lui  eût  révélé  à  l'avance  que  la  science  mo- 
derne, en  s' appliquant  à  ces  problèmes  selon  lui  ridicules,  parvien- 
drait à  démontrer  comment  ont  pris  naissance  V  Odyssée  et  Ylliadey 
sous  l'influence  de  quels  procédés  de  l'esprit  humain  s'ouvrant,  en 
certains  momens  de  la  vie  des  peuples,  à  la  poésie  épique,  Sénèque 
se  serait  pris  à  réfléchir  et  sur  les  beaux  résultats  de  pareilles  re- 
cherches et  sur  les  bienfaits  d'une  méthode  qui,  sans  compter  le 
bénéfice  des  conclusions  finales,  ne  saurait  être  pratiquée  sans  un 
véritable  profit  intérieur. 

Le  caractère  de  spécialité  requis  pour  les  études  proposées  aux 
membres  de  l'École  française  de  Rome  en  fait  la  diversité  profonde. 
11  s'ensuit  qu'il  ne  peut  guère  y  avoir  dans  le  sein  de  l'École  un  réel 
enseignement  en  commun.  C'est  au  directeur,  pour  tout  ce  qui  est 
en  dehors  de  sa  propre  compétence ,  à  établir  les  relations  néces- 
saires avec  chacun  des  savans  qui  peuvent  servir  de  maîtres  spé- 
daux  en  France,  en  Italie,  en  Allemagne.  L'École  est  un  institut  de 
travail  individuel  avec  deux  sortes  de  sanction  extérieure  :  le  juge- 
ment de  l'Académie  des  inscriptions  et  la  publicité. 

L'École  dispose,  en  vue  de  cette  publicité,  d'un  recueil  in-octavo 
qui,  depuis  1877,  parait  en  fascicules  ou  volumes  isolés,  sous  ce 
titre  commun  :  Bibliothèque  des  Ecoles  françaises  d* Athènes  et  de 
Rome.  Une  somme  inscrite  au  budget  permet  à  chacune  des  deux 
Écoles  l'impression  de  quarante  feuilles  environ  pour  chaque  année. 
C'est  là  qu'on  insère  les  mémoires  étendus  :  il  y  a  paru  un  ouvrage 
en  trois  volumes.  En  dehors  de  ce  recueil,  qui  contient  des  dis- 
sertations dont  le  plus  grand  nombre  résument  plusieurs  années 
d'application  et  de  recherches,  il  fallait  une  sorte  de  Bulletin  pério- 
dique enregistrant  les  études  de  détail.  Ce  Bulletin  ne  pouvait 
pas  ressembler  à  celui  d'Athènes.  Ici,  en  e£fet,  l'absence  presque 
complète  de  tout  autre  organe  faisait  souhaiter  la  création  d'une 
sorte  de  journal  qui  informerait  l'Occident,  tandis  que,  pour 
Rome  et  l'Italie,  le  Bulletin  de  VInstitut  de  correspondance^  les 
Notices  des  fouilles  et  le  Bulletin  de  la  commission  archéologique 


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063  R£TUE  DES  DEUX  MONDES. 

municipale  ne  lûssaient,  quant  aux  infermations  seientifiques,  rien 
à  désirer.  La  publication  pénodique  ffnw  tel  recueil  par  )*École  fran^ 
çaise  de  Rocœ  n'en  devait  pas.  moins  être  d'une  double  utilité.  Qos^ 
à  yÉcote,  il  convenait  que  ses  membres  eussem  Foccasion  toujours 
prochaine  de  prendre  date  pour  leurs  oteervations  utiles  ou  lettrs 
découvertes  ;  â  était  k  propos  que  teur  groupe,  avec  la  collaboration 
des  anciens,  avec  celle  de  leurs  UMâtres  et  des  savans  étrangors  qui 
voudraient  bien  se  joindre  à  eux ,  fût  sans  cesse  en  vue,  et  qu^ 
y  eût  en  face  de  la  science  étrangère  ce  perpétuel  ténioignage  de 
leur  activités  Quant  au  monde  levant ,  il  accueillerait  volontiers  un 
recu^  auquel  le  vaste  cadk-e  de  nos  études  permettrait  d'affeeter 
un  tour  nouveau  et  de  s'avancer  dans  quelques  voies  spéciales.  — 
Telle  fut  l'origine  des  Mélanges  (VarchéBlofie  et  dtkistoire^  qni 
paraissent,  depuis  trois  années,  par  fascicules  environ  tous  les  deirx 
mots  (1). 

Il  est  clair  qu'un  des  plus  éclatans  services  qu'une  telle  École 
pourrait  pendre  à  la  science  de  Fantiquité  serait  d'apporter  des  él^ 
mens  nouveaux  par  des  fouilles  habiles  et  heureixses,  et  de  contri- 
buer en  même  temps  à  l'accroissement  de  nos  musées.  L'École  fran- 
çaise de  Rome  a  fait  des  efforts  en  ce  sei».  Il  n'a  pas  tenu  à  elle 
que  le  musée  du  Louvre  n'acquit  une  série  de  monumens  antiques 
très  graves  en  même  temps  pour  l'histoire  de  l'art  et  pour  l'histoire 
générale.  Quant  aux  fouillies,  il  IsfUt  tenir  compte  de  certaines  diffi- 
cultés locales.  Il  n'est  point  aisé  d'organiser  en  ItaKe  unefomlle  impor^ 
tante.  Si  ce  doit  être  sur  un  terrain  dépendant  du  domaine  public, 
il  vous  faut  produire  rassentiment  du  fermier,  celui  des  locataires, 
celui  de  l'intendance  des  finances,  avant  d'obtenir  l'autorisation  du 
ministère  de  l'instruction  publique-.  Vous  ferez  rédiger  une  consta- 
tation de  Tétat  des  Ëeux  avant  le  commencement  de  !a  fouille  ;  vous 
déposerez  une  somme  convenable,  congrua  e  valida  garanzîa  ma- 
teriaU,  en:  garantie  de  l'entier  accomplissement  des  conditions; 
un  représentaatdu  domaine  évaluera  les  indemnités  dont  vous  serez 
rede^lepour  les  dégâts  commis.  Quant  à  la  fouille  même,  un  ou 
plusieurs  garctiens  munictpauxyassisteront  chaque  jour,  à  vos  frais; 
eile  devraètre  conduite  avec  la  plus  grande  prudence,  sous  la  respon- 
sabilité de  l'inspecteur  royal,  qui  vous  dira  comment  vous  devrez 
la  diriger  pour  la  meilleure  sauvegarde  des  ruines.  Tous  (d)jets  an- 
tiques trouvés  dans  une  telle  fouille  sont  réputés  indistinctement 
propriété  de  Fétat.  On  ne  peut  déplacer  ni  altérer  Tes  ruines  eBes- 

—j ^-^lyjjl  ^»^jj  j^^qJj.  Qbtenu  Tautorisation.  On  est  tenu  d'extîr- 

lurs  des  travaux,  les  racines  des  plantes  qui  ont  pénétré 

Ixoriii,  éditeur  de  toutes  les  poblicaUone  des  deux  Écore». 


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L'eGOLB  FftANÇA£5B  DE  JEUMfB.  663 

dans  les  crevasses  des  murs  antiques,  prescription  ioigémexise  qui 
ressemble  au  calcul  du  petit  propriétaire,  joyeux  de  voir  remuer  son 
champ  avaot  les  semailles  par  des  gens  qui  lui  ont  acheté  et  bien 
payé  d'avance  le  droit  de  lui  rendre  ce  signalé  service.  Il  faut  se 
conformer,  en  un  mot,  à  toutes  les  dispositions  de  ce  £uneux  édit 
du  7  avril  1820,  rendu  jadis  par  le  cardinal  Paoca  pour  tes  étals 
romains,  et  qui  est  encore  en  vigueur.  Le  parlement  italien  avait 
entrepris,  il  y  a  quelques  années,  de  le  remplacer  par  une  loi  com- 
mune à  tout  le  pays,  et  comprenant,  outre  les  fouilles,  les  ques- 
tions de  propriété,  d'échange,  d'exportation  et  de  vente  des  objets 
d'art.  La  tentative  a  échoué,  une  telle  loi  étaiU  fort  difficile  à  faire, 
parce  qu'elle  touche  en  même  temps  à  des  intérêts  publics  et  privés 
très  délicats  et  très  graves.  Un  partieulfer  ayant  en  sa  possession  la 
Vénus  de  Milo  est-il  maître  de  la  restaurer  à  sa  fantaisie  et  de  la 
vendre  au  dehors  ?  Le  Moise  de  Michel-Ange,  les  plus  belles  toiles 
de  Raphaël  peuvent-ils  être  de  propriété  absolument  privée?  Le 
célèbre  article  li  de  l'édit  Pacca  ne  permet  d'exporter  les  objets 
d'art  que  sous  la  condition  d'une  taxe  de  20  pour  100  :  c'est  une 
notable  dépréciation  de  la  propriété  italienne. 

Si  la  fouille  doit  être  entreprise  sur  un  terrain  appartenant  à  un 
particulier,  elle  est  soumise  naturellement  aux  conditions  spéciales 
stipulées  entre  les  parties,  sauf  l'intervention  toujours  possible  du 
pouvoir  public  et  les  obstacles  créés  par  la  loi  à  la  libre  disposition 
des  objets  trouvés. 

Ce  ne  sont  pas  les  suggestions  et  les  tentations  qui  nous  ont 
manqué,  et  le  difficile  n'eût  pas  été  pour  nous  de  désigner  les 
lieux  où  des  fouilles  auraient  eu  prd>abtement  quelque  succès. 
Nous  n'avons  pas  prédsément  espéré  de  retrouver,  sur  une  indi- 
cation très  formelle,  il  est  vrai,  d'un  écrivain  de  l'antiquité,  les 
mémoires  d'Annibal.  Nous  n'aurions  pas  dédaigné  de  fouiller  à 
quelques  heures  de  Rome  un  théâtre  d'où  les  premières  recherches 
ont,  au  siècle  dernier,  tiré  quelques  statues,  ni  de  nous  associer 
aux  eiforts  d'un  prince  romain  qui  songeait  à  entreprendre  sur  ses 
donuiines,  à  quelque  distance  de  Rome,  avec  notre  collaboration, 
toute  une  campagne  de  fouilles  régulières.  Hais  alors  qu'il  fallait, 
sans  un  espoir  fondé,  acheter  et  faire  disparaître  des  maisons  ou  un 
village,  ou  lorsqu'on  voulait  que  notre  École  s'engageât,  sans  assu- 
rance formelle  de  succès,  à  une  dépense  régulière  d'une  vingtaine 
de  mille  francs  par  an,  lorsque  enfin  l'administration  italique,  tout 
à  fait  dans  son  droit,  déclarait  réservées  telles  entreprises  auxquelles 
on  aurait  pensé,  il  n'y  avait  qu'à  se  soumettre  et  à  se  réserver,  en 
se  repliant  à  de  modestes  desseins. 

Nos  fouilles  à  Palestrina,  dans  la  vigne  appartenant  à  la  famille 


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Mh  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bernardini,  ont  amené  la  découverte  d'un  de  ces  dépôts  de  figurines 
en  terre  cuite  comme  il  y  en  avait  beaucoup  au  voisinage  des  anciens 
temps,  dans  ce  qu'on  appelait  les  favissœ.  Quand  les  ex-voto  étaient 
devenus  trop  nombreux,  on  les  transportait  dans  ces  sortes  de 
magasins  comme  en  terre  consacrée.  Ces  terres  cuites  sont  fort 
éloignées  assurément  de  la  finesse  et  de  la  beauté  des  célèbres  figu- 
rines de  Tanagre;  ce  sont  des  objets  tout  populaires  qui  devaient 
coûter  fort  peu.  Elles  n'en  ont  pas  moins  une  allure  artistique,  et 
reproduisent  peut-être,  quoique  de  loin,  des  statues  renommées.  Un 
membre  de  l'École,  qui  avait  dirigé  ces  fouilles,  M.  Femique,  en  a 
publié  le  détail  et  s'en  est  servi  pour  son  exacte  monographie  de 
l'antique  Préneste. 

En  mars  1880,  M.  Salomon  Reinach,  qui  venait  d'être  nommé 
membre  de  l'École  française  d'Athènes,  voulut  profiter  de  son 
séjour  préliminaire  à  Rome  et  de  favorables  circonstances  de  fa- 
mille pour  tenter  quelques  excavations  dans  un  terrain  situé  entre 
l'Esquilin  et  le  Cœlius,  à  l'est  du  Golisée,  au  sud-est  des  thermes 
de  Titus.  Nous  avons  vérifié  là  ce  qui  peut  passer  pour  une  sorte 
d'axiome  quand  il. s'agit  de  Rome.  Dans  les  Ueux  où  le  sol  romain 
est  resté  longtemps  découvert,  il  n'y  a  rien  à  chercher,  sauf  peut- 
être  les  indices  utiles  à  la  science  topographique.  Un  tel  sol  a  été 
presque  inévitablement  fouillé  par  plusieurs  générations;  des  murs 
en  ruine,  des  briques  portant  inscrites  les  indications  de  leur  ori- 
gine ou  même  des  dates  de  consuls  peuvent  s'y  retrouver,  mais 
non  pas  des  objets  précieux.  Au  contraire,  les  localités  romaines  qui 
n'ont  cessé  d'être  couvertes  de  constructions  réservent  probablement 
de  belles  surprises  à  ceux  qui  les  fouilleront  un  jour  :  c'est  ce  qu'on 
s'attend  à  voir  quand  commenceront  dans  Rome  les  travaux  annon- 
cés pour  le  prolongement  de  la  Via  Nazionale  à  travers  le  quartier 
des  Gesarini  jusqu'au-devant  du  palais  Famèse  et  jusqu'au  Govemo 
Yecchio.  On  se  munit  déjà  de  vastes  magasins  pour  abriter  tout  ce  que 
l'on  espère  trouver  alors  de  débris  ou  d'objets  antiques.  M.  Salomon 
Reinach  n'a  rencontré  que  quelques  fragmens  de  briques  sculptées 
et  quelques  briques  à  inscriptions  non  inédites;  il  n'en  a  pas  moins 
reconnu  d  importantes  parties  d'un  vaste  monument,  probablement 
le  Ludus  magnusy  et  H.  Lanciani,  qui  prépare  un  grand  travail  sur 
la  topographie  romaine,  n'a  pas  manqué  d'enregistrer  les  données 
nouvelles  que  cette  exploration  venait  lui  offrir. 

Pour  mener  à  bien  cet  important  objet  des  fouilles,  et  en  général 
tout  ce  qui  concerne  l'étude  technique  des  ruines,  il  est  clair  que 
l'Académie  de  France  à  Rome  doit  être  pour  l'École  française  un  très 
utile  auxiliaire.  —  C'est  une  glorieuse  et  puissante  maison,  celle 
qui  a  donné  à  notre  pays,  pour  ne  citer  que  les  morts,  des  peintres 


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l'école  française  de  ROME.  665 

comme  Ingres  et  Flandrin,  des  architectes  comme  Percier,  Blouet, 
Duban,  Baltardi  des  sculpteurs  comme  David  (d'Angers)  et  Pradier, 
des  musiciens  comme  Herold  et  flalévy.  Elle  cite  avec  orgueil  Gol- 
bert  comme  son  fondateur;  elle  pourrait  faire  remonter  ses  origines 
à  Henri  lY,  qui  parait  avoir  eu  le  premier  la  pensée  d'envoyer  à 
Rome,  «  pour  se  perfectionner  par  l'étude  des  grands  modèles  et 
les  leçons  des  bons  maîtres,  »  de  jeunes  artistes  firançais*  recom- 
mandés aux  soins  paternels  de  son  ambassadeur.  L'Académie  de 
France  habite  depuis  1801  cette  magnifique  villa  du  Pincio,  où  les 
Hédicis  avaient  accumulé  tant  de  chefs-d'œuvre  —  les  Niobides,  la 
Vénus,  VApollino  et  YArruotino  —  qui  décorent  maintenant  la  tri- 
bune et  la  galerie  de  Florence.  Elle  a  conservé  de  beaux  débris, 
surtout  des  bas-relieCs  antiques,  dont  il  paraît  bien  que  Raphaël 
avait  fait  à  l'avance  une  étude  attentive,  Ingres  y  a  retrouvé  une 
Minerve  archaïque  qui  figure  aujourd'hui  au  Louvre.  Tous  ces  sou- 
venirs, joints  à  la  magnificence  des  jardins  et  de  ce  qui  les  envi- 
ronne, en  font  un  lieu  élu  et  respecté.  Forte  de  ses  traditions  et 
de  sa  gloire,  associée  déjà  par  ses  travaux  à  ceux  de  l'École  fran- 
çaise d'Athènes,  l'Académie  de  France  peut  exercer  envers  sa  jeune 
sœur,  l'École  française  de  Rome,  une  protection  dont  elle  recueille- 
rait elle-même  un  notable  profit.  Ses  pensionnaires  architectes 
obtiennent  de  l'administration  italienne,  pour  leurs  études,  des 
facilités  précieuses,  qui  pourraient  tourner  à  l'avantage  de  la  science 
archéologique  aussi  bien  que  de  l'art.  On  sait  qu'au  nombre  de 
leurs  obligations,  il  y  a  celle  d'envoyer,  au  terme  de  leurs  troisième 
et  quatrième  année,  la  restauration  d'un  édifice  antique.  Il  leur 
faut  d'abord  relever  avec  un  soin  scrupuleux  l'ensemble  et  les 
détails  de  l'état  actuel.  Pour  bien  comprendre  le  plan  primitif, 
malgré  les  altérations  ultérieures  et  les  lacunes  possibles,  pour  les 
suppléer  habilement  dans  une  réédification  logique,  ils  doivent 
rechercher  tous  les  documens  de  nature  à  les  instruire,  textes, 
médailles  et  bas-reliefs  antiques,  dessins  du  moyen  ftge  ou  de  la 
renaissance,  descriptions  de  voyageurs*..  Conmient  l'archéologue, 
conmient  l'érudit  ne  serait-il  pas,  en  de  telles  circonstances,  d'un 
grand  secours  à  l'architecte?  Et  réciproquement,  quelle  instruction 
précise  celui-ci  n'ofinrait-il  pas  au  lettré,  en  dehors  des  textes,  par 
la  seule  intelligence  des  ruines  mêmes? 

L'École  française  de  Rome  n'a  pas  négligé  de  rechercher  cette 
alliance,  très  heureusement  réalisée  plusieurs  fois,  disions-nous,  à 
Athènes,  où  les  pensionnaires  de  la  villa  Médicis  vont  chercher 
des  modèles  plus  purs,  il  est  vrai,  que  ne  les  peut  ofinr  générale- 
ment l'Italie.  Les  deux  premiers  volumes  de  nos  Mélangée  contien- 
nent les  premiers  résultats  de  cette  collaboration  «  qu'a  engen- 


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666  «EVDE  DES  DEUX  llOBa>ES» 

dr&e  et  maintenue  jusqu'à  ee  joor  la  seule  action  d'une  Uenveillanoe 
mutuelle.  --  Si  H.  Blondel  a  été  seul  pour  le  spûriluel  timyail  que 
nous  aTODS  inséré  sur  le  prétendu  Théâtre  maritime  de  la  mlla 
d^Adrierty  on  trouvera  Funion  en  partie  réalisée  dans  nos  deux 
autres  pdblicationa  de  ce  genre,  le  temple  de  la  Fortune  de  Préneste^ 
et  cdui  de  Vénus  et  Rome,  yoishi  du  Gc^ée.  On  sait  combien  ètaft 
câèbre  le  sanctuaire  de  la  Foriuna  primigenia  :  les  débris  en  sul^- 
sistent,  mais  dispersés^  dans  la  petite  ville  moderne  de  Paiestrîjuw  U 
faut,  pour  les  retrouver,  fouiller  les  maisons,  les  caves,  les  jardina. 
Souvent  le  genre  d'appareil  de  chaque  fragment  encore  visible  peut 
seul  servir  à  déterminer,  d'une  manière  générale,  leç  diverses  épo- 
ques ;  quelquefois  c'est  une  inscription  bien  interprétée,  un  teite  clas- 
sique habilement  compris,  qui  tare  d'embarras  et  distingue  les  dates. 
On  coBQ|H*end  combien  la  odtaboration  de  l'architecte  et  de  l'archéo- 
logue pouvait  être  ici  féoonde.^  C'est  encore  M.  Blondel  qui  s'est 
chargé,  pendant  un  séjour  de  sept  mois  i  Palestrina,  de  rech^cher 
et  de  mesurer  tous  les  restes  de  l'édifice  antique.  Il  en  a  dressé  le 
plan,  et,  supposant  toutes  les  f&briques  Hiodernes  abattues,  il  en 
a  donné  une  vue  pittoresque  dans  une  belle  a(piareUe  qui  a  été 
fort  admirée  aux  expositions  pubUques.  Gette  aquarelle,  réduite 
par  la  photographie,  a  été  insérée  dans  le  second  volume  de  nos 
Mélanges  y  avec  un  plan  de  la  ville  nftoderne.  L'antiquaire  voit 
ainsi  du  premier  regard  que  dans  telle  église  actuelle  subsistent 
telles  colonnes  du  temple  antique,  dans  telle  cave  et  dans  tel  jar- 
din telle  base  et  tel  fragment  de  mos^âque.  M.  Blondel  a  joint  à 
nos  planches  un  texte  technique;  mais  celui  des  membres  de  notr^ 
École  qui  avait  étudié  le  même  sujet  au  point  de  vue  historique 
et  archéologique  a  aussi  donné  son  commentaire,  et  chacun  montre 
en  quoi  le  travail  de  l'autre  ki  a  profité. 

Il  en  a  été  de  môme  pcHir  le  temple  de  Vénus  et  Rome, 
H.  Laloux,  pmsionnaire  de  la  villa  Médicis,  —  le  même  qui 
rapporte  en  ce  moment  d'Olympie  une  très  belle  restauration  de 
l'enceinte  sacrée  du  temple  ùb  Jupiter,  —  avait  pris  ce  sanctuaire 
romain,  un  des  plus  beaux  édifices  du  second  siède,  pour  sujel  de 
son  envoi  de  troisième  année.  Nous  avons  reprodint,  en  les  rédui- 
sant, ,sea  principaux  dessins;  il  nous  a  donné  son  texte  explica- 
tif, pour  lequel  il  s'était  aidé  de  reefaercbes  âtites  par  l'Éco^  et 
celle-d  7  a  ajouté  un  certain  nombre  d'obsenrations  sur  de  curieux 
doeumens  de  la  renaissance  relatifs  à  l'histoire  du  temple  et  i  son 
antique  aspect. 

Os  sait  que  le  gouvem^nent  français  a  entrepris  de  puUier  ka 
vestauratiom  de  quatrième  année  fûtea  par  les  architectes  pension* 
nmrea  de  l'Académie  de  France,  Dqpuis  que  cette  résolutîra  a  élè 


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l'école  fbançaise  de  R0M£.  667 

prise,  il  y  a  dix  ans,  cioq  livraisons  in-folio  ont  paru  :  la  Colamw 
Trajané  de  Percier,  la  Basilique  Ulpienne  de  ML  Lesueur,  les  Tent' 
pies  de  Pœstum  de  M.  Labrouste,  etc.  Mais  ces  travaux  datent,  quant 
à  leur  exécution,  de  1788,  de  1801,  1802,  1823,  1829.  Si  nous 
ne  savions  que  le  Temple  d^Égine  de  If.  Garnier  doit  paraître 
incessamment,  et  qu'une  entente  avec  l'industrie  privée  noue  don- 
nera bientôt  les  Thermes  de  Dîoclétien  de  M.  Paulin,  nous  pour- 
rions croire  que  la  commiseion  se  propose  de  suivre  Tordre  chro- 
nologique des  promotions,  et  Dieu  sait  alors  quand  les  pensionnaires 
d'aïqourd'hui  auraient  leur  tour  !  U  est.  clair  qu'une  telfe  entre- 
prise, faite  avec  tout  le  soin  matériel  qu'elle  exige,  mais  sans  res- 
sources d'argent  assez  considéri^Ies ,  ne  peut  atteÙMlre  le  d(Hible 
but  de  donner  sans  tiop  de  retards  celles  de  ces  restaurations  qui 
repràsentent  le  deroiedr  progrès  de  la  science,  et  d'accorder  aux 
auteurs,  pendant  leur  vie,  une  récompense  méritée.  D'ailleurs  les 
restaurations  de  troisième  année  n'apparti^nent  pas  à  l'état  eC  ne 
doivent  pas  compter  sur  ce  genre  de  pubtication.  U  y  aurait  donc 
plusieurs  motifs  pour  encourager  l'École  française  de  Rome  à 
s'emparer  de  ceux  de  ces  très  intéressans  travaux  que  la  série  offi- 
cielle devra  négliger.  Après  dix  années  seulement,  on  aurait 
ainsi  une  description  de  Borne  comparable  à<:elle  que  nous  recher- 
chons avec  tant  d'empressememt  aujourd'iiui  parmi  les  dessins  de 
San  Gallo,  de  Balthasar  Peruzzi  et  d'autres  maîtres  de  la  Renais- 
sance« 

£n  étudiant  pierre  par  {m^to  un  des  plus  beaux  monumens  du 
forum,  le  temple  d'Antomn  et  Faustine,  un  des  pensionnaires  de 
rÉcole  française,  M.  Lacour-^ayet,  a  découvert  sur  une  des  colonnes 
de  la  façade  ce  que  nul  architecte  et  nul  antiquaire,  croyons-nous, 
n'avait  encore  aperçu  ou  du  moins  signalé  :  de  curieuses  repré- 
sentations gravées  à  la  pointe,  des  graffitis  des  noms  propres  d'abord, 
puis  tout  un  épisode  àquatre  pers(»mages,  un  bemme  luttant  contre 
une  béte  féroce,  une  Victoire  aux  ailes  déployées,  etc.  Faut-il  y  voir 
l'image  d'un  martyre  ou  une  scène  de  gladiateur?  Est-ce  seulement 
un  oisif  distrait  qui  a  pris  le  temps  et  la  peine  de  graver  pour  tant 
de  siècles  ces  images  datant  sans  nul  doute  de  l'antiquité?  En  les 
publiant  à  l'aide  de  la  photograj^ûe  dans  notre  recueil,  M.  Laooof- 
Gayet  a  saisi  l'occasion  de  dresser  un  catalogue  des  principaux  graf" 
fUi  figurés  qui  sont  aujourd'hui  connus,  particulièrement  à  Pompéi 
et  à  Rome.  Aux  plus  célèbres,  comme  celui  d'Alexamenos  adorant 
son  dieu  crucifié,  comme  celui  de  fâae  tournant  la  roue  du  monbi: 
LaborOy  aselle,  quomodo  ego  laboréwt,^  que  nous  avons  vu  tom- 
ber en  poussière  il  y  a  peu  d'années ,  il  en  a  ajouté  d'inédits  qui 
ont  un  réel  intérêt,  par  exemple  un  portrait  de  Néron,  esquisse 


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668  BE7UE  DES  DEUX  UONDES. 

grossière  faite  par  quelque  soldat  :  la  ressemblance ,  d'après  les 
médailles,  est  frappante.  Ainsi  rendue  sans  apprêt  et  sans  art,  elle 
est  effrayante  de  réalité.  A  côté  de  lui,  peut-être  l'empereur  Claude. 
D'autres  figures  encore ,  peut-être  des  portraits ,  restent  à  étudier 
dans  la  petite  chambre  voûtée  de  la  maison  de  Tibère,  au  Palatin, 
où  se  trouvent  ces  profils. 

Le  sol  romain  peut  instruire  l'archéologue  par  d'autres  ruines  encore 
que  celles  qui  intéressent  le  sculpteur  et  l'architecte.  L'érudition  mo- 
derne ne  méprise  plus  les  vestiges,  même  rares  et  informes,  de  la  topo- 
graphie et  de  la  viabilité.  Elle  tient  grand  compte  des  constructions 
souterraines,  auxquelles  un  fragment  d'inscription,  un  calcul  de  dis- 
tance peut  rendre  le  sens  et  le  nom.  Se  consacrer  à  l'étude  entière 
d'une  partie  du  sol  italien,  le  reconnaître  par  ses  ruines,  par  ses 
populations  actuelles ,  par  ses  traditions,  par  son  climat,  reconsti- 
tuer son  passé,  remettre  en  leurs  places  les  villes  et  les  peuples, 
les  anciennes  routes  et  leurs  stations,  les  dieux  et  leurs  temples,., 
n'est-ce  pas  ce  genre  de  travail  qu'il  convient  en  particulier  de  voir 
entreprendre  par  quelques-uns  des  membres  de  l'École  française 
de  Rome  7 

C'est  ce  qu'a  fait  avec  énergie  et  persévérance  M.  René  de  La 
Blanchère.  Pendant  trois  années,  il  a  parcouru  la  région  pontine, 
entre  Velletri  et  Terradne  ;  les  célèbres  marais  en  occupent  la 
plus  grande  partie.  Toute  cette  vaste  contrée,  où  la  tradition  place, 
avant  la  domination  romaine,  les  Aurunces,  les  Yolsques,  les  Latins, 
et  peut-être  même  une  conquête  étrusque,  parait  avoir  été  abondam- 
ment peuplée  depuis  une  époque  très  reculée  jusqu'aux  premiers 
siècles  de  la  république.  Nous  voyons  dans  Tite  Live  qu'elle  fournis- 
sait beaucoup  d'hommes  à  l'armée  romaine  ;  l'historien  latin  nous 
dit  qu'une  fois  maître  par  la  conquête,  le  vainqueur  y  détruisit  des 
villes  nombreuses.  Le  climat  y  était  donc  plus  sain  qu'aujourd'hui 
et  le  sol  plus  favorable.  Comment  ces  vivantes  régions  se  sont-elles 
changées,  si  tôt  avant  l'empire,  en  de  mortes  solitudes  7  Quel  intérêt 
n'y  aurait-il  pas  à  y  retrouver  les  traces  des  anciennes  routes,  les 
enceintes  des  lieux  habités7  Quel  commentaire  on  donnerait  ainsi 
aux  textes  des  anciens  auteurs  I  Bien  plus,  si,  en  pénétrant  dans  les 
entrailles  de  cette  terre,  on  en  pouvait  arracher  quelques  élémens 
du  secret  de  sa  détérioration  séculaire,  de  quel  prix  pourraient  être 
de  tels  travaux  archéologiques,  et  quels  services  rendraient-ils,  non 
plus  seulement  en  vue  de  l'histoire,  mais  pour  des  intérêts  encore 
plus  immédiats  et  plus  pratiques! 

Dans  un  premier  séjour,  M.  de  La  Blanchère  avait  étudié  le 
mont  Circello  avec  l'antique  Circeii,  la  via  Severiam,  le  littoral 
et  la  vaste  région  de  la  dune  pontine,  aujourd'hui  couverte 


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l'école  française  de  ROME.  609 

d'une  immense  macchia.  L'année  suivante,  il  s'est  attaché  plus 
particulièrement  à  la  voie  Âppienne,  qui  traverse  tout  ce  terri- 
toire, et  aux  nombreuses  voies  antiques  qui  sillonnent  la  vaste 
palude.  La  troisième  année  fut  spécialement  consacrée  à  l'étude 
des  campagnes  vélitemes,  aujourd'hui  désertes,  jadis  fort  habi- 
tées et  cultivées,  ainsi  qu'à  l'examen  attentif  des  antiquités  de 
Terracine.  L'ouvrage  qui  doit  sortir  de  ces  recherches,  et  dont  la 
première  section  paraîtra  dans  quelques  mois,  aura  ce  titre:  /a  Voie 
Appienne  et  les  Terres pontines  dans  ^antiquité.  L'auteur  en  a  déta- 
ché une  monographie  de  Terracine  qui  s'imprime  en  ce  moment. 
Dans  l'étude  générale,  M.  de  La  Blanchère  se  propose  de  suivre  la 
voie  Appienne  à  travers  chacune  des  régions  naturelles  qui  se  par- 
tagent les  terres  pontines;  il  donnera  pour  chacune  de  ces  régions 
une  carte  indiquant  les  restes  antiques  avec  les  plans  et  dessins 
nécessaires  ;  il  recherchera  l'état  ancien  aux  diverses  époques,  les 
conditions  d'habitabilité,  de  culture  et  de  vie,  les  résultats  de  la 
conquête  et  de  l'occupation  romaines,  les  tentatives  de  bonifi- 
cation, le  site  des  anciennes  villes.  Dès  maintenant,  l'auteur  a 
commencé  dans  nos  Mélanges  une  série  intitulée  Villes  disparues. 
Pline  l'Ancien  nous  dit  qu'il  serait  fort  embarrassé  de  fixer  l'empla- 
cement de  cinquante-trois  cités  du  Latium;  les  enceintes  consi- 
dérables qu'on  retrouve  en  grande  quantité  aujourd'hui  sur  les 
sommets  du  centre  de  l'Italie  correspondent  évidenmient  à  ces 
antiques  souvenirs  ;  on  comprend  que  l'identification  de  quelques- 
uns  de  ces  lieux  serait  d'un  grand  secours  pour  la  géographie  et 
l'histoire. 

Mais  plus  intéressantes  encore  et  d'une  valeur  plus  pressante  sont 
les  pages  que  l'auteur  a  consacrées  dans  le  môme  recueil  à  un  sujet 
vers  lequel  l'attention  publique  va  se  tourner  plus  que  jamais  en 
Italie,  l'ancien  drainage  de  Vagro  ramano.  —  Il  a  étudié  sous  ce 
rapport  le  versant  du  volcan  Latial  compris  dans  le  bassin  pontin. 
Ces  campagnes  de  sol  volcanique  étaient,  à  une  époque  ancienne 
qu'il  faudra  déterminer,  munies  de  tout  un  système  de  drainage 
profond,  agissant  au  moyen  de  cuniculi  percés  à  travers  les  tufs  de 
la  contrée  entière.  Il  en  était  de  même  dans  toute  la  campagne  du 
Latium  et  dans  l'Étrurie  méridionale,  dont  les  terrains  sont  le  pro- 
duit du  volcan  Sabatin.  Signalés  par  un  habile  ingénieur  deVelletri, 
H.  P.  di  Tucci,  dans  un  petit  livre  plein  de  faits  bien  observés  et 
publié  en  1878  (1),  ces  cuniculi  ont  été  étudiés  en  commun  par  lui 
et  par  H.  de  La  Blanchère,  qui  a  dressé  une  carte  de  plusieurs  de 

(1)  Sons  ce  titre  :  Délfantico  $  présenté  Stato  dêUa  Campagna  romana  m  rapporta 
mUa  âahibrità  delFafia  e  alla  ftrtiUtà  M  suolo. 


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670  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

leurs  réseaux.  Depuis,  plusieurs  savaas  italiens  s'en  sont  également 
occupés,  surtout  M.  Tommasi  Grudeli,  professeur  4e  physiologie 
à  l'universîtô  de  Ronœ  (l).Le  second  volume  de  mos  Mélanges  aot- 
tient  à  la  fois  un  mémoire  de  H.  de  La  Blancbère,  la  Malaria  de 
R&me  et  le  Drainage  antique,  résumant  les  résultats  qu'il  a  obtenus^ 
et  réchange  de  vues  diverses  entre  lui  et  M.  Tommaai  Oudeli  sur  la 
date  qu'il  conviendrait  d'assigner  à  un  tel  système  ;  peut-être  /au- 
drait-il  le  croire  antérieur  à  la  conquête  romaine  :  sa  ruine  aurait 
été  la  principale  cause  de  la  décadence  de  ces  canapignes. — Ge  n'est 
pas  trop  de  l'alliance  du  physiologiste,  de  ringénieur  géologue  et 
de  l'archéologue  historien  pour  avancer  le  isérîeux  examen  et  pré- 
para peut-être  la  solution  d'un  problème  d'oà  peut  dépendre  une 
meilleure  connaissancei  iKm-seuiement  du  passé  de  l'kalie,  mais 
aussi  des  conditions  de  tout  progrès  pour  son  présent  et  son  avemr. 
M.  Pasteur  a  pris  déjà  grand  intérêt  à  ce  qui  a  été  publié  sur  cette 
grave  question  de  la  malaria  et  de  la  fièvre  PomaiDe;  il  y  a  lieu 
d'espérer  qu'il  en  pourra  bientôt  commencer  l'étude. 

Après  les  moniunens  et  les  ruioes  viables  ou  cachées,  célèbres  ou 
anonymes,  les  pins  fidèles  témoins  de  l'antiquité  classique  sont  les 
obj^  si  variés  qu'offrent  à  l'étude  les  galeries  archéologiques  ou 
les  musées  d'art  de  Ronoe  et  de  l'Italie.  Ce  peuple  «de  personnages, 
divins  ou  mortels,  qui  revit  en  un  si  grand  neiukbre  de  statues  et  éà 
bas-relie&,  n'a-t-il  pas  son  histûôre?  Lesquelles,  parmi  ces  innom- 
brables sculptures,  sont  d'un  art  vraiment  grec,  et  peut-être  appor- 
tées de  la  Grèce?  N'a-t^n  pas  sous  les  yeux  beaucoup  de  copies  de 
l'école  de  Lysippe?  Rome  n'oBrindt-elle  pas,  pour  le  mythe  de 
Minerve  par  exemple,  pour  d'autres  encore,  des  variétés  que  la 
Grèce  n'a  qu'à  peine  connues.?  Le  Grenier  mourant  du  Gapitde 
faisait-il  partie  du  groupe  donné  par  fiumène  de  Pergame  au  peuple 
romain,  e^  dont  le  nusée  de  Naples  posséderait  aussi  de  i)eaux  firag- 
mens?  Pounraît-on  reconstituer  et  suivre  les  diiiéreBS  types  de 
rAmajK)ne  dérivés  du  célèbre  concours  mentionné  par  Pausanias 
^itpe  les  plus  ^*ands  maîtres  de  la  Grèce?  £t  les  mythes  lacontés 
s«h:  les  sarcophages,  et  ies  ecènes  de  la  vie  i^bUque  ou  privée,  et 
les  apothéoses,  les  tri^uphes,  les  .sacrifices,  les  processions  reli- 
gieuses, les  eombatsl  -*  U  y  a  des  .éfNisodes  dont  l'explication,  non 
encope  définitif  import^ait  à  notre  étode  des  institutions  romaines. 
Par  temple,  sur  l'une  4es  «lèles  sculptées  qui  se  dressent  anjour- 


(1)  Délia  distribuzione  délie  acquê  nel  soUosuolo  deWAgro  romano  e  délia  9ua 
influenza  nella  produzione  délia  malaria,  •—  Studi  sulla  natura  délia  malaria,  en 
o0BAboniiiMi  ^ee  M.  iUebfc  .Wéflwèret  F«bttés  p«r  ri£ftiémk  dfii  Jânùd  tm  ItTO 
et  1881. 


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wmmmÊmm^mmm 


l'bgole  fraivçaisb  bb  bohe.  671 

é'hA  dans  le  fonm  nMaim  à  l'entrée  du  comitium,  est-ce  bien 
rinstîtvIioD  des  secours  alimentaires  sons  Trajan  qni  est  figurée? 
Bst^w  le  TOte  des  curies  on  une  abolition  des  deltes  qui  se  Toît  sur 
Taotre?  Ne  peut-(»  pas  observer  sur  toutes  deux  f  image  fidèle  des 
édifices  qui  décoraient  le  forum,  avec  le  Marsyas  indicateur  des 
sarchés  populaires  et  le  célèbre  figuier  ruminai?  De  quel  magnî- 
fique  édifice  dépendaient  ces  nombreux  bas-reliefs  d'un  art  excellent 
qui  sont  dispersés  aujourd'hui^  les  uns  dans  Rome,  —  encastrés  à 
la  façade  intécieure  de  la  villa  Médicîs  ou  bien  dressés  sous  le  portail 
du  paliais  Fian<H —  les  autres  à  Florence,  dans  la  galerie  des  Offices? 
De  quel  grand  épisode  historique  ces  belles  rq>résentations  étaient- 
elles  un  témoignage  ?  Et  ces  intéressantes  bases  sculptées,  figurant 
une  série  de  trc^ées  et  de  provinces,  qui  sont  rangées  aujourd'hui 
dans  la  cour  du  palais  des  Conservateurs?  D^ris  {probables  d*un 
magnifique  entourage  du  temple  dont  on  admire  aujourdHiui  les 
onze  colonnes  sur  la  Piëzza  di  pietra^  k  Rome,  elles  présentent  à 
l'étude  un  ensemble  et  des  détails  non  encore  expliqués. 

Il  en  est  de  même  des  vases  peints  que  les  divers  musées  de 
l'Italie  possèdent  en  quantité  i»  considérable.  Les  œuvres  les  plus 
caractéristiques  de  la  peinture  grecque  ou  romaine  ayant  disparu, 
ils  offrent  de  cet  art  anti^[ue,  à  leur  manière,  une  réelle  histoire, 
qui  s'est  augmentée  dans  ces  dermers  temps  de  précieuses  notions 
sur  les  époques  les  plus  anciennes ,  grâce  à  l'étude  attentive  des 
vases  revêtus  de  simples  truts  ou  de  dessins  géométriques ,  pre- 
miers et  informes  élémens  de  ee  qui  deviendra  un  jour  si  parfait. 
M.  Albert  Dumont  a  montré  dans  un  récent  ouvrage  (1)  que  les 
céramiques  grecques  trouvées  à  Hissarlik,  Sant<mn,  Jalysos,  Mf- 
cènes  et  Spata  datent  du  xvi"^  au  xi*  siècle  avant  notre  ère.  M.  douze 
a  pu  dater  certains  vases  àitspélasgiques  de  2000  avant  Jésus-GhrisC. 
On  peut  trouver  en  Italie  de  tels  témoins  d'une  antiquité  très  recu- 
lée :  les  nécropoles  de  Gometo,  de  Villanova,  de  M arino,  celles  qu^a 
étudiées  M.  Michd  de  Rossi,  ont  déjà  fourni  pour  de  pareilles  recher- 
ches des  points  de  repère  et  de  beaux  encouragemens. 

L'inunense  nond>re  et  l'infinie  variété  des  figurines  de  terre  cuite 
ouvrent  un  antre  champ  d'observation  qui  est  loin  d'être  suffisam- 
ment étudié  (2).  Je  me  rappelle  avoir  visité  le  musée  de  Gapoue  au 
moment  où  l'on  y  apportait  par  monceaux  des  statuettes  représentant 
des  femmes  qui  portent  des  enfens  dans  leurs  bras,  les  unes  deux 

(i>  L»  Céramkmn  d^  la  Gré»  propr9.  Fcmj  fesnir  9t  Term  cuttoi  ^per  ilb^Uainfliit 
et  luleg  Chapl&iiu  Première  ptrtie  :  Vasês  peùUs.  ûidot,  1881,  m4''. 

(2)  On  y  a  désormais  un  guide,  du  moins  pour  les  primitives  époques,  dans  le 
tome  1",  qui  vient  de  paraître,  du  savant  Catalogue  des  figurines  antiques  de  terre 
cuite  du  musée  du  Louwv,  par  M.  Léoo  Heniej. 


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672  R£TU£  DES  DEUX  MONDES. 

OU  trois,  les  autres  cinq  ou  six  de  chaque  côté,  d'où  un  subtil 
archéologue  a  conclu  que  ces  vivans  symboles  venaient  sûrement 
d'un  sanctuaire  de  la  Mort  I  Rien  de  plus  curieux  que  de  reconsti- 
tuer, par  les  spécimens  de  ces  abondointes  séries,  les  divers  degrés 
par  lesquels  a  passé,  tout  comme  le  grand  art,  celui  de  ces  hum- 
bles monumens.  On  y  a  les  types  archaïques,  avec  les  reflets  d'Orient 
et  It  pli  de  lèvres  éginétique,  puis  les  approches  de  l'influence 
grecque,  les  progrès  de  la  forme,  la  plénitude  sans  finesse  du 
goût  romain,  et  bientôt  la  décadence.  Plusieurs  des  problèmes  que 
nous  venons  de  signaler  à  propos  des  statues  s'imposeraient  à  qui 
ferait  une  étude  assidue  des  terres  cuites.  Là  aussi  il  y  a  des  mythes 
à  suivre  dans  leurs  développemens  et  sous  leurs  divers  aspects, 
des  usages  religieux  et  funéraires  à  interpréter,  des  vicissitudes  de 
Fesprit  public  et  du  goût  à  retrouver. 

Il  est  clair  que  les  bronzes,  les  ivoires,  les  pierres  gravées,  les 
médailles  représentent  autant  de  branches  particulières  de  la  science 
archéologique.  Le  meilleur  moyen  pour  acquérir  une  expérience 
familière  de  ces  petits  monumens,  c'est  d'en  faire,  par  catégories 
aussi  étroites  que  possible,  des  catalogues  descriptifs.  L'analyse  et 
la  définition,  qui  conduiront  à  l'intelligence  complète  et  à  la  syn- 
thèse, sont  ici,  à  vrai  dire,  tout  le  travail  et  contiennent  les  con- 
clusions. L'objet  à  décrire  est-il  authentique?  est-il  entier?  est-il 
intact?  ou  bien  a-t-il  subi  des  altérations,  des  restaurations,  des 
complémens?  Quelle  date  faut-il  lui  assigner,  quels  lieux  de  fisibri- 
cation  et  de  provenance?  quelle  place  occupait-il  au  moment  et  au 
lieu  de  la  découverte?  que  représente-t-il7  Si  l'on  pense  à  tout  le 
travail  d'élimination  et  de  classification  que  le  catalogue  descriptif 
exige,  on  reconnaîtra  que  ce  procédé  est  celui  que  doivent  pré- 
férer les  jeunes  archéologues.  H.  GoUignon  l'a  pratiqué  dans  son 
volume  sur  les  monumens  grecs  et  romains  relatifs  au  culte  de  Psy- 
ché; M.  George  Lafaye  et  H.  Maurice  Albert  dans  leurs  mémoires 
sur  le  culte  d'Isis  à  Rome  et  sur  les  monumens  qui  représentent 
Castor  et  PoUux  (2). 

H.  Albert  a  fait  paraître  dans  la  Revue  archéologique  un  travail 
conunencé  pendant  ses  années  de  Rome  sur  un  sujet  très  attrayant, 
à  propos  duquel  il  y  aurait  peut-être  encore  des  documens  à  trouver 
et  des  explications  à  donner.  Je  veux  parler  de  ces  disques  de  marbre, 
ronds  pour  la  plupart,  sculptés  aux  deux  faces,  et  qui,  suspendus  le 
plus  souvent  par  des  chaînes,  supportés  quelquefois  par  des  pivots  à 
la  base,  servaient  de  décoration  entre  les  colonnes  des  temples,  niais 
après  avoir  eu  dans  les  âges  reculés  un  sens  tout  religieux.  C'étaient 

0)  Dans  ia  BibUothèqu»  des  ÊooUs  frMçaim  iTÀthènes  tt  d$  Ram. 


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l'école  française  de  ROME.  €73 

à  rorigine  les  oscilla  consacrés  par  la  croyance  populaire.  Légère- 
ment fabriqués  en  terre  cuite,  attachés  aux  branches  des  arbres, 
revêtus  aux  deux  Taces  de  représentations  empruntées  au  culte  de 
Dionysos  et  de  la  figure  même  du  dieu,  ils  étaient  balancés  au  gré 
des  vents  et  portaient,  là  où  se  tournait  la  face  divine,  la  fécondité 
et  la  joie.  «  Ils  t'invoquent,  Bacchus,  en  leurs  chants  joyeux;  ils 
suspendent  au  haut  des  pins  ta  mobile  image;  et  soudain  le  pampre 
fécondé  donne  des  fruits  heureux;  l'abondance  remplit  les  vallées, 
les  forêts  profondes ,  tous  les  lieux  vers  lesquels  les  vents  incli- 
nent ta  divine  figure.  » 

Et  te,  Bacche,  rocant  per  cannina  leta,  tibi({ae 
Oscilla  ex  alla  Bnspendunt  mollia  pina. 
Hinc  omnis  lar^  pubescit  vinea  fétu, 
Complentar  Tallesque  cay»  saltusque  profuDdi, 
Et  quocanque  deas  clrcam  caput  egit  honestom. 

On  comprend  ce  respect  des  premiers  temps  pour  des  images 
religieuses  que  baignait  Téther,  objet  lui-même  d'un  respect  mysk 
tique.  Il  s'ensuit  que  les  oscilla  ^  devenus  de  simples  ornemens 
décoratifs  dans  les  entre-colonnemens  des  temples,  ont  dû  conser- 
ver, après  re£facement  du  caractère  religieux,  ces  deux  élémens 
principaux,  la  mobilité,  surtout  par  suspension,  et  la  représentation 
en  général  bachique  sur  l'une  et  l'autre  face,  ce  qui  les  distingue- 
rait absolument,  ce  semble,  —  malgré  le  nom  de  clipei,  qui  a  pu 
les  désigner  dans  les  derniers  temps,  et  malgré  la  forme  de  peltM 
que  les  artistes  leur  donnent  alors,  —  de  la  série  nombreuse  et  toute 
différente  des  boucliers  votifs.  J'ai  cité  volontiers  cet  exemple,  qui 
montre  comment  une  recherche  archéologique  sur  un  objet  chétif 
en  apparence  peut  aider  à  pénétrer  le  vrai  génie  antique  et  à  bien 
interpréter  Virgile. 

L'épigraphie  est  devenue,  on  le  sait,  l'auxiliaire  indispensable  d^ 
l'histoire ,  et  le  premier  service  que  réclame  la  science  de  l'anti- 
quité, c'est  qu'on  travaille  à  augmenter  par  des  découvertes  nou- 
velles le  trésor  des  textes  sur  lesquels  elle  peut  se  fonder.  Il  y  a 
lieu  de  craindre,  pour  l'épigraphie  latine,  qu'on  n'ait  plus  qu'à  gla- 
ner dans  l'Italie  et  dans  Rome,  après  que  s'est  élevé,  depuis  1863, 
date  du  premier  volume,  l'immense  édifice  du  Corpus  par  les  soins 
réunis  de  MM.  Mommsen,  Henzen  et  de  Rossi,  assistés  d'une  légion 
de  travailleurs  allemands  et  italiens.  Le  Corpus  compte  maintenant 
huit  volumes  en  douze  tomes  in-folio  ;  c'est  un  des  plus  beaux 


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d7&  «mrUE  1>£8  DEOX  MOHSISt 

msui  ;  déji  plnsieiirB  ><niHabo(raÉeiiHS  éteieni  ^désigni»  :  IL  Uon 
JRcmier,  K.  Sgger..^  Ce  n'iÉaieii  pis  ies  iHimmei  com^éteM  ^ 
déi^wés  qui  nous  tmnicpaade»!;  oenfétaisnt  fm  les  taraditîoiiB  et  ha 
mtâètes  de  k  plus  habMe  crhique,  fNDaqpie  jmis  grands  émdilftdii 
Xfi*  siècle  et  nos  bénédktiiiB  wcieak  été  les  instituteur»  nfe  i'Eu- 
rope  68Tant6yoe  n'étaient  pas  même  les  tromixpr^iminaiiKS  linons 
«?icn»  le  reeiieil*  muusorit  de  Jeam^rançois  Ségiîer. .« 

On  trouvera  dans  les  pidAicatÎDos  de  l'École  firançaiee  >dfi  Borne 
un  certain  noBobre  d'insoriiptioos  inàdites  dont  la  ipubikatioft  et  Je 
conmientaire  ont  été  des  accroissemens  réels  pvur  h  scàeicû.  IL  de 
La  Blanchère,  en  publiant  ce  qu'il  avait  trouvé  dans  la  région  de 
Terracine,  a  fait  connaître  vu  texte  impertaEnt  eur  une  translation 
de  sépulture,  dont  profitera  le  prochain  vbhnne  du  Corpus  de  Ber- 
lin. —  Le  recueil  dies  Mélanges  a  débuté  par  une  très  intéressante 
inscription  de  TauromeoioB  de  deux  cents  lignes,  encore  inconnue, 
et  qui,  estampée,  déchiffrée  avec  soin  par  M.  Georges  Lafaye,  habi- 
lement compftélée  et  commentée  pu*  M.  Albert  Martin,  a  montré  en 
action  le  mécanisme  poli%ue  d'une  de  ces  peâtes  ^ee  greofaes 
si  ricbes  e&  coiiâ)inaisons  ingénieuses*  Lee  irfflexioas  d'un  6mttt 
aussi  fin  que  H.  Gomparetti,  de  Fleceace,  que  noms  «rans  ioaéiées, 
ont  achevé  de  mettre  en  hinaière  twate  la  valeur  du  teste  qm  nous 
avions  pulaire  connaître  pour  la  prentère  fois.  —  Nous  avcma  été 
assez  heureux  pour  donner  an  monde  savant  k  premiëne  connaÎB- 
sance  d'un  petit  monument  désormais  célèbre.  Au  mois  de  févriar 
1882,  le  prince  CUgi  avait  trouvé  dan  sa  propriété  de  FemieUo, 
près  Yéies,  un  petit  vaae  de  teire  «oîre,  sans  figmres,  de  4^,17 
de  haut,  Mr  lequel  plusieurs  înscriptidaB  ètaîaitgnvréeB  à  la.pointe. 
n  7  avait  des  lignes  étrusques,  dont  IL  le  professeur  Aamumm 
t  pi^posé  une  explication;  mais  surtout  im  fort  omdeax  alpha- 
bet  grec,  deux  fois  inscrit,  les  précédait.  Il  est  plus  oompiet,  'seion 
M.  BréaA,  que  tous  les  alphabets  grecs  jusqu'ici  comuis,  c'^est-à- 
&e  qu'il  reproduit  l'alphabet  phénicien  dans  toute  sa  richesse,'avec 
raddition  des  lettres  créées  «n  outre  par  les  <Srec8  eux-fuén».  Il 
est  dorien,  selon  M.  Leaormant,  mais  -sons  n^ondre  avec^oacr 
titude  à  «scune  des  variétés  de  riftcriteiB  dorienne  jusqu'ici  ial0- 
vèes  et  reconstituées.  —  Mous  avons  publié  fe  document  ariginai«t 
<Mln>is conHoentaires,  aen  sans  remmcier  ie prinoet  dontla  libl^ 
nilité  nous  «fait  valu  de  lelles  coUabonatioBB. 

IL  Bpéal  nous  a  »oore  adreasé  uae  ioterpràlstioninqMirtaiile,  la 
seconde  qui  ait  été  proposée,  du  vase  de  Buenos.  Au  ptiBiempa  de 
1880,  M.  Hûffer,  bien  connvdaos  la  société  pomaine  paur  mhriHaatn 
hospttalité  du  palais  Borghèae,  fiûaaitconalmiredansia  VUÎiMxio- 
nde,  ouverte  depuis  quelques  aauiées  seulement  «u  milieu  de  la 


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l'écou  française  de  Rom.  675 

v&llée  entre  le  Qairinal  e^  le  YiminaL  II  lui  arriva,  CQmrae  si  sou- 
vent à  fieme,  de  rencontra  de  vastes  tatomies.  Quand  Pline  Fan^ 
cien  appelait  Rome  une  ville  suspendoev  urb^pemilis^  il  ne  ikisait 
une.  alkîsien  directe  qu'au  graad  nonbrek  dea  égouts  ;  mais  peut-èCre 
senqpçoQiuût-il  en  outre  ce&  galeries  souterraines  qui  piurcourent  le 
soit  soit  pcHir  le  drainer,  soit  pieul«-èlre  poinr  conserva  par  Taéra- 
tion  un  tuf  qui,  sans  cela,  ae  détériote»  Les  Rentams  du  B»iyen  âge 
ont  transformé  en  outre  des  portions  de  ce  terrain  en  de  vastes  car- 
rièrea  d'où  ils  ont  extrait»  pouir  éviter  de»  travaux  pénibtes  et  Uûi- 
taiBS.,Bi0QH3eulement  la  pouzaolane,  BMiis  lapierremême  des  anoiens 
édifices.  Il  est  regrettable  qu'avani  de  jeter  parmi  les  fondations  du 
pahuzo  HuiTer  la  grande  quantité  de  dmeat  devenue  nécessaire, 
OQ  n-'ait  pas  pu.  faire  une  complète  eosploration  de  ces  latemies  :  U 
y  avait  là.  quelque  lieu  très  anlicpaa  de  sépulture  qui  est  de  nou- 
veau recouvert,,  probablemeot  pour  des  siëcksr  Parmi  les  (^ijets 
qju!on.  ;  a  recueillis;  il<  en  est  un  qui  compte  désermai»  dana  la 
sdeoceu  C'est,  un.  petit  vase  de  simple  av^^  sons  aucun  pris  par 
luir-fflémey  hant  deO"*,  OA;.  il  a  sur  sesfimcs'  uie^inscriptîon  dae  emt 
vingt-buit  lettres  qui.  est  antérieurer  dfuii  siècle  peut-être»  à  la  pins 
ancienne  in8er^>tiQa  connue^  celle  du  tombeau  âes>  Scipionsi^ 

La.  premier  intérêt  de  l'^pigraphie  est  éd  conduire  k  une  plu» 
ciMi^lèie  intelligence  de  ces  institutions  et  de  ce  droit  de  l'antique 
Rome  dont,  nos  sociétés-  modemea^  sont  encore  solidaires.  Le  déve- 
Ic^ement  du.  droit  et  IThistiûre  générale  se  confondent  de  telle 
soEte  qu'on,  ne  pent  étudies  avec,  fruit  l'une  sana  Fautrei  C'est  œ 
qui  rend  si  regrettable  da  voir  Kétude  du  droit  sa>va»t,  particuliè- 
rement du  droit  historique,  tenir  si.  peu  de  pbce  dans  les  préoc-^ 
ci^Mitions  des  élèves  de  nœ  facultésr,  et  nos  professeur»  de  lettres 
ou.  d'histoire  y  demeurer  absolument  étrangère.  Le  doctorat  m^ 
droit  parait  être  devenu  un  examen  d'état.  Nos  revues  spéciales 
n'ont  pas  la  prospérité  que  devraient  leur  assurer  le  talent  de  leurs 
rédacteuis  et  l'intérêt  tris  réel  de  leurs  travaux.  L'étranger  reeon- 
natt  à  nos  écelea  une  constante  prééminence^  pour  l'enseignement 
du  droit  civil,  par  exemple;,  mais»  pourquoi  le  ménae  pay»  qui  a. 
donné  Gnjns  et  Domat  rédaît-ilsi  étroitement  de  nos  jours'  l'éirude 
partittuUèrei  du  droit  dana  ses  rapports  avec  l'histoire?  Pouvons- 
nous  entendre  Cieéron  et  Tkie  livt  sans  avoir  nul  commerce  avec 
les-  anciens  jnriaoonsttltesS  Fouvons-nous.  saisir  sûrement  certains 
tvaits.de  l'administralûm  impériale  sans  une  ceonaisnBQce  familière 
do^Codetiiêodosien?  Que  peut  faine,,  sans  notiom  du  droit  germa- 
nique et  du  droit  canon,»  l'hisCoiien  dll^  moyen  âge? 

L'Italie  %  conserva  quelques.  haUtudes  d^un;  fort  enseignement 
daL'histoiise^juridîfie*  Elle  ntai^paa  perd»  toutesi  lee  traditions  de^ 


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676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  fameuses  écoles,  de  Bologne  arec  Irnerius,  de  Pérouse  avec  Bar- 
tôle,  de  Pavie  avec  Alciat.  LXniversité  romaine  a  recueilli  une  partie 
de  cet  héritage,  et  à  la  Sapienza  comme  dans  Y  Académie  des  con- 
férences historicO' juridiques f  instituée  il  y  a  quelques  années  par 
Léon  XIII  au  palais  Spada,  des  professeurs  ëminens  continuent 
d'enseigner  le  droit  considéré  sous  plusieurs  aspects  qui  sont  néglir 
gés  ailleurs.  Un  de  ces  enseignemens,  à  peine  représenté  chez  nous, 
est  celui  de  Tépigraphie  juridique. 

On  sait  combien  de  textes  spéciaux  nous  ont  été  conservés  par 
les  seules  inscriptions  :  lois,  sénatus-consultes,  rescrits,  diplômes, 
contrats,  formules  du  droit  sépulcral.  Les  savans  juristes  de  la 
renaissance  en  ont  déjà  fait  leur  profit.  Aujourd'hui  cependant, 
grâce  à  l'achèvement  du  Corpus  grec  et  à  la  publication  du  Corpus 
latin,  grâce  aux  découvertes  toujours  plus  nombreuses,  la  source 
épigraphique  du  droit  ancien  est  devenue  singulièrement  abon- 
dante, elle  a  révélé  des  pages  inattendues.  Si  l'on  excepte  les 
commentaires  de  Gains,  qui  nous  ont  été  restitués  par  les  palim- 
psestes de  Vérone,  a-t-on  retrouvé  de  nos  jours  dans  les  vieux  ma- 
nuscrits quelques  textes  de  droit  qui  puissent  entrer  en  rivalité 
avec  ceux  que  nous  ont  donnés  les  bronzes  et  les  marbres?  Certes 
les  fragmens  du  droit  antérieur  à  Justinien  découverts  par  Angelo 
Mai  dans  les  palimpsestes  du  Vatican  sont  remarquables  ;  les  actes 
de  promulgation  du  Code  théodosien  révélés  par  ceux  de  Turin  et 
par  un  manuscrit  de  TAmbrosienne  sont  du  plus  haut  prix;  il  ne 
faut  pas  dédaigner  les  quelques  fragmens  d'Ulpien  qu'ont  donnés 
des  parchemins  servant  de  couverture  à  des  manuscrits  de  Vienne, 
ni  ceux  d'autres  anciens  jurisconsultes  qu'on  a  récemment  trouvés 
en  Egypte  dans  les  tombeaux.  Mais  les  seules  tables  de  bronze  con- 
tenant les  constitutions  municipales  du  i**  siècle  de  l'empire  que 
l'Espagne  nous  a  rendues  naguère  suffiraient  à  l'emporter,  si  l'on 
voulait  établir  une  comparaison. 

Ces  motifs  ont  déterminé  la  présence  à  l'École  française  de  Rome 
d'un  agrégé  des  facultés  de  droit.  On  a  espéré  donner  de  la  sorte 
un  encouragement,  un  signal  aux  études  et  à  l'enseignement  de  l'épi- 
graphie  juridique  en  France.  Les  premiers  résuluts  ont  été  très 
heureux.  M.  Edouard  Cuq,  professeur  agrégé  de  la  faculté  de  Bor- 
deaux, a  publié  comme  fruit  de  son  séjour  à  Rome  plusieurs  mé- 
moires qui  ont  été  fort  remarqués,  en  Allemagne  aussi  bien  qu'en 
Italie  et  en  France.  Le  premier,  qui  date  de  18S1,  et  qui  forme  le 
21*  fascicule  de  notre  Bibliothèque,  est  intitulé  :  de  Quelques 
Inscriptions  relatives  à  V administration  de  Dioclétien.  Le  point 
de  départ  de  l'auteur  est  une  inscription  désormais  célèbre,  sur 
laquelle  les   êrudits  s'exerceront  sans  doute  longtemps  encore. 


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L'iCOLE  FBANÇAISE  DE  ROME.  677 

Cest  le  Cursus  honorum  de  Gaius  Gœlius  Saturninns;  il  est  gravé 
0iir  le  piédestal  de  sa  statue,  retroavé  en  1S56  à  Borne  et  consenré 
aujourd'hui  au  musée  du  Latran.  Saturninus  a  commencé  sa  car- 
rière sous  Dioclétien  et  Fa  tenninée  sous  Constantin,  après  avoir 
occupé  jusqu'à  dix-huit  fonctions  que  le  marbre  énumëre.  Plusieurs 
de  ces  fonctions  étaient  absolument  inconnues  jusqu'à  la  découverte 
de  ce  texte,  par  exemple  celle  de  VExaminator  per  Italiam.  Bor- 
gtaesi>  après  examen,  ne  proposa  sur  ce  sujet  aucune  explication. 
Le  père  Garrucci  dit  nettement  :  «  On  ne  sait  pas  en  quoi  consistait 
cette  fonction,  dont  il  n'est  parlé  ni  dans  le  Gode  ni  dans  la  Notice, 
et  qui  est  toute  nouvelle  en  épigraphie.  »  M.  Mommsen  fit  à  peu 
près  la  même  déclaration.  M.  Henzen  écrivit  :  <(  Je  laisse  à  d'au- 
tres plus  versés  que  moi  dans  les  livres  de  droit,  et  dans  tout  ce 
qui  regarde  l'administration  de  l'empiré  reconstitué  par  Dioclétien 
et  Constantin,  le  soin  de  se  prononcer  sur  les  difficultés  non  réso- 
lues par  Borghesi.  »  Or,  par  une  patiente  discussion  de  divers  textes 
épigraphiques  comparés  aux  textes  de  droit,  M.  Edouard  Cuq  éli- 
mine d'abord  les  analogies  qu'on  avait  proposées  à  défaut  d'explica- 
tions directes  ;  il  démontre  ensuite  que  VExaminator  était  un  fonc^; 
tionnaire  de  l'ordre  administratif  et  de  l'ordre  judiciaire  à  la  fjCfiiar, 
investi  de  quelques-unes  des  attributions  de  nos  conseillers  "à  la 
cour  des  comptes  et  de  nos  conseillers  de  préfecture,  et  chargé  de 
veiller  au  paiement  exact  de  l'impôt,  de  recueillir  les  reliqiàiy  et  de 
juger  les  procès  auxquels  cette  administration  pouvait  donner  Ueu. 
Quant  au  Magister  sacrarum  cognitionum^  c'était,  suivant  lui,  un 
véritable  commissaire-enquêteur  comme  celui  de  notre  ancien  droit 
français;  il  a  été  l'instrument  des  empereurs  qui,  en  retenant  les 
causes  civiles  ou  criminelles ,  attiraient  à  eux  toute  la  puissance 
judiciaire,  et  se  procuraient  un  des  moyens  les  plus  énergiques 
de  ruiner  les  institutions  républicaines.  Dans  ces  dissertations  où 
l'épigraphie  et  le  droit  se  prêtent  sans  cesse  un  mutuel  appui,  dans 
un  mémoire  très  important  du  même  auteur  sur  le  Conseil  impé- 
rial gui  va  être  publié  sous  les  auspices  de  l'Académie  des  inscrip- 
tions, des  solutions  ont  été  proposées  là  où  les  meilleurs  maîtres 
n'avaient  donné  aucune  réponse,  et  plusieurs  de  ces  solutions  ont 
(d>tenu  leur  complet  assentiment  :  nous  avons  compté  ces  résultats 
comme  de  réels  succès. 

La  plupart  des  études  d'antiquité  romaine  tendent  naturellement 
aujourd'hui  vers  la  période  de  l'empire  parce  que  les  récentes  décou- 
vertes épigraphiques  l'éclairent  d'une  lumière  nouvelle,  et  parce  que 
l'examen  en  est  d'ailleurs  d'un  intérêt  très  général.  II  n'y  a  pas  une 
des  grandes  nations  de  l'Europe  occidentale  qui  ne  retrouve,  en  obser- 
vant la  lente  formation  de  cette  vaste  monarchie  administrative,  quel- 


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679  BEYUB  I«S  DEUX  MdNBBSt 

^'one  à%  ses  origines»  Les  trayaux  de  M.  Gannlle  JuUiaa  ai^rte^ 
Tont,  comme  les  précédais,  de  nooreaux  traks  au  tableau  de  oette 
formatioiu  Lui  aussi  ^  il  s'est  servi  avec  succès  des  textea  épigo^ 
phiqies  et  juridiques  :  il  a  su  acquérir,  par  un  travail  résolu  et 
une  sévère  nsèthode,  les  connaissauces  que  ne  demie  pas  assez  &. 
l'avance  notre  éducation  classique.  En  s'occupant  de  retracer  la  oon» 
dition  de  l'Italie  sous  l'empire,  depuis  le  partage  eu  régkHis  soua 
Auguste,  il  a  proposé  des  conclusions  qui  paraîtront  importantea 
et  neuves  sur  les  célèbres  documens  de  géographe  et  de  statistique: 
attribués  à  ce^  empereur  et  &  son  ministre  Agrippa.  Il  a  recherôbé 
comment  s'est  £ute  l'assimilation  de  l'Italie  à  la  condition  ]^s0f* 
vindale.  L'Italie  a  dû  subir  l'impôt,  comme  le  reste  de  l'emiMie. 
Au  liev  d'être  gouvernée,  comme  autrefois,  par  des  magistrats 
de  Rome,  elle  s'est  vu  admimstrer  par  des  délégués  du  prince.  Elle 
a  vu,  du  démembremmt  de  ces  magistratures  supérieures  désor* 
mais  dédaignées,  naître  des  coratdles  auxquelles  elle  a  été  soumifie; 
elle  a  perdu  son  immunité  politique.  Mais  ces  changemens  n'ont  &it 
que  constituer  la  principale  phase  de  l'évolution  administrati>^  et 
monardiique,  au  profit  du  Ixm  ordre  et  du  bien^tre  général;  ces 
rtformes  ont  été  protectrices  bien  plutôt  qu'oppressives  ;  elles  ont  été 
les  assises  du  fenne  édifice  social  que  l'invasion  des  barbares  ne  peum 
renverser  entièrement.—  H.  JuDian  achève  en  ce  momentàBerliiisa 
nrission  comm^icée  eu  Italie.  Ses  divers  mémoires  aujourd'hui  sous 
presse,  et  dont  nos  Mélangée  ont  publié  des  fragmois,  paraîtront 
fort  an  cowant  de  la  science,  et  d'une  critique  précise^  qui  traduit 
des  recherdies  vraiment  personnelles  et  conduit  l'auteur  à  des  réaalr 
tais  nouveaux* 

Si  l'on  aspirait  à  présenter  ici  un  inventaiie  complet  des  tramua 
de  l'École  irançaise<ie  Ronae  sur  l'antiquilé,  il  fioidraik  ajouter  ce  qui 
aétè  fait  en  ^ologie,  en  paléographie  grecque  et  latine,  lescolla- 
tiens  de  manuscrits,  les  ènktes  de  textes^  €e  genre  de  travaux  ne  se 
piiète  pas  à  l'analyse,  et  on  en  trouve  d'ailleurs  l'appréciaticMi  aute- 
risée  dans  les  rapports  puidics  de  l'Académie  des  inscriptions  et 
bdleB*4etties.  On  peut,  sans  proclamer,  comme  Niebuhr,  que  b 
phflobgîe  soit  a  la  média^oe  de  l'éternité ,  i  comprendre  te  rôle 
importaut  qui  lui  a]n>arti6UtiiaQ8  l'érudition  critique,  et  lui  faire  \k 
grande  part  qu'elle  mérite  dans  les  préoccupations  d'mse  école  leite 
que  celles  d'Athènes  et  de  Borne. 

11  reste  à  montrer  quelle  autre  carrière  uoos  ouvrait  le  moyes 
âgOt  et  os  que  nous  j  avem  lente. 


A..  Gmeot. 


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L'EXPÉDITION 


DU 


LIEUTENANT   SCHWATKA 

hktHS    LES    REGIONS    àBGTIQDES 


Le  20  avril  de  cette  anaée^la  Société  de  géographie  décernait  puhB- 
quement  une  médaille  d'or  à  un  Américain  d'origine  polonaise,  M.  Fré- 
déric Schwatka,  né  dans  rillinoisle  29  septembre  1849,  ancien  élève 
de  l'école  militaire  de  West*Point  et  officier  au  3*  régiment  de  cavale- 
rie» paiement  sensible  à  toms  les  genres  de  mérite»  la  Société  de 
Idéographie  a  récompensé  plus  d'nne  fois  de  hardis  explorateurs  qui 
avaient  frayé  au  commerce  des  routes  nouvelles  et  lui  avaient  ouvert 
de  nouveaiox  débouchés.  £lle  a  récompensé  avec  le  môme  empresse- 
tteat  quelqoesHms  de  ces  voyageurs  moins  utiles,  mais  non  moins 
ndmhrables,  qui  n'ont  pas  d'autre  passion  qu'une  héroïque  curiosité 
.et  dont  les  expéditions  ne  profitent  qu'à  la  science.  IL  Schwatka  se 
trouvait  dans  un  cas  particulier.  Assurément  son  audacieux  voyage  de 
deux  ans  dans  les  régions  circompoLaires  n'a  pas  été  inutile  à  la  géo- 
graphie. Chemin  faisant^  îl  a  rectifié  plus  d'une  erreur,  recueilli  plus 
4'an  renseignement»  enrichi  de  détails  inédits  cette  science  fort  inté- 
f  essante,  mais  fort  sévère,  qu'on  a  baptisée  du  nom  d'arcticologie.Uais 
en  se  rendant  à  la  Terre  du  roi  Guillanme,  il  avait  un  but  spécial,  une 
enqnéte  à  faire,  à  laquelle  il  a  dû  tout  subordonner.  Il  était  parti  en 
juge  d'instruction,  il  a  passé  son  temps  à  ramasser  des  pièces  justifi- 
catives, &  entendre  eit  à  receler  des  témoins,  et  il  est  revenu  sachant 
i^  peu  prte  ce  qu'il  voulait  savoir.  Lesaing  disait  qu'il  avait  plus  de 
plaisir  à  courir  après  le  lièvre  qu*à  le  manger.  Sur  ce  point,  M.  Schwatka 


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080  AETUB  DES  DEUX  MONDES. 

ressemble  peut-être  à  Lessing.  Amoureux  de  sa  recherche,  il  lui  en  a 
peu  coûté  de  parcourir  sur  un  espace  de  plus  de  5,000  kilomôtres  ces 
solitudes  glacées  où  TEsquimau  seul  peut  vivre.  Si  les  résultats  scien- 
tilSques  de  son  expédition  semblent  un  peu  maigres,  ne  répondent 
pas  tout  à  fait  à  la  grandeur  de  Teffort,  on  ne  saurait  trop  admirer  la 
persévérance,  Ténergie  de  volonté,  l'esprit  de  combinaison,  la  gatté  dans 
le  courage,  l'autorité  dans  le  commandement  dont  il  a  eu  besoin  pour 
revenir  vivant  de  son  aventure  et  pour  ramener  sains  et  saufs  ceux 
qui  s'étaient  associés  à  sa  fortune. 

On  ne  le  sait  que  trop,  sir  John  Franklin  était  parti  le  19  mai  1845 
pour  une  campagne  dans  les  régions  arctiques  avec  les  deux  navires 
VErebus  et  la  Terror.  11  était  parti  et  n'était  pas  revenu.  Dés  1847,  on 
commença  à  s'inquiéter,  à  s'émouvoir.  Lady  Franklin,  le  gouverne- 
ment anglais,  la  compagnie  de  la  baie  d'Hudson  armèrent  des  bàti- 
mens,  les  envoyèrent  aux  nouvelles.  Ces  bàtimens  revinrent,  mais  ils 
n'avaient  rien  vu,  rien  entendu.  Les  tentatives  succédèrent  aux  tenta- 
tives. Ce  ne  fut  qu'eu  1857  que  le  capitaine  Mac-Clintok,  arrivant  par 
les  détroits  de  Barrow  et  de  Bellot  au  nord  de  la  Terre  du  roi  Guil- 
laume, y  découvrit  des  épaves,  des  vétemens,  quelques  lignes  écrites 
de  la  main  du  capitaine  Crozier,  le  second  de  Franklin.  C'était  au  mois 
de  mai,  tout  le  pays  était  sous  la  neige,  les  recherches  furent  incom- 
plètes. En  1869,  un  Américain  «aussi  résolu  qu'avisé,  M.  Hall,  visita 
les  mêmes  parages;  il  en  rapporta  un  squelette  qui  fut  reconnu  pour 
celui  du  lieutenant  de  YErehus.  Il  avait  causé  avec  les  Esquimaux  et 
recueilli  de  leur  bouche  la  nouvelle  que  des  papiers,  des  livres  de 
bord  avaient  été  ensevelis  quelque  part  sous  un  caim  ou  amas  de 
pierres.  Etait-ce  vrai?  était-ce  faux?  Le  seul  moyen  de  s'en  assurer 
était  de  se  résoudre  à  passer  un  été  dans  la  Terre  du  roi  Guillaume. 
C'est  ce  que  voulut  faire  en  1874  le  capitaine  Young,  qui  partit  à  cet 
effet  sur  le  yacht  Pandora;  mais  il  fut  arrêté  en  chemin  par  les 
glaces,  et  peu  s'en  fallut  qu'il  n'y  restât  prisonnier.  Comme  Ta  dit 
M.  le  comte  de  Turenne  dans  l'intéressant  rapport  qu'il  a  lu  le  20  avrS 
à  l'assemblée  générale  de  la  Société  de  géographie  :  a  11  était  réservé 
à  M.  Schwatka  de  déterminer  d'une  façon  presque  absolue  les  étapes 
douloureuses  de  la  route  parcourue  par  les  équipages  de  VErebtu  et 
de  la  Terror^  alors  qu'ils  essayèrent  de  quitter  ces  régions  glacées  où 
ils  avaient  hiverné  trois  ans,  de  rendre  les  derniers  devoirs  à  leurs 
ossemens  blanchis,  demeurés  épars  sur  les  côtes  de  la  Terre  du  roi 
Guillaume  et  de  la  péninsule  Adélaïde,  de  nous  éclairer  enfin  sur 
l'inutilité  de  recherches  nouvelles  pour  trouver  des  documens  certai- 
nement disparus  aujourd'hui.  » 

Ce  n'est  pas  un  sort  enviable  que  de  passer  deux  ans  dans  un  pays 
où  le  soleil  s'élève  à  peine  au-dessus  de  l'horizon,  où  il  y  a  des  jonn 
de  six  semaines  et  des  nuits  qui  ne  finissent  pas,  où,  dès  le  mois 


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wmÊmtmmm 


l'expédition  du  ubiïtenant  sghwatka.  681 

d'août,  la  terre  se  couvre  de  neige  et  la  mer  de  glace.  «  Cette  neige 
qui  recouvre  le  sol,  a  dit  M.  de  Turenne,  affecte  parfois  la  forme  de 
grêlons  minuscules  qui  n'ont  aucune  cohésion  entre  eux.  Elle  ressemble 
alors  à  du  sable  très  fin  qui  se  dérobe  sous  les  pieds  et  se  soulève  en 
tourbillons...  Je  ne  parlerai  que  pour  mémoire,  ajouiail-il,  de  la  rareté 
des  habitans  dans  ces  parages  désolés  où  la  créature  humaine  n'a  pas 
de  pire  ennemi  que  la  nature,  qui  lui  fait  une  guerre  sans  trêve  ni 
merci.  Je  me  bornerai  à  signaler  les  ouragans,  les  tempêtes  marquant 
les  changemens  de  saison,  la  rigueur  inouïe  du  froid,  qui  viennent 
s'ajouter  aux  fatigues,  aux  privations  de  toute  espèce,  et  vous  recon- 
naîtrez sans  peine  avec  moi  que  celui-là  seul  dont  le  cœur  bien  trempé 
est  à  l'abri  de  toute  défaillance,  dont  la  patience  égale  le  courage,  peut 
triompher  de  tous  ces  obstacles.  Votre  commission,  en  décidant  que  la 
médaille  d'or  du  prix  de  La  Roquette  serait  offerte  au  lieutenant 
Schwatka,  a  voulu  lui  rendre  un  témoignage  éclatant  de  notre  estime, 
de  notre  admiration.  » 

Ce  fut  le  19  juin  1878  que  le  schooner  Eothen\  sous  les  ordres  du 
capitaine  Barry,  appareilla  pour  transporter  M.  Schwatka  de  New- York 
dans  la  baie  d'Hudson.  Le  lieutenant  emmenait  avec  lui  un  colonel  de 
la  milice,  M.  Gilder,  et  un  ingénieur  civil,  M.  Klutschak,  Bohème  àe 
naissance.  Ils  ont  écrit  tous  deux  une  relation  de  leur  voyage,  l'un  en 
anglais,  l'autre  en  allemand  (1).  L'expédition  comprenait  en  outre  un 
baleinier  expérimenté  et  un  Esquimau  connu  sous  le  nom  de  Joe,  qui 
devait  servir  d'interprète.  M.  Schwatka  avait  décidé  que,  pour  atteindre 
la  Terre  du  roi  Guillaume  et  y  passer  un  été,  il  fallait  s'y  rendre  en 
traîneau.  Il  avait  décidé  aussi  que, pour  réussir  à  vivre  dans  un  climat 
dont  les  rigueurs  ne  sont  supportables  qu'aux  seuls  Esquimaux  ou 
InnuitSf  il  était  nécessaire  d'adopter  leurs  mœurs,  leurs  usages,  leurs 
manière  de  vivre,  qu'il  fallait  devenir  Esquimau  soi-même.  En  consé- 
quence, à  peine  débarqué,  M.  Schwatka  fit  camper  son  monde  en  face 
de  l'île  du  Dépôt,  à  peu  de  distance  du  golfe  de  Chesterfield,  situé 
entre  le  63^  et  le  64*  degré  de  latitude  nord.  On  s'établit  dans  ce  cam- 
pement comme  dans  une  maison  d'éducation,  on  s'y  installa  de  son 
mieux,  on  y  passa  l'automne  et  l'hiver;  tout  ce  temps  fut  employé  à 
s'acclimater,  à  s'aguerrir. 

Pour  devenir  un  véritable  Esquimau,  il  faut  oublier  beaucoup  de 
choses,  en  apprendre  beaucoup  d'autres.  Le  premier  point  est  de 
regarder  comme  inutile  tout  ce  qui  n'est  pas  rigoureusement  néces- 
saire et  de  renoncer  à  tous  les  agrémens  de  la  vie,  même  à  ce  luxe 
élémentaire  qu'on  appelle  la  propreté.  Les  gens  qui  ne  sauraient  être 


(1)  Schwatka's  Searcht  sUdging  in  the  Aretic  in  quest  ofthe  Franklin  Records,  by 

Wmiamfl.  Gilder,  New- York,  Charles  Scribner's  tom.—Als  Eskimo  -*-  *='-'" 

moif  Ton  Hdnrich  Klutachak.  Wien,  Patt,  Leipiig,  HarUebens  Verl« 


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M2  HETOB  \it9  MOT  IfOHDB». 

heuretix  en  étant  sales  ne  seront  prtnafe  que  d^s  Btrqulmacu  ftft  inmEti-' 
plets  et  feront  bien  de  ne  pas  entînôprendre*  le-tdyagedte  fa  Tëtn  M' 
rof  Gnîlîaume.  ïlrat  au  mofti»  deirrafent-îfs^s^ccowuwe^  *  se  vôBf  «i< 
peaux  de  rennes,  appliquées  S  cm  sur  la  peau  et  *  considérer  comii^ 
une  vaine  superstition  ITiabitmfe  de  mettw  une  chemise.  Si  vif,  si' 
pénétrant  que  puisse  être  le  IVoid,  quanrf  on  est  couvert  d*tïne  douBM' 
pelisse,  on  ne  peut  se  mouvoir  sans  transpiîW,  la  chewiséSe  aiotillW' 
et,  auF  premier  moment  de  repos,  elle  se  gHe  sur  Ib  corps. 

II  faut  apprendre  aussï  à  subsister  comme  tes  Ebqûitewnt;  non  du» 
provisions  savamment  prê'p'aréés  qu^dir  aurait  beaucoup  de'  pMié  k 
Jtransporter  avec  soi,  mais  dte  ce  qu'on  trouve  «fur  sfti  fowè,  ercottfi^ 
iant  sur  Ites  heureux  hasards  dfe  h  poche  et  dé  la  dtesse.  A  Vélë^ 
comme  au  retour,*!'.  Sthwatka  et  sres  compagnons  ne'tttôrfeûtpas  mëtoû' 
de  dnq  cent  vingt-dfeur  rennes;  sans  parler  dti  restas,  flrf  apprS«tti' 
aussi  à  savourer  la  chair  dtr  phoque  et  dumorse.  «  L^f  pttoqw  éttiiF 
notre  bœuf,  le  morse  Jtait  notre  mouton,  »  dit  M.  Gilder;  ef  Ml  ISltt^ 
schak  affirme,  de  son  côté,  qtfïï  n^festpas  dâtt^  la  cuisine'  civilisée  de 
metff  aussi  tendre  que  là  peati  noire  d^tine  jeunie  bcflèine,  patïrf^ 
•qu'elle  soit  très  jeune.  Tout  cela  doit  être  cnît  à  la  flammef  d*iiûts  luaîf», 
^{  Siert  dfa  même  coup  U  séctier  tte  chaussures'  et  les  bas  mouilMs'. 
Mais  on  n'a  pas  toujours  sa  lampe  sons  la  main;  il  est  des-cas'oà'ff 
faut  se  contenter  d'un  poisson  gelé;  on  savoir  avaler  et  digérer  ott^ 
tranche  de  viande  crue.  Quant  S  la  boisson,  îT  n^enest'pas^d^utrcftfw 
Peau  claire  qu'on  léussit  k pufser  danisr unerîvtèrei encassaut là  gHtcv 
qui  la  recouvre  et  qui  a  souvent  ]iisqu%  sept'pied^d'ét^aisseur.  II  arrive 
parfois  qu'on  exécute  ce  grand  travail' sans  rien  th)Uter.  C'est'  utie 
cruelle  déception,  car  dans  leff  payn  drcompoiaires  là'  ^eift'  est  aUBSf^ 
consumante  que  dans^  lès  sabVes  âe  l'I^que^.  lies'  iiidlgétee«{  qtii^ 
savent'cUoîsirleur'endroit'et  devrnerPbau  sousla»  glace*,  ne'Mfsaeftf' 
pas  de  s'y  tromper:  Aussi  nre  prometttaf-ils' jamf^irrien.  Okr  a  beaff'Ieci 
presserdë  questions,  itls  réj;)ond^nt  modiestement::  «  SU^omî,  omiètmk^ 
je  crois,  mais  je  ne  sais  pas;  n 

Uliomme  qui  veut  devenir  mr  Eèquimwi' doit  apprendre*  èf  bàtirde»i 
tglous^ oa maisons  db  neige:  Cestunart savant, compliqué. li ftmt  amit** 
le  compas  dans  Tœil  et  n'être  pas  manchot  pourconsirufre  enqncAqnee 
heures  avec  dès  plàrqoesxjte^ neige,  symétriqueinentdéeQfupéeeet'asMin- 
blées-en  spii^e,  une  bfmte  enfbrrae  dedéme*,  en  ayant  soin  d'y  ména"*^ 
ger  un  trou  par  Tequef  on  entre  et  on  sort  àf  quatre  pattes*  Dans  m  die 
coins  de  cette  hutte  on  di*es8e  une*  plates-forme^  qui  sert  de  dortoir.  Lesr 
lits  sont  tout  simplèmrent  des  sacs  en  peau  de  remie^  et  la^Mifaftion 
qu'on  éprouve  en  s'y  fourrant  n'est  pas  agréable.  L'Esquimau  lui-même 
frissonne^,  s'écrie  :.jftt/  —  et  raméuio  ses  genoux  jusqu'à  sa  boucliet  le 
sac  jusqu'à  ses  ûrames.»Maia,.  auhout  de  quielque»  miôuteA  U  B',eaGOilr 
rage,  s'étend, V^iBoage^  neaetJaimjibrato»  alkMaa.si  pÛM».  Aiksu-** 


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L'ElPÉDniOIf  nu  UKJTMàNT  fiCfiWATKA.  tOBS 

^piw,  OD  m  r&chauffè  les  uns  ies . antoei.  Un  dorkûr  n^eoi  jugi  «coofcn^ 
tsMe  qoe  loniqa'an  7  est  pressé  comme  des  harengs  en  caqno  «tgoe 
-personHene  peut  9e  retonrner 'dans  jsa  peau  dB  «renne  sans  obGgcr! ses 
-^ifins  à  se  retourner  aussL  Ancc  un  feu  d^abitade  on  finit  par  s^en- 
dormir.  On  en  fient  môme,  comme  M.  KlatsdMk,  k  bénir  te  premier 
inventeur  des  maisons  de  neige  et  des  sacs  à  dormir  ;  on  racoimalt 
xomme  lui  a  que  le  inonde  boréal  n  autant  d'cdbligations  è  ce  gmnd 
iHHnme  que  le  monde  'divilisè  à  l'inventeur  de  la  machine  4  vapeur*  » 
lies  i^fcmront  cependant  un  inconvénient.  Ixrwpi'iis  <ont  été  tongienpps 
Mbités  ou  qu'on  y  regoit  >de  trop  nombnusas  visites,  la  température 
MlèvB  quelquefois  an-desms'deaéni  etdedteiecdmaenoe  à  fondra. 
Un  jour  que  M.  Kiutsehak  éoivait  son  jouBual,  M  fut  dérangé  dans  son 
travaH  par  de  grosses  igovttes  qui  tombaient  inoessamnent  wir  son 
^bier.  Qudqnes  heures  phis  tard,  ce  cabier  était  un  bloc  de  glace. 

Cflffin,  pour  devenir  un  véritable  iBsquioaau,  il  Aiut  être  un  intrépide 
ttapcheur  «et  tto  compter  que  sur  aso  pied  gaiUard  pour  gagner  Fétape. 
Quant  au  bagage,  ion  ie  lofaarge  sur  un  traludan  attelé  de  cbiens.  Les 
attelages  de  neuf  ou  de  quinze  chiens  ne  sent  pas  cocamocles  à  gou^ 
verner.  Oe  ne  fsit  bien  que  te  qu'on  aime  4iaire,  et  1»  chien,  qa'il 
vive  'en  Europe  ou  dans  te  *vûismage  de  la  Inde  d'Oodson,  n'a  fanais 
pu  M  Gonvainore  qu'il  fût  né  pour  tirer.  Aussi  tire-rt-il  4e  iMnmriee 
gf&oo.  Gbacun  va  4e  son  cSué,  on  se  pousse,  tm  se  «ogse,  00  ee  bous- 
cule, les  traits  dlnégale  longueur  s^sounélent,  ci^st  une  affaire  cte 
débrouUter  ces  inextrtcabtes  nosuds. 

Il  ne  faut  pas  médire  des  obiensdes  ËsquimaiiK,  ils  rendent  à  leurs 
maîtres  d'inapprécialbtes  services.  Condamnés  à  faire  un  métier  quNls 
détestest,  ils  sont  gauches  dans  leurs  mouvemens,  mais  ils  font  ne 
quTils  peuvent.  lis  ont  oe  genre  de  courage  entMé  que  les  Anglais 
appellent  pluck,  ils  vont  tant  qu^ls  peuvent  aller;  quand  ik  tonbent, 
e^  qtfits  sent  an  bout  de  leurs  forces  et  qu'ils  «e  eaiitenc  mourir.  A 
quelleà  épreuves  ne  met-on  pas  leur  vertu  I  On  les  fouaiHe  sans  misé* 
ricorde.  La  mèche  du  fouet  de  i^Esquimau  a  quelquefois  trente  pieds 
de  long  ;  etle  s'enroule,  eUe  se  déroule  en  sifflant  comme  im  eerpent, 
rien  ne  résiste  à  ses  morsures.  Il  em  résulte  qu'il  y  a  dans  fAu^ique 
boréale  beaucoup  de  chiens  borgnes  oa  essortilés.  On  reproche  à  ces 
pauvres  botes  d'avoir  peu  de  respect  peur  te  bien  d^utrai,  trop  de 
goût  pour  la  grande  et  la  petite  rapiae.  D^babitude,  cm  ne  les  nourrit 
que  de  deux  Jours  l'un,  et  quand  les  viurei  sont  rares,  il  leor  arrive 
de  [jeteer  pendant  une  semaine  entière,  sans  autre  ressource  (pie  ce 
qui  leur  tombe  so«s  la  dent;  macs  qae  trouver  dans  la  neige  f  Aussi 
faut-il  faire  bonne  garde,  protéger  contre  leur  voracité  le  magasin 
ata  provisions,  la  graisse  de  poisson  destinée  aux  lampes  ou  môoH 
les  vétemens  en  peau  de  phoque,  car  tout  leur  est  bon  pour  tromper 


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68&  BEYCB  DES  DEUX  MONDES* 

leurs  afli^uses  fringales.  Ils  savent  cependant  à  quels  rigoureux  chi- 
timens  ils  s'exposent  si  on  les^surprend  dans  leurs  maraudes;  mais 
l'appétit  est  le  plus  fort.  En  se  jetant  sur  leur  butin,  ils  mêlent  à  leurs 
cris  de  joie  des  hurlemens  de  douleur.  C'est  une  façon  de  dire  :  «  Nous 
savons  ce  qui  nous  attend;  mais  advienne  que  pourra  et  que  le  ciel 
nous  assiste  !  » 

Le  !•'  avril  1879,  le  camp  fut  levé,  on  se  mit  en  route.  La  caravane 
se  composait  de  quatre  blancs,  de  trois  traîneaux,  de  quarante-deux 
chiens  et  de  treize  Esquimaux.  Dans  le  nombre  figurait  un  nommé 
Tuluak,  qu'accompagnaient  sa  femme  et  son  enfant,  âgé  de  huit  ans. 
On  avait  eu  l'occasion  de  le  mettre  à  l'essai,  on  avait  reconnu  que  cet 
incomparable  chasseur  était  un  homme  de  ressources  et  d'expédiens, 
qu'il  avait  des  yeux  qui  voyaient  tout,  des  mains  qui  travaillaient  tou- 
jours, des  jambes  toujours  prêtes  à  trotter,  que  son  dévoûment  ne  se 
refusait  à  rien.  M.  Klutschak,  comme  M.  Gilder,  affirme  que  Tuluak 
n'est  pas  seulement  un  Esquimau  comme  il  y  en  a  peu,  mais  un  homme 
comme  il  n'y  en  a  guère,  et  que  son  infatigable  industrie  les  a  tirés 
de  plus  d'un  pas  périlleux. 

On  se  dirigea  au  nord-ouest,  à  travers  un  pays  granitique,  où  les 
chaînes  de  collines  alternent  avec  les  plateaux  et  que  parcourent  des 
troupeaux  de  rennes  et  de  bœufs  musqués.  On  s'appliquait  à  suivre 
autant  qu'il  était  possible  le  cours  des  rivières  et  des  ruisseaux,  dont 
la  glace  polie  se  prêtait  mieux  au  traînage.  On  ne  rencontrait  jamais 
un  campement  d'indigènes  sans  s'assurer  s'il  en  était  parmi  eux  qui 
eussent  jadis  entendu  parler  de  la  Terror  et  de  VErehus.  Au  mois  de 
mai,  M.  Schwaïka  atteignit  la  péninsule  Adélaïde.  Près  du  cap  Richard- 
son,  il  entra  en  pourparlers  avec  une  tribu  de  Netchilliks,  dont  quel- 
queé-uns  se  rappelaient  l'expédition  Franklin  et  une  horrible  cata- 
strophe où  avaient  péri  des  blancs.  Ils  désignèrent  l'endroit  où  les 
derniers  survivans  avaient  succombé.  On  y  avait  trouvé,  sous  un  canot 
dont  la  quille  était  en  l'air,  plusieurs  squelettes,  des  débris  de  vête- 
mens,  des  ustensiles  de  cuisine,  des  montres,  des  papiers,  des  livres. 
On  s'était  partagé  les  ustensiles;  les  livres  comme  les  montres  avaient 
été  ^abandonnés  aux  enfans  et  leur  avaient  servi  de  jouets.  Cea  est 
fait,  ces  précieux  livres  de  bord,  où  tant  d'observations  précieuses 
avaient  été  consignées  par  des  hommes  qui  allaient  mourir,  ne  se 
retrouveront  jamais.  Arrivé  dans  la  Terre  du  roi  Guillaume,  M.  Schwatka 
divisa  sa  petite  troupe  en  trois  pelotons,  dont  chacun  poussa  une 
reconnaissance.  L'été  commençait,  la  glace  avait  fondu  ou  ne  portait 
pas,  tous  les  transports  devaient  se  faire  à  dos  d'hommrs  et  de  chie;^. 
Le  soleil  ne  se  couchait  plus;  à  peine  l'extrémité  inférieure  de  son 
disque  avait-elle  touché  l'horizon  qu'il  remontait,  et  son  importune 
lumière  causait  des  impatiences  nerveuses,  des  lassitudes.  On  avait 


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■f^*** 


l'expédition  du  ueutenant  sghwatka.  685 

peine  à  dormir;  parvenait-on  à  s'assoupir,  on  était  réveillé  en  snrsatit 
par  des  aboiemens  de  chiens  qui  semblaient  protester  contre  la  fasti- 
dieuse longueur  d'un  jour  de  plusieurs  semaines. 

On  ne  laissait  pas  de  poursuivre  son  enquête;  cap  après  cap,  on 
releva  toute  la  c6te  jusqu'au  promontoire  Félix.  M.  Klutschak  décou- 
vrit le  camp  où  s'était  établi,  en  avril  1848,  le  capitaine  Crozier^  qui, 
après  la  mort  de  Franklin,  avait  pris  le  commandement  d'équipages 
décimés  par  le  scorbut.  Près  de  là,  une  tombé  ouverte  contenait  u 
squelette  incomplet,  qu'une  médaille  d'argent  fit  reconnaître  pour 
celui  du  lieutenant  Irving,  le  troisième  officier  de  la  Terror.  Plus  on 
avançait,  plus  les  investigations  devenaient  minutieuses/On  put  recon- 
struire après  trente  ans  toute  l'histoire  de  ces  prisonniers  des  glaces, 
qui,  affaiblis  par  les  privations,  avaient  vainement  tenté  de  se  frayer 
un  passage  jusqu'aux  terres  habitables.  On  les  suivait  pas  -à  pas  dans 
leur  lamentable  odyssée,  on  se  disait:  «  Là,  ils  avaient  encore  de  Pes- 
pérance  ;  ici,  ils  n'en  avaient  plus.  Jusqu'à  tel  endroit,  ils  ont  marché 
en  troupe,  ils  obéissaient  à  un  chef;  plus  loin,  ils  se  sont  dispersés;  à 
tous  leurs  maux  était  venue  se  joindre  l'indiscipline,  qui  est  la^fin  de 
tout,  et  chacun  ne  songeait  plus  qu'à  soi.  »  On  crut  môme  reconnaître 
à  certains  indices  que  les  Esquimaux  avaient  dit  vrai,  qu^un  jour  ces 
affamés  avaient  commencé  à  se  manger  les  uns  les  autres. 

Plus  heureux  que  les  compagnons  de  Franklin,  M.  Schwatka  a  prouvé 
qu'on  peut  revenir  à  pied  de  la  Terre  du  roi  Guillaume;  mais  il  en  coûte 
cher.  Que  de  labeurs!  que  de  lassitudes I  quelle  dépense  sans  cesse 
renouvelée  de  résolution  et  de  volonté!  Pour  atteindre  Pembouchure 
du  fleuve  du  Grand-Poisson  et  regagner  de  là  les  bords  de  la  baie 
d'Hudson,  la  petite  caravane  dut  cheminer  pendant  des  mois  dans  la 
saison  où  le  soleil  ne  se  montre  guère  et  braver  toutes  les  horreurs 
d'un  hiver  exceptionnellement  rigoureux.  Des  ouragans  de  neige  qui 
rendaient  tout  impossible,  des  haltes  forcées  de  quinze  ou  de  vingt 
jours,  des  vivres  depuis  longtemps  épuisés,  des  rennes  qui  prenaient 
si  bien  leurs  précautions  qu'il  fallait  des  journées  entières  pour  les 
tuer,  des  bandes  de  loups  faméliques,  renouvelant  sans  cesse  leurs 
assauts,  des  chiens  à  bout  de  forces  et  de  souffle  qui  mouraient  l'un 
après  l'autre,  voilà  de  quoi  fatiguer  le  plus  obstiné  courage.  Jamais 
expédition  arctique  ne  fut  exposée  à  des  froids  plus  intenses  et  d'aussi 
longue  durée.  Le  thermomètre  resta  durant  vingt-sept  jours  au-des- 
sous de  51  degrés  ceniigrades,  durant  seize  jours  au-dessous  de  55. 
A  moins  d'être  un  parfait  Esquimau,  on  n'affronte  pas  impunément 
de  telles  températures.  Quel  supplice,  en  arrivant  à  l'étape,  que  les 
heures  d'attente  qu'il  faut  subir  avant  que  les  maisons  de  neige  soient 
bâties  1  Quel  travail  ne  doit-on  pas  s'imposer  pour  allumer  une  pipe  1 
Quel  savoir-faire,  quelle  industrie  n'est  pas  nécessaire  pour  faire  brû- 
ler une  allumette  I  L'allumette  est  gelée^»  la  pipe  est  gelée,  il  faut  au 


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^C96  ;lSfUB  lus  JmOL  IMNMS, 

fiPéaM))e  les  dé^filor^'et^ipenâant  (oe^stenq»,  w  fisqnioM  <i^«ppi«die 
de  mm  ^  vottfiitit  avec  undohanmnt  «oviM  :  jh  fWn^Mymifc  «çuaf*  . 
Prends  garde  à  ton  nés,  iliest  eDdvam^esefveiidre.i» 

Quand  on  est  Alteaiand*  66  degoài  ée  froid  -B^aijjiieiient  ^pus  de 
jnft¥^  ;  tt  AbfioiM  dans  mes  pensées,  amis  dim.  Jâutsctak,  f  •  miMÉi» 
u  soir  ^éloigQé  à  petils  pss  ide  notre  campement;  sms  mte  apep- 
i^iKOir,  j*avai8  <aît  le  tonr  dteia  soUiae  yoisiae,  et  Jn  ûiâepar  TÊflm- 
.aeoir  «ir  ««ne  grosse  pienre*  l^aperee^s  de  là  idob  «aaiBoas  4e  neige 
et  je  côntemplets  te  finsameùt  «mé^fétoites.  Lahme  mUto&nrit'par 
m  pâleur;  fm\eU  dît  qa'efc  retesait  de «e, mettre  en  fraii'ponr  éeM- 
rer  cette  triste  partie  dm  mmidn.  Les  loobesB  qui  m'ealomaiem,  Im 
ombres  qu'ils  ixroîetaieBl,  Jes  nieta  blenâitreB  detane^  levepos 
eépulcisal  gui  oipiaii  pantent  ii^jnieat  nur  mon  vmgiiielisn  et  'sor 
mon  csNir.  Pas  un  souffle  de  Yenl.'pas.nn  appel  d^iaesen,  paa  nn  %i«fi 
4ie  se  fait  étendre,  et  je  me  sene  itroufaiè,  ^eonma  oppaeaeé  ipar  non 
«nttûbemar.  iie  silence  qai  m'ennreloppe  pèse  >8Qr  met»  Il  pèse  «or  ia 
pionie  QÀ  Je  suis  assis,  anr  la  miône,  snr  ia  crtle  4ea  odllinee.  <7eit 
«lutre  diose  qu'une  simide  absœce  de  irait,  i^'est  nne  Ispce,  «c'est  nne 
puissance,  c'est  nn  myatère.  Ge  silence  profand  a  la  majealè,  la  triste 
grandeur  de  ces  coBtrées  doist  M  seapidmw  ia  aolitnde,  la  ^MsrtaitioB  et 
la  nudité;  c'est  dans  lottbe  P^éteodoe  du  terme  le  silenoeteniMe  de  la 
nuit  polaire.  H  me  sens^eud,  abandonné,  je  me  love  «t  le  bretît  de 
ans  pas  sur  ia  neige  duccie  me  fait  tresaailîr;  mon  oreille  Tient  de 
pereeyoir  un  son,  c^est  comme  on  Teteurii  ia  vie  et  le  fai^ltane  s^est 
iiAttoni.  Les  lampes  allumées  dans  ncHre^ampement  envient  jusque 
moi  de  vagues  et  pâles  clartés  qui  m^ttivent,  ^  le  chant  monotone 
des  femmes,  les  ipîaiUeries  des  •enfam,  anssi  bien  qns  Podieax  tob- 
flement  des  Esquimaux,  seot  imn  muai((aie  qm  me  plaît.  La  nimple  nt 
flodsérable  huttn  de  meig^  me  d«RdnM  une  ehère  patrie  ;  après  <que  fen 
ai  franchi  l'entrée  en  me  itcaÉnant  «ur  :mes  genoux  et  mes  mains,  je 
reconnais  tout  le  prix  «de  la  société  dies  hommes,  i»  Un  poète  préten- 
dait qu'en  Chine  rhonmie  et  la  natnre  ne  penTont  se  regarder  «ans 
rire,  mais  qu'ils  sont  l'un  )et  L'autre  trop  crvilîsés  pour  rire  tout  haut. 
Bans  les  régions  boréales,  personne  ne  rit  ;  la  nature  se  tait  et  llramme 
est  grave.  Il  se  sent  à  la  merci  d'une  puissance  ennemie  et  soumolae, 
qui  le  prendra  quelque  jour  à  ses  «mbûches. 
En  se  retrouvant  sur  les  bords  de  la  baie  d'Hudson,  qui  ne  gèle  jamids 
ièrement,  la  petite  caravane  éprouva  les  mêmes  transports  de  joie 
les  Dix  mille  quand,  du  haut  du  mont  léchés,  ils  aperçurent  lePoni- 
in  et  s'écrièrent  d'une  seule  ¥Ofx  :  ThoiattalthcOaiUia  /  Mais,  pas  plus 
les  Grecs  de  Xénophon,  M.  Schwatka  et  son  monde  n'étaient  au 
t  de  leurs  peines.  Ils  s'étaient^  flattés  de  ae  refaire  de  leors  longues 
étions,  peu  s'en  fallut  qu'ils  ne  mourussent  de  faim.Qnand  ils  avaient 
arqué  au  mois  d'août  187^  ils  s'en  étaient  remis  au  capitaine  de 


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..««.144. 


SEH^ 


i^iwliig*!: 


l'expéditicxi  bu  jjmmîme£  âCurwATKÂ.  687 

Y'Bôthm^  M.  Barrj,  du  bokh  de  déposer  dte»  ttoft  oachetAe  aûreuoe  pi^ 
tie  de  imos  promiOQS^Par  lioe  inqnali&iUa  niglig^nce  qWil  af'einjj^r- 
teva  lia»  en  pafidta^  le  caphaioe  élût  repartii  sanâ  mn  kiaeer^Hoo- 
rensemeot  U  sv^troiiirait  là  un  casipenaieiii  •d'indigènes»  qui  pxtagjèreot 
avec  ksamrs^ss  iepeit  ^a'ite  savaient.  Pendant  ({nelques  ^uni  on  £uit 
réduit  à  Pextrènaté:;  pour  troniper  sa  iaim  dm  siAcbait  4es  f^mx  de 
BQiorso&  Mais  les  serae»  étaâsiiC  ramsç  ohsuiiie  imUn^  on  0e  pcemettati 
dtetoev  im»  etcbaqafraoirlesJêisqniiBaux  dJeatentt  Pentrôtre  ser^ovi»* 
aoW'PIve^lieureu demain l  iD»nB c» drueè état»  M.Klufâfthak  ne  r^ait 
idue.  Il  awit  f eelooiac:  sii  creux  qaf\\  m*  salait  près  de  défaillir  et 
n'e^t  plus  môme  reiiRier.  Il  imhis  confiœse  qu'd  ee  irowait^bien 
efaaDgé.  U  set  rapiielait  qne^  pendant  son  séjour  dans  la  Tenve  dii  rei 
SaJUamne,  où  le  gibiee  foisemait^  où  l%n  n'a/rait  tien  de  mieux  à  faise 
que  de  se  gaver,  il  avait  eu  des  heures  de  morte!  ennui  et  qm  plu» 
d*aaei  foia  il  «èi  donné  de.  grand  oaur  tiaq  eeodies  toul*  entiers,  poil 
et  pea«  compriii^  peur  se^  pc^uirar  ua  pelit  ei  marnais  roman,, éjn^ 
hMntrt und vieU}Bi€bt ouchsehkchknBofxian»  Dans  la  baie  d'Hudson^  il 
eât  donilé  tous  lesidasaiifues  alleosumb  pour  dix  livi>e»de  viande. 

0»  ne  mourut  pa»  de[fainL.  Un  navire,  baleinier,  le.  George  cmdMary^ 
cotnarandé  pav  le  capitaine  Baker^  hivernait  près  de  TUe  de  M«rt)re* 
Le  capitaine  Baker  ne;  resseuMaii  ptmi  au  capîiaÂoe  Barry  ;  il  se  coor 
dineât  eagalant  houoMe,  en  Irowai  <tbec.  lui  \e  vivre  et  le  couvert,  a  Pen« 
dant  lengtowps,  nous  dît  AL  KlutsdMds»  le  cuisinier  du  bord  fut  moa 
mieitteiiE  ami  »>  Mais*  M.  KloteciMtk  fuit  imprudent,  il  ne  se  défia  pas 
aasBE  4t  mn  bonliewflr,  il  a^abafidoonai  trop  à  la|joie  dasehjea  nourrir 
et  de  passer  des  jeuroéea  dans  une  boBBe'«abkie  cbaufiCée  par  «n  boa 
poète.  «Ge^dsangsmei^  de  vks  dit4l  enoore,  ne  nous  fut  pas  f avorabla 
Don»  la  modestie  de  notre  oœiir  et  de  nos  pensées»,  nous  considérions 
comme  normaile  une  températuoe  àfi  10  degrés  au-dessous  de  xéro, 
nous  jugions  qu'il  suffisait  de  2  degrés  au-dessus  pour  avoir  chaiod, 
etigvftce  au  poêle  noua  en  avions  16.  Durant  notre  séjour  de  deux  années 
dans  le  Mord^  nous*  s'aivûms  jamais  su|oe  que  cf  était  que  la  toux,  le 
iluuMv  le  catarrhe;  Dès  que.  nous  eûmes  relait  connaissance  avec  la 
ehalevr  artificielle^  bo<is  devînmes  plus  sensibles  aox  intempéries»,  at 
]}  MM»  parut  que  nous  n/éfiiona  pas  asses  v6tus«  »  Ce  ne  fut  pas  tout  ; 
an  rhume  s'ajoutèrent  de  douloureuses  insdationSki  Le  visage  du  lieu* 
tesant  Schwatka  enia  du  côlèdjroit,  M.  Klutschak  enOa  des  deux  côtés, 
et  les  yeux  de  M.  Gilder  disparurent  dans  la  graisse;  c'était  au  prix 
d'bépolques  efforts  <|u'il  réussissait  à  les  ouvrir  et  à  contempler  la  dis- 
gitee.  de  ses  oompagnoos»  qui  le  consolait  un  peu  de  la  sienne.  On 
avak  retrouvé  la  civilisation  et  ses  douceursi,  on  était  charmé  de  ne 
jIm  ôtreEsquinmu;  mauson  pelait  et  on  toussait.:  L'Ësquin^aiu  ne  craint 
pas  l^soleii,  rEsqmmaoL  n'est  jamais  emrhuméw. 
Téut  l#  long  de^  son  voyagdi.  IL.  aebwatka  n'a  eit  qu'à  se  louer  de 


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688  SETUE  DES  DEUX  MONDES* 

geos  qui  ne  s'enrhument  jamais,  et  il  leur  rend  justice.  Il  a  eu  plus 
d'une  fois  l'occasion  de  s'apercevoir  que  ces  petits  hommes  rabougris, 
à  la  grosse  tête  et  aux  membres  menus»  ont  le  caractère  un  peu  mou, 
Tesprit  assez  court  et  que  leur  état  social  laisse  beaucoup  à  désirer; 
mais  il  les  a  toujours  trouvés  débonnaires,  hospitaliers,  secourables; 
3  a  constaté  qu'ils  mentent  rarement,  que  lorsqu'ils  ont  promis,  U» 
sont  de  parole.  Il  n'a  été  trahi  que  par  le  capitaine  Barry,  qui  n'est  pa» 
un  Innuit.  Il  n'a  été  trompé  que  par  un  seul  Esquimau,  et  nous  avons 
le  regret  de  dire  que  le  fripon  était  un  prêtre  ou  anhuty  lequel  offrit 
au  lieutenant  comme  une  précieuse  relique  de  l'expédition  Franklin 
un  méchant  couteau  qu'il  avait  fabriqué  lui-même  et  qu'il  entendait 
se  faire  payer  très  cher.  Toute  réflexion  faite,  sa  marchandise  parut 
suspecte,  il  fut  honteusement  éconduit,  on  le  pria  de  porter  aill^ir» 
ses  coquilles. 

On  a  reproché  à  Montesquieu  d'avoir  exagéré  l'influence  du  climat. 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  certains  climats  extrêmes  font  violence 
à  l'homme  et  décident  de  sa  destinée.  L'état  social  des  Jnntnts  est  le 
seul  que  comportent  les  régions  arctiques.  Né  tirant  leur  subsistance 
que  de  la  chasse  et  de  la  pêche,  ils  ne  sont  pas  tentés  de  se  réunir 
en  corps  de  nation,  ils  doivent  au  contraire  se  disperser  en  bandes 
pour  trouver  leur  pauvre  vie  dans  les  tristes  déserts  ob  ils  sont  confi- 
nés, et  ils  n'auront  jamais  d'autres  institutions  que  le  régime  patriarcal 
des  peuples  chasseurs.  Leurs  biens  étant  égaux,  ils  ne  peuvent  se  dis- 
tinguer que  par  le  courage  et  les  conseils,  et  la  seule  autorité  qu'ils 
respectent  est  celle  des  vieillards  qui  se  souviennent  des  choses  pas- 
sées. Réduits  à  la  vie  de  sensation,  leur  religion  est  un  grossier  féti- 
chisme. Ils  attribuent  à  leurs  prêtres,  confidens  intéressés  de  leurs 
continuelles  frayeurs  et  de  leurs  maigres  espérances,  le  don  de  guérir 
les  maladies  et  de  deviner  l'avenir;  pour  les  honorer,  ils  leur  acc(Nrdent 
quelquefois  le  jus  •primas  noclis.  Ils  n'ont  ni  juges  ni  code  pénal;  ils 
n'ont  que  des  mœurs,  ils  n'ont  pas  de  lois.  Un  homme  s'est-il  rendu 
coupable  de  quelque  méfait,  de  quelque  rapine  où  de  quelque  meurtre, 
les  vieillards  Texhortent  a  racheter  sa  faute  par  une  composition  en 
nature.  S'il  s'y  refuse,  on  lui  dira  :  «  Ma-rnuk-poo-now  :  Cela  n'est  pas 
bien!  »  Et  on  s'en  tiendra  là.  Cest  à  rofiensé  ou  à  sa  famille  de  se  faire 
justice.  Voilà  une  société  telle  que  la  peuvent  rêver  nos  anarchistes,  et 
pour  notre  bien  comme  pour  le  leur,  nous  ne  saurions  trop  les  enga- 
ger à  émigrer  chez  les  Esquimaux. 

Le  vieil  Hésiode  disait  il  y  a  longtemps  que,  pour  être  heureux  ici- 
bas,  un  homme  doit  avoir  une  maison,  un  boeuf  et  une  femme.  Les 
Esquimaux  n'ont  quedes  maisons  de  neige^et  ils  en  changent  souvent, 
obligés  qu'ils  sont  de  suivre  dans  ses  capricieuses  migrations  le  renne 
qui  les  habille  et  les  nourrit.  Ils  n'ont  pas  de  bœufs  de  labour.  Qu'en 
feraient  ces  pauvres  gens?  Ils  les  remplacent  i^ar  des  hameçonSf  par 


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l'expédition  du  ueutenant  schwatka.  689 

des  arcB  et  des  flèches,  qae  depuis  peu  ils  échangent  volontiers  contre 
de  bons  fusils  se  chargeant  par  la  culasse.  Mais  ils  ont  une  femme, 
souvent  même  ils  en  ont  deux,  qui  leur  sont  bien  nécessaires  pour  sur- 
veiller leur  pot-au-feu,  pour  allumer  leur  lampe,  pour  coudre  ou  rape- 
tasser leurs  habits.  Les  mariages  se  préparent  de  loin.  Les  pères  n'at- 
tendent pas  que  leur  fils  ait  plus  de  six  ans  pour  le  fiancer  à  la  fille 
d'un  voisin,  à  qui  il  offre  en  retour  un  couteau  à  neige,  ou  un  chien, 
ou  un  peloton  de  ficelle,  ou  une  douzaine  de  capsules  à  percussion. 
Dès  que  la  jeune  fille  a  seize  ans,  on  l'autorise  à  se  tatouer.  Elle  des- 
sine sur  son  front  un  grand  triangle  et  sur  ses  joues  deux  grands  oves, 
qu'elle  accompagne,  quand  elle  est  coquette,  d'ornemens  de  fantaisie 
qui  ressemblent,  qous  dit-on,  à  des  colonnes  ioniques,  à  des  chapi- 
teaux corinthiens.  De  ce  jour,  on  la  juge  capable  de  tenir  une  maison, 
digne  d'allumer  une  lampe,  et  on  la  conduit  à  son  fiancé,  qui  l'épouse 
sans  autre  cérémonie. 

Hais  ces  mariages  préparés  de  si  loin  sont  sujets  à  bien  des  traverses, 
Le  marié  ne  trouve  pas  toujours  son  compte;  il  en  est  quitte  pour  faire 
un  troc  avec  un  ami.  S'il  doit  se  mettre  en  voyage  et  que  sa  femme 
soit  grosse,  il  en  emprunte  une  autre  qui  ne  le  soit  pas.  Si  elle  est 
trop  vieille,  il  s'en  procure  une  plus  jeune,  quelque  voisin  serviable 
lui  prêtera  la  sienne  sans  difficulté  pour  un  mois  ou  deux.  Mais  qu'on 
la  lui  donne  ou  qu'on  la  lui  prête,  il  la  traitera  rudement,  ne  lui  fera 
grâce  sur  rien  et  dans  l'occasion  il  lui  assènera  sur  la  tête  un  coup  de 
b&tôn  qui  assommerait  un  bœuf.  Ces  hommes  doux  et  débonnaires  se 
permettent  tout  avec  les  femmes,  non  par  insolence  ou  par  colère, 
mais  par  simple  mesure  de  précaution,  pour  les  rendre  plus  attentives 
à  leurs  devoirs,  et  il  est  certain  que,  dans  des  contrées  où  il  faut  tou- 
jours craindre  les  trahisons  de  la  nature,  où  l'existence  est  toujours 
précaire,  toujours  menacée,  une  distraction  de  femme  peut  causer 
d'irréparables  malheurs.  Il  est  certain  aussi  que  la  chevalerie  et  le 
romantisme  sont  un  ordre  de  sentimens  difficile  à  acclimater  dans  les 
hautes  latitudes  et  qu'il  ne  faut  pas  demander  des  venus  très  raffinées 
ni  les  délicatesses  du  cœur  à  des  hommes  uniquement  occupés  de  leur 
proi»re  conservation,  qui  sont  sans  cesse  en  danger  de  mourir  ou  de 
Taim  ou  de  froid,  et  dont  la  vie  n'est  qu'un  combat  acharné  pour  la  vie. 

Ce  qu'il  y  a  d'admirable,  c'est  qu'ils  s'attachent  à  leur  affreuse  patrie 
et  qu'ils  la  préfèrent  à  toute  autre.  Le  vaillant  Tuluak,  qui  était  aussi 
curieux  que  vaillant,  avait  congu  le  désir  d'accompagner  aux  États- 
Unis  le  lieutenant  Schwatka.  Les  anciens  de  sa  tribu  lui  représentèrent 
que  VInnuit  n'est  jamais  heureux  dans  les  pays  étrangers,  qu'il  y  tombe 
malade,  que  l'ennui  l'y  prend,  que  le  chagrin  l'y  ronge,  qu'il  ne  tarde 
pas  à  regretter  les  glaces  éternelles,  à  soupirer  après  son  iglou.  Les 
anciens  parlèrent  si  bien  et  ils  disaient  si  vrai  que  Tuluak  se  rendit  à 
Lvn.  —  1883.  44 


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OtKP 

latRin^raisoiiB.  Sr graivs] cpnf) soit> tenp traflueor,, si^ dur que^ soit lecooi»* 
bstrponr  )«  vie;  lesi  Irmtcttr  ont!  lemB  iMumrckeiTepos,  Ibvvs  dttnaii' 
niBBS)  tenr»  ptaâsîftn  etl^ms'  jemi.  Ib  lAnDOBenti  à  fomiBr  nmn  èw 
mvsdes'doTeflQesrdtts  cnMlao»  cmnplf^éscet  tooteiiorCBr  de-  figiUHm 
dafiv  k»4iieite8  leur  hnaginatîèni  cmiU^fstàk  racomialM  dm:  loups, 
des  oar»  oir  tes  baleinesi  kvecr  dM  petfox  taiméesi  qu^ilsr  tmdenl >«i 
de  ffBBùàs  œrceavxîls  se-ftdnriqnent;  des  tanbottrioB^  dont,  le-  som  les 
met'eiricyie,  etcelw  qnien'îeseleiiiMiurestiui  lÉommetforo  reriieff** 
di6;  oeisÉont  là  leur»  symptoones  e0  lemn  ojpérasv  Hbont  aussi  deerefM 
pfiès^  il»  rimeDt)  à'  sps»  Ptanir  pour  démrer  ensemble'  un  grand  fkalk 
âl^jvhoxL  viandecmlev  accompi^?"^ ^  beauctiupf de|fniB8«< de* peiMn^ 
apoèff  qaoi  on  allume  une*  piper.qal  passe  à'  la  mnde  cto' 
bonebe^IlB  aiment  eurtovdàseineeembleir'poiirdfisceeer'pei] 
bevnis  qudque  qoestion  depuis  longtemps  résolue,siir  lequeltettooÉcto 
monde  est  d'accord.  On  fait  assaut  d'éloquence,  on  e^ugi^  ottgesÉî*- 
eotep  e*est  pent-^revBe-fàqoii  de*  se  ité^aoflkr.  Lei^ltanDMB'eUee- 
nrCimeB  ont  teoTB  rtunione,  leurs  ripalieet  et*  parintepraHaii,  oobttaBl 
lesr  coups  qu'elles^  ont  vécus;  cevipaavnis  esdaves<Hi(rpres«pie?Kaîv  im 
trouver  que  la  vie*  &>  dti  bon. 

An  covrs  deleupsexptvratîemH  HOvvoyagewr'âproinrèrentpinMd'iim 
snrpdse.  Après  avoir  épniséJ  leer  hoiMamid'uiP  lii?er  qui  nhmAr  M 
cp'une'lovgaei  naît,  ils  ftifenv  Men  Attmétf  d'aperasveir-  parvii  des 
mouseee  encore  taohceëesr  de*  neigv  dbsi  osn»Kis>d^iy  ronge»  pdle^  «0  de» 
petîtes'violetteB  saneparfnw,  quiise  UttaieDtdeœinir;  Itone  penseieM 
pas  quf\)n  pûi  oueiHfr  des  fleurs  sii  {Nfitodv  pôlei  La  léne  dUiroi  Otoft^ 
lavme*  leur  ménageait  d^autpev  étonnemeiB.  DanscetagubrepaTa  oirtai 
stlence  polaire  n'est  intefroBqpfV  qoe  par*  des  bruitt  ranqnee;  par  l9 
ori  &!  répervieret  du  godlaovir  parle^  bsriemfêDt  ctas  hmps,  pair  km 
aboist  du  pboque,  ilsentendihmt  tout  h  coup  ai»*d«ssTO  d&ltfurttltaDlev 
truies  joyeuv  d'un'  oiseau  de  la*  famfUe  des  bAcaeees^  dDn<fletMl0» 
«(IgenCiDes' rappelaient  le  goxovIHeneiif  et  les  extaees^de  I'UméMcw 
giisaiyt  draîr,de'  vent  et  desoleiiiliaiexe'qni  tes  éienna^ei^fm  MilrM 
reefi,  ce  Art<èe  découvrirqiaeles  fenmisdee  Esquimaux  safoaent'^AanCfen. 

TeUp  sont  tes  souvenirs'  m^lés^  qu*^  rectieillet  dam'  un  loyage^  dnv 
les  /finu#tt'  et  qu'on  rapporte*  k  Itoslon'  ou  à'  N^ir^Varlc.  On  iiV>iikUeiif 
jafmaia  IM  mornes  soliMFdln^aili  Pon'  a  w  téka  et*  soif,  )ee  plaines  bUn- 
chtta  et  leur»  broutifercisi  Ib»  morenree  d*M>  froidi  de  55*  degnlîM  le» 
ointgans  qurempopteutiout,  les'  gbqons  où  se  préteeeent  d0S>mcrms^ 
lee  combats  ftrrreux  que  se  livrent  de»  cbieiïs  et  diee  loups^mtf&reiif 
se*  souvient  auser  d^ïFMoîr  vn*  ém  gwmo  pMiis  de  pâquerettes^  flettricBP 
etd'tivoîr  aperçu  dans  une  maison  de»  neige,  t  c5tô  d^an  lMQme<qoF 
ronflait,  une  femme  accroupir  qui*  rilumait  sa-  lampe  et  qai  chantait. 

Or  VAtBKiV. 


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REVUE   LITTÉRAIRE 


Ttiwirùl  $t  la  Société  française  pmdant  'la  rivoMion  et  fémigrationt  par  IL  de 
LeacofB,  1  Tél.  4ii-»».  Vmtis,  i88ai  Pton. 


.Ub limre  sur  BîvaroUtcmt un iiyvtn un  gros  1lvt6»46  dnq  loeatopages, 
sur  PboiDaid.qui  ne  iM)iuArappeUe|fuéar6iauj<M»d'haigae  le  plus  briUaut 
causeur  dcHit  lax^kroosique  des  deraiens  ealoas  du  ivzu*  siècle  iût  légué 
le  souiv^ir  à  FlusUûre  de  la  littérature»iMeânblera4ril  pas  tout  d'id)ord 
que  ce  soit  un  peu  beaucoup,  e^  aasurtiMnl»  plus  que  J'en  n'attendait? 
Car  «où  sont  les  œuvres  de  RiKarol,  et  je  ne  dis  pascelles  jque  Ton  Use, 
mais  celles  aeulement  que  l'on  cite?  Quel  rôle  .cet  homme  dtapdt 
a-4-41  joué  dans  lOe  .drame  de  4a  dévolution  «qui  is'ounrrit,  se  noua,  se 
dénoua  sous  ses  yeux?  Et  que  repréaenAeHt-àl  enfin  dans  Thistoffis  At 
jdana  la  littérature  qu'une  éwi^e  de  la  .frivolité  inooMlaine  At  de  Tim*- 
pertinence  élégante} 

On  >pettt  répondre,  à  la  vérité*  ipie  cela  jnftme  est  déjà  biem  quelque 
cboee.  £n  effet,  rimpertinanoe  élégante  n'est  pas  à  la  portée  du  pm<- 
miar  venu  qui  s'y  essaie,  et  laiit  d'honnêtes  lourdauds  qui  sesont  eiep- 
cés,  qui  fl'exeroent  inutilement  tous  tes  joui»  à  la  frivolké  mondaine 
prouveraient  assez  .que,  pour  y  fféussir,  il  ne  fiuffit  peut-étte  pas  d'^n 
avoir  formé  <le  projeLMais  il  Cant  jouter  que,  aoBSice  Rivarol  ides  aalons, 
saoB  rbomme  à  la  mode  et  eoue  le  pensifleur,  il  y  len  a  un  aut]ie,ltteft 
aiy>érieur  à  la  réputation  que  les  cimNiBtuice0.hii«Qnt  faite,  un  écRivaiB 
de  race,  un  xemarquahle  publidale  «t,  laioon  précisément  ce  que  l'on 
appelle  un  penseur, — ^  eerait  tiop  fdtjne,  et  trop  de  qualités  lui  unan- 
-quent  pour  cela,  — tout  au  moins.un  moraliste,iun moraliste  ^igi&al,le 
dernier  de  cette  longue  et^lorieuse  lignée  des  La  Rochefoucauld,  des  La 
firuyôre,  des  Vauvenargues,  des  Duclos,  des£hamfort.  C'est  ce  Rivarol 


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692  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

que  Sainte-Beuve,  il  y  a  déjà  bien  des  années,  avait,  le  premier,  remis 
ou  voulu  remettre  en  lumière;  c'est  ce  Rivarol  à  qui  M.  de  Lescure  vient 
de  consacrer  tout  un  gros  livre,  et  des  plus  intéressans;  et  c'est  ce 
Rivarol  qui,  bien  au  contraire  de  ce  que  l'on  eût  pu  croire,  suffit,  en 
vérité,  lui  seul,  ou  presque  seul,  à  remplir  ce  large  cadre,  et  n'en  est 
nullement  écrasé. 

Les  origines  de  Rivarol,  comme  aussi  bien  celles  de  beaucoup 
d'hommes  de  lettres  de  la  fin  du  xvrn*  siècle,  sont  assez  obscures.  On 
n'a  su  pendant  longtemps  ni  si  son  père  était  aubergiste  ou  gentil- 
homme, ni  si  lui-môme  était  né  en  1753,  ou  en  1754,  ou  en  1757,  ni  s'il 
fit  ses  premières  études  à  Gavaillon  ou  à  Bagnols.  II  semble  bien  que 
M.  de  Lescure  ait  raison  de  le  faire  naître  le  26  juin  1753;  les  deux  autres 
points  ne  paraissent  pas  encore  suffisamment  éclaircis.  Ce  ne  sont  pas 
là»détails  d'une  grande  importance.  Il  est  plus  intéressant  d'apprendre 
par  le  témoignage  de  l'un  de  ses  biographes  qui,  s'il  devint  plus  tard 
de  ses  ennemis,  avait  commencé  par  être  des  amis  de  sa  jeunesse, 
Cubières-Palmaizeaux,  qu'aux  environs  de  dix-huit  ou  vingt  ans,  «Riva- 
rol avait  la  plus  belle  figure,  la  plus  belle  taille  et  la  démarche  la  plus 
noble;  »  et  que  les  dames  d'Avignon,  où  il  était  alors  au  séminaire, 
«  suivaient  des  yeux  en  soupirant  le  bel  abbé  de  Sainte-Garde^  ou  même 
l'accompagnaient  jusqu'aux  portes  de  son  austère  demeure.  »  L'obser- 
i  de  Cubières,  en  d'autres  temps,  et  d'un  autre  homme  que  Rivarol» 
mverait  peut-être  que  l'indiscrétion  et  la  futilité  du  biographe.  On 
tout  à  l'heure  qu'elle  a  son  prix  ici,  et  qu'elle  importe,  si  je  puis 
iire,  à  la  composition  du  personnage. 

[S  pouvons  déjà  supposer,  sans  trop  d'irrévérence,  avec  M.  de 
re,  que  les  succès  du  séminariste  auprès  des  belles  dames  d' Avi- 
né contribuèrent  pas  médiocrement  à  le  détourner  de  Tétat  eccl6- 
|ue.  En  quittant  le  séminaire,  il  garda  le  petit  collet,  mais  il  crut 
*  changer  de  nom.  La  précaution  n'était  pas  inutile  pour  traver- 
}ans  y  trop  laisser  de  l'honorabilité  des  Rivarol,  tout  ce  qu'il 
bien  avoir  traversé  de  métiers.  N'appuyons  pas.  En  général,  il 
it  pas  vouloir  fouiller  trop  avant  l'histoire  des  années  d'appren- 
e  et  de  voyage  de  ces  jolis  messieurs  de  la  fia  du  xviu*  siècle. 
\e  toutes  les  ambitions  leur  sont  permises  et  qu'ils  n'ont  en  main 
oyens  d'en  réaliser  aucune,  ou  presque  aucune,  manquant  de 
e,  manquant  d'argent,  manquant  de  protections,  il  n'est  pas 
ant,  et  il  est  trop  certain  qu'ils  manquent  de  scrupules,  lisez 
as,  lisez  Manon  Lescaut^  lisez  les  Mémoires  de  Marmontel,  lisez 
les  Confessions  de  Rousseau,  si  vous  voulez  vous  rendre  compte 
e  on  arrive  alors.  C'est  ordinairement  une  femme,  «  une  femme 
alité  »  quelquefois,  qui  les  tire  d'affaire  et  leur  fait  un  premier 
de  bourse  pour  se  répandre  dans  Paris,  —  Paris,  où,  comme  dit 
J,  «  la  Providence  est  plus  grande  qu'ailleurs,  »  et  où  l'on  trouve 


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RETUE  urriBAiRE,  693 

au  moins  remploi  de  son  esprit,  sans  être  pour  cela  réduit  à  perdre  celui 
de  sa  figure.  M.  de  Lescure  s'est  bien  elTorcé  de  laver  Rivarol  de  cette 
imputation  ;  je  ne  sais  si  Ton  trouvera  qu'il  y  ait  entièrement  réussi. 

J'aurais  d'ailleurs  souhaité  qu'il  pût  préciser  par  des  traits  plus  nets 
ces  premières  années  du  séjour  de  Rivarol  à  Paris.  Sans  doute,  les 
documens  lui  auront  fait  défaut.  Mais,  après  tout,  nous  le  répétons, 
Rivarol  n'est  pas  de  ceux  dont  les  tout  premiers  débuts  nous  soient  si 
nécessaires  à  connaître.  On  devrait  même,  en  bonne  critique,  réserver 
le  privilège,  —  car  c'en  est  un,  —  de  ces  investigations  minutieuses 
aux  vrais  grands  hommes,  à  ceux  dont  on  ne  saurait  éclairer  l'œuvre 
d'un  excès  de  lumière,  et  qui  nous  ont,  pour  ainsi  dire,  en  forçant 
notre  familiarité,  donné  le  droit  de  pénétrer  à  notre  tour  et  à  fond  dans 
la  leur.  De  quelque  manière  qu'il  ait  vécu  jusque-là,  bornons-nous 
donc  à  constater  qu'en  1782  Rivarol  faisait  paraître  sa  première  bro- 
chure :  Lettre  du  président  de***  à  M.  le  comte  de  ***  sur  le  poème  des 
Jardins,  et  qu'à  cette  époque,  depuis  un  ou  deux  ans  peut-être,  s'il 
n'est  pas  encore  l'idole  des  salons,  il  le  va  devenir.  Cette  Lettre  sur  le 
poème  de  l'abbé  Delille,  spirituelle  et  déjà  méchante,  est  encore  de  nos 
jours  un  assez  cuiieux  morceau  de  critique  littéraire;  en  1782,  je  ne 
crois  pas  me  tromper  en  y  voyant  surtout  une  machine  de  guerre  diri- 
gée contre  les  succès  mondains  du  poète  à  la  mode. 

Ah  I  doit-on  hériter  de  ceox  qu'on  asBassinel 

En  littérature,  comme  en  art,  mais  bien  plus  encore  dans  «  le  monde^  » 
on  n'hérite  pourtant  guère  que  de  ceux-là. 

C'est  à  ce  point  précis  de  sa  carrière  qu'il  est  curieux  d'esqpiisser  la 
physionomie  morale  de  Rivarol.  Vers  le  milieu  du  siècle  on  avait  vu 
paraître  et  se  multiplier  rapidement  une  espèce  d'hommes,  «  brillante 
et  insupportable,  »  qui  ne  devait  finir  qu'avec  l'ancien  régime.  Gresset, 
dans  son  Méchant,  avait  essayé  de  les  peindre.  Ce  sont  les  héros  habi- 
tuels des  romans  de  Crébiilon  fils.  Nul  peut-être  ne  les  a  mieux 
caractérisés  que  Duclos,  dans  quelques  endroits  à' Acajou  et  Zirphile,  ou 
encore  dans  ses  Considérations  sur  les  moeurs.  A  toute  la  fatuité  de 
ce  que  la  génération  précédente  avait  appelé  «  l'homme  à  bonnes  for- 
tunes »  ils  joignent  toute  la  volubilité  d'impertinence  de  ce  qu'on 
appelle  maintenant  n  le  persifleur.  »  C'est  leur  temps,  et  pour  eux,  qui 
crée  le  mot.  En  effet,  leur  esprit,  quand  ils  en  ont,  -*  car  ils  n'en  ont 
pas  tous,  et  personne  n'en  a  tous  les  jours,  —  n'est  uniquement  tourné, 
pour  ne  pas  dire  tendu,  qu'à  trouver  le  défaut  de  celui  des  autres.  <  Ils 
se  signalent  ordinairement  sur  les  étrangers  que  le  hasard  leur  adresse, 
comme  on  sacrifiait  autrefois,  dans  quelques  contrées,  ceux  que  le 
mauvais  sort  y  faisait  aborJer.  »  Mais,  à  défaut  des  étrangers,  a  le 
chef  conserve  son  empire,  en  immolant  alternativement  ses  sujets  les 


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eM  RBTUB  US  DEUX  MONDES. 

u&s  aox  antres*  »  Les  femmes  les  adorent,  les  hommes  les  redontent, 
personne  ne  les  aime»  et  tout  le  monde  leur  fait  fête. 

Tel  est  le  personnage  que  Rivarol,  servi  par  sa  a  belle  taille  »  et  sa 
t(  beHe  figure,  »  soutenu  par  une  admirable  sérénité  d^insolence,  et 
défendu  contre  les  espèces  qui  «  se  piquaient  n  de  ses  bons  mots  parle 
bras  de  son  frère  ou  de  son  ami  Champcenetz,  a  joué  pendant  les  dnq 
Cfusiz  années  qui  précédèrent  la  révolution.  Le  matin,  dans  le  repos 
du  fît  ou  le  silence  du  cabinet,  il  prépare  sa  victime  du  soir.  Quand 
elle  €St  pvête,  il  8ort,et  s'*en  va  trèner  au  haut  bout  de  quelque  table 
aristocratique;  on  a  dit  :  «  Nous  aurons  tantôt  M.  de  Rivarol;  n  et  les 
oisife  setrt  accourus.  Lui,  cependant,  parcourt  des  yeux  la  compagnie, 
^  lançant  autant  de  traits  que  de  regards  »  sur  tous  ceux  qui!  ren- 
contre; puis,  il  prend  la  parole,  s'empare  seul  de  la  conversation  pour 
la  diriger  i>ar  les  chemins  qifil  a  choisis  d'avance,  s'échappe  en  médi- 
sances, en  calomnies,  en  cruautés,  égratigne  Pun,  blesse  l'autre,  ne 
tue  personne,  quoi  qu'il  en  pense,  fait  la  roue,  reçoit  les  applaudisse- 
mens,  et  s^n  va,  murmurant  à  part  lui,  si  toutefois  il  ne  l'a  pas  fait 
««ses  dairement  entendre  à  l'auditoire, 

Qae  le  moqaer  da  monde  est  tomt  Tari  d*en  Jouir. 

Il  n'a  pas  perdu  sa  journée  ! 

Qu'il  ait  acquis  à  ce  jeu  cette  expérience  déliée  du  monde  qui  fait 
les  moralistes,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'en  étonner.  Ce  n'est  pas  dans  la 
solitude  que  l'on  apprend  à  mettre  aux  choses  le  juste  prix,  et  me- 
surer les  hommes  à  leur  juste  poids.  Mais  on  admirera,  —  pour  lui 
en  faire  honneur,  —  que  parmi  tant  de  causes  de  dissipation  et  si 
peu  d'occasions  de  retraite,  il  ait  pu  trouver  le  temps  d'écrire  le  Dû- 
cours  sur  FuniversalUè  de  la  langue  française^  et  sa  traduction  de  FEth 
fer.  Nous  ne  partageons  pas  pour  le  Discours  tout  l'enthousiasme  de 
M.  de  Lescure.  Si  cependant  le  Discours  de  Rivarol  remplaçait  dans 
Fttsage  des  classes  le  trop  fameux  Discours  de  BufTon,  on  y  trouverait 
bien  des  choses  utiles  à  savoir;  et  cet  unique  hommage  à  la  mémoire 
de  Rivarol  ne  nous  semblerait  pas  exagéré.  Sainte-Beuve  a  très  bien 
dit  qu'il  y  avait  en  Rivarol  des  a  commencemens  »  de  la  plupart  de 
ceux  qui  l'ont  suivi.  Dans  ce  Discours^  tout  particulièrement,  et  M.  de 
Lescure  a  raison  d'en  faire  la  remarque,  il  y  a  une  intuition  très  juste , 
ou  un  pressentiment  très  net,  de  l'avenir  de  la  linguistique  et  de  la 
philologie.  Mais  voici  qui  est  plus  curieux  encore.  Il  n'y  a  presque  pas 
une  ligne  de  ce  Discours  qui  n'appelât  quelques  mots  de  rectification , 
de  contradiction,  de  développement  tout  au  moins,  et  cependant,  vu 
d'ensemble  et  par  les  grandes  lignes,  il  continue  de  demeurer  toujours 
vrai.  Peut-être  y  a-t-il  bien,  jusque  dans  ces  matières  qui  forment 
aujourd'hui  le  domaine  réservé  de  l'érudition  proprement  dite,  et  ok 


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vÊms  MBaorioi»  pro^der  atec  trop  éB  pitrdfenee  et  âe  patience,  }é  ne* 
Btôs  qtielto  fticulté  dei  cHWiratioa  qui  prévîeiMtrait,  cri  m4)tte  il  n'est  piia' 
peraita  ^  dira  qn*<elte  provoqtierait  le»  découTertes  de  féradUtion.  le* 
dOQte  aprôs  «^la  qm  Rivm))  eût  4tér  fait  peur  réussir  âtfns  la  recherche 
éradite,  pbilotogiqiie*  oo  Ihignistiqw.  Il  excellait  dans  rvrt  dangereux 
de  simuler  la'  cownaissaiice  de  ce  qv/il  fief  savidt  pas,  mais  1)  manquait 
d'ïppltciiiOQ  et  (Pe9prifde^  suite.  Ce  Diseows,  qui  ne  dépasse  pas-  une* 
soixantaine  de  pages,  est  ai)EN>l<amenrla  seule  œuvre  de  quelque  teneur 
qu'il  ait  pu  ordonner  sans  trop  cle  confusion.  Mais  il  est  certain  qif  il' 
iait  penser,  et  non  moins  certain  que  beaucoup  des  idées  qu'il  éveilte 
conduisent  l'esprit  sur  la  voie  de  la  vérité. 

Le  Diseowrs  avait  signalé  Rivarol.  Bw  an  plus  tard,  en  17B4,  sa  tm- 
dudion  de  ^Enf^  le^  classatH:  Nous  n'avons  pas  la  lettre  où  Frédéric 
dédaruit  à  Pauteur  «  que*,  depuis  les  bons  tmvrages  de  Voltaire,  II 
n'arvuit  rien  vu  de  meilleur  en  littérature  que  son  Disvowrtf  a  msÉi' 
nous  avoBs  celle  «fù  Buffon  lefélicila  de  sa'  traduction  de  Tj^n/^  comme' 
d'une  «  création  perpétuelle.  »  Ptmr  nou9,  qui  savons  aujûnrtPtrai  que 
ni  doUonri  ni  Frédéric  n'étaient  pest-être  assex  avares  de  ces  sortes' 
d'éloges,  ils  ont  un>  peu  perdu  de  leur  ffrix.  En  179&,  et  Voltaire  éttint* 
mon,  ils  étaient  tout  ce*  que  pouvait  souhaiter  un  écrivain  comme*  Riva** 
roi.  Oo  ne  stexplîque  donc  pas  qu'M  n^t  pas  poursuivi  sa  veine.  EUS- 
était  tout  indiquée.  Si  crax  qui  f  avaient  entendu  causer  savaient  depulv 
longtemps  à  quel  point  il  était  doué  du  talent,  eu  ptatéf  du  génie  de 
Feipression,  ceux  qui  veimient  de  le  lire^  r^ttenduient  au  plein  effet 
de  ce  que  le  Disc<mrs  et  la  traduction  contenuient  de  promesses.  Lui^ 
même  tentait  le  besoin  qu'avait  la  langue  sèche»  et  presque  alg6» 
brique,  des  d'Âlembert,  des  CoudHlae;  des  Marmontel,  des  La  Harpe 
^êitre  enfin  vivifiée.  Il  avait  presque  entrevu  Pune  deu  directions  à 
prendre,  et  que  te  moment  s%pprocbait  de  faire  entrer  dans  lu  grand' 
cowrant  de  l'usage  un  choix  au  moins  de  tout  ce  que  Pfovestigatibn 
scientifique  du  siècle  Gnissant  avait  créé  de  mots  nouveaux,  d^aRiancês 
neuves,  de  métaphores  naturelles.  Cependant  il  tourna  court:  Et, 
comme  épuisé  par  le  grand  eUbrt  qu'U  avait  fait,  ce  ne  fut  même 
qu*après  trois  ans  de  repos  quil  fit  paraître  k  PbtU  Afmanach  âe$ 
grands  hommes  pour  Fannie  1788. 

Il  n'y  a  pas  de  plus  mauvais  Rivan>l  r  «  Jamais  mission  de  police  litté- 
ranru  ne  fut  plus  strictement  et  plusi  joyeusement  accomplie,  »  nous  dit 
ità  M.  de  Lescure.  Je  ne  puis  partager  son  avis.  Ce  n'est  pas  une  œuvre 
de  police  littéraire  que  celle  où,  comme  le  décfarait  expressément 
Tauteur  lui-môme,  on  ne  prétendait  s^en*  prendre  qu'aux  renommées 
qui  u'esstuient  pas.  Les  Sainte-Beuve  ne  partent  pas  en  guerre  contre 
les  Ponson  du  Terrail.  Quand  les  œuvres  elles-mêmes  n'offrent  pas 
une  certaine  consistance,  il  n'y  a  rien  de  plus  puéril  que  d'attaquer 


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69&  BET0E  DES  DEDX  HONDES. 

les  personnes.  CTest  seulement  sur  le  terrain  des  principes  qae  Ton 
combat  utilement  la  médiocrité.  Sans  doute  on  peut  8*y  tromper,  et 
l'on  s'y  trompe  tous  les  jours.  Comme  on  peut  prendre  pour  médiocres, 
et,  à  ce  titre,  négliger  des  œuvres  que  la  postérité  se  chargera  de 
remettre  en  leur  place,  on  peut  aussi  discerner  de  prétendues  qua- 
lités là  où  l'avenir  ne  reconnaîtra  qu'irréparable  médiocrité.  Hais 
jamais  critique  vraiment  digne  de  ce  nom  n'essaiera  de  dérobera  Her- 
cule  sa  massue  ou  sa  foudre  à  Jupiter  pour  écraser  la  platitude  même. 
L'abbé  Delille,  à  la  bonne  heure  I  voilà  un  adversaire  ;  Delille  était  alors 
vraiment  un  roi  de  la  littérature;  mais  M.  Boisard  ou  M.  Cholet!  nonl 
ce  n'est  pas  gibier  sur  qui  l'on  tire. 

Je  crois  qu'au  fond  M.  de  Lescure  le  sait  bien.  Il  lui  échappe  de 
convenir  qu'il  s'agissait  a  d'exécuter  en  masse  cette  multitude  de  faux 
grands  hommes  qui  avaient  envahi  la  littérature,  »  et  de  «  débar- 
rasser le  public  des  importunités  de  ces  ardélions  de  gloire  qui  trou- 
blaient son  repos.  »  Nous  nous  retrouvons  ici  d'accord  avec  lui.  Ce 
sont  des  vengeances  et  des  vengeances  personnelles  qu'exerce  RivaroL 
Ces  «  ardélions  de  gloire  »  le  gênent,  et  ces  u  faux  grands  hommes  n 
lui  prennent  une  part  de  sa  popularité.  On  parle  d'eux  dans  les  salons; 
ils  y  lisent  peut-être  leurs  vers!  Le  monde  ne  fait  pas  assez  de  diffé- 
rence de  M.  Cailhava  de  l'Estandoux  à  M.  le  comte  de  Rivarol.  Et  qui 
sait  s'il  n'y  a  pas  des  a  cercles  »  où  M.  Groubert  de  Groubenthal  et 
H.  Thomas  Minau  de  la  Mistrlngue  sont  reçus  comme  lui,  fêtés  comme 
lui,  applaudis  comme  lui?  Voilà  vraiment  la  blessure.  Aussi,  les  ridi- 
cules qu'il  s'efforce  d'attacher  au  nom  de  ces  «  grands  hommes  »  de 
sa  façon,  n'ont-ils  pas  du  tout  pour  objet  de  qualiûer  et  de  juger  les 
œuvres,  mais  d'étiqueter  les  personnes.  Ce  qu'il  veut,  c'est,  quand 
Cubiéres  entre  dans  un  salon,  que  Tépigramme  revienne  à  toutes  les 
mémoires  :  «  On  ne  fait  pas  ces  vers-là  sans  son  tapissier;  »  c'est  que, 
si  l'on  annonce  quelque  part  Cerutti,  tout  le  monde  murmure  en  sou- 
riant :  «  Cerutti,  le  limaçon  de  la  littérature;  »  c'est  que  si  Mirabeau 
montre  ailleurs  sa  face  trouée  de  la  petite  vérole  sur  son  encolure  de 
taureau,  le  mot  circule  sur  «  cette  grosse  éponge  toute  gonflée  des 
idées  d'autrui.  »  Vilain  métier  qu'il  fait  là!  Laide  besogne  1  mais  qui 
le  peint. 

Un  trait  achèvera  de  le  caractériser  :  c'est,  lorsqu'il  passe  du  plai- 
sant au  sévère,  une  affectation  de  profondeur  machiavélique,  où  il  se 
complaît  comme  dans  la  conscience  de  sa  vraie  supériorité  sur  les 
petits  esprits  qui  l'entourent.  Etait-ce  peut-être  le  sang  italien,  si 
vraiment  il  descendait  des  Rivaroli  de  Gênes  ou  de  Chiavari,  qui  se 
réveillait  dans  ses  veines?  Mais  la  vanité  d'être  constamment  au-des- 
sus des  opinions  communes,  et  une  connaissance  réelle  du  monde 
suffisent  à  expliquer  ce  genre  d'affectation.  On  en  voit  percer  déjà 


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^ 


RBTUB  UTTÉRAIRB.   '  897 

qneiqne  chose  dans  ses  Lettres  à  Necker  sur  le  livre  :  de  VImportance 
des  opmions  religieuses.  Il  y  professe,  à  la  vérité,  plus  d'une  doctrine 
qu'il  abjurera  plus  tard,  sur  «  l'indépendance  de  la  morale,  »  et  sur 
t  Findifférence  en  matière  de  religion;  »  mais  il  y  pose  un  principe 
qu'à  travers  toutes  ses  variatiims  il  n'abandonnera  jamais  :  c'est  que 
les  remèdes  se  composent  avec  des  poisons,  que  le  bien  s'engendre 
du  mal  même,  et  que  les  a  têtes  vraiment  politiques  »  sont  seules 
capables  d'entendre  cette  haute  chimie.  Ce  n'est  pas  ici  le  temps  de 
discuter  cette  thèse  de  morale  et  de  politique*  Je  la  crois,  pour  ma 
part,  aussi  fausse  que  dangereuse.  Mais  rien  sans  doute  n'est  moins 
populaire,  je  veux  dire  plus  aristocratique^ 

Cest  ce  qu'il  y  a  d'aristooratique  dans  toute  doctrine  de  ce  genre, 
qui  devait  surtout  empêcher  Rivarol,  un  ou  deux  ans  plus  tard,  de 
tourner  à  k  révolution.  Rien  ne  dut  être  plus  sensible  à  son  amour- 
propre  que  de  voir,  comme  il  disait,  les  «  esprits  les  plus  lourds  de  la 
littérature,  »  —  c'étaient  Sieyès  et  Mirabeau,  —  devenus  brusquement 
a  les  plus  profonds  de  l'assemblée.  »  Mais  rien  aussi  ne  dut  lui 
paraître  plus  contradictoire  à  sa  philosophie  politique  que  de  voir  cette 
révolution,  dont  il  acclamait,  comme  alors  presque  tout  le  monde, 
l'évidente  nécessité,  livrée  dès  son  premier  jour  en  proie  aux  instincts 
aveugles  de  cette  populace  «  pour  laquelle  il  n*est  point  de  siècle  de 
lumière,  »  et  qui,  en  politiqae  aussi  bien  qu'en  philosophie,  est  u  tou- 
jours au  début  de  la  vie.  »  Ce  sont  ses  propres  expressions  que  je  cite. 
Non  pas  d'ailleurs  que  je  veuille  par  là  diminuer  le  mérite  certain 
d'une  conduite  qui  l'honora. — Seul  ou  presque  seul,  entre  tous  les  gens 
de  lettres,  il  sut  demeurer  fidèle  à  cette  société  qui,  somme  toute,  les 
avait  faits  ce  qu*on  les  avait  vus  devenir.  L'anden  régime  n'avait  été 
moins  tyrannique  à  personne  peut-être  qu'à  l'écrivain.  Rivarol  s'en 
souvint,  à  l'heure  où,  s'il  n'y  avait  pas  encore  quelque  danger,  du 
moins  y  avait-il  déjà  quelque  abnégation  de  sa  part  à  s'en  sourenir. 
Il  fit  plus,  et  s'il  ne  se  jeta  pas,  comme  La  Harpe  et  comme  Chamfort, 
à  corps  perdu  dans  la  révolution,  il  ne  se  dissimula  pas  dans  la  retraite, 
comme  Marmontel  et  comme  Morellet.  Il  combattit.  La  Bastille  n'était 
pas  prise  encore  qu'il  faisait  paraître  les  premiers  numéros  du  Journal 
politique  national;  et  quand  son  journal  eut  cessé  de  vivre,  il  fut  au 
premier  rang  des  rédacteurs  des  Actes  des  apôtres.  —  Mais,  dire  là-des- 
sus qu'il  entra  dans  ses  résolutions  autant  de  calcul  que  d'entratne^ 
ment,  ou  de  réflexion  que  d'instinct,  ce  n'est  pas  rabattre,  j'imagine, 
de  ce  qu'elles  eurent  d'ailleurs  de  généreux,  ou  même  de  presque 
chevaleresque,  c'est  seulement  montrer  qu'un  homme  aussi  compli- 
qué que  Rivarol  n'ob^éit  pas  à  des  motifs  simples.  Ce  qui  semble  bien 
prouver  que  nous  ne  nous  trompons  pas  sur  les  causes  multiples  de 
son  choix,  c'est,  au  milieu  des  polémiques  ardentes  et  furieuses  de 


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696  BE¥US  P£S  DEUX  MONDES. 

cette  èpoqvede  trouble  et  de  £è¥r%  l'admirable. posseuiDii  de  soi- 
Qifime  dont  le  Journal  politique  national  porte  témoigoage  à  chaque 
page.  Rjvarol,  assurémeat,  ne  xûéaage  pas  ses  adversaires,  mais  H 
n'est  jamais  passionixé  dans  Pinjuroi  et  l'on  a  vu  rarement  la  brina 
plos  maltresse  de  ses  ¥ei:^geances.  A  peine  le  dirait-on  coAten^oraia 
des  événemens  qu'il  raconte.  Son  journal,  encore  aujourd^buij  se  lU 
comme  une  histoire.  Les  accident  y  sont  vus  et  jugés  de  haut,  ay^ec  le 
calme  d'un  observateur  impartial.  Evidemment  il  croit  encore,  à  cette 
date,  que  o  les  bêtises  du  conseil,  »  et  les  <c  sottises  de  la  cour,  »  sont 
pour  autant,  sinon  peut-être  plus,  dans  la  révolution,  que  le  <i  fana- 
tisme de  l'assemblée  »  et  les  a  passions  du  peuple.  »  Il  continue  donc 
aussi  de  croire  qu'U  ne  dépendrait  que  d'une  «  tête  vraiment  poli- 
tique »  d0  réparer  les  a  bêtises  »  des  uns,  de  brider  les  a  passions  » 
des  autres,  et  il  n'est  pas  très  éloigné  de  penser  ÎAtérieuremeat  que 
cette  tête  politique  est  la  sienne. 

La  naïveté  de  son  petit  machiavélisme  éclate  en  plein  dans  leB 
Mémoires  qu'il  remit,  au  coura  de  l'année  de  1791,  à  M.  de  la  Porte, 
intendant  de  la  liste  civile.  On  était  à  la  veille  de  l'aventure  de  Varezànes. 
M.  de  Lescure  les  analyse  longuement  et  n'a  pas  de  peine  à  montrer 
a  puérilité  des  moyens  que  Rivarol  y  propose  pour  le  salut  de  la 
flionarchie.  Peut-être  seulement,  tout  en  le  disant,  n'a-t-U  pas  asseï^ 
iortement  marqué  ce  qui  se  mêle  là  de  fatuité  politique  et  de  onmip- 
tion  morale  aux  théories  les  plus  paradoxales  et  les  plus  iaconaia- 
tiAtes.  C'est  un  léger  défaut  de  ce  livre  consciencieux  que  le  blâme, 
presque  toujours  et  presque  partout  nettement  indiqué,  s'y  perde,  en 
quelque  sorte,  et  s'y  noie  sous  l'amoncellement  des  élog^.  1&.  de  Les* 
ooxe  a  du  naoius  souligné  les  traits  de  prétention  qui  échappent  à  liva- 
roli  et  qui  nous  le  montrent  ayant  tout  prévu,  et  tout  pu  prévenir,  si 
l'on  Ten  avait  écouté,  a  L'effiroi  de  la  banqueroute  ayant  nécessité  un 
remôde  aussi  violent  que  les  états-généraux,  comment  le  roi  ne 
3'af  ergut-il  pas  d'abord  que  M.  Necker  le  trompait?  Je  cormmmiqiÊai 
MU  observation  à  U.  le  comte  d'Artois,  •gui  promid  d'en  faire  part  à 
M  Majesti^.  Vens  les  premiers  jours  de  juillet,  je  proposai  au  m^ré- 
cbal  de  BrogUe  et  a  M^  de  Breteuil  un  parti  décisif...  Le  duc  d'Orléans, 
à  qui  je  fU  craiadre  cette  démarche,  an  fut  tellement  effrayé  que  jâ  vis 
k  mament  où  ee  prince  ailait  se  jeter  aux  pieds  du  roi...  Enfin  fA%  dit 
àM^de  Lessart  q^U  me  semblait  wgemt  que  Sa  Mo^êstà  fit  au  peuple  ie 
sacrifice  de  tout  4e  qu'on  appelle  ari&tocrates,  u  On  le  vioit,  si  le  coBBle 
d'Artois,  si  le  maréchal  de  Broglie,  si  M.  ide  £reteuiU  si  IL  de  Lessart 
eufisant  juroûté  das  avis  de  Rivarol,  il  ne  doute  pas  ^u'il  lés  eût 
sauvés,  et  la  monarcbie  avec  eux.  Toutelois,  il  B'«st  pas  question  4e 
vécriminer,  mais  d'agir;  il  donnera  donc  encore  une  fois  son  avis. 
Si  tons  les  partis  que  l'on  a  pris  josqu'iai  ont  été  mauvais,  c'est  qu'on 


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■ .    r  ■  I  m  M  mj^.iumi  lU-maBWBB 


BEVUE  T.TTT^BATHir..  QQQ. 

ne  touchait  pas  à  la  raciae  du  mah  »  Il  y  va  tcMicher.  <&  L'assemblée  a 
paru  faire  exécuter  toutes  ses  volontés  au  roi,  mais  au  fond  elle  exé- 
cutait elle-même  toutes  les  volontés  d'une  puissante  cabale  qui  sou- 
lève et  calme  le  peuple  à  son  gré.  »  C'est  la  cabale  d'Orléans*  a  Perdre 
le  duc  d'Orléans,,  c'est  donc  d'abord  à  quoi  il  faut  viser.  »  II  ea  a  des 
moyens  «  compliqués,  mais  sûrs,  »  qu'il  se  réserve  d'expliquer  de  vive 
voix.  Le  principal  de  ceux  qa'il  veut,  bien  exposer  par  écrit  consiste  à 
«  travailler  sur  le  menu  peuple,  »  et  conquérir  a  la  canaille  ;  »  car  c'est  tour 
jours  «  avec  la  boue  »  que  l'on  fonde  et  que  Ton  consolide  les  empires» 
Pour  cela,  le  roi  se  donnera  la  tâche  de  «  mettre  dans  le  plus  grand  jour  » 
les  fautes  que  rassemblée  nationale  a  commises.  Il  pourra  même  la  pous*- 
ser  à  en  commettre  de  nouvelles  et  de  plus  grandes.  «  Comme  ua 
musicien  habile,  il  touchera  l'instrument  qui  lui  est  confié  et,  à  force 
d'en  tirer  de  faux  accords,  ayant  bien  prouvé  qu'il  est  mauvais»  il  eni 
dégoûtera  la  France.  »  On  organisera  d'autre  part  un  club  des  ouvriers^ 
«  une  grande  machine,  »  qui  ne  tardera  pas  à  servir  a  pour  produire 
les  effets  les  plus  importans.  »  Enfin,  un  conseil  secret,  sans  respon- 
sabilité, préparera,  de  concert  avec  le  roi,  le  travail  des  ministresvleur 
dictera  les  discours  qu'ils  iront  prononcer  à  la  tribune  de  l'assemblée 
nationale,  et  ainsi,  sur  les  ruines  de  Tantique  monarchie,  oa  en  élèvera 
promptement  une  nouvelle,  appuyée»  comme  toutes  les  monarchies 
durables,  sur  «  la  partie  forte  »  de  son  temps,  qui  est  décidément  le 
peuple.  C'est  ce  qu'il  appelle  un  a  plan  doat  les  idées  s'enchaînent  de 
loin,  et  tiennent  également  aux  causes  et  aux  effets  de  la  révolutioxu  » 
Convenons  qu'il  est  difficile  d'être  plus  fat.  En  réalité,  Rivarol  n'entend 
rien  encore»  avec  toute  son  intelligence  et  tout>on  esprit,  à  cette  révo* 
lution  qu'il  voit  se  dérouler  sons  ses  yeux.  C'est  seulement  quand  il  em 
aura  vu  de  loin  les  dernières  conséquences,  qu'il  comprendra  ce  qufils 
a  d'irrésistible  dans  ces  fcMrces  populahres,  qui  agisseiU  à  la  fagon  des 
forces  de  la  nature,  et  ce  qu'il  y  a  surtout  en  elles  d'ingouvernable  à 
ce  qu'il  appelle  les  a  têtes  pensantes  »  et  les  a  têtes  politiques.  » 

Cest  encore  parce  qu^il  n'entend  rien  à  la  révolution  que,  dins^  sa 
campagne  du  Journal  politique  national^  on  peut  dire  qu'il  n'a  pas^  com- 
pris que  le  règne  de  l'épigramme  était  désorm^  passé.  «  La  plus  graiide; 
sottise  de  ces  donneurs  de  ridicules,  avait  dit  Duclos,  et  très  bien  dit, 
est  de  s'imaginer  que  leur  empire  est  universel.  S'ils  savaient  comr-^ 
bien  il  est  borné,  la  honte  lea  y  ferait  renonces.  Le  peuple  n'en^coik* 
naît  pas  le  nom,,  et  c'est  tout  ce  qiie  la  bourgeoisie  en  sait.  »  Nous: 
pouvons  ajouter  que  le  ridicule  cesse  où,  de  grands  iatérêis  comme»-^ 
cent.  Aux  résolutions  où  se  jouent  la  fortune  et  l'existence  d'un  peuple 
oa  ne  regarde  pas  la  forme.  Reprocher  à  Mirabeau  la  laideur  de  se^ 
figure,  c^est  bien  de  cela  qu'il  s'agissait  après  le  U  juillet  I  Relewr 
l'incorrec^on  da  style  de  Sieyès^  il  prenait  bien  aoo  temps,  atookqpe 


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700  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

chacune  des  motions  de  l'abbé  renversait  une  pierre  de  l'ancien  édifice. 
Ck)mme  si  ce  qui  égratigne  Tépiderme  de  Thomme  du  monde  entamait 
seulement  le  cuir  épais  de  Phomme  politique  !  Sans  doute  Tépigramme 
peut  bien  provoquer  à  la  vengeance,  —  et  encore  quand  il  a  plus  de 
vanité  que  d'ambition,  —  celui  que  Ton  essaie  d'y  tourner  en  ridicule, 
elle  ne  l'arrête  pas,  ni  même  ne  l'interrompt  dans  sa  course,  ni  sur- 
tout ne  l'empêche  d'aller  à  son  but.  Rivarol  se  trompait  de  date  et  de 
monde.  Il  ne  se  rendait  pas  assez  compte  comme  l'opinion  de  tout  un 
peuple  est  indifférente  à  ce  que  l'on  appelle  dans  un  salon  les  ridicules 
de  ceux  qui  la  gouvernent,  c'est-à-dire  qui  l'ont  su  capter.  Aussi,  quand 
il  commença  de  s'en  douter  et  de  voir  que  son  Almanach  des  petits 
grands  hommes  de  la  révolution  suscitait  contre  lui  de  nouvelles  haines 
sans  servir  les  intérêts  d'aucune  cause,  tomba-t-il  de  l'épigramme  dans 
l'injure,  de  l'injure  dans  la  calomnie,  de  la  calomnie  dans  l'obscénité. 
Ce  sont  les  Actes  des  apôtres.  Les  coups  portèrent  à  cette  fois.  Ou  plutôt 
sont-ce  bien  les  coups  qui  portèrent?  et  la  populace  triomphante  ne 
s'irrita-t-elle  pas  bien  plus  de  cette  opposition  persistante  que  de  la 
manière  même  dont  elle  était  conduite  ?  C'est  un  détail  qui  n'importe 
guère.  Toujours  est-il  qu'au  mois  de  juin  1792,  Rivarol  était  obligé 
d'émigrer.  11  n'était  que  temps  pour  lui  de  fuir  s'il  voulait  éviter  le  sort 
tragique  des  Champcenetz  et  des  Suleau. 

tt  Bruxelles  était  alors  le  quartier-général  de  la  haute  émigration.  Les 
femmes  les  plus  élégantes  de  Paris  et  les  hommes  les  plus  à  la  mode 
y  attendaient  dans  les  plaisirs  le  moment  de  la  victoire.  »  Ce  fut  donc 
à  Bruxelles  que  Rivarol  se  rendit  d'abord.  Il  y  allait  passer  près  de 
deux  ans, — continuant  ce  train  de  vie  mondaine  que  la  révolution  avait 
à  peine  un  moment  interrompu,  causeur  toujours  brillant  et  toujours 
applaudi,  choyé  des  uns  pour  son  esprit,  redouté  des  autres  pour  son 
impertinence,  entretenant  avec  art  des  relations  utiles,  hébergé  par  le 
prince  de  Ligne,  défrayé  par  le  banquier  Pereira,  de  temps  en  temps 
lançant  une  brochure  pour  soutenir  sa  réputation,  un  Dialogue  entre 
M.  de  Limon  et  un  homme  de  goût^  ou  un  petit  écrit  sur  la  Vie  politique^ 
la  fuite  et  la  capture  deM.de  La  Fayette^  se  laissant  dire  par  d'aimables 
femmes  que  ses  plaisanteries  sur  les  plus  graves  sujets  «  sont  plus 
fines  que  le  comique,  plus  gaies  que  le  bouffon,  plus  drôles  que  le 
burlesque,  »  et  mêlé,  s'il  faut  tout  dire,  à  des  intrigues  souvent  mal- 
propres, comme  quand  il  se  charge  de  faire  travailler  sa  propre  sœur, 
la  baronne  d'Angel  ou  de  Saint-Angel,  à  la  corruption  de  Dumouriez, 
dont  elle  est  la  maltresse.  Mais  cette  existence  heureuse  ne  devait  pas 
durer.  A  mesure  que  le  temps  s'écoulait,  o  la  haute  émigration  »  per- 
dait ce  vain  espoir,  dont  elle  s'était  bercée,  de  rentrer  triomphalement 
à  Paris.  Les  économies  qu'il  parait  que  Rivarol  avait  faites  sur  la  vente 
et  la  réimpression  de  son  Journal  politique  national,  et  qu'il  avait  dépen- 


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BET0E  UTTÉRAIRE.  701 

sées  sans  compter,  tiraient  à  leur  fin.  Les  armées  françaises  allaient 
envahir  la  Belgique  et  bientôt  la  Hollande.  Il  fallut  se  chercher  un  nou- 
veau séjour  d'exil.  Londres,  que  Rivarol  avait  choisi  d^abord,  et  où  Ton 
raconte  que  Burke  et  même  Pitt  l'accueillirent  d'hyperboliques  éloges, 
ne  le  retint  pas  longtemps.  Il  s'empressa  de  fuir  un  pays  a  où  il  y 
avait  plus  d'apothicaires  que  de  botilangers  et  où  l'on  ne  trouvait  de 
fruits  mûrs  que  les  pommes  cuites,  »  et  vint  se  fixer  à  Hambourg,  au 
commencement  de  l'année  1795.  Il  y  devait  trouver  le  repos  et,  sinon 
la  fortune,  du  moins,  —  dans  cette  ville  où  une  comtesse  de  Tessé 
explcritait  une  r  vacherie  »  et  un  marquis  de  Romance  un  fonds  de 
«  vins  et  comestibles,  »  —  une  assez  large  aisance.  C'est  son  avant- 
dernière  incarnation. 

Un  libraire  entreprenant.  Fauche  (de  Hambourg),  le  frère  du  fameux 
Pauche-Borel,  y  fut  sa  providence.  A  travers  tout,  et  malgré  le  décousu 
de  mn  existence,  Rivarol  était  demeuré  fidèle  aux  études  qui,  jadis, 
avaient  fait  sa  première  réputation  d'écrivain.  Obligé  de  travailler  pour 
vivre,  il  y  revint  donc  comme  au  labeur  pour  lequel  il  était  le  mieux 
préparé,  et  fit  affaire  avec  Fauche  pour  un  Nouveau  Dictionnaire  de 
la  langue  française,  dont,  à  la  vérité,  il  n'a  jamais  paru  que  le  Prospec- 
tus  et  le  Discours  préliminaire.  Mais  le  Prospectus  (l),8ur  lequel  M.  de  Les- 
core  nous  donne  d'amusans  détails,  fait  le  plus  grand  honneur  à  l'es- 
prit de  combinaison  mercantile  du  libraire,  et  le  Discours  préliminaire 
est  une  œuvre  sur  laquelle  nous  pouvons  juger  de  Rivarol.  C'est  le 
morceau  le  plus  considérable  qu'il  ait  écrit,  et  il  avait  alors  probable- 
ment passé  la  quarantaine. 

On  y  remarque  les  mêmes  qualités  que  dans  le  Discours  surFuniver- 
saKté  de  la  langue  française,  mais  embrumées  en  quelque  sorte  par  les 
brouillards  du  Nord.  J'y  ai  notamment  relevé  d'étranges  façons  de 
parler  qui  semblent,  en  1797,  dater  déjà  d'un  autre  siècle,  d'un  autre 
temps,  d'un  autre  monde.  Ceux  qui  sont  constamment,  comme  Rivarol, 
à  la  recherche  de  la  nouveauté  dans  l'expression,  ont  parfois  de  ces 
mauvaises  fortunes.  Ils  tombent  dans  le  précieux  et  dans  le  phébus. 
Liseï  plutôt  cette  phrase,  a  Quoique  tout  soit  mesure,  calcul  et  froide 
géométrie  dans  l'univers,  son  auteur  a  pourtant  su  donner  un  air  de 
poésie  à  la  nature...  Les  expériences  sur  la  génération  ne  feront  point 
oublier  FAmour  et  sa  mère,  et  la  sève  assujettie  aux  lois  des  fluides, 
mais  Gltrèe  sous  les  doigts  des  Dryades,  et  s'épanouissant  en  boutons 
et  en  fleurs  ira  toujours  décorer  l'empire  de  Flore  et  de  Zéphyre.  » 
C'était  bien  la  peine  d'avoir  débuté  jadis  par  se  moquer  du  poème  de 
Delille.  II  est  vrai  que  je  n'ai  pas  pris  la  métaphore  tout  à  fait  au 

(!)  n  y  en  a  un  autre,  qui  est  de  Rivarol,  et  qui  figure  en  tôte  du  Discours  préli- 
minaire, n  ne  donne  pas  une  bien  favorable  idée  de  ce  qu'eût  été  le  Dictiannairê. 


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702  AEVUE  XffiS  ]>SUX  MOieDBS. 

hasard.  C'est  qu'elle  trahit  uoe  des  préoccupations,  de  Rivarol  eiiMéiBe 
tCBàps  qu'une  heureuse  teodaace  de  l'ouvrage.  S'il  y  avait  des  s  000»» 
menceaieus  »  d'un  phildogue  daas  le  premier  Discouti,  il  y  a  éKia  le 
seoûDd  des  a  eommencemejis  »  d'ua  Ungnist^  Rivarol  y  est  tout  prêt 
de  cette  couceptioa  que  la  philosophie  du  laugage  est  une  histoira 
naturelle,  et  que  les  langues  particulières,  cooune  on  Ta  dit  depuis, 
sont  autant  d'organismes.  Il  n'en  a  pas  l'idée  très  nette,  sans  doute, 
et  il  ne  pouvait  pas  Vavoir»  mais  il  en  a  le  sentiment  coofusL  CaH 
quelque  chose.  Dirait  qw  je  crois  voir  encore,  dans  k  Discours  pfh^ 
liminaire,  quelques  germes  de  co  qui  deviendra  plus  tard  la  philoMH 
phîe  de  la  nature?  Certaines  pensées  de  Rivarol  ont  du  moins  déjà 
fortement  couleur  de  mysticisme  naturaliste.  Celles,  par  exeoqile  : 
a  11  e^  une  foule  de  phtlosofAesY  gens^  de  peu  de  nom  dans  oes  ma- 
tières, esprits  aventureux  qui  traitent  la  nature  non  avec  cette  ardeur 
mêlée  de  respect  qui  distingue  te  véritable  amaot  digne  de  se»  {avvurs^ 
oMÛs  en  hommes  indiscrets,  qui  ne  cherchent  que  ta  nouveauté,  la 
vogue  et  le  bruit,  et  déshonorent  trop  souvent  l'objet  de  leurs  hom* 
magesu.  »  Et  encore  celle-oi  :  «  L'hosame  voit  maintenant  que  tout  esl 
aococd  et  alliance,  que  tout  est  attraction  et  mariage  dans  les  (Ufféreo* 
règnes,  au  dedans  et  au  dehors,  et  que  la  nature,  formant  et  bénis- 
sant sans  cesse  de  nouveaux,  hymens,  n'est  en  effet  qu'un  grand  ut 
perpétuel  sacerdoce.»  Tout  cela,  j'en  conviens,  est  bien  prétentieuse^ 
ment  dit,  et  le  temps  a  passé  sur  toute  cette  phraséologie,  mab  ce  nont 
les  pressentimens  de  Rivarol  qu'il  s'agissait  seulement  d'indiquer. 

Au  surplus,  ce  n'est  pas  cette  étude  du  langage  qui  est  le  morceam 
capital  du  Disce%urs  prilùmÊtaire;  ce  sont  les  doquante  ou  soixante 
pages  qui  se  détachent  de  la  seoonde  partie  de  cette  longue  pi éfaosv 
et  qui  sont  le  réquistoire  le  plus  v^^onreux  peut-être  que  Von  «t 
dreâié  contre  la  philosophie  du  xvnr  siècle.  U  fant  en  citer  une  ; 

«  Les  anciens  philosophescherehident  le  souverain  bien^tesnouvennx 
n'ont  cherché  que  le  souverain  pouvonr.  Anasi  le  monde  s'eat41  d'abord 
accommodé  de  cette  philosophie  qui  s'aoeommodait  de  toutes  les  pns«- 
siosis.  Elle  avait  un  air  d*audaee  et  de  hauteur  quicharma  la  jeunessnet 
dompta  l'^ge  mùr,  une  lut^Mptitude  et  une  simplicité  qui  enterèiieni 
tous  les  suffrages  et  rettversôreat  toutes  les  résistances;  et^  comme  ene 
phîlesofhes  semblaientavoir  le  privilège  de  ht  liberté  et  des  himièran, 
qu'ils  honoraient  ou  flétrissaient  à  leur  choix,,  inscrivaient  eu  rayaient 
dans  leur  liste  les  grands  hommen  de  tous  les  siècles^  selon  cpÂla  les 
trouvaient  favorables  ou  contraires  h  leur  plan,  ils  captèrent,  enga- 
gèrent et  coonrimèrent  ai  bien  Famour-propre  du  public;  des  admi- 
nistrateurs, des  courtisans  et  des  rois  qu'il  fallut  se  ranger  sous  leur 
enseigne  poux  faire  cause  commune  avec  la  raison.  On  se  ligua  donc 
avec  eux  contre  le  jeug  de  la  religion,  contre  les  délicatesses  de  la 


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^tmm^mi^^^^mÊammams^ 


momie,  cooitoe  Jesilenteurs  de  la  politigue  tt  les  timidUés  de  l'ezpé- 
rieooe ,  ea  un  mot  conlre  randea  moaqle.;  .et  la  philûsopbie  ne  £at 
jdufi  àktàn&xée  de  da  mode.  » 

jloaeqphide  Maistre  aurait  .ppea^ue  p«  sigiaber  ces  lignes.  Si  peat*êtce 
i^ôloquence  en  .est  moins  âpre  que  la  .sienne,  elles  ont  td'ailleiuxs  cet 
avantage  d'être  plus  voisines  qu'il  ne  l'est  ordinairement  .de  P^XiAte 
^Kérké  de  Tbislttce.  Jl  n'y  a  pas  un  mot  là  qui  ne  porte. 

U  ifaut  ajouter  enfin  quie«  comme  tous  les  écrits  de  Rivajrol,  c^  Dis- 
€imn  est  flênédiobservatioas  morales  où  Texpérience  du  monde  eXrde 
la  irie  se  traduit  en  ootirteslormules  ipresque  toujours  singuUèi^ment 
beureusM.  Cest  ici  que  Rivanol  .a  exceUé  ^us  d'une  ioî&.  Jn]y[missantà 
lier  ses  idéea,  il  est  makre«  pour  me  iservir  d'une  expression  de  lui 
-devenue  |»ro(vei!biale,idanfl  l'-ant  a  de  Caire  un  sort  à  chacuntde  ses.nMNts,  j) 
mdI  à  «n  oublier  la  lortuae  4e  .17ouvrage  enti^.  —  «  On  juge  des  mat- 
jieuos  ooouxM  dcks  vices*  dont  «n  rougit  d'autant  moins  qu'on  .les  par- 
tage avec  plus  de  monde.  —  Si  l'amour  naqpût  entre  idenx  êtres  ^i  se 
demandaient  le  môme  plaieir,  la  haine  est  née  entre  deux  «ôtres  qui  se 
disputaient  le  même  objet  —  Dans  les  t«nps  de  troubles  et  dans  les 
élats  électifs,  les  ambitieux  sont  les  fenatiques  de  la  liberté;;  dansilaa 
temps  calmes  et  dans  kc  états  iiéfféditaires,  ils  aont  des  mod^es  de 
bassesse.  —  La  pauvreté  iait  igémir  l'homme,  etl'bomme.bftille  dans 
l'opulence.  Quand  la  fortune  noos  «xiem|Kte  du  travail,  la  nature  nous 
accable  du  temps.  —  Il  y  a  une  envie  naturelle  aux  hommes  qui  leur 
lait  porter  plus  impatiemment  les  plaisirs  d'autrui  que  leurs  pm^es 
psânea.  -—  L'indulgence  pour  ceuxque  l'on  connaît  est  bien  plus  rare 
que  la  pitié  jpour  ceux  que  l'ion  ne  laonnatt  paa.  —  Les  empires  les 
ipluB  civilisés  sont  toujours  aussi  {htôs  de  la  barbarie  que  le  fer  le  piM 
poli  l'est  de  k  rouiUe.  Les  nations,  loomme  les  métaux,  n'ont  de  bril- 
lant ^que  les  anrfacea.  »  Ses  deux  Discours,  son  Journal  politique  lui* 
mAme,  ^  jusqu'à  son  PetU  Mmancuh  des  ^grands  hommes,  abondenlt  m. 
traits  doucette  sorte,  et  quelquefois  on  idavrait  dire  :  de  cette  force.  Ow- 
fflieat.donc  s'est-il  pas  classé  parminos  moralistes?  Deuxraisons/sufflr 
4mnt  à  l'expliquer.La  premiérevc'est qu'il  lai^qne>niws  allions  chercher 
-ces  (traits  parmi  la  œnfusion  de  ses  idées  et  que  nous  les  isauvions  en 
quelque  manière  dn  naufrage  de  ses  ambitions,  qui  visaient  plus  iiaot 
qu'à  cette  gloire.  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'ont  lait  La  Rochefoucauld  jet 
La  amyère,  ni  même  DucWs  ou  CbamforL  ils  se  aont  jùeux  connus.  La 
saoMde,  c'est  que  son  ^amp  d'observation,  en  dépit  ide  rapparence, 
est  plus  étroit,  plus  limité  que  celui  de  ses  prâdécesseurs.  Qa  vu  cer- 
tainement moins  de  choses  que  La  Bruyère;  il  a  été  mêlé  à  moins  de 
mondes  que  Duclos.  A  Bruxelles  comme  à  Paris,  et  à  Hambourg  comme 
à  Londres,  il  n'a  vu  que  ce  qu'il  aimait  à  voir,. et  n'a  guère  étendu  son 
regard  au-delà  de  l'horizon  des  salons.  Il  a  donc  moralisé  sur  les 


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70i  BETUB  DES  DEUX  MONDES. 

hommes  plutôt  que  sur  Thomme,  sur  les  mœurs  de  son  temps  plutôt 
que  sur  les  passions  éternelles,  sur  la  société  plutôt  enGn  que  sur  la 
nature.  Ses  observations  sur  la  théorie  du  style  vont  plus  au  fond  de 
leur  sujet.  Là  encore  il  est  maître.  Si  yous  joignez  ces  deux  mérites 
ensemble,  et  que  vous  y  mettiez  par  surcroît  celui  du  causeur,  vous 
avez  Rivarol  tout  entier. 

C'est  pourquoi  je  ne  puis  ni  croire  avec  H.  de  Lescure  que  la  révo- 
lution seule  et  les  exigences  de  la  vie  politique  l'aient  empêché  od'at- 
idre  le  premier  rang,  >  ni  môme  penser  avec  Sainte-Beuve  qu'une 
rt  prématurée  l'ait  comme  surpris  à  la  veille  de  a  donner  sa  me- 
e.  »  Sa  mesure,  il  l'a  donnée  tout  entière,  et  pour  atteindre  le  pre- 
3r  rang,  trop  de  qualités  lui  manquaient.  Trop  paresseux  et  trop 
orbe  par  le  monde,  il  n'eût  jamais  plus  retrouvé  l'heureuse  inspi- 
ion  qui  lui  avait  dicté  le  Discours  sur  l'universalité  de  la  langue  fromr 
;e;  trop  sceptique  et  trop  maître  de  lui-môme,  il  était  incapable 
prouver  deux  fois  Tindignation  sincère  d'où  jaillirent  les  meilleures 
;es  de  son  Discours  préliminaire.  Quand  il  mourut,  le  il  avril  1801, 
Berlin,  son  rôle  était  bien  terminé.  11  était  trop  un  homme  du 
r  siècle  finissant  pour  devenir  à  près  de  cinquante  ans  un  homme 
ux«.  Puisque,  pendant  près  de  vingt-cinq  ans,  il  avait  «  perpétuelle- 
nt  manqué  les  occasions,  selon  le  mot  de  M.  de  Lescure,  de  devenir 
grand  homme,  d  on  ne  voit  pas  bien  quelle  revanche  lui  eussent 
Tte  les  temps  nouveaux  qui  se  levaient. 

tous  ne  quitterons  pas  M.  de  Lescure  sans  avertir  le  lecteur,  -^  qui 
1  doute  bien,  —  que  nous  n'avons  pu  donner  en  quelques  pages 
une  bien  maigre  idée  de  tout  ce  que  contient  ce  livre.  Ce  qu'il  importe 
tout  que  l'on  sache,  c'est  que  nous  avons  dû  négliger  de  faire  mention 
lement  de  tout  ce  qui  n'intéressait  pas  directement  Rivarol.  Cela  ne 
t  pas  dire  au  moins  que,  dans  cette  limite  môme,  nous  ayons  tout 
iqué,  loin  de  là  I  mais  cela  veut  dire  que,  sur  les  dernières  annéee 
l'ancien  régime,  sur  la  révolution,  sur  l'émigration,  on  trouvera  dans 
ivre  de  M.  de  Lescure  les  plus  curieux  documens.  Peu  d'hommes 
Durd'hui  connaissent  le  xvm*  siècle  et  la  révolution  aussi  profondé- 
Qt,  ou  plutôt  aussi  intimement  que  M.  de  Lescure.  Peu  d'hommes 
parlent  donc  avec  plus  de  plaisir,  et  d'une  manière  plus  instructive, 
c  plus  d'abondance,  et  d'une  manière  plus  agréable.  N'y  a-t-il  pas 
es  parfois?  plus  de  détails  que  l'on  n'en  demanderait?  et  plus  de 
ts  aussi  qu'il  ne  faudrait?  C'est  une  question  que  nous  laissons  à 
radre  à  M.  de  Lescure. 


F.  Brunetièbe. 


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BMH^iW.  |J, .^^JWMiJj^-t  'S^^^, 


n 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


34 


A  entendre  certains  politiques  du  jour,  M.  le  président  du  conseil 
tout  le  premier  dans  ses  déclarations  prétentieuses,  M.  le  ministre  de 
l'intérieur  dans  ses  amplifications  de  voyage,  on  dirait  que,  s'il  y  a 
des  embarras  dans  nos  affaires,  si  tout  va  au  hasard  ou  à  la  diable, 
c'est  la  faute  de  ce  qui  reste  d'opposition  dans  les  assemblées  ou 
dans  le  pays.  Il  paraîtrait,  M.  le  ministre  de  l'intérieur  nous  l'assure, 
que  tout  le  mal  viendrait  de  cet  unique  fait  qu'il  y  a  encore  des  mino- 
rités qui  résistent,  qui  s'obstinent  à  défendre  leur  cause,  qui  refusent 
de  rendre  les  armes  devant  le  principe  républicain. 

Que  les  oppositions,  aux  prochains  scrutins,  soient  chassées  de 
leurs  derniers  retranchemens,  que  le  département  de  la  Charente, 
selon  le  mot  de  M.  Waldeck-Rousseau  à  Angoulême,  donne  la  main  à 
la  Bretagne  pour  former,  avec  les  départemens  de  TEst  et  du  Midi, 
un  seul  faisceau  républicain,  que  la  majorité  n'ait  point  sans  cesse  à 
compter  avec  des  résistances  qui  la  gênent  ou  Tirritent,  tout  ira  pour 
le  mieux  dans  la  plus  commode  des  républiques  I  II  n'y  aura  plus 
aucune  difficulté,  rien  ne  s'opposera  plus  à  notre  tranquillité,  à  notre 
prospérité  I  Le  raisonnement  est  étrange  et  n*a  malheureusement  rien 
de  nouveau.  Un  prédécesseur  de  M.  Waldeck-Rousseau  au  ministère 
de  l'intérieur,  M.  de  Persigny,  en  son  temps,  parlait  exactement  de 
môme  au  nom  de  Tempire.  Lui  aussi,  il  ne  demandait  rien  de  plus 
que  de  a  compléter  la  victoire  »  pour  le  régime  qu'il  servait,  d'en 
finir  «  avec  les  dissensions  politiques  »  entretenues  par  des  adver- 
saires mal  inspirés,  par  les  anciens  partis.  Et  quand  M.  le  ministre  de 
l'intérieur  d'aujourd'hui,  plus  heureux  que  M.  de  Persigny,  verrait  son 
rêve  se  réaliser,  quand  il  n'y  aurait  plus  dans  les  chambres  de  la  répu- 
blique une  ombre  d'opposition,  pas  même  les  «  cinq  »  de  l'empire,  en 

Tom  Lvu.  —  im.  46 


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706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

serait-OQ  plus  avancé  ?  Est-ce  que  ce  sont  les  minorités  qui  ont  gouverné 
la  France  depuis  quelques  années,  qui,  de  faute  en  faute,  ont  conduit  les 
affaires  du  pays  à  cette  extrémité  où  tout  est  embarras  et  péril  ?  Est-ce 
Topposition  qui  a  mis  le  désordre  dans  les  finances,  le  déficit  dans  le 
budget,  la  confusion  dans  toutes  les  entreprises  d'utilité  nationale?  Estrce 
l'opposition  qui  a  troublé  les  consciences  ou  qui,  sous  prétexte  de 
réforme,  travaille  en  ce  moment  même  avec  une  si  édifiante  persévé- 
rance à  tout  désorganiser,  et  la  magistrature  et  l'armée?  Est-ce  l'oppo- 
sition enfin  qui,  depuis  quelques  années,  a  exposé  le  crédit  extérieur  et 
la  dignité  de  la  France  par  une  politique  décousue,  qui  nous  a  attiré  le 
mécompte  de  l'Egypte,  qui  nous  vaut  aujourd'hui  môme  cette  cruelle 
surprise  du  Tonkin?  —  Vous  voulez  supprimer  les  oppositions  qui  vous 
gênent,  vous  ne  supportez  pas  même  les  dissidences  :  commencez 
donc  par  éviter  de  leur  donner  raison  par  tout  un  ensemble  d'actes 
qui  sont  votre  œuvre,  qui  chaque  jour  mettent  manifestement  en  dan- 
ger les  intérêts  moraux  et  matériels  de  la  France;  commencez  par 
offrir  au  pays  une  politique  moins  troublée,  mieux  inspirée,  et  surtout 
par  épargner  au  sentiment  national  l'humiliation  des  affaires  mal  con- 
duites, Tamertume  des  incidens  pénibles  comme  celui  qui  vient  de 
se  passer  aux  extrémités  du  monde,  qui  a  coûté  la  vie  k  de  vaillans 
soldats. 

Ce  n'est  point,  en  effet,  sans  un  frémissement  douloureux  qu'ont  été 
reçues,  il  n'y  a  que  peu  de  jours,  ces  tristes  nouvelles  du  Tonkin  biea 
faites  pour  émouvoir  l'opinion.  Elles  sont  tombées  brusquement  parmi 
nous,  ces  malheureuses  nouvelles,  au  moment  même  où  le  sénat  en 
était  encore  à  discuter,  après  la  chambre  des  députés,  les  crédits 
demandés  par  le  gouvernement  pour  une  expédition  dans  ces  régions 
lointaines.  On  a  appris  tout  à  coup  que,  sur  les  bords  du  fleuve  Rouge, 
à  Hanoï,  une  poignée  d'hommes  conduits  par  des  chefs  intrépides 
s'étaient  trouvés  engagés  dans  une  affaire  avec  des  pirates  de  ces  con- 
trées, des  soldats  annamites,  peut-être  des  Chinois,  —  que  dans  cette 
rencontre  ou  dans  une  embuscade  à  la  suite  de  l'action,  il  y  avait  eu 
plus  de  vingt-cinq  morts,  plus  de  cinquante  blessés.  Quelques-uns  de 
nos  officiers  sont  tombés  victimes  de  leur  dévouement,  comme  ils  tom- 
bent toujours,  à  la  tête  de  leurs  hommes,  et,  parmi  eux,  le  capitaine 
de  vaisseau  Henri  Rivière. 

Voilà  déjà  bien  des  victimes  héroïques  frappées  au  Tonkin  depuis  le 
jeune  lieutenant  Francis  Garnier,  le  vaillant  explorateur  qui  est  mort 
en  ouvrant  la  voie  à  notre  influence,  à  nos  armes.  Il  n'y  a  que  peu  de 
temps,  un  lieutenant-colonel  d'infanterie  de  marine  était  aussi  frappé 
dans  une  action  énergique.  Aujourd'hui  ce  sont  d'autres  officiers  qui 
ont  succombé  dans  la  dernière  affaire,  et  de  ces  héros  morts  au  loin 
pour  la  France,  le  plus  brillant,  le  plus  connu  est  certes  ce  capitaine 


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•  RBTUE.    —   GHËOMIQOÉ.  707 

Henri  Rivière,  qui  alliait  si  bien  le  taleot  de  l'ëcriYain,  du  Tomander, 
à  rènergie  du  soldat,  qui  laisse  parmi  nous  les  souvenirs  d'un  collabo- 
rateur et  d'un  ami.  C'était  un  homme  d'une  vive  et  aimable  originalité, 
qui  avait  autant  d'esprit  que  de  courage,  autant  de  bonne  humeur  que 
de  résolution  et  de  calme  dans  le  danger.  11  se  partageait  sans  effort 
entre  ses  devoirs  de  marin  et  ses  succès  d'écrivain,  entre  les  courses 
à  travers  les  mers  et  les  plaisirs  de  la  vie  de  Paris, — toujours  heureux 
de  venir  se  retremper  dans  ce  monde  parisien  qu'il  aimait,  toujours 
prêt  à  repartir  au  premier  ordre.  IL  avait  eu,  il  y  a  quelques  années 
déjà,  une  mission  difficile  à  la  Nouvelle-Galédonie;  il  l'avait  remplie 
avec  une  libre  et  ferme  rondeur.  Depuis  quelque  temps  il  avait  été 
envoyé  en  sentinelle  dans  ce  poste  avancé  d'Hanoï,  et,  quoique  atteint, 
dans  ces  derniers  mois,  d'un  mal  qui  l'éprouvait  cruellement,  qui 
n'altérait  pas  la  sérénité  de  son  esprit,  mais  qui  pouvait  diminuer  ses 
forces,  il  a  fait  son  devoir  jusqu'au  bout.  11  n'était  pas  homme  à  se 
laisser  insulter  dans  ce  réduit  d'une  citadelle  Idntaine  où  il  tenait  de 
sa  main  vaillante  la  bannière  de  la  France.  S'il  est  sorti  il  y  a  quelques 
jours  de  ses  retranchemens  pour  marcher  sur  les  bandes  qui  le  pres- 
saient, c'est  qu'il  l'a  certainement  cru  nécessaire  pour  sauvegarder  la 
sûreté  du  poste  qui  lui  avait  été  confié,  pour  laisser  à  la  mère  patrie  le 
temps  de  le  secourir.  Il  est  mort  simplement,  noblement  au  milieu  d^ 
ses  hommes  obligés  de  se  replier,  dans  cette  échauffourée  héroïque 
dont  le  retentissement  a  été  aussi  soudain  que  profond  en  France.  S'il 
y  avait  eu  jusque-là  des  dissentimens  sur  l'opportunité  de  l'expédition 
du  Tookin,  il  ne  pouvait  plus  y  en  avoir  après  la  malheureuse  affaire 
d'Hanoi,  et  l'opinion  elle-même,  quoique  peu  portée  aux  entreprises 
lointaines,  s'est  sentie  vivement  émue.  Le  sang  de  nos  soldats  avait . 
coulé,  le  drapeau  étaitengagél  Aussi,  le  vote  du  sénat  et  de  la  chambre 
des  députés  a-t-il  été  unanime,  attestant  heureusement  qu'il  y  a 
encore  des  circonstances  où  cette  opposition  que  M.  le  ministre  de 
l'intérieur  veut  supprimer  ne  refuse  pas  au  gouvernement  de  la 
république  les  moyens  de  sauvegarder  la  dignité  et  les  intérêts  de 
la  France.  SoitI  tel  qu'il  est  cependant,  cet  épisode  d'Hanoï  a  sa  mo- 
ralité, et  il  ne  faut  pas  oublier  que  si  ces  braves  gens,  leur  comman- 
dant en  tête,  sont  morts  là-bas  obscurément,  ils  ont  été  peut-être  après 
tout  les  victimes  d'une  politique  qui  n'a  su  ni  se  décider  ni  agir  à 
propos. 

Il  faut  se  garder  des  récriminations  vaines]^  sans  doute.  Il  n'est  pas 
moins  certain  que  si,  depuis  quelque  temps  particulièrement,  notre 
situation  au  Tonkin  est  devenue,  selon  le  mot  de  M.  le  ministre  des 
affaires  étrangères,  n  précaire,  embarrassée,  sinon  menacée,  »  c'est 
la  faute  de  quelqu'un,  de  ceux  qui  auraient  dû  y  veiller  de  plus  près, 
—  non  apparemment  de  ceux  qui  meurent  héroïquement  au  poste  où  ils 
ont  été  placés.  Depuis  six  mois  au  moins,  Henri  Rivière  malade,  mais 


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708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toujours  vigilant,  ne  cessait  de  signaler  la  gravité  des  choses,  la  néces- 
sité d'une  action  sérieuse.  Il  réclamait  sans  succès  une  décision  tou- 
jours ajournée.  On  n'a  pas  oublié  que,  dans  le  courant  du  dernier 
hiver,  M.  Pamiral  Jauréguiberry,  alors  ministre  de  la  marine,  était  sur 
le  point  de  donner  sa  démission  parce  qu'il  ne  trouvait  pas  dans  le 
conseil,  peut-être  môme  auprès  de  M.  le  président  de  la  république, 
l'appui  dont  il  avait  besoin  justement  pour  régler  cette  affaire  du  Ton- 
kin.  On  hésitait,  on  temporisait,  vraisemblablement  par  des  raisons  par- 
lementaires, sans  prendre  garde  que,  pendant  ce  temps,  tout  s'aggravait 
aux  frontières  de  la  Chine,  que  nos  forces  visiblement  insuffisantes 
pouvaient  être  exposées,  —  et,  en  réalité,  cet  épisode  d'Hanoï,  qui  est 
venu  réveiller  l'opinion,  n'est  que  la  triste  conséquence  de  ces  longues 
tergiversations.  Eh  bieni  maintenant,  qu'on  ait  du  moins  une  idée, 
une  volonté.  Jusqu'à  ces  derniers  temps,  on  pouvait  délibérer  encore; 
aujourd'hui,  les  événemens  ont  décidé.  L'action  est,  à  proprement 
parler,  engagée,  et  dans  cette  situation  jusqu'à  un  certain  point  nou- 
velle, c'est  assurément  plus  que  jamais  une  nécessité  de  savoir  ce 
qu'on  veut,  ce  qu'on  va  faire  au  Tonkin.  Il  faut  se  rendre  compte  de 
tous  les  élémens  d'une  question  si  complexe  qui  touche  à  nos  rapports 
avec  le  royaume  d'Ânnam,  devenu  aujourd'hui  à  peu  près  un  ennemi, 
avec  l'empire  de  Chine,  qui  peut  l'être  demain,  avec  les  puissances 
européennes  qui  ont  des  intérêts  dans  l'extrême  Orient.  Il  faut  aussi 
savoir  proportionner  les  moyens  qu'on  va  employer  à  l'importance  de 
l'entreprise  qu'on  se  propose.  La  plus  dangereuse  des  illusions  serait 
évidemment  de  s'engager  avec  des  moyens  insuffîsans  ou  toujours 
marchandés,  avec  une  politique  irrésolue  ou  avec  l'arrière -pensée 
de  s'arrêter  à  mi-chemin,  dans  une  affaire  où  le  succès  ne  peut  être 
conquis  que  par  un  prudent  et  ferme  esprit  de  suite.  Tout  peut 
dépendre  aussi  sans  aucun  doute  des  agens  que  le  gouvernement  char- 
gera de  l'œuvre  qu'il  entreprend,  et  ce  serait  en  vérité  céder  à 
d'étranges  préoccupations  que  de  choisir  le  moment  où  nos  soldats 
peuvent  avoir  à  combattre,  où  tout  peut  être  décidé  par  l'autonté  des 
armes,  pour  créer  une  sorte  d'anarchie  ou  de  conflit  organisé  par  la 
confusion  d'un  chef  militaire  chargé  des  opérations  et  d'un  gouverneur 
civil  aux  prérogatives  mal  limitées.  Cette  idée  d'un  gouverneur  civil 
pour  le  Tonkin  s'est  naturellement  produite  dans  la  chambre  des  dépu- 
tés; elle  a  été  éliminée  par  le  sénat,  et,  en  définitive,  elle  n'est  pas 
dans  la  loi  des  crédits.  Elle  subsiste  toujours  cependant  comme  la 
marque  indélébile  de  cet  esprit  républicain  qui  n'est  autre  chose  que 
l'esprit  de  parti.  Qu'on  respecte  du  moins  une  fois  ces  questions  où 
les  plus  graves  intérêts  nationaux  sont  en  jeu.  Qu'on  ne  les  subor- 
donne pas  à  des  préjugés  et  à  des  calculs  qui  pourraient  les  com- 
promettre I 
L'esprit  de  parti,  c'est  déjà  bien  assex,  c'est  encore  beaucoup  trop 


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REVUE.  —  CHEONIQUEt  709 

quMl  règne  dans  la  politique  intérieure,  dans  les  conseils  du  gonverne- 
ment  comme  dans  le  parlement,  quMl  se  manifeste  sous  toutes  les 
formes,  qu'il  aille  jusqu'à  rabaisser  à  son  usage  les  idées  les  plus  éle- 
vées, jusqu^à  changer  le  sens  des  mots  pour  déguiser  ^es  œuvres.  A  y 
regarder  de  près,  en  effet,  il  s'accomplit  depuis  quelque  temps  dans 
la  langue  politique  une  révolution  si  étrange,  qu'on  finira  bientôt  par 
ne  plus  s'y  reconnaître  ;  on  ne  s'entendra  plus  I  Autrefois,  ce  mot  de 
libéralisme,  si  souvent  employé  dans  les  débats  de  la  tribune  et  de  la 
presse,  avait  une  signification  généreuse.  Il  s'appliquait  à  toute  revendi- 
cation d'une  garantie  nouvelle,  d'un  droit,  d'une  liberté.  Aujourd'hui  les 
habiles  ont  appelé  cela  une  (t  guitare.  »  Pour  certains  républicains,  le 
libéralisme  s'accommode  fort  bien  de  la  violation  de  toutes  les  libertés, 
de  toutes  les  garanties.*  Pourvu  qu'on  désarme  des  adversaires  ou  qu'on 
serve  le  parti,  on  ne  craint  nullement  de  recourir  aux  procédés  discré- 
tionnaires de  tous  les  régimes  du  passé,  ou  d'introduire  l'arbitraire  dans 
les  lois  nouvelles.  Il  y  a  eu  un  temps  où  ce  mot  de  réforme  exprimait 
toujours  l'idée  d'une  large  et  sérieuse  amélioration,  d'un  progrès  dans 
les  institutions,  dans  l'organisation  politique,  sociale  ou  administrative. 
A  l'heure  qu'il  est,  il  s'agit  avant  tout  de  satisfaire  des  intérêts  ou  des 
passions  de  parti.  On  vient  de  le  voir  une  fois  de  plus  par  cette  loi,  qu'un 
euphémisme  complaisant  appelle  encore  une  loi  de  réforme  judiciaire  et 
quiy  en  ce  moment  môme,  est  vivement  discutée  au  Palais-Bourbon. 
Elle  avait  sombré  Tan  passé,  cette  loi,  dans  toute  sorte  d'incohérences 
où  l'on  avait  fini  par  se  perdre  ;  elle  a  reparu  récemment  sous  une 
forme  nouvelle  avec  la  complicité  du  ministère.  Cest  tout  simplement 
le  plus  vulgaire  expédient  de  parti  décoré  du  titre  de  réforme. 

Assurément,  —  c'est  une  pensée  qui  n'est  pas  nouvelle,  qui  n'est 
pas  non  plus  le  monopole  d'un  parti,  —  &}  Ton  voulait  réaliser  dans 
l'administration  de  la  justice  des  améliorations  sérieuses,  réellement 
profitables  pour  le  pays,  rien  ne  serait  plus  légitime.  On  aurait  pu,  en 
maintenant  l'indépendance  de  la  magistrature,  qui  est  la  garantie  des 
justiciables,  en  la  fortifiant  môme  par  des  conditions  nouvelles  de 
capacité,  chercher  les  moyens  de  simplifier  la  procédure,  de  diminuer 
les  frais  de  justice,  de  ramener  le  nombre,  l'organisation  des  cours  et 
des  tribunaux  aux  nécessités  d'une  situation  qui  s'est  modifiée  avec  le 
temps.  C'était  possible,  c'est  toujours  désirable.  Malheureusement 
l'œuvre  ne  laisse  pas  d'être  difficile,  et  M.  le  garde  des  sceaux,  qui, 
dans  un  élan  de  zèle,  avait  commencé  par  présenter  trois  projets,  l'un 
sur  la  réforme  du  personnel  judiciaire,  l'autre  sur  la  création  d'assises 
correctionnelles,  le  troisième  sur  Textension  de  la  compétence  d^s  jus- 
tices de  paix,  M.  le  garde  des  sceaux  lui-môme  a  fini  par  trouver  que 
ce  serait  trop  compliqué.  Il  en  est  bientôt  venu  à  se  mettre  d'accord 
avec  une  commission  de  la  chambre  pour  arriver, — à  quoi?  CTest  bien 


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710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

simple.  On  s'est  borné  au  seul  projet  qui  réponde  à  la  passion  de 
parti,  à  celui  qui  décrète  l'épuration  à  outrance,  la  révolution  du  per- 
sonnel par  la  suspension  de  Tinamovibilité.  Il  s'agit  d'abord  de  con- 
férer à  M.  le  garde  des  sceaux,  qui  ne  refuse  pas  cette  brutale  mis- 
sion, une  dictature  de  trois  mois  pour  opérer  en  grand  snv  le  corps 
judiciaire  français  avec  la  collaboration  des  députés  mécontens  des 
magistrats  de  leur  arrondissement.  Et  qu'on  ne  croie  pas  que  ce  soit 
là  une  intention  malignement  prêtée  à  des  hommes  qui  ne  savent  pas 
ce  qu'ils  font.  Ils  savent  très  bien,  au  contraire,  ce  qu'ils  veulent  faire. 
M.  Ribot,  qui  a  combattu  avec  une  vive  et  saisissante  éloquence  toutes 
ces  fantaisies,  cette  destruction  systématique  de  la  magistrature  fran- 
çaise, M.  Ribot  s'est  plu  à  arracher  leur  secret  à  ces  grands  réforma- 
teurs. —  «  Ce  que  vous  demandez,  leur  a-t-il  cUt  à  plusieurs  reprises, 
c'est  le  droit,  pendant  trois  mois,  de  frapper  tous  les  magistrats  sans 
distinction  ;..  le  droit  de  destituer,  si  èela  vous  convient,  tous  les  ma« 
gjstrats  de  France;.,  c'est  la  magistrature  tout  entière  livrée  pendant 
trois  mois  au  bon  plaisir  de  M.  le  garde  des  sceaux  ou  de  ses  subor- 
donnés... n  Et  de  toutes  parts  on  lui  a  répondu  :  «  Oui!  ouil  certaine- 
ment I  ))  C'est  avec  une  sorte  de  cynique  candeur  que  se  sont  échap- 
pées' ces  interruptions  d'autant  plus  significatives  qu'elles  sont 
anonymes.  Et  voilà  ce  qu'on  appelle  à  l'heure  présente  une  réforme 
judiciaire  1 

Ainsi,  trois  mois  de  dictature  ou  d'arbitraire  administratif  pour  la 
grande  revision  des  titres  républicains  des  juges  de  France,  c'est  le 
premier  mot  de  la  loi.  Et  après,  quand  cette  œuvre  préliminaire  sera 
accomplie,  qu'en  sera-t-il?  Ce  sera  vraiment  encore  l'arbitraire  de 
parti  susjl^ndu  sur  l'inamovibilité  dérisoire  des  nouveaux  magistrats 
institués.  Jusqu'ici,  en  effet,  la  cour  de  cassation  avait  seule  le  droit 
de  prononcer,  dans  sa  haute  et  impartiale  indépendance,  sur  les  ma- 
gistrats en  faute,  et  elle  a  plus  d'une  fois  rempli  ce  devoir  sans  fai- 
blesse; sans  complaisance.  Maintenant  ce  ne  serait  plus  ainsi.  Il  y 
aurait  un  conseil  supérieur  composé  de  quinze  membres,  toujours 
choisis,  il  est  vrai,  dans  la  cour  de  cassation,  mais  élus  en  partie  par 
la  cour  elle-même,  en  partie  par  la  chambre  des  députés  et  par  le 
sénat,— ^c'est^i-dire  que  la  cour  de  cassation  deviendrait  un  instrument 
des  majorités,  que  la  politique  se  trouverait  introduite  dans  le  tribu- 
nal chargé  de  juger  les  magistrats.  A  défaut  de  l'impartialité  indépen- 
dante de  la  juridiction  disciplinaire,  y  aurait-il  au  moins  une  certaine 
garantie  résultant  d'une  définition  précise  des  faits  pour  lesquels  les 
magistrats  pourraient  être  jugés  ?  Pas  davantage.  Aujourd'hui,  comme 
ssé,  les  magistrats  continueraient  sans  doute  à  être  poursui- 
^linairement  pour  les  fautes  professionnelles;  mais,  à  côté,  il 
3tit  article  réservant  les  fautes  innomées,  laissant  au  garde 


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"^>^ 


REVUE.    —   CHRONIQUE,  711 

des  sceaux  le  droit  de  révocation  sur  un  avis  «  non  motivé  »  du  conseil 
supérieur.  De  telle  façon  que  l'arbitraire  est  partout,  —  avoué  sans 
détour  dans  la  dictature  de  trois  mois  donnée  au  gouvernement, 
à  peine  déguisé  dans  la  constitution  du  tribunal  disciplinaire  aussi 
bien  que  dans  l'appréciation  des  fautes  réservées.  Et  Ton  ne  s'aperçoit 
pas  que  le  dernier  mot  de  ce  système  qui,  à  défaut  d'autre  mérite,  a 
certainement  celui  de  l'originalité,  est  la  déconsidération  de  la  jus- 
tice, la  ruine  de  la  magistrature,  l'abaissement  de  la  cour  de  cassation 
elle-même,  transformée  en  instrument  politique.  Cest  là  ce  qu'ont 
démontré  avec  une  pressante  et  décisive  énergie  de  parole,  et  un 
ancien  ministre,  M.  Goblet,  et  M.  Ribot,  dont  les  discours  n'ont  été, 
après  tout,  que  la  traduction  de  ce  mot  de  Montesquieu,  disant  que 
((  la  pire  des  tyrannies  est  celle  qui  se  cache  sous  un  semblant  de 
légalité  et  sous  une  couleur  de  justice.  » 

Voilà  où  conduit  l'esprit  de  parti,  s'abattant  en  quelque  sorte  sui 
un  pays,  se  servant  et  abusant  de  tout  dans  un  intérêt  de  domination. 
£n  vérité,  les  républicains  d'aujourd'hui,  depuis  qu'ils  sont  au  pouvoir, 
ont  déjà  eu  le  temps  de  donner  de  singuliers  exemples  et  de  créer 
d'étranges  précédens.  Ils  n'ont  pas  tout  inventé,  nous  en  convenons. 
Ils  ont  pris  sans  façon  et  ils  prennent  chaque  jour  à  d'autres  régimes 
tout  ce  qu'ils  ont  pu  découvrir  de  procédés  discrétionnaires,  mais  ils 
ont  sûrement  ajouté  aux  vieux  trésors  de  l'arbitraire.'  Ils  ont  raffiné  la 
tradition,  ils  ont  imaginé  des  perfectionnemens,  sans  se  demander 
si,  un  jour  ou  l'autre,  ces  armes  qu'ils  remettaient  à  neuf  ou  qu'ils 
forgeaient  ne  pourraient  pas  être  tournées  contre  eux.  Car  enfin 
nous  sommes  tous  mortels,  — ou  presque  tous,  —  comme  disait  autre- 
fois un  prédicateur  de  cour.  La  république  est  apparemment  mortelle, 
elle  aussi,  comme  les  autres,  comme  les  rois.  Les  républicains  ne 
remarquent  pas  que  le  jour  où  ils  perdraient  le  pouvoir,  ils  laisse- 
raient à  ceux  qui  seraient  tentés  de  s'en  servir  une  riche  collection  d'ex- 
pédiens  et  de  procédés,  depuis  les  invalidations  en  masse  par  un  coup 
de  majorité  jusqu'à  l'asservissement  des  juges,  depuis  les  expulsions 
pour  raison  d'état,  par  voie  de  police,  jusqu'à  la  suppression  des  trai- 
temens  par  le  bon  plaisir  administratif;  les  républicains  d'aujourd'hui 
en  sont  même  venus  à  ce  point  d'aveuglement  qu'ils  ne  se  rendent 
aucun  compte  de  ce  qu'il  y  a  d'exorbitant  dans  leurs  actes.  Et  quand, 
après  tous  ces  abus  de  domination,  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  dans 
ses  voyages  de  propagande,  convie  les  oppositions  sincères  à  rendre 
les  armes,  à  cesser  le  combat,  que  veut-il  dire  ?  Est-ce  par  la  politique 
régnante  qu'il  pense  désarmer  les  oppositions  ?  Est-ce  à  la  république 
telle  qu'on  la  fait  qu'il  prétend  les  rallier?  M.  Waldeck-Rousseau 
invoque  la  nécessité  de  la  pacification  pour  le  bien  de  la  patrie,  de  la 
grandeur  nationale:  est-ce  en  inquiétant  toutes  les  croyances,  en 


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712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

affaiblissant  toutes  les  garanties  de  justice  qu'il  compte  travailler  à  la 
paix?  M.  le  ministre  de  Tintérieur  et  M.  le  président  du  conseil  parlent 
sans  cesse  de  refaire  un  gouvernement:  est-ce  avec  des  idées  de  faction, 
avec  des  faiblesses  et  des  complaisances  pour  les  passions  de  parti 
qu'ils  se  flattent  de  fonder  un  gouvernement?  On  ne  fonde  rien,  on  vit 
à  peine,  et  la  pire  des  choses  est  qu'avec  tout  cela  on  ne  se  crée  sûre- 
ment pas  les  n}oyens  de  relever  le  crédit  de  la  France  dans  le  monde, 
de  poursuivre  une  politique  avec  autorité  devant  l'Europe,  comme  dans 
les  régions  lointaines  où  la  fortune  peut  nous  appeler. 

Aux  deux  extrémités  de  l'Europe  aujourd'hui,  à  Moscou  et  à  Madrid* 
se  déploient  sous  des  formes  différentes  ces  pompes  monarchiques 
auxquelles  les  peuples  ne  sont  jamais  insensibles,  parce  qu'elles 
représentent  à  leurs  yeux  quelque  chose  de  plus  qu'un  fastueux  et 
vain  cérémonial  de  cour.  L'empereur  de  Russie  vient  de  se  faire  sacrer 
solennellement  au  Kremlin,  le  roi  et  la  reine  de  Portugal  sont  reçus 
avec  éclat  en  Espagne,  et  dans  les  deux  pays,  ces  fêtes  impériales  on 
royales,  sans  avoir  la  môme  importance  ni  le  môme  caractère,  ont  leur 
signification. 

Jusqu'ici  l'héritier  de  l'infortuné  Alexandre  II  de  Russie  avait 
ajourné  cette  cérémonie  traditionnelle  du  couronnement,  qui  est 
comme  la  consécration  obligée  du  pouvoir  des  tsars,  comme  le  bap«- 
tême  de  chaque  nouveau  règne.  Alexandre  III  était  arrivé  au  trône 
dans  des  conditions  si  tragiques  et,  depuis  son  avènement,  il  s'est 
trouvé  engagé  dans  de  telles  luttes  avec  les  insaisissables  conjurations 
de  meurtre,  avec  ce  mystérieux  et  redoutable  nihilisme,  qu'on  a  long-- 
temps  hésité.  On  se  rappelait  avec  une  certaine  terreur  cette  série 
d'attentats  qu'aucune  police  n'a  pu  déjouer,  et  le  Palais-d'Hiver  sau- 
tant en  partie  par  la  dynamite,  et  le  dernier  tsar  périssant  victime 
d'audacieux  conspirateurs  sur  un  quai  de  Pétersbonrg,  et  les  tenta- 
tives multipliées  d'assassinats.  On  ne  cessait  de  se  trouver  en  face  de 
complots  menaçant  tantôt  le  souverain  lui-môme,  tantôt  les  chefs  de 
l'administration,  prenant  toutes  les  formes  et  attestant  une  puissance 
de  fanatisme  qui  ne  reculait  devant  rien.  C'était  entre  le  gouverne- 
ment et  les  sectes  une  guerre  obscure,  obstinée,  implacable,  qui,  au 
début  du  règne,  a  réduit  le  nouveau  tsar  à  vivre  le  plus  souvent  ren- 
fermé dans  ses  palais,  où  il  ne  se  sentait  pas  môme  peut-ôtre  ton» 
jours  en  sûreté.  Il  y  avait  bien  certes  de  quoi  hésiter  et  se  préoccuper 
de  ce  qui  pourrait  arriver  dans  une  cérémonie  où  la  famille  impériale 
tout  eutière  allait  avoir  à  paraître  publiquement,  entourée  de  princes 
étrangers,  d'ambassadeurs  extraordinaires  de  toutes  les  puissances, 
au  milieu  de  masses  immenses  attirées  par  les  fêtes,  par  les  specta- 
\i  point  sans  quelque  anxiété  qu'on  s'est  dteidé  enfin  à  ne 
r  cet  acte  à  la  fois  national,  politique  et  religieux  du  sacre. 


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BETUE.  —  GHROWlQUEt  718 

sans  lequel  le  tsar  n'est  pas  vraiment  le  tsar  aux  yeux  da  peuple 
russe,  et  jusqu'au  dernier  moment,  à  Moscou  comme  à  Pétersbourg, 
parmi  les  Russes  comme  parmi  les  étrangers,  l'émotion  parait  avoir 
été  des  plus  vives.  On  s'attendait  toujours  à  de  l'imprévu.  Les  répres- 
sions poursuivies  depuis  quelque  temps  ont-elles  eu  pour  effet  de  dis- 
perser ou  de  décourager  les  organisateurs  de  complots?  Les  nihilistes 
se  sont-ils  sentis  pour  le  moment  impuissans  et  hors  d'état  de  réali- 
ser les  menaces  sinistres  dont  les  révolutionnaires  de  tous  les  pays 
n'avaient  pas  manqué  de  se  faire  l'écho  jusqu'à  la  dernière  heure? 
La  police  avait-elle  bien  pris  ses  précautions?  Toujours  est-il  que  rien 
de  ce  qu'on  redoutait  n'est  arrivé,  que,  dès  le  commencement  des 
fêtes,  tous  les  fantômes  semblent  s'être  évanouis.  L'empereur  a  fait 
une  entrée  triomphale  à  Moscou,  escorté  de  son  armée,  entouré  des 
masses  populaires  accourues  sur  son  passage.  Pendant  plusieurs  jours, 
les  cérémonies  se  sont  succédé  avec  une  pompe  et  un  éclat  rehaussés 
par  la  variété  des  costumes  et  des  uniformes,  par  la  présence  des 
représentans  étrangers  aussi  bien  que  des  délégués  des  provinces  les 
plus  reculées  de  l'empire.  Tous  les  rites  du  sacre,  car  ce  sont  de  véri- 
tables rites,  se  sont  accomplis;  et,  une  fois  de  plus,  en  plein  Krem- 
lin ,  dans  la  cathédrale  historique  de  l'Assomption ,  un  tsar  a  reçu 
la  double  consécration  de  son  double  pouvoir  d'autocrate  de  toutes  les 
Russies  et  de  chef  de  la  religion  grecque  orthodoxe.  La  ville  de  Mos- 
cou s'est  illuminée,  le  peuple  russe  a  acclamé  son  souverain.  Tout 
s'est  passé  aussi  heureusement  que  possible,  et  si  au  début  des  fêtes 
il  y  avait  des  craintes,  il  y  a  eu  aussi  à  la  fin  un  sensible  soulagement 
qui  s'est  traduit  jusque  dans  cette  dernière  dépêche  :  «  La  cérémonie 
du  sacre  s'est  terminée  sans  incident.  »  A  partir  de  ce  moment, 
Alexandre  IIl  est  entré  en  pleine  possession  de  la  majesté  impériale, 
saluée  par  les  acclamations  populaires  en  même  temps  que  revêtue  de 
la  sanction  reh'gieuse.  Chose  extraordinaire  cependant  qu'on  doive 
considérer  comme  une  victoire  qu'une  telle  puissance  ait  pu  échap- 
per pendant  ces  jolirs  de  têtes  aux  coups  de  quelques  fanatiques 
obscurs  I 

Que  sera  maintenant  ce  règne?  Il  est  certain  qu'après  avoir  été 
inauguré  il  y  a  deux  ans  d*une  façon  si  tragique,  il  s'est  débattu  depuis 
dans  d'étranges  difficultés,  et  ces  difficultés  n'ont  pas  été  vraisembla- 
blement sans  influence  sur  les  manifestes  qui  ont  accompagné  le  cou- 
ronnement. Au  demeurant,  ces  manifestes  n'ont  pas  une  signification 
bien  décisive.  Dans  un  rescrit  qu'il  a  adressé  à  son  ministre  des  affaires 
étrangères,  M.  de  Giers,  et  qui  en  réalité  est  à  l'adresse  de  l'Europe, 
Alexandre  III  s'est  borné  à  des  paroles  de  paix,  au  désaveu  de  toute 
pensée  de  conquête  au  nom  de  la  Russie.  D'un  autre  côté»  dans  les 
affaires  intérieures  de  l'empire,  le  jeune  uar  s'en  est  tenu  à  des  me- 


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71&  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

sures  ou  à  des  libéralités  partielles,  à  une  remise  des  impôts  arriérés 
à  un  allégement  de  peines  pour  des  condamnés,  à  une  atténuation  de 
quelques  rigueurs  de  police.  Le  seul  point  saillant  de  ce  manifeste  est 
une  mention  de  la  Pologne  sous  la  forme  d'une  amnistie  décrétée  pour 
les  Polonais  qui  ont  participé  à  la  dernière  insurrection.  Aucune  me- 
sure d'un  ordre  général  n'est  adoptée  pour  l'empire.  Alexandre  III  s'en 
tiendra-t-il  à  ces  modestes  libéralités  des  manifestes  du  sacre  ?  Tout 
peut  dépendre  des  événemens,  et  il  n'est  point  impossible  que  la  poli- 
tique intérieure  de  la  Russie  ne  se  ressente  par  degrés  du  caractère 
tout  pacifique  de  ces  somptueuses  fêtes  de  Moscou  qui  viennent  de 
montrer  une  fois  de  plus  tout  ce  que  garde  encore  de  force  et  de  pres- 
tige ce  pouvoir  des  tsars  si  violemment  menacé  par  les  sectaires  du 
nihilisme. 

Les  fêtes  royales  de  Madrid,  sans  être  aussi  grandioses  que  celles  de 
Moscou,  ne  sont  pas  moins  brillantes  à  leur  manière  et  n'ont  pas  moins 
leur  intérêt  pour  les  deux  pays,  dont  les  souverains  rivalisent  en  ce 
moment  même  de  cordialité  et  de  bonne  grâce.  La  ville  de  Madrid  et 
le  jeune  roi  Alphonse  XII  se  sont  mis  en  frais  pour  recevoir  dignement 
la  visite  des  souverains  portugais. 

Ce  n'est  point  sans  doute  que  FEspagne  n'ait  ses  dilDScultés  politiques 
et  plus  d'un  embarras  dans  ses  affaires.  Elle  a,  elle  aussi,  ses  anar- 
chistes de  l'Andalousie  et  des  villes  industrielles,  ses  nihilistes  de  la 
((  main  noire  »  dont  le  procès  se  juge  à  l'heure  qu'il  est  et  révèle  une 
situation  sociale  singulièrement  altérée.  Elle  a  encore  ses  troubles,  ses 
divisions  de  partis,  ses  luttes  de  parlement;  et  le  ministère  de  M.  Sa- 
gasta  a  fort  à  faire  pour  se  maintenir  entre  ses  alliés  de  la  gauche  et  ses 
alliés  plus  modérés,  —  pour  se  tirer  de  tous  les  conflits  qui  se  nouent 
incessamment  autour  de  lui.  L'Espagne  n'est  point  certainement  à  l'abri 
de  crises  politiques  qui  peuvent  un  jour  ou  l'autre  avoir  leur  gravité  ;  mais 
pour  quelques  jours  tout  est  oublié,  tout  s'efface  devant  cette  visite  du 
roi  et  de  la  reine  de  Portugal,  à  qui  la  courtoisie  espagnole  a  ménagé  un 
accueil  à  la  fois  aimable  et  fastueux.  Excursions  à  Aranjuez,  voyage  à 
Tolède,  réceptions  au  palais  de  Madrid,  courses  de  taureaux,  démon- 
strations affectueuses,  rien  n'est  négligé  pour  intéresser  et  amuser  des 
hôtes  à  qui  on  veut  plaire.  Tout  le  monde  espagnol  s'emploie  à  faire 
fête  à  ces  princes  portugais  dont  la  visite  est  une  marque  de  l'intimité 
renaissante  entre  les  deux  pays.  Ce  n'est  point  d'aujourd'hui  d'ailleurs 
que  ces  rapports  plus  intimes  ont  commencé  à  se  former.  Il  y  a  quel- 
ques années  les  deux  souverains  se  rencontraient  déjà,  à  l'occasion 
d'une  inauguration  de  chemin  de  fer,  à  Elvas,  et  ils  nouaient  ami- 
tié. L'an  dernier,  le  roi  Alphonse  et  la  reine  Christine  allaient  à  Lis- 
bonne, oii  ils  recevaient  une  cordiale  hospitalité.  Aujourd'hui  le  roi 
dom  Luiz  et  la  reine  Maria  Fia  sont  à  Madrid,  où  ils  sont  venus  sceller 


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REYDE*    —   CHBONIQOB^  715 

tout  à  fait  Tamitié  des  deux  familles,  qui  représente  Tintimité  des  deux 
Dations.  Qtt'on  ne  s'y  méfMrenne  pas  du  reste,  les  journaux  à  polémi- 
ques ambitieuses  peuvent  seuls  parler  encore  de  l'union  ibérique.  Il  ne 
s'agit  de  rien  de  semblable,  et  dans  des  toasts  qu'ils  ont  échangés  à  un 
brillant  banquet  du  palais  de  Madrid,  les  deux  rois  ont  eu  soin  de  dire 
que  l'alliance  intime  des  deux  pays  ne  devait  porter  aucune  atteinte  à 
a  leur  indépendance  et  à  leur  autonomie  respectives.  »  Ce  n'est  môme 
qu'à  ce  prix  que  l'Espagne  et  le  Portugal  peuvent  s'unir  d'une  manière 
vraie  et  durable.  Toutes  les  fois  qu'on  a  voulu  dépasser  le  but,  en 
essayant  de  faire  revivre  la  malencontreuse  idée  de  Tunion  ibérique, 
ces  tentatives  stériles  ont  été  suivies  d'une  recrudescence  de  jalousie 
et  d'antipathie  entre  les  deux  peuples.  Dès  qu'on  paraît  des  deux  côtés 
vouloir  se  respecter  mutuellement,  Tamitié  renaît  d'elle-même,  et  dans 
ces  conditions  l'union  est  aussi  efficace  que  naturelle.  Le  Portugal 
trouve  dans  l'alliance  espagnole  une  force  pour  s'affranchir  des  influences 
oppressives  qui  peuvent  le  menacer  ;  l'Espagne  à  son  tour  trouve  une 
sûreté  dans  l'amitié  portugaise.  Tout  est  profit  pour  les  deux  pays.  Les 
deux  rois,  les  deux  gouvernemens  paraissent  s'inspirer  aujourd'hui  de 
cette  politique,  et  c'est  ce  qui  fait  précisément  que  cette  visite  du  roi 
et  de  la  reine  de  Portugal  à  Madrid,  suivant  à  un  an  de  distance  le 
voyage  des  souverains  espagnols  à  Lisbonne,  a  sa  signification  et  son 
intérêt. 

La  guerre,  à  ce  qu'il  paraît,  est  toujours  la  guerre,  et  partout  où 
elle  éclate,  que  ce  soit  en  Europe  ou  aux  extrémités  du  monde,  elle  se 
manifeste  le  plus  souvent  par  les  mêmes  violences,  par  les  mêmes 
abus  de  la  victoire  et  de  la  force.  Elle  a  éclaté,  il  y  a  cinq  ou  six  ans 
déjà,  entre  trois  républiques  de  l'Amérique  du  Sud,  le  Chili,  la  Bolivie 
et  le  Pérou  ;  elle  a  fini  par  se  concentrer  entre  les  deux  principaux 
adversaires,  le  Chili  et  le  Pérou.  Elle  a  commencé  à  propos  de  contes- 
tations de  territoires  entre  des  états  qui  ne  peuvent  pas  même  occuper 
ni  surtout  civiliser  les  régions  immenses  qu'ils  possèdent.  N'importe, 
elle  n'a  pas  été  moins  acharnée.  On  parle  quelquefois  «des  républiques 
sosurs  :  en  voilà  une  qui  a  été  occupée  pendant  plusieurs  années  à 
dévorer  l'autre.  Le  Chili,  dans  ce  duel  sanglant  et  démesuré,  a  eu  tous 
les  avantages  sur  mer  et  sur  terre.  11  a  battu  et  pris  les  navires  péru- 
viens, il  a  brôlë  les  ports,  il  a  vaincu  et  dispersé  les  forces  militaires 
de  son  adversaire.  Il  y  a  deux  ans  déjà,  il  est  entré  les  armes  à  la 
main  dans  la  capitale  du  Pérou.  Plusieurs  fois,  des  tentatives  de  paci- 
fication se  sont  produites;  elles  ont  d'abord  échoué.  L'armée  chilienne 
est  restée  dans  la  république  péruvienne  comme  en  pays  conquis,  et 
c'est  ici  que  cette  guerre  d'invasion,  désormais  inutile,  a  pris  un  carac- 
tère de  meurtrière  et  impitoyable  brutalité.  Un  des  chefs  de  l'armée 
chilienne,  le  ministre  de  la  guerre  lui-même,  le  général  Vergara,  n'a 


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716  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  caché,  du  re^te,  la  triste  pensée  dont  on  poursuivait  la  réalisa- 
tion, lia  dit,  sans  provoquer  une  contestation,  devant  le  parlement  de 
son  pays,  au  congrès  de  Santiago,  qu'il  fallait  aller  jusqu'au  bout,  que 
l'objet  de  la  guerre  était  de  «  miner  le  Pérou  au  point  de  le  mettre 
dans  l'impossibilité  de  se  relever  d*un  siècle.  »  Le  fait  est  que  l'armée 
chilienne,  campée  depuis  deux  ans  dans  la  capitale  et  dans  les  provinces 
péruviennes,  maîtresse  absolue  d'une  partie  du  pays,  paraît  avoir  été 
tout  simplement  l'exécutrice  de  cette  implacable  politique.  Un  des  chefs 
de  la  marine  péruvienne,  le  contre-amiral  Aurelio  Garcia  y  Garcia,  dans 
une  lettre  qu'il  a  récemment  publiée  en  Angleterre,  s'est  fait  l'historien 
pathétique  des  procédés  des  envahisseurs  de  son  pays.  Les  Chiliens, 
d'après  le  témoignage  de  l'amiral  Garcia^  ne  se  seraient  pas  contentés 
d'exercer  les  droits  militaires  avec  I  a  dernière  rigueur,  de  se  livrer  à  toutes 
les  déprédations  et  aux  exécutions  sommaires,  de  ruiner  les  habitans  des 
villes  et  des  campagnes,  commerçans  et  propriétaires,  pour  finir  par 
les  déporter  en  Patagonie,  à  mille  lieues  de  leur  patrie;  ils  poursui- 
vraient par  tous  les  moyens  la  réalisation  d'un  système  de  spoliation 
qui  bien  réellement  exténuerait  le  Pérou  «  pour  un  siècle.  »  Ils  auraient 
déjà  mis  tout  au  pillage,  les  bibliothèques,  les  archives  nationales, 
les  galeries  de  peinture,  les  collections  scientifiques  et  littéraires  de 
Tuniversité,  du  conservatoire.  Les  objets  d'art,  statues,  bronzes,  fon- 
taines qui  décoraient  les  places  publiques,  les  phares  des  côtes,  le 
matériel  de  la  monnaie  de  Lima,  même  les  caractères  de  l'imprime- 
rie nationale,  toutxela  aurait  été  enlevé  et  transporté  au  Chili.  Quant 
aux  résidens  étrangers,  un  peu  moins  exposés  à  être  rançonnés,  ils  en 
auraient  été  quittes  pour  payer  un  double  droit  de  douane  établi  sur 
rentrée  de  toutes  les  marchandises  étrangères.  La  peinture  de  Tamiral 
Garcia  fût-elle  un  peu  passionnée,  ce  qui  reste  de  trop  réel,  de  trop 
vrai,  dépasse  encore  assurément  tous  les  droits  de  la  guerre. 

Voilà  comment  se  traitent  ces  républiques  du  Nouveau-Monde,  qui 
ont  la  môme  origine,  qui  sont  de  môme  race  espagnole  et  parlent  la 
même  langue.  11  fallait  cependant  en  finir  avec  cette  lutte  poussée 
jusqu'à  l'extermination  du  pays  vaincu,  et  il  paraîtrait  maintenant 
qu'une  nouvelle  tentative  de  pacification  aurait  eu  plus  de  succès  que 
toutes  celles  qui  ont  été  essayées  jusqu'ici.  Si  le  traité  qui  aurait  été 
signé  est  tel  qu'on  le  dit,  le  Pérou  paierait  sa  défaite  en  cédant  défini- 
tivement une  province,  celle  de  Tarapaca,  avec  une  partie  de  ses 
cètes,  et  en  consentant  à  l'occupation  pendant  dix  ans  de  la  province 
de  Tacna,  du  port  d'Arica.  Après  cette  occupation  de  dix  ans,  les  popu- 
lations décideraient  par  voie  de  plébiscite  si  elles  veulent  rester  sous 
la  domination  du  Chili  ou  si  elles  préfèrent  redevenir  péruviennes. 
Ces  conditions  sont  assurément  dures;  elles  le  sont  pourtant  moins 
que  ne  le  laissaient  craindre  les  ezigenoes  primitives  du  Chili,  et« 


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ijgfcrflï'Mi»  ilJ  ' 


REYUE*   —  CHRONIQUE.  717 

en  diminuant  ses  prétentions  financières,  le  cabinet  de'Santiago  n'a 
fait  peut-être  que  céder  à  des  influences  étrangères  assez  puissantes 
pour  se  faire  écouter.  11  reste  encore,  il  est  vrai,  une  question  assez 
grave.  Le  chef  qui  a  négocié  et  signé  le  traité,  le  général  Iglesias,  n'a 
qu'une  autorité  fort  douteuse,  mal  reconnue,  et  un  autre  chef  mili- 
taire, qui  tient  la  campagne  à  la  tête  de  quelques  bandes,  parait  avoir 
protesté  contre  ces  conditions  exorbitantes.  Cest  à  une  assemblée 
péruvienne,  réunie  aujourd'hui  à  Ârequipa,  de  se  prononcer,  de  don- 
ner ou  de  refuser  la  ratification.  Ce  qu'il  y  aurait  de  pire  évidemment 
pour  le  Pérou  serait  de  continuer  une  guerre  qu'il  a  déjà  expiée  par  la 
dévastation  de  ses  territoires,  par  la  ruine  de  son  commerce,  par 
toutes  les  spoliations  dont  il  a  été  la  victime.  La  paix,  si  dure  qu'elle 
soit,  est  encore  pour  cette  malheureuse  république  le  seul  moyen 
d'échapper  à  une  destruction  complète  et  définitive. 

CH.   DE  MÀZADE. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


La  liquidation  de  quinzaine  a  révélé  une  fois  de  plus  une  telle  abon- 
dance d'argent  que  le  marché  des  fonds  publics  en  eût  été  selon  toute 
vraisemblance  favorablement  affecté  pendant  la  seconde  moitié  du 
mois,  si  des  événemens,  financiers  et  politiques,  ne  s'étaient  produits 
qui  ont  paralysé  toute  velléité  d'amélioration  et  même  provoqué  une 
nouvelle  dépréciation  sur  le  5  pour  100  converti. 

L'attention  a  dû  pendant  quelques  jours  se  concentrer  sur  la  place 
de  Londres,  où  la  suspension  d'une  importante  maison  de  spéculation 
venait' de  jeter  une  sorte  de  désarroi.  Les  exécutions  devenues  néces- 
saires au  Slock-Ëxchange  ont  porté  principalement  sur  des  valeurs 
anglaises,  américaines  et  mexicaines;  des  quantités  considérables 
d'obligations  unifiées  d'Egypte  ont  été  en  outre  jetées  sur  le  marché. 
A  peine  cette  faillite  paraissait-elle  avoir  produit  tous  ses  effets  que 
de  nouvelles  suspensions  étaient  annoncées;  la  liquidation  anglaise 
du  28  menaçait  de  prendre  une  tournure  fâcheuse  et  de  déceler  des 


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718  REHIE  DBS  DEUX  MONDES. 

embarras  sérieux.  Il  s'est  trouvé  que  ces  appréhensions  étaient  fort 
exagérées;  aucun  nouveau  sinistre  n*a  été  signalé  au  moment  du  règle- 
ment des  comptes,  et  si  les  taux  de  report  se  sont  légèrement  tendus 
au  Stock-Exchange,  par  suite  de  la  situation  toute  spéciale  du  marché 
monétaire  au-delà  du  détroit,  on  n'en  pouvait  pas  moins  constater 
avec  satisfaction  que  cette  liquidation  redoutée  ne  s'était  nullement 
heurtée  aux  difficultés  prédites. 

La  spéculation  parisienne,  qui  a  pour  objectif  le  maintien  ou  le 
relèvement  des  cours  de  nos  rentes  et  qui  dispose  de  ressources  consi- 
dérables, puisqu'elle  est  dirigée  par  quelques-uns  de  nos  plus  puissans 
établissemens  de  crédit,  comme  le  Crédit  foncier,  aurait  pu  mettre  à 
proût  ces  meilleures  nouvelles  financières  de  Londres  pour  porter  défi- 
nitivement au-dessus  de  110  francs  le  5  pour  100  converti  et  faire 
consacrer  ainsi  le  succès  de  la  conversion  par  la  première  liquidation 
mensuelle  survenant  après  Tèvénement.  Les  acheteurs  comptaient  bien 
sur  cette  intervention  de  la  haute  banque  à  la  fin  du  mois;  ils  y  comp- 
taient d'autant  plus  que,  dans  leur  pensée,  la  hausse  devait  être  favo- 
risée d'un  côté  par  les  brillantes  espérances  que  donne  la  récolte  pro- 
chaine, de  l'autre,  par  le  calme  et  le  bon  ordre  au  milieu  duquel  se 
sont  poursuivies  pendant  toute  une  semaine,  à  Moscou,  les  solennités 
pompeuses  de  la  cérémonie  du  sacre  et  du  couronnement  du  tsar. 

Malheureusement  ces  calculs  optimistes  ont  été  de  nouveau  déjoués 
par  l'arrivée  samedi  des  nouvelles  si  douloureuses  du  Tonkin.  Le 
5  pour  100  a  reculé  tout  d'abord  à  109  francs  sous  le  poids  des  ventes 
de  spéculation  dont  les  baissiers,  saisissant  habilement  Toccasion,  ont 
essayé  d'écraser  la  place.  Le  lendemain,  la  lutte  commençait  entre 
haussiers  et  vendeurs  en  vue  des  cours  à  établir  pour  la  réponse  des 
primes.  Les  premiers  ont  relevé  un  moment  le  5  pour  100  à  109.50  ; 
rmais  une  nouvelle  panique  s'est  déclarée  mercredi,  la  rente  se  rappro- 
chant encore  de  109,  mais  se  maintenant  toujours  au-dessus  du  cours 
ond.  Les  bruits  les  plus  sinistres  se  répandaient  :  massacre  des  Fran- 
çais à  Hanoï,  démission  du  minisire  de  la  marine,  rupture  des  relations 
diplomatiques  entre  la  France  et  la  Chine.  Les  agences  télégraphiques 
ont  démenti  ces  rumeurs,  mais  celles-ci  n^en  avaient  pas  moins  produit 
un  très  fâcheux  effet,  et  provoqué  sur  toutes  les  valeurs  une  déprécia- 
tion d'une  certaine  importance. 

A  supposer  qu'une  rupture  avec  la  Chine  ne  soit  pas  à  craindre,  et 
qu'il  n'y  ait  pas  lieu  d'attacher  une  imporunce  excessive  au  langage 
violent  et  haineux  de  certaines  feuilles  anglaises,  il  faut  compter  que 
l'expédition  du  Tonkin  nous  imposera  de  bien  plus  lourds  sacrifices, 
en  hommes  et  en  argent,  qu'on  ne  l'avait  cru  tout  d'abord.  La  situa- 
tion budgétaire  va  donc  se  trouver  encore  aggravée  par  des  charges 
imprévues  en  un  moment  où  la  nécessité  d'allègemens  considéra- 


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àSYUB.   —  CHRCMWQinB:  719 

bles  éclate  enfin  à  tous  les  yeux.  M.  Tirard  a  déclaré,  il  y  a  peu  de 
jours,  à  la  commission  du  budget,  que  le  rendement  des  impôts,  pour 
la  première  quinzaine  de  mai,  présentait  une  moins-value  sur  les  pré- 
visions budgétaires  comme  sur  les  résultats  de  Texercice  précédent. 
Les  recettes  diminuant  et  le  flot  des  crédits  supplémentaires  s'élevant 
toujours,  le  ministre  a  dénoncé  l'apparition  du  déficit,  estimé  déjà 
à  60  ou  80  millions  et  qui,  sans  doute,  dépassera  largement  cette 
évaluation.  Les  choses  étant  ainsi,  tout  ce  que  l'on  peut  souhaiter, 
c'est  que  les  grandes  puissances  financières  qui  veillent  à  la  défense 
du  crédit  de  l'état  ne  permettent  pas  aux  baissiers  d'accabler  sous  des 
coups  trop  répétés  un  marché  déjà  si  éprouvé  et  si  affaibli.  Il  ne  peut 
plus  être  question  de  hausse  dans  les  circonstances  actuelles^,  le  main- 
tien du  statu  quo  serait,  au  contraire,  un  grand  bienfait  pour  la  place, 
qui  a  surtout  besoin  de  calme  et  de  repos.  La  liquidation  va  s'effectuer 
sans  peine,  on  peut  hardiment  le  présumer,  et  les  taux  de  report  ne 
seront  pas  onéreux,  mais  des  incidens  comme  ceux  qui  viennent  d'agi- 
ter encore  la  Bourse  ne  sont  pas  de  nature  à  rendre  la  confiance  aux 
capitaux  et  à  les  ramener  aux  valeurs.  L'argent  abonde,  mais  n'est  dis- 
posé à  se  prêter  que  pour  des  emplois  temporaires,  et  fuit  toute  imrno* 
bilisation. 

Les  valeurs  du  Suez  ont  bénéficié  depuis  quinze  jours  d'un  mouve-* 
ment  vigoureux  de  reprise.  L'agitation  anglaise  contre  la  compagnie 
s'est  un  peu  calmée,  les  recettes  sont  brillantes,  et  Ton  annonce  que 
le  conseil  d'administration  a  résolu  de  commencer  immédiatement  la 
construction  d'un  second  canal.  M.  de  Lesseps  doit  présenler  à  l'as- 
semblée générale  des  actionnaires  du  k  juin  des  propositions  conformes 
à  cette  résolution.  Il  est  difficile  de  préjuger  si  les  mesures  qui  seront 
adoptées  pour  la  formation  du  capital,  soit  que  l'on  émette  de  nouvelles 
actions ,  soit  que  l'on  ait  recours  à  l'emprunt  par  obligations,  seront 
propres  à  favoriser  la  hausse  ou  à  déterminer  la  baisse  sur  les  titres 
actuels.  Les  mouvemens  si  violons  qui  se  sont  produits  cette  quinzaine 
sur  l'action  et  la  part  civile  sont,  en  tout  cas,  dus  aux  manœuvres  de 
deux  groupes  opposés  de  spéculateurs  bien  plutôt  qu'aux  apprécia- 
tions diverses  auxquelles  ont  pu  se  livrer  les  porteurs  des  titres  sur 
l'avenir  réservé  à  l'entreprise. 

Les  négociations  se  poursuivent  entre  le  ministre  des  travaux  publics 
et  les  compagnies  de  chemins  de  fer.  La  convention  conclue  avec  le 
Paris-Lyon-Méditerranée  a  été  définitivement  signée.  Elle  assure  la 
construction,  par  la  compagnie,  avec  le  concours  pécuniaire  de  l'état, 
se  libérant  par  des  annuités,  de  2,000  kilomètres  de  nouvelles  lignes  et 
fixe  à  75  francs  l.i  limite  de  dividende  au-delà  de  laquelle  commence 
le  partage  des  b'iiéfices  nets,  l'état  recevant  deux  tiers  de  ces  béné- 
fices. Les  conventions  avec  le  Nord  et  l'Orléans  sont  fort  avancées. 
L'une  et  l'autre  de  ces  (Compagnies  se  charge  de  construire  de  6  à 


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720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

700  mètres  de  nouvelles  lignes.  La  limite  de  partage  des  bénéfices 
serait  établie  à  56  francs  pour  TOrléans  et  à  un  chiffre  représenUnt  la 
moyenne  des  cinq  derniers  dividendes  pour  le  Nord. 

Une  difficulté  spéciale  retarde  la  conclusion  des  arrangemens  avec 
l'Orléans.  L'état  veut  maintenir  l'existence  indépendante  de  son  propre 
réseau,  dont  plusieurs  lignes  se  trouvent  enchevêtrées  dans  le  réseau 
de  cette  compagnie.  Il  s'agit  de  procéder  à  des  échanges  de  lignes  et 
de  tronçons  pour  établir  entre  les  deux  systèmes  une  séparation  bien 
tranchée,  opération  délicate  impliquant  l'examen  d'une  foule  de  ques- 
tions de  détail. 

Les  cours  des  actions  ont  constamment  baissé;  la  spéculation,  qui 
avait  acheté  pour  escompter  la  signature  des  conventions  ayant  dû 
reconnaître  que  le  régime  nouveau  auquel  les  compagnies  allaient  se 
soumettre  entraînait  une  immobilisation  presque  indéfinie  des  divi- 
dendes actuels,  ceux-ci  ne  pouvant  plus  s'élever  et  restant  cependant 
exposés  à  des  chances  de  diminution.  Le  Lyon  a  reculé  de  45  francs, 
le  Nord  de  17  francs,  le  Midi  de  45  francs,  l'Orléans  de  22  francs, 
l'Ouest  de  10  francs,  TEst  de  5  francs. 

Le  Gaz  s'est  maintenu  très  ferme  et  ne  perd  que  12  francs  à  1,360, 
malgré  la  vivacité  des  attaques  dont  la  compagnie  est  l'objet  au  sein 
du  conseil  municipal. 

Les  titres  des  établissemens  de  crédit  sont  complètement  négligés 
par  la  spéculation  et  ne  donnent  lieu  au  comptant  qu'à  d'insignifiantes 
transactions.  Le  Crédit  foncier  a  un  peu  faibli,  malgré  la  hausse  de 
ses  obligations  de  toutes  catégories;  la  Banque  de  Paris  a  passé  de 
1,062  à  l,i)7i.  La  Banque  d'escompte,  qui  a  tenu  son  assemblée  géné- 
rale hier  et  fixé  à  12  fr.  50  par  action  le  dividende  de  1883,  est  immo- 
bile à  530. 

Quelques  valeurs  étrangères  ont  subi  d'importantes  variations  de 
cours.  L'Italien,  qui  profite  de  tout  ce  qui  est  défavorable  à  nos  fonds 
publics,  a  franchi  cette  semaine  le  cours  de  93  francs,  les  acheteurs 
ayant  voulu  saluer  la  solution  de  la  pseudo-crise  ministérielle  qui  a  fait 
sortir  du  cabinet  deux  collègues  gênans  pour  M.Depretiset  les  y  a  rem- 
placés par  deux  partisans  dévoués  de  la  politique  de  cet  homme  d'état. 

L'Oblifçation  uniQée  est  à  368,  comme  il  y  a  quinze  jours.  Mais  le 
iculé  de  30  centimes  à  11  francs  et  la  Banque  ottomane  de 
à  373.  L'Extérieure  d'Espagne  s'est  établie  au-dessus  de  64. 
nins  autrichiens  ont  baissé  de  18  francs,  le  dividende  de 
I,  annoncé  pour  1882,  ayant  paru  faible;  les  Chemins  portu- 
reculé  précipitamment  de  525  à  450  aussitôt  qu'il  a  été  connu 
i  que  le  dividende  du  dernier  exercice  serait  fixé  à  20  francs, 
I  le  dividende  précédent  avait  été  de  30  francs. 

Le  directeur-gérant  :  C.  Buuos, 


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TÊTE     FOLLE 


DBUZIÈMl    PARTIS  (1). 


V. 

Ce  matin-là,  le  facteur  remit  à  Jean  d'Erquy  mie  lettre  dont  le 
timbre  parut  exciter  sa  surprise.  Il  attendit  pour  l'ouvrir  la  fin  du 
déjeuner,  puis  alla  s'enfermer  dans  sa  chambre,  ^qui  porta  au 
plus  haut  point  la  curiosité  de  Laure.  Due  demi-hetlH  après,  elle 
entendit  son  père  l'appeler  et  courut  le  rejoindre. 

U  tenait  encore  la  lettre  dépliée  : 

—  C'est,  lui  dit-il,  de  M^**  de  Kerlan,  et  cela  te  concerne, 

—  Gela  me  concerne?  répéta  Laure  en  s'asseyant  sur  ses  genoux, 
avec  l'intention  évidente  de  lire  à  son  tour  ;  mais  il  fit  disparaître 
assez  brusquement  les  quatre  pages  d'une  écriture  très  fine  et  pour- 
suivit : 

—  Aurais-tu  de  la  répugnance  à  t'en  aller  passer  quelques 
semaines  en  Bretagne? 

—  Avec  toi,  bien  entendu? 

—  Non,  toute  seule. 

—  Toute  seule?..  M"*  de  Kerlan  m'invite  toute  seule?  s'écria 
Laure  effrayée. 

—  U'n'en  sera  que  ce  que  tu  voudras,  mon  enfant.  Comprends- 
moi  bien...  Une  séparation  d'un  mois  tout  au  plus...  Tu  essaierais là- 

(1)  Voyez  U  Rwuê  da  !•'  juin. 
TOMB  LTn.  —  15  jun  1883.  M 


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72» 

bas  ta  nouvelle  gouvernante,  VP^  Blondet,  qui  nous  attend  à  Paris . 
Je  ne  serais  pas  fâché  d'avoir  sur  son  compte,  avant  de  te  confier  à 
êes  soins,  Tavis  d'un  aussi  bon  juge  que  Nonne*. •  Mais  en  réalité  ce 
n'est  pas  là  le  but  du  voyage. 

—  Mon  voyage  a«rait,UQ  fcut^ 

—  Un  but  très  sérieux.  Neus  parlions  bitr  de  ta  grand'mëre,  tu 
te  le  rappelles?  Eh  bien!  M"*deKerlan  veut  entreprendre  de  te  faire 
connaître  à  elle  et  de  nous  réconcilier  par  ton  entremise.  C'est  un 
projet  bizarre,  irréalisable  peut-être^  mais  l'excellente  fille  montre 
tant  de  confiance  dans  le  succès,  que  si  tu  n'avais  pas  trop  peur... 

—  Je  n'ai  peur  que  de  te  quitter...  Papa,  tu  n'exigeras  pas  cela! 

—  Je  n'exige  rien,  je  te  le  répète...  Réfléchis,  voilà  tout  ce  que 
je  demande...  W^""  de  Kerlan  t'offre  Tbospitalité  chez  elle  et  saisira 
une  occasion  favorable  de  te  présenter  à  ta  grand' mère.  Vous  serez 
aidées  par  Armel,  le  fils  de  mon  pauvre  frère,  qui  est  tout  à  nous, 
paralt-il.  Je  dois  même  te  dire  que  la  première  idée  de  ce  plan, 
assez  vague  encore,  vient  de  lui. 

—  J'ai  un  cousin? 

—  Un  brave  garçon,  officier  de  marine. 

Laure  demeurait  pensive  sur  les  genoux  de  son  père,  la  tète 
basse,  l'air  consterné. 

—  Rien  ne  presse,  dit  doucement  M.  d'Erquy.  Laisse-moi,.,  il 
faut  que  je  réponde...  Rien  des  choses  importantes  dépendent  de  oe 
voyage...  Nous  en  reparlerons**. 

—  Faudra-t-it  vraiment  en  reparler?,,  murmura  Laure  d'une 
voix  suppliante.  Si  plutôt  tu  répondais  non  tout  de  suite? 

n  repoussa  ses  caresses  avec  un  peu  d'impatience,^  comme  ennuyé 
4e  ne  pouvoir  raisonner  avec  une  enfant,  et  Laure  sortit  de  la  chambce 
toute  troublée.  Son  père  l'avait  priée  de  réiLôctûr.  Elle  aU&  s'installer 
pour  cela  sur  la  véranda  qui  était  sa  retraite  favorite.  Un  rideau 
touffu  de  plantes  grimpantes  l'abritait  contre  les  rayons  du  soleil»  et 
un  banc  rustique  muni  de  fi*aia  coussins  y  invitait  au  repos.  Eiïe 
s'étendit  à  demi  et  se  mit  à  songer  sur  ce  que  l'on  attendait  d'elle  : 
pénétrer  dans  la  caverne  de  Togre,,.  ce  n'était  rien  moins  que  celai 
Elle  fl-îssonnait  rien  qu'à  se  représenter  cette  terrible  grand'mèrel 
Gomment  l'aborder?  Que  lui  dirait-elle  ?..  La  Rretagpe  Uii  apparais- 
sait, à  travers  des  illustrations  quasi  fantastiques»  toute  noice  de 
forêts  épaisses,  semée  de  pierres  druidiques  aAix  funèbres  aspects, 
avec  un  vieux  château  çà  et  là,  plein  de  revenans  et  de  hiboux.  Elle 
se  voyait,  comme  dans  les  contes  de  fées,  enfourchant  un  cheval, 
—  au  figuré, —  et  s'en  allant,  malgré  les  monstre&et  les  obstades 
de  toute  nature,  à  la  conquête  de  Teau  qui  danse,  de  l'arbre  qui 
chante,  ou  de  l'oiseau  qui  parle,  moins  dif&cilw  peutrôtre  k  caler 
ver  que  le  pardon  d'une  d'Erquy ..•  Mais  ce  beau  courage^  s'étei- 


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Tân  FOLLE.  ,72S 

4[nait  vite«  Non...  ^pielte  folie U.  Qle  n'irait  pas»..  Si  cependant 
son  père  le  désirait  beaucoup...  beaucoup I..  Si  elle  pouvait  xi»s- 
mr  ainsi  à  chasser  de  sa  vie  et  4e. son  front  ce  viUin  nuage  dont 
^e  wait  souvent  surpris  Ja  ]>résence  sans  se  l'eipliquer,,  jusqu'au 
jour  où  le  passage  de  M"®  de  Kerlan  lui  avait rfait  coinprendre  qu'il 
y  avait  dans  ie  passa  dies  oboses  que  »ce  père  ^doré  regrettait  parfois 
Si  désirait  veXrwkY&cS..  Un  chaos  s'agitait  au  fond  d'elle-même; 
.  inoipable  de  riessaisir  le  fil  de  sa  pensée^  elle  fermait  les  yeux,  en 
^s'aiiandanmnti.  de-confuses  sensations. 

.(Larchaieur  irtait  ce  jour^Jà  intense,  nyème  sur  la  véranda  où 

s'était  réfugiée  Laure.  Les  moucherons  bouidoonaient  autour  d'elle 

OCVDQiBie  .CAÎviEés  par  ce  pénétrant  parfum  qu'eshaie  le  chëvnefeuille. 

IWfuiiitidi^ndonnemensB  soleil  ,perçafit Ja  verdure,  toutcola  peu  à 

peu  Uaccabiait,  la  be«çait«  Slle  s'assoupit  et,  aans  perdre  complète- 

«teinent  connaissance,  \iit  .défiler  devant  elle  toutes  les  4igures  qui 

préoooupai^at  £on  imagination  :  d'abord.M"'' de  Kerlan  «puis  une 

tête  grise»  soB^bce  et  Jbargneuse'qui  devait  élre  Ja  tètedesa^rand'- 

«naire,  f^uis  les  giJonsd'or  d'un  uniforme  d'4>flicierde  jnarine,  toute 

'4Ktfte  de  £Matômes  indécis,  et,  pavmi  eui,  plus  nettement  dessiné, 

le  comice  Uathias,  Tair  t^riste.  Il  luldisait:  —  Dé^jàL.  Estril  vrai  que 

nons  ne  valsecoms  plus  ensemble?.  •  —  Et  elle  lui  répondait  av/ec  un 

«soupir  :  -^  En  eilSet,  xette  valse  a  étél)ien  courte.».  —  Tout  &  coup 

la  voix  de  celui  à  ^qui  elle  s'étonnait  de  penser  retentit  près  de  son 

OTieiUe,  ;9i  i^-'èarqu'elle  en  ti^ssaillift.  Ouvrant  les  yeux,  elle  regarda 

•autour  d'eue,  avec  «un  ce^^tain  ^eifroi.  Non,  il  n'était  pas  là^  mais  on 

paclaît  dans  le  .salon,  i^  la  fenétce  duquel  se  trouvait  presque  adossé 

le  baoBC  de  jardin  qu'elle  occupait.  Les  persienoes  seules  étaient 

fermées  ;  à  travers  les  lames  de  bois  xm  pouvait  entendre.  Sans 

doute,  la  discrétion  lui  eût  commandé  de  révéler  sa  présence.  La 

ciriosité  iut  ia  plus  fortes  et,  un  peu  honteuse  d'elle-même,  elle 

écouta  : 

—  Ce  n'resi  pas  .un  ^eprocbe^  disait  la  voix  ^e  de  M*^  Aubin, 
oousvous  savons  ie  meilleur  gré  de  venir  souvent,  mais  n'espérez 
pa».noua  fake  aroûre  Que  voos  venez  pour  .noua.  Il  est  trop  facile 
de  deviner  ce  qui  vous  attire.  ]e  ^comprends  et  j'excuse...  Pour- 
tant isi  le  séjour  de  M.  d'&quy  devait  se  prolonger,  nous  l'averti- 
rions cMficienci^jsement  des  périls  que  count  sa  fille,  puisqu'il  ne 
parait  pas  s'en  douter.  Vous  voilà  prévoou. 

«-  Ainsi  je  «n'étais  trompé,  vous  Jà^étes  pas  de  xnes  amis?  reprit 
la  voix  mftla  et  vibrante*. 

—  Je  suis  votee  amîatrte  sincèrement,...  c'eslhà-dire  jusqu'<&  un 
nattain  pont,  ma  confiance  n'étant  pas  pleine  ^  entièce  ;  maïs,  avant 
itout,  je  m'intéressa  au  vepo^,  4  l'avenir  de  «ette  eoiant» 

—  M^  d'Erquy  est,  il  me  semble,  tout  à  fait  capable  de  se  garder 


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72&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle-même,  ne  se  souciant  gaëre  de  moi  ni  de  ce  qu'elle  peut  m*in- 
spirer. 

—  Vous  voudriez  me  persuader  qu'une  jeune  fille  un  peu  légère 
et  coquette  est  de  force  à  lutter  contre  la  dangereuse  expérience 
d'un  Lovelace  tel  que  vous  7 

—  Je  ne  sais,  madame,  ce  que  vous  appelez  mon  expérience,  ni  à 
quel  propos  vous  me  faites  l'honneur  de  me  traiter  de  Lovelace.  Le 
danger  en  cette  circonstance  est  tout  entier  pour  moi.  Quant  à  la 
personne  dont  nous  parlons,  je  ne  me  suis  jamais  aperçu  qu'elle 
f&t  coquette.  Elle  s'abandonne  au  plaisir  d'être  belle  et  de  charmer, 
ce  qui  est  bien  diiBFérent.  -^^ 

—  Mais  cet  abandon  n'est  pas  précisément  la  meilleure  sauve- 
garde dans  la  situation  fausse  où  elle  se  trouve,  et  qui  devrait  l'obli- 
gerà^plus  de  réserve,.,  sinon  son  mariage  deviendra  bien  difficile. 

'  —  Combien  de  préjugés  vous  avez  en  France  1  Celui  qui  pourra 
donner  son  nom  à  cette  aimable  Laure  sera  trop  heureux.  Elle  a  les 
plus  précieuses  qualités  de  la  femme  résumées  en  une  seule  qui 
manque  à  presque  toutes  vos  jeunes  filles  :  le  naturel.  Ne  me  parlez 
pas  des  petites  Françaises  bien  élevées  chez  qui  l'on  a  systématique- 
ment détruit  toutes  les  qualités  qui  promettent  du  bonheur  à  un 
homme.  Le  convenu  les  a  défigurées;  elles  ressemblent  à  ces 
vilains  arbres  taillés  des  jardins  de  Versailles.  M*^*d'Erquy,  au  con- 
traire, est  une  belle  plante  qui  a  poussé  librement  ;  elle  sait  tout  ce 
qui  ne  s'enseigne  pas.  Elle  a  de  l'esprit,  de  la  grâce,  de  la  fran- 
chise. Ses  impressions  éclatent  ingénument  au  dehors  et  je  n'ai 
rien  vu  en  elle  jusqu'ici  qui  ne  fût  adorable  jusqu'à  ses  défauts... 
Que  le  ciel  nous  préserve  des  femmes  sans  défauts!  Qui  donc 
serait  assez  malavisé  pour  tomber  amoureux  d'une  perfection? 

—  Quel  enthousiasme  I 

—  Peu  importe  que  je  le  ressente,  puisqu'elle  n'en  saura  jamais 
rien. 

—  Étes-vous  bien  sûr  de  cela?  Et  pourquoi  ne  pas  vous  déclarer, 
au  contraire,  puisque  vous  trouvez  tout  simple  qu'en  dépit  de  sa 
naissance,.,  de  son  éducation  singulièrement  large,  de  son  carac- 
tère indépendant,  on  l'épouse  ? 

—  Oh!  pour  plusieurs  raisons...  Mais  je  ne  vous  en  donnerai 
qu'une  seule  qui  suffit.  Je  ne  suis  ni  assez  jeune,  ni  assez  riche,  n  i 
sur  aucun  point  digne  d'elle. 

—  Tant  de  modestie!.,  s'écria  M"**  Aubin  un  peu  railleuse.  De 
sorte,  reprit-elle  après  une  pause,  que  M*^  d'Erquy  partira  sans  se 
douter  qu'on  l'adore?  M'en  donnez-vous  votre  parole? 

—  Elle  partira?  répéta  le  comte  avec  une  inquiétude  que  trahi  t 
sa  voix  altérée.  Il  n'est  pas  question  encore  de  ce  départ,  je  sup- 
pose? 


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TÈTE  FOLLB.  726 

—  Si  fait.  Ne  le  sayiez-vous  pas?  M.  d'Erquy  ne  peut  vivre  long- 
temps hors  de  Paris.  Vous  comprenez...  le  théâtre,  ses  habitudes... 
il  s'ennuie  vite  loin  de  tout  cela.  Le  monde  lui  est  à  charge,  les 
beautés  de  la  nature  le  laissent  assez  froid,  son  embonpoint  l'em- 
pêche de  faire  grand  cas  des  ascensions,  et  depuis  un  grand  mois 
voyage  1  Nous  avons  dû  renoncer  à  le  retenir  plus  longtemps.  Il 
nous  quitte  après  demain. 

Tzérényi  ne  prononça  pas  un  seul  mot,  mais  se  mit  à  errer  dans 
la  chaiçbre  d'un  pas  quelque  peu  agité,  que  Laure,  émue  de  son 
côtéi  entendait  du  dehors. 

—  Ne  touchez  pas  si  rudement  ce  verre  de  Yenise,  s'écria 
M™*  Aubin,  vous  aUez  le  mettre  en  pièces.  Que  vous  a-t-il  fait?  J'y 
tiens  beaucoup. 

—  Il  est  d'une  forme  rare  et  d'une  jolie  couleur,  en  effet,  répli- 
qua Tzérényi  avec  un  calme  affecté. 

—  Vous  jugez  en  aveugle,  car  vraiment  ici,  avec  les  volets  fer- 
,més,  on  marche  à  tfttons.  Pour  éviter  la  chaleur,  nous  nous  con- 
damnons aux  ténèbres,  c'est  encore  pis.  Puisque  vous  êtes  près  de 
la  fenêtre,  ayez  donc  l'obligeance  de  pousser  cette  persienne. 

Évidemment  la  malicieuse  femme  voulait  s'amuser  de  son  air 
déconfit,  voir  sur  ses  traits  ce  que  pouvait  cacher  ce  silence  qui 
avait  accueilli  la  mauvaise  nouvelle  lancée  sans  ménagement.  Il 
obéit  aussitôt.  Les  persiennes,  rapprochées  seulement,  s'ouvrirent  si 
vite  que  Laure,  surprise,  eut  peine  à  étouffer  le  cri  qui  lui  monta 
aux  lèvres.  Troublée  comme  une  criminelle,  les  joues  en  feu,  elle 
disparaissait  au  moment  même  par  la  porte-fenêtre  du  vestibule, 
qui,  contigu  au  salon,  donnait  aussi  sur  la  véranda;  mais,  quelque 
précipitée  que  fût  cette  fuite,  l'œil  perçant  de  Mathias  eut  le  temps 
d'apercevoir  un  bout  de  jupe  révélateur  (|u'il  reconnut.  Attentif,  il 
regarda  le  banc  que  venait  de  quitter  Làure,  les  coussins  froissés 
légèrement,  et  parut,  avec  son  flair  supérieur,  humer  Yodor  di 
fetnina  mêlée  aux  arômes  du  chèvrefeuille.  Mais  il  garda  pour  lui 
ses  observations  et  rentra,  le  sourire  aux  lèvres,  en  disant  : 

—  Quel  temps  superbe  I  Dn  temps  de  sommets  par  excellence. 
Pourvu  que  nous  l'ayons  encore  demain  pour  notre  pique-nique  à  la 
Dent  du  Ghatl  Vous  savez  que  je  fournis  un  panier  de  Champagne?.. 
Mais  à  la  condition  que  vous  invitiez  lady  Walford.  Je  ne  peux  être 
complètement  heureux  sans  lady  )/Valford,  sa  perruque  rousse  et 
les  précautions  pudiques  qu'elle  prend  pour  ne  pas  montrer  ses 
jambes!..  Nous  serons  une  douzaine,  n'est-ce  pas? 

—  Au  moins.  Tout  notre  monde  viendra.  Lady  Walford  a  envoyé 
un  pâté  digne  de  Gargantua,  répondit  M""*  Aubin,  momentanément 
dépistée.  Moi,  je  me  charge  des  volailles  froides;  chacun  s'est  fût 


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7C0  REVUE  DES  un  4Rnn)ES. 

iBBcrire  pour  quelque  autre  chose,  i'm  ^ur  des  lépétiHoQS  ^e-plsts. 
Nous  Bamaws^  nenfaieuxl 

—  Ce  serait  t^rible,  en  «Aet  V^Bons^a^iexrsement  notre  mra«, 
dit  Tzérényi. Je  suisirenu  tout ^^rës...  Horreur!  s* écrk-t-tt  en  ipir- 
cowftnt  la  carte  fu'eUe  lui  tendait,  woi\k  justement  trais  ^lufles 
russes.  Les  femmes  laissent  passer  de  ^poreiNes  fcniesl  Queseriesi- 
Tous  devenus  si  j'avais  négligé?..  Tenez,  é&xx  jambone  ieicoi«« 
de  menu  lest  ^  Tefak^e. 

fit,  Avec  «ne  gravité  superbe,  ie  comte  Ifatiriis  is'absnriyi'dKis 
la  composition  d'un  déjeuner  sur  l'herbe,  comme  s'il  n'avait  pas  eu 
d'autre  souci. 

VI. 

M.  d'Erquy  dormait  encore  quand,  un  peu  après  le  lever  du 
soleil,  Jes  ascensionnistes  se  mirent  en  route.  M*^  Anittu  l'ai^aitdit, 
il  n'était  pas  friand  de  ce  genre  d'exercice  :  irop  replet,  trop  sui-  , 
guin,  itrop  sceptique  aussi,  l'œ^périenoe  ki  ayant  désioiTtré  qu'après 
beaucoup  de  fatigues,  on  rencontre  KMnnenCisur  les  cimes  en  «guise 
de  panorama  un  orkleau  de  broonUard.  Ses  jambes  paresseuses  ne 
s'y  laissaient  plus  prendre.  Qumt  à  Laure,  c'était  dilTérent.  fille 
n'avait' pas  encore  passé  l'âge  hem^ux  où  l'on  grimpe  pour  le  plai- 
sir de  grioDper,  sans  penser  i  ce  qu'on  trouvera  ^eu  arrivant;  am 
agilité  de  chevrette  la  pcrtait  à  travers  les  jcailioux,  qu'elle  ne  sen- 
tait pas,  sur  lesescarpemens  les  plus  rapides,  au  bord  des  abtmes, 
qui  tte  lui  donnaient  :aue«ne  sensation  de  irertige.  die  n'avait  jamais 
tcop  chaud,  elle  n'était  jiunaée  ksse,  eUe  ne  savait  pas  oe  que  peut 
être  une  déoeption,  portaat  en  elle  le  prisme  qui  embeliit  (toutes 
choses,  la  jeunesse  avec  son  intaiîesable  «ntpain  <et  la  faculté  lien* 
reuee  d'admirer  sans  grand  (disoeroemeuft.  Son  p^e  n'eûA  dooc 
pMut  eongé  à  la  priver  de  «cette  excursion  en  nombreuse  conspa- 
gnie;  iM'°*  Auhîn  fut  priée  •seulement  d'avoir  soki^'elie  <ne  se  cau- 
sât pas  le  cm,  comme  s'il  n'y  avait  pas  eu  d'autres  risques  i 
redàvàer^  La  jeune  femme  cooqptait  bien  pousser  plus  loin  sa  sur- 
veillaaoe.  EUe  avait  remarqué  ce  matin-là  quelque  chose  d' instille 
dans  l'juîcueil  que  La«re  faisait  au  comte  Maibias  ;  ce  n'était  -plue  la 
BièflBe  IsbeDlé  d'esprit,  le  nême  iaisser-^ller  enfantin.  fiUe  avait 
visiblement  changé  de  coulevr^en  l'abordant,  sa  physiocieoBie  tims- 
papente  (exprimait  unienbarras  réel.  Tsiérényi,  au  oontraire,  était 
d'une  galté  qui  ne  ^ee  dénentit  pas  dorant  totfle  ^la^omenade;  il 
sot  uo  finocës  tibn  aupiés  des  dames,  partageanft  ses  atlentiens  «vec 
une  tonaUeiéquâté  entre  les  phis  jeHes  et  les  plus  vieilles. 

iMm  fu(t  peul-éte  nroins  favorisée  que  'ies  aiutres.  «La  prettîèpe 


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TÊTE   FOLLE.  727 

partie  du  trajet  s'effectua  sans  qu'il  parût  s'occuper  d'elle,  qui 
ffllencieuseiDeut  pensait  à  lui,  à  ce  qu'elle  avait  entendu  la  veille, 
à  cet  amour  qui  ne  devait  jamais  se  révéler..  La  promesse  serait-elle 
tenue  jusqu'au  bout? 

Al  demi  piquée,  craintive  à  demi,  Laure  eût  été  curieuse  de  le 
savoir.  Non  qu'elle  se  proposât  de  rien  encourager;  mais  ce  senti- 
ment tendre  et  chevaleresque,  le  premier  qu'elle  eût  inspiré  à  un 
homme,  la  touchait;  surtout  elle  s'adressait  des  reproches.  Oui, 
elle  regrettait  amèrement  quelques  petites  railleries;  bien  qu'elle 
ne  se  les  fût  permises  que  devant  son  père,  elle  eût  voulu  effacer 
ee  qui  était,,  en  somme,,  de  l'ingratitude.  Cet  homme  généreux 
d'abord  méconnu,  n  avait-il  pas  pris  chaleureusement  sa  défense 
contre  M"""  Aubin?  A  celle-ci,  en  revanche,  elle  ne  pardonnerait 
jamais...  Non,  M'"''  Aubin  n'était  pas  une  amie. 

~  Qu'a  donc  Laure?  se  demandait  l'objet  de  cette  rancune;  elle 
regarde  notre  homme  dangereux  d'un  air  tout  attendri.  Grâce  au 
ciel,  il  n'y  ptend  pas  garde  et  flirte  aujourd'hui  avec  miss  Har- 
ding.  Heureuse  mobilité!  11  déclarait  hier  adorer  cette  petite;  passe 
une/ jolie  Anglaise  et  le  voilà  déjà  féru  d'un  autre  côté.  Autant  de 
feux  de  paille!  Le  coup  de  vent  qui  allume  celui-ci  éteint  celui-là. 
Tant  mieux,  du  reste. 

>;  Des  mulets  attendaient  sur  la  rive  occidentale  du  lac  ;  avec  leur 
aecôurs  ou  bien  à  pied,  chacun  seloa  sa  fantaisie,  on  se  mit  à  gra- 
vir un  chemin  facile  d'abord,  puis  étroit  et  rocailleux,  que  le  soleil 
commençait  à  chauffer  vigoureusement»  Son  bâton  ferré  à  la  main, 
Laure  marchait  en  éclaireur  à  la  tête  de  la  jeunesse;  rien  dans  ses 
aUttiB3  bondissantes  ne  révélait  le  dépit  ;  un  peu  étonnée  d'abord 
saas  doute  de  voir  Mathias  prodiguer  les  attentions  à  miss  Harding, 
qu'elle  avait  in  petto  qualifiée  de  grande  perche  et  qui  lui  inspirait 
une  inexplicable  antipathie,  elle  s'était  laissé  distraire  assez  vite 
par  lee  incidens  de  l'excursion  et  s'abandonnait  librement  à  cette 
joie  sans  motif  que  procure  le  grand  air,  l'exercice,  ua  ciel  sans 
nuages*  La  chaleur  la  grisait  au  lieu  de  l'abattre;  elle  humait 
comme  un  stimulant  l'odeur  balsamique  de  la  montagne  roussie  par 
le»  ardeurs  du  mois  d'août,  et  riait  à  belles  dents  des  lamentations 
de  quelque»  demoisellefii  moins  vaillantes,  qui  parlaient  d'entorses 
ou  de  coup  de  soleil  eu  se  plaignant  de  gravir  cette  pente  abrupte 
nme  autre  poioi  de  vue  que  le  rocher  et  d'interminables  lacets 
cfevant  soi.  Sa  bonne  iMimeur  à  toute  épreuve  était  vraiment  impa- 
tientante,  au  dire  de  lady  Walford,  qui,  le  visage  baigné  de  sueur, 
kl  teint  violacé,  baletaote  et  les  deux  mains  crispées  au  poouneau 
de  la  selle,  répondait  par  de  sourds  gémissemens  aux  incartades  de 
tettà  mmlel^  dent  le  Ug,  inoUensif  d'ailleurs,  consistait  à  s'ébrouer 
tastea  las  cinq  minute» ea  secouant  aon.fBtnkau  d'une  façon  ré^ouis- 


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728  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

santé  pour  autrui.  Au  bout  de  cinq  quarts  d'heure  d'escalade 
sérieuse,  on  fit  halte  dans  un  beau  site  dominant,  à  en  croire  le 
guide,  plus  de  cent  hameaux  et  villages,  —  outre  une  vaste  étendue 
de  montagnes.  Personne  ne  prit  la  peine  de  vérifier  cette  asser- 
tion, la  faim  et  la  soif  rendant  les  touristes  insensibles  pour  le 
moment  aux  beautés  de  la  nature.  Enfin  on  trouvait  de  Tombre, 
enfin  on  était  rafraîchi  par  le  murmure  cristallin  d'une  source,  et, 
sous  les  vieux  noyers  qui  abritaient  la  ferme-refuge  où  le  pique- 
nique  devait  avoir  lieu,  une  table  se  dressait  prête  à  recevoir  les 
plats.  Ce  fut  un  joyeux  tumulte  ;  les  uns  allaient  puiser  de  l'eau, 
d'autres  ouvraient  les  paniers  remplis  de  succulentes  victuailles 
autour  desquelles  se  pressaient  émerveillés  les  hôtes  de  la  ferme, 
habitués  à  ne  se  nourrir  que  de  pommes  de  terre  et  de  châtaignes. 
En  mettant  le  couvert,  les  mains  du  comte  Mathias  rencontrèrent 
plus  d'une  fois,  par  mégarde  sans  doute,  celles  de  M*^""  d'Erquy,  et 
non  moins  naturellement,  lorsqu'on  prit  place  à  table,  il  se  trouva 
être  le  voisin  de  Laure,  qu'un  accès  de  timidité  ressaisit  avec  le 
souvenir  trop  vif  de  l'indiscrétion  dont  elle  s'était  la  veille  rendue 
coupable.  Mais,  si  empressé  que  se  montrât  Tzérényi,  M'"*  Aubin 
put  tendre  sa  fine  oreille  sans  rien  surprendre  qui  fût  de  nature  à 
l'alarmer.  Il  servait  avec  une  égale  ferveur  la  blonde  et  la  brune, 
M?^*  d'Erquy  et  miss  Harding,  que,  dans  un  toast  fort  bien  tourné, 
il  réunit  comme  reines  de  la  fête,  tandis  que  sautaient  les  bou- 
chons du  Champagne.  Sans  doute,  sa  galanterie  était  un  peu  plus 
vive  que  celle  d'un  Français  du  même  monde,  sa  gatté  un  peu  plus 
exubérante;  mais  cette  efiervescence  à  la  surface  n'étonnait  pas 
trop;  on  le  connaissait  ;  il  avait  dû  naître  excessif,  tout  en  lui  dépas- 
sait la  mesure  ordinaire.  Si  agréable  d'ailleurs  et  d'une  exquise 
politesse  I 

On  repartit  vite,  un  peu  étourdi  par  la  bonne  chère  et  les  vins 
généreux,  car  deux  heures  d'ascension  s'imposaient  encore  avant 
d'atteindre  la  Dent  proprement  dite.  Il  n'y  eut  que  lady  Walford 
qui  resta  sous  les  ombrages  de  la  ferme,  en  déclarant  qu'elle  était 
hors  d'état  d'endurer  davantage  les  incartades  de  ce  maudit  mulet. 
Une  malade  du  docteur  Aubin,  à  bout  de  force  elle-même,  s'offrit 
à  lui  tenir  compagnie.  La  caravane  fut  ainsi  débarrassée  des  deux 
paires  d'yeux  les  plus  clairvoyans  et  des  deux  langues  les  plus 
acérées  qui  fussent  dans  ses  rangs.  M""®  Aubin,  qui  était  à  l'âge  où  l'on 
s'amuse  pour  son  propre  compte  sans  prendre  plaisir  à  contrarier 
l'amusement  du  prochain,  oubliait  peu  à  peu  le  rôle  d'Argus  qu'elle 
s'était  tracé.  D'ailleurs  il  lui  fallait  compter  avec  les  difficultés  du  che- 
min de  plus  en  plus  mauvais,  presque  impraticable  souvent.  On  s'ac- 
crochait aux  buissons  pour  ne  pas  glisser;  il  y  aurait  eu  grande  affec- 
tation de  la  part  de  M^^  d'Erquy  à  ne  pas  accepter  la  main  secourable 


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TÈTB  FOLLE.  729 

du  comte  Mathias.  Elle  s'abandonna  donc  à  ses  soins  sans  scrupule.  Le 
soleil,  le  Champagne,  cette  excitation  qui  précède  la  iatigue,  l'avaient 
mise  en  verve.  Ils  se  trouvaient  maintenant  au  même  diapason  d'intré- 
pidité, de  gatté  folle,  un  peu  tapageuse;  tout  le  monde,  du  reste,  en 
était  là;  on  ne  monte  pas  si  haut  impunément.  C'étaient  des  éclats 
de  rire,  des  bravades  à  chaque  obstacle.  Jamais  Tzérényi  n'eut  une 
occasion  plus  favorable  d'apprécier  les  jambes  élégantes  et  ner- 
veuses, qui  étaient  à  ses  yeux  l'une  des  principales  beautés  de  la 
femme.  Il  se  trouva  que  miss  Harding  était  pourvue  sous  ce  rap- 
port à  la  façon  d'un  échassier,  et  Laure  ne  fut  pas  fâchée  de  l'en- 
tendre dire  à  son  admirateur.  Vigoureusement  soutenue  par  Tzéré- 
nyi, elle  eut  Thonoeur  de  planter  la  première  sur  la  plate-forme  son 
bâton  alpestre.  Devant  cette  houle  immense  que  dessinent  les  Alpes 
bintaines  d'un  côté,  la  chaîne  du  Dauphiné  de  l'autre,  à  l'aspect 
du  Mont-Blanc  très  nettement  visible,  des  cris  d'enthousiasme  écla- 
tèrent; les  lorgnettes  se  braquaient  de  ci,  de  là,  on  discutait  la 
position  du  Mdle,  de  la  Toumette,  des  Salèves,  on  s'embrouillait  à 
les  désigner.  Tandis  que  M""^  Aubin,  appelée  à  donner  son  avis, 
déployait  les  connaissances  topographiques  que  lui  valait  un  long 
séjour  dans  ces  parages,  tandis  que  le  savant  antiquaire,  indis- 
pensable dans  ces  sortes  de  parties,  trouvait  l'étymologie  du  Mont 
du  Chat,  qu'il  engageait  à  prononcer  Tchat,  dans  l'existence  présu- 
mée d'un  temple  dédié  à  Tentâtes,  tandis  qu'un  général  d'artillerie 
expliquait  à  grand  renfort  de  gesticulation  télégraphique  la  marche 
de  l'armée  d'Annibal,  le  comte  Mathias  se  rapprocha  de  Laure  : 

—  Nous  sommes  ici  bien  au-dessus  du  monde,  bien  près  du  ciel, 
murmura-t-il  à  son  oreille.  Que  de  choses  je  voudrais  vous  dire! 
Mais  non,  il  n'y  en  a  qu'une  qui  résume  toutes  les  autres,  et  encore 
à  quoi  bon?..  Vous  m'avez  entendu  hier. 

Le  sang  tinta  dans  les  oreilles  de  Laure,  une  mortelle  confusion 
se  répandit  sur  ses  traits  bouleversés. 

—  C'était  par  hasard,  balbutia-t-elle,  ne  sachant  ce  qu'elle  disait, 
incapable  de  se  défendre,  la  tête  perdue,  je  ne  pensais  pas,.,  je 
m'étais  endormie...  Pour  Dieu,  n'allez  pas  croire... 

Tout  à  coup  un  soupçon  qui  lui  rendit  quelque  présence  d'esprit 
parut  la  frapper  : 

—  Mais  vous,  ajouta-t-elle  avec  une  légère  intonation  de  doute 
et  de  colère,  vous  saviez  donc  que  j'étais  là? 

—  Quand  j'ai  parlé  de  vous  si  librement?  s'écria  Mathias  avec 
indignation.  Aurais-je  osé?  Je  vous  ai  vue  fuir,  voilà  tout.  Ne  niez 
pas  maintenant,  ce  serait  inutile.  Vous  savez  y  cela  me  suffit...  et  ne 
craignez  pas  que  je  vous  offense  jamais  en  répétant  ce  que  vous 
avez  pu  entendre,  ce  qui  est  vrai,  je  le  jure,  ajouta-t-il,  la  main 
étendue  vers  les  glaciers  par  un  beau  geste  Âéâtral  sur  l'intention 


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780  REVUE   DES  BBDX   MONDES. 

dnqml  Laure  se  trompa  sans  doute,  tîar  -elle  recula  désespérénent, 
au  rîsqtie  de  glisser  sur  la  pente  rapide, 

EHrayé,  il  la  reiîtrt  et,  Tayant  saisie  une  Tois  entre  ses  bras,  m 
pBft  «e  résoudre  à  lâcher  prise.  T<ml  en  prononçant  une  fois  de 
jdus  ce  Jamais  solennel  et  chimérique  qui  était  censé  devoir  tes 
rendre  étrangers  l'un  à  Tautre  dans  l'avenir,  il  s'abandonnait  au 
vertige  du  moment  par  uneWzarre  inconséquence. 

Elle  vît  ce  regard  d'aigle  tout  près  de  ses  yeujc,  elle  sentit  cette 
longue  moustache  de  soie  edleurer  son  visage,  le  ciel,  les  glaciers, 
tout  tourna  autour  d'elle,  le  sol  manqua  sous  ses  pieds  et  elle  j0tt 
un  cri  que  personne  n  entendit,  éteuffé  qu^il  fut  par  le  premier  bai- 
ser qu'un  homme  eût  posé  sur  ses  lèvres. 

—  laure,  où  étes-vous?  cria  W^  Aubin, -un  pen  inquiète. 

Ce  silence  succédant  à  une  si  bruyante  expansion  Tiefirayatit 
comme  prélude  à  ce  qrf  elle  appelait  la  période  sentimentale. 

—  Je  décidais  M"*  d'Erquy  à  s'envelopper  d'un  châle,  répondit 
le  comte  d'un  ton  calme  qui  contrastait  avec  l'accent  passionné  de 
ses  dernières  paroles  et  avec  rinjustiriiifble  agression  qui  tes  «vah 
suivies.  Elle  est  imprudente,  je  votts  la  dénonce,  et  «'expose  im^èle, 
tout  en  nage,  au  vent  frais  qui  souffle  ici. 

JUIectant  une  autorité  fismilière  et  protectrice,  il  serrait,  en  efiot, 
les  p^s  du  châle  autour  de  laure,  qui,  pour  sa  part,  n'avnC  paB 
trouvé  la  force  d'articuler  un  mot.  ©es  émotions  trop  yiolentes  la 
siïflequaient  :  une  hoate  indicible  d'abord,  un  trouble  nouveau  dont 
son  âme  de  vierge  avah  horreur;  puis  la  réflexion  se  fit  non  moins 
humiliante,  Tion  moins  insupportable.  Depuis  la  veille,  il  la  «avait 
capable  d'écouter  aux  portes  et  en  possession  de  «es  confidenoet  à 
U"^  A^ubrn.  •Qu'avait-il  dd  penser  en  la  voyant  «près  cela  se  Joindra 
à  cette  promenade,  aOronter  sa  présence,  «causer  avec  lui  comme  à 
l'ordinarre?..  PTétait-^ce  pas  la  conduite  d'une  t^réatore  élioiitée?.. 
Des  larmes  de  rage  et  de  dégoftt  d'elle-mdme  hii  Tenaient  aux 
ye«.  Gomment  s*ètomier  ^H  l'eAt  traitée  si  indignement?  €n 
même  temps  une  fermentation  de  tout  autre  mrture  «'opérait  dans 
son  cœur  agité.  —  <iet  aveu  brûlant,  «ce  baiser,  trahissiMat  antre 
chose  ^e  du  -mépris. 

il  l'aimait...  C'était  donc  là  ce  que  les  romans  et  la  paéne  appel- 
lent famourl  Les  êammm  du  «oleil  Mâchant ,  le  momnire  4es 
pins  secoués  par  la  brise,conliouaieiit  i  loi  ^em  parler,  tainbr  que, 
tiffiidenaent  attachée  aux  pas  de  H*^  Aubin,  qu'eMe  ne  quittait  plus, 
les  yeux  baissés  pour  ne  pas  reocontrer  un  regard  trop  éloquent 
qui  pesait  «ur  elle,  la  mettant  au  supplice,  elle  redescendait  k 
montagne.  Oh  !  m  «eUe  avait  pu  ee  cacher,  di9p«rattre  I 

Ttérèfiyi,  de  son  cité,  «ongeatt  avec  un  vague  remords  «nx  MOtiii 
grwm,  «t  qiTM  4Ciil  aeidà  coanattra»  ^  «nraîent  dû  Vt 


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do>a»abaflydonDer  à  !&  teoÉatioau  Sod  uicpie.  caoenao  était  de  BUvmr 
iimt  fiémédïtA.  Leimtimy  au  départ^  il  »•  croyait  bicD  Eésolv  à 
^Mgiaer  la  pudeur  de  Laïun  %n  lui  aacfaaBl  qu'il  F«mtti  eotirevve 
BUT  k  véraada  où.  eUfiR  écoutait.  C'était  bi^m  assez,,  optait  tnif  du 
souvenir  (}tfe  cettie  oonTeinBation  surpriseg  devail»  lot  laisser,  liaifr  si 
T^^éoyi  était,  prcwapt.phuh  qu'aucun  homme:  au  moode  à  se  toaoer 
uoy^^anduitetuê^aDiaie,  il  éHai^moîiis  (capable  qu'aiacan  hoaunB, 
an  fï^anclM^  d'y  coofernieit  ses  actes  ;  c'esl  ainsi  qu'il  oadllaîA  tdur 
jfiUES  entre  des  rôv;es<  grandlioses  el  des  réalités  asses  plates.  Cette 
UéSr  il  était  perplexe»  et  mécontent  tout  enseafeble,.  mécontent,  de 
Inirmème,  perpleie  en.  songeant  il  Ifimpression  qu'empontait  cette 
tmtfint  qui,  devant  Lui,  maodiail».  obstinément  muatlav  en  esquivant 
soUi  contact  chaque  fois  qu'ili  essayait  det  se  oaf^ocber  d'^elle. 
Élaitrce  innocence  alatméer  oa  manèga  da  caquetteriez  Qqoi  qu'il 
efteût  dit  à.  M"*  Aubin,,  son*  opinion  n'étiùt  pas*  faite*  là^dessusk 

La  netour  fut  silencieux  du.  reste;,  on  était  las  et  généualement 
ahatttt.,  comme  il  aixive  aprèft  toutesi  Isa  dépenses  uni  peu  trop 
£»!£&  d'enthousiasme  ou  de  fofce  phjisiqpiie.. 

—  T'es-tui  amusée  ?>  demanda.  M*.  d'Esqu;  à.  sa  fille  torsqn'elle 
rentra. 

Elle  hésita  une  seconde  ayant  de  répondre  : 

—  Beaucoup. 

Volontiers  elle  lui  eût  tout  raconté,  car  le  moindre  secret  à  l'égard 
de  soui  père  lui  faisait  L'effet  d'uni  crima;.  maisi  oeittain  instinct  de 
prudence  £iminine  nouvellement  éyeâllâ  l'acrèta. 

-*-  C'est. déuidé,,  n'estroe  pas,  nous  partons  diemaia?  dâmandar- 
tteUe  avec  une  vivacité  presqueiïfiéweuse«, 

—  Boni  Ta  en  es.  oontsntei maaitenantil  Je  croyais  que  tu. ne 
quittais  Aix  qu'à  regret. 

— Obi.  répondit-elIeeniciantvjesaissBcapFiaifiiMeHl 

Puis  eUe^déclaca  qu'ellai  amît  besoin?  dar  se  Depasec  a^ràs  cette 
flligaïut^lournée. 

Four  la  première  fois.  Lance  coupait»  court  ans  questions  de  son 
përe,,ella  aspirait  à  se  trouver  seula^  surtout  elle  cf  aidait  da  revoir 
XzteényL  L'idée  qM'ii  ne^  voudrait)  pas  la.  laisser  partio  sans  prendre 
eoDgé  d'aUa  lai  était,  odieaaeu  U.  fut  discret  et.  na  ne  montra  plus 
qjL'uue  minute  le.  lendemain  iu  Ia«  gaae  dut  chcaiini  de% fen,  où.  plu- 
sieursipersonnea  étaient  viennes  dire  adie«i. ans  wnyageorsi.da  socte 
q{ie.8a  présence.  »ii  milieu  d!ellear  sembla^-tanlai  simple^ 

*«-  Pacdonne&rmoi^  luit  ditôL tistei  baSi  et.  poteifutsasmaut,  je^  n'ai 
pu.y  icësister..». 

U  .fallut  bien  aerPâaoudre  à  Initendnala  main;  sfeici  froideur  tnop 
marquée  aurait  prêté  A  des  codnniMniiaifier^  B!a^lenns»eUe  se. sentait 
disposée  à.pa^dûîuier«.«,dûiQinwaiir.  aour  hraa^auuiéfattl  duigant,  il 


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732  R£TO£  DES  DEUX  MONDES. 

déposa  un  baiser  plein  de  ferveur  qui  lui  rappela  celui  de  la  veille 
au  point  de  la  faire  rougir  avec  un  violent  dépit  contre  elle-même. 
Si  elle  eût  osé  lever  les  yeux,  elle  aurait  vu  qu'il  était  pâle  conune 
on  peut  l'être  après  une  mauvaise  nuit;  mais  ce  fut  dans  le  wagon 
seulement,  lorsque  le  train  se  mit  en  marche,  lorsqu'elle  fut  bien 
sûre  d'être  partie,  que  la  pauvrette  efiaroucbée  risqua  un  coup 
d'œil.  Â  distance,  le  comte  Mathias  lui  apparut  immobile  et  mélan- 
colique dans  le  crépuscule  qui  remplissait  la  gare.  L'instant  d'après, 
il  était  sur  le  chemin  du  cercle,  où  il  eut,  au  baccarat,  une  veine 
monstre  succédant  à  sa  guigne  noire,  cette  fois  et  les  soirs  qui 
suivirent.  M^*  Luz  en  profita.  Elle  reçut  le  plus  beau  collier  de  dLi^ 
mans  qui  éclairât  la  vitrine  du  joaillier  de  la  grande  place,  chez 
lequel  les  joueurs  plus  ou  moins  heureux,  plus  ou  moins  magni- 
fiques, trouvent  à  souhait  tout  ce  qui  peut  leur  assurer  les  sourires 
de  l'amour  après  ceux  de  la  fortune.  N'importe  I  Mathias  Tzérényi, 
à  l'heure  nocturne  où,  en  fumant  son  dernier  cigare,  il  devenait 
toujours  rêveur,  vit  longtemps  passer  et  repasser,  dans  les  spirales 
de  fumée,  un  visage  mutin  aux  cheveux  d'or,  emporté  par  de  jolies 
jambes  qui  fuyaient  devant  lui  plus  loin,  toujours  plus  loin,  jus- 
qu'à ce  qu'il  les  perdit  de  vue  complètement  avec  un  soupir. 

VIL 

Le  père  et  la  fille  étaient  rentrés  à  Paris,  durant  la  saison  où  les 
Parisiens  le  fuient,  où  il  est  aifreux  sous  la  poussière  et  le  soleil.  Peu 
importait  à  Jean  d'Erquy  ;  il  aimait  ce  désert  que  l'été  crée  dans  les 
grandes  villes  et  qui  laisse  au  travail  ses  coudées  franches;  la  soli- 
tude de  son  cabinet  l'enchantait  tout  autrement  que  les  plus  beaux 
paysages.  Il  s'était  remis  à  élaborer  une  pièce  attendue  cet  hiver-là 
au  Théâtre-Français,  mais  il  ne  pouvait  se  le  dissimuler,  la  pré- 
sence continuelle  de  Laure  l'en  distrayait,  elle  embarrassait  un  peu 
sa  vie;  il  ne  s'appartenait  plus.  En  vain  lui  disait-elle  gentiment  : 
—  Il  faut  bien  que  je  m'habitue  à  être  la  compagne  d'un  homme 
occupé,  je  ne  ferai  pas  plus  de  bruit  qu'une  petite  souris,  agis 
œmme  si  je  n'étais  pas  Ht...  —  Cette  pré^upation  presque  inces- 
sante :  —  Je  la  néglige, — s'imposait  à  lui,  paralysât  sa  plume  et  sa 
pensée.  H  ne  pouvait  plus,  comme  autrefois,  s'eniermer  vingt-quatre 
heures  de  suite  avec  un  acte  ébauché  qui,  peu  à  peu,  prenait  forme 
d'oeuvre  dans  cette  hitte  sans  trêve,  puis,  indifférent  à  l'heure  qui 
jamais  pour  lui  ne  marquait  aucune  obligation,  aucun  assujettisse- 
ment, flâner  sur  le  boulevard,  tout  en  continuant  de  pétrir  in  petto 
une  scène  rebelle;  il  ne  pouvait  plus  à  l'improviste  dîner  au  caba- 
ret avec  quelque  vieux  camarade  dont  la  verve  stimulait  la  sienne, 
mais  qui  était  vraiment  trop  bohème  pour  qu'il  l'invitât  à  son  foyer. 


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TÊTE  FOLLE.  738 

Ces  amis-là  se  comptaient  par  douzaines  qui  ne  connaissaient  de  lui 
que  le  célibataire  indépendant.  L'un  d'eux  l'avait  abordé,  certdn 
soir,  depuis  son  retour  avec  un  rire  goguenard  : 

—  Peste  1  quelle  jolie  ûlle  nous  accompagnions  hier  au  bois  en 
voiture  découverte  I 

Et  lui  de  répondre  avec  humeur  : 

—  Cette  jolie  fille  était  la  mienne. 

—  Diable!  avait  repris  l'ami  terrible,  te  voilà  donc  passé  père  de. 
famille,  tant  que  cela...  du  matin  au  soir...  tout  le  temps? 

Tout  le  temps  I  c'était  mettre  le  doigt  sur  la  plaie.  Laure  n'était 
plus  une  enfant  qu'on  laisse  au  logis  sous  la  garde  de  sa  bonne  ;  il 
aurait  fallu  autour  d'elle  des  influences  féminines  distinguées,  des 
exemples  féminins  irréprochables.  Où  les  trouver?  Allait-il  être 
réduit  à  mener  sa  fille  dans  le  monde  conune  le  premier  bour- 
geois venu,  à  lui  chercher  des  petites  amies?  Jusque-là  les  jours, 
que  Laure  était  venue  passer  chez  son  père  avaient  été  des  jours 
de  fête  pour  tous  les  deux.  Il  jouissait  du  congé  avec  elle,  il  l'em- 
menait à  la  campagne,  au  spectacle;  la  cloche  de  la  rentrée  ne 
sonnait  que  trop  vite;  mais,  maintenant,  le  plaisir  devenait  de- 
voir, la  récréation  se  transformait  en  travail;  il  fallait  veiller  sur 
cette  grande  fille  qui  prétait  à  de  si  étranges  méprises,  être  exact 
aux  repas,  l'entendre  lui  expliquer  que  l'on  manquait  de  tout  dans 
cet  intérieur,  qui  n'en  était  pas  un,  malgré  les  merveilles  d'arTet 
de  luxe  qui  l'encombraient,  donner  son  avis  pour  des  choix  de  kdne 
à  tapisserie,  souffrir  que  l'on  époussetât  ses  livres  ou  que  Ton  ran- 
geât son  bureau,  dans  le  désordlre  duquel  il  savait  si  bien  se  reti%>u- 
ver*  Cen  était  fait  pour  lui  de  cette  liberté  indispensable  à  l'artiste. 
Jean  d'Erquy,  déshabitué  de  toute  contrainte  depuis  qu'il  avait  quitté 
La  Yille-Revault,  se  disait  avec  désespoir  :  —  Que  deviendra  ma 
comédie  en  cinq  actes  à  un  pareil  régime? 

Lorsqu'il  conunençait  à  en  ressaisir  le  fil,  sa  fille  se  glissait  chez  lui. 
comme  un  rayon  de  soleil  :  —  Quel  beau  temps,  papal  Tu  dois  être 
si  fatigué  d'terire  !..  J'ai  grande  envie  de  &ire  un  tour...  Et  toi? 

—  Hoi,  j'ai  envie  de  travailler. 

—  Encore? 

—  Que  n'emmènes- tu  M"*Blondet? 

—  M"^  Blondet?  répétait  Laure  en  faisant  la  moue.  Non,  la  jqnmée 
est  trop  belle!  Ce  serait  donimage...  Elle  mettrait  un  éteignoir  sur  ce 
ciel  bleu...  Avec  elle  tout  est  pris.  Une  influence  qu'elle  exerce  inno- 
cemment... sans  s'en  douter,  pauvre  fille!  Je  la  réserve  pour  l'hiver. 
Les  jours  de  pluie,  elle  aura  son  utilité.  Mous  rêvons  ensemble  de  cours 
à  la  Sorbonne,  de  séances  à  T  Institut. . .  et  autres  passe-temps  folâtres. 
Je  me  vois  là,  en  paletot  de  loutre,  prenant  des  notes,  avec  M"*  bW 
det  à  mes  cAtés.  Alors  je  ne  te  dérangerai  plus...  Hais  aujourd'hui, 


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Tftft  RETUE  DES  Dfira  MONDES. 

petit  pferel  Pense  que' je  serars*  entare  en  Tttcmcessi  notts-n'MoBg 
pàsAfri"  avec  I»  pension...  A  la*  bonne  benreirtvte  lèMres^..  te  voUft 
convaincu  1  Je  suis  sût*  qtle'^  feras*  en' route  des  tiH)uvaiIfes  pouritr 
pièce;  Je  te  laisserai  y-  penser;  i^  serat  muett».  Descendm  seole- 
ment  les  Champs-Elysées  à  ton  bras...  Est-ce  trop^ambiftoax?;.  Tir 
yeux  bien?..  Yal  tu  es  un  amour.  JéeoufS  mettre^nH)n  cbapcMu. 
Et,  tout  en  descendant  les  CUaoïps-ÉIj'sées,  orgueillettseocmit 
appuyéia  strr'son*  përe,  qui  remarqtiait  avec  eainui'  qu'ont  Ut*  regar- 
dait beaucoup*  trop,  Laure  babîffait  sans*  interraptioUk 

—  N'iÈs^ftt'  pas  bien*  grande  pour  porttef  hs  chfeyeux  p^daas  au 
miliets'dn  dbs,  comme  tti  t&Msl  déïtitmMtW.  d'firqtrf  en^  Vbxdét^ 
rompaYyt; 

—  Êa  bw'gneTise?  Tbiites  W  ArtWfcaiïiesâont  coîlWcs  ainsi';  Htlir 
n'as  pas'  entendu  r  Deox  messietins  qui  passaient  tiemient  de  dire* 
que  c'était  trèsr  joiî. 

-^  La  raison  ne  rue  parait  pas  suffisante.  Etptfid  Itr  as  là  «n  cdl^ 
tume'  bien  ajiist#,  bien  voyant,  un  peu  excentrique,  conviens-en. 

*—  O  papa,  comme-  tu*  deviens  puritaih  1  Oa  voit  de  teste  qae  tw 
cs'en  cfiirtrespondance  avec  M""  de  lerlan. 

—  A  propos  de  M"*deRerlaii, luîdllfnttjbuî  son  père, n^as^tu pas 
fin-  par'  découTflr  qu'une  excellten^  flrçoiï  dépasser  la  fin  de  Pété... 

—  Serait  d^accepter  cette  fknéttsô'  invitation  ?  acheva  îa*  jeinxi^ 
fille.  Tu  grilfës  de  te  débarrasserde  moî,  Mauvais  pèrel 

— *  Partons^  une  foiis  sérieusement,  latim. 

—  le  suis  très  sérieuse.  J'y  «ï  beamcoup  song*.  MaîS'  un  mot 
tfiberd.  Gette  réconciliation  aveema  grand'mère  à  hqnclle  on  pré- 
tend qne  je  penx  contribuer,.,  elte  te  ferait  grand  plaisii*,  n'es^ce 
pae? 

-^  Je  la  souhaite  par^d'éssos  fOtit,  ma  chérie,  et  d^bord  pom*  toini 
Yois-tu,  je  n'ai  jamais  senti  autant  qne  le  mois-dernier  i  Aix,  et  mémo 
depuis  notre  retour  ici-,  tesînconvéhiens  et  tes  lacunes  d^aneédaoaHon 
teM^  que  la  tienne.  Pour  être  parftite,  tu  aurais  encore  beanconp 
de*  choses  à  apprendre,  des  choses  qu'unhomme  ne  peut  enseigner. 

—  Merci  !..  Tu  ne  me  trouves  pas  k  ton  godft  connue  je  sQ&f 

—  A  mon  goût?  Si,  vraiment,  tu  es  à  mon  goût,  quoi  qnettt  fasses. 

—  Eh  bien!  c'est  tout  ce  qu'il  faut... 

•*-»  Non,  tu  dois  devenir  mieux  qu'une  enfknt* étourdie,  et  les 
l0foii9d^une  femme  te  seraient  peur  cela  nécessaires. 

•^  Obi  en  fkit  de  leçons,  H*^  Blondel  me  les  donnera  toutes;  Itte 
n'est  que  trop  bourrée  de  savoir.  Qm  n'a^^le  pas  appris-î  CTest  à 
£rice  fpémir.  Ë^le  est  bachelière,  )a  maRieureuser  Bachelière,  le 
tUsift  nom  pour  une  femme,  et  que  cela  rend  kride  d'être  accom* 
pUe  à  c#poin«l  TU  ne  peux  te  flgur^  comme  elle  est  ettttuyeve, 
cétiÉ  poufr»  Bkndett  Ob'  dmit  que  Ma  cerreM  Atohir  mw  tm 


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TETE  FOLLE.  785 

poids  trop  lourd.  As-tu  remarqué  cette  tête  toujours  penchée  de 
côté,  cet  air  tantôt  accablé,  tantôt  ahuri?  C'est  TelTet  des  diplômes. 
Ya,  personne  ne  pourra  rien  m' apprendre  qu'ignore  M"®  Blondet. 

—  Elle  ne  connaît  pas  le  monde  plus  que  toi. 

—  Wî  le  ménage,  xxt  f  ai  beau  lui  demander  de  Trfaider  à  deve- 
»mr  une  maîtresse  de  mafeon,  elle  n'y  entend  goutte...  On  voit  bien 
qu'elle  tf  a  jamais  iricassé  ique  de  ta  grammaire  et  des  malhéma- 
fîques.  Auprès  deM**  de  Kerlan,  au  moins,  j'apprendrai  cela.  Elle 
doit  savoir  faire  d'excellenrtes  confitures.  Mais  à  quoi  bon  faire  des 
confitures  à  ParîsT  Les  fruits  n*y  poussent  pas. 

—  Elte  t'enseignera  beaucoup  d'autres  choses  encore  :  à  penser, 
ipST  exemple,  à  réfléchir  Tiviint  de  parler,  dit  presque  sévèrement 
H.  d'Erquy.  Tu  aurais  tort  de  ne  voir  en  elle  qu'une  ménagère. 
TâAe  pour  ton  bonheur  de  lui  ressembler  un  peu. 

—  De  lui  ressembler?  répéta  Laure,  en  ouvrant  de  grands  yeux. 
Pour  être  franche,  je  n'y  tiens  pas  du  tout.  La  seule  peisonne  à 
laquelle  je  voudrais  ressembler,  c'est  maman.  Ah!  si  elle  était  là, 
Je  n'aurais  besoin  des  leçons  de  qui  que  ce  soit;  je  Timiterais  de 
«on  miero,  voflâ  tout.  .  j  ;i 

n  se  fit  un  silence.  "  1  :  J 

—  Ta  mère  était  divine!  dît  enfin  Jean  d'Erquy.  Maïs  comment 
imiteraît-^n  une  femme  de  génie  quand  on  n*est  qu'une  modeste 
petite  fille?  Ne  prends  pas  tes  modèles  dans  les  nues... 

—  Tu  as  raison,  je  suis  bien  prétentieuse,  je  ferai  des  confitures 
avec  M"^  de  Kerlan,  pas  trop  longtemps  par  exemple,  et  je  reviendrai 
de  là-bas,  comme  In  colombe  de  l'arche,  un  r  ameau  d'olivier  au  bec* 

—  C'est  moi  plutôt  qui  te  rejoindrai  lorsque  tu  auras  réussi. 

—  Boni  mais,  en  cas  d'échec,  je  me  sauve...  Au  bout  d'un  mois, 
n'est-ce  pas,  Tépreuve  sera  faite?  Je  ne  t'accorde  pas  un  jour  de 
plus.  Et  encore!.,  si  dans  l'intervalle  ma  grand'xnère  est  trop  mé^ 
chante. . .  si  l'ogre  mô  mange? 

—  Petite  foUel 

—  En  efiet,  nous  serons  trois  pour  nous  défendre  en  comptant 
ce  cousin  dont  tu  m'as  parlé.  Trois  contre  unel  comment  ne  pas 
vaincre?  J'ai  un  peu  peur  tout  de  mème,«.  mais  c'est  pour  toi  que 
je  me  risque...  En  avant  ! 

Il  l'embrassa,  et  le  départ  fut  fixé  à  bref  délai.  Laure  ne  demanda 
que  le  temps  de  préparer  ses  toilettes  : 

—  Oh  !  des  toilettes  sérieuses,  des  toilettes  en  situation. 

Ce  fut  une  grosse  affaire...  Elle  s'équipait  nour  "hp  cAmnAcniA  «t 
le  choix  des  armes  avait  de  f  importance. 

—  Je  ne  veux  pas  faire  peur  aux  Bretons, 
assez  de  la  figure  de  Bioûdet  pour  leur  don 
des  Parisiennes. 


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786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


VIII. 

Le  crépuscule  du  soir  s'épûssissait  quand  la  irieille  berline  qui 
était  allée  chercher  à  la  station  de  Plouaret  M^^®  d'Erquy  et  sa  gou- 
vernante entra  dans  cette  zone  de  landes  arides  et  désolées  qui 
entoure  l'étang  de  Lez-MoaL  Laure  s'était  exaltée  d'avance  en  lisant 
Brizeux,  elle  avait  cru  rencontrer  à  chaque  pas  les  adorables  pay- 
sages de  Marie;  combien  déjà  la  Bretagne  lui  semblait  surfaite  I 

—  Et  pleuvra-t-il  toujours  ainsi  ?  s'écriait-elle  en  regardant  le 
ciel  plombé  s'assombrir  de  plus  en  plus  au-dessus  de  l'immense 
nappe  couleur  d'encre. 

M"®  Blondet,  qui  n'avait  jamais  vu  d'autre  campagne  que  la  plaine 
Saint-Denis  et  qui  systématiquement  ne  faisait  cas  que  du  pavé  de 
Paris,  murmura  dans  un  bâillement  découragé  : 

—  C'est  triste  I 

—  Pourtant  nous  avons  entrevu,  en  chemin  de  fer ,  de  jolis 
coteaux  boisés  du  côté  de  Saint-Brieuc  et  une  vallée  assez  riante 
après  Guingamp  ;  tout  ne  doit  pas  être  aussi  laid  ;  peut-être  allons- 
nous  à  l'improviste  atteindre  quelque  oasis. 

M"''  Blondet  hocha  la  tète  d'un  air  de  doute.  Une  province  mar- 
quée en  noir  sur  la  carte,  comme  l'une  des  plus  ignorantes  de 
France,  un  pays  où  l'on  ne  savait  pas  lire  ne  pouvait  trouver  grâce 
à  ses  yeux  de  pédagogue. 

—  Cet  interminable  étang,  cette  étendue  de  bruyères  sans  un 
arbre,  cette  pluie  incessante,  tout  cela  serre  le  cœur,  reprit  Laure 
au  bout  dune  minute.  Pourquoi  suis-je  venue? 

M"""  Blondet  haussa  les  sourcils  d'un  air  qui  voulait  dire  : 

—  Il  faut  savoir  ce  qu'on  veut. 

—  Pourquoi  ai-je  consenti  à  m'éloigner.  de  mon  père  î  Des  pres- 
sentimens  horribles  me  poursuivent  depuis  ce  matin  ;  il  me  semble, 
—  ce  que  je  vais  vous  avouer  est  absurde,  —  il  me  semble  que  je 
ne  le  reverrw  plus  I 

—  Quel  enfantillage  ! 

—  Oui,  n'est-ce  pas?  Mais  quand  on  ne  s'est  jamais  séparés  1.. 

—  Vous  étiez  si  rarement  ensemble  I 

—  Pendant  mes  années  de  pension?  quelle  différence  1  Je  le  sen- 
tais à  deux  pas  de  moi,  habitant  la  même  ville,  respirant  le  même 
air,  pouvant  venir  sur  un  signe.  Tandis  qu'ici,  dans  ce  pays  perdu  I.. 

Laure,  sans  achever»  tordit  ses  petites  mains  gantées  avec  un 
frisson  nerveux. 

—  Gomment  ai-je  consenti  ?  répétait-elle. 

Pendant  ce  temps,  trois  'personnes  attendaient  anxieuses  dans  la 


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TÊTE  FOLLE.  737 

salle  à  manger,  boisée  de  chêne,  du  moustoir  (1)  de  Kerlan,  comme 
on  nommait  encore  cette  ancienne  abbaye  :  la  maîtresse  de  la  maison 
qui,  au  moindre  bruit  du  dehors,  laissait  retomber  son  tricot  sur 
ses  genoux,  un  vieux  prêtre  que  Ton  eiït  pu  croire  assoupi  au  fond 
du  &uteuil  où  il  était  plongé  si,  par  intervalles,  il  n'eût  entr^ou- 
vert  ses  paupières  closes  pour  interroger  la  pendule,  un  jeune 
homme  enfin,  de  taille  moyenne  et  un  peu  lourde,  aux  favoris  carac- 
téristiques du  marin,  au  cou  hâlé  dans  une  cravate  lâche,  et  dont  le 
visage  annonçait  d'abord,  avec  un  mélange  d'énergie  et  de  mâle 
franchise,  la  santé  la  plus  robuste  ;  celui-ci  ne  tenait  pas  en  place, 
marchait  à  travers  la  chambre,  l'oreille  tendue,  l'œil  inquiet,  reve- 
nait s'asseoir,  sortait  dans  la  cour,  se  plantait  derechef  devant  la 
fenêtre  et  répétait  à  chaque  instant  : 

—  Un  accident  est  arrivé  sans  doute,  jamais  le  train  n'a  été  en 
retard  de  cette  façon  ! 

—  Mes  chevaux  ont  le  pas  de  plus  en  plus  lent,  répliquait 
M"®  Nonne  ;  il  faut  faire  entrer  leur  grand  âge  en  ligne  de  compte, 
mais  cependant  j'ai  peine  à  m'expliquer... 

—  Voulez-vous  mon  avis?  interrompit  l'abbé  Le  Goff,  ouvrant  tout 
à  coup  de  gros  yeux  derrière  ses  lunettes,  c'est  qu'elle  ne  viendra 
pas.  Je  n'ai  jamais  cru  qu'elle  viendrait. 

Et  comme  Armel  d'Erquy  haussait  légèrement  les  épaules,  l'abbé 
tira  une  prise  de  sa  tabatière,  la  savoura  d'un  air  méditatif  et  pro- 
fond, puis  prononça  d'un  ton  d'oracle  : 

—  Tout  bien  considéré,  il  est  peut-être  préférable  que  le  loup 
ne  rentre  pas  dans  la  bergerie. 

—  Le  loup? 

—  Je  m'entends,  répliqua  l'abbé  revenant  à  ses  proverbes.  Le 
loup  peut  faire  la  brebis.  U  n'est  même  jamais  plus  dangereux*que 
sous  ce  déguisement.  Telle  mère,  telle  fille,  et  nous  avons  eu  en 
somme  bien  assez  de  la  mère. 

—  Je  vous  croyais  gagné  à  notre  cause,  monsieur  l'abbé,  dit 
Nonne  avec  l'accent  du  reproche. 

—  Oui,  j'ai  agi  selon  vos  désirs,f  ai  exhorté  M""  d'Erquy,  comme 
c'était  d'ailleurs  mon  devoir  de  prêtre,  mais  je  ne  sais  si  nous  n'au- 
rions pas  mieux  fait... 

—  Mieux  fait  de  laisser  ma  grand'mère  mourir  sans  avoir  par- 
donné? s'écria  le  jeune  marin  avec  indignation.  Est-ce  là  un  lan- 
gage biçn  chrétien? 

—  Aussi  ne  l'ai-je  pas  tenu,  riposta  sèchement  M.  LeGofl.  Ne 
m'attribuez  point  ce  qui  ne  m'est  jamais  venu  à  la  pensée.  Je  dô- 

'   (1)  SynoDynie  de  moustier. 

TOin  LTn.  —  1883.  47 


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7M  REVUE  DBS  DEUX  HDNDES. 

clare  seulement  que  si  votre  projet  maiique  par  U  faute  de  ceux  à 
qui  BOUS  voudrions  du  bien,  j'y  verrai,  moi,  l'ifitenreinion  du  oM, 
.et  que^e  me  reûrerAÎ  de  oe  complot. 

—  Ne  dirait-oa  pas  quo  c'est  un  noir  oomplot  d'tttîrer  sous 
mon  toit<cette  pauvre  petite  eC  de  la  faire  appaiattre  dans  tout  le 
charme  de  son  ianoceiioe  aux  yeux  de  sa  grand'mère,  qui,  en  la 
voyant,  senà  désarinée?  dit  douœmeat  Texcelleate  Nonne, 

—  Hum  1  désarmée  I  grogna  l'abbé. 

—  Vous  êtes  convenu  vous-même  q«e  M°**  d'Erquy  avait  tènoi- 
gnô  une  certaine  éiBOtion  lorsque  je  loi  ai  dit  ma  rencontre  impré- 
vue avec  son  fils  et  notre  entretien. 

—  Sans  doute,  mais  elle  n'en  a  jamais  parlé  depuis.  Quand  fy 
suis  revenu  à  votre  prière,  elle  n'a  écouté  «ttentiv^ment,  toUitout, 

—  Et  moi,  interixMapit  Aroiel  avec  fera,  je  vous  affirme  qu'elle 
nous  saura  gré  de  lui  forcer  la  main,  de  faire  violence  à  son  orgueil, 
iprës  une  si  longoe  nésisiaoce  on  me  cède  que  difficilement;  elle 
cédera  touteXoia  si  nous  savons  noms  y  prendre. 

—  Eu  admettant  que  la  petite  soit  bite  pour  l'intéresser;  mads 
une  Parisienne!  une  ilUe  d'actrîee  I 

—  Elle  est  de  notre  sao§,  laonsieur  i^abbé. 

—  Oh!  vous  autres,  jeunes  gens,  ^was  trouvez  toujours  les  meffl- 
leures  raisons  pour  vous  nmger  du  p^rti  d^une  jolie  perâonne  1 

—  Mais  vous  avee  confiuce,  je  suppose,  dans  le  jugement  de  Wbl 
marraine,  dit  Armel  rougissant  jusqu'à  la  racine  des  cheveux  et 
jetant  un  regard  d'appel  à  M^  de  Kerlan. 

—  J'aurais  plutôt  confiance  en  son  bon  cœur,  répocMlit  Tabbé 
d'une  façon  significative. 

Nonne  laissa  tomber  sans  la  relever  eette  critique  indirecte.  Pen- 
dant quelques  secondes  les  «igaîlles  à  tricoier  marchèrent  rapide* 
ment. 

—  Je  regrette  que  votre  souper  soit  aulant  retardé,  monfiéeitr 
Tabbé,  dit^le  enfin. 

—  Oui,  reprit  Armel  en  riant,  oar  nous  nous  en  ressentons»  La 
bonne  ou  la  mauvaise  humeur  de  l'abbé  dépend  toujours  des  besoins 
de  son  estomac^  de  la  perepedive  d'un  t6û  bien  à  point  ou  d*un 
gratin  desséché. 

—  Armel  I  dit  majestueusement  M.  LeGoff,  mais  il  était  chdr  que 
Ton  n'avait  pdb  pour  lui  tout  le  respect  que  comportait  son  habit. 

Au  moment  même,  la  mine  rogue  de  Corcntine  apparut* 

—  Cela  commenœ  bien,  ma  foil  les  perdreaux  de  M*  Aimel 
seront  en  charbon. 

—  De  grâce  mettons-nous  à  table!  dit  l'abbé  avec  une  mquié- 
tude  qui  donnait  raison  à  l'attaque  un  peu  trop  vive  du  jeime  d'Sr 


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7È7E  VDtXSL  739. 

qayi  naiis  eehiî^i  s'écria  presque  tu  nénie  temps  et  urattl  qw 
personne  eèt  rien  enModu  :  -^  Cette  fo»,  la  Toîlà,  j'enFépmd^f 

Le  voiilemeiit  d'une  Toiture  derint^  en  effet,  distinct  bientôt 
après,  et  Armel  s'élança  spmtanénMiit  à' sa  rencontre,  maispom* 
raient  te  pas  aussitôt,  comaat  s'ileûlf  été  honteux  d'avoir  trahi 
soDÛopatietiee  aree  auiaiift  cte  mÊWlé. 

il  M  IreufE  cependant  à  la  f^rtière,  knscfoer  les  damesdeseen- 
dûreût^  Laore^  aiaxit  de  sauter  légèrement  à  tenre,  tui  remit^nn  petit 
aie  eatr»  U»  mainst  sanaUreig^der,  M*^  BJondet  s'appirya  sur  lui 
ÂÊt  tant  son  poid»  en  guise>  de  cooapensaAion,  puis  il  enlendil  tme 
YOix,  qui  tui  parut  d'un  timbre  frais  el  sonore  comme  celui  d'ianoe 
docbette  dfargent,  demander  ce  qu'étaient  dereaues  les  m^hs. 
Avant  que  Van  eût  répondu,  M^*  «te  Kerlao  se  montrait  sur  lé  setii 
et  embrassait  la  voyagenoe. 

AmMl  fut  bemreux  d'avoir  (xmt  de  9àile  quel<qtie  chose  à  dire  : 
-^  Le»  maUes  suivatenli  dans  un&  charrette;  elles  arriferav^t  un 
peu  tard. 

Aussitôt  W^^  de  Kerlem  te  piéSMta  : 

-^Yotre  cousin,  ma  chère,  iffmeM'Erquy; 

Et  FenseigM  ftit  à  ka  fois  ébbui  et  déconcertô  par  te  regard, 
un  peu  hardi,  lui  seoobla^t-il,  des  deux  plus  beaux  yeux  qull  eût 
▼us  de  sa  vi^ 

-^  Vaus>  resserabtee  beaucoup  à  mffOf  père,  comme  on  m'en  avait 
avertii  dit^elle  après  une  «ecoode  d'examen  attentif  qui  partit  à 
Armel  troublante,  intenmnabtef  cela  ne  vous  suit  pas  à  première 
vue  dans  mon  opinion.  ^-'Et  elte  lui'  secoua  cordiatement  la  main 
à  l'anglaise,  fateur  instgoifia&te^  en  somaae,  auquel  ce  provincM 
attacha  un  prix  démesurée 

Annel  n'avait  encore  que  fort  peu  de  données  sur  l'espèce  fémi^ 
nine,  les  paysannes  de  ses  terres  et  les  négresses  de  la  côte  d'Afrique, 
voire  tes  grtseues  de  Brest,  ne  pouvant  compter  pour  des  échantil- 
lons de  choix.  H  n'avait  jamais  rencontré  de  Fsrisiennes,  mais  par- 
fois, durant  les  tengues  rêveries  des  longues  traversées^  il  avait 
vaguement  imaginé,  inaccessibles  comme  les  étoiles,  de  pareils  che^ 
veux  blonds  et  un  pareii  sourire.  Les  marins  sont  tous  poètes  plus 
eu  moins,  môme  ceux  qui  caicfaent  teurs  aspirations,  étemellemait 
juvénites,  sous  une  figure  de  teup  de^mer,  et  Armel,  malgré  sa 
vigueur  quelque  peu  rustique  et  son  teint  vermeil  mordu  par  les 
tempêtes,  n'appartenait  pas  encore  à  cette  catégorie. 

-^  Ne  vous  a-4-on  points  parlé  ausâ  de  l'aèbè  Le  fioff,  mademoi- 
selle? demanda  le  vieux  prêtre  en  avançant  d'un  pas. 

Elle  hii  sourit  avec  la  grâce  dont  die  était  prodigue,  mais  qui, 
au  lieu  de  te  séduke  comme  Armol,  le  mit  aussitôt  sur  la  détemitve, 


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7&0  REVUE  DES  DEUl  MONDES. 

car  ce  que  Tabbé  redoutait  le  plus  après  le  diable,  c'étaient  les 
femmes,  surtout  quand  elles  se  mêlaient  d'être  enjôleuses. 

—  L'ancien  précepteur  de  mon  père,  n'est-ce-pas?  Vous  ayez  eu 
là,  monsieur,  un  élève  qui  vous  fait  honneur. 

—  Ohl  on  lui  reconnaît  bien  des  talens  dont  je  ne  suis  pas  res- 
ponsable, dit  l'abbé  en  se  défendant.  Sans  reproche,  ma  belle  demoi- 
selle, ajouta-t-il  avec  une  certaine  brusquerie,  nous  souperons, 
grâce  à  vous,  aujourd'hui,  àl'heure  où  les  honnêtes  gens  se  couchent. 

—  Pardon  I  répondit  tranquillement  Laure,  l'un  des  chevaux  s'est 
déferré  en  route.  —  Kt,  étant  son  chapeau,  elle  se  mit  à  table  sans, 
plus  de  retard,  comme  l'y  invitait  M^*  de  Kerlan.  —  Excusez-moi  de 
vous  presser,  avait  dit  celle-ci,  mais  l'abbé  Le  Goff  et  Armel  ont  un 
assez  Ion  g  chemin  à  faire  pour  regagner  La  Yille-Revault. 

Tandis  qu'elle  parlait,  une  figure  de  paysan,  bizarre  et  vraiment 
efirayante,  se  montra  par  la  porte  entre-bâillée  en  marmottant  d'un 
ton  interrogateur  quelques  mots  inintelligibles.  Ces  longs  cheveux, 
cette  figure  morne  pétrifiée  par  l'idiotisme,  cette  démarche  hésitante 
de  béte  fauve  qui  se  méfie,  épouvantèrent  à  la  fois  Laure  et  M^*  Blon- 
det;  l'une  poussa  un  cri  étouffé;  l'autre  se  rapprocha  d'un  mouve- 
ment brusque  et  involontaire  de  son  plus  proche  voisin  qui  se  trou- 
vait être  Armel,  en  lui  saisissant  le  bras  comme  pour  demander 
secours  :  —  C'est  bon,  Loïc,  dit  le  jeune  homme,  en  se  tournant 
vers  la  sauvage  apparition  avec  un  bienveillant  sourire;  tu  attelleras 
dans  dix  minutes.  —  Et  comme  l'intrus  restait  là,  toujours  appuyé 
sur  la  porte,  son  regard  fixe  et  dur  arrêté  sur  la  Parisienne,  à  travers 
les  mèches  incultes  de  ses  cheveux,  avec  une  expression  d'ébahis- 
sement  :  —  Ya-t'en!  continua-t-il  plus  haut,  va-t'en  souper  à  la 
cuisine.  —  Mais  Loïc  eut  quelque  peine  à  obéir.  11  continuait  de 
contempler  Laure,  le  sourcil  froncé,  une  main  enfoncée  dans  sa 
rude  crinière. 

Quand  le  bruit  de  ses  sabots  se  fut  enfin  éloigné  :  —  Est-ce  que 
tous  vos  paysans  ressemblent  à  celui-là?  murmura  la  jeune  fiUe 
pâle  et  presque  tremblante.  Quelle  peur  il  m'a  faite  I  Un  monstre, 
n'est-ce  pas? 

—  Un  monstre  bien  inoffensif,  dit  Armel,  et  qui  m'est  dévoué 
corps  et  âme.  Je  vous  demande  pardon  pour  lui,  ma  cousine  ;  le 
pauvre  diable  n'a  pas  choisi  de  venir  en  ce  monde  simple  d'esprit 
et  laid  de  visage. 

—  Ohl  plus  que  laidl  s'écria  l'institutrice. 

—  Pourquoi  donc  l'as-tu  amené?  demanda  M"*  de  Kerlan.  )1  n'est 
pas  bon  à  produire  dans  le  monde,  pauvre  Loïc  ! 

—  C'est  la  faute  de  H.  l'abbé  ou  plutôt  de  ses  rhumatismes.  H 
n'a  pas  voulu  du  tilbury... 


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TÊTE  FOLLE.  7^1 

—  Par  un  temps  pareil?  Assurément  non  !  s'écria  H.  Le  Goff. 

—  Et  je  ne  suis  pas  sûr  de  la  discrétion  du  cocher,  dit  tout  bas 
Armel  à  M^deKerlan;  mais  Laure  entendit  :  on  ne  voulait  pas,  jus- 
qu'à nouvel  ordre,  ébruiter  son  arrivée. 

—  Il  est  vrai,  reprit  l'abbé,  que  nul  ne  peut  reprocher  à  Loïc  d'être 
bavard;  il  ne  prononce  pas  dix  paroles  dans  une  semaine.  C'est  le 
frère  de  lait  d'Armel  et  le  fils  d'un  des  gardes  de  La  Yille-Revault, 
poursuiirit-il'  en  s'adressant  à  Laure.  Sa  famille  a  toujours  servi  les 
d'Erquy  et  lui-même,  bien  qu'il  soit  incapable  d'aucune  besogne 
régulière,  étant  sujet  depuis  son  enfance  à  tomber  du  haut  mal, 
donne  volontiers  un  coup  de  main  dans  la  forêt  ou  à  la  ferme.  U 
conduit  passablement,  et  rien  ne  le  rend  aussi  fier  qu'un  ordre  de 
son  maître. 

—  Tout  petits  nous  étions  compagnons,  dit  Armel,  je  le  considé- 
rais conmie  un  animal  dévoué,  je  l'aimais  à  la  façon  d'un  bdn  chien. 

—  Son  idiotisme,  son  affreuse  infirmité,  ne  vous  inspiraient  pas 
d'horreur?  s'écria  Laure. 

—  Oh  I  il  n'est  pas  idiot.  U  est  ce  que  nous  appelons  innocent. 
Les  innocens  sont  nombreux  dans  notre  Basse-Bretagne. 

—  Et  il  y  en  a  de  pires  que  celui-d,  ajouta  l'abbé.  Loïc  est  un 
de  ces  simples  auxquels  on  ne  refuse  point  la  conmtiunion... 

Laure  lui  jeta  un  regard  efiaré. 

—  N'importe  1  dit-elle,  sa  vue  m'a  coupé  l'appétit. 

Elle  ne  mangeait  en  effet  que  du  bout  des  dents,  avec  une  cer- 
taine gêne  de  se  sentir  observée.  La  contemplation  muette  d'Armel 
l'impatientait  presque  autant  que  les  façons  inquisitoriales  de  l'abbé. 
C'étaient  des  questions  sur  son  voyage  et  sur  Paris,  les  étonnemens 
mêlés  de  malveillance  et  de  curiosité  insidieuse  d'un  provincial  qui 
n'est  jamais  sorti  de  son  trou.  M"*  de  Kerlan  se  bornait  pour  sa  part 
à  faire  les  honneurs  du  dîner. 

—  Yous  ne  refuserez  pas  de  ces  perdreaux,  mon  enfant?  la  chasse 
d^  votre  cousin.  Us  ont  été  tués  à  votre  intention. 

—  Vraiment  I  dit  Laure,  il  y  a  du  gibier  dans  ce  pays  si  décou- 
vert et  si  aride? 

—  Ohl  interrompit  Armel,  les  environs  de  LaVille-Revaultne  res- 
semblent guère  à  cet  endroit-ci. 

—  A  la  bonne  heure  I  8'écria-^elle  étourdiment. 

—  Je  vois,  fit  observer  Nonne,  que  votre  première  impression  ne 
nous  a  pas  été  favorable.  Les  nouveau-venus  ici  sont  tous  frappés 
désagréablement,  et  cela  m'étonne,  car  je  trouve  aux  landes  et  aux 
marais  de  Lez-Moal  une  sorte  de  beauté  sauvage.  Est-ce  tout  à  fait 
une  illusion,  je  serais  disposée  à  le  croire  si  Armel,  qui,  plus  que 
personne,  a  pu  faire  des  comparaisons,  n'était  de  mon  avis. 

—  Mon  cousinabeaucoup  voyagé?  dit  Lanred'untoninterrogateur. 


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7ft9  BETUE  DBk'  BHJX.  WINDES. 

-^  l^ai  fait tEoift  fois  I& tour  diB  mâod^i  buu  coiisîab,,  pour  napar- 
kff  (|yiedef  cela*. 

— ^Ohl:  sf'éo9i»*t-eUe,  combien  dsichosast  intéres9antes>T0iia  aurez 
à  me  raconter,  car  nous  nousi^erEQia^quelqiiefoisyj'iespèreît 

—  IrèB  s(Htveiit«  aLyoashle  permettez^  ràpoadit  Armel,/  le  front 
sayosmant.. 

-^  Pbuc  le  m(»neBi;  Ubsom  made«oiaelte  sei  nspo6er9.dit  VMoé 
m  aa  levant  assez  morese  ^  elle  doit  êii»  lasse-,  et,  dm  sqA:  cA^, 
M°^^  d'Br(|tty)  sesai  inquiète^ de  nous  voîv  rentrer  ai  tardL 

Bienbât  après  Lattre ,.in8taUlée  par  M'^  da  Kerlan  au  premier  étage, 
écjdiudè  aidant  de  se  déshabiller  :: 

01  Bonsoir,,  mou drar  papa,,  j'enveie^des  baisera  pap  douzaÎMS  à 
ta  photographie,  qui  est  Tunique  ornement  de  ma  cheminée^Bepuis 
cffÊ^yt  r^Âétablie  àeette  place^iat  gnafiddicbacnbre: carrelée,. i  rideaux 
ée  serge  verte  et  à  tentures  salpètrées^.  en  esi;  moins  mai,,  moins 
tiéstei.'JeHi^«nniiâe.à  mourir  déjà  I  U  me  seMble  élre  dansc  ua  sou- 
vent; le  nom  de  moustoir  qu'a  conseprè  celte  hafaitatian.  en  est 
arase  sans  dente,  et  puis  les  grands  covciders^.  les  murs  Uanehis  à 
la  chaux,  les  fmôttes' droite» à. petiiresiiitresv  to>vt  cela  est  monas- 
tiquieeaieffôk^  tlk>doîa^ien  seavenr.^  Les  oonjwés  se  sont,  trouvés 
réunis  dèst  »  sm?,,  maison  s'est  borné  k  p«râgeir  le  pein  et  le  sel, 
sans  agiter  aucun  plan  de  campi^gne  psnticulier.  Je  seraift  bien 
étonnée  si  la  censpvation  était  hnbikement  ourdie.  To»  neveu  a^l'air 
excellent^  sil<  figuce.  nielle  \w  tienne  avec  beancirap  de  cbeveux 
bouMdôs  enjplaBS*^  eteo^MoioS'tout  ce  q«ii^iit>qu®tu  es  beau  :  L'ex- 
pression^*^  corameoft  dirai-j&  sans  trop  te  flatter?*,  l'air  de  génie. •• 
lion  ^'ii  atv'tait  part  bote*,  Uen  loin  de  U^  «nés  aaiii  iliest  un  peu 
gautttoy  et  je  le  sospçeMie  d'avoi»  Tesprit  un  peu  lent.  QwiHt  à 
Vabbé,  toutes  se&ftioillès^  s^  en  «,  sont  concentnées  sur  la  bonne 
chère.  Et,  croirais-tu,  qu'à  propos  de  Paris v  il  m'a  parlé  de  la  viUe 
d'isysvbmergée  au  v"" siècle  en  ponitionde  ses «rimesl  II. me  regar- 
dait en  vérité  comme  si  f  eusse  porté  sur  mes  épautes  une  bonne 
partie  des  erhnes  e»  qciestioD.r  U  a  eu  avssi  un  coup  d'4Bil  de  tra- 
vers pour  M"'  Blondet.  Sans  doute,  elle  lui  représente»  Icakimières, 
eoffune  moi  je  lui  représente  la  raede^  eb  tout  cela  est  également 
maudit.  Cependant  M"*  Nonne  m'assure  que  l'aitbê  Le  Geff  sera  peur 
moi  un  ami.  Je  veux  bie»  le  ofmre»  K'kBporte,^  je  me  s^s  d^ay- 
sée  idy  étrangère  à  tout  ce  numd»!  NouS'  nous  raf  ppoehens  l^e 
de  l'autre,  Blondet  et  moi*  eonsme  deox  naufragées  sur  un  ladean; 
o»  soipv  me  pe«r  cemnnne:  des  souris  qui  font  le  diable  desnère 
i»  tapisserie  resserre  singulièrenient  ntre  intimilÀi  Et  les  souris  ao 
seraient  rien  eneere.  Je  vais  rêver,,  j'e»  sakn  sûie,  d'une  horrible 
figure  didîot;  <|Qi  a  frappé  mes  ieg«rds>  wt  débottés.  Ils  appellent 
Qolauii  tJM«MiiteBBi8la§aeXJau»s  pdapb^ 


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Google      i-. 


TÊTE  POCIA.  7&S 

ronde  ix>iilaDt  sur  des  éprales  épaisses, avec  son  œil  hagard  déprimé 
dans  l'orbite  et  sa  lèvre  pendante  si  bestiale,  pour  celle  d'un  bandit* 
Dans  un  pays  civilisé,  on  renfermerait  ;  ici,  ofi  le  laisse  aller  et 
venir  à  travers  la  maison.. «  U  est  serviable,  il  est  dévoné,  il  rm 
devient  méchant  que  loi^que  le  ddre  lui  monte  au  cerveau.  Ivre  on 
non,  que  le  ciel  me  préserve  de  le  rencontrer  souvent!  Ces  figures-là 
ne  font  bien  que  dus  rwcbîtecture  d'une  cathédrale,  grimaçant 
sur  les  .chapkeauxi  o«  béantes  &  la  manière  des  gargouilles.  Je  ne 
veux  plus  y  penser,  ce  serait  chercher  le  cauchemar.  Ta  chère  photo- 
graphie «est  Uu  Grâce  à  nva  bougie  allumée  (elle  le  refnera  toute  la 
mût),  je  pourrai  la  regardert  mon  aise  jusqu'à  ce  q^ie  \e  sommeil 
méprenne.  L'escaUde  de  ce  lit,  pareil  à  une  montagne,  m'épou- 
vante d'avance.  Juste  ^ell  les  fits  de  ton  temps  étaient-ils  de  cette 
haaitenr-là?  Moi  qui  »bhorre  la  phimiel  0  ma  petite  chambre  de 
Paris  «t  le  baiser  du  soir  de  mon  cher  papa,  comme  je  vous  regrettel  » 

Pendant  que  Laore  griifeiinait  ainsi  sur  le  coin  de  «a  tcrilette, 
M^  de  Keriao,  jcfâDt  fait  sa  prière,  pensait  avec  joie  :  —  Enfin  elle 
est  ici]  Jean  ne  tardera  pas  à  noms  revenir  1 

Et  l'abbé,  tout  en  «'assoupissant  dans  son  manteau,  se  disait,  bercé 
par  le  raulemeat  de  la  voHure  :  —  €e€te  petite,  si  évaporée  qu'dle 
paraisse,  peut  devenir  l'instrument  de  la  f  rovidence.  Il  s'agit  de 
prendre  sur  son  esprit  l'asoendant  nécessaire  et  de  convenir  le  père 
en  nous  servant  poor  cetade  la  fille. 

Armel,  lui,  se  représentait  la  beauté  de  Laurent  le  phisir  qu'Q 
aurait  à  la  revoir  «cuvent.  Quel  emploi  déKcieux  de  son  congé  ! 
U  (ai  semblait  qu'une  révolution  se  fût  opérée  dans  sa  vie,  qtd 
idlaâl  devenir  tout  à  coup  intécessante. 

lî. 

La  lettre  adressée  à  M.  d*Brquy  ne  partit  pas  sans  avoir  subi  quel- 
ques modifications.  Lamre  y  ajouta  le  lendemain  un  long  postscrip- 
Hmiy  tout  «n  chapitre  qm  aurait  pu  être  intitulé  :  «  de  l'influence  du 
soleil  sur  les  jeuoes  imaginations,  a  Elle  avait  ouvert  sa  fenêtre,  et 
Tétang,  si  lugubre  la  veille,  lui  >avait  montré  ses  treate  hectares  d'eau 
vive,  brillantes  comme  un  miroir  dans  une  ceinture  d'ajoncs  dont 
les  fleurs  étemelles  semblaient  d'or.  Le  plus  fin,  le  plus  léger  des 
brouillards  estompait  poétiquement  la  pauvreté  des  toits  de  chaume 
du  village  voisin  ;  un  parfum  sain  et  frais  de  flt*urs  vivaces  mon- 
tait du  jardin  assez  mal  entretenu,  où  les  légumes  poussaient  péle- 
meie  avec  les  roses^  un  vrai  jardin  de  curé;  on  entendait  les  poules 
gkmsser  en  grattant  les  plates4>andes.  Laure  avait  voyagé  en  Suisse 
et  en  Italie,  elle  connaissait  les  plages  en  vogue,  fa  terrasse  de 
Saint^Oeramifi  et  tous  les  sHes  renommés  des  entirons  de  Paris, 


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7i&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  elle  n'avait  aucune  idée  d'une  campagne  sauvage,  paisible  et 
silencieuse  telle  que  celle-ci. 

—  Voyons  de  plus  près,  se  dit-elle  ;  et,  passant  à  la  hâte  un  pei- 
gnoir, les  pieds  dans  ses  pantoufles,  elle  descendit  curieuse.  Per- 
sonne ne  se  trouva  sur  son  passage  ;  la  porte  du  vestibule  était 
ouverte,  elle  fit  le  tour  de  la  maison,  dont  le  caractère  tout  à  fait 
original  lui  avait  échappé  d'abord  dans  le  crépuscule  du  soir. 

—  Quel  donunage  de  ne  pas  savoir  dessiner  1  pensa-t-elle. 

De  l'ancienne  abbaye  à  laquelle  on  a  rajusté  tant  bien  que  mal  un 
bâtiment  neuf,  dissimulé  par  bonheur  sous  une  véritable  tapisserie 
de  troène  et  de  glycine  dont  l'épaisseur  recouvre  de  pitoyables  rac- 
cords, il  reste  quelques  ruines  vraiment  superbes.  Laure  les  com- 
para en  elle-même  au  décor  du  ballet  de  Bobert  le  Diable. 

Des  touffes  de  giroflée  jaillissent  d'une  porte  ogivale,  qui  ne  sert 
plus  que  de  cadre  à  un  coin  de  paysage;  les  lézards  se  promènent 
sur  des  tronçons  de  statues  couchés  dans  l'herbe  ;  deux  ouvertures 
encombrées  par  les  ronces  laissent  entrevoir  des  souterrains,  et  les 
arbres  qui  s'entremêlent  aux  piliers  de  la  nef  découverte,  formant 
un  carré  long  de  granit  et  de  feuillage,  donnent  un  caractère  de 
fi*appante  étrangeté  à  ces  débris  épars  d'architecture  gothique. 

Telle  est  la  vigueur  extraordinaire  de  la  végétation  parasite,  que 
l'on  croirait  les  mille  bras  d'un  lierre  immense  occupés  i  soutenir 
ces  pans  de  mur  dégradés  qui  çà  et  là  s'écroulent.  Le  peu  qui  reste 
d'un  cloître  du  xni^  siècle  aboutit  à  une  grande  salle  qui  est  aujour- 
d'hui la  cuisine  de  Kerlan  et  au-dessous  de  laquelle  se  trouve  un 
cellier  voûté,  pareil  à  une  crypte,  où  l'imagination  de  la  jolie  pro- 
meneuse n'hésita  pas  à  placer  quelque  malheureux  prisonnier,  mort 
dans  l'étreinte  des  grosses  chaînes  que,  par  le  soupirail,  elle  aperce- 
vait, pendantes  au  mur  où  leur  dernier  anneau  demeurait  scellé. 
Puis  elle  entra  dans  la  cuisine  vraiment  monumentale  avec  ses 
belles  voûtes  d'arête,  et  la  ligne  de  piliers  qui  la  divise  dans  le 
sens  de  la  longueur  :  c'est  l'ancien  réfectoire  ;  à  chacune  de  ses 
extrémités  se  trouve  une  énorme  cheminée  surmontée  d'un  man- 
teau à  pans.  Dans  l'une  de  ces  cheminées  flambait  un  feu  clair  sous 
le  chaudron,  suspendu  à  la  crémaillère  entre  deux  chenets  gigan- 
tesques. Debout  devant  la  table  recouverte  de  toile  bise,  Gorentine 
préparait  les  tasses  du  déjeuner,  et  autour  d'elle  une  demi-douzaine 
de  jeunes  Bretonnes,  embèguinées  de  blanc  comme  des  religieuses, 
la  jupe  relevée  sous  un  tablier  à  bavette,  vaquaient  sans  bruit  à 
diverses  besognes  de  ménage.  Leur  costume,  leur  physionomie, 
étaient  en  si  parfaite  harmonie  avec  le  cadre  gothique  que  Laure 
s'arrêta  conmie  elle  eût  fait  devant  un  véritable  tableau  de  la  plus 
curieuse  couleur  locale.  D'autre  part,  les  petites  Bretonnes  restaient 
stupéfaites  devant  cette  figure  éminemment  moderne  dans  son  négligé 


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TÊTE  FOLLE.  7i5 

aussi  brodé  qu'une  nappe  d*autel,  comme  le  dit  plus  tard  Gorentine, 
qui)  scandalisée  par  les  nœuds  de  ruban  cerise,  mêlés  aux  flots  d'une 
dievelure  en  désordre,  prétendit  n'avoir  jamais  rien  vu  de  pareil 
que  sur  une  certaine  image  représentant  la  Tentation  de  saint 
Antoine. 

—  (7est  la  demoiselle  de  Paris,  s'entre-disaient  les  jeunes  ser- 
vantes avec  un  mélange  d'inquiétude  et  d'admiration.  Gomme  on 
est  belle  dans  ce  Paris  1  comme  on  est  drôlement  accoutrée  I  Mais 
voyez  donc  ce  petit  pied?  Un  bas  plus  fin  que  de  la  dentelle.  Et  des 
talons  d'une  aune  I  Gomment  marche-t-elle  avec  ça? 

Les  yeux  arrondis,  elles  regardaient  Laure,  qui,  elle-même,  était 
prête  à  les  prendre  pour  des  fantômes  du  xm*  siècle. 

—  Mais  non,  au  fait,  dit-elle  tout  haut,  en  répondant  à  sa  rêverie, 
c'était  une  abbaye  de  moines  I..  La  gentille  petite  coiffe  que  vous 
avez  là?  Il  faudra  que  je  l'essaie...  Sans  doute  le  bonnet  du 
pays? 

—  Oui,  mademoiselle,  répondit  Gorentine,  d'un  ton  sec,  et  on 
peut  dire  qu'aujourd'hui  il  est  mal  porté  ;  si,  de  mon  temps,  une 
fille  avait  laissé  passer  seulement  un  cheveu  !..  On  avançait  la  coiffe 
comme  moi,  jusque  sur  le  front...  Mais  empêchez  donc  des  jeu- 
nesses de  suivre  la  mode! 

L'idée  que  ces  petites  béguines  du  moyen  ftge  fussent  accusées 
de  sacrifier  à  la  mode  fit  partir  Laure  d'un  éclat  de  rire  que  répéta 
sévèrement  l'écho  des  voûtes  profondes. 

—  Êtes- vous  donc  si  nombreuses  au  service  de  M"*  de  Kerlan? 
demanda-t-elle. 

—  Nous  ne  sommes  pas  trop,  répondit  Gorentine  parlant  toujours 
au  nom  de  la  petite  communauté  dont  elle  était,  pour  ainsi  dire,  la 
supérieure.  Tout  l'ouvrage  pèse  sur  nous,  celui  du  dehors  conune 
celui  du  dedans.  Il  n'y  a  pas  d'homme  ici,  sauf  le  jardinier,  qui 
soigne  aussi  les  chevaux... 

—  Et  qui  a  soixante  ans,  acheva  le  chœur  des  servantes. 

—  Quelle  étrange  maison  I  pensait  Laure.  M*^  de  Kerlan  n'est  pas 
levée  sans  doute?  demanda-t-elle  encore. 

—  Levée?  répéta  Gorentine  avec  une  indignation  contenu^.  Il  y  a 
beau  temps  qu'elle  est  à  l'église. 

—  Gomment!  Est-ce  donc  aujourd'hui  dimanche? 

—  M°*  Nonne  n'attend  pas  le  dimanche  pour  assister  à  la  messe; 
elle  y  va  tous  les  jours.  Dieu  merci  I 

Et,  tandis  que  leur  doyenne  répondait  ainsi,  d'un  ton  réprobateur, 
les  servantes  chuchotaient  : 

—  On  n'a  point  de  religion  à  Paris. 

Presque  aussitôt  M"*  de  Kerlan  survint,  rentrant  de  la  messe, 
sous^la  robe  de  laine  tout  unie  qu'elle  devait,  comme  à  l'ordinaire, 


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7i6  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

porter  le  reste  de  la  journée.  Personne  plus  qu'die  ne  simplifiait 
ks.  questioQS  de  toilette*  Un  déjeunec  de  crème  savoureuse  et  de 
pâtisserie  de  ménage  fut  servi,  puis  on  reprit  la  visite  du  jardiA, 
des  étableSy  de  la  basse-couc,  de  tout  ce  qui  était  Tiotèrèt  et  la  di^ 
traction  de  cette  vie  quasi  cloîtrée  dont  se  contentait  M*'®  délier- 
lacu  Laure  lui  adressa  de  grands  complimens  sur  se&  ruines.. 

—  Je  me  fai&  une  fôte^  dit^lle»  de  les  admijrer  au  clair  de  la 
lune.  Sans  doute*  an  coup  de  minuit  les  morts  soulèvent  la  pierre 
sépulcrale  au  son  d'une<  mimique  lente? 

—  Nos  pauvres  tombes  ont  été  violées  pendant  la  révolution; 
dles  doivent  être  vides;  mais,  eatout  cas,  ces  speclres-là  seraient 
bien  peu  redoutables;.»  de  bons  religieux  qui  ne  reviendraient  au 
moode  que  pour  nous  bénir. 

—  Vous  croyez?..  Moi  qui  aimais  à  nie  figurer  m  le  ballet  des 
nonnes  ou  quelque  chose  d'approchant. 

—  Laure ,  à  quoi  pensez-vous?  Nous  n'avons  pas  de  damnés  à 
Kerian,  rien  que  des  aaintadont  le  souvenir  agit  malgré  nous  sur 
Mire  humeur^  sur  nos  habitudes^..  Vous  verrez. 

—  Mon  Dieu  I  vous  me  £ûtes  pe»r«  Je  ne  voudrais  pas  devenir 
si  parfaite.  Il  me  semble  que  la  vie  doit  en  être  moins  amusante* 

-^  Mais  ce  n'est  pas  le  lot  de  tout  le  monde  de  s'amuser.  Gêné- 
ralemeot  il  s'agit  plutô4  de  subir  le  mieux  possible  des  déceptions, 
des  chagrins...  Et  ma  conviction  est  qu'û  dépend  beaucoup  des 
influences  extérieures  que  nos  maux  s'enventment  irrémédiable^ 
ment  ou  bien  guérissent  en  nous  hissant  moins  mauvais^  Kerlan 
n'est  pas  un  endroit  où  l'on  puisse  longtemps  haïr  ni  se  révolten 

Laure  regardait  dans  les  yeux  son  interlocutrice  et  se  demandait 
quels  avaient  pu  être  les  chagrins  auxquels  si  diacrëtemei&t  dlefair 
sait  allusion. 

—  Haïr,.,  j'en  serais  incapable»  il  me  semble,  répliqua-t-elle;  je 
dis:  Il  me  semble,  parce  que  personne  ne m'itjamaiS'fait  de  mal;., 
mais  quant  à  m&  révolter,-  je  mettrais  mon  honneur  très  certai- 
nement à  me  révolter  cooti»  une  destinée  trop  désagréable;  je  lut- 
terais contre  elle  pied  à.  pied  au  lieu  da  me  soumettre»  ei  j'en 
viendrais  k  bout.. 

—  Mais  si  votre  bonheur  dépendait  d'uji  aetre  qui  vous  le 
refusât? 

—  Il  ne  doit  dépendre  (f&à  de;  nMSHQaènae,  do  notce  volontét  de 
notre  courage;.,  papa  me  Ta  ditseuvent^ 

-^  Votre,  père  parle  oomsis  un  ht««iT  Ketre  bonheur  dépend 
plutôt  de  nos  affections.  Aimée,  une  femme,  est  toujours  heoh 
reuse. 

—  Soitl  Maie  pourquoi  ne  seiaiWen  pas'  aimée  si.  on  mérite  de 
Tébre?  dit.  Laure  avec  1*  confumci^  de  laJeiuieaBe. 


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W^  àt  £erian  Itocka  la  iète  et  repnt  : 

^-  J'espère  que  vous  ne  senee  jamais  oondaninée  àiaire'TépiieiTO 
dee  «douceuiB  de  la  solitude.  iCiest  une  amie -comiDe  um  etûre^at 
meilleure  que  beaucoup  id'jutpes,  vne  amie  (très  fidèle,  «usai  saHh- 
take^dufi  ses  conseilsique  le  monde,  je  croîSy  est  'penricieux*^.  Yeiies 
donc  Kadr^mon  verger. 

—  Quel  cakoe  autimr  (te  nowl  'dit  dianire  en  coBtiouaiit  ià  ia 
suivre. 

—  DéiiciettK)  n'esè^ce  -pas? 

—  jDèlideuK. 

U  se  £t  nn^sileBoe,  puis 'la  AanâeniœilouflGei  eotre  ses  idaigtaam 
lâgerbâiUeiMBt: 
— *  Vous  ne  ivous  ôtes  jawais  ifionniyée  icil? 

—  Comment  serail<e  posâhkff  Les  journées  sont  si  crartesl  te 
ae  .suffis  pas  à  tout  tse  'que  j'entreprends  :  je  plante,  je  sème,  je 
saigne  mes  botes,  je  visite  les  malades,  je  travaille  et,  si  ije  TmH 
bis^.  il  y  a  d'intéressantes  promenades  à  faire  sur  la  roule  idn 
Lannion,  mais  je  les  ai  réservées  pour  le  lemps  de  «votre  séjour  ioi. 
QaaBd  je  suis  «eule,  p  n'éprouve  pas  le  ibesoia  de  sertir  de  ckex 
Hwi*.  Je  rètréds  de  plus  en  ^plus,  as  contraire,  le  petit  tserde  de  mon 
existence. 

Ce  que  Laufe  pensait  de  vœtte  erastence,  nom  je  trouverons 
eésamé;dans  les  lettres  qu'elle  cooftâBUBÎt  d'écnre  joumeUement  ià 
son  père. 

M  C'est  la  nuntt  anticipée,  ifiNs^^^t  liei  ne  m'a  jamais  donné 
une  plus  ifolle  envie  de  vivre.  Qttand  iu  me  citak  M^'  de  Kerlan 
comme  un  modèle,  ta  ignorais,  j'en  suis  sûre,  à  quel  détachement 
des  choses  de  ce  monde  eUe  était  jnîvée.  Bovae,  ^eUe  l'est  umum 
doute,  parfaite  même  au-delà  devante:  expression  ;..  il  n'y  a  pas  dn 
soins  qu'elle  n'ait  pour  moi  ;  tnais  combi^  ce  passage -en  prevmoe 
vaime  faire  apprécier  davamage  encore  notre  genre  de  vie  si  rem- 
plie  d'intérêts  de  toute  sorte,  dans  notre  cher  Paris,  où  îles  ireuz, 
fjmaginatioo ,  l'intelligence  sont  sans  «esse  occupés  1  A^oue  iqiie  tu 
asirouk  n'imposer  eette  comparaiseii  béa  detme  faire  mîaux  eon>- 
prendre«mn  ibonheur.  fin  reste,  je  neme  reppellem.pas  sans  plai- 
sir, lorsque  le  temps  se  sera  écm^ésur  ce^  visite,  l'espèce  de  rêve 
mpslique  qui  remplace  id  l'aotion  *et  la  pensée.  Je  vais  le  «satin  à 
la  «DQSse  avec  M^  de  Merlan,  je  d'iaecompagae  chez  les  païa^rea,.» 
du  moins  jusqu'^  leur  parte,  ne  ponvant  prendre  mon  parti  ^de  la 
malpropieté  nauséabonde  «des  nhaunaères  bretonnes,  fiaans  l'après- 
midi,  -an  attelle  «et  nous  paooamans  le  pays;  encore  un  tpèlerm^ge 
à  travers  la  légende  des  saints  entremêlée  de  contes  de  iées.  fiinr 
le  llénébré,  oelte  montagne  isolée,  ande  et  ^iorme  «oaiciue,^  fut 
prononcé  au  vp  siècle,  par  les  évô^eaâe  Bretagne  PéaaiSi  l'«na^ 


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7A8  BETUB  DES  DEUX  MONDES. 

thème  contre  Barbe -Bleuet  !cpiî  s'appelait  en  réalité  Gomorre  le 
Maudit.  On  vous  afiBrme  que  les  Sept  Dormans  d'Ephèse  ont  été 
trouvés  sous  le  dolmen  qui  sert  aujourd'hui  de  base  à  une  chapelle; 
notre  église  renferme  un  charnier,  —  affreux  mot,  —rempli  d'osse- 
mens  découverts,  et  si  j'étais  venue  un  mois  plus  tôt,  j'aurais  vu  au 
Pouldour  des  légions  de  dévots  entrer  en  rampant  dans  un  four 
qui  rappelle  celui  où  fut  brûlé  saint  Laurent,  puis  se  livrer  à  des 
ablutions  dont  l'origine  est  encore  druidique.  Quel  ragoût  de 
superstitions  catholiques  et  païennes!  M'^  Nonne  n'en  est  nulle- 
ment choquée;  elle  m'explique  tout  cela  d'un  air  tranquille,  conmie 
si  rien  n'était  plus  naturel,  et  j'avoue  que  je  m'amuse  de  ses  his- 
toires àja  façon  d'un  enfant  de  sept  ans.  Elles  complètent  si  bien, 
pour  la  plupart,  l'aspect  du  paysage,  toujours  un  peu  mystérieux 
et  fantastique  I  Mais  ma  pauvre  Blondet  hausse  les  épaules.  Une 
bonne  bibliothèque  ferait  bien  mieux  son  affaire.  Or  il  y  a  bien  une 
bibliothèque  à  Kerlan,  j'entends  le  meuble,  des  rayons  superposés 
derrière  un  rideau  de  taffetas  vert,  mais,  à  la  place  des  volumes,  on 
ne  trouve  que  des  pots  de  beurre  fondu  et  de  conserves.  V Imita- 
tion de  Jésus-Christ  y  un  dictionnaire  français-breton,  une  vieille 
Bible,  quelques  abrégés  d'histoire,  quelques  livres  d'éducation  que 
IF*''  Blondet  juge  déplorablement  vieillots,  voilà  toute  la  nourri- 
ture intellectuelle  que  l'on  se  procure  ici.  Une  pareille  pénurie,  si 
elle  devait  durer,  serait  affreuse.  En  fait  de  livres,  je  feuillette  le 
pays. 

tt  Kerlan  est  dans  un  site  particulièrement  déshérité;  je  ne  t'en 
dirai  rien  de  plus;  quant  aux  impressions  que  tu  me  demandes  sur 
ta  vallée  natale  du  Léguer,  les  voici  :  quels  beaux  rochers  1  quels 
beaux  horizons  1  quels  bois  magnifiques  !  Cette  région-là  est  digne 
d'être  le  pays  de  mon  père;  mais  je  ne  te  félicite  pas  moins  d'en 
être  sorti.  Les  ruines  de  châteaux  et  de  chapelles,  dont  tu  m'as 
tant  parlé,  Goëtfrec,  Kerfons,  Runfao,  Touquédec  surtout,  si  pitto- 
resques qu'elles  puissent  être,  sont  aussi  par  trop  féodales  I  J'ai 
aperçu  de  loin  à  travers  l'épaisseur  des  hautes  futaies  les  tours  de  La 
Yille-Revault.  Leurs  créneaux,  leurs  mâchicoulis  semblaient  me  dire  : 
—  Tu  n'entreras  pas  aisément!  —  Et,  en  effet,  aucun  message  ne 
m'est  encore  venu  de  cette  forteresse  inabordable. 

a  Mon  cousin  nous  rend  visite  presque  tous  les  jours.  A  heure 
fixe,  le  bruit  d'un  temps  de  galop  retentit  dans  l'avenue  ;  c'est  son 
cheval,  un  petit  cheval  du  Gorlay  qui  ne  paie  pas  de  mine,  mais  qui, 
au  dire  de  son  propriétaire,  est  infatigable.  Uon  cousin  met  pied  à 
terre  et  vient  à  moi  d'un  air  si  heureux  que  je  crois  toujours  qu'il 
va  me  dire  : 

a  —  La  partie  est  gagnée  d'avance;  je  vous  emmène  en  croupe  à 
la  conquête  de  La  Yille-Revault. 


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TÊTE  FOLLE.  7A9 

a  Hais  il  n'en  est  rien  et,  bien  entendu,  je  ne  fais  pas  de  questionSi 
je  ne  montre  pas  d'impatience;  je  sois  censée  venue  pour  une 
visite  pure  et  simple  à  W^  de  Kerlan,  une  amie  de  mon  père,  sans 
l'ombre  de  calcul  ni  d'arriëre-pensée.  Mon  amour-propre,  de  cette 
façon,  ne  souifre  point,  tandis  qu'on  me  discute  ;  car  je  dois  être, 
n'en  doutons  pas,  fort  discutée.  Armel,  après  une  conversation 
toujours  un  peu  embarrassée  avec  moi,  —  il  est  décidément  timide, 
ce  marin  que  l'on  dit  si  brave,  —  Armel  donc  a  de  longs  concilia- 
bules avec  sa  marraine,  comme  il  la  nomme.  C'est  toujours  à  regret 
qu'il  s'arrache  au  charme  de  notre  société;  j'en  conclus  que  Eerlan 
est  un  séjour  gai  relativement  à  La  Yille-Revault.  Mon  cousin  n'a 
pourtant  pas  plus  que  M"*  Nonne  l'air  de  s'ennuyer  chez  lui;  c'est 
une  grâce  d'état.  Il  chasse,  il  s'occupe  de  culture;  son  métier  le 
réclamera  bientôt,  il  devra  repartir  sans  avoir  eu  le  temps  d'ache- 
ver la  moitié  des  travaux  qu'il  se  proposait. 

«  Je  lui  dis  :  —  Comment  I  mon  cousin,  après  avoir  fait  le  tour 
du  monde,  vous  vous  contentez  d'un  si  étroit  horizon? 

(c  Et  il  me  répond  :  —  Rien  nulle  part  ne  m'a  semblé  plus  beau. 

«  Pourquoi  ne  s'en  contente-t-il  pas  une  fois  pour  toutes,  ayant 
des  goûts  si  modestes?  —  G'^st  qu'il  aime  aussi  passionnément  la 
mer. 

«  A  propos  de  la  mer,  je  ne  m'étais  jamais  figuré  ce  pays  de  Bre- 
tagne autrement  que  battu  par  les  flots;  durant  les  premiers  jours, 
cela  me  gênait  fort  de  ne  rencontrer  que  des  bois  ou  des  landes. 
Maintenant,  grâce  à  nos  excursions  un  peu  plus  étendues,  je  con- 
nais Saint-Michel-en-Grève,  une  lieue  de  sable  blanc,  conquise  par 
les  vagues  sur  une  forêt  dont  on  découvre  encore  quelques  troncs 
d'arbres  ensevelis,  et  le  havre  de  Ploumanach,  où,  dans  un  petit 
oratoire  roman  dédié  à  saint  Guirec,  les  jeunes  filles  piquent  d'épin- 
gles la  statue  du  bienheureux  pour  obtenir  de  se  marier  dans  Tannée* 
Mon  cher  papa,  que  nous  sommes  loin  de  Trouville  !  Si  ces  plages 
désolées  étaient  au  moins  tout  à  fait  désertes  I  Mais  non,  il  y  a  des  bai- 
gneurs, tous  de  la  province,  bien  entendu,  une  auberge  à  quatre 
francs  par  jour,  et  quelles  toilettes  fripées  !  —  En  guise  de  com- 
pensation, la  nature  vraiment  grandiose,  d'énormes  blocs  de  granit 
formant  le  plus  majestueux  chaos,  des  menhirs  et  des  pierres  bran- 
lantes à  en  revendre  ;  mais  on  se  blase  sur  tout  cela.  Il  est  curieux 
par  parenthèse  que  je  ne  me  sois  jamais  blasée  de  même  sur  les 
beautés  du  Bourget.  C'est  que  là  tout  était  réuni  ;  je  me  sentais 
dans  le  mouvement  mondain  qui,  après  la  présence  de  mon  cher 
papa,  m'est,  je  crois,  nécessaire  par-dessus  tout.  Id,  l'horloge  est 
de  cinq  ou  six  siècles  en  retard. 

((  A  Ploumanach,  M"*  de  Kerlan  m'a  demandé  si  je  ne  voulais  pas 


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760  REYUE  DES  DEUX  HONBES. 

piquer  saint  Guirec  d'une  épia^  Ou  aurait  dit  virnivient  <iQ'ene 
nêwt  jMHir  moi  quelque  mriage  biH9tOD*«.  lie  ciel  m'«ii  pi^éserve] 

M — Ma  fcû  non  I  ai^je  répoudu,  je  n'ai  ttucun  «mpressement  4  jm 
marier.  Et  ¥<mis  non  pLus,  je  suppose?  ai»je  dil  h  ArmeU  qui  se  iaw^ 
YMt  là.  lies  marins  sont  vouée  ah  «élibat. 

«  U  s'eat  récrié.  A  l'entendrei  les  gens  deçà  piDresston  font  les  meilr 
leurs  maris»  Le  pauvre  garçon  me  'dtaît  des  exemples,  des  preuves  i 
l'appui»  comme  s'il  avait  eu  inlér^  à  me  convaincre^  Seraitroe  à  lui 
que  pense  M^^  de  Kerlan  7  Je  n'ai  pu  m'empècber  de  rire  «en  nue  repré- 
sentait Je  soit  de  eetle  pa«nrre  eréalure  qui  attendra  derrière  les 
gcands  murs  gris  4le  ia  Ville^Revault  le  retour  de  ton  Mveu,  un 
priant  pour  lui  jour  et  nuit  et  en  élevant  des  peûis  d'firquy,  avec 
l'aida,  d'un  Jtbbé  Le  iGoff.  Bahl  il  se  tronvem  pow  cela  ^  quelque 
jeusie  Nonne  de  Kerlao^qui  s'estimera  betipe»se.  A  •diacuncsa'mcâP- 
tion  en  ce  monde  1  La  mîemie  est  de  retrouver  Paris  avec  sen^ëdat, 
ses  idées,  ses  plaisirs,  la  liberté  qu'on  y  respire  et  mon  cher  papa 
qui  l'habite,  qui  ne  pourrait  pas  vivre  ailleurs.  Je  ne  suis  plus  sépar 
rée  de  loi,  Dieu  merci,  que,  par  une  «quinzaine  de  jours,  et  je  les 
compte  ces  jours  d'exil  !  s 

«  A  merveille  1  tu  prends  parti  contre  moi  pour  ton  nevea  te 
maoîa,  méchant  père1  Tu  m'accuses  d'éire  dénigrante,  imoqueuse, 
ifijufite,..  tu  me  gronderais  si  M^*  de  Kerlan  ne  t'écrivait  d'aoÉ^ 
part  que  je  suis  la  joie  de  sa  maisoit.  ie  tourmente  ce  brave  Armd, 
à  l'<en  crcHre,  n'ayant  que  lui  sous  la  muo.  Toujours  ce  reprooiw  de 
coquetterie  !  Hais  encore  iaut*^tl ,  pour  les  escarmourïies  <ine  tu 
«uppeses,  trouver  i,  qui  ptrler.  Armel  ne  me  donne  pas  la  réplique, 
il  m'admidre,  —  c'est  du  voins  l'avis  de  M^  Blondet,  car,  pour  mon 
compte,  je  n''en  sab  vraiment  rien,  **<-  il  m'admire  et  ë  a  peur  de 
BNÛ  taut-eosemUe...  la  pèmr  doit  même  être  la  plus  farte  >et  cela 
n'amuse  quelquefois.  Le  résnllat  des  airs  effarés  de  ce  cousin 
*fui  «se  regarde  comme  «'fl  s'^avait  jamais  vu  de  vobe  bsen  iaîta,  ni 
4l'attl(re  ooîflhire.que  les  bé^ams  et  Goticntiae,  «est  que  je  prends  à 
Iftche  de  r^fffsyer  de  plus  en  plus  par  des  déclamations  de  priacipes 
qui  dépassent  un  peu  ma  peoDsée.  il  a  une  ifaçon  si  drôle  alors  de 
aae.dipe  :  —  E6^H  possible  que  vosm  pariies  sérieusement?  —  U  a 
l'rair  si  malbeuveux  que  la  pitàé  n»  prend.  A  qwi  bon  aivoirliît'ile 
tour  du  monde  pour  se  laisser  déconcerter  par  «00  pedle  ttle?  Be 
môme  je  lui  en  vemc  d'avoir,  quand  oa  le  pousse  à  parler  de  tas 
woyagea,  ttae  Isçae  éerm  à. terre  et  tout  unie  de  vous  ncontar  las 
«boses'les  plus  eitmordioaipes  et  ks  f^  dramatiques,  en  éviisat 
de  se  mettre  en  scène,  comme  s'il  n'avait  Jamais  joué  qu'un  nMede 
omipsraa.  T«  as  cetAesMea  cakoadedire  qu!il  y  a  un  ccand  mérite 


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TÊTE  FOLLE.  751 

à  ne  pas  se  faire  valoir,  et  c^est  moi  prol>abIeittent  qctr  ai  tort 
de  ne  pas  estâoier  suffinanamaiit  les:  violettes  ^and  elles  eut  la  mde 
écorce  d'un  Arraek  dlErqujr,  vais  qu'j  puis-je?  J^aî  ll^esoitt  qu'on 
me  jette  un  pHi  de  poudre  auj  yeux*  Si  mon-  père  n'étah  pas  un 
hoBMnei  cêlëhve,  je  seraie.  capable  de  Taimep  sans  doute^  mais  je 
n'en  ferais  pas  le  dsMn  qos  tt£  es  pour  moi  et  je  serais  moins  heu- 
rense*  Tu  me  diras  qu'il  n'est  pas  nécessaire  que  je  fasse  un  dieu 
de  mon  cousto.  Si  tu  ne  me  diemmides  que  de  voir  en  kii  un*  brave 
eiexœllmt  garçim,.  nous  somme»  d'accord. 

«  Ah!  je  m'y  attendais  presque I  ce  coup  de  patte  èi  propos  dtr 
comte  Tzérényi,  de  sa.  faconde  et  de  sa  désinvolmre;..  Eb  bienl 
oui,  celui-là,  par  exeinple,^  avût  du  prestige*. •  et  je  ne*  Pmtimidaiff 
pasw.«  Quelle  siogaliëre  figure  il  ferait  en  Bvetagne  I'  Toutes  ces 
bonnesi  geas  se  sigoeraient  à  sa  yngu  Ainsi ,  tu  Tas  ref»contré  au 
théàtce  et  il  t*a.  demandé  de  mes  nouvelles*?  Lud  as-m  dit  que  tu 
m'avais  enterrée  viv«.^  ps-odisoirement?  Gcanme  jem'appête  àires^ 
susciter  l..  » 

Lea  jugemeiis  de^  Eiamre  faisaient^  en  réalitév  phis  d^honnenr  ft  la^ 
pétekifece  de  sion  esprit  qu'à  sa  pcvspkacité*  Aprës)  quinze  jours  de 
via'craimuoe  avecNoone  eBbea  était  encore  à  noter  de  pétris  t^a^ 
veia  ett  de  petits  ridicules,  qui,  pour  un  observateur  plus  éelaûré, 
n^eussent  fait  que  rebaasser  d'unei  points  d'originaticé  ce*  caractère 
si  poble.  Certaines  exagécations  de  {ûétô^  n'étaient  chez  IM^de  Kar- 
laiv  que  Les  masifesiations  d'i»nr  amour  dédaigné  ow  trahi  par  les 
hommes,  et  si  elle  aimail  à  s'occuper  des  autres,  c'était  pour  leur 
bien.  Elle  avaift  sans  doute  lea  mantes  conuamiément  attribuées  au* 
célibat,  mais  nul  ne  pouvait  s'en-  plaindre  sans  injvsticef.  Les  être» 
les  piui  déshérités!  de  la  oaiture  tirouvaiienl  asile  souS'Son  toit.  Elle' 
s'accommodait  de  l'humeur  acariâtre  de  Gorentim,  elle  hébevgeaÀti 
tendirment  une  chatte  d'ignoble  espèce,  u»  pauvre  chien  bon 
teusi  recueilli  sur  la  gland*  rovte,  des  dievaux  trop  vieux  pour  Ia> 
trataer  ;  elle*  protégeait,.  eUe  chfrisnit  tout  cela  pav  cetteseule  raistm 
que  personne  m'en  aurait  voulu  t  romanesque  comme  k.  seize  aaa^ 
elle  n'entendait  riem  aui  réalités.  U  y  ades  esprilsip08ili£9,  qui,  ayant 
reoonna  d'uoe  part  la  vanité  de  leurs  premiers  rêves,  de  l'autre  le 
duigmr  des  absolus  déseBcbantemanay  abdiquent  les  uns,,  se  défeir- 
dcst  conter  les  aatires  et  acoeptont  ua  demM>onbem%  leschoses  commet 
ellas  sont;  certaines  âmes,  ani  cooÉnuref,  netse  résignent  jamais  k 
descendra  de  kur  idéaL  La.  sienne  toitJ  dè^  ce  noari»re;  ellei  avait 
rencmitrt  l'iograiitude,  oUes^éÉaithemléBàÉQut  œ  qui  peulbreitdre 
égoltte  et  aceptiquû),  mùSi  sao»  queisa^foi^.  sa  clmeitéy  8&  cenfiuoB,. 
reçusseoi  aucune  attciniew  Ia  mal  hii  aspirait  k  mème^  triatnsa» 


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752  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

compatissante  qu'une  infirmité  physique.  Tous  les  gens  prétendus 
raisonnables  eussent  souri  de  son  dédain  pour  les  biens  matériels, 
dont  elle  n'avait  jamais  manqué,  du  regret  qu'elle  témoignait  de 
ne  pouvoir  sacrifier  sa  liberté  aux  devoirs  de  la  famille,  dont  elle 
savait  peu  de  chose,  ayant  toujours  vécu  dans  l'isolement.  Due  per- 
pétuelle escorte  de  chimères  lui  tenait  compagnie.  Ainsi ,  elle  se 
croyait  sévèrement  orthodoxe  en  politique  et  en  religion,  tandis 
qu'au  contraire  ses  hérésies  étaient  flagrantes.  A  la  suite  de  cer- 
tain sermon  sur  les  peines  éternelles,  elle  resta,  toute  dévote  qu'elle 
fût,  des  aemaines  sans  mettre  le  pied  à  l'église.  Lorsque  son  curé 
s'en  plaignait  :  —  Si  vous  voulez  que  je  croie  au  ciel  et  que  je  cherche 
à  le  gagner,  ne  me  parlez  plus  de  l'enfer,  répohdit-elle  avec  vivacité. 
Je  vous  affirme  que  le  diable  se  sauvera  comme  les  autres. 

Avec  de  pareils  sentimens,  elle  se  fût  prise  à  toutes  les  grandes 
théories  philosophiques  et  sociales  de  fraternité,  de  réhabilitation, 
de  progrès;  mais  elle  avait  trop  peu  lu  pour  les  connaître  autrement 
que  par  une  vague  divination.  Il  y  avait  en  elle  un  plaisant  amal- 
game de  préjugés  imposés  dès  l'enfance  et  d'instincts  hardis  qui 
éclataient  à  l'improviste.  Armel  était  bien  son  élève  avec  les  quaU- 
tés  viriles  en  plus.  C'était  toujours  auprès  de  sa  chère  marraine 
qu'il  allait  faire,  enfant,  l'école  buissonniëre.  Ses  plus  belles  récréa- 
tions s'étaient  passées  au  moustoir  de  Kerlan,  dans  l'ancienne 
enceinte  de  l'église,  à  écouter,  sous  les  piliers  du  cloître  qui  aujour- 
d'hui ressemblent,  avec  leurs  chapiteaux  échevelés  de  clématite,  à 
autant  de  troncs  d'arbres  verdâtres  et  moussus,  les  histoires  mer- 
veilleuses que  cette  marraine  pleine  d'imagination  savait  raconter 
d'une  voix  enchanteresse.  Écolier,  il  entretenait  avec  elle  du  collège 
une  correspondance  beaucoup  plus  assidue  et  surtout  plus  intime 
qu'avec  son  aïeule.  Il  lui  avait  confié  d'abord  sa  passion  pour  la  mer, 
l'attrait  qui  l'emportait  vers  les  longues  navigations,  les  périlleux 
voyages;  il  avait  trouvé  un  écho  dans  cette  âme  naturellement 
héroïque.  Elle  l'avait  toujours  compris,  toujours  encouragé,  tou- 
jours soutenu,  c'était  vers  elle  que  s'envolaient,  pendant  son  pre- 
mier voyage  à  travers  l'Atlantique,  ses  enthousiasmes  d'aspirant, 
c'était  à  cause  d'elle  qu'il  avait  été  fier  de  la  médaille  gagnée  au 
siège  de  Paris  ;  c'était  la  crainte  d'avoir  à  rougir  sous  son  clair 
regard  interrogateur  qui  l'avait  arrêté  devant  bien  des  désordres, 
lui  gardant  Tâme  chaste  pour  un  premier  amour  qu'il  n'avait  pas  été 
surpris  de  rencontrer  un  jour  sous  cette  aile  protectrice.  Ne  lui  ame- 
nait-elle pas  Laure,  plus  belle  mille  fois  que  toutes  les  amantes  rêvées 
ou  pressenties?  Et  cette  marraine  fée,  mère,  sœur,  amie  tout  ensemble, 
saurait,  il  n'en  doutait  pas,  plaider  sa  cause  le  moment  venu.  Mais 
qu'était-il  pour  plaire?  Le  pauvre  Armel  se  le  demandait  avec  efiroi. 


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Ttn  lOLLE*  768 

n  n'avait  ni  élégance,  ni  tournure»  ni  esprit,  ni  habitude  du  monde, 
il  ne  pouvait  être  fier  que  de  ses  jeunes  états  de  service»  où  se  trou- 
vât enregistré  plus  d'un  acte  de  courage  et  de  dévoûment. 

—  Et»  disait-il  en  haussant  les  épaules,  tant  de  braves  gens  font 
leur  devoir  I 

N'importe  I  sa  marraine  l'aiderait  une  fois  encore  quand  il  aurait 
osé  lui  avouer  que  la  charmante  pupille  reçue  sous  son  toit  était 
en  quelques  jours  devenue  l'objet  unique  de  ses  pensées.  Il  est 
vrai  que  Laure  le  préoccupait  déjà  beaucoup  auparavaht».,  depuis 
qu'on  lui  avait  parlé  de  cette  cousine  inconnue  et  de  son  apparition 
probable  en  Bretagne.  L'impatience  qu'il  éprouvait  de  la  voir»  son 
ardent  désir  de  la  faire  accepter  par  M"^*  d'Erquy  et  de  partager 
avec  elle  dans  l'avenir  toutes  les  prérogatives  d'enfant  de  la  maison 
que  jusque-là  il  était  seul  à  posséder,  l'espèce  de  fièvre  où  il  vivait 
en  l'attendant»  on  pouvait  bien  appeler  tout  cela  de  l'amour...  Son 
cœur,  resté  vierge  au  milieu  des  brèves  et  fugitives  aventures  de  la 
vie  maritime,  avait  pris  feu  si  brusquement  qu'il  ne  s'en  était  aperçu 
que  pour  comprendre  en  même  temps  l'impossibilité  d'éteindre  l'in- 
cendie. Déjà  il  eût  tout  sacrifié  à  cette  magicienne  apparemment 
inconsciente  de  son  pouvoir»  —  tout»  même  la  carrière  qu'il  adorait. 
Lorsque  sur  les  rochers  de  Ploumanach  elle  avait  dénigré  le  sort  des 
femmes  de  marins»  il  s'était  dit  avec  un  violent  serrement  de  cœur  : 

—  Je  renoncerais  à  la  mer  pour  elle...  Je  serai  ce  qu'elle  voudra 
que  je  sois. 

Tel  était  l'homme  que  Laure  ne  trouvait  point  mtéressant.  Peut- 
être  n'était-elle  pas  tout  à  fait  digne  de  le  comprendre.  Rappelons- 
nous  que  les  ruines  si  étrangement  poétiques  de  Kerlan  n'avaient 
évoqué  pour  elle  que  le  souvenir  d'un  décor  de  Robert  le  Diable 
et  que  Nonne,  avec  ses  vertus»  était  à  ses  yeux  une  sorte  de  mo- 
mie confite  en  dévotion»  pleine  de  mérite  sans  doute,  mais  assez 
ennuyeuse;  rien  de  plus. 

X. 

Dans  le  grand  salon  de  La  Yille-Revault,  M""*  d'Erquy  et  l'abbé 
Le  GoiT»  assis  en  face  l'un  de  l'autre,  achevaient  leur  partie  de  piquet. 
Ces  deux  personnes,  que  les  circonstances  avaient  amenées  à  ne 
se  jamais  quitter,  n'offraient  aucun  signe  extérieur 
ni  de  sympathie.  Au  premier  coup  d'œil,  on  dev 
châtelaine  de  La  Yille-Revault  le  corps  usé  serva 
une  ftme  énergique.  Ses  lunettes  amortissaient  le 
encore  étincelant  dans  l'orbite  cerclée  de  rouge, 
gries  et  crochues»  qui  en  ce  moment  tenaient 

TOHB  LYH.  —  1883. 


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Jik  RETUE  DES  DBfTX  MMIDES* 

guaieiit  l'avatrice,  «varice  généralement  estimée  d'aSUeurs,  pttroe 
qa'elle  naissait  du  désir  unique  de  grandir  sa  midson.  Les  dieveux 
blancs  sortûent  orépus,  signe  certain  de  Y^ew,  du  bonnet  de 
Temre  à  larges  barbes  et  tranchaient  vivement  sur  la  peau  oliv&tre 
d'un  front  où  se  lisaient  tous  les  caractères  de  la  résistante,  disons 
de  ropiniàtreté  bretonne*  Sous  le  rapport  de  Torgueil,  de  l'entête- 
meat^  M"^  d'Erquy  avait  de  qui  tenir,  étont  Eerret  de  son  nom,  de 
ces  Kerret  dont  il  est  écrit  sur  un  tombeau  de  Morlaix  renfermant 
le  corps  d'Hervé  de  Kerret  et  de  sa  femme  AUette  de  Guicaznon  : 
«  Les  premiers  habitans  de  la  terre  furent  les  Guicaznou  et  ks 
Kerret,  avec  la  devise  :  Se  taire  et  faire.  » 

On  sentait  aussi  aux  détails  de  sa  toilette  plus  que  négtigéo,  à 
ceux  de  l'ameublemeit  qui  l'entourait^  qu'elle^avait  toujours  dû 
manqioer  de  grâce,  de  tact,  de  finesse,  des  qualhés  féminines  en  un 
mot.  Dans  cette  vaste  pièce  aux  lourdes  solives,  aux  embrasures 
profondes,  tonte  tendue  de  tapisseries  usées,  pâlies,  attestât  çà  et 
là  l'outrage  àe%  rats  el  des  siècles,  mais  jH^êdeuses  encore  malgré 
leur  vétusté,  des  rideaux  de  caUcot  et  des  meubles  d'acajou  s'en- 
trraiélaient  à  de  véritables  splendeurs  de  bric-i^brac  accumulées 
par  les  générations  et  méconnues  évidemment*  La  comtesse  laissait 
se  détériorer  ces  curiosités  qui  n'avaient  pour  elle  que  le  prix  du 
souvenir,  et  les  remplaçait  tant  bien  que  mal  à  la  ville  voisine  lors- 
qu'elles étaient  hors  de  service*  Des  faïences  rares  étaient  livrées 
aux  usages  les  plus  communs  de  la  cuisine,  et  il  y  avait  des  chaises 
de  paille  dans  le  salon.  L'abbé  Le  Goff  eût  été  autant  qu'elle-même 
incapable  de  discerner  la  disparate.  Ftfs  de  paysan,  il  n'avait  jamais 
rien  vu  que  La  Yille-Bevault*  Le  goût  du  bîen-ètre  l'avait  fak  reno»- 
c^  de  bonne  heure  aux  devoirs  les  ph»  pénibles  de  son  nnnistère. 
Précepteur  d'abord,  cumulant  aujourd'hui  les  fonctions  de  dnpe- 
lam,  d'intendant  et  de  80u£Ere-doulears,  l'alM  ne  répugnait  pas  en 
somme  au  rôle  de  parasite.  Il  semblait  que,  dans  cette  maison,  oà 
depuis  quarante  ans  s'était  fixée  sa  vie,  il  n'y  eût  rien  qui  ne  lui 
appartint;  aussi  défendait-il  comme  siens  les  intérêts  de  ses  patrons. 
L'égoïsme  prend  bien  des  formes,  voire  celle  du  dévoûment. 

La  tenue  de  M.  Le  Goff,  contrairement  à  celle  de  la  comtesse, 
était  toujours  irréprochable*  Sa  jambe,  revêtue  d'un  bas  de  01oselle 
noire,  sortait  replète  d'une  soiutane  un  peu  lâche  qui  dessinait  quand 
même  les  cmitours  d'mi  opulent  abdomen  ;  sous  te  bonnet  de  soie 
noire  qui  couvrait  son  crâne  chauve  la  pensée  ne  devait  s^évftller 
qu'à  de  bien  rares  intervaHes.  Il  ne  lisait  guère,  ses  opinions  sur 
toutes  choses  étant  inmraablemait  assises,  pour  son  plus  grand 
repos*  Sa  messe  dite  chaque  matin,  sans  autre  auditoire  que  ks 
gôoB  du  château,  le  oiet  en  s'écroulant  ne  l'eût  pas  arraché  à  sa 
placidité.  Quiconque  eût  pris  ce  calme  imperturl>able  pour  de  la 


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TÈTE  FOLIE.  7S5 

profondeur  eût  été  siBgulièrement  «Te«gle  om  parlitl;  cepeDdnt 
certaines  personnes  s'y  trompaient,  entre  «uires  M"**  d'Erqvy;  tmt 
en  rendant  parfois  l^bé  victime  de  son  Immenr  tant  soit  peu  irae- 
table,  eUe  ne  Msait  nen  sans  le  consulter,  il  était  son  pairtenaîre 
au  jeut  son  ^s^-yis  à  tabie,  il  lui  «errait  de  cible  aux  heures 
d'acrimome;  dans  d'autres  moiMnSy  elle  était  bien  aise  d'eaiendre 
de  sa  bouche  les  paroies  «onsolaitrioes  «que  Tévangile  inspire  à  8^ 
moins  dignes  ministres.  L'abbé  avait  connu  ceux  dont  elle  jdeunît 
la  mort,  les  péchés  ou  ^absence;  il  a?ait  été  mêlé  à  tous  les  éfé- 
nemens  d'un  passé  moins  triste  encore  que  le  présent.  Et  qui  donc 
sans  lui  eût  sunreiHé  les  métayers,  admîmstré  les  biensf  Au  dosbie 
poiuft  de  vue  des  intérêts  :spîrituels  et  matérieU,  l'abbé  Le  Goff  était 
donc  indispensable  à  Wh*  d'Brquy, 

—  Quinte  majeure  I  dit-il  après  un  assez  long  silence, 
EUe  jeta  ses  cartes  en  répliquant  de  sa  voix  sèche  : 

—  Tous  n'avez  pas  eu  grand  mérite  à  gagner  aujourd'hruL  J'ai 
fait  faute  sur  faute,  je  n'étais  pas  à  mon  jeu. 

—  Quelque  chose  vous  préoccupe  7  demanda  H.  Le  Go£ 

—  Non,  c'est  fini,  maintenant,  ma  résolution  est  prise.  Il  iaut 
que  je  vous  parle.  Rangez  cette  table,  je  vous  prie. 

L'abbé  replia  la  table  à  jeu  où  un  brelan  d'as  ^ait  brodé  au  petit 
point  sur  fond  vert,  serra  méthodiquement  au  fond  d'une  bourse 
les  jetons  usés,  puis  revint  s'asseoir  toujours  silencieux  en  tournant 
entre  ses  doigts  sa  tabatière,  comme  il  en  avait  l'habitude  lorsqu'il 
était  embarrassé. 

—  Kbmsieur  l'abbé,  reprit  la  comtesse,  vous  m'avez  dit  que  Dieu 
le  voulait,  et  Armel  m'en  supplie  :  je  recevrai  cette  jeune  fiUe. 

M.  Le  Goff  fit  un  geste  approbateur. 

—  Jusqu'à  la  fin,  j'ai  hésité,  continua  IP^  d'Erquy.  J'aïqpelais  à 
mon  secours  cette  fenneté  qui  autrefois  ne  m'a  pas  permis  de  tran- 
siger avec  ce  que  je  croyais  juste.  Avais-je  raison  alors?  Ai-je 
tort  aujourd'hui  7  Je  n'en  sais  rien.  Mais  depuis  que  vous  m'avee 
dit  que  cette  enfant  était  là,  si  près  de  moi,  envoyée  par  son  père 
<x)mme  une  messagère  de  pan»  ia  pensée  me  poursuit  de  revoir  à 
tout  prix  mon  fils  avant  de  mourir.  Je  suis  vieille;  mon  jugement, 
msL  conscience,  s'obscurcissent  peut-être.  S'il  en  était  ainsi,  ce  serait 
à  vous  de  me  le  dire  au  lieu  de  me  prêcher  la  faiblesse. 

—  La  faiblesse  1  s'écria  M.  Le  Goff,  en  imprimant  à  sa  tabatière 
un  mouvement  de  rotation  plus  vif  à  mesure  que  s'échraffait  son 
éloquence,  est-ce  être  faible  que  de  saàsir  à  propos  l'occisîon  qui 
^offire  pour  sauver  le  pécheur?  Vous  reprendriez  sur  iean  l'empire 
que  vous  avez  depuis  si  longtemps  perdu  en  surmontant  les  repu* 
gnances  trop  naturelles  que  vous  inspire  cette  paternité  coupable. 


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760  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  le  vois  revenir  tu  bien  par  recoDDaisss^ee,  abdiquer  ses  erreurs. 
Peut-être  est-il  las  d'une  vaine  gloire  qui  le  damne;  peut-être 
aspire-t-il  comme  tant  d'autres  qui  ont  vidé  jusqu'à  la  lie  la  coupe 
des  satisfactions  mondaines  à  se  reposer  dans  la  vertu.  Pourquoi 
vos  prières  auraient-elles  été  perdues  plus  que  ne  le  furent  celles 
de  sainte  Monique?  D'ailleurs  l'intérêt  de  sa  fille  le  ramènera  sou- 
vent auprès  de  vous.  Il  sent  sa  propre  insuffisance  pour  la  protéger. 
Que  deviendrait-elle  à  Paris,  dans  Babyloue?  Un  mauvais  choix  de 
cette  étourdie  et  voilà  les  d'Erquy  compromis  de  nouveau,  car  elle 
est  d'Erquy  selon  la  loi...  c'est  déplorablei  mais  c'est  ainsi.  Vous 
pouvez  empêcher  une  mésalliance.  Par  vos  soins  elle  s'établira  con- 
venablement. Tenez,  j'ai  déjà  pensé  au  jeune  Pierre  de  Berven  et 
à  cette  terre  d'un  bon  rapport  dont  il  vient  d'hériter  dans  le  pays 
de  Léon..* 

—  Un  Berven  !..  un  Berven  pour  une  d'Erquy  I  grogna  dédaigneu- 
sement la  comtesse.  Il  est  vrai,  ajouta-trelle  avec  un  soupir  que 
cette  bâtardise  oblige  à  des  concessions.  Le  Berven  dont  vous  parlez 
est  de  petite  noblesse,  mais  honnête  homme,  He  le  dit-on  pas  un 
peu  bossu? 

—  C'est  exagérer,  déclara  l'abbé  ;  il  n'est  pas  d'une  belle  venue  ; 
mais  solide  et  rablé.  Je  ne  lui  trouve  rien  pour  déplaire. 

^-  Nous  avons  le  temps  de  penser  à  ces  détails,  interrompit 
M*^  d'Erquy,  quoique  votre  projet  me  semble  assez  sage,  en  sonmie» 
de  la  fixer  dans  le  pays  au  plus  tôt  en  la  mariant... . 

i—  Oui,  nous  la  garderons  ainsi  en  otage  et  elle  nous  servira 
d'app&t  pour  attirer  et  retenir  son  père,  dit  l'abbé,  clignant  de  l'oeil. 
Il  arrêta  le  tournoiement  de  sa  tabatière,  y  puisa  une  longue  prise, 
puis  en  laissa  retomber  le  couvercle  brusquement  avec  un  bruit  sec 
comme  s'il  y  eût  emprisonné  une  fois  pour  toutes  le  père  et  la  fille 
à  la  fois.  —  D'abord,  reprit-il  d'un  air  grave,  un  bon  mariage  est 
la  meilleure  façon  d'assurer  le  bonheur  d'une  demoiselle;  celle-ci 
est  d*âge  et  de  mine  à  se  marier. 

— -  Vous  m'avez  dit  qu'elle  était  belle?  interrompit  la  comtessOi 
son  regard  soucieux  fixé  dans  l'espace  sur  de  vagues  séductions 
qui  lui  apparaissaient  d'avance  comme  un  piège  de  Satan. 

—  Je  ne  m'y  connais  pas,  mais  BI^  Nonne  et  Armel  sont  de  cet  avis, 

—  Armel?  répéta  II**»*  d'Erquy.  Oui,  à  en  croire  Armel,  c'est  un 
ange;  toutes  les  fenunes  sont  des  anges  pour  les  hommes  de  son 
âge...  Le  démon  qui  engendra  celle-ci  fut  sans  doute  un  ange  au 
gré  de  mon  malheureux  Jean. 

—  Chassez  de  tristes  souvenirs,  dit  Tabbé  ;  ce  démon  est  rentré 
<lans  l'enfer.  Bappelons-nous  seulement  que  BI^  Laure  appartient 
à  votre  fils. 


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TÊTE  rOLLB.  767 

—  Laurel.,  répéta  M**  d'Erquy  avec  un  accent  de  dureté  indi- 
cible, il  me  faudra  l'appeler  ainsi...  et  vous  voulez  que  j'oublie  I.. 

Elle  s'interrompit,  ferma  ses  paupières  arides  et  poursuivit  d'une 
voix  morne  : 

—  Je  l'ai  promis,  Je  verrai  la  fille  de  Jean, 

Elle  n'eût  pas  parlé  autrement  d'afironter  quelque  spectacle  hor- 
rible. 

—  Dites  à  Nona  et  à  sa  protégée  de  venir  dimanche  prochain  à 
lagrand'messe,ici...  J'y  serai.  Je  rencontrerai  pour  la  première  fois, 
devant  Dieu,  celle  que  j'ai  maudite  sans  la  connaître;  je  déposerai 
au  pied  de  l'autel  les  sentimens  qu'elle  m'a  longtemps  inspirés,  je 
supplierai  le  ciel,  vous  le  supplierez  avec  moi,  de  transformer  ce 
sacrifice  en  grâces  pour  tous  les  miens.  La  réconciliation  sera  ainsi 
consacrée.  Pensez-vous,  monsieur  l'abbé,  que  ce  soit-là  comprendre 
chrétiennement  mon  devoir? 

—  Dieu  vous  récompensera,  madame  la  comtesse,  et  d'abord  vous 
rendrez  bien  heureux  votre  petit-fils  ;  il  va  vous  le  dire  lui-même. 

Le  jeune  homme  entrait  en  effet,  revenant  de  la  chasse,  disait41, 
évidemment  échauffé  par  une  course  rapide  qui  l'avait  peut-être 
porté  jusqu'à  Kerlan  plutôt  que  dans  les  fourrés  d'alentour,  comme 
il  eût  voulu  le  faire  accroire. 

—  Approche,  lui  dit  sa  grand'mère.  Tu  n'auras  plus  besoin  de  te 
cacher  de  moi,  dorénavant,  pour  aller  chez  ta  marraine  ;  je  consens 
à  ce  que  tu  m'as  demandé. 

—  0  grand'mère!  s'écria-t-il  en  lui  prenant  la  main,  qu'il  serra 
sur  son  cœur  avec  vivacité. 

—  Dieu  me  revaudra,  j'espère,  un  pareil  effort,  poursuivit  la 
comtesse,  qui  dans  ses  comptes  avec  le  ciel  n'accordait  apparem- 
ment rien  pour  rien.  Qu'il  convertisse  ton  oncle  Jean,  qu'il  te  garde 
de  tout  mal,  et  je  me  trouverai  récompensée,  comme  dit  l'abbé. 

—  Vous  serez  bonne  pour  elle,  vous  l'accueillerez  bien,  n'est-ce 
pas?  Il  faudra  l'aimer,  ma  mère... 

—  L'aimer?..  Ohl  quant  à  cela,  tu  m'en  demandes  trop,  peut- 
être  I  répondit-elle  avec  un  geste  altier  de  sa  tête  grise.  Il  y  a  des 
bornes  aux  forces  humaines. 

Th.  BBifTzoN. 


{La  trakièmÊ parUê  auproehain  n:) 


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PROMENADES  ARCHÉOLOGIQUES 


LA    MAISON    DE    CAMPAGNE    D'HOBACE. 


U  est  impossible  de  lire  Horace  sans  désirer  coonalire  cette  mai- 
son de  campagne  où  il  a  été  si  heureux»  Peut-on  savoir  exactement 
où  elle  était?  Est-il  possible  de  retrouver*  non  pas  les  pierres  môme 
de  sa  villa»  que  le  temps  a  sans  doute  dispersées»  mais  le  site  char- 
mant qu'il  a  tant  de  fois  décrit,  ces  hautes  montagnes  «  qui  abri- 
taient ses  chèvres  des  feux  de  Tété»  »  cette  fontaine  près  de  laquelle 
il  allait  s'étendre  aux  heures  chaudes  du  jour,  ces  bois,  ces  mis- 
seavx,  ces  vallées,  cette  nature  enfin  qu'il  a  eue  sous  les  yeux  pen- 
dant ia  plus  longue  et  hi  meilleure  partie  de  sa  vie?  C'est  une  ques- 
tion qu'on  se  pose  depuis  la  renaissance»  et  l'on  en  a  d'assez  bonne 
heure  entrevu  la  solution*  Vers  la  fin  du  xvi*  siècle,  quelques  ém- 
dits»  qui  s'étaient  mis  en  quête  de  la  maison  d'Horace,  soupçonnè- 
rent l'endroit  où  il  fallait  la  chercher  ;  mais»  comme  leurs  indica- 
tions étaient  vagues  et  qu'elles  ne  s'appuyaient  pas  toujours  sur 
des  preuves  bien  solides,  ils  ne  parvinrent  pas  à  convaincre  tout  le 
monde.  Du  reste»  il  ne  manquait  pas  de  gens  qui  ne  voulaient  pas 
être  convaincus.  Dans  tous  les  coins  de  la  Sabine»  des  savans  de 
village  réclamaient  avec  acharnement  pour  leur  pays  l'honneur 
d'avoir  donné  l'hospitalité  à  Horace  et  n'entendaient  pas  qu'il  en 
fût  dépossédé.  C'est  ainsi  qu'on  mettait  sa  maison  de  campagne  à 
Tibur,  à  Cures,  à  Reate»  un  peu  partout»  excepté  où  elle  devait 
être. 

Le  problème  a  été  définitivement  résolu,  dans  la  seconde  moitié 
du  dernier  siècle,  par  un  Français»  l'abbé  Gapmartin  de  Chaupy. 
C'était  un  de  ces  amoureux  de  Rome  qui  vont  pour  y  passer  quel- 


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i 


PROMENAI»S  ARCHÉOLOGIQUES*  769 

ques  mois  et  y  restent  toute  leur  vie.  Quand  il  se  fut  décidé  à 
retrourer  la  maison  d'Horace,  il  n'épargna  pas  sa  peine  (1);  il  par- 
courut presque  toute  l'Italie ,  étudiant  les  monumens,  Usant  ks 
inscriptions,  faisant  parler  les  g^s  du  pays,  cherchant  de  ses  yeux 
quels  sites  répondaient  le  mieux  aux  descriptions  du  poète,  n  vo]^ 
geaitl  petites  journées  sur  un  cheval  qui,  s'il  faut  l'en  croire,  était 
devenu  presque  antiquaire  à  force  d'être  conduit  aux  antiquités. 
Cet  animal,  nous  dit-il,  allait  de  lui-même  aux  ruines  sans  avoir 
besoin  d'être  averti,  et  sa  fatigue  semblait  cesser  quand  il  se  trou^ 
vait  sur  le  pavé  de  quelque  voie  antique.  Du  récit  de  ses  courses, 
des  résultats  où  ses  travaux  obstinés  l'avaient  conduit,  CapmartiD 
de  Chaupy  a  composé  trois  gros  volumes  de  près  de  cinq  cents 
pages  chacun.  Cest  beaucoup  plus  que  ne  comportait  la  question; 
aussi  ne  s'est-il  pas  imposé  la  loi  de  s'enfermer  dans  le  sujet  qu'il 
traite.  La  maison  de  campagne  d'Horace  n'est  pour  lui  qu'un  pré- 
texte qui  lui  donne  l'occasion  de  parler  de  tout.  Il  a  écrit  comme  il 
voyageait,  s'arrêtant  à  chaque  pas  et  quittant  à  tout  moment  la 
grand'route  pour  s'enfoncer  dans  les  chemins  de  traverse.  Il  ne 
nous  fait  grftce  de  rien;  il  éclaire  en  passant  des  points  obscurs  de 
géographie  et  d'histoire,  relève  des  inscripliûiig,  retrouve  des  villes 
perdues,  détermine  la  direction  des  anciennes  voies.  Cette  façon  de 
procéder,  qui  était  alors  fort  à  la  mode  parmi  les  érudits,  eut  pour 
Chaupy  un  très  grave  inconvénient.  Pendant  qu'il  s'attardait  ainsi 
en  chemin,  on  faillit  lui  enlever  l'honneur  de  sa  découverte.  Un 
savant  de  Rome,  de  Sanctis,  qui  avait  entendu  parler  de  ses  tra- 
vaux/se  mit  sur  la  même  piste,  et,  le  gagnant  de  vitesse,  ce  qui 
n'était  pas  difficile,  publia  sur  cette  question  une  petite  dissertar- 
tion  que  le  public  accueillit  favorablement.  Ce  fut  un  grand  chagrin 
pour  le  pauvre  abbé,  qui  s'en  plaignit  avec  amertume.  Heureuse- 
ment ses  trois  volumes,  qui  furent  bientôt  en  état  de  paraître,  mirent 
l'opinion  de  son  côté,  et  aujourd'hui  on  ne  lui  conteste  guère  la 
gloire,  dont  il  était  si  fier,  d'avoir  découvert  la  maison  de  campagne 
d'Horace. 

Voici  en  quelques  mots  comment  il  s'y  prend  pour  démontrer 
aux  plus  incrédules  qu'il  ne  s'est  pas  trompé.  Il  étaUit  d'abord 
qu'Horace  n'avait  pas  plusieurs  domaines  ;  lui-même  nous  dit  qu'il 
ne  possède  que  le  bien  de  la  Sabine  et  que  ce  bien  lui  suffit  :  nais 
beatus  unicis  Sabinis.  Il  s'rasuit  que  toutes  les  descriptions  qu'il  a 
faites  se  rapportent  à  celui-là  et  doivent  lui  convenir.  Ce  principe 

(1)  n  hni  dire  aatai  qiM  CspoiartiB  de  Chaopy  éUii  passiooDé  ponr  Hivaca.  fi 
wkL  la  nunif  de  tonloir  toei  retroa?er  dent  bob  anteiir  Cavori.  U  Yéeot  aisez  pour 
auister  iU  ré?oloiion  frençaiie,  et  l*oa  dit  ^'eUe  ne  le  surprit  pas.  Horace  lui  avait 
appris  à  la  préroir,  et  il  montrait  volontiers  les  endroiu  de  ses  oavrages  où  eUe  était 
prédite  en  termes  exprès. 


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760  MMfJSZ  DIS  DEUX  MONDES. 

établi,  Chanpy  visite  successivemeot  tous  les  endroits  où  Ton  t 
Toulu  placer  la  maison  du  poète  et  n*a  pas  de  peine  à  montrer 
^'aucun  ne  répond  tont  à  fait  aux  tableaux  qu'il  en  a  tracés.  Cest 
seulement  à  l'est  de  Tivoli  et  dans  les  environs  de  Vicovaro  qu'elle 
peut  être;  ce  lieu  est  le  seul  où  tout  s'accorde  entiteement  avec 
les  vers  d'Horace*  Ce  qui  est  plus  frappant  encm'e  et  achève  de 
nous  convaincre,  c'est  que  les  noms  modernes  y  ont  conservé  leur 
apparence  antique.  Nous  savons  par  Eoràce  que  la  ville  la  plus  voi- 
sine de  sa  maison  et  la  plus  importante,  celle  où  ses  métayers  se 
rendaient  tous  les  jours  de  marché,  s'appelait  Varia.  La  table  de 
Peutinger  mentionne  aussi  Varia  et  la  place  à  8  milles  de  Tibur; 
or,  à  8  milles  de  Tivoli,  l'ancien  Tibur,  nous  trouvons  aujourd'hui 
Vicovaro,  qui  a  gardé  presque  entièrement  son  ancienne  dénomi- 
nation {Viens  Varia).  Au  pied  de  Vicovaro  coule  un  petit  ruisseau 
qu'on  appelle  la  Licenza  :  c'est,  avec  très  peu  de  changemens,  la 
bigeniia  d'Horace.  Il  nous  dit  que  ce  ruisseau  arrose  le  petit  bourg 
de  Mandela^  aujourd'hui  Mandela  est  devenu  BardeUiy  ce  qui  est  à 
peu  près  la  même  chose,  et  pour  qu'aucun  doute  ne  soit  possible, 
une  inscription  qu'on  y  a  trouvée  lui  restitue  tout  à  fait  son  ancien 
nom.  Enfin  la  haute  montagne  du  Lucrétile,  qui  donnait  de  l'ombre 
à  la  maison  du  poète,  est  le  Gorgnaleto,  qui  s'appelait  encore  dans 
les  chartes  du  moyen  ftge  Mon$  Lucretii.  Ce  ne  peut  pas  être  le 
hasard  qui  a  réuni  dans  le  même  endroit  tous  les  noms  de  lieux 
mentionnés  par  le  poète;  ce  n'est  pas  le  hasard  non  plus  qui  fait 
que  ce  canton  de  la  Sabine  est  si  parfaitement  conforme  à  toutes 
ses  descriptions.  11  est  donc  certain  que  sa  maison  de  campagne 
était  placée  dans  cette  plaine  qu'arrose  la  Licenza,  sur  les  rampes 
du  Corgnaleto,  non  loin  de  Vicovaro  et  de  Bardela.  C'est  là  qu'il 
faut  adresser  les  adorateurs  d'Horace,  —  Dieu  sait  s'il  en  reste  I  — 
quand  ils  veulent  faire  à  sa  villa  un  pieux  pèlerinage. 

L 

Avant  de  les  y  conduire,  rappelons  brièvement  de  quelle  façon  il 
en  était  devenu  propriétaire.  C'est  un  chapitre  intéressant  de  son 
histoire. 

On  sait  qu'après  avoir  combattu  à  Philippes,  dans  l'armée  répu- 
blicaine, en  qualité  de  tribun  militaire,  Horace  revint  à  Rome,  dont 
les  portes  lui  furent  ouvertes  par  une  amnistie.  Ce  retour  dut  être 
fort  triste  :  il  avait  perdu  son  père,  qu'il  aimait  tendrement,  et  on 
lui  avait  enlevé  son  bien.  Les  grandes  espérances  qu'il  avait  pu 
concevoir  quand  il  s'était  vu,  à  viogt  ans,  distingué  par  Brutus  et 
mis  à  la  tête  d'une  légion  s'étaient  brusquement  dissipées  :  on  lui 
avait,  disait-il,  coupé  les  ailes.  U  retombait,  de  toutes  ses  viaées 


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PROIOIVADES  ABCHÉOLOGIQUBS.  761 

ambitieuses,  dans  les  misères  d'une  existence  embarrassée;  Tan- 
cien  tribun  militaire  était  forcé  d'acheter  une  cbai^  de  greffier 
pour  vivre.  La  pauvreté  lui  fut  pourtant  bonne  à  quelque  chose,  s'il 
est  vnd,  comme  il  le  prétend,  qu'elle  lui  ait  donné  le  courage  de 
faire  des  vers;  ses  vers  eurent  beaucoup  de  succès.  Il  avait  pris 
le  bon  moyen  d'attirer  sur  lui  l'attention  publique  :  il  disait  du  mal 
des  gens  en  crédit.  Ses  satires,  où  il  parlait  librement  dans  un  temps 
où  l'on  n'osait  pas  parler,  ayant  fait  du  bruit.  Mécène,  qui  était 
un  curieux,  voulut  le  voir  et  se  le  fit  présenter  par  Yarius  et  par 
Virgile.  —  Ces  faits  sont  connus  de  tout  le  monde;  il  est  inutile  d'y 
insister. 

Mécène  était  alors  un  des  personnages  les  plus  imporlans  de 
l'empire.  Il  partageait  avec  Agrippa  la  faveur  d'Octave;  maie  leur 
façon  d'agir  était  bien  différente.  Tandis  qu'Agrippa,  soldat  de  for- 
tune, né  dans  une  famille  obscure,  aimait  à  se  parer  des  premières 
dignités  de  l'état,  Mécène,  qui  appartenait  à  la  plus  grande  noblesse 
de  rÉtrurie,  restait  volontairement  dans  l'ombre.  Deux  fois  seule- 
ment dans  sa  vie,  en  717,  pendant  les  embarras  que  causait  la 
guerre  de  Sicile  contre  Sextus  Pompée,  et  en  723,  quand  Octave 
alla  combattre  Antoine,  il  fut  officiellement  chargé  d'exercer  l'auto- 
rité publique  ;  mais  il  portait  un  titre  nouveau  qui  le  laissait  en 
dehors  de  la  hiérarchie  des  fonctionnaires  anciens  (1).  Le  reste  du 
temps,  il  ne  voulut  rien  être;  il  refusa  obstinément  d'entrer  dans 
le  séoat;  il  resta  jusqu'à  la  fin  un  simple  chevalier  et  souffrit  d'être 
au-dessous  de  tous  ces  fils  de  grands  seigneurs  que  le  nom  de 
leurs  familles  et  les  mérites  de  leurs  pères  élevaient  si  rapidement 
aux  plus  hautes  fonctions.  Ce  désintéressement  singulier,  qui  était 
alors  aussi  rare  qu'aujourd'hui,  n'est  pas  facile  à  comprendre.  Les 
contemporains,  qui  le  comblent  d'éloges,  ont  négligé  de  nous  en 
apprendre  les  raisons.  Peut-être  avaient-ils  quelque  peine  eux* 
mômes  à  les  démêler  :  un  politique  aussi  fin  ne  laisse  pas  aisément 
découvrir  les  motifs  de  sa  conduite.  On  l'attribue  ordinairement  à 
une  sorte  de  paresse  ou  d'indolence  naturelle  qui  lui  faisait  peur 
du  tracas  des  affaires,  et  cette  explication  est  assez  juste  pourvu 
qu'on  ne  l'exagère  pas.  Un  historien  qui  ne  l'a  pas  flatté  nous  dit 
qu'il  savait  secouer  sa  torpeur  quand  il  fallait  agir  :  ubi  re$  vigi- 
lantiam  exigeret^  sane  exsomnis^  providens  aique  agendi  sciens  ; 
mais  il  se  réservait  pour  certaines  occasions,  et,  dans  les  choses 
humaines,  tout  ne  lui  paraissait  pas  digne  de  l'occuper.  Il  aimait  la 
politique;  il  en  avait  le  talent  et  le  goût,  et  ce  qui  prouve  qu'il  ne 

(1)  On  croit  généralement  qa*il  avait  été  nommé  par  Ocuve  préfet  de  Rome,  pra- 
f9Ctus  urbi;  maii  an  sdioliatte  de  Virgile,  qu'on  a  découvert  à  Vérone,  l'appelle  préfet 
da  prétoire,  et  M.  Mom>nsen  ponte  que  c'est  bien  le  titre  qu'il  a  porté  et  que  cette 
fonction  fat  créée  pour  loL 


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762  REYUB  ras  DEUX  liOlfDBS. 

s'en  est  januds  tout  à  fait  sevré,  c'est  qu'Horace  éprouva  le  hwm 
de  lui  dire  un  jour  :  k  Gesse  de  laisser  troubler  ton  repos  par  le 
souci  des  affaires  publiques.  Puisque  tu  as  le  bonheur  d'être  uu 
simple  particulier  comme  nous,  ne  t'occupe  pas  trop  des  dangers 
qui  peuvent  menacer  l'empire.  »  U  s'en  occupait  donc  avec  trop  de 
zèle  au  gré  des  épicuriens  s^  amia.  Quoique  sans  titre  officiel,  U 
avait  l'œil  ouvert  sur  les  menées  des  partis,  sur  les  préparatifs  du 
Parthe,  du  Gantabre  Ou  du  Dace  ;  il  lui  plaisait  de  dire  son  avis  à 
propos  des  grandes  questions  d'où  dépendait  la  traDqmllité  du 
monde;  mais,  le  conseil  donné,  il  se  dérobait  et  laissait  à  d'autres 
le  soiu  de  l'exécuter.  Il  se  réservait  pour  ce  qui  ne  demande  qu'un 
effort  de  la  pensée.  Préparer,  réfléchir,  combiner^  prévoir  les  con- 
séquences des  événemens,  surprendre  les  intentions  des  hommes, 
diriger  vers  un  but  unique  les  volontés  contraires  ou  les  intérêts 
opposés,  faire  naître  les  circonstances  et  en  profiter,  c'est  assuré- 
mœt  une  des  applications  les  plus  hautes  de  l'intelligence,  un  des 
exercices  les  plus  agréables  de  l'esprit.  Le  charme  de  cette  poli- 
tique spéculative  est  même  si  grand  qu'il  semble  que,  quand  on 
passe  du  conseil  à  l'action,  on  s'abaisse.  L'exécution  des  grands 
projets  exige  des  précautions  fastidieuses  et  entraîne  avec  elle  une 
foule  de  soucis  médiocres.  Mais  un  homme  d'état  n'est  complet  que 
lorsqu'il  est  capable  d'imaginer  et  d'agir,  quand  il  sait  réaliser  ce 
qu'il  a  conçu,  quand  il  ne  se  contente  pas  de  voir  les  questions  par 
leurs  grands  côtés  et  qu'il  peut  descendre  aux  détails.  11  me  semble 
donc  que  les  amis  de  Mécène,  qui  le  louaient  de  s'être  soustrait  à 
ces  misères  et  de  n'avoir  voulu  être  que  le  plus  important  des  con- 
seillons d'Auguste,  lui  faisaient  un  honneur  de  ce  qui  n'était,  en 
réalité,  qu'une  imperfectioa. 

Us  se  trompent  aussi,  je  crois,  quand  ils  le  représentent  comme 
un  sage  qui  a  peur  du  bruit,  qui  aime  le  silence  et  cherche  à  se 
dérober  aux  applaudissemens  et  à  la  gloire.  Poutre  entrait-il  dans 
sa  résolution  moins  de  modestie  que  d'orgueil.  La  foule  lui  déplai- 
sait; il  trouvait  une  sorte  de  plaisir  insolent  k  se  mettre  en  lutte 
avec  l'dpinion  et  à  ne  pas  penser  comme  tout  le  monde*  Horace 
nous  dit  qu'il  bravait  le  préjugé  de  la  naissance,  si  fort  autour  de 
lui,  et  qu'il  ne  demandait  pas  à  ses  amis  de  quelle  famille  ils  sor- 
taient. 11  craignait  la  mort,  et,  ce  qui  est  beaucoup  plus  rare,  il 
osait  l'avouer  (1)  ;  mais,  en  revanche,  il  ne  craignait  guère  ce  qui 

(1)  Les  vers  dans  lesquels  Mécène  avouait  qu'il  avait  peur  de  mourir  sont  connus  de 
tout  le  monde,  grâce  à  la  traduction  que  La  Fontaine  en  a  faite  dans  ses  frilleB  t 

Mécénas  fut  un  galant  homme; 
U  a  dit  quelque  part  :  Qu'on  me  rende  impotent, 
Cul-de-Jatte,  goutteoxi  manchot,  pourvu  qu*en  somme 
Je  vive,  c'est  asses;  je  suis  plus  que  content 


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PROmifADBS  ABGHiOLOGIQOlS.  7«3 

smi  la  Bxnrt,  Le  souci  de  la  sèpalture^  qui  faisait  le  tounneut  de 
tant  de  personnes,  le  bossail  fort  indifférent»  a  Je  ne  lœ  préoccupe 
pas  d'une  tombe,  disait-il  :  si  Ton  néglige  d'ensefelirqudqu'ui,  la 
nature  s'en  charge.  » 

Moa  twnalai  cor»  ;  Mptlit  natii»  itlieUe. 

Ce  Ten  est  assurément  le  plus  beau  qui  nous  reste  de  hô.  C'est 
dans  le  même  esprit  de  contradiction  hautaine  qu'il  affectait  de 
dédaigner  tons  ces  honneurs  après  lesquels  courairat  ses  amis.  U 
sayait  bien  que  ce  mé|Nris  des  opinions  vulgaires  n'était  pas  de 
nature  à  nuire  à  sa  renommée.  La  foule  est  ainsi  iiaite  qu'elle  n'aime 
guère  ceux  qui  pensent  autrement  qu'elle»  mais  qu'elle  ne  peut  se 
défendre  de  les  admirer;  aussi  y  a-t-il  des  gens  qui  se  cachent 
pour  se  faire  chercher  et  qui  peinent  que  l'on  est  quelquefois  plus 
en  vue  dans  la  retraite  qu'au  pouvoir.  Mécène  était  peut-être  de  ce 
nombre,  et  Ton  peut  soupçonner  qu'il  entrait  dans  son  attitude  de 
politique  dégoûté  un  petit  ôdcul  de  coquetterie.  Non-seulement  l'ob- 
scurité volontaire^  à  laquelle  S  se  condamnait,  ne  lui  faisait  pas 
perdre  grand'chose ,  mais  il  pouvait  penser  qu'elle  servait  mieux 
les  intérêts  de  sa  gbire  que  les  plus  brillantes  dignités.  Quand  il 
n'est  resté  des  hommes  d'état  qu'un  grand  nom,  qu'on  pense  qu'ils 
ont  fait  beaucoup  sans  savoir  exactement  ee  qu'ils  ont  fait,  on 
est  souvent  tenté  de  leur  attribua  ce  qui  ne  leur  appartient  pas 
et  de  les  croire  plus  importans  encore  qu'ils  ne  l'étaient.  C'est 
précisément  ce  qui  est  arrivé  pour  Mécène.  Deux  siècles  après 
lui,  un  historien  de  l'empire,  Dion  Gassius,  lui  prête  un  long  dis- 
cours dans  lequel  il  est  censé  suggérer  à  Auguste  toutes  les 
réformes  que  ce  prince  a  dans  la  suite  accomplies;  à  ce  compte, 
c'est  au  chevalier  romain,  et  non  au  prince,  qu^il  fiant  faire  honneur 
des  institutions  qui  ont  gouverné  le  monde  pendant  tant  de  siècles. 
On  voit  que  si  c'est  par  calcul  que  Mécène  est  resté  dans  l'ombre, 
ce  calcul  a  parfaitement  réussi  et  que  sa  conduite  habile  a  du  môme 
coup  assuré  sa  tranquillité  pendant  sa  vie  et  accru  sa  réputation 
après  sa  mort 

Qooi  qu'il  en  soit  des  raisons  qui  le  poussaient  &  s'éloigner  de  la 
vie  publique,  il  est  sûr  que,  s'il  refusait  les  honneurs,  il  n'avait 
pas  l'intention  de  se  condamner  à  la  solitude.  Ce  n'était  pas  un  de 
ces  philosophes  qui,  coomie  le  sage  de  Lucrèce,  n'ont  d'autre  dis- 
tracti(«  que  de  regarder,  du  haut  de  leur  retraite  austère,  les 
hommes  a  qui  cherchent  à  tâtons  le  chemin  de  la  vie;  »  il  enten- 
dait mener  une  existence  joyeuse  ;  il  voulait  surtout  se  faire  une 
société  d'élite.  Cest  ce  qui  ne  lui  aurait  pas  été  fiort  aisé  s'il  s'était 
mêlé  davantage  aux  afiakes.  Un  homme  politique  n'est  pas  libre  de 


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7d&  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

choisir  ses  amis  comme  il  lui  platt;  il  ne  peut  pas  fermer  sa  porte 
aux  personnages  imptortans,  qui  sont  quelquefois  des  personnages 
ennuyeux.  La  situation  que  Mécène  s'était  faite  lui  permettait  de 
ne  recevoir  que  des  gens  d'esprit.  Il  réunissait  chez  lui  des  poètes 
et  des  grands  seigneurs.  Les  poètes  lui  venaient  de  tous  les  rangs  de 
la  société  ;  il  prenait  les  grands  seigneurs  dans  tous  les  partis  poli- 
tiques. A  côté  d'Âristius  Fuscus  et  des  deux  Yiscus,  qui  étaient  des 
amis  d'OcUve,  on  voyait  Servius  Sulpicius,  le  fils  du  grand  juris- 
consulte que  Cicéron  a  tant  vanté,  et  Bibulus,  qui  était  probable- 
ment le  petit-fils  de  Gaton.  On  peut  se  demander  si  cette  fusion  des 
partis,  qui  amena  l'oubli  des  haines  passées»  si  cette  réunion  des 
hommes  politiques  de  toute  origine  sur  un  terrain  nouveau,  qui  fit 
l'honneur  et  la  force  du  gouvernement  d'Auguste,  n'a  pas  vérita- 
blement commencé  chez  Mécène.  Parmi  les  poètes  qu'il  avait  atti- 
rés  à  lui  se  trouvent  les  deux  plus  grands  de  ce  siècle.  Il  n'a  pas 
attendu  pour  se  les  attacher  qu'ils  eussent  produit  leurs  chefs- 
d'œuvre  :  il  les  a  devinés  à  leur  coup  d'essai,  ce  qui  fait  honneur  à 
son  goût.  Certains  détails  des  Bucoliques  de  Virgile  lui  avaient  fait 
pressentir  les  grandes  touches  des  Géorgiques  et  de  Y  Enéide ,  et,  à 
travers  les  imperfections  des  Épodes  d'Horace,  il  avait  entrevu  les 
Odes.  C'est  ainsi  que  cette  maison,  qui  restait  obstinément  fermée 
à  tant  de  grands  personnages,  s'était  ouverte  de  bonne  heure  au 
jeune  paysan  de  Mantoue  et  au  fils  de  l'esclave  de  Yenouse. 

Ces  lettrés,  ces  grands  seigneurs  devaient  mener  ensemble  une 
vie  fort  agréable.  La  fortune  de  Mécène  lui  permettait  de  satisfaire 
tous  ses  goûts  et  de  donner  à  ceux  qui  l'entouraient  une  large  exis- 
tence. Les  curieux  de  Rome  auraient  beaucoup  souhaité  de  savoir 
ce  qu'on  pouvait  faire  dans  cette  société  distinguée  où  l'on  ne 
pénétrait  pas;  nous  sommes  tout  à  fait  comme  eux  et  il  nous  prend 
souvent  fantaisie  d'imiter  ce  fâcheux  qui  suivit  un  jour  Horace,  à 
son  grand  déplaisir,  tout  le  long  de  la  voie  Sacrée,  pour  le  faire  un 
peu  parler.  Nous  voudrions  obtenir  de  lui  quelques  renseignemens 
sur  ces  gens  d'esprit  qu'il  fréquentait  ;  nous  fouillons  ses  œuvres 
pour  voir  si  elles  ne  nous  apprendront  pas  de  quelle  manière  on 
vivait  chez  Mécène.  Malheureusement  pour  nous,  Horace  est  discret, 
et  c'est  à  peine  s'il  laisse  échapper  de  temps  en  temps  quelques 
confidences  que  nous  nous  empressons  de  recueillir.  One  de  ses 
satires  les  plus  courtes  et  les  plus  faibles,  la  huitième  du  premier 
livre,  nous  offre  en  ce  genre  un  intérêt  particulier,  parce  qu'elle  a 
été  faite  quand  Mécène  prit  possession  de  sa  maison  de  l'Esquilin. 
Ce  fut,  pour  le  maître  et  ses  amis,  un  événement  d'importance.  Il 
voulait  se  construire  un  palais  qui  fût  digne  de  sa  nouvelle  fortune 
et  ne  pas  le  payer  trop  cher  :  le  problème  était  difficile,  il  le  réso- 
lut à  merveille.  L'Esquilin  était  alors  une  colline  déswte  et  sauvage  ; 


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PaOMBirADES  ARCHÉOLOGIQUES.  706 

on  7  enterrait  les  esclaves  et  Ton  y  faisait  les  exécutions  capitales. 
Personne,  à  Rome,  n'aurait  consenti  à  y  loger.  Mécène,  qui,  comme 
on  vient  de  le  voir,  se  plaisait  à  ne  rien  bire  comme  les  autres,  y 
acheta  de  vastes  terrains  qu'il  eut  à  très  bon  compte,  planta  des 
jardins  magnifiques,  dont  la  réputation  a  duré  presque  antant  que 
l'empire,  et  fit  construire  une  tour  qui  dominait  tout  l'horizon.  Ce 
fut  sans  doute  une  grande  surprise  à  Rome  quand  on  vit  ces  con- 
structions somptueuses  s'élever  dans  le  lieu  le  plus  mal  famé  de  la 
ville;  mais  ici  encore  cet  esprit  de  contradiction, que  nous  avons 
remarqué  chez  Mécène,  le  servit  bien.  L'Esquilin,  quand  il  fut  débar- 
rassé de  ses  immondices,  se  trouva  être  beaucoup  plus  sain  que  les 
autres  quartiers,  et  l'on  nous  dit  que  lorsque  Auguste  avait  pris  la 
fièvre  au  Palatin,  il  allait,  pour  la  soigner  et  la  guérir,  habiter  quel- 
ques jours  la  tour  de  Mécène.  Voilà  ce  qui  donna  au  poète  l'occa- 
sion de  composer  sa  huitième  satire;  il  y  célèbre  ce  changement 
merveilleux  qui  a  fait  du  coupe-gorgé  de  l'fisquiiin  un  des  plus 
beaux  endroits  de  Rome  : 

Nane  lioet  EtqoiliU  habitare  Balnbriboi,  atqiie 
Aggere  in  aprico  spatiari. 

et  pour  qu'on  apprécie  mieux,  par  le  contraste,  l'agrément  de  ces 
jardins  et  la  magnificence  de  ces  terrasses,  il  rappelle  les  scènes 
qui  se  passaient  dans  les  mêmes  lieux  quand  ils  étaient  le  rendez- 
vous  des  voleurs  et  des  magiciennes.  Je  suppoee  que  ce  petit 
ouvrage  a  du  être  lu  pendant  les  fêtes  que  Mécène  donnait  à  ses 
amis  quand  il  inaugura  sa  nouvelle  maison,  et,  comme  il  avait  au 
moios  le  mérite  de  l'à-propos,  il  est  probable  qu'il  fut  très  goûté 
des  assistaos.  Il  peut  donc  nous  donner  quelque  idée  de  ce  qu'on 
aimait,  de  ce  qu'on  applaudissait  dans  cette  société  élégante.  Peut- 
être  ceux  qui  liront  la  satire  jusqu'au  bout,  en  se  rappelant  la  cir- 
constance pour  laquelle  elle  était  faite  et  les  gens  qui  devaient  l'en- 
tendre, éprouveront-ils  quelque  surprise  :  elle  se  termine  par  une 
plaisanterie  un  peu  forte  et  qu'il  me  serait  difficile  de  traduire.  Voilà 
donc  ce  qui  amusait  les  convives  à  la  table  de  Mécène  I  Voilà  ce 
qu'écoutaient  volontiers  ces  gens  d'esprit  dans  les  fêtes  de  l'Es- 
quilin  (1)1  N'en  soyons  pas  trop  surpris.  Les  grands  siècles  clas- 
siques, que  nous  admirons  tant,  sont,  en  général,  sortis  d'épo- 
ques énergiques  et  rudes,  et  souvent,  dras  les  premières  années, 

(i)  rroabliont  pat  qoe  c'est  la  mômt  société  qui,  dans  le  lojêgê  de  Brindes,  prit  tant 
de  plaisir  à  la  dispute  iosipide  de  deux  booifaos.  Oa  a  graod'peioe  à  comprendre 
qu'après  a?oir  eoten  lu  ces  plaisanteries  groasiéres,  Hovace  nons  dise  :  «  Nous  pas- 
I  une  soirée  tout  à  Dtit  eharmante*» 


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760  BJEVUE  ]>SS  DEUX  MONDES. 

ils  gardent  quelque  chose  de  leurs  origines.  Au  milieu  de  toutes 
leurs  délicatesses  y  U  leur  reste  un  fond  de  vigueur  brutale  qui. 
aisément,  remonte  à  la  surface.^  Dans  les  entretiens  des  gens  du 
x:m^  siècle,  que  de  propos  gaillards,  qui  n'effarouchaient  personne 
et  qu'on  n'entendrait  pas  aujourd'hui  sans  quelque  embarras  I  qpie 
d'usages  qui  noua  paraissent  grossiers  et  qui  semblaient  alors  les 
plus  naturels  du  monde  I  C'est  plus,  tard  que  les  UKeurs  achèvent  de 
se  polir I,  que  la  laïque  devient  scrupuleuse  et  raffinée.  Par  malheur^ 
ce  progrès  se  paie  souvent  d'une  décadence  :  en  se  pdissant,  l'esr 
prit  court  le  risque  de  s'affaiblir  et  de  s'affadir.  Ne  nous  plaignons 
donc  pas  de  ces  quelques  sailUes  d'une  nature  qui  n'est  pas  encore 
tout  à  fait,  réglée;  elles  témoignent  au  moins  de  l'énergie  qui  per- 
fflste  au  fond  des  caractères  et  dont  les  lettres  profitent.  Le  temps 
d'Ovide  arrive  toujours  assez  tôt. 

On  voit  qu'à  ce  moment  Horace  tenait  une  place  importante 
dans  cette  société  ;  il  n'y  était  pas  arrivé  du  prenûer  coup,  nous 
le  savons  par  lui-même.  Quand  Virgile  l'amena  pour  la  première  fois 
à  Mécène,  il  nous  raconte  qu'il  perdit  contenance  et  qu'il  ne  put  lui 
adresser  que  quelques  paroles  sans  suite;  c'est  qu'il  ne  ressemblait 
pas  à  ces  beaux  parleurs  qui  trouvât  toujours  quelque  chose  à  dire  ; 
il  n'avait  de  l'esprit  qu'avec  les  gens  qu'il  connaissait.  De  son  côté, 
Mécène  était  un  de  ces  silencieux  «  auxquels  le  monde  appartient;  » 
il  répondit  à  peine  quelques  mots,  et  il  est  probable  qu'ils  se  quittè- 
rent assez  peu  contons  l'un  de  l'autre,  puisqu'ils  restèrent  neuf  mois 
sans  éprouver  le  besoin  de  se  revoir.  Mais,  cette  première  froideur 
passée,  le  poète  montra  ce  qu'il  était.  Dans  l'intimité,  il  fit  admirer 
à  son  protecteur  toutes  les  ressources  de  son  esprit;  il  lui  fit  aimer 
toutes  les  délicatesses  de  son  caractère.  Aussi  Mécène  le  combla-t-îl 
de  prévenances  et  de  bienfaits.  En  717,  un  an  après  qu'il  l'avait 
connu,  il  l'emmena  dans  ce  voyage  de  Brindes,  où  il  allait  conclure 
la  paix  entre  Antoine  et  Octave.  Quelques  années  plus  tard,  proba- 
blement vers  720,  il  lui  donna  le  domaine  de  la  Sabine. 


II. 

Nous  connaissons  mal  les  circonstances  qui  amenèrent  Mécène  à 
faire  ce  beau  présent  à  son  ami  ;  mais  un  homme  d'esprit  comme 
lui  possédait  sans  doute  cette  qualité  que  Sénèque  exige,  avant  tout, 
d'un  bienfaiteur  intelligent  :  il  savait  donner  à  propos.  II  pensait 
donc  que  ce  domaine  ferait  à  Horace  un  grand  plaisir,  et  certai- 
nement il  ne  se  trompait  pas.  Est-ce  à  dire  qu'Horace  soit  tout  à 
fait  comme  son  ami  Virgile,  dont  on  nous  raconte  qu'il  n'a  jamais 
pu  se  souffirir  à  Rome  et  qu'il  n'était  heureux  que  lorsqu'il  vivait 


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PROMEHÂINBS  IBCHBOLOGIQUEg.  707 

ans  champs?  Je  ne  le  crois  pas.  Sansdovte  Horace  se  plaisait  aussi 
à  la  campagne;  il  aime  les  champs  et  il  a  sa  les  penidre;  la  natoie» 
décrite  avec  discrétioD ,  tient  une  grande  place  dans  sa  poésie.  II 
s'en  sert,  comme  Lucrèce,  pour  donner  plus  de  force  et  de  clarté 
à  rexposition  de  ses  idées  philosophiques.  Le  renouvellement  des 
saisons  lui  montre  que  rien  ne  dure  et  qu'il  ne  faut  pas  nourrir  de 
trop  longues  espérances.  Les  grands  chênes,  courbés  par  les  vents 
de  l'hiver,  les  montagnes  que  frappe  la  foudre  l'aident  à  prouver 
que  las  plus  hautes  fortunes  ne  sont  pas  à  l'abri  des  accidens  imprô* 
vus.  Le  retour  du  printemps  %  qui  frissonne  dans  les  feuilles  agi- 
tées par  le  xéphyr  »  lui  sert  k  rendre  courage  aux  désespérés  en 
leur  fusant  voir  que  les  mauvais  jours  ne  durent  pas.  Quand  il 
veut  conseiller  à  quelque  esprit  chagrin  l'oubli  des  misëres  de  la 
vie,  pour  lui  Cure  sa  petite  morale,  il  le  mène  aux  champs,  près  de 
k  source  d'une  fontaine  sacrée,  à  l'endroit  «  où  le  pin  et  le  peu- 
plier mêlent  eneemble  leur  ombre  hospitalière.  »  Ces  taUeaux  sont 
ohannans,  et  la  mémoire  de  tous  les  lettrés  les  a  retenus  ;  ils  n'ont 
pourtant  pas  la  profondeur  de  ceux  que  Virgile  ou  Lucrèce  nous 
présentent.  Jamais  Horace  ne  passera  pour  un  de  ces  grands  amans 
de  k  nature ,  dont  le  bonheur  est  <te  se  confondre  svec  elle.  Il 
était  pour  cela  trop  spirituel,  trop  indifférent,  trop  sage.  J'ajoute 
que,  jusqu'à  un  certain  point,  sa  philosophie  même  l'en  détour- 
nait. 11  s'est  élevé  plusieurs  Sois  contjne  la  manie  de  ces  &mes  ma- 
lades qui  courent  sans  iàn  le  monde  à  la  recherche  de  k  paix 
intérieure.  La  paix  n'est  ni  dans  le  repos  des  champs,  ni  dans 
l'agitation  des  voyages;  on  peut  a  trouver  partout  quand  on  a 
l'esprit  calme  et  le  cœur  sain*  La  conclusion  légitime  de  cette 
nu)Eale,  c'est  que  nous  portons  en  nous  notre  bonheur  et  que, 
quand  on  habite  k  ville,  il  n'est  pas  nécessaire  de  k  quitter 
pour  être  heureux. 

U  lui  semblait  donc  que  ces  gens,  qui  prétendaient  être  des  amis 
passionnés  de  k  campagne  et  affectaient  de  dire  qu'on  ne  peut  vivre 
que  là,  allaient  beaucoup  trop  foin ,  et  il  s'est  mêoie  une  foU  très 
finement  moqué  d'eux.  Une  de  ses  plus  charmantes  épodes,  œuvre 
de  sa  jeunesse,  contient  l'éloge  le  phis  vif  et  peu^être  le  plus  complet 
qui  ait  été  fait  de  k  vie  rustique  :  a  Heureux,  nous  dit-il,  celui  qui, 
loin  des  affaires  comme  les  hommes  d'autrefok,  kboure,  avec  ses 
propres  bœufs,  le  champ  que  cultivaient  ses  pères  I  »  Dne  fois  lancé, 
il  ne  s'arrête  plus;  tous  les  agrémens  de  la  campagne  y  passent 
l'un  après  l'autre.  Rien  n'y  manque,  ni  la  chasse,  ni  la  pèche,  ni  les 
semailles,  ni  k  moisson ,  ni  le  plaisir  de  voir  paître  ses  troupeaux 
ou  de  dormir  sur  l'herbe,  a  tan(Ùs  que  l'eau  murmure  dans  le  ruis- 
seau et  que  les  oiseaux  se  plaignent  dans  les  arbres.  »  On  dirait 


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BITIJE  DBS  DKOX  KONDSSé 

[  a  voulu  refaire  à  sa  manière  et  avec  la  même  sincôrité  le  beau 
âge  de  Virgile  : 

O  fortimatot  nimionii  loa  ti  b%nà  noriat, 
AgricolMl 

I  attendons  la  fin  :  les  derniers  vers  nous  ménagent  une  sur* 
3  ;  ils  nous  apprennent,  à  notre  grand  ôtonnement,  que  ce  n'est 
Horace  que  nous  venons  d'entendre.  «  Ainsi  parlait  l'usurier 
is,  nous  dit-il.  Aussitôt,  résolu  lie  devenir  campagnard,  il  fait 
rer  aux  ides  tout  son  argent.  Puis,  il  se  ravise,  et  cherche,  pour 
blendes,  un  placement  nouveau.  »  Le  poète  s'est  donc  moqué 
lous  ;  et  ce  qui  rend  sa  plaisanterie  plus  cruelle,  c'est  que  le 
mr  ne  s'en  aperçoit  qu'à  la  fin,  et  que,  jusqu'au  dernier  vers, 
t  dupe.  De  toutes  les  raisons  qu'on  a  données  pour  expliquer 
i  épode,  il  n'y  en  a  qu'une  qui  me  semble  naturelle  et  vraisem- 
le  (1).  Il  était  impatienté  de  voir  tant  de  gens  admirer  à  froid 
impagne;  il  voulait  rire  aux  dépens  de  ceux  qui,  n'ayant  aucune 
lion  personnelle,  croient  devoir  prendre  tous  les  goûts  de  la 
e,  en  les  exagérant.  Nous  connaissons,  nous  aussi,  ces  preneurs 
lyeux  de  la  belle  nature  qui  vont  visiter  les  glaciers  et  les  mon- 
tes uniquement  parce  qu'il  est  de  bon  ton  de  les  avoir  vus,  et 
3  comprenons  la  mauvaise  humeur  que  devait  ressentir  de  ces 
lousiasmes  de  commande  un  esprit  juste  et  droit  qui  ne  faisait 
jue  de  la  vérité. 

ais  si  Horace  ne  possédait  pas  toute  l'ardeur  du  banquier  Alfios 
r  la  campagne,  s'il  habitait  Rome  volontiers,  c'était  à  la  condi- 
de  n'y  pas  demeurer  toujours.  Alors,  comme  aujourd'hui,  on 
ardait  bien  d'y  rester  pendant  ces  mois  brûlans  «  qui  donnent  tant 
ire  à  l'entrepreneur  des  pompes  funèbres  et  à  ses  noirs  licteurs.  » 
que  soufflait  l'auster  «  lourd  comme  le  plomb,  »  tous  ceux 
pouvaient  partir  s'en  allaient.  Horace  faisait  comme  eux.  Tandis 
les  riches  traînaient  à  leur  suite  un  grand  équipage,  qu'ils  se 
lient  précéder  de  courriers  numides,  qu'ils  avaient  avec  eux  des 
liateurs  pour  les  défendre  et  des  philosophes  pour  les  amuser, 
qui  était  pauvre,  sautait  sur  le  dos  d'un  mulet  court  de  queue, 
ait  derrière  lui  son  petit  bagage  et  se  mettait  gaiment  en  route. 
it  probable  que  le  but  de  ses  voyages  n'était  pas  toujours  le 
ne.  Dans  les  montagnes  du  Latium  et  de  la  Sabine,  le  long  des 


Quelques  critiques  ont  TOula  Tolr  dans  cette  épode  une  parodie  des  Géorgiquêi. 
NI  crois  rieo.  Toat  an  plus  sa  raillerie  pouTiit-elle  atteindre  eeaz  qui  croyaient 
ir  exagérer  les  idées  de  VirgUe. 


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PaOMENADES  AlGOiOLOGIQUBS.  769 

rampes  de  l' Apennin,  sur  le  bord  de  la  mer,  il  ne  manque  pas  de 
sites  agréables  et  sains  ;  c'est  là  que  les  Romains  d'aujourd'hui 
vont  passer  le  temps  de  la  malaria.  Horace  les  a  sans  doute  visités 
aussi  ;  mais  il  avait  ses  préférences,  qu'il  exprime  avec  beaucoup 
de  vivacité  :  ce  qu'il  mettait  au-dessus  de  tout  le  reste,  c'était  Tibur 
et  Tarente,  deux  pays  fort  éloignés,  très  différens,  mais  qu'il  semble 
unir  dans  le  même  amour.  Il  est  probable  qu'il  y  est  souvent  retourné  ; 
et,  quoique  nos  goûts  changent  avec  Page,  nous  avons  la  preuve 
qu'il  est  resté  fidèle  jusqu'à  la  fin  à  cette  affection  de  sa  jeunesse. 

Malgré  ces  pérégrinations  annuelles,  qui  l'amenaient  quelquefois 
aux  extrémités  de  l'Italie,  je  me  figure  qu'Horace  fut  longtemps  un 
ami  assez  tiède  de  la  campagne.  Il  ne  possédait  pas  encore  de  villa 
qui  lui  appartint,  et  peut-être  il  ne  le  regrettait  guère.  Il  prenait 
part  volontiers  aux  distractions  de  la  grande  ville  et  ne  s'en  éloi- 
gnait, comme  nous  venons  de  le  voir,  que  dans  les  mois  où  il  est 
difficile  d'y  rester.  Un  moment  arriva  pourtant  où  ces  voyages,  qui 
n'étaient  qu'une  distraction,  un  agrément  de  passage,  devinrent 
pour  lui  une  impérieuse  nécessité,  où  la  vie  de  Rome  lui  fut  si 
importune,  si  odieuse,  qu'il  éprouva  le  besoin,  comme  son  ami 
RuUatiuSfde  se  cacher  dans  une  bourgade  déserte,  «  d'y  oublier  tout 
le  monde  et  de  s'y  faire  lui-même  oublier.  »  Ce  sentiment  est  très 
visible  dans  quelques  endroits  de  ses  œuvres,  et  il  est  fort  aisé  de 
voir  d'où  il  lui  était  venu. 

Au  lieu  de  gémir  sur  les  mésaventures  qui  arrivent,  ce  qui  ne 
mène  à  rien,  un  homme  avisé  cherche  à  en  tirer  un  bon  parti,  et 
ses  malheurs  passés  lui  servent  de  leçon  pour  l'avenir.  C'est,  je 
crois,  ce  qu'a  fait  Horace.  Les  premières  années  qui  suivirent  son 
retour  de  Philippes  durent  être  fécondes  pour  lui  en  réflexions  et 
en  résolutions  de  tout  genre.  Il  s'est  représenté  à  cette  époque  siur 
son  petit  lit  de  repos,  songeant  aux  choses  de  la  vie  et  se  disant  : 
tt  Gomment  dois-je  me  conduire?  Qu'ai-je  de  mieux  à  faire?  »  Ce 
qu'avait  de  mieux  à  faire  un  homme  qui  venait  d'éprouver  un 
mécompte  aussi  fâcheux,  c'était  assurément  de  ne  pas  s'y  exposer 
de  nouveau.  Le  désastre  de  Philippes  lui  avait  beaucoup  appris. 
Désormais  il  était  guéri  de  l'ambition.  Il  reconnaissait  que  les  hon- 
neurs coûtent  cher,  qu'en  entreprenant  de  faire  le  bonheur  de  ses 
concitoyens  on  risque  le  sien,  et  qu'il  n'y  a  pas  de  sort  plus  heu- 
reux que  de  se  tenir  loin  des  fonctions  publiques.  C'est  ce  qu'il  prit 
la  résolution  de  faire  lui-même;  c'est  ce  qu'il  recommandait  sans 
cesse  aux  autres.  Sans  doute  ses  grands  amis  ne  pouvaient  pas  tout 
à  fait  rendncer  à  la  politique  ou  abandonner  le  forum  :  il  leur  con- 
seillait au  moins  de  s'en  distraire  par  momens.  A  Quintius,  à  Mécène, 
à  Torquatus,  il  disait  :  «  Donnez-vous  donc  quelque  loisir  ;  laissez 

Ton  LYU.  —  1883.  49 


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770  BETim  JDGi  9IBBX  MOMIMBS. 

votre  client  aa  morfondre  dans  rantichambre  et  sauvez^-TOUs  p«r 
quelque  porta  de  derrière; oubliez  le  Gaatabre  et  leDaoe;  ne  gongei 
pas  toujoura  aux  affaires  de  Teiopire.  »  Quant  à  lui,  il  ae  promettail 
bieoi  de  n'y  penser  jamais.  Loin  de  se  plaiodre  de  n'y  plus  avoir 
aucune  part,  il  était  heureux  qu'on  lui  en  eût  ôté  le  soucL  D'autres 
accusaient  Âu^^te  d'avoir  enlevé  la  liberté  aux  Bomsins  ;  il  trou- 
vait, lui|  qu'en  les  délivrant  du  tracas  des  aOaires,  il  la  leur  avait 
rendue.  S'appartenir  tout  entier,  s'étudier,  se  connaître,  se  faire 
comme  une  retraite  intérieure  au  milieu  de  la  foule,  vivre  enfin 
pour  lui,  telle  fut  désormais  sa  seule  préoccupation. 

Jtfais  il  est  bien  rare  qu'on  règle  tout  à  fiait  sa  vie  comme  on  le 
voudrait.  Là,  comme  ailleurs,  le  hasard  domine  ;  les  évônmnens  se 
f(Hit  un  jeu  de  déranger  les  résolutions  les  mieux  concertées. 
L'amitié  de  Mécène,  dont  Horace  fut  assurément  très  beureux,  ne 
tarda  pas  à  lui  causer  beaucoup  d'embarras.  £lle  le  mit  en  relation 
avec  de  grands  personnages  auxquels  il  devait  faire  bon  visage, 
quoiqu'il  lui  fât  souvent  difficile  de  les  estimer.  U  était  forcé  de 
bien  vivre  avec  un  Dellius,  qu'on  iq)pelait  le  voltigeur  des  guerres 
civiles  {demllor  bellorum  civilium)^kcB\\&Q  de  son  bafaileté  à  passer 
d'un  parti  à  l'autre,  un  Licinius  ilur^na,  la  légèreté  même,  qui 
finit  par  conspirer  contre  Auguste,  un  ICunatius  Plancus,  ancien 
flatteur  d'Antoine,  bouffon  de  Gléopâtre,  dont  on  disait  qu'il  était 
traître  par  tempérament,  morbo  proditor.  Tous  voulaient  passer 
pour^être  liés  avec  lui  ;  ils  lui  demandaient  de  leur  adresser  quel- 
qu'une de  ces  petites  pièces  qui  faisaient  grand  bonoeur  à  celui  qui 
les  recevait;  ils  souhaitaient  que  leur  nom  se  trouvât  dans  le  recueil 
de  ces  oeuvres  auxquelles  on  promettait  l'immortalité,  Horace  n'y 
tenait  guère  ;  il  lui  répugnait  sans  doute  de  paraître  le  chantre  banal 
de  la  cour  et  du  priitce.  Aussi,  quand  il  est  forcé  de  céder,  ne  ie 
fait*il  pas  toujours  de  Ixmne  grioe.  Par  exemple,  il  n'écrit  qu'uno 
fois  à  Agrippa,  c'est  pour  lui  dire  qu'il  ne  chantera  pas  ses  louanges 
et  le  renvoyer  à  Varins,  successeur  d'Homère,  seul  digne  de  traiter 
un  si  beau  sujet.  Il  ne  veut  pas  non  plus  s'occuper  d'Auguste;  il 
prétend  qu'il  a  peur  de  compromettre  la  gloire  de  son  héros  en  la 
célébrant,  'ûnt  se  trouve  pas  assez  de  génie  pour  un  aussi  grand 
ouvrage.  Mais  Auguste  ne  se  paya  pas  de  cette  excuse;  à  plusieurs 
reprises,  il  pressa,  il  pria  le  trop  modeste  poète.  «  Sache,  lui  écri- 
vai^il,  que  je  suis  en  colère  de  ce  que  tu  n'as  pas  songé  encore  à 
m'adresser  une  de  tes  épttres.  Grains-tu  qu'il  ne  soit  honteux  pour 
toi,  dans  la  postérité,  de  paraître  avoir  été  mon  ami?  o  Après  ces 
paroles  aimables,  Horace  ne  pouvait  plus  résister,  et  de  complai- 
sance en  complaisance  il  se  trouva  conduit  contre  son  gré  à  devenir 
le  poète  officiel  de  la  dynastie* 

Il  était  difficile  qu'en  le  voyant  lié  avec  tant  d'hommes  impor- 


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PROMENADES  ARGHÂOLOGIQUES.  ^1 

tans,  familier  de  Mécène,  ami  de  l'empereur,  on  ne  le  regardât  pas 
comme  une  sorte  de  personnage.  A  la  vérité,  il  ne  remplissait  pas  de 
fonction  publique:  tout  au  plus  lui  laissa-t-on  son  anneau  de  chevalier, 
conquis  dans  les  guerres  civiles  ;  mais  il  n'était  pas  nécessaire  de 
porter  lu  prétexte  pour  avoir  de  Faolorité.  Mécène,  qui  n'était  rien, 
passait  pour  la  conseiHer  d'Auguste;  ne  pouvaît-on  pas  soupçonner 
Etorace:  d'être  le  confident  de  Méctae?  En  le  voyant  sortir  en  voî* 
ture,  s'asseoir  au  théâtre  à  côté  de  lui»  tout  le  monde  disait  :  «  Qud 
hcMDme  heureux  t  »  S'ils  causaiadt  tons  les  deux  ensemble,  on  s'ima- 
ginaîi  qu'ils  agitaient  le  sort  du  monde.  En  vain  Horace  affirmait 
sur  l'honneur  que  Mécène  lut  avait  dit  r  a  Quelle  heure  est-if?  II 
fait  bien  froid  ce  matin!  »  et  antres  secrets  d!e  cette^  importance; 
on  ne  voulait  pas  lecronre»  Il  ne  pouvait  plus,  comme  autrefois,  se 
promener  dans  le  forum  et  le  champ  de  Mws,  écouter  les  charla- 
tans elles  diseurs  de  bcmne  aventure,  interroger  les  marchands  sur 
le  prix  de  leurs  denrées;  il  était  épié,  suivi,  abordé  à  chaque  pas 
par  les  selliciteuars  ou  les  curieux.  Un  nouvelliste  voulait  connaître 
la  situation  des  armées;  un  politique  lui  demandaft  dies  renseigne^ 
mens,  sur  les  projets  d'Auguste,  et  quand  il  répondait  qu'il  n'en 
savait  rien,  on  le  félicitait  de  sa  réserve  d^homme  d'état,  on  admi- 
rait sa  discrétion  de  diplomate.  11  rencontrait  un  mtrigant  sur 
la  voie  Sacrée,  qui  le  priait  de  le*  présenter  à  Mécène  ;  on  lui 
apportait  des*  placets,  on  réclamait  son  appui,  on  se  mettait 
sous  sa  protection»  Il  avait  des  envieur,  qui  l'accusaient  d'hêtre 
un  égoïste  qui  voulait  garder  pour  lui  seul  la  faveur  dont  il 
jouissait,  des  ennemis  qui  rappelaient  sa  naissance  et  répétaient 
partout  d'un  air  de  triomphe  que  ce  n'était  qu'un  fils  d'esclave. 
A  la  vérité,  ce  reproche  ne  le  touchait  pas,  et  ce  qu'on  lui  jetait 
au  visage  comme  une  honte,  il  s'en  parait  comme  d'un  titre  dlion- 
neur;  mais  en  attendant,  les  journées  passaient.  I(  n'était  plus 
maître  de  lui-même;  il  ne  pouvait  plus  vivre  à  son  gré;  sa  chère 
fiberté  lui  était  à  chaque  instant  ravie.  A  quoi  hii  servait  donc  de 
s'être  tenu  bin  des  fonctions  publiques,  s'il  en  avah  tous  Ves  ennuis 
sans  e»  posséder  les  avantages?  Ces  tracas  le  mettaient  hors  de 
lui,  Reme;  lui  devenait  insupportable,  el  M^  cherchait  sans  doute 
dans  son*  esprit  quelque  moyen  de  furr  les  importuns  qui  l'obsé- 
daient, de  retrouver  la  paix  et  la  liberté  qu'il  avait  perdues. 

C'est  alors  que  Mécène  hii  donna  le  bien  de  l)a  Sabine,  c'est-à- 
dire  un  asile  sûr  qui  le  mettait  à  l'abri  des  fllcheux  et  où  il  allait 
ne  vivre  ^e  pour  lui-même.  Jamais  libératité  ne  vint  plus  à  propos 
et  ne  fut  accueillie  avec  autanot  dé  joie.  L'opportunité  du  bienfait 
explique  l'ardeur  de  la  reconnaissance. 


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772  RBTUB  DBS  DEOl  MONDES* 


III. 

Nous  savons  maintenant  comment  Horace  devint  propriétaire  de 
sa  maison  de  campagne  ;  il  nous  reste  à  faire  connaissance  avec  le 
pays  où  elle  était  située,  à  chercher  s'il  mérite  ce  qu'en  a  dit  le 
poète,  et  par  quelles  qualités  il  a  dû  lui  plaire. 

Elle  était»  nous  l'avons  vu,  dans  le  voisinage  de  Tivoli.  Le  chemin 
qui  y  mèoe  est  l'ancienne  via  Valeria^  une  des  voies  romaines  les 
plus  importantes  de  Tlulie,  qui  conduisait  dans  le  territoire  des 
Marses.  La  route  suit  l'Anio  et  traverse  un  pays  fertile,  entouré  de 
hautes  montagnes,  au  sommet  desquelles  se  dressent  quelques  vil- 
lages, de  vrais  nids  d'aigles,  qui  de  loin  paraissent  inabordables. 
De  temps  en  temps,  on  rencontre  des  ruines  d'anciens  monumens 
et  l'on  foule  quelques  débris  de  ce  pavé  romain  sur  lequel  ont 
passé  tant  de  peuples  sans  pouvoir  le  détruire.  En  trois  ou  quatre 
heures  on  atteint  Vicovaro,  qui,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  était 
autrerois  Variaj  la  ville  importante  du  pays.  Là,  il  faut  quitter  la 
grand'route  pour  prendre  à  gauche  un  chemin  qui  suit  les  bords 
de  la  Licenza.  De  l'autre  côté  du  torrent,  un  peu  plus  haut  que  Vico- 
varo, on  aperçoit  Bardela,  gros  bourg  avec  un  château  qui  de  loin 
a  bonne  apparence.  C'était  un  village  dont  Horace  nous  dit  qu'on 
y  frissonnait  de  froid  :  rugosus  frigore  pagus.  L'abbé  Capmartin  de 
Ghaupy  a  cru  remarquer  qu'en  effet  la  campagne  y  est  quelquefois 
envahie  par  des  brouillards  qui  descendent  des  montagnes  voisines. 
Il  nous  dit  qu'un  jour  qu'il  était  en  train  de  dessiner,  tt  il  se  sentit 
saisi  par  derrière  d'un  froid  également  piquant  et  subit;  »  mais 
comme  il  est  suspect  de  partialité  pour  Horace  et  qu'il  veut  que 
toutes  les  affirmations  de  son  poète  chéri  se  vérifient  à  la  lettre,  on 
peut  le  soupçonner  d'avoir  mis  dans  son  frisson  un  peu  de  complai- 
sance. J'y  suis  passé  au  mois  d'avril,  vers  midi,  et  j'ai  trouvé  qu'il 
y  faisait  très  chaud.  Quand  on  a  dépassé  Bardela,  à  un  détour  du 
chemin,  on  voit  à  gauche  Roccagiovine  :  c'est  un  des  villages  les 
plus  pittoresques  du  pays,  perché  sur  un  rocher  pointu  qui  semble 
s'être  détaché  de  la  masse  de  la  montagne.  La  route  est  rude  pour 
y  arriver  ;  et,  pendant  que  je  me  fatigue  à  la  gravir,  je  comprends 
à  merveille  l'expression  d'Horace  qui  nous  dit  qu'il  est  forcé  pour 
revenir  chez  lui  «  d'escalader  sa  citadelle.  » 

Ici  se  rencontre  un  point  de  repère  qui  va  nous  servir  à  nous 
diriger.  Dans  une  épttre  charmante  qu'Horace  adresse  à  l'un  de  ses 
meilleurs  amis  pour  lui  faire  savoir  combien  il  aime  la  campagne, 
et  qu'il  ne  regrette,  de  tous  les  biens  de  Borne,  que  le  plaisir  de  le 


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PROMENADES  AECHiOLOGIQIÎSS.  77S 

yoir,  il  termine  sa  lettre  en  disant  qu'il  Ta  écrite  derrière  le  temple 
en  ruine  de  Yacuna, 

H»c  tibi  dicUbtin  fuiom  pott  pâtre  Vacaii». 

Yacuna  était  une  déesse  fort  honorée  chez  les  Sabins,  et  Yarron 
nous  dit  que  c'était  la  même  qu'on  appelait  à  Rome  la  Yictoire.  Or, 
on  a  retrouvé,  près  du  village,  une  belle  inscription  qui  nous  apprend 
que  Yespasien  a  relevé  à  ses  frais  le  temple  de  la  Yictoire,  que 
l'âge  avait  presque  détruit  :  jEdem  Victoriœ  vetustate  dilapsam  sua 
impensa  restituit.  La  coïncidence  a  fait  penser  que  l'édifice  relevé 
par  Yespasien  est  celui  qui  tombait  en  ruine  du  teinps  d'Horace  ;  en  le 
réparant,  l'empereur  a  donné  à  la  déesse  son  nom  romain  à  la  place 
de  l'autre  qu'on  ne  comprenait  plus.  Aujourd'hui  l'inscription  est 
encastrée  dans  les  murailles  du  vieux  château,  et  la  place  voisine  a 
reçu  des  habitans  le  nom  de  Piazza  Vacuna  :  Horace  n'est  donc  pas 
tout  à  fait  oublié  dans  ce  pays  qu'il  habitait  il  y  a  quelque  dix- 
huit  siècles. 

Il  faut  monter  à  Roccagiovine  si  Ton  veut  connaître  au  naturel 
ce  que  sont  les  villages  de  la  Sabine.  Rien  n'est  plus  pittoresque, 
tant  qu'on  se  contente  de  les  regarder  de  loin.  On  en  est  charmé 
lorsqu'on  les  aperçoit  de  la  vallée,  couronnant  quelque  haute  mon- 
tagne et  se  serrant  autour  de  l'église  ou  du  château.  Mais  tout 
change  dès  qu'on  y  pénètre.  Les  maisons  ne  sont  plus  que  des  ma- 
sures, les  rues  que  des  ruelles  infectes  où  le  fumier  sert  de  pavé.  On 
n'y  peut  faire  un  pas  sans  rencontrer  des  porcs  qui  se  promènent. 
Dans  toute  la  Sabine,  les  porcs  sont  les  maîtres  du  pays.  Ils  ont  le 
sentiment  de  leur  importance  et  ne  se  dérangent  pour  personne.  La 
rue  et  quelquefois  la  maison  leur  appartiennent.  U  en  devait  être 
tout  à  fait  de  même  du  temps  des  Romains.  Alors  aussi  ils  faisaient 
la  principale  richesse  de  la  contrée,  et  Yarron  n'en  parle  jamais 
qu'avec  le  plus  grand  respect.  J'en  vois  un,  sur  une  place,  qui  se 
vautre  avec  un  air  de  délice  dans  une  mare  noirâtre,  et  je  me  sou- 
viens aussitôt  de  cette  phrase  charmante  du  grand  agriculteur  : 
a  Ils  se  roulent  dans  la  fange,  ce  qui  est  pour  eux  une  manière  de 
se  délasser,  comme  aux  hommes  de  prendre  un  bain.  »  Ici,  du  reste, 
l'antiquité  se  retrouve  partout.  Les  femmes  que  nous  rencontrons 
sont  presque  toutes  belles,  mais  d'une  beauté  vigoureuse  et  virile. 
Nous  reconnaissons  ces  vaillantes  Sabines  d'autrefois,  brûlées  du 
soleil,  habituées  aux  plus  lourdes  tâches.  Elles  aident  encore  aujour- 
d'hui leurs  maris  aux  travaux  des  champs.  J'entrevois,  au  fond  de 
la  vallée,  un  chemin  de  fer  en  construction;  les  femmes  y  sont  mê- 
lées aux  ouvriers  et  portent  comme  eux  des  pierres  sur  la  tête.  Il 
n'y  a  guère  d'honmies  dans  le  village,  à  l'heure  où  nous  le  traver- 


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77i  RETUS  BBS  DEUX  MONDES» 

scuDS  ;  mais  noas  sontmes  entonrôs  par  «ne-  noée  d'enfns  robuste», 
avec  des  yeux  pleins  de  feu  et  d'intelligence.  Ik  sont  eurieux  et 
importuns  ;  c'est  leur  défaut  ordinaire  ;  mais  au  moins  ils  ne  ten- 
dent pas  la  main,  comme  à  Tivoli,  ûà  Umt  h  monde  est  mendiant. 
Dans  ce  pays  perdu,  le  sang  s'est  conservé  pur  ;  ce  sont  les  restes 
d'une  forte  et  fîëre  race  qui  entra  pour  une  bonne  part  dans  la  for- 
tune de  Rome. 

Si  RoccaigioTÎne,.  comme  on  peut  le  croire,  est  bâti  sur  Tai^Iaee- 
ment  du  Fanum  VactmtBy  c'est  par  là  que  derait  être  fentrée  du 
doBoaine  dTHoraee.  Noœ  continuons  donc  à  moater,  en  inclinant 
vers  kl  droite»  par  un  dœnrin  pierreux,  qu'ombragent  de  temps  en 
temps  des  noyers  et  des  chênes.  Devant  nous,  sur  les  pentes  de  la 
montagne^  s'étendent  des  champs  cateivés,  avec  quelques  habita- 
tions rustiques»  Bien  n'apparatt  à  l'horizon,  où  l'oo  puisse  recon- 
naître les  mines  d'une  maisoD  antique,  et  nous  sovHnes  incertains 
d'abord  pour  savoir  de  quel  côtô  nous  devons  nous  (firiger.  Mais 
nous  nous  souvenons  qu'Horace  nous  dit  qu'il  y  avait,  auprès  de  sa 
maison,  une  fontaine  qui  ne  tarissait  pas,  qualité  rare  dans  les  con- 
trées du  Midi,  et  qui  était  assez  importante  pour  donner  son  nom 
au  ruisseau  daoDS  lequel  elle  se  jetait  (1).  Si  ia  maison  a  disparu,  la 
fontaine  au  moins  doit  subsister,  et,  quand  nom  l'aurons  trouvée, 
il  nous  sera  facile  de  fixer  la  place  du  reste.  Nous  suivons  une  petite 
route  qui  passe  à  côté  d'une  vieille  église  en  ruine,  la  Madorma 
délie  cmsey  et  un  peu  plus  bas  nous  arrivons  à  la  source  que  nous 
cherchons.  Les  gens  du  pays  l'appellent  Fmie  delf  Oratini  :  esl-ce 
le  hasard  qui  lui  conserve  un  nom  si  voisin  de  celui  du  poète? 
Dans  tous  les  cas,  il  est  bien  difiScile  de  ne  pas  croire  qifê  ce  soit 
celle  dont  U  nous  a  parlé.  Il  n'y  en  a  pas  de  plus  nnpcrtante  dans 
le  voisinage  ;  elle  sort  avec  abondance  d'nn  creux  de  rocher  et  un 
vieux  figuier  la  eoovre  de  son  ond)rage  (1).  )e  ne  safe  si,  conm>e  le 
prétend  Hœrace,  «  ses  eaux  font  du  bien  à  l'estomac  et  soulagent  la 
tète,  »  mais  elles  sont  fratdnes  et  limpides  ;  aotonr  d'elle,  le  site 
est  charmant,  tout  à  fait  propre  à  ht  rêverie,  et  je  comprends  que  le 
poètoi  ait  mis  parmi  les  momens  les^  pllvs  heureux  de  sa  journée 

(i)  M.  Pietro  Roea  kit  remarquer  qu^enoif  oaujourd'hal  Uy  Uomum  ne  pread  ce  nom 
qu'à  partir  da  moment  où  elle  reçoit  Teaa  de  la  petite  fontaine.  Jusqua-là,  on  rappelle 
seulement  U  Rivo.  Voyex  l*intérettante  notice  que  N06I  Dea  Vergers  a  placée  on  t6te 
da  charmant  petit  Horace  de  DIdot. 

(2)  Cest  tout  à  fait  aimt  qu'Horace  a  dépeint  Ta  fontaine  de  Bandtrsie.  l\  parle  «de 
Cft  chêne  placé  au  dessua  du  rocher  creux  d*e4  jallHt  ronde  babiilarda.  •  On  sait 
aujonrd'hui  que  Bandusie  éUit  située  dans  rApulie^près  de  Venouae.  Mais  U  est  bien 
possible  qu*Horace  ait  donné  à  la  petite  source  qui  cooladt  près  da  sa  maison  le  nom 
de  celle  où  il  s'éuit  souvent  désaltéré  dans  sa  jeunesse,  quand  il  n'avait  pas  quitté 
Éfm  pays  natal.  La  ressemMance  entre  le  paysage  décrit  dans  l'ode  d'Horace  et  le  site 
réil  i»  la  fonlaina  deU'  OraUnirend  cette  hypothèse  fort  ▼raf semblable. 


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PROMENADES  ABGHÉOLOGIQUES.  775 

oeuz  OÙ  il  ireniit  y  prendre  quelqaerepoB  :  prape  rimtm  tùmrnu  in 
herba. 

La  posHion  de  la  source  retrouvée,  celle  de  la  maîsoii  se  devine. 
HoFâce  nous  dit  qu'elles  étaient  près  l'une  de  rnutre;  nous  se  pou- 
Tons  donc  chercher  que  dans  le  voisiiiage«  Gapmartin  de  Ghaupy 
plaçait  la  maison  plus  bas  que  la  fontûne,  vers  le  fond  de  la  vallée, 
dans  un  endroit  où  l'on  voit  encore  quelques  débris  de  murs  anti- 
ques. Mais  ces  débris  paraissent  être  postérieurs  à  Auguste;  d'ail- 
leurs nous  savons  par  Horace  lui-même  qu'il  habitait  un  plateau 
escarpé  et  il  parle  de  sa  maison  comme  d'une  sorte  de  forteresse. 
M.  Pietro  Rosa  a  donc  raison  de  la  mettre  plus  haut*  Il  suppose 
qu'elle  devait  être  un  peu  au-dessus  de  la  Madonna  délie  case;  là 
précisément  cm  remarque  un  terrassement  artificiel  qui  semble  avoir 
été  disposé  pour  servir  d'aire  k  un  édifice.  Le  sol  est  depuis  long- 
temps cultivé,  mais  la  charrue  y  fait  souvent  sortir  de  terre  des 
morceaux  de  briques  ou  des  tuiles  brisées  qui  semblent  provenir 
d'une  construction  ancienne.  Est-ce  là  que  se  trouvait  vériti^)lement 
la  maison  d'Horace?  On  peut  le  croire  avec  M.  Bosa  :  il  est  sûr  dans 
tous  les  cas  qu'elle  oe  pouvait  pas  être  fort  éloignée. 

De  cet  endroit  élevé,  jetons  les  yeux  sur  le  pays  qui  nous  entoure. 
Nous  avons  à  nos  pieds  une  vallée  étroîle  et  longue,  au  fond  de 
laquelle  code  le  torrwtde  la  Licennt;  elle  est  dominée  par  des  mon- 
tagnes qui,  de  tous  les  côtés,  semblent  se  rejoindre.  A  gauche,  la 
Licenza  tourne  si  1]^ usquement  qu'on  n'aperçoit  pas  la  gorge  dans 
laquelle  elle  s'enfonce;  à  droite, le  rocber  sur  lequel  perche  Bocca- 
gkmne  semble  avoir  roulé  dans  la  vallée  pour  en  fermer  l'accès,  en 
sorte  que  nulle  part  on  n'apengoit  d'issue.  Je  reconnais  le  paysage 
tel  qu'il  est  décrit  par  Horace  : 

Contioui  moiiteB,iilfi  diiBOcleatir  maca 
VaUe. 

Après  un  regard  jeté  sur  ce  bel  ensemble  de  montagnes,je  reviens  à 
ce  qui  doit  surtout  nous  intéresser.  Dans  cette  étendue  de  terres  que 
mes  yeux  embrassent,  je  me  demande  ce  qui  pouvait  bien  appartenir 
au  poète.  U  ne  s'est  jamais  nettement  expliqué  sur  les  limites 
véritables  de  son  domaine.  Quelquefois  il  parait  désireux  d'en  dimi- 
nuer l'importance  :  sa  maison  n'est  qu'une  maisonnette  [vUhda) 
entourée  d'un  tout  petit  champ  (ageilui)^  dont  son  fermier  lui-môme 
ne  parle  qu'avec  mépris.  Mais  Horace  est  mk  homme  prudent,  qui 
se  &it  petit  volontiers  pour  désarmer  Tenviai  Je  crois  qu'en  réalité 
son  bien  de  la  Sabine  devait  être  d'une  assez  bonne  grandeur.  «  Tu 
m'as  fait  riche,  »  disait-il  un  jour  à  Mécène;  riche,  non  pas  sans 
doute  conmie  ces  grands  seigneurs  ou  ces  chevaliers  qui  possô; 


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776  BETUE  DES  DE0X  ]«HIDE8. 

daient  des  fortimes  immenses,  mais  beaucoup  plus  assurémoat  qu'A 
n'avait  jamais  souhaité  ou  même  rêvé  de  le  deyenir.  Quelque  mo- 
déré qu'on  soit  de  sa  nature,  il  est  rare  qu'on  ne  se  permette  pas 
quelque  excès  quand  on  rêve.  Ces  excès,  ces  rêves  qu*il  formait  dans 
sa  jeunesse,  sans  espérer  les  voir  jamais  accomplis,  Horace  nous 
dit  que  la  réalité  les  avait  dépassés  : 

AaeUus  atque 
Di  meUni  fecere. 

Nous  possédons  quelques  renseignemens  qui  nous  donnent  une 
idée  assez  précise  du  bien  d'Horace.  Il  n'avait  pas  gardé  toutes  les 
terres  à  son  compte  :  les  tracas  d'une  grande  exploitation  ne  pou- 
vaient guère  lui  convenir.  Il  en  aiTermait  une  partie  à  cinq  mé- 
tayers, des  hommes  libres,  qui  avaient  chacun  leur  maison,  et  s'en 
allaient  toutes  les  nundines  à  Varia,  soit  pour  leurs  intérêts  propres, 
soit  pour  les  affaires  du  petit  municipe.  Cinq  métayers  supposent  un 
domaine  assez  considérable;  et  il  faut  ajouter  que  ce  qu'il  avait 
conservé  pour  lui  n'était  pas  sans  quelque  importance,  puisqu'il  fal- 
lait huit  esclaves  ponr  le  cultiver.  Je  m'imagine  donc  qu'une  grande 
partie  des  terres  qui  m'entourent  depuis  le  haut  de  la  montagne  jus- 
qu'à la  Licenza,  devait  être  à  lui.  Ce  vaste  espace  contenait  pour 
ainsi  dire  des  zones  différentes,  qui  se  prêtaient  à  des  cultures 
diverses,  qui  offraient  au  propriétaire  des  températures  variées,  et 
par  suite  des  distractions  et  des  plaisirs  de  plus  d'un  genre.  Au 
centre,  à  mi-côte,  se  trouvait  la  maison  avec  ses  dépendances.  Tout 
ce  que  nous  savons  de  la  maison,  c'est  qu'elle  était  simple,  qu'on  n'y 
voyait  ni  lambris  d'or,  ni  omemens  d'ivoire,  ni  marbres  de  l'Hy- 
mette  et  de  l'Afrique  :  ce  luxe  n'était  pas  à  sa  place  au  fond  de  la 
Sabine.  Près  de  la  maison,  il  y  avait  un  jardin  qui  devait  contenir 
de  beaux  quinconces  bien  réguliers  et  des  allées  droites  enfermées 
dans  des  haies  de  charmilles,  comme  c'était  la  mode  alors.  Horace 
s'est  élevé  quelque  part  contre  la  manie  qu'on  affectait  de  son  temps 
de  remplacer  l'ormeau,  qui  s'uuit  à  la  vigne,  par  le  platane,  l'arbre 
célibataire,  comme  il  l'appelle;  il  attaque  ceux  qui  prodiguent  chez 
eux  les  parterres  de  violette,  les  champs  de  myrte,  «  values  richesses 
de  l'odorat.  »  Était-il  resté  fidèle  à  ses  principes?  N'avait-il  rien 
donné  à  l'agrément?  et  son  jardin  ressemblait-il  tout  à  fait  à  celui 
de  Caton,  où  l'on  ne  trouvait  que  des  arbres  ou  des  plantes  utiles? 
Je  n'oserais  pas  trop  l'affirmer.  Il  lui  est  arrivé  plus  d'une  fois  de  ne 
pas  s'appliquer  à  lui-même  les  préceptes  qu'il  donne  aux  autres,  et 
d'être  plus  rigoureux  dans  ses  vers  que  dans  sa  vie.  Au-dessous, de 
la  maison  et  du  jardin,  les  terres  étaient  fertiles.  Cest  là  que  pous- 
saient ces  moissons  qui,  à  ce  que  prétend  Horace,  ne  trompaient 


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PROMENADES  A1GHÉ0L06IQUE8.  777 

jamais  son  attente;  c'est  là  peut-être  aussi  qu'il  récoltait  ce  petit 
vin  qu'il  servait  à  sa  table  dans  des  amphores  grossières  et  dont  il 
ne  fait  pas  l'éloge  à  Mécène  (1).  Un  peu  plus  bas  encore,  vers  les 
bords  de  la  Licenza,  le  terrain  devenait  plus  huoiide,  et  les  prai- 
ries remplaçaient  les  champs  cultivés.  Il  arrivait  alors  comme  aujour- 
d'hui que  le  torrent,  grossi  par  les  pluies  d'orage,  sortait  de  son  lit 
et  se  répandait  dans  le  voisinage,  ce  qui  faisait  maugréer  le  fermier 
d'Horace,  qui  prévoyait  avec  douleur  qu'il  aurait  quelque  digue  à 
construire  pour  mettre  les  terres  à  l'abri  de  l'inondation.  Si  le  pays 
était  riant  vers  le  bas  de  la  vallée,  au-dessus  de  la  maison  il  deve- 
nait de  plus  en  plus  sauvage.  U  y  avait  là  des  buissons  «  qui  don- 
naient libéralement  des  prunelles  et  de  rouges  cornouilles  ;  »  il  y 
avait  des  chênes  et  des  yeuses,  qui  couvraient  les  rampes  de  la  mon- 
tagne. Dans  les  rêves  de  sa  jeunesse  dont  je  parlais  tout  à  Theure, 
le  poète  ne  demandait  aux  dieux  qu'un  bouquet  d'arbres  pour  cou- 
ronner son  petit  champ.  Mécène  avait  mieux  fait  les  choses  :  le  bois 
d'Horace  couvrait  plusieurs /u^^r^^.  Il  y  en  avait  assez  «  pour  nour- 
rir de  glands  le  troupeau  et  fournir  une  ombre  épaisse  au  maître.  » 
Ce  n'était  donc  pas  seulement  un  petit  jardin  d'homme  de  lettres, 
un  trou  de  lézard,  selon  l'expression  de  Ju vénal,  qu'Horace  tenait 
de  son  protecteur;  c'était  un  domaine  véritable,  avec  des  prés,  des 
terres,  des  bois  et  toute  une  exploitation  rustique,  une  fortune  en 
même  temps  qu'un  agrément.  Gomment  ce  domaine  était-il  tombé 
dans  les  mains  de  Mécène?  On  Fignore.  Quelques  méchantes  langues 
ont  prétendu  qu'il  pouvait  bien  avoir  été  confisqué  sur  des  ennemis 
politiques  et  que  probablement  Mécène  avait  donné  à  son  ami  des 
terres  qui  ne  lui  appartenaient  pas.  Ces  libéralités,  qui  ne  coûtaient 
guère,  n'étaient  pas  alors  tout  à  fait  rares.  On  raconte  qu'Auguste 
offrit  un  jour  à  Virgile  la  fortune  d'un  exilé  et  que  le  poète  la  refusa. 
J'espère  bien  qu'Horace  n'aurait  pas  été  moins  délicat  que  son  ami. 
Mais  ce  ne  sont  là  que  des  hypothèses  auxquelles  on  ne  doit  pas 
s'arrêter.  Tout  ce  qu'on  sait  du  bien  d'Horace,  c'est  qu'il  était  en  très 
mauvais  état  quand  il  lui  fut  donné.  Les  ronces,  les  épines  couvraient 
la  terre,  et  la  charrue  n'y  avait  pas  passé  depuis  longtemps.  Il  eut 
l'imprudence,  quand  il  en  prit  possession,  d'amener,  pour  diriger 
les  travaux,  un  de  ces  esclaves  de  la  ville  qui,  selon  Golumelle,  ne 

(i)  n  y  a  quelque  obtcorité  tur  U  qaetUoii  de  safolr  ti  U  campagne  d*Horaee 
produisait  da  Tin.  Le  poète  Mmble  à  ce  propot  se  contredire.  I\  dit ,  dans  répttrt 
à  son  vitticui  :  «  Ce  coin  de  terre  porterait  plutôt  de  l'eocens  et  du  poi?re  qu*nne 
grappe  de  raisin.  »  Ailleurs,  il  inrlte  Mécène  à  dtner  et  loi  annonce  qu'il  ne  peut 
loi  donner  qu'on  vin  médiocre  de  la  Sabine  qu'il  a  mis  lui-même  en  bouteille; 
ce  qui  semble  bien  indiquer  qu'il  le  récoltait  ebes  lui.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'il  y  a 
aujourd'hui  des  ?lgnes  dans  la  vallée  de  la  Liceata,  et  qn*on  boit  à  RoccagioTiiie  un 
vin  du  pays  qui  n'est  pas  maufaif. 


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778  BBTUE  BBS  BEUX  HONDES» 

sont  qu'une  race  de  paresseux  et  d'endormis  {soc&rs  et  êommemUh' 
ium  genm).  Le  malheureux  ne  connaissait  sans  doute  la  campagne 
que  par  les  jardios  si  bien  soignés  des  environs  de  Rome.  Quand  il 
arriva  dans  la  Sabine  et  qu'il  vit  ces  champs  en  friche  qu'ra  lui 
donnait  à  cultiver,  il  se  crut  tombé  dans  un  Heu  sauvage  et  pria 
qu'on  le  laissât  partir  au  plus  vite.  Horace  lui-naême,  malgré  l'aSeo- 
tion  qu'il  porte  à  sa  propriété,  n'en  a  pas  exagéré  les  mérites.  La 
terre,  nous  dit-il,  est  loin  â*y  être  aussi  f«*tile  que  dans  la  Skile  ou 
la  Stutlaigne  ;  les  troupeaux  n'y  viennent  pas  si  bien  que  dans  la 
Galabre  ;  tes  vignes  surtout  y  sont  fort  inférieures  à  celles  de  ta 
Gampanie.  Cô  qu'il  loue  sans  réserve,  c'est  ht  température,  qui  est 
égale  en  toute  saison,  ni  trop  froide  pendant  rhiver,ni  trop  chaude 
en  été.  A  propos  de  cette  qualité,  il  ne  tarit  pas  cTéloges,  et  l'on 
comprend  bien  qu'il  y  soit  très  sensible.  Est-il  un  plus  grand  plai- 
sir, quand  on  quitte  la  fournaise  de  Rome,  que  de  se  réfugier  dans 
une  retraite  charmante  où  Tombre  des  grands  arbres  et  le  vent  frais 
des  montagnes  permettent  au  moins  de  respirer? 

Je  remarque  aussi  qu'il  n'a  jamais  vanté  avec  excès  la  beauté  du 
pays  qui  entourait  sa  maison  de  campagne.  Les  préventions  du  pro- 
priétaire ne  Tégarent  pas  jusqu'à  le  comparer  aux  sites  célèbres  de 
l'Italie,  à  Baîes,  à  Tibur,  à  Préneste.  Baîes,  nous  ditril,  est  une  des 
merveilles  du  monde;  on  ne  trouve  ailleurs  rien  d'aussi  beau  : 

NaUof  in  § rbe  k>cat  Baiis  prohKet  amonif. 

Préneste  aussi  est  un  endroit  admirable,  d'où  l'on  jouit  d'une 
des  vues  les  plus  variées  et  les  plus  larges  qu'on  puisse  imaginer. 
Horace  s'y  plaisait  beaucoup  et  y  retournait  souvent.  Il  faut  avouer 
que  la  vallée  de  la  Licenza  n'a  rien  de  semblable,  et  je  ne  serais 
pas  surpris  qu'un  voyageur  qui  viendrait  de  Palestrinaou  de  Tivoli 
n'éprouv&t  quelque  mécompte  en  y  arrivant.  C'est  sa  faute  et  non  celle 
d'Horace,  qui  n'a  pas  voulu  nous  tromper.  Si  notre  attente  n'est  pas 
d'abord  tout  à  &it  remplie,  ne  nous  en  prenons  qu'à  nousHnènaes. 
Nulle  part  il  n'a  prétendu  que  cette  petite  vallée  solitaure  fût  le 
plus  beau  lieu  du  monde,  conmie  il  fait  pour  Baîes;  il  nous  dit  sim- 
plement qu'il  y  a  été  heureux.  Est-il  donc  indispensable,  pour  être 
heureux,  d'avoir  sans  cesse  un  horizon  immense  devant  soi  et  de 
vivre  dans  une  extase  perpétuelle?  Il  ne  faut  rien  exagérer  en  aucun 
sens  ;  si  le  site  de  la  vallée  Sabine  n'est  pas  comparable  à  celui  des 
beaux  pays  dont  je  viens  de  parler,  il  est  pourtant  fort  agréable  dans 
ses  petites  proportions.  Tajoute  que  bien  des  choses  ont  dû  changer 
depuis  l'antiquité.  Les  montagnes  sont  nues  aujourd'hui;  elles  étaient 
autrefois  couvertes  d'arbres.  Pour  me  figurer  l'aspect  qu'elles 
devaient  avoir  J'y  place  par  la  pensée  cet  admirable  petit  boia  de 


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PBOBOMADBS  IBCHBOfiOGiQtJIS.  779 

chênes  verts  qu'on  traverse  en  allant  au  sacra  speco  de  Subiaco. 
La  vallée  non  plus  ne  ressemble  pas  à  ce  qu'elle  était  autrefois  ;  elle 
a  perdu  les  ombrages  qui  plaisaient  tant  à  Horace  et  lui  rappelaient 
la  verdure  de  Tarente. 

Gpedas  addoctim  ppopfins  frondereTamotam. 

Mais  ce  qui  n'a  pas  changé,  ce  qui  faisait,  ce  qui  fait  encore  le 
caractère  de  ce  charmant  paysage,  d'est  le  cahne,  la  tranquillité,  le 
silence.  De  ia  Madânna  délie  case^  à  midi,  on  n'entend  que  le  bniit 
affaibli  du  torrent  qui  monte  du  fond  de  la  vallée.  VoHà  précisé- 
ment ce  qu'Horace  v^ait  y  chercher.  Les  spectacles  extraordinaires 
jettent  Tâme  dans  une  sorte  de  ravissement  qui  l'excite  et  la  trouble; 
c'est  à  la  longue  une  fatigue  qu'il  aurait  mal  supportée.  Il  ne  vou- 
lait pas  que  la  nature  l'mttirftl  frop  i  elle  et  l'empéchftt  de  s'appar- 
tenir à  lui-même.  Aussi  rien  ne  lui  convenait-il  mieux  que  cet  hori- 
zon tranquille,  o&  tout  est  repos  et  recueillement.  Quoiqu'il  fût  ici 
près  de  Rome  et  qu'à  la  rigueur  son  mulet  à  la  queue  coupée  pût 
l'y  mener  en  un  jour  (1),  il  pouvait  s'en  croire  à  mille  lieues.  C'est 
ce  qu'ailleurs  il  ne  trouvait  pas.  A  Préneste,  lorsqu'il  venait  s'as- 
seoir, en  lisant  Homère,  sur  les  marches  du  temple  de  la  Fortune, 
il  apercevait  dans  la  brume  les  murailles  de  la  grande  ville.  A  Baies, 
il  en  rencontrait  partout  la  jeunesse,  occupée  de  ses  fêtes  broyantes  : 
c'était  Rome  encore,  entrevue  dans  le  lointain  ou  coudoyée  dans  la 
rue.  Rome  ne  venait  pas  dans  la  vallée  de  la  Sabine  :  qui  donc  aurait 
osé,  parmi  cette  jeunesse  élégante,  s'aventurer  dans  la  montagne 
au-delà  de  Tibur?  Horace  y  était  donc  vraiment  chez  lui.  Il  pouvait 
se  dire,  en  mettuit  le  pied  dans  son  domaine  :  «  Ici,  je  n'appartiens 
plus  aux  importuns;  j'ai  quitté  les  soucis  et  les  ennuis  de  la  ville; 
je  vis  enfin  et  je  suis  mon  maître  :  vivo  et  regno.  » 

(1)  Honice  noas  dit,  dans  la  satire  au  II  raconte  9on  toyage  à  Brindes,  qiM  les  gcmi 
pressés  et  alertes  poumient  faire  43  miUes  (an  pen  pins  de  63  kHooèlivs)  daos  leur 
jeamée.  Lui  qni  aimait  ses  aises,  fit  la  route  en  deni  jours.  Le  second  jour,  il  parcon- 
mt  27  milles.  La  distance  de  Reme  à  la  Yilla  de  la  Sabine  devait  être  de  31  ou 
32  milles  (à  pea  près  45  kilomètres).  Le  voyage  pouvait  donc  se  faire  en  un  jour,  n  est 
pourtant  vraisemblable  qu'Horace,  qui  ne  voulait  pas  se  fatiguer,  couchait  soufent  à 
TIbur.  On  a  pensé  que,  pour  éviter  d'aller  i  Taa berge,  il  y  avait  acheté  ou  kmé  une 
msiaonnette;  c'était  l'usage  des  riches  Romalna.  Suétone  prétend  même  que,  de  wom. 
temps,  on  montrait  à  Tibur  une  maison  qui,  disait-on*  lui  avait  appartenu.  En  réalité 
cette  prétention  ne  s'appaie  sur  aucun  texte  précis  du  poète.  Qoaad  U  nous  dit  qu'il 
retourne  à  Tibar  ou  qu'il  aime  à  y  habiter,  11  est  probable  que  le  nom  de  la  viUe  est 
pris  Dour  celui  de  son  territoire.  M.  Camille  IttUian  a  montré,  dans  les  3iélang$s 
d'archéologie  et  d'histoire,  publiés  par  l'École  française  de  Rome,  que  Tibur,  quoique 
d'origine  latine,  était  le  chef-lieu  d*un  district  sabfn  et  que  le  territoire  de  Varia  en 
dépendait.  On  peut  donc  entendre,  lorsque  Horace  parle  de  Tibur,  qull  veut  désigner 
sa  maison  de  la  Sabine. 


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780  BBTDB  M8  MDX  IIOHI». 

IV. 

La  yilla  de  la  Sabine,  qui  tient  tant  de  place  dans  la  vie  d'Horace, 
n'en  occupe  pas  moins  dans  Tbistoire  de  la  littérature.  Depuis  le 
jour  où  Mécène  en  a  fait  cadeau  à  son  ami,  cette  maison  tranquille, 
avec  son  jardin,  sa  source  voisine  et  son  petit  bois,  est  devenue 
comme  un  idéal  vers  lequel  les  poètes  de  tous  les  temps  ont  tou- 
jours eu  les  yeux  tournés.  Ceux  de  Bome  chercbaient  à  se  le  procu- 
rer de  la  même  façon  qu'Horace  :  ils  s'adressaient  à  la  générosité  des 
gens  riches  et  tâchaient  de  les  piquer  d'honneur  par  leurs  vers.  Je 
n'en  vois  pas  à  qui  ce  métier  ait  paru  répugnant,  et  Ju vénal  lui- 
même,  qui  passe  pour  un  républicain  fougueux,  a  proclamé  qu'il 
n'y  a  d'autre  avenir  pour  la  poésie  que  la  protection  du  prince. 
C'est  aussi  l'opinion  de  son  ami  Martial,  et  il  en  a  fait  une  sorte 
de  théorie  générale  qu'il  expose  avec  une  naïveté  singulière.  Il  y  a, 
selon  lui,  une  recette  sûre  pour  faire  éclore  les  grands  poètes  :  il 
suffit  de  les  bien  payer. 

SiDt  Mœcenatei  :  non  deerunt,  FUcce,  Ifaronet. 

Si  Virgile  fût  resté  pauvre,  il  n'aurait  rien  fait  de  mieux  que  les 
Bucoliques;  heureusement  il  avait  un  protecteur  libéral,  qui  lui  dit  : 
«  Voilà  la  fortune,  voilà  de  quoi  te  donner  tous  les  agrémens  de  la 
vie  :  aborde  l'épopée.  »  Aussitôt  il  composa  ï Enéide.  La  méthode 
est  infaillible  et  le  résultat  assuré.  Le  pauvre  poète  aurait  bien  sou- 
haité qu'on  en  fit  l'application  sur  lui;  il  ne  demandait  pas  mieux 
que  de  devenir,  au  plus  juste  prix,  un  homme  de  génie.  Aussi  usa- 
t-il  sa  vie  à  s'offrir  successivement  à  tous  les  protecteurs;  aucun 
n'accepta  de  faire  l'expérience  :  le  temps  des  Mécènes  était  passé. 
U  ne  manque  pas  de  gens  que  cette  bassesse  indigne  et  qui  croient 
devoir  faire  à  ce  sujet  des  tirades  vertueuses;  ils  commencent  par 
attaquer  Martial  et  finissent  par  atteindre  Horace.  On  leur  a  déjà 
répondu  plus  d'une  fois  que  ce  qu'ils  appellent  une  bassesse  n'était 
qu'une  nécessité  (1);  on  a  fait  voir  que  la  littérature  alors  ne  don- 
nait pas  de  quoi  vivre  à  ceux  qui  la  cultivaient.  Jusqu'à  l'invention 
de  l'imprimerie,  on  ne  pouvait  pas  avoir  une  idée  nette  de  ce  que 
nous  appelons  le  droit  d'auteur.  Une  fois  qu'un  livre  était  publié, 
il  appartenait  à  tout  le  monde.  Rien  n'empêchait  ceux  qui  se  l'étaient 
procuré  de  le  faire  copier  autant  de  fois  qu'ils  le  voulaient  et  de 
mettre  en  vente  les  exemplaires  dont  ils  ne  se  servaient  pas.  Le 

(i)  On  peut  Toir  tortont  ce  que  dit  à  ee  tajet  Friedlmidar,  dani  ton  ITtilotn  cUi 
monrt  romai$m.  On  trou? era  des  renteignemeni  cnricvx  eu»  le  n«  Tolame  ds  la 
tradocUoo  firançelM. 


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PROMENAin»  1BGHI0L0GIQUE8.  781 

libraire  pouvait  bien  acheter  de  Tauteur  le  droit  de  faire  paraître 
son  livre  avant  tout  le  monde;  mais,  comme  rien  ne  lui  assurait  la 
propriété  durable  de  l'ouvrage,  qu'une  fois  qu'il  avait  paru,  tout 
le  monde  pouvait  le  reproduire  et  le  répandrOi  il  payait  fort  peu, 
et  ce  qu'il  donnait  ne  suflisait  pas  k  l'auteur  pour  vivre  (1).  L'au- 
teur n'avait  donc  d'autre  resssource,  s'il  ne  voulait  pas  mourir  de 
faim,  que  de  s'adresser  à  quelque  personnage  important  et  de  solli- 
citer ses  libéralités. 

On  a  fait  remarquer  aussi  que  ce  qui  nous  parait  bas  et  humiliant 
dans  cette  nécessité  était  fort  diminué  alors,  et  presque  dissimulé, 
par  l'existence  de  la  clientèle.  C'était  une  institution  ancienne,  hono- 
rable, nationale,  que  protégeaient  la  religion  et  les  lois.  Le  client 
ne  se  trouvait  pas  déshonoré  par  les  services  qu'il  rendait  à  son 
patron  et  le  salaire  qu'il  en  recevait.  Il  ne  semblait  singulier  à  per- 
sonne qu'un  grand  seigneur  payât  de  son  argent,  aidât  de  son 
influence,  nourrit  dans  sa  maison  une  foule  de  gens  qui  venaient 
le  saluer  le  matin,  qui  lui  faisaient  cortège  quand  il  sortait,  qui 
soutenaient  ses  candidatures,  qui  l'applaudissaient  à  la  tribune  et 
injuriaient  ses  adversaires;  que,  parmi  ces  diens,  il  donnât  quelque 
place  à  des  poètes  qui  chantaient  ses  exploits,  à  des  historiens  qui 
célébraient  ses  ancêtres,  à  des  grammairiens  qui  lui  dédiaient  leurs 
ouvrages,  personne  aussi  n'y  trouvait  à  redire;  cette  clientèle  lit- 
téraire jie  semblait  rien  avoir  de  choquant  et  profitait  de  la  popula- 
rité dont  l'autre  jouissait.  J'ajoute  que  ces  écrivains,  qui  entraient 
ainsi  dans  la  maison  d'un  grand  seigneur,  étaient  en  général  de  fort 
petits  personnages  qui  n'avaient  pas  le  droit  de  se  montrer  bien  diffi- 
ciles. Quelques-uns,  comme  Martial,  avaient  quitté  une  province 
éloignée,  où  ils  vivaient  misérablement,  pour  venir  chercher  fortune; 
les  autres  étaient  d'ordinaire  d'anciens  esclaves.  A  Rome,  l'esclavage 
a  recruté  la  littérature  et  les  arts.  C'était  une  spéculation,  chez  les 
maîtres  d'esclaves,  de  donner  à  quelques-uns  uue  très  bonne 
éducation  pour  les  vendre  cher.  Ceux-là  devenaient  souvent  des 
honmies  distingués  dont  on  faisait  des  précepteurs  ou  des  secré- 
taires, et  qui  étaient  quelquefois  aussi  des  écrivains  et  des  poètes 
de  mérite.  Quand  ils  avaient  conquis  la  liberté,  qui  ne  leur  donnait 
pas  toujours  la  fortune,  ils  n'avaient  rien  de  mieux  à  faire  que  de 
s'attacher  k  leur  ancien  maître  ou  k  quelque  patron  généreux  qui 
s'offrait  à  les  protéger.  Pour  des  gens  de  cette  origine,  ce  n'était 
pas  déchoir;  au  contraire,  la  clientèle  était  un  progrès  quand  on 
sortait  de  la  servitude.  Voilà  comment  les  gens  de  lettres  ont  été  si 

(1)  Martial  regrette  de  ne  ptt  tirer  de  ses  livres  asses  de  profit  pour  acheter  an  peUt 
coin  de  terre  où  il  paisse  dormit  en  paii  (i,  S4).  U  nous  dit  aillears  que  ses  vers  se 
vendent  et  se  lisent  dans  la  Bretagne.  «  Mais  qalmportef  ajoate-t-il,  ma  bonrte  n'en 
•ait  riea.  »  Ce  qni  prouve  que  les  libraires  dece  pays  ne  le  pajaient  pas. 


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7tt  BEVUB  US 

hogjbBBapB  les  diâDS  des  geas  nchee  san  que  penoane  «i  ait  para 
cà<^iié  m  mèine  sorprifl.  Ils  se  fent  j^os  tai4  yrfi«acnrs,  tecsyiê 
PiBBtnielîoD  pibliqoe  fii4  oifpiiisée  4  Bmoe  et  dasa  les  prcmnoeB. 
Pendant  trois  siècles,  les  gnmmainess,  les  philmophes,  les  rtié- 
teors  atUchés  aux  gnoées  écoles  de  Tenj^re  immA  es  même 
tenps  -des  hîstaneDS,  des  poètes,  et  les  Msiis  que  leiir  Istssaienl 
leurs  fimctioDS,  ils  les  oonsacruent  à  la  Uttéralnre.  Cette  silnatioa 
valait  mieux  assurément  pour  leur  dignité  et  leur  B)d^)ewiaBoe; 
Mais  elle  avait  d'antres  iocoBivàûeBS  dont  ce  s'est  pas  le  Keu  de 
parler  ici. 

On  comprend  ^piie  tons  ces  affames,  à  la  recherche  d'os  Hécèos 
(jpi'il  n'élsit  pas  iàcîle  de  taoïiver,  n'aient  rien  isMgmé  déplus  ken- 
reox  que  Issort d'Boraee,  Men-eeulement  ils  reBrâsentd'aroir  reçu  le 
bien  de  la  Sabme,inais  ils  ne  revenaient  pas  de  lesr  sorprise  quand 
ils  le  Toyaient  \ivre  si  familièrement  arec  son  protecteur.  Box 
n'afraieoi  pas  la  même  cbanee.  Lorsqpi'ils  venaient  saluer  le  siattre 
le  matm,  c'est  à  peine  s'il  daignait  les  reconnaître  et  leur  sourire. 
Il  les  bissait  téte-à-tête  avec  son  intendant,  qui  se  faisait  beau- 
coop  prier  pour  leur  distnbner  les  six  sa  sept  sesterces  (à  peu  près 
1  fr.  &0)  dont  se  composait  la  spartuie.  Si  le  patron  daignait  les 
innier  à  dloery  c'était  psnr  les  bumilier  par  des  affinonts  de  tous 
genres.  On  les  faisait  asseoir  à  quelque  table  écartée,  oà  ils  étaient 
rudoyés  par  les  esclaves.  Tandis  qu'ils  voyaient  passer  devant  eux» 
pCMV  les  préférés,  des  langoustes,  des  murènes,  des  poulardes 
grosses  comme  des  oies ,  on  leur  servait  à  grand'peine  quelques 
crabes,  ou  quelcpies  goajsQS  péchés  près  des  égsnts  ^  engraissés  par 
les  immondices  du  Tibre.  Comme  ils  étarait  humbles  par  nécessité  et 
fiers  par  caractère,  ces  sntinges  les  indignaient,  quokpfils  fassent 
tonjonrs  prêts  k  s'y  exposer.  Quand  ils  venaient  de  les  subir,  ils 
ne  poovaimt  s'empêcher  de  songer  à  Honice,  un  bomme  de  lettres 
comme  aix,  un  fils  d'esdave,  ^i  non-iseulement  s'asseyait  à  la 
table  d'un  ministre  d'état  avec  les  plus  grands  personnages,  mais 
qui  l'iofitait  k  sa  maison  et  traitait  presque  d'égal  avec  lui  Voilà 
œ  qui  lenr'caosait  autant  d'admkmtion  que  d'étonfiement.  Aussi 
s'était-il  fEÛt  à  la  longue  une  sorte  de  légende  sur  cette  intimité 
entre  le  favori  de  l'empereur  et  le  poète.  II  semblait  que  rien  n'en 
eût  jamais  troublé  la  sérénité;  c'était  entre  les  deux  amis  coonne 
un  combat  perpétuel  de  générosité  et  de  reconnaîssanee,  l'un  don- 
nant sans  cesse,  l'autre  remerciant  toujours,  tandis  qu'autour 
d'eux  la  société  de  Borne  restait  en  extase  devant  ce  touchant 
tableau. 

La  réalité  ne  ressemble  pas  tout  à  fait  à  la  légende  ;  elle  est  nu)ins 
édifiante  peut-être,  mais  plus  instructive;  surtout  elle  fait  pins 
d'honneur  à  Homes.  Quand  ses  conteasporains  le  fèUdlaieQt,  comme 


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PRonmiras  ARCHéoLCKHQura.  788 

d'une  Aance  heureuse,  de  s*ètre  gUssè  dans  ramitii  de  Mécène,  il 
répondait  fièrement  q«e  te  hasard  n'y  était  pour  rien.  H  aurait  ftdt 
la  même  r^Kmse  aux  lettrés  du  siècle  suîrant,  qui  attribnaîent  uni- 
quement an  bonheur  qu'il  avait  eu  de  yivre  dans  in  nnKen  favo- 
rable et  à  l'estime  qu'on  professait  alors  pour  la  littérature  et  les 
gens  de  lettres  la  ntuation  qu'il  s'était  faite  dans  un  monde  pour 
lequel  il  n'était  pas  né.  Ils  se  «rompaient  :  cette  situation  lui  avait 
coûté  plus  d'un  combat;  il  l'avait  conquise,  il  la  maintenait  parla 
fermeté  de  son  caractère;  il  la  devait  à  lui-même.  Il  pouvait  dire, 
suivant  le  mot  cél^>re  du  vieil  Afqnus  Glaudius,  qu'il  était  seul 
ce  l'artisan  de  sa  fortune.  »  J'ai  souvent  entendu  des  moralistes 
rigoureux  traiter  sévèrement  Horace  et  parler  de  lui  comme  d'un 
personnage  bas  et  servile.  Beulé  dédarait  même  un  jour  qu'il  fal- 
lait le  bannir  de  nos  maisons  d'éducation  parce  qu'il  n'avait  que  de 
mauvaises  leçons  à  donner  à  la  jeunesse.  La  jeunesse  n'a-t-elle 
donc  "plus  besoin  qu'on  lui  qyprenne  le  moyen  de  se  tirer  d'aflaire 
dans  les  positions  délicates,  de  vivre  avec  de  plas  grands  que  soi 
sans  s'abaisser,  de  faire  accepter  sa  liberté  à  tout  le  monde  sans 
blesser  la  dignité  de  personne,  de  saisir  enfin,  entre  la  rudesse  qui 
se  perd  et  la  complaisance  qui  se  déshonore,  ce  d^ré  d'honnêteté 
adroite  dont  personne  ne  peut  se  passer  dans  la  vie? 

Il  n'est  pas  possible  d'admettre  que  la  liaison  entre  Horace  et 
Mécène  ait  été  tout  à  fiait  exempte  d'orages.  Les  amitiés  les  plus 
tendres,  les  plus  intimes,  sont  ausm  tes  plus  déKcates,  celles  où  les 
moindres  froissemens  produisent  les  effets  les  plus  sensibles.  Les 
âmes,  en  se  rapprochant,  se  heurtent  :  c'est  la  loi;  il  n'y  a  que  les 
indifférens  qui  ne  se  querellent  jamais.  Quelle  que  fût  la  sympa- 
thie qui  rapprochait  Horace  de  son  ami,  les  causes  de  dissentiment 
ne  manquaient  pas  entre  eux.  D'abord  Mécène  était  poète,  et  fort 
mauvais  poète.  Ses  vers  obscurs,  pénibles,  pleins  d'expressions 
maniérées,  semblaient  faits  exprès  pour  mettre  hors  de  lui  un 
homme  de  goût.  Que  devait  penser,  que  pouvait  dire  Horace  quand 
il  était  admis  à  l'honneur  de  les  entendre?  Qnel  danger  s'il 
osait  exprimer  ses  sentimensî  Quelle  humiliation  pour  lui,  quel 
triomphe  pour  ses  ennemis,  s'il  était  réduit  à  les  admirer!  Nous  ne 
savons  pas  comment  Horace,  dans  l'intimité,  évitait  cet  écueil.  Ce 
qui  est  sûr,  c'est  que,  dans  ses  œuvres,  il  n'a  jamais  dit  tra  mot 
des  vers  de  Mécène.  Il  l'appelle  un  savant  homme,  docte  Uœeerua; 
de  tous  ses  ouvrages,  il  ne  parie  que  d'une  histoire  en  prose  qui 
n'est  pas  encore  commencée  et  qui  probablement  ne  fut  jamais 
finie;  il  pouvait  la  louer  sans  se  compromettre.  Cette  réserve  pru- 
dente ne  parait  pas  avoir  blessé  Mécène,  ce  qui  prouve  que  cTétait 
un  homme  d'esprit  qui  n'avait  rien  des  petitesses  d'un  auteur  de 
profession  ;  die  fait  honneur  aux  deux  amis. 


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7M  BBTUE  BBS  DBQl  MONBIB. 

Ce  qui  présentait  plus  de  péril  pour  Horace,  c'était  le  mélange 
qu'on  trouvait  dans  le  palais  de  TEsquilin  de  gens  du  monde  et  de 
gens  de  lettres.  Ces  deux  sociétés  ne  sont  pas  toujours  d'accord 
entre  elles  et  risquent  de  se  heurter  quand  on  yeut  les  faire  rivre 
ensemble.  Chez  Mécène,  les  gens  du  monde  appartenaient  à  la  plus 
haute  aristocratie  de  Rome;  .c'étaient  des  personnes  d'un  goût 
exquis,  connaissant  et  respectant  tous  les  usages,  fort  asservis  à  la 
mode  du  jour  et  la  faisant  quelquefois.  Ils  ne  pouvaient  s'empô- 
cher  de  plaisanter  quand  ils  voyaient  leurs  voisins,  les  gens  de  let- 
tres, manquer  à  ces  coutumes  sacrées  qui  sont  pendant  quelques 
n^ois  des  lois  rigoureuses  pour  devenir  aussitôt  après  des  vieilleries 
ridicules.  Ce  crime  impardonnable,  les  pauvres  poètes  le  commet- 
taient quelquefois  sans  s'en  apercevoir.  Ils  n'obéissaient  pas  tou- 
jours aux  règles  que  le  maître  avait  tracées  dans  son  livre  sur  sa 
toilette  {de  Cultu  suo);  ils  arrivaient  mal  peignés,  mal  chaussés, 
mal  vêtus;  ils  portaient  du  linge  usé  sous  une  tunique  neuve;  ils 
n'avaient  pas  pris  le  temps  de  bien  ajuster  leur  toge.  En  les  voyant 
ainsi  accoutrés,  l'assistance  éclatait  de  rire,  et  Mécène  riait  comme 
les  autres.  Je  ne  crois  pas  que  ces  railleries  aient  été  fort  sensibles 
à  ceux  contre  lesquels  elles  étaient  dirigées.  Virgile,  qui  était  dis- 
trait, ne  s'en  est  probablement  pas  aperçu  ;  Horace  les  acceptait  de 
bonne  grâce;  mais,  comme  il  était  malin,  il  s'en  est  vengé  à  l'oc- 
casion. Ces  grands  seigneurs  avaient  leurs  travers  aussi  et  leurs 
ridicules,  qui  ne  pouvaient  échapper  à  un  esprit  aussi  perspicace. 
La  vie  du  monde  était  devenue  alors  fort  exigeante  et  très  raÎKnëe  : 
elle  possédait  son  code  et  ses  lois.  Les  dîners  surtout  avaient  pris 
beaucoup  d'importance,  et  on  les  regardait  comme  une  véritable 
affau*e  d'état.  Varron,  toujours  pédant  et  grave,  même  dans  les 
choses  légères,  se  chargea  d'exposer  didactiquement  toutes  les  con- 
ditions que  doit  réunir  un  repas  pour  être  accompli.  C'était  une 
science  très  compliquée  :  dans  l'entourage  de  Mécène,  on  se  piquait 
de  la  pratiquer  en  perfection.  Horace  s'est  moqué  de  cette  préten- 
tion dans  deux  de  ses  satires  :  l'une,  où  il  nous  montre  l'épicurien 
Catius  occupé  à  recueillir  des  préceptes  de  cuisine;  l'autre,  où  il 
raconte  le  dîner  de  Nasidienus,  un  de  ces  prétendus  docteurs  dans 
l'art  de  bien  traiter  les  convives.  Les  deux  peintures  sont  fort  plai- 
santes; l'épicurien  nous  amuse  par  la  gravité  avec  laquelle  il  débite 
ses  préceptes,  l'autre  nous  égaie  par  les  soins  fastidieux  qu'il  se 
donne  pour  maintenir  sa  réputation  et  les  contretemps  comiques, 
qui  dérangent  ses  projets.  Ces  railleries  atteignaient  des  person- 
nages connus,  des  amis  de  Mécène,  et  l'on  peut  soupçonner  qu'il 
en  devait  retomber  quelque  chose  sur  Mécène  lui-même.  N'encou- 
rageait-il pas  les  souises  de  Nasidienus  en  allant  dîner  chez  lui? 
N'avait-il  pas,  comme  Catius,  inventé  des  plats  nouveauxt  dont 


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PROMENADES   ARCHÉOLOGIQUES.  785 

Pline  nous  dit  que  son  autorité  les  mit  à  la  mode  tant  qu'il  vécut, 
mais  qu'ils  ne  purent  pas  lui  survivre? 

Ce  ne  sont  là,  je  le  reconnais,  qii^^  de  petits  différends  qui  n'ont 
pas  beaucoup  d'importance.  Les  difficultés  véritables  commencè- 
rent un'peu  plus  tard;  elles  vinrent  des  libéralités  môme  de  Mécène. 
Les  bienfaits  des  grands  sont  des  chaînes  :  Horace  ne  l'ignorait 
pas;  aujmoins  essaya-t-il  de  rendre  les  siennes  légères.  D^abord  il 
ne  voulut  pas  prendre  tout  ce  qu'on  lui  ofiQrait.  Dans  l'ardeur  de 
son  amitié.  Mécène  désirait  lui  donner  tous  les  jours  davantage, 
Horace  n'accepta  que  le  bien  de  la  Sabine,  a  C'est  assez  ;  cest  même 
trop,  »  lui  disait-il, 

Satii  saperque  me  benignitas  toa 
DiUYit. 

Et^ce  bien  lui-même,  dont  il  était  si  heureux,  au  moment  où  il  en 
jouissait  avec  le  plus  de  plaisir,  il  laissait  entendre  qu'il  pourrait  au 
besoin  s'en. passer.  «  Si  la  fortune  me  reste  fidèle,  je  la  remercie; 
mais  dès  qu'elle  agitera  ses  ailes  pour  me  fuir,  je  lui  rendrai  ce 
qu'elle  m'a^donné;  je  m'envelopperai  de  ma  vertu;  je  saurai  me 
contenter^^d'une  honnête  pauvreté.  »  Voilà  Mécène  bien  averti  :  son 
ami  ne  sacrifiera  pas  son  indépendance  à  sa  fortune;  il  redeviendra 
pauvre  plutôt"que;[de  cesser  d'être  libre.  On  jour  vint  où  il  éprouva 
le  besoin  de  le  dire  plus  clairement  encore.  Il  avait  quitté  Rome  au 
commencement  d'août,  promettant  de  ne  rester  que  quatre  ou  cinq 
jours  à  la  campagne  ;  mais,  une  fois  qu'il  y  fut  arrivé,  il  s'y  trouva 
si  bien  qu'il  joublia  de  tenir  sa  promesse.  Le  mois  entier  passa 
sans  qu'il  lui  fût  possible  de  s'en  arracher.  Mécène,  qui  ne  pouvait 
plus  vivre  sans  lui,  se  plaignit  avec  quelque  amertume;  peut-être 
insinua-t-il,  dans  sa  lettre,  qu'il  comptait  sur  plus  de  recopnais- 
sance.  Nous  avons  la  réponse  d'Horace,  qui  est  assurément  l'un 
de  ses  meilleurs^ouvrages.  Il  est  impossible  d'envelopper  plus  de 
fermeté^dans  plus  de  douceur.  A  travers  d'agréables  récits  et  de 
complaisans  apologues,  sa  résolution  se  montre  aussi  précise,  aussi 
nette  que  possible.  Il  ne  reviendra  pas  dans  quelques  jours,  coomie 
on  le  lui  demande;  il  ne  veut  pas  s'exposer  aux  fièvres  tant  que 
durera  l'autonme.  Bien  plus,  si  l'hiver  s'annonce  rigoureux,  si  la 
neige  couvre;,le  mont  Albain,  il  descendra  du  côté  de  la  mer  et 
s'enfermera  dans  quelque  chaude  retraite  pour  y  travailler  à  son 
aise.  G'est*seulement  au  printemps,  a  à  la  première  hirondelle,  » 
qu'il  sera  de  retour.  Ce  terme,  comme  on  voit,  est  fort  reculé. 
C'est  exprès  qu'il  le  rejette  aussi  loin  :  on  dirait  qu'il  a  voulu  faire 
accepter  aux  autres  par  une  épreuve  définitive  et  se  bien  prou- 

TOMi  LTn.  —  18S3.  50 


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■^"^ 


788  Hfci  DEe  DBUi  ■ora»f* 

ver  à  Itn^même  sa  liberté*  Pour  It  oonserver  intacte,  il  est  prêt  h 
rendre  tout  ce  qu'il  a  reçu  :  cuncia  résigne*  La  maison  de  la  Sabine 
elle-mâme  lui  sétnbleraât  payée  trop  cher  par  le  sacrifice  de  son 
r«pos  et  de  son  mdépendance*  «  Quand  cm  Yoiti  dans  un  échange, 
que  ce  qu'on  reçoit  vaut  Eioins  que  oe  qu'on  donne,  il  faut  laisser 
au  plus  vite  ce  qu'on  a  pris  et  reprendre  ce  qu'on  a  laissé.  »  Â  ce 
ton  résolu,  Mécène  comprit  que  la  décision  d'Horace  était  prise  et 
ne  renouvela  pas  ses  exigences.  En  somme,  la  conduite  du  poète 
en  cette  circonstance  était  aussi  habile  qu'honorable*  Il  savait  que 
l'amitîè  demande  une  certaine  égalité  entre  les  personnes  qu'elle 
lie.  En  se  préservant  de  complaisances  exagérées,  en  veillant  sur  sa 
liberté,  en  maintenant  avec  un  soin  jaloux  la  dignité  de  son  carac- 
tère, il  s'élevait  à  la  hauteur  de  celui  qui  l'avait  comblé  de  ses 
bienfaits.  C'est  ainsi  que  fut  changée  la  nature  de  letirs  relations  et 
qu'au  lieu  de  rester  son  protégé,  il  devint  son  ami.  —  Il  faut  avouer 
que  les  poètes  de  l'époque  suivante  n'ont  pas  imité  cet  exemple. 
Ils  se  sont  contentés  d'accabler  les  grands  personnages  qui  les  pro- 
tégeaient de  flatteries  et  de  bassesses.  Faut-il  s'étonner  que  ceuX'^ci, 
se  voyant  regardés  comme  des  maîtres,  les  aient  traités  en  servi- 
teurs? 

V. 

Il  est  bien  fâcheux  qu'Horace,  qui  nous  a  décrit  avec  tant  de 
détails  l'emploi  de  ses  journées  pendant  qu'il  restait  à  Rome,  n'ait 
pas  cru  devoir  nous  dire  aussi  clairement  comment  il  passait  sa 
vie  à  la  campagne.  La  seule  chose  que  nous  sachions  avec  certitude, 
c'est  qu'il  y  étiit  très  heureux.  Il  goûtait,  pour  la  première  fois, 
le  plaisir  d'être  prqiriétaire.  a  Je  prends  mes  repas,  disait- il,  devant 
des  dieux  Lares  qui  sont  à  moi  :  Ante  Larem  proprium  vescor!  » 
Avoir  un  foyer,  des  dieux  domestiques,  fixer  sa  vie  dans  une  demeure 
dont  on  est  le  mattre,  c'était  le  plus  grand  bonheur  qui  pût  arrivei* 
à  tm  Romain  ;  Horace  avait  attendu  d'avoir  plus  de  trente  ans  pour 
le  connaître.  Nous  avons  vu  que  son  domaine,  quand  il  en  prit  po»* 
session,  était  fort  négligé  et  que  la  maison  tombait  en  ruine.  U 
lui  fallut  d'abord  bâtir  el  planter;  ne  l'en  plaignons  pas,  ces  soucis 
ont  leurs  charmes  :  on  aime  mieux  sa  maison  quand  on  l'a  co»' 
struite  ou  réparée,  on  s'attache  à  sa  terre  par  les  soins  mêmes  qu'elle 
vous  coûte*  11  y  venait  toujours  avec  plaisir  et  le  plus  souvent 
qu'il  pouvait.  Tout  lui  servait  de  prétexte  pour  quitter  Rome  :  il  y 
iateait  trop  chaud  ou  trop  froid;  on  approchait  des  saturnales, 
«poque  insupportable  de  l'année,  oè  toute  la  ville  était  en  l'air; 
c'èiait  le  moment  de  terminer  un  ouvrage  que  Mécène  rédamait 
avec  insistance  :  or  le  moyen  de  rien  faire  de  bon  à  Rome,  où  les 


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PROMÉKAMB  iMIl£ÔI.OGfC|!DBS%  787 

bnrits  de  lame,  le  tracas  des  relations,  les  importuns  qu'il  faut  rece- 
voir ou  visiter,  les  mauvais  vers  qu'il  faut  entendre,  vous  enlèvent 
le  meilleur  de  votre  temps  !  Il  setraic  donc,  dans  sa  valise,  Platon 
avec  Ménandre,  emportait  Tœuvre  commencée,  promettant  de  faire 
merveille,  et  partait  pour  Tibur.  Mais,  quand  il  était  chez  lui,  ses 
belles  résolutions  ne  tenaient  pas.  Il  avak  bien  autre  chose  à  faire 
que  de  s'enfermer  dans  son  cabinet  d'étude  !  Il  lui  &llait  causer 
avec  son  fermier  et  surveiller  ses  travailleurs.  Il  allait  les  voir  à 
l'ouvrage,  et  quelquefois  il  y  mettait  lui-même  la  main.  Il  enfou- 
it la  bêche  dans  le  champ,  il  en  ôtait  les  pierres,  au  grand  amuse^ 
ment  des  voisins,  qui  admiraient  à  la  fois  son  ardeur  et  sa  maki- 


Ridettt  Tieinl  f^lébà»  et  saxa  mov«ntem. 

Le  soir,  il  recevait  à  sa  table  quelques  propriétaires  des  environs. 
C'étaient  de  braves  gens,  qui  ne  disaient  pas  de  mal  du  voisin^  et 
n'avaient  pas  pour  unique  conversation,  comme  les  élégans  de 
Rome,  de  parler  des  courses  ou  du  théâtre.  lis  traitaient  des  ques- 
tions plus  sérieuses,  et  leur  sagesse  rustique  s'exprimait  volontiers 
en  proverbes  et  en  apologues.  Ce  qoi  plaisait  surtout  à  Horace  dans 
ces  dîners  de  campagne,  c'est  qu'on  s'y  moquait  de  l'étiquette, 
que  tout  y  était  simple  et  frugal,  qu'on  ne  se  croyait  pas  tenu  d'obéir 
à  ces  sottes  lois  que  Varron  avait  rédigées  et  qui  étaient  devenues  le 
code  de  la  bonne  compagnie.  On  se  gardait  bien  d'éHre  un  roi  du 
festin,  qui  imposât  aux  convives  le  nombre  des  coupes  qu'il  fallait 
vider.  Chacun  mangeait  à  sa  &im  et  buvait  à  sa  soif  :  c'étaient,  dit 
Horace,  des  repas  divins  :  O  noctes  cœnœqiie  Deum  / 

Cependant  il  ne  restait  pas  toujours  chez  lui,  quelque  plaisir 
qu'il  trouvât  à  y  être.  Cet  homme  rangé,  régulier,  pensait  qu'il  faut 
mettre  de  temps  en  temps  quelques  irrégularités  dans  sa  vie. 
N'est-ce  pas  un  sage  de  la  Grèce,  Aristote,  je  crois,  qui  recommande, 
dans  l'intérêt  de  la  santé,  qu'on  se  permette  un  excès  par  mois? 
Cela  sert  au  nsoins  à  rompre  les  habitudes.  C'était  aussi  l'opinion 
d'Horace  :  quoiqu'il  fût  le  moins  fou  des  hommes,  il  trouvait  asses 
agréable  de  fiiire  une  folie  à  l'occasion  :  dulce  est  desipere  in  loco. 
Avec  l'âge,  ces  folies  étaient  devenites  moins  vives  et  plus  rares  ; 
il  aimait  pourtant  toujours  à  interrompre  par  quelques  équipées 
de  plaisir  la  sage  uniformité  de  son  existence.  Il  retournait  alors 
à  Préneste,  à  Baies,  à  Tarente,  qu'il  avait  tant  aimées  et  tant  visi- 
tées pendant  qu'il  était  jeune-  Une  fois,  il  fut  infidèle  à  ces  vieilles 
affections  et  <^isit  pour  but  de  son  voyage  des  lieux  qui  lui  étaient 
nouveaux.  Voici  quelle  fut  l'occasion  de  ce  changement.  Un  méde- 
cin grec,  Antonius  Musa,  venait  de  guérir  Auguste  d'une  très  grave 


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788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maladie,  où  l'on  avait  craint  de  le  perdre,  par  l'application  de  l'eau 
froide.  Aussitôt  l'hydrothérapie  devint  à  la  mode.  On  fuyait  les 
sources  thermales,  autrefois  si  recherchées,  pour  s'en  aller  à  Glu- 
sium,  à  Gabies,  dans  les  pays  de  montagne  où  se  trouvaient  des 
fontaines  d'eau  glacée.  Horace  fit  comme  les  autres  :  pendant  l'hiver 
de  l'année  730,  au  lieu  de  se  diriger  du  côté  de  Baîes,  comme  à 
l'ordinaire,  il  tourna  la  bride  de  son  petit  cheval  vers  Salerne  et 
Yelia.  Ce  fut  TafTaire  d'une  saison.  L'année  suivante,  le  gendre  et 
l'héritier  de  l'empereur,  Marcellus,  étant  tombé  très  malade,  on 
s'empressa  d'appeler  Antonius  Musa,  gui  appliqua  son  remède  habi- 
tuel; mais  le  remède  ne  guérissait  plus.  L'hydrothérapie,  qui  avait 
sauvé  Auguste,  n'empêcha  pas  Marcellus  de  mourir.  Elle  fut  aussitôt 
abandonnée,  et  les  malades  reprirent  le  chemin  de  Baies.  Quand 
Horace  se  mettait  en  route  pour  ces  voyages  extraordinaires,  il 
entendait  changer  de  régime,  a  Chez  moi,  disait-il,  je  m'accommode 
de  tout;  mon  petit  vin  de  la  Sabine  me  parait  délicieux;  je  me 
régale  avec  des  légumes  de  mon  jardin  assaisonnés  d'une  tranche 
de  lard.  Mais,  une  fois  que  j'ai  quitté  ma  maison,  je  deviens  plus 
difficile,  et  les  fèves,  toutes  parentes  qu'elles  sont  de  Pythagore,  ne 
me  suffisent  plus.  »  Aussi,  avant  de  se  diriger  du  côté  de  Salerne, 
où  il  n'allait  pas  d'ordinaire,  prend-il  la  précaution  de  demander  à 
l'un  de  ses  amis  quelles  sont  les  ressources  du  pays,  si  l'on  y  peut 
trouver  du  poisson,  des  lièvres,  des  sangliers,  de  quoi  revenir  chez 
lui  gras  conmie  un  Phéacien  ;  il  tient  surtout  à  connaître  ce  qu'on  y 
boit,  il  lui  faut  un  vin  généreux  qui  le  rende  beau  parleur,  a  qui 
lui  donne  des  forces  et  le  rajeunisse  auprès  de  sa  jeune  maltresse 
de  Lvcanie.  »  C'est,  comme  on  voit,  pousser  la  précaution  fort  loin. 
A  Baîes,  à  Préneste,  à  Salerne,  dans  ces  lieux  fréquentés  par  tout 
le  beau  monde  de  Rome,  il  n'était  pas  assez  riche  pour  posséder  une 
maison  qui  lui  appartint;  il  avait  ses  gttes  ordinaires  {deversoria 
notà)y  où  il  allait  loger.  Ces  appartemens  d'occasion  n'étaient  pas 
toujours  commodes.  Sénèque,  qui  était  bien  plus  riche  qu'Horace, 
habitait,  quand  il  était  à  Baies,  au-dessus  d'un  bain  public,  et  il 
nous  a  fait  une  description  très  amusante  des  bruits  de  tout  genre 
qui  troublaient  son  repos.  Horace,  qui  aimait  ses  aises,  et  qui  sou- 
haitait être  tranquille,  ne  devait  pas  faire,  dans  ces  endroits  agités, 
un  fort  long  séjour.  Sa  fantaisie  satisfaite,  il  revenait  au  plus  vite 
dans  sa  paisible  maison  des  champs,  et  je  me  figure  que  ces  quel- 
ques semaines  de  fatigue  la  lui  faisaient  trouver  plus  agréable  et 
plus  douce. 

On  s'aperçoit  bien,  quand  on  lit  avec  soin  ses  œuvres,  que  son 
afiection  pour  sa  campagne  va  sans  cesse  en  grandissant.  Au  début, 
quand  il  y  avait  passé  quelques  semaines,  le  souvenir  de  Rome  se 
réveillait  dans  sa  pensée.  —  Ces  grandes  villes,  qu'on  déteste, 


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PROMENADES   ARCHÉOLOGIQUES.  7S9 

quand  on  est  forcé  d'y  vivre,' il  suffit  d'en  sortir  pour  les  regretter  ! — 
L'esclave  d'Horace,  le  jour  où,  abusant  de  la  liberté  des  saturnales, 
il  dit  à  son  maître  tant  de  vérités  désagréables,  ne  manque  pas  de 
lui  reprocher  de  ne  jamais  se  plaire  où  il  est  : 

Rom»  ras  opUs,  abseotem  viUicus  orbem 
Tollis  ad  astra  levîs. 

Lui-môme  s'en  voulait  beaucoup  de  son  inconstance;  il  s'accusait 
n  de  n'aimer  que  Rome,  quand  il  était  à  Tibur,  et  de  songer  à  Tibur, 
dès  qu'il  se  trouvait  à  Rome.  »  Il  finit  pourtant  par  se  guérir  entiè- 
rement de  cette  légèreté  qui  l'impatientait.  C'est  un  témoignage 
qu'il  se  rend  dans  l'épltre  qu'il  adresse  à  son  fermier,  et  où  il  essaie 
de  le  convaincre  qu'il  n'est  pas  nécessaire,  pour  être  heureux,  d'avoir 
un  cabaret  dans  son  voisinage.  «  Quant  à  moi,  lui  dit-il,  tu  sais  que 
je  suis  aujourd'hui  conséquent  avec  moi-même,  et  que  je  ne  m'é- 
loigne d'ici  qu'avec  tristesse  toutes  les  fois  que  d'odieuses  affaires  me 
rappellent  à  Rome.  »  Sans  doute  il  s'arrangeait  pour  séjourner  de 
plus  en  plus  dans  sa  maison  de  campagne  ;  il  espérait  qu'un  jour 
pourrait  venir  où  il  lui  serait  possible  de  ne  plus  guère  la  quitter^* 
il  comptait  sur  elle  pour  porter  plus  légèrement  le  poids  des  der- 
nières années. 

Elles  sont  lourdes,  quoi  qu'on  fasse,  et  l'âge  ne  vient  jamais  sans 
amener  avec  lui  beaucoup  de  tristesse.  C'est  d'abord  une  nécessité 
qu'on  laisse,  quand  la  vie  se  prolouge,  beaucoup  de  ses  amis  sur  la 
route.  Horace  en  a  perdu  auxquels  il  était  très  tendrement  attaché  ; 
il  a  eu  le  malheur  de  survivre  dix  ans  à  Tibulle  et  à  Virgile.  Que  de 
regrets  n'a  pas  dû  lui  coûter  la  mort  du  grand  poète  dont  il  disait 
«  qu'il  ne  connaissait  pas  d'âme  plus  candide  que  la  sienne  et  qu'il 
n'avait  pas  de  meilleur  ami  !  »  Le  grand  succès  qu'obtint  l'œuvre 
posthume  de  Virgile  ne  dut  le  consoler  qu'à  moitié  de  sa  perte,  car 
il  regrettait  en  lui  l'homme  autant  que  le  poète.  Mécène  aussi,  qu'il 
aimait  tant,  lui  donna  de  grands  sujets  de  tristesse.  Ce  favori  de 
l'empereur,  ce  roi  de  la  mode,  dont  tout  le  monde  enviait  la  fortune, 
finit  par  être  très  malheureux.  On  a  beau  prendre  toute  sorte  de  pré- 
cautions pour  s'assurer  du  bonheur,  fuir  les  affaires,  chercha  le 
plaisir,  amasser  des  richesses,  s'entourer  de  gens  d'esprit,  réunir 
autour  de  soi  tous  les  agrémens  de  l'existence,  les  ennuis  et  la  dou- 
leur, quelque  effort  qu'on  fasse  pour  leur  fermer  la  porte,  trouvent 
le  moyen  d'entrer.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  triste,  c'est  que  Mécène  fut 
d'abord  malheureux  par  sa  faute.  Il  avait  eu  le  tort, — un  homme  si 
prudent  et  si  sage  I  —  d'épouser  sur  le  tard  une  coquette  et  d'en  deve- 
nir très  amoureux.  Elle  lui  donna  des  rivaux,  et,  parmi  eux,  l'em- 
pereur lui-même,  dont  il  n'osait  pas  être  jaloux.  Lui,  qui  avait  tant 


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790  RfiVUB  Des   WS.V%   MONDE». 

ri  des  antres,  il  donnait  aux  Romains  la  comédie  à  ses  d^ens.  Son 
temps  se  passait  &  quitter  Térentia  et  à  la  reprendre  :  «  I(  s'est 
marié  plus  de  cent  fois,  disait  Sénèque,  quoiqu'il  n'ah  eu  qu'une 
femme.  »  A  ces  tracas  intérieurs  se  joignirent  les  maladies.  Sa  santé 
n'avait  jamais  été  bonne  ;  l'âge  et  les  chagrins  la  rendirent  plus 
mauvaise.  Pline  nous  dit  qu'il  passa  trois  années  entières  sans  pou- 
voir dormir.  Comme  il  supportait  mal  la  souffrance,  il  désespérait 
ses  amis  par  ses  plaintes.  Horace,  qu'il  entretenait  toujours  de  sa  fin 
prochaine,  lui  répondait  en  beaux  vers  :  «  Toi,  Mécène,  mourir  le 
premier  1  toi,  Tappuî  de  ma  fortune,  l'ornement  de  ma  vie!  Les 
dieux  ne  le  permettront  pas  et  je  n'y  veux  pas  consentir.  Ah!  si  le 
destin  hâtant  ses  coups  me  ravissait  en  toi  la  moitié  de  mon  être, 
que  deviendrait  l'autre?  Que  ferais-je  désormais,  odieux  à  moi- 
même  et  ne  me  survivant  qu'à  demi?  » 

Au  milieu  de  ces  tristesses,  Horace  luinmême  se  sentait  vieillir. 
Cest  une  heure  grave  dans  là  vie  que  celle  où  l'on  se  trouve  en 
présence  de  la  vieillesse.  Cicéron,  qui  s'en  approchait,  voulut  se 
donner  du  cœur  par  avance,  et,  comme  il  se  consolait  de  tout  en 
écrivant,  il  composa  son  de  Senectute,  livre  charmant,  où  il  essaie 
de  parer  de  quelques  grâces  les  dernières  années  de  la  vie.  l\  n'eut 
pas  à  faire  usage  des  consolations  qu'il  s'était  préparées,  et  Ton  ne 
sait  si,  le  moment  venu,  elles  lui  auraient  paru  suffisantes.  Je  crains 
bien  que  cet  esprit  si  jeune  et  si  plein  de  vie  ne  se  fût  résigné 
qu'avec  peine  aux  décadences  inévitables  de  l'âge.  Horace,  non  plus, 
n'aimait  pas  la  vieillesse,  et  il  en  a  fait  un  tableau  assez  morose 
dans  son  Art  poétique.  Il  avait  d'autant  plus  de  motifs  de  la  détester 
qu'elle  avait  dû  venir  pour  lui  d'assez  bonne  heure.  Dans  un  de 
ces  passages  où  il  nous  fait  si  volontiers  les  honneurs  de  sa  per- 
sonne, il  nous  dit  que  ses  cheveux  blanchirent  vite;  pour  comble 
de  dif«grâce,  il  avait  beaucoup  grossi  ;  et,  comme  il  était  de  petite 
taille,  son  embonpoint  lui  allait  fort  mal.  Auguste,  dans  une  de  ses 
lettres,  le  compare  à  ces  mesures  des  Uquides  qui  sont  plus  larges 
que  hautes.  Si,  malgré  ces  signes  trop  évidens  qui  l'avertissaient 
de  son  âge,  il  avait  tenté  de  se  faire  illusion  à  lui-même,  il  ne  man- 
quait pas  de  gens  autour  de  lui  pour  le  détromper.  C'était  le  portier 
de  Néère,  qui  ne  laissait  plus  entrer  son  esclave,  affront  qu'Horace 
était  forcé  de  supporter  sans  se  plaindre.  «  Mes  cheveux  qui  com-^ 
mencent  à  blanchir,  dîsait-il,  m'avertissent  de  ne  pas  chercher  de 
querelle.  Je  n'aurais  pas  eu  tant  de  patience  du  temps  de  ma  bouil- 
lante jeunesse,  sous  le  consulat  de  Plancus.  »  Puis,  c'était  Néère 
elle-même  qui  refusait  de  venir  quand  il  l'appelait  ;  et  cette  fois 
encore,  le  pauvre  poète  se  résignait  d'assez  bonne  grâce,  trou- 
vait, après  tout,  qu'elle  avait  raison  d  qu'il  était  naturel  qu  Famour 
préférât  la  jeunesse  à  l'âge  mûr  : 


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PROfifENADES  ARCHÉ0L0GIQUES«  79) 

Abi 
Qao  bland»  juTenam  te  revocant  preces. 

Heureusement,  ce  n'était  pas  un  mélancolique  comme  ses  amis 
Tibulle  et  Virgile.  II  avait  même  sur  ce  point  des  opinions  très  dif- 
férentes des  nôtres.  Tandis  que  nous  avons  pris  l'habitude,  depuis 
Lamartine,  de  regarder  la  tristesse  comme  un  des  élémens  essen- 
tiels de  la  poésie ,  il  croyait,  au  contraire,  que  la  poésie  a  le  privi- 
lège de  nous  empêcher  d'être  tristes  :  «Un  homme  que  protègent  les 
Muses,  disait-il,  jette  aux  vents  qui  les  emportent  les  soucis  et  les 
chagrins.  »  Sa  philosophie  lui  avait  appris  à  ne  pas  se  révolter  contre 
les  maux  inévitables.  «  Quelque  pénibles  qu'ils  soient,  on  les  rend 
plus  légers  en  les  supportant.  »  II  acceptait  donc  avec  résignation  la 
vieillesse,  parce  qu'on  ne  peut  pas  s'y  soustraire  et  qu'on  n'a  pas 
encore  trouvé  le  moyen  de  vivre  longtemps  sans  vieillir.  La  mort 
elle-même  ne  l'effrayait  pas  ;  il  n'était  pas  de  ceux  qui  s'en  accom- 
modent tant  bien  que  mal  à  la  condition  de  ne  s'en  occuper  jamais. 
II  conseillait  au  contraire  d'y  penser  toujours.  «  Ne  comptez  pas  sur 
l'avenir.  Croyez  que  le  jour  qui  vous  éclaire  est  le  dernier  qui  vous 
reste  à  vivre.  Le  lendemain  aura  plus  de  charme  pour  vous  si  vous 
n'.espériez  pas  le  voir. 

Omnem  crede  diem  tibi  diloxisse  supremam; 
Grata  Bupenreniet  quae  non  sperabitur  hora.  » 

Ce  ne  sont  pas  là,  comme  on  pourrait  le  supposer,  de  ces  forfan- 
teries de  peureux  qui  crient  devant  la  mort  pour  ne  pas  l'entendre 
venir.  Jamais  Horace  n'a  été  plus  calme,  plus  énergique,  plus  maître 
de  son  esprit  et  de  son  âme  que  dans  les  ouvrages  de  son  âge  mûr. 
Les  deroi^res  lignes  qui  nous  restent  de  lui  sont  les  plus  fermes  et 
les  plus  sereines  qu'il  ait  écrites. 

Alors,  plus  que  jamais,  la  petite  vallée  sabine  devait  lui  plaire. 
Quand  on  visite  ces  beaux  lieux  tranquilles,  on  se  dit  qu'ils  parais- 
sent faits  pour  abriter  la  vieillesse  d'un  sage.  11  semble  qu'avec  d'an- 
ciens serviteurs,  quelques  amis  fidèles,  une  provision  de  livres  bien 
choisis ,  le  temps  doit  y  passer  sans  tristesse.  Mais  je  m'arrête  : 
comme  Horace  ne  nous  a  pas  fait  de  confidences  sur  ses  dernières 
années  ti  que  personne  après  lui  ne  nous  les  a  racontées,  nous 
serions  rédoits,  pour  en  parler,  à  former  quelques  conjectures,  et 
il  en  laut  mettre  le  moine  possible  dus  la  vie  d'un  homme  qui  a 
tant  aimé  la  vérité. 


Gaston  Boissier. 


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Lk 


DÊMOCEATIE  AUTORITAIEE 

AUX    ÉTATS-UNIS 


LA   JEUNESSE    ET    LA  VIE    MILITAIRE   D'ANDRÉ    JACKSON. 


I.  J.  Parton,  Life  of  A.  Jackson.  Boston,  1876.  —  II.  W.-G.  Sumner.  Andrew  Jack&on 
a$  a  public  man,  Boston,  1883. 

La  présidence  du  général  Jackson  a  marqué  une  époque  dans  l'his- 
toire des  États-Unis  :  il  a  imprimé  une  direction  nouvelle  à  la  poli- 
tique de  son  pays  :  il  a  exercé  sur  les  mœurs  publiques  une  influence 
funeste  qui  dure  encore.  Parmi  les  plus  illustres  de  ses  concitoyens, 
nul  peut-être  n'a  égalé  sa  prodigieuse  popularité  :  dans  tous  les  états 
de  r Union,  des  villes  ou  des  comtés  ont  re;u  son  nom;  la  maison 
dans  laquelle  il  a  vécu,  rachetée  à  ses  héritiers,  est  devenue  la  pro- 
priété de  la  nation  ;  le  congrès  lui  a  fait  ériger  une  statue  équestre 
sur  une  des  places  de  Washington  bien  avant  que  le  même  hom- 
mage ait  été  rendu  au  fondateur  de  l'indépendance  et  de  la  liberté 
américaines,  et  lorsqu'un  des  écrivains  les  plus  distingués  des  États- 
Unis,  M.  Parton,  a  voulu  raconter  son  histoire,  il  a  consacré  à  la 
recherche  des  sources  d'information,  à  l'analyse  des  documens  ori- 
ginaux, à  l'examen  des  témoignages  contemporains  qu'il  a  soigneu- 
sement recueillis  cette  patriotique  sollicitude  et  cette  scrupuleuse 


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LA   DÉMOCRATIE   AUTORITAIRE   AUX  ÉTATS-UNIS.  793 

préoccupation  de  la  vérité  qu'ont  portées  les  maîtres  de  la  science 
historique  dans  l'étude  de  la  vie  des  grands  politiques  et  des  grands 
capitaines. 

Un  jeune  et  brillant  écrivain  français  (1)  parcourant,  il  y  a  dix^uit 
ans,  l'Amérique,  s'étonnait  que  les  événemens  eussent  fait  à  a  cette 
grossière  et  grotesque  figure  »  une  si  grande  place  dans  l'histoire. 
Nous  ne  partageons  ni  son  dédain,  ni  sa  surprise.  Les  sociétés  démo- 
cratiques subissent  plus  que  toutes  les  autres  cet  entraînement  que 
Thomas  Garlyle  a  décrit  sous  le  nom  de  Hero-worship  et  dont  il  a 
fait  une  loi  universelle  de  rbumanité.  La  démocratie  veut  avoir  ses 
héros  :  elle  les  fait  à  sa  mesure  et  à  son  image.  Prompte  à  se  lais- 
ser séduire  par  les  triomphes  de  la  force  ou  par  les  sonorités  de 
la  parole,  elle  n'exige  de  ses  élus  ni  les  dons  du  génie,  ni  les  déli- 
catesses de  la  conscience,  ni  l'intégrité  du  caractère;  mais  elle  veut 
par-dessus  tout,  comme  son  ancêtre  le  vieux  Démos,  des  serviteurs 
dociles  de  ses  mobiles  volontés  ;  elle  cherche  à  retrouver  en  eux  le 
reflet  de  ses  propres  instincts,  ou  plutôt  c'est  elle-même  avec  ses 
passions  et  ses  rancunes  qu'elle  acclame  et  qu'elle  prétend  couron- 
ner dans  leur  personne.  A  ceux  qu'elle  a  choisis  de  la  sorte  elle  ne 
marchande  ni  les  faveurs,  ni  la  puissance.  «  Qu'on  le  fasse  César  I  » 
ce  cri  de  la  foule  romaine  qu'a  recueilli  le  génie  do  Shakspeare  n'a 
pas  cessé  de  retentir  à  travers  les  siècles,  et  l'Amérique  l'a  entendu 
à  certains  jours  de  son  histoire  comme  l'Europe  contemporaine. 

Mal  étrange  et  redoutable  auquel  les  nations  modernes  ne  sau- 
raient opposer  d'autre  remède  que  le  développement  croissant  de  la 
liberté  dans  les  institutions  et  dans  les  mœurs  I  II  y  va  de  leur  ave- 
nir et  de  leur  honneur  :  car  si  la  démocratie  libre  est  la  plus  noble 
forme  du  gouvernement  des  sociétés  humaines,  il  n'en  est  pas  de 
plus  méprisable  que  la  démocratie  asservie. 


I. 


Au  commencement  du  xvii*  siècle,  Jacques  P'  envoya  dans  le 
nord  de  T Irlande  une  colonie  d'Écossais  presbytériens  pour  repeu- 
pler les  parties  de  la  province  d'DIster  dévastées  par  la  guerre  et 
confisquées  au  profit  de  la  couronne  d'Angleterre.  Les  nouveau- 
venus  prirent  racine  dans  le  pays  et  s'y  confondirent  peu  à  peu  avec 
les  débris  de  l'ancienne  population  indigène.  De  cette  fusion  sortit 
une  race  d'une  originalité  singulière  en  qui  l'impétueuse  ardeur 

(1)  M.  Ernest  Duvergier  de  Haaraone,  Huit  mois  en  Amérique,  voir  la  Revuê  da 
15  février  1S66. 


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79&  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  caractère  irlandais  s'unit  à  la  rude  énergie,  à  l'esprit  pratique, 
processif  et  obstiné  de  la  nation  écossaise.  Cette  race  laborieuse  et 
forte  fournit  un  ample  contingent  à  l'émigration  du  Nouveau-Monde 
et  donna  aux  États-Unis  plus  d'un  bonune  illustre.  C'est  à  elle  qu'ont 
appartenu  Galhoun,  le  grand  orateur  du  Sud  et  le  doctrinaire  de  l'e^* 
clavage,  le  président  Polk,  le  célèbre  journaliste  Horace  Greeley,  et 
celui  de  tous  qui  en  a  conservé  le  plus  profondément  l'empreinte, 
le  général  André  Jackson. 

Le  grand^père  de  ce  dernier  était  un  modeste  marchand  drapier 
de  la  petite  ville  de  Garrickfergus,  située  à  neuf  milles  de  Belfast 
En  1765,  le  plus  jeune  de  ses  quatre  fils  émigra  en  Amérique  avec 
sa  femme,  Elisabeth  Hutchinson,  qui  appartenait  à  une  pauvre  famille 
de  cultivateurs  des  environs.  Ils  débarquèrent  à  Gbarleston  et  se 
rendirent  à  160  milles  au  nord  de  cette  ville  dans  un  settlement  où 
s'étaient  déjà  fixés  un  grand  nombre  de  leurs  compatriotes  et  qu'a* 
vait  occupé  précédemment  la  tribu  indienne  des  Waxhaws.  C'était 
une  région  fertile,  située  sur  la  frontière  des  deux  Carolines,  arro- 
sée par  la  rivière  la  Gatawba,  et  formant  une  sorte  d'oasis  au  milieu 
des  sombres  forêts  de  pins  dont  ce  pays  était  couvert.  André  Jack- 
son et  sa  femme  y  vécurent  pendant  deux  ans  de  la  vie  des  pion- 
niers américains,  habitant  une  cabane  formée  de  troncs  d'arbres  à 
peine  équarris,  défrichant  la  forêt,  et  cherchant  à  conquérir  par  le 
fer  et  le  feu  un  sol  rebelle  et  sauvage.  La  fièvre  des  bois  interrom- 
pait souvent  ces  rudes  labeurs  :  affaibli  par  les  fatigues  et  les  priva- 
tions, le  pauvre  émigrant  de  Carrickfergus  ressentit  les  atteintes  du 
mal  et  y  succomba.  Sa  femme  restait  veuve  avec  deux  enfans  et 
dans  un  état  de  grossesse  avancée.  Quelques  jours  après  la  mort  de 
son  mari,  le  15  mars  1767,  elle  donna  le  jour,  dans  un  miséraUe 
log-house  où  elle  avait  été  recueillie,  à  un  fils  qui  reçut,  comme 
son  père,  le  prénom  d'André. 

Le  futur  président  des  États-Unis  passa  les  premières  années  de 
son  enfance  dans  le  settlement  où  il  était  né,  chez  un  oncle  qui  pos- 
sédait quelque  aisance.  Sa  mère,  qui,  dans  ses  rêves  d'ambition, 
aspirait  à  faire  de  lui  un  ministre  presbytérien,  l'envoya  à  l'école 
voisine.  La  somme  de  connaissances  qu'il  y  acquit  fut  assez  mé- 
diocre :  il  apprit  tout  juste  à  lire,  à  écrire  et  à  compter;  et  son 
orthographe  resta  toujours  d'une  remarquable  incorrection.  Il  excel- 
lait dans  les  exercices  du  corps  :  mais  il  passait  pour  un  écolier  sau* 
vage,  turbulent,  d'une  humeur  emportée  et  d'un  caractère  intrai- 
table. 

Les  événemens  ne  tardèrent  pas  d'aiUenrs  à  interrompre  son 
éducation  et  à  troubler  profondément  sa  vie.  Il  avait  neuf  ans 
lorsque  fut  signée  la  déclaration  d'indépendance  des  Etats-Unis  : 


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LA  DÉMOCRAIIB  ÀeTOiliTÂUIfi   AUX  ETATS-UNIS,  7^ 

qffâtre  an»  plu»  tard|  il  yoyût  le»  troupe»  anglatises  envaUr  le  pays 
qu'habitait  sa  famille  et  saccager  le  modestô  logis  de  sa  më^e. 
M*^  lackâOD  fut  forcée  de  ^'enfuir  précipitammefit  avec  son  beau- 
frère  et  ses  enfan»  potiur  chercher  un  asile  à  quelque»  mille»  de  là. 
▲  cette  époque^  son  Gk  atoé  Hugues,  qui  s'était  engagé  et  qui  avait 
pris  part  aux  premier»  combat»  de  rindépendaAce«  venait  de  moi^ 
rir  de»  suites  de  ses  fotigueSé  André,  qui  avait  à  peiae  quatorze  ans, 
et  son  frère  Roberti  un  peu  plu»  âgé  <|ue  luiyse  joignÂrtnt  à  des 
bandes  de  partisans  qui  tenaient  la  eamp^ne  contre  les  troupes 
anglaises^  As  furent  renemtrés  et  (ms  par  une  coI(H)ne  de  dragon». 
un  officier  brutal  ordonna  à  André  de  nettoyer  ses  bottes  :  l'en- 
Cant  refoM  fièremônt  ôt  demaada  à  être  traité  en  prisonnier  de 
guerre.  Sa  réponde  Itd  valut  un  coup  de  sabre,  dont  il  porta  toute 
sa  vie  la  cicatrice«  «  Je  suis  sûr  qu'il  d'eu  sera  »ouvena  4  kt 
Nonvelle^rléans,  »  disait  un  de  ses  parens  à. son  historien  M.  Par- 
Um^  Son  frère  eut  à  subir  les  mêmes  violence»  :  tous  deux  furent 
emmené»  à  àO  milles  du  lieu  où  ils  avaient  été  trouvés,  dans  la 
viUe  de  Gâmdeni  où  étaient  réunis  de  nombreux  prisionniers.  On  les 
jeta  dans  un  obscur  et  élrok  cachot^  san»  litSy  sans  secours  médi- 
caux, sans  autre  nourriture  qti'une  ration  de  paki  insuffisante.  La 
petite  vérole  sévissait  àu  milieu  de  cette  sfgglomératkm,  et  les  deux 
frères  ne  tajrdërent  pa»  à  éprouver  les  effets  de  la  contagion^  lis 
étaient  k  peine  hors  de  di^nger  lorsque  leur  mère,  qui  tes  avait 
rejoints,  parvînt,  à  force  de  démardieSy  à  le»  faire  comprendre  dans 
un  échange  de  prîscmmer»*  La  courageuse  femme  ramena  ses  deux 
flLs  épuisé»  par  le»  fatigues  et  la  maladie,  couverts  de  vètenaens  en 
laanbeaux  et  montés  sur  deux  chevaux  qu'ils  avaient  à  peine  la  force 
de  condoire.  Ik  furent  surpti»  au  milieu  de  la  route  par  une  {rfuie 
torrentiette  et  glaciale*  Detut  jour»  après,  Robert  était  mort;  André 
avait  le  délire  et  une  fièvre  ardente  ;  mais  la  vigueur  de  sa  consti- 
tution et  le»  soins  de  %à  mère  le  sauvèrent. 

Il  venait  d'entrer  en  convalescence  lorsque  M'*  Jftckson  fut  appe- 
lée à  Gbarleston  par  des  parens  prisonniers  sur  les  pootons  qui  récla- 
maient sa  présence  et  ses  soins^  Elle  quitta  le  chevet  de  son  enfant 
malade  pour  ne  plus  le  revoir.  Les  épreute»  qu'elle  avait  suppor-^ 
tées  d'un  cœur  si  ferme  avaient  surpassé  ses  forces  \  en  revenant  de 
Charleston,  elle  fut  obligée  de  s'arrêter  chez  un  de  ses  cousins  et 
elle  y  moin*ut  arant  que  la  nouvelle  de  sa  maladie  fût  parvenue  à 
son  fils i» 

André  iackson  avait  alors  quinze  an»  ;  il  restait  orphelin  ^  sans 
asile  et  sai»  re6»o«rce»«  Tons  ceux  qu'il  avait  aimés  lui  avaient  été 
presque  en  même  temps  enlevés  ^  et  le  soivveair  de  ces  premières 
douleurs  devait  r^ter  attaché  d'une  manière  inellaçable,  dans  son 


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796  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

âme  de  patriote,  à  la  mémoire  des  luttes  et  de  la  conquête  de  Tin- 
dépendance  de  son  pays. 

Dès  que  ses  forces  le  lui  permirent,  il  alla  demeurer  chez  un  de 
ses'cousins,  sellier  de  son  état,  et  y  travailla  quelque  temps  avec 
luif  Mais  il  ne*  tarda  pas  à  renoncer  à  ce  travail  manuel,  et  il  retourna 
au  lieu  où  s'était  écoulée  sa  première  enfance  pour  y  diriger  une 
petite  école.  Son  instruction  personnelle  était  trop  bornée  pour 
qu'il  pût  espérer  de  grands  succès  dans  la  carrière  de  l'enseigne- 
ment. Cependant  il  y  gagna  quelque  argent,  et  ces  modestes  écono- 
mies lui  permirent  de  se  livrer  à  l'étude  pratique  du  droit. 

La  paix  venait  d'être  conclue  avec  l'Angleterre  et  l'indépendance 
des  États-Unis  était  irrévocablement  conquise.  Les  légistes  améri- 
cains avaient  joué  un  grand  rôle  dans  la  période  de  luttes  qui  venait 
de  se  terminer  ;  ils  allaient  en  remplir  un  plus  considérable  encore 
dans  la  pratique  et  le  développement  des  institutions  nouvelles. 
Accoutumés  par  l'étude  des  lois  à  remonter  aux  principes  du  gou- 
vernement, préparés  par  le  respect  des  précédens  qui  forment  la 
base  de  la  jurisprudence  anglaise  à  maintenir  l'esprit  de  tradition 
contre  les  entratnemens  populaires,  également  propres,  à  raison  de 
leurs  habitudes  de  discussion  publique  et  d'obéissance  à  la  chose 
jugée,  à  prendre  part  à  la  confection  des  lois  et  à  en  assurer  Texé- 
cution,  ils  devaient  former  la  classe  politique  supérieure  et,  comme 
l'a  dit  Tocqueville,  l'aristocratie  véritable  de  la  république  des  États- 
Unis.  Cette  prédominance  nécessaire  des  hommes  de  loi  dans  la 
démocratie  américaine  frappait  déjà  tous  les  esprits  clairvoyans,  et 
de  toutes  parts  de  jeunes  ambitions  se  sentaient  attirées  vers  une 
profession  qui  semblait  devoir  ouvrir  à  la  fois  à  des  hommes  labo- 
rieux et  actifs  le  chemin  de  la  fortune  et  l'accès  de  la  vie  publique. 
Ce  fut  dans  ces  dispositions  que  Jackson  se  rendit  à  Salisbury, 
petite  ville  de  la^Caroline  du  Nord  et  qu'il  entra  dans  Tétude  d'un 
solicitor  nommé  Spruce  Mac  Cay ,  chez  lequel  il  resta  deux  ans.  L'exi- 
guïté de  ses  ressources  et  les  lacunes  de  son  éducation  antérieure 
ne  lui  permettaient  pas  de  se  livrer  à  des  études  théoriques  de  juris- 
prudencO)  mais  il  acquit  l'expérience  des  affaires  et  les  notions  pra- 
tiques de  procédure  indispensables  à  l'exercice  de  la  profession 
d'avocat,  et  il  obtint,  en  1787,  l'autorisation  d'exercer  cette  profes- 
sion auprès  des  cours  de  la  Caroline  du  nord. 

C'était  alors  un  grand  jeune  homme  de  vingt  ans,  d'une  taille 
élevée  et  assez  élégante  ;  une  épaisse  chevelure  d'un  blond  ardent 
encadrait  sa  longue  et  maigre  figure  aux  traits  irréguliers  mais 
expressifs;  ses  yeux  bleus  au  regard  fixe  et  perçant  révélaient  la 
pénétration  de  son  intelligence,  la  violence  de  son  caractère  et  par- 
dessus tout  l'indomptable  énergie  de  sa  volonté.  C'était  un  excellent 


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LA   DÉMOCRATIE  AUTORITAIRE  AUX  ÉTATS-UNIS.  797 

cavalier,  un  habile  tireur,  un  amateur  passionné  de  courses  de  che- 
vaux et  de  combats  de  coqs,  assez  disposé  à  abandonner  pour  les 
séductions  et  les  périls  de  la  vie  aventureuse  de  la  frontière  la  labo- 
rieuse et  monotone  existence  de  l'étude  du  solicitor. 


IL 

La  destinée  du  jeune  légiste  de  Salisbury  allait  bientôt  lui  ouvrir 
une  carrière  nouvelle  merveilleusement  appropriée  à  son  humeur 
aventureuse  et  à  sa  rude  énergie.  La  nation  américaine,  à  peine 
sortie  des  épreuves  de  son  afTranchissement,  commençait  à  briser 
le  cercle  étroit  de  ses  premières  frontières,  et  cédait  à  ce  grand 
mouvement  d'expansion  dans  la  direction  de  l'Ouest  qui  ne  devait 
trouver  son  terme  que  sur  les  bords  de  TOcéan-Pacifique.  De  hardis 
pionniers,  attirés  par  les  récits  d'Indiens  vagabonds  vers  des  régiuns 
inexplorées,  défrichaient  les  immenses  forêts  qui  couvraient  le  sol, 
chassaient  les  animaux  sauvages  qui  peuplaient  ces  vastes  solitudes, 
cultivaient  cette  terre  dont  ils  étaient  les  premiers  maîtres,  y  grou- 
paient des  cabanes  qui  formaient  le  noyau  d'un  village  et  bientôt 
d'une  ville.  Les  Indiens  disparaissaient  peu  à  peu,  refoulés  par  la 
race  conquérante,  et  la  civilisation  américaine  prenait  possession 
d'un  nouveau  territoire.  Telle  était  alors  la  condition  de  cette  région 
comprise  entre  la  chaîne  des  Alleghanys  et  le  Mississipi  qui  forme 
aujourd'hui  l'état  de  Tennessee  et  qui,  dans  la  jeunesse  de  Jicksoii, 
dépendait  encore  de  la  Caroline  du  nord.  Quelques  milliers  de  sett- 
lers  y  étaient  déjà  fixés,  et  le  patron  de  Jackson,  Spruce  Mac  Cay, 
venait  d'y  être  attaché  à  la  première  cour  de  justice  dont  le  siège 
devait  être  à  Jonesboro.  Un  autre  homme  de  loi  de  Salisbury,  John 
Mac  Nairy,  fut  nommé  juge  de  la  cour  suprême  pour  le  district  occi- 
dental du  Tennessee  et  offrit  à  Jackson  de  remplir  dans  ce  district 
les  fouctions  de  public  prosecutor.  C'était  un  emploi  assez  p  u 
enviable  et  qui  n'était  pas  sans  périls  au  milieu  de  ces  rudes  popu- 
lations, et  dans  un  pays  sauvage  éloigné  d'environ  cinq  cents  nudes 
doci  parties  populeuses  de  la  Caroline  du  nord.  Mais  Jackson  n  eiait 
pas  homme  à  s'émouvoir  de  ces  périls  et  il  partit  gaiement  à  cheval 
pour  cette  lointaine  destination,  en  compagnie  du  nouveau  juge, 
de  son  greffier  et  de  quelques  jeunes  avocats.  La  petite  caravaue 
traversa  cette  région  montagneuse  dont  la  solitude  n'était  inter- 
rompue de  temps  à  autre  que  par  le  passage  de  quelques  familles 
d'émigrans  qui  partaient,  le  fusil  et  la  pioche  sur  l'épaule,  à  la 
recherche  de  la  fortune.  Elle  s'arrêta  quelques  semaines  à  Jonesboro 
qui  était  alors  la  principale  ville  du  Tennessee  oriental,  et  y  attendit 


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iiDe  escorte  OBi  dcfwt  to  conduire  par  iiTO 

jja  future  capîtaie  de  réut,  KasbTille.  EUe  arnva  dans  cette  dec- 
nière  ville  à  U  fa  d'octobre  1788  au  momeotoù  venait  d'être  ratifiée 
.  ^Qji^titiitiaD  des  États-Cnia  et  où  aUaieot  être  nommés  les  élec- 
tears  dmrgés  de  procéder  à  la  première  élection  présidentielle. 

Le  ptfs  qa'aOait  habiter  Jackson  était  une  riante  et  riche  contrée 

jljjaÔJiét  par  des  collines  boisées  et  traversée  par  le  cours  sinueux 

à^un  des  affluons  de  l'Ohio,  le  Gumberland.  La  vallée  du  Cumber- 

l^  ^t  alors  Ton  des  avant-^postes  de  la  civilisation  :  les  Indiens 

V  fai^*^t  de  fréquentes  incurâons  et  y  menaçaient  saas  cesse  la 

sécariié  de  la  population  émigrante  encore  peu  nombreuse;  les 

^mjrans  eux-mêmes  semblaient  avoir,  au  milieu  des  dangers  de 

OSK  aventureuse  existence,  contracté  les  mœurs  violentes  de  la  vie 

^staixage  :  les  querelles,  les  attaques  à  main  armée,  lea  disputes 

poor  la  possession  du  sol  étaient  incessantes  et  rendaient  fort  labo- 

liease  la  tâche  des  tribunaux  improvisés  à  la  bâte  dans  chacune  des 

a^Iomérations  de  log-houses  qu'on  décorait  du  nom  de  villes. 

Jackson,  qui  cumulait,  suivant  la  coutume  anglo-saxonne,  les 
fonctions  d'accusateur  public  et  celles  d'avocat,  se  créa  rapidement 
une  clientèle  assez  nombreuse^  Â  son  arrivée,  le  Tennessee  occi- 
dental ne  possédait  qu'un  avocat  qui  était  le  défenseur  attitré  des 
débiteurs  insolvables  ou  récalcitrans.  Le  nouveau-venu  se  fit  l'avocat 
des  créanciers,  et  il  dirigea  les  poursuites  dont  il  était  chargé  avec 
une  âpreté  et  une  vigueur  qui  lui  valurent  die  véritables  succès. 

Les  avocats  exerçaient  d'ordinaire  dans  toutes  les  cours  de  justice 
du  territoire.  Ce  rôle  actif  d'avocat-pionnier^  comme  l'a  fort  heu- 
reusement nommé  M.  Parton,  convenait  singulièrement  à  Jackson, 
n  parcourait  sans  cesse  de  l'est  à  l'ouest  les  montagnes  et  les  régions 
d^ertes  du  Tennessee.  Tantôt  il  faisait  route  avec  une  caravane 
d'hommes  de  loi  et  de  cliens  qui  se  rendaient  aux  sessions  de  quel- 
que cour  éloignée  ;  tantôt  il  profitait  de  l'escorte  qui  accompagnait 
une  troupe  d'émigrans  ;  tantôt  enfin  il  voyageait  seul,  le  rifle  au 
poing,  campant  dans  les  bois,  couchant  enveloppé  dans  son  manr 
teau  au  pied  d'un  arbre,  évitant  d'allumer  du  feu,  quelle  que  fût 
la  rigueur  de  la  saison,  dans  la  crainte  d'attirer  l'attention  des  Indiens 
qui  parcouraient  le  pays.  Peu  à  peu  cependant  l'accroissement  du 
nombre  des  émigrans  et  le  succès  de  quelques  expéditions  dirigées 
contre  les  tribus  indiennes  eurent  pour  effet  de  refouler  ces  der- 
nières vers  le  désert.  Les  communications  devinrent  plus  libres,  la 
a^curitô  commença  à  régner  dans  la  vallée  du  Gumberland,  et  la  pro- 
H\n^vM  do  cette  riche  contrée  prit  un  rapide  essor. 

La  fortune  de  Jackson  suivit  celle  du  pays.  Le  numéraire  était 
riro  dAUi  ces  lointaines  régions  et  les  objets  d*utilité  commune  y 


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LA  DÉMOCRATIE  AUTOBJTAIBfi  AUX  BTATS-UNIS.  70t 

servaient  de  moyen  d'échaoee.  On  y  donnait  en  paiement  des  che^r 
vaux,  des  beatianx,  des  haches,  des  outiie,  des  clochettes  pour  la 
bétail  :  mais  les'concassions  de  terre,  dont  le  prix  ne  dépassait  pas 
alors  un  demî-doUar  par  acre  (1),  ét^nt  devenuee  une  véritable 
nMnnaie  courante.  Jackson  en  reçut  une  quantité  considérable  à 
titre  d'honoraires  ;  il  en  acheta,  en  revendit  et  en  échangea  à  des 
conditions  avantagettses,  et  lorsqu'on  1796  le  Tennessee  fut  admis 
dans  rikiion,  il  était  un  des  principaux  propriétaires  fonciers  de  cet 
état. 

D'autres  liens  i'avûent  à  eelte  époque  définitivement  attaché  à 
ce  pays.  Lorsqu'à  son  arrivée  à  Nashville,  il  avait  eu  à  £iire  choix 
d'un  logement,  il  avait  pris  pension  chex  une  dame  Dmekon,  veuve 
d'mi  des  plus  hardis  pionniers  de  k  contrée,  qui  avait,  quelques 
années  auparavant,  trouvé  la  mort  dans  une  embuscade  d'Indiens. 
W  Donelson  vivut  avec  sa  fille,  mariée  à  on  habitant  dti  Ken- 
tucky,  nommé  Louis  Robarts*  Cette  deniiéreétait  une  }eune  femme 
vive,  alerte,  enjouée  et  accoutumée  dans  eon  enfance  à  suivre  son 
pire  à  cheval  au  travers  des  montagnes  du  Tennessee  ou  à  manier 
le  gouvernail  lorsqu'il  descendait  lecours  duGumberland  pour  diri^ 
ger  quelque  expédition  contre  les  Indiens.  Jackson  se  plaisait  dans 
la  société  de  sa  jeune  hôtesse,  et  quoique  leurs  relations  eussent 
conservé  un  caractère  irréprochable,  si  l'on  s'en  rapporte  au  témoi- 
gnage digne  de  foi  dujugeOverton,  alors  pensionnaûre  de  M^  Donel- 
son, elles  éveillèrent  la  jalousie  de  l'ombrageux  Kentuckien.  U 
partit  pour  son  pays  ajM'ès  une  scène  violente  et  donna  bientôt  à  sa 
femme  l'ordre  de  l'y  rejoindre.  Celle-ci  manifesta  une  véritable  ter- 
reur à  l'appel  de  son  mari  et,  au  lieu  d'y  répondre,  die  alla  s'em^ 
barquer  sur  le  Mississipi  pour  demander  un  asile  à  des  amis  qui 
habitaient  Natchec.  Elle  se  fit  accompagner  dms  ce  long  et  pénible 
trajet  par  un  vieux  colonel,  ami  de  sa  faonUe,  et  p«r  Jackson,  qui 
devait  protéger  les  voyageurs  contre  les  attaques  des  (ndiens.  Ce 
dernier  revint  aussitôt  à  Nashville,  se  montrant  fort  contrarié  d'un 
incident  qui  défrayait  toutes  les  conversations,  et  manifestant  le 
regret  d'avoir  invoiontairement  compromis  une  jeune  fenune  pour 
laquelle  il  professait  autant  d'estime  que  d'affection.  Le  bruit  se 
répandit  peu  de  temps  i^Mrès  que  la  législature  de  l'état  de  Virginie, 
dont  le  Kentucky  faisait  alors  partie,  avait  prononcé  le  divorce  des 
époux  Robarts.  Les  habitans  du  Tennessee,  peu  familiers  avec  la 
législation  et  la  jurisprudence  des  états  voinns,  ignoraient  que, 
d'après  les  lois  de  la  Virginie,  la  décision  par  laquelle  la  législature 
accueillait  une  demande  de  divorce  n'avait  <|«'un  caractère  prépa^ 

^^^ 

(i)  40  «ret  «BTirMi. 


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800  RE?UE  DES  DEUX  MONDES. 

ratoire  et  subordonnait  la  dissolution  définitive  du  mariage  à  la  véri* 
fication  par  une  cour  de  justice  des  faits  allégués  par  l'époux  deman- 
deur. On  tint  donc  pour  une  sentence  pure  et  simple  de  divorce  la 
décision  qui  accueillait  la  demande  de  Louis  Robarts  à  la  charge  par 
lui  de  faire  la  preuve  légale  de  l'infidélité  dont  il  accusait  sa  fenune. 
Jackson»  qui,  en  sa  qualité  de  légiste,  aurait  dû  se  montrer  plus 
éclairé  ou  plus  circonspect,  partagea  l'erreur  commune;  il  se  ren- 
dit sans  autre  vériBcation  à  Natchez,  demanda  la  main  de  Rachel 
Donelson,  «  épouse  divorcée  de  Louis  Robarts,  »  l'épousa  dans  l'été 
de  1791  et  la  ramena  à  Nashville  sans  que  personne  songeât  à  mettre 
en  doute  la  régularité  de  leur  union.  On  fut  fort  étonné  d'apprendre, 
plus  de  deux  ans  après  ces  événemens,  que  Louis  Robarts  s'était 
présenté,  le  27  septembre  1793,  devant  la  cour  de  justice  du  comté 
de  Mercer,  qu'il  avait  offert  de  prouver  que  sa  femme  l'avait  aban- 
donné pour  vivre  avec  Vattomey  at  law  André  Jackson,  que  le  jury 
avait  déclaré  ies  faits  constans  et  que  la  dissolution  du  mariage 
avait  été  en  conséquence  définitivement  prononcée.  Le  juge  Over- 
ton,  qui  reçut  le  premier  cette  nouvelle,  en  fit  aussitôt  part  à  son 
ami,  mais  il  eut  grand'peine  à  le  décider  à  faire  régulariser  une 
union  que  la  bonne  foi  des  parties  ne  suffisait  pas  à  légitimer.  Jack- 
son se  rendit  cependant  à  ses  représentations  et  consentit,  au  mois 
de  février  179A,  à  la  célébration  d'un  nouveau  mariage* 

Ce  fut  une  des  plus  pénibles  épreuves  de  sa  vie.  Le  tendre  et 
profond  attachement  qu'il  conserva  toujours  pour  sa  femme  lui  ren- 
dait particulièrement  odieuses  les  allusions  outrageantes  à  ces  inci- 
dens  auxquelles  se  livrèrent  souvent  ses  ennemis.  Dans  la  lutte  de 
1828  pour  Télection  présidentielle,  les  journaux  qui  combattaient 
sa  candidature  représentèrent  sous  un  jour  odieux  les  circonstances 
de  son  mariage,  et  la  polémique  qui  s'engagea  à  ce  sujet  fut  em- 
preinte de  cette  impitoyable  grossièreté  que  portent  les  Américains 
dans  la  discussion  de  la  vie  privée  aussi  bien  que  de  la  conduite 
politi(iue  de  leurs  hommes  d'état.  Ce  fut  alors  qu'il  invoqua  le 
témoignage  respecté  de  son  vieil  ami  Overton  et  qu'il  obtint  de  lui 
la  publication  du  récit  auquel  nous  avons  emprunté  les  détails  qui 
précèdent. 

Sa  considération  et  son  influence  sur  ses  concitoyens  n'en  reçu- 
rent d'ailleurs  aucune  atteinte,  et  en  1796,  il  fut  le  premier  repré- 
sentant envoyé  au  congrès  des  Éuts-Unis  par  l'état  de  Tennessee. 
Au  début  de  la  session,  Washington,  qui  touchait  au  terme  de  sa 
présidence,  prononça  un  discours  d'adieux  empreint  d'une  patrio- 
tique c  t  religieuse  émotion,  dans  lequel,  avant  de  quitter  le  pou- 
voir, il  appelait  les  bénédictions  divines  sur  l'indépendance  et  les 
libertés  de  son  pays.  Dne  adresse  en  réponse  à  ce  discours  fut  votée 


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LA  DÉMOCRATIE  AUTORITAIRE   AUX   ETATS-UNIS.  801 

par  le  congrès  :  douze  membres  seulement  refusèrent  de  s'associer 
à  ce  témoignage  de  la  reconnaissance  nationale  et  répudièrent  ainsi 
avec  éclat  les  doctrines  et  la  politique  du  glorieux  fondateur  de  la 
république  américaine.  Le  nom  alors  obscur  du  représentant  du 
Tennessee  figure  dans  cette  minorité.  Ce  fut  le  premier  acte  de  sa 
vie  publique. 

L'année  suivante,  Jackson  siégeait  au  sénat  des  États-Unis.  En 
1798,  il  donna  sa  démission  et  fut  appelé  par  le  vote  de  la  législa- 
ture de  son  état  aux  fonctions  de  juge  à  la  cour  suprême,  les  plus 
élevées  après  celles  de  gouverneur.  Il  les  exerça  pendant  six  ans, 
allant  successivement,  suivant  l'usage,  tenir  ses  assises  dans  les 
divers  districts.  Le  souvenir  de  ses  décisions  judiciaires  ne  parait 
pas  s'être  conservé,  mais  il  eut  l'occasion  de  déployer,  dans  des 
circonstances  qui  sont  demeurées  légendaires,  la  rare  énergie  qui 
fut  toujours  le  trait  dominant  de  son  caractère.  Dans  une  petite  ville 
où  il  siégeait,  on  l'avertit  que  des  propos  injurieux  pour  la  cour 
venaient  d'être  tenus  par  un  plaideur  mécontent,  dont  la*  stature 
herculéenne,  la  violence  et  les  armes  qu'il  brandissait  inspiraient  à 
la  population  une  véritable  terreur.  Jackson  donna  l'ordre  de  l'ar- 
rêter, mais  l'intimidation  était  si  grande  que  ni  le  shérif,  ni  les 
hommes  qui  l'accompagnaient  ne  parvinrent  à  s'emparer  de  ce  dan- 
gereux personnage.  Le  juge  descendit  alors  tranquillement  de  son 
siège;  il  marcha,  le  pistolet  au  poing,  sur  le  rebelle  et  lui  imposa 
tellement  par  son  air  résolu,  son  sang-froid  et  son  accent  d'autorité 
qu'il  l'obligea  à  déposer  ses  pistolets  et  son  bowie-knife  et  à  se 
rendre  en  prison  sans  résistance. 

En  180A,  Jackson  dut  abandonner  ses  fonctions  judiciaires  et  se 
retirer  pour  un  temps  de  la  vie  publique  afin  de  se  consacrer 
exclusivement  à  ses  intérêts  privés.  Nous  avons  dit  que,  pendant 
les  dix  années  qu'il  avait  passées  au  barreau,  il  avait  acquis  une 
des  fortunes  les  plus  considérables  du  pays.  En  1798,  il  ne  possé- 
dait pas  moins  de  50,000  acres  de  terre,  et,  depuis  son  arrivée  à 
Nashville,  le  sol  avait  décuplé  de  valeur.  Il  vivait  alors  à  quelques 
milles  de  cette  ville,  dans  une  importante  plantation  nommée 
Uunter's  Hill,  au  centre  de  laquelle  il  avait  fait  construire  une  mai- 
son qui  se  distinguait  des  log-houses  environnans  par  le  luxe  alors 
assez  rare  d'une  charpente  équarrie  et  correctement  ajustée. 

Pendant  qu'il  siégeait  comme  sénateur  à  Philadelphie  (l),il  avait 
vendu  un  lot  de  terres  assez  considérable  à  un  négociant  de  cette 
ville,  nommé  David  Allison,  qui  lui  avait  donné  en  paiement  des 


(1)  Ce  n*6tt  qa*en  ISCO  que  la  fille  de  Washington  est  doTenne  le  siège  du  gouver- 
nement. 

T(lfti  LTU.  ~  1883.  £1 


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$02  BEYUfi  DES  DEUX  lfOND»S. 

\tM  de  commerce  payables  à  diverses  écbéanceB.  II  avait  négocié 
eflets  et  en  avait  empbyé  le  produit  à  acheter  da$  marchant 
^  de  diverse  sature  qu'il  avait  rapportées  à  MashviUe  pour  eu 
*e  le  commerce.  Il  avait  contioué  à  se  livrer  à  ces  lucratives 
iratious,  tout  en  eserçaut  les  hautes  fooctious  judiciaires  dont  il 
it  été  revêtu,  et  il  en  espérait  un  notable  accroissement  de  sa 
tune,  lorsque  la  faillite  de  la  maison  AUîson  l'obligea  à  acquitter 
billets  mis  eu  circulation  et  lui  créa  de  sérieux  embarras  pécur 
ire&.  Il  résolut  alors  de  se  donner  tout  entier  &  la  liquidation  de 
aflaires,  se  démit  des  fonctions  4e  juge,  vendit  sa  propriété  de 
nter'jt  Hill,  ainsi  que  25,000  acres  de  Vàxtw  non  cultivées, 
lées  dans  d'autres  parties  du  Tennessee,  6t  se  retira  au  lieu  dit 
ermitage^  situé  aux  portes  de  Nashville,  pour  y  créer  une  plan- 
on  nouvelle.  Ge  domaine,  cultivé  par  des  esclaves  et  dont  sa 
une  partageait  avec  lui  la  direction,  ne  tarda  pas  à  devenir  flo- 
mA  :  il  s'y  livrait  avec  nn  grand  succès  à  la  culture  du  coton,  à 
ëve  du  bétail  et  des  chevaux  et  se  montrait  fort  jaloux  de  sa 
lutation  d'habile  fermier.  En  même  temps,  il  installait  à  Glover- 
tom,  à  quatre  milles  de  THermitage,  une  maison  de  conumerce 
Ls  la  raison  sociale  Jackson,  Goffee  et  Hutchings.  Son  actif  et  intdli- 
it  associé  Goffee  entra  dans  sa  fiimille  en  épousant  une  nièce  de 
Jackson,  devint  quelques  années  pins  tard  son  compagnon 
rmes  et  s'illustra  comme  général  de  cavalerie  dans  la  campagne 
ISii.  Les  opérations  commercialesauxquelles  selivraient  Jackson 
ses  associés  étuent  multiples.  Ils  vendaient  aux  gens  du  pays  du 
»  de  la  poudre,  de  la  toile  et  du  calicot  qu'ils  âiisaient  venir  de 
ladelpbte;  ils  recevaient  en  paiement  du  coton,  du  blé,  du  tabac, 
porc,  des  fourrures  qu'ils  faisaient  vendre  sur  le  marché  de  la 
ivelle-Orléans.  On  assure  même  que,  dans  quelques  ciroon- 
Dces,  Jackson,  qui  n'éprouva  jamais  le  moindre  scrupule  au  sujet 
la  légitimité  de  l'esclavage,  joignit  à  ces  diverses  branches  d'in^ 
rtrie  le  commerce  des  esclaves. 

(oit  que  les  résultats  de  ces  opérations  n'eussent  pas  répondu 
inement  à  s^&s  espérances,  soit  qu'il  voulût  se  consacrer  d'une 
oiëre  exclusive  au  développement  de  son  exploitation  agri- 
3,  il  abandonna  au  bout  de  quelques  années  son  établisse^ 
nt  de  Glover^Bottom  pour  «e  fixer  définitivement  à  l'Hermitage. 
modeste  demeure  se  composait  à  l'origine  d'un  block-house  de 
u:  étages  qui  contenait  trois  pièces  ;  il  y  ajouita  une  autre  main' 
1  de  plus  petites  dimensioBs  qu'il  rattacha  à  la  première  par  un 
sage.  Ges  constructions  primitives  firent  place,  en  1819,  à  la 
cieuse  et  confortable  habitation  dans  laquelle  il  passa  les  vingt- 
q  dernières  années  de  sa  vie  et  que  l'état  de  Tennessee  acheta 
1856  pour  l'offrir  aux  États-Dnis. 


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LA  DÉMOGRATU  AUTORITAIEE  AUX  BTATS-UMIS.  80& 

L'existence  qu'y  menait  Jackson  dans  la  période  qui  nous  ocoupe 
a  été  décrite  par  un  de  ses  amis  et  de  ses  hôtes,  le  cok>nel  Tàpoue 
Benton.  a  Jackson^  dit-il,  s'étaitàcette  époque  retiié  de  la  viepi^iUque; 
il  était  dans  une  disposition  d'esprit  bien  connue  dea  hommea  d'un 
talent  supérieur  qui  ne  trouyent  pas  de  théâtre  propre  au  déva- 
loppement  de  leurs  facultés.  C'était  alors  un  vigilant  a^rioulteuEf 
sunreillaot  par  lui-même  tous  les  détails  de  son  exploitation,  s'asr- 
surant  perscmnellement  du  bon  état  de  ses  champs  et  de.  se»  clft^ 
tores,  Tetflant  à  ses  i^provisionnemen»  et  s'occupant  avec  aoUiei- 
tude  des  besoins  de  ses  esclaves.  Sa  misoa  était  koapitaliëre;  elle 
était  constamment  ouverte  à  ses  amis  et  à  ses  relations;  tous  les 
dangers  qui  visitaient  l'état  y  reeevaîenl  le  meilleur  accueil,  et  k 
séjour  en  était  rendu  particulièrement  agréable  par  la  parfaite  har- 
monie du  caractère  de  M'*  Jackson  avec  le  siea  (1).  » 

Les  deux  époux  vivaient,  en  eilet,  étroitement  uni»  dans  ce  pai- 
sible intérieur.  Ils  s'occupaient  en  conunun  de  l'ackifeinistration  du 
domaine;  le  soir,  après  le  souper,  ils  avaient  coutume  de  s'assecir 
en  face  l'un  de  l'autre  au  coin  du  foyer,  fumant  tous  deux  silen- 
cieusement de  longues  pipes  de  terre,  entouré»  des  neveux  et  mèees 
de  M'*  Jackson,  qui,  à  déiaut  d'enfans,  formaient  pour  eux  une 
famille  d'adoption.  Le  caractère  violent  de  Jackson  s'adoucissait 
dans  la  vie  domestique,  et  il  témoignait  surtool  une  tendre  affection 
aux  enfans,  qu'il  aimait  à  voir  jouer  autour  deluL 

Il  vivait  depuis  huit  ans  dans  cette  laborieuse  et  tranquille  retiraite 
lorsque  les  évéoemens  l'appelèrent  sur  m  nouveau)  Àéâtre  et  lui 
ouvrirent  une  éclatante  destmée. 


III. 


Une  profonde  irritation  contre  l'Angleterre  a(?ait  surnéeu  diuis 
l'esprit  du  peuple  américain  aux  luttes  de  l'indépendance.  Was^ 
hington  et  les  fédéralistes  s'étaient  efforcés,  non  sans  cempvomettie 
lemr  popularité,  de  combattre  l'ardeur  de  ces  ressentuneBs.  Mais 
Sélection  de  Jefferson,  en  consacrant  l'avènement  au  pouvoir  dn 
parti  républicain  (2),  inaugura  une  politique  extérieure  à  ki  fois 
sympathique  à  la  France  et  ouvertement  host&le  à  l'Angleterre^ 

Les  événemens  précipitèrent  une  ruptufo  que  devait  fatalanent 


(1)  Thirty  yean'  iriêw,  tome  i*',  page  736. 

(2)  Cétait  ainsi  qa'on  déaignait  alors  le  pftrtf  qnf  pri€  plus  tard*  le  nom  A)  parti 
démocratique,  sous  leqael  U'deyait  exercer  sur  lee  destinées  des  ÉCaCi-Ctaii  «ne  si  piD^ 
fonde  et  si  dutblo  inaaeaoe» 


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:iOk,  BETUE   DES   DEUX   MONDES. 

^QlBt&Kr  cette  politique.  Le  commerce  des  États-Unis  eut  à  subir 
hs  éêsastmses  conséquences  de  la  guerre  engagée  entre  les 
gjtuttti^  poissances  européennes.  Napoléon  P'  avait,  par  les  décrets 
d»  Bettia  et  de  Milan,  proclamé  le  blocus  continental  et  ordonné 
la  saisie  de  tous  les  navires  neutres  venant  des  ports  anglais  ou 
dwrgés  de  produits  anglais.  Le  gouvernement  britannique,  de  son 
côié,  par  les  ordres  du  conseil  du  11  novembre  1807,  avait  déclaré 
de  bonne  prise  tout  bâtiment  à  destination  de  Tun  des  pays  d'où  le 
pavillon  anglais  était  exclu,  à  moins  qu'il  ne  se  fût  présenté  dans 
un  des  ports  de  l'Angleterre  et  qu'il  n'y  eût  reçu,  moyennant  le 
paiement  d'une  redevance,  une  licence  de  navigation.  L'accès  de 
tous  les  ports  de  l'Europe  se  trouvait  aiusi  interdit  à  la  marine  des 
États-Unis,  qui  avait  pris  un  rapide  développement  et  qui  trans- 
portait alors  sous  son  pavillon  neutre  les  marchandises  de  toutes  les 
nations.  Mais  les  Américains  se  sentirent  particulièrement  blessés 
dans  leurs  intérêts  et  dans  leur  orgueil  national  par  la  prétention 
qu'élevait  le  gouvernement  anglais  de  visiter  les  navires  des  nations 
neutres  pour  y  rechercher  et  y  saisir  les  déserteurs  de  sa  flotte. 
Cette  pratique  vexatoire  donna  lieu  aux  plus  graves  abus  :  des  vais- 
seaux de  guerre  furent  contraints  de  subir,  aussi  bien  que  des 
bâtimens  marchands,  cette  humiliante  inquisition,  et  plus  de  mille 
matelots  d'origine  américaine,  capturés  comme  déserteurs  au  mé- 
pris du  droit  des  gens,  furent  contraints  de  servir  sous  le  pavillon 
britannique. 

A  ces  mesures  violentes  l'Amérique  tenta  d'opposer,  à  titre  de 
représailles,  un  régime  de  rigoureuses  prohibitions. 

Au  mois  de  décembre  1807,  le  congrès,  sur  la  proposition  du 
président  Jefferson,  vota  la  loi  d'embargo^  aux  termes  de  laquelle 
il  était  interdit,  sous  peiue  de  saisie,  à  tout  navire,  quel  que  fût  son 
pavillon,  de  sortir  des  ports  américains  à  destination  d'un  porc  étran- 
ger. C'était,  en  réalité,  supprimer  d'un  trait  de  plume  le  commerce 
extérieur  des  États-Unis  et  donner  au  système  du  blocus  continen- 
tal un  concours  aussi  efficace  qu'inattendu.  Funestes  aux  intérêts 
qu'elles  prétendaient  protéger,  de  telles  mesures  ne  pouvaient,  ahisi 
que  l'avaient  dès  l'origine  annoncé  les  fédéralistes,  avoir  d'autre 
résultat  que  de  rendre  la  guerre  inéviuble.  Cette  prédiction  nu 
tarda  pas  à  s'accomplir.  Au  mois  de  janvier  1812,  après  d'inlruc- 
tueuses  négociations  engagées  par  Madisou,  le  congrès  ordonna  la 
levée  de  vingt-cinq  mille  hommes  de  troupes  régulières  et  l'en- 
rôlement de  cinquante  mille  volontaires,  et  autorisa  un  emprunt  de 
10  millions  de  dollars.  Le  19  juin  suivant,  les  États-Unis  déclarè- 
rent la  guerre  à  l'Angleterre. 
Jackson  était  alors  depuis  onze  ans  major-général  de  la  milice 


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LA  DÉMOCRATIE  AUTORITAIRE   AUX  ÉTATS-UNIS*  805 

de  Tétat  de  Tennessee.  Hais  il  était  loin  d'être  en  faveur  auprès  du 
président  Madison,  dont  il  venait  de  combattre  la  réélection,  et  il 
semblait  peu  probable  qu'il  fût  appelé  à  exercer  un  commandement 
dans  cette  guerre.  Cependant,  dès  le  25  juin,  il  se  mit  à  la  disposi- 
tion du  gouverneur  de  l'état  avec  deux  mille  cinq  cents  volontaires 
de  sa  division,  et,  à  la  fin  d'octobre,  il  reçut  l'ordre  de  rejoindre  à 
la  tète  d'un  détachement  de  quinze  cents  hommes  les  troupes  réu- 
nies à  la  Nouvelle-Orléans  sous  le  commandement  du  général  Wil- 
kinson  en  prévision  d'une  descente  des  Anglais  sur  le  golfe  du 
Mexique. 

Les  volontaires  furent  convoqués  à  Nashville  pour  le  10  décembre; 
ils  étaient  tenus  de  fournir  leurs  armes,  leurs  munitions,  leurs  objets 
de  campement  et  devaient  être  indemnisés  de  leurs  avances  par  le 
gouvernement.  Deux  mille  volontaires  répondirent  à  cet  appel.  Ils 
formaient  un  régiment  de  cavalerie  à  la  tête  duquel  était  placé  Gof- 
fee,  l'ancien  associé  de  la  maison  de  commerce  de  Clover  Bottom, 
et  deux  régimens  d'infanterie,  dont  l'un  avait  pour  colonel  un  jeune 
et  ardent  officier  destiné  à  jouer  plus  tard  un  rôle  politique,  Thomas 
Benton. 

Le  7  janvier  1813,  l'infanterie  s'embarqua  sur  une  petite  flot- 
tille et  descendit  le  course  du  Cumberland,  de  TOhio  et  du  Mississipi 
jusqu'à  Natchez,  où  se  rendait  de  son  côté  la  cavalerie. 

Jackson  annonça  ce  départ  au  secrétaire  de  la  guerre  dans  un  lan- 
gage présomptueux  et  emphatique.  «  J'ai  l'honneur  de  vous  infor- 
mer, lui  écrivait-il,  que  je  suis  à  la  tête  de  deux  mille  soixante-dix 
volontaires,  l'élite  de  nos  concitoyens,  qui  vont  à  Tappel  de  leur 
pays  exécuter  la  volonté  du  gouvernement,  qui  n'ont  pas  de  scru- 
pules constitutionnels  et  qui,  si  le  gouvernement  l'exige,  se  réjoui- 
ront de  trouver  l'occasion  de  planter  l'aigle  américaine  sur  les 
remparts  de  Mobile,  de  Pensacola  et  du  fort  Saint-Augustin,  ban- 
nissant des  côtes  du  Sud  toute  influence  anglaise...  » 

Le  moment  n'était  pas  venu  de  réaliser  ces  ambitieuses  espé- 
rances. Rien  n'avait  été  préparé  pour  recevoir  à  la  Nouvelle-Orléans 
les  volontaires  du  Tennessee.  Lorsqu'ils  arrivèrent  à  Natchez,  après 
trente-sept  jours  d'un  voyage  difficile,  le  général  Wilkinson  leur 
envoya  l'ordre  de  s'arrêter  dans  cette  ville  et  d'y  attendre  de  nou- 
velles instructions.  Ils  y  restèrent  jusque  dans  les  derniers  jours  de 
mars  1813.  A  cette  époque,  Jackson  reçut  une  lettre  du  secrétaire 
de  la  guerre  qui  l'informait  que  les  causes  pour  lesquelles  il  avait 
dû  envoyer  des  renforts  à  la  Nouvelle-Orléans  avaient  cessé  d'exis- 
ter et  qui  lui  ordonnait  de  licencier  les  troupes  au  reçu  de  la 
dépêche.  L'exécution  de  cet  ordre  était  impossible.  Les  volontaires 
du  Tennessee  ne  pouvaient  être  abandonnés  sans  ressources  à 


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806  R£Tint  I»E8  DEOX  MONI»» 

MO  miUes  de  leur  p«f  s,  et  il  était  kdi^nsalEde  de  le»  ro^atriet» 
Jacksoiè  a'hédita  |)a0  vol  seul  instant,  qtfoiqpi'il  n^'eèl  &  su  dtepoa»- 
tîoD  ni  argient^  u»  virres^  ni  ffloyeB&  de,  ttmsfùtU  Bn  même  temps 
qit'il  adrésaaîl  une  prodestatioa  véhémenle  et  indignée  au  président 
dei  ÉtatS'^ni»^  au  secrétaire  de  la  guerre,  9m  gonvemev  do  Ten- 
neseee  et  au  général  Wilkinson,  il  s'engagea  persoûnelkeaaent  envers 
lea  négocian»  de  Nalcbez  et  obtint  d'eux,  à  crédit  et  sur  sta  garan- 
tie) les  livraisons  nécessaires^ 

La  retraite  s'c^éra.  dan»  des  conditions  difliciies  et  au  mibea 
d'embarras  de  toute  nature.  Au  moment  où  les  troupes  quittèrent 
NatclMz^  ettes  comptaient  cent  cioqiiaDte  malades,  pour  le  trans- 
port desquels  om  ne  povf  ait  di^oser  que  de  dix  toitures*  Les  efii*- 
ciers-  mirent  leurs  chevaux  k  la  disposition  des  maktd«B  :  Jackson 
fit  toute  la  route  à  pied,  soutena»!  par  sa  verve  et  «on  entrain  te 
VÊÈOtdA  de  ses  sol(bitB«  Ce  fàt  pendant  ces  longues  marches  qu'il  reçut 
d'eux  le  surnom  de  ^  hickary  (1),  sous  lequel  il  est  resté  popu^ 
kûrOi  Le  22  mai,  lesvoionrtaires  arrivés  au  terme  de  la  route  étwent 
réoais  sur  la  place  publique  de  Nasbville  et  s^'apprétaient  à  se  sépa^ 
rer.  Au  moment  où  ils  allaient  rompre  les  rangs,  les  damée  da 
Tennessee  leur  offirirest^  en  mémoire  de  cette  première  campagne, 
un  drapeau  de  satin  richement  brodé  qui  portait  ces  mots  : 

((  Volontaires  du  Tennessee,  l'indépendance  dans  un  état  de  guerre 
ne  peut  élre  maintenue  que  sur  te  champ  de  bata^He  de  la  repu- 
blû^e.  Le  camp  est  m  poste  d'hocmeur.  — Ofiert  par  les  dames  du 
Tennessee  oriratal.  -^  Knoxvilley  16  février  1813.  » 

Le»  volontaires  avaient  regagné  leurs  foyers  et  JacksoQ  avait 
trouvé  la  récofmpense  de  ses  énergiques  efforts  dsms  la  reconnais^ 
sanoe^  de  ses  concitoyens  et  dans  la  popularité  qui  s'attadiait  à  son 
nem#  Mais  3  restait  sous  le  coup  des  lourds  engagemeas  qu'il  avait 
contractés  avant  de  quitta  Natchez^  Ses  traites  sur  le  quartier^ 
maître  général  du  département  du  Snd  étaient  restées  impayées  el 
te  gouvernement  des  États-Unis  n'avait  pas  envoyé,  malgré  des 
demandes  répétées,  les  fonds  nécessaires  aii  remboursement  des 
dépenses  efTectuées  dans  l'intérêt  des  troupes*  Jackson  chargea  le 
colonel  Benton  de  porter  à  Washington  ses  pressantes  et  légitimes 
rtclamations.  Le  jeune  officier  s'acquitta  de  sa  mission  avec  autant 
de  ^le  que  d'Intelligence  et  obtint,  après  d'activés  démi^ches,  «ne 
eomplëte  satisfaction. 

Au  moment  où  il  retenait  à  Nashville,  aqprès  avoir  si  eOicacemeM 
serti  les  intérêts  de  son  ^cltef ,  il  i^iprit  avec  un  douloureiix  élott^ 

(1)  Hickox7,  espèce  de  noyef  ou  bofs  de  fer  particulier  à  l^Amérique.  On  peut  ft-ft- 
duire  p«r  le  vkux  b9is  defirle  ûvcnùm  légeûdairv  du  ^éaètnX  J^ttoii. 


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LA   DEMOCRATIE  ArTOUTAIKE   JLCX  ETAIS-CTOS.  807 

nemCTt  qne  son  frère  Tenait  d*6tre  blessé  dans  un  duel  parim  jeime 
officier  qui  passait  pour  un  des  fayoris  du  général  et  auquel  œhn-d 
avait  consenti  à  servir  de  témoin.  Il  ne  dissimula  pas  les  sentimens 
d'indignation  que  lui  inspirait  la  conduite  de  Jackson  dans  cette 
circonstance  :  ses  propos  furent  rapportés  à  ce  damier,  qui  y  répon- 
dit par  de  grossi&-es  et  brutales  menaces.  Il  n'était  pas  permis  de 
considérer  ces  menaces  comme  de  simples  excès  de  langage.  La 
violence  de  Jackson  était  proveii)iaIe.  S^  duels  avaient  été  nom- 
breux, et  plusieurs  avaient  eu  un  dénoûment  tragique.  Lorsqu'il 
était  avocat,  on  l'avait  vu,  au  milieu  d'une  audience,  déchirer  un 
feuillet  d'un  recueil  de  lois  pour  y  écrire  un  cartel  et  l'envoyer  à 
un  adversaire  à  la  barre  même  de  la  cour.  Quelques  années  plus 
tard,  dans  un  duel  au  pistolet  sur  les  bords  de  la  rivière  Rouge, 
dans  le  Kentucky,  il  avait  tué  un  homme  de  loi  influent  et  considéré, 
qu'il  accusait  de  s'être  exprimé  en  termes  blessans  sur  le  compte 
de  M"  Jackson. 

Sa  querelle  avec  les  frères  Benton  devait  être  un  des  plus  déplo- 
rables incidens  de  cette  longue  série  de  violences.  En  passant  dans 
une  rue  de  Nashville,  accompagné  de  son  fidèle  ami  Goflee,  il  ren- 
contra les  deux  frères  à  la  porte  d'une  auberge  ;  il  menaça  Thomas 
de  sa  cravache,  et  comme  ce  dernier  faisait  mine  de  se  dérendre,  il 
tira  de  sa  poche  un  pistolet  :  Jesse  Benton, qui  était  lui-même  armé, 
se  jeta  au-devant  de  lui,  fit  feu,  le  blessa  de  deux  balles  à  l'épaule 
gauche  et  le  laissa  sans  connaissance  et  couvert  de  sang  sur  le  pavé 
de  la  cour.  Tous  les  médecins,  à  l'exception  d'un  seul,  encore  jeune 
et  sans  autorité,  déclarèrent  l'amputation  nécessaire  ;  Jackson  s'y 
refusa  et  finit  par  se  rétablir.  Toutefois,  l'une  des  balles  ne  put  être 
extraite  ;  et  il  la  conserva  dans  l'épaule  pendant  vingt  ans.  Le  moindre 
mouvement  brusque  lui  causa  longtemps  d'intolérables  souffrances, 
et  il  lui  fut  presque  toujours  impossible,  dans  le  cours  de  sa  car- 
rière militaire,  de  supporter,  sur  son  épaule  gauche,  le  contact 
d'une  épaulette. 

Sa  popularité  était  si  grande  à  cette  époque  et  l'irritation  de  ses 
amis  fut  si  vive  que  les  frères  Benton  durent  immédiatement  quit> 
ter  Nashville.  Thomas .  se  retira  dans  l'état  de  Missouri  et  y  fat 
élu  quelques  années  plus  tard  sénateur  des  États-Unis.  Dix  ans 
après,  il  retrouvait  Jackson  sur  les  bancs  du  sénat,  devenait  un 
des  partisans  les  plus  fidèles  de  sa  politique  et  devait  s'en  faire  l'apo- 
logiste passionné  dans  l'important  ouvrage  qu'il  a  consacré  aux 
souvenirs  des  trente  ans  de  sa  vie  publique  (1). 

Sur  le  lit  de  douleur  où  le  retenait  sa  blessure,  Jackson  ne  tarda 

(1)  Thirty  year;^  viêw,  by  a  senator  of  ihirty  years. 


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808  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

pas  à  apprendre  de  grandes  et  alarmantes  nouvelles.  Les  Anglais, 
oublieux  des  éloquentes  protestations  qu'avait  fait  entendre  lord 
Ghatham  à  l'époque  de  la  guerre  de  l'indépendance^^avaient  de  nou- 
veau, dans  leur  lutte  contre  les  États-Unis,  fait  appel  au  concours 
des  tribus  indiennes.  Un  héros  de  la  race  sauvage,  Tecumseh,  avait 
prêché  la  guerre  sainte  contre  les  blancs,  qui  voulaient,  disait-il, 
réduire  en  esclavage  la  race  indienne  comme  la  race  noire;  il  avait 
parcouru  le  pays,  accompagné  de  prophètes  qui  annonçaient  la  vic- 
toire et  qui  promettaient  aux  combattans  la  protection  du  grand 
Esprit.  Tué  sur  le  champ  de  bataille,  Tecumseh  avait  légué  à  un 
de  ses  lieutenans,  brave  et  intelligent,  le  métis  Weatherford,  le 
soin  de  continuer  son  œuvre  et  de  venger  sa  mémoire. 

Le  30  août  1813,  une  troupe  de  mille  guerriers  appartenant  à  la 
tribu  des  Creeks  et  commandés  par  Weatherford,  surprit  le  fort 
Mims  situé  sur  les  bords  du  lac  Tensaw,  dans  la  partie  méridionale 
de  l'état  actuel  d'Alabama.  Ce  fort  était  occupé  par  cent  soixante- 
quinze  volontaires,  soixante-dix  hommes  de  la  milice,  cent  six  esclaves 
et  un  certain  nombre  d'Indiens  alliés  des  États-Unis;  des  femmes 
et  des  enfans  s'y  étaient  également  réfugiés.  Les  Creeks  massacrè- 
rent la  garnison,  mirent  le  feu  aux  cabanes  dans  lesquelles  s'étaient 
retirés  les  enfans  et  les  femmes,  et  emmenèrent  les  esclaves. 

L'émotion  causée  dans  les  états  voisins  par  la  nouvelle  de  ce 
massacre  fut  immense  :  il  semblait  que  ce  fût  le  signal  d'une  exter- 
mination générale  des  blancs.  C'était  du  moins,  si  Ton  en  croyait  les 
esprits  les  plus  calmes,  le  prélude  d'une  incursion  des  Indiens  sur  le 
territoire  de  la  Géorgie  et  du  Tennessee.  Dépourvu  de  tout  moyen 
de  résistance,  le  Mississipi,  dont  TAlabama  faisait  alqrs  partie,  dut 
réclamer  le  secours  des  états  limitrophes.  Le  Tennessee  répondit 
avec  empressement  à  cet  appel.  Le  25  septembre,  la  législature  de 
cet  état  autorisa  le  gouvernement  à  lever  3,500  volontaires  en  sus 
des  1,500  déjà  enrôlés  au  service  des  États-Unis.  L'état  leur  garan- 
tissait leur  paie  et  leur  entretien  dans  le  cas  où  le  gouvernement 
fédéral  refuserait  d'y  pourvoir. 

Jackson  souffrait  encore  cruellement  de  sa  blessure  et  n'avait 
pas  quitté  son  lit.  Ceux  mêmes  qui  connaissaient  la  puissance  de 
sa  volonté  et  son  empire  sur  lui-même  n'os  .ient  espérer  qu'il  fût 
de  longtemps  en  état  de  tenir  la  campagne.  Il  veilla  cependant  à 
l'exécution  des  mesures  adoptées  par  la  législature,  dirigea  de  loin 
les  préparatifs  de  l'expédition  et  adressa  aux  volontaires  une  éner- 
gique proclamation,  dans  laquelle  il  les  invitait  à  s'armer,  à  se 
rendre  au  fort  Saint -Stephens  et  leur  promettait  de  les  y  retrouver 
bientôt  :  <c  Je  regrette,  disait-il,  qu'une  indisposition  qui  vraisembla- 
blement touche  à  sa  fin,  m'empêche  de  prenire,  dès  à  présent,  le 


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LA   DÉMOCRATIE   AUTORITAIRE  AUX  ÉTATS-UNIS.  809 

commaDdement  ;  mais  je  me  plais  à  espérer  que  je  partagerai  avec 
vous  le  daoger  et  la  gloire  d'écraser  les  chiens  d'eufer  qui  sont 
capables  de  telles  barbaries.  » 

Il  fut  fidèle  à  sa  promesse.  Le  7  octobre,  il  rejoignit  les  volon- 
taires au  lieu  fixé  pour  leur  réunion  à  Fayettevilie,  sur  la  frontière  de 
TAlabama.  Son  visage  pâle  et  amaigri  conservait  l'empreinte  de  la 
souffrance  :  il  portait  encore  en  écharpe  son  bras  gauche  entouré  de 
bandages  ;  mais  il  n'avait  perdu  ni  sa  prodigieuse  activité,  ni  son 
indomptable  énergie.  En  quelques  jours,  il  eut  organisé  les  régi- 
mens,  exercé  les  nouveau-venus  et  opéré  sa  jonction  sur  les  bords 
du  Tennessee  avec  la  cavalerie  dont  son  vieil  ami  Coffee,  devenu 
général,  avait  pris  le  commandement. 

Au  moment  où  il  allait  s'engager  à  la  poursuite  des  Indiens,  il 
se  montrait  particulièrement  préoccupé  des  difficultés  que  devait 
offrir  dans  cette  région  déserte  le  ravitaillement  de  sa  petite  armée. 
«  Il  y  a,  écrivait-il,  un  ennemi  que  je  redoute  beaucoup  plus  que  les 
Creeks;  et  je  crains  bien  que  ce  soit^celui  dont  nous  aurons  à  éprou- 
ver les  premières  atteintes  :  c'est  le  monstre  maigrey  c'est  la  famine.  » 
Il  allait  avoir  à  lutter  bientôt  contre  un  autre  ennemi  non  moins 
redoutable.  L'esprit  d'indiscipline  est  le  vice  originel  et,  pour  ainsi 
dire,  la  condition  naturelle  de  ces  armées  improvisées  que  la  légende 
démocratique  a  si  longtemps  proposées  à  notre  admiration.  La  répu- 
blique des  États-Unis  en  a  fait  plus  d'une  fois  la  triste  expérience. 
M.  le  Comte  de  Paris,  dans  sa  belle  Histoire  de  la  guerre  civile  en 
ilm^i^u^,  a  rappelé  les  efforts  inouïs  que  dut  faire  Washington  pour 
plier  aux  exigences  du  métier  militaire  et  pour  retenir  dans  le 
devoir  les  premières  troupes  de  la  guerre  de  l'indépendance  com- 
posées en  partie  de  volontaires  enrôlés  pour  quelques  mois  et  en 
partie  de  militaires  recrutés  dans  les  bas-fonds  de  la  société,  qui 
portaient  dans  les  camps  l'esprit  de  révolte  et  qui  cédaient  à  la 
première  panique  sur  le  champ  de  bataille.  Quatre-vingts  ans  après 
ces  premières  épreuves,  il  a  retracé  avec  une  vérité  saisissante  et 
avec  l'autorité  d'un  témoin  l'étrange  aspect  de  ces  volontaires  qui, 
au  début  de  la  guerre  de  la  sécession,  répondirent  au  premier 
appel  d'Abraham  Lincohi  :  «  Ramassés  parmi  les  gens  désœuvrés 
des  villes  et  4es  campagnes,  indisciplinés,  parce  que  le  terme  trop 
court  de  leur  engagement  ne  leur  permettait  pas  de  prendre  leur 
profession  au  sérieux,  ils  ne  se  faisaient,  dit-il,  aucune  idée  des 
épreuves  et  des  fatigues  auxquelles  tout  soldat  doit  être  préparé... 
On  en  vit  même  quelques-uns  quitter  leur  poste  la  veille  du  com- 
bat, parce  que  l'heure  précise  où  expirait  leur  engagement  venait 
de  sonner  (1).  » 

(1)  T.  !•»,  p.  16  et  316. 


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810  UTUE  DES  DEUX  MONDES* 

C'était  à  la  tète  de  pareils  soldats  que  Jackson  allait  ouvrir  la 
campagne  :  il  semblait  avoir  eu  le  pressentiment  des  difficultés  qu'il 
allait  rencontrer  lorsque,  dans  la  proclamation  adressée  à  ses  troupes 
au  moment  du  départ,  il  leur  recommandait,  comme  la  première 
condition  du  succès,  la  rigoureuse  observation  de  Tobèissance  et  de 
la  discipline. 

Les  débuts  de  l'expédition  furent  heureux:  le  3  novembre,  le 
général  Coflee  s'empara  de  la  petite  ville  de  Talluscbatches  :  quatre 
jours  après,  Jackson  délivra  à  Talladega,  sur  les  bords  de  la  rivière 
laCoosa,  une  centaine  d'Indiens  appartenant  à  des  tribus  anûes  qui 
s'y  trouvaient  bloqués  et  à  la  veÛle  d'être  massacrés  par  les  Creeks; 
à  la  suite  de  ce  combat,  il  envoya  le  premier  drapeau  pris  sur  l'en- 
nemi aux  dames  du  Tennessee,  qui  avaient  offert  aux  volontaires  un 
étendard  brodé  au  retour  de  leur  dernière  campagne. 

Ces  succès  avaient  soutenu  le  moral  des  troupes;  mais  l'insuffi- 
sance des  approvisionnemens  ne  tarda  pas  à  se  faire  sentir  :  les 
convois  attendus  par  le  général  n'arrivèrent  pas  aux  époques  fixées; 
un  sourd  mécontentement  se  manifesta  dans  les  rangs  de  la  petite 
armée  condamnée  à  l'inaction  et  affaiblie  par  les  privations;  la 
rébellion  éclata  dans  la  milice  dont  les  officiers,  choisis  pour  la  plu- 
part parmi  des  politiciens  de  bas  étage,  se  faisaient  les  interprètes 
dociles  des  exigences  de  leurs  soldats  ;  elle  gagna  bientôt  les  volou- 
taires  et  le  général  parvint  à  grand'peine  à  contenir  l'effervescence 
croissante  de  ses  troupes. 

Les  convois  si  impatiemment  réclamés  arrivèrent  enfin  :  un  trou- 
peau de  bestiaux  fut  arrêté  par  les  soldats  avant  d'arriver  au  camp, 
abattu,  dépecé  et  dévoré  sur  place.  Les  volontaires  n'en  persistè- 
rent pas  moins  à  refuser  le  service  et  annoncèrent  la  résolution  de 
reprendre  le  chemin  du  Tennessee.  Jackson,  isolé  et  sons  ressources 
au  milieu  de  soldats  révoltés,  ne  pouvait  compter  que  sur  son  éner- 
gie personnelle.  Comme  d'ordinaire,  elle  ne  lui  fit  pas  défaut.  Les 
mutins  le  virent  se  présenter  à  eux  k  cheval  entouré  d'une  poignée 
d'hommes  restés  fidèles  ;  le  bras  en  écharpe  et  tenant  d'une  main 
on  fusil  qu'il  appuyait  sur  l'épaule  de  son  cheval,  il  menaça  de  (aire 
feu  sur  le  premier  qui  désobéirait  à  ses  ordres  (1).  Les  rebelles, 
intimidés  par  son  aspect  et  par  son  langage,  rentrèrent  dans  le 
devoir  et  regagnèrent  leurs  cantonnemens  du  fort  Strotber.  u  En 
de  semblables  occurrences,  dit  M.  Parton,  la  tenue,  l'attitude,  le 
langage  du  général  Jackson  étaient  véritablement  tenrifians...  U 
avait  une  façon  de  jurer  qu'il  avait  élevée  k  la  hauteur  d'un  talent* 
U  écrasait  ceux  qui  étaient  l'objet  de  sa  colère  sous  une  bordée  de 
jurons  tout  à  fait  originaux  et,  conmie  il  avait  conscience  de  cette 

(1)  On  sut  depuis  que  le  fatil  n*était  pas  même  chargé. 


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LA   DÉMOCRATU  AUTOBITAIRB   AUX  ÉTATS-UNIS.  811 

faetiltô ,  il  iftectak  Tolontiers  une  eelëre  q«'M  ne  ressaitait  pas 
pour  arriver  à  ses  fins,  en  impirant  à  ses  adfierMires  ime  terreur 
sans  motifis  réels.  » 

Toutefois  ni  la  fermeté  de  Tattitude  du  général  Jackson,  ni  les 
violences  plus  ou  «loins  calculées  de  son  langage  n'avaient  suft  à 
iié(ai)Ur  d'une  maniëredurable  ladiscif^e  dans  son  armée.  Chaque 
jour  amenait  des  difficoltés  nouvelles.  Les  volontaires  ne  s'étaient 
engagés  que  pour  un  «n,  et  comme  ils  étaient  entrés  au  service  le 
10  décembre  1842,  ils  annoncèrent  l'intention  de  quitter  le  camp  le 
10  décembre  181S.  Rien  n'était  plus  contestable  que  cette  préten* 
tion  ;  si  les  votontams  avaient  été  à  la  disposition  4u  gouvemenient 
pendant  un  an,  ils  avaient  passé  la  moitié  de  ce  temps  dans  leurs 
foyers  eit  n'avaient  en  réalité  donné  que  six  mois  de  service  eftecàt. 
Jackson  refusa  donc,  non  sans  raison^  de  les  considérer  comme  libé- 
rés de  leur  engagement.  Ce  n'on  était  pas  moins  une  étrange  et 
critique  situation  que  celle  de  ce  général  contraint  de  discuter  avec 
ses  soldats  sur  la  durée  et  sur  l'étendne  de  leurs  obligations, 
impuissant  à  les  contraîndi^  au  respect  de  leurs  engagemene  ^ 
condamné  tout  an  moins,  en  admettant  qu'il  çût  les  retenir  pour 
un  temps,  à  suspendre  jusqu'à  nouvel  ordre  toute  action  militaire. 
Prières,  menaces,  adjurations  solennelles,  appel  aux  sentimens  de 
patriotisme  et  d'honneur  militaire,  tout  fut  inutile.  Jackf^on  obtint 
à  grand'peine  que  les  volontaires  attendraient  pour  partir  l'afrivée 
de  nouveaux  renforts  qu'il  faisait  réclamer  en  toute  hâte  par  des 
officiers  investis  de  sa  confiance.  Mais  le  recrutement  était  devenn 
dilBcile  :  il  eût  fallu  du  temps  et  d'énergiques  eflorts  pour  lever, 
équiper,  exercer  ces  nouveaux  soldats  et  les  amener  à  150  milles 
de  leur  pays  au  milieu  d*un  territoire  occupé  par  lestribus  indiennes. 
Les  officiers  chargés  de  cette  tâche  délicate  réunirent  à  grand'peine 
quelques  centaines  de  volontaires  mal  vêtus,  incapables  de  suppor« 
ter  les  fatigues  d'une  campagne  d*hiver,  et  séparés  par  quelques 
mois  seulement  du  terme  de  leur  engagen>ent. 

Au  nwisde décembre,  Jackson  n'availàsa  disposition  que  quatorze 
cents  hommes;  huit  cents  d'entre  eux  ne  devaient  plus  qu'un  mois 
de  service;  les  six  «ents  autres  appartenaient  à  la  milice  et  avaient 
été  appelés  sous  les  drapeaux  par  un  acte  de  la  législature  pour  un 
temps  indéterminé  à  la  nouvelle  du  massacre  du  Fort-Mims;  mais 
comme  la  durée  habituelle  du  service  de  la  milice  était  de  trois 
mois  seulement,  ils  entendaient  bien  rester  dans  les  conditions  du 
droit  commun  et  ils  déclaraient  qu'ils  quitteraient  le  camp  le  A  jan- 
vier suivant.  Cependant  les  nouvelles  de  la  guerre  devenaient  de 
plus  en  plus  graves.  Les  Anglais  étaient  en  foroe  dans  la  Floride 
devant  Pensacola,  et  menaçaient  Mobile  et  la  Nouvelle-Orléans  :  on 
craignait  qu'ils  ne  fissent  parvenir  à  leurs  alliés  des  tribus  indiennes 


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812  R£TU£  DES  DEUX  MONDES. 

des  armes  et  des  munitions,  et  le  général  Pinckney»  qui  comman- 
dait dans  le  sud  les  troupes  américaines,  envoyait  à  Jackson  l'ordre 
de  maintenir  à  tout  prix  sa  position  afin  de  rendre  impossible  une 
jonction  des  Creeks  avec  les  Anglais. 

Jackson,  dont  la  situation  devenait  chaque  jour  plus  critique,  adres- 
sait au  gouverneur  du  Tennessee  les  plus  pressantes  dépêches  pour 
solliciter  l'envoi  de  renforts.  Mais  ce  dernier,  préoccupé  de  sa  res- 
ponsabilité, restait  sourd  à  ces  réclamations  répétées;  il  déclarait 
qu'après  avoir  appelé  les  troupes  que  le  congrès  et  la  législature 
de  l'état  l'avaient  autorisé  à  lever,  il  ne  pouvait  faire  davantage 
sans  excéder  ses  pouvoirs,  et  il  engageait  le  général  à  ramener  ses 
troupes  au  plus  vite  sans  chercher  à  prolonger  une  résistance  deve- 
nue inutile.  Le  patriotisme  de  Jackson  se  révolta  à  cette  pensée  : 
M  Vous  n'avez,  répondit-il  au  gouverneur  Blount,  qu'à  agir  avec  la 
décision  et  l'énergie  que  nous  commande  cette  crise,  et  tout  ira  bien  : 
envoyez-moi  des  troupes  engagées  pour  six  mois,  et  je  réponds  du 
résultat.  Refusez-les,  et  tout  est  perdu,  l'honneur  de  l'état,  le  vôtre  et  le 
mien,  n  Blount  se  laissa  toucher  :  il  réunit  le  27  janvier  à  Fayetteville 
deux  mille  quatre  cents  hommes  levés  pour  six  mois.  Le  secrétaire 
de  la  guerre  ratifia' ces  mesures  et  autorisa  de  nouvelles  levées.  Il 
était  temps  de  venir  au  secours  de  la  poignée  d'hommes  que  com- 
mandait Jackson  :  les  miliciens  l'avaient  quitté  le  &  janvier  et  avaient 
été  suivis  dix  jours  après  par  le  plus  grand  nombre  des  volontaires. 
Il  ne  restait  au  camp  que  neuf  cents  jeunes  soldats  récemment  enga- 
gés pour  une  durée  de  deux  mois,  disposés  à  faire  une  promenade 
militaire  sur  le  territoire  indien  et  à  rentrer  chez  eux  au  plus  vite 
pour  y  raconter  leurs  exploits.  Le  général  se  décida  à  les  conduire 
à  l'ennemi,  et  partit  avec  eux  le  16  janvier  pour  une  expédition  de 
douze  jours.  A  la  première  rencontre,  la  petite  troupe  fit  son  devoir 
et  repoussa  les  Indiens.  Après  ce  succès,  les  volontaires  regagnèrent 
leur  pays,  tout  fiers  de  leur  marche  triomphale  sur  le  territoire 
ennemi,  et  comblés  d'éloges  par  leur  général  dans  une  proclamation 
d'adieux.  Leur  retour  ranima  l'enthousiasme  un  peu  attiédi  des  habi- 
tans  du  Tennessee,  et  facilita  les  enrôlemens.  Le  3  février,  la  partie 
orientale  de  l'état  envoya  au  fort  Strother  deux  mille  hommes  : 
un  nombre  égal  arriva  deux  jours  après  de  là  partie  occidentale, 
et  le  6  février,  le  35«  régiment  d'infanterie  des  États-Unis  vint  com- 
pléter la  petite  armée.  Pendant  que  les  troupes  se  rassemblaient, 
le  major  William  B.  Lewis,  l'un  des  plus  fidèles  amis  de  Jackson, 
veillait  au  ravitaillement  et  &isait  réparer  les  chemins  défoncés  qui 
conduisaient  au  camp  au  travers  de  forêts  marécageuses.  Au  bout  de 
six  semaines,  l'approvisionnement  était  assuré,  les  communications 
rétablies,  et  cinq  mille  hommes  étaient  au  fort  Strother. 

Ce  résulut  éuit  l'œuvre  de  Jackson,  il  était  dû  à  l'énergie  avec 


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LA  DÉHOCRÂTIB  AUTORITAIBE   AUX  ÉTATS-UNIS.  813 

laquelle  il  avait  lutté  contre  i'esprit  de  révolte,  à  ses  qualités  d'or- 
ganisateur, à  l'ascendant  qu'il  avait  conquis  sur  ses  troupes,  à  la 
patriotique  ardeur  avec  laquelle  il  avait  combattu  et  vaincu  les  hési- 
tations du  gouverneur  du  Tennessee.  Le  général  Pinckney  n'hésita 
pas  à  le  reconnaître  dans  une  dépêche  adressée  le  6  février  au 
secrétaire  de  la  guerre  :  «  Je  prends  la  liberté,  écrivait-il,  d'appeler 
votre  attention  sur  les  communications  que  vous  allez  recevoir  et 
sur  celles  que  vous  avez  précédemment  reçues  du  général  Jackson. 
Sans  l'énergie  personnelle,  la  popularité  et  les  efforts  de  cet  officier- 
général,  la  guerre  contre  les  Indiens  du  Tennessee  aurait  été  aban- 
donnée au  moins  momentanément.  » 

Le  moment  était  venu  de  commencer  la  campagne.  Mais,  avant 
de  donner  le  signal  du  départ,  Jackson  crut  nécessaire  de  prévenir, 
par  un  exemple  d'une  impitoyable  rigueur,  le  retour  de  l'esprit 
d'indiscipline  dont  il  venait  de  constater  les  funestes  conséquences. 
Dn  jeune  soldat  de  dix-huit  ans  qui  avait  abandonné  son  poste  et 
insulté  son  chef  fut  passé  par  les  armes  devant  les  troupes  assem- 
blées. Ce  n'est  pas  le  seul  fait  du  même  genre  que  nous  rencontrerons 
dans  la  carrière  militaire  de  Jackson.  Le  22  février  1815,  en  vertu 
d'un  ordre  signé  par  lui  au  lendemain  de  la  victoire  de  la  Nouvelle- 
Orléans  ,  six  hommes  de  la  milice ,  dont  l'un  était  père  de  neuf 
enfans,  furent  fusillés  à  Mobile  en  présence  de  quinze  cents  hommes 
de  la  garnison  sous  les  armes.  Ils  avaient  été  condamnés  pour  une 
révolte  au  fort  Jackson  en  septembre  1814.  Appelés  pour  six 
mois  sous  les  drapeaux ,  ils  avaient  refusé  de  servir  au-delà  du 
terme  ordinaire  de  trois  mois,  prétendant,  peut-être  avec  rai- 
son, qu'ils  ne  pouvaient  être  tenus  légalement  à  une  plus  longue 
durée  de  service.  Le  souvenir  de  l'indiscipline  de  la  milice  au  fort 
Strother  et  le  ressentiment  qu'en  avait  conservé  Jackson  l'avaient 
rendu  inaccessible  à  la  pitié,  et  il  ordonna  cette  exécution,  qui  lui 
fut  souvent  reprochée  comme  un  acte  de  barbarie  dans  le  cours  de 
sa  vie  publique. 

L'armée  de  Jackson  rencontra  l'ennemi  à  55  milles  du  fort,  sur 
les  bords  de  la  Tallapoosa  et  de  la  Coosa,  qui  se  réunissent  pour 
former  l'Âlabama  supérieur.  Neuf  cents  guerriers  creeks  y  étaient 
enfermés  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfans  dans  une  sorte  de 
camp  retranché  établi  à  la  hâte.  Le  général  fit  cerner  la  position, 
coupa  la  retraite  aux  Indiens  et  les  força  dans  leurs  retranchemens. 
Le  combat,  commencé  à  dix  heures  du  matin,  se  prolongea  jusqu'à 
la  nuit;  ce  fut  une  lutte  acharnée  et  meurtrière  :  les  Américains 
eurent  cinquante^^inq  morts  et  cent  quarante-six  blessés;  plus  de 
cinq  cents  Indiens  trouvèrent  la  mort  sur  le  champ  de  bataille;  les 
antres  périrent  dans  la  rivière  en  cherchant  à  s'échapper. 

Le  seul  point  où  les  tribus  indiennes  eussent  conservé  une  atti- 


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tETCI  DES  DEDX  MORDES» 

A  portion  de  territoire  qu'oo  nommah  le  Sol  sacré 
^i2é  au  confluent  de  la  Tallapoosa  et  de  la  Goosa. 
I  avec  ie  projet  d*y  Eure  sa  jonction  avec  Tarmée 
(T»  à  la  Ad  d'avril  après  une  «arche  longue  et 
Ifs  routes  coupées  et  les  nrisseanx  transformés 
pluies  torrentielles.  Ce  retard  permit  aux  Indiens 
lis  leur  puissance  était  irrévocablement  brisée  et 
formais  inutile.  Leurs  cheGs  vinrent  demander 
ir.  Jackson  exigea  qa'avant  toot  on  livrât  Wea- 
été  r&me  de  la  résistance.  Le  chef  indien  se 
au  camp,  demandant  pour  toute  faveur  qu'on 
BS  et  les  enlans,  qui  étaient  réfugiés  dans  les 
menacés  d'y  mourir  de  faim.  Jadison  le  reçut 
les  égards  dus  à  son  courage  et  à  son  mat- 
îpter  les  conditions  de  la  paix  et  lui  laissa  la 
1  se  retira  dans  une  petite  plantation,  où  il 
usqn'en  1836.  Les  clauses  du  traité  ÔUient  les 
)ks  abandonnaient  aux  États-Cnis  à  titre  d'in- 
un  vaste  territoire  qui  comprenait  presque  tout 
ma;  cet  abandon,  qui  les  forçait  à  se  concen- 
'e  restreint,  les  éteignait  des  frondëres  du  Teior 
^e  et  de  la  Floride,  et  ouvrait  sur  une  vaste 
Message  de  l'ouest  du  Tennessee  au  golfe  du 
jeaîent  à  ne  conserver  aucune  relation  avec  les 
is  espagnoles  et  à  n'admettre  chez  eux  d'autres 
>mmerçans  que  ceux  qu'autoriseraient  les  États- 
nnaissaient  au  gouvernement  américaia  le  droit 
et  d'établir  des  postes  militaires  et  des  comp- 
re  qu'ils  se  réservaient.  Ces  stipulations  furent 
5icrées  par  ie  traité  de  Fort-Jackson  signé  le 

ent  considérables.  C'était,  non-seulement  dans 
is  l'avenir,  l'anéantissement  de  la  puissance  des 
irent  plus  désormais  contre  les  États-Unis  aucune 
ise.  Le  territoire  du  Mississipi,  jusqu'alors  inha» 
ncs,  était  pacifié.  L'action  commune  combinée 
anglais  et  les  chefs  des  tribus  était  frappée 
milice,  qui  n'était  plus  nécessaire  à  la  défense 
^tats,  pouvait  se  porter  sur  tous  les  points  que 
extérieur. 

igé  et  terminé  en  huit  mob  cette  laborieuse 
créé,  organisé,  discipliné  et  ravitaillé  sa  petite 
induite  à  la  victoire.  Au  sortir  d'une  convales- 
)ée,  épuisé  par  une  maladie  d'entrailles  qui  lui 


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LA  DÉMOCRATIE  AtTORïTAIRE  A0X  tlATS-UNIS.  815 

catisait  d'intolérables  souflhuices,  mais  montrant,  comme  le  Tail- 
lant soldat  dont  parle  Bossuet,  «  qu'une  âme  guerrière  est  maîtresse 
du  corps  qu'elle  anime,  »  il  était  parrenu  par  la  persévérance  et  la 
puissance  de  sa  volonté  à  triompher  de  tous  les  obstacles.  Le  gou*- 
vemement  reconnut  ses  services  en  le  nommant  major-général  de 
l'armée  des  États-^Unis  en  remplacement  du  général  Harrison,  qui 
venait  de  donner  sa  démission.  Il  le  plaça  en  cette  qualité  &  la  tète 
de  la  division  du  Sud  et  lui  confia  la  défense  de  la  Louisiane, 


IV. 

La  situation  générale  était  critique;  les  états  de  la  Nouvelle- 
Angleterre  protestaient  hautement  contre  la  prolongation  de  la 
guerre;  le  parti  fédéraliste,  qui  était  Tâme  de  la  résistance,  se 
livrait  à  d'imprudentes  manifestations,  que  ses  adversaires  aiFec- 
talent  de  considérer  comme  des  actes  de  trahison  ;  cette  opposition 
croissante  paralysait  l'action  du  gouvernement,  dont  les  ressources 
étaient  épuisées ,  et  le  secrétaire  d'état  Monroe  était  contraint  de 
prendre  envers  les  banquiers  des  engagemens  personnels  pour  obte- 
nir l'avance  des  fonds  nécessaires  à  la  défense  de  la  Nouvelle- 
Orléans.  Ces  embarras  étaient  d'autant  plus  graves  que  la  chute  de 
Napoléon  I*'  permettait  aux  Anglais  de  poursuivre  avec  une  vigueur 
nouvelle  la  guerre  engagée  contre  les  États-Unis. 

Dès  le  mois  de  mai  1814,  un  corps  de  troupes  recruté  parmi  les 
vétérans  qui  venaient  de  servir  dans  la  Péninsule  sous  le  duc  de 
Wellington  s'était  embarqué  pour  l'Amérique;  et,  tandis  qu'une 
division  commandée  par  le  général  Ross  entrait  dans  la  baie  de 
Chesapeake,  s'emparait  de  la  ville  de  Washington  et  livrait  aux 
flammes  l'arsenal ,  le  Capitole  et  la  demeure  du  président  (1),  la 
flotte  qui  portait  le  corps  expéditionnaire  se  dirigeait  sur  le  golfe 
du  Mexique. 

La  Nouvelle-Orléans,  qui  compte  aujourd'hui  deux  cent  mille 
habitans,  n'avait  alors  qu'une  population  de  vingt  mille  âmes.  Ce 
n'était  pas  une  place  forte,  mais  c'était  le  grand  entrepôt  de  coton 
du  Sud,  et  ses  magasins  renfermaient  la  récolte  de  deux  années 
évaluée  à  plus  de  12  millions.  Cette  ville  domine  d'ailleurs  le  cours 
du  Mississipi,  le  plus  grand  fleuve  du  monde,  qui  amène  au  golfe 
du  Mexique  les  produits  de  l'est,  de  l'ouest  et  du  nord  de  l'Amé- 

(i)  On  répara  à  la  hâte  les  édifices  incendiés  et  Ton  blanchit  les  mnrs  noircis  par 
la  fumée  de  la  demeare  da  président.  De  là  le  nom  de?ena  historique  de  la  Maison 
Blanche. 


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816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rique,  et  cette  circonstance  suffisait  pour  donner  à  sa  possession 
une  importance  considérable. 

Un  corps  de  troupes  anglaises  commandé  par  un  brave  et  aven- 
tureux officier,  le  colonel  Micbols,  venait  déjà  de  faire  une  première 
tentative  sur  les  bords  du  golfe.  Il  était  débarqué  à  Pensacola,  dans 
les  possessions  espagnoles  de  la  Floride,  et  avait  occupé,  malgré  les 
protestations  plus  ou  moins  sincères  du  gouverneur,  celte  ville,  qui 
devait  lui  servir  de  base  d'opérations.  Nichols  avait  distribué  des 
armes  et  des  munitions  aux  Indiens,  et  avait  adressé  aux  habitans 
de  la  Louisiane  une  proclamation  dans  laquelle  il  les  exhortait  à 
secouer  le  joug  des  États-Unis.  Jackson  accourut  aussitôt,  se  diri- 
gea sur  Mobile,  dont  il  s'assura,  chassa  les  Anglais  de  Pensacola,  y 
installa  une  garnison  et  partit  pour  la  Nouvelle-Orléans^  où  il  arriva 
le  !•'  décembre  suivant. 

La  capitale  de  la  Louisiane  est  située  sur  une  langue  étroite  de 
terre  que  bornent  d'un  côté  les  lacs  formés  par  le  Mississipi  et  de 
l'autre  d'immenses  terrains  marécageux  déposés  par  les  eaux  du 
fleuve.  Mais  en  dehors  de  ces  défenses  naturelles,  elle  n'était  alors 
protégée  par  aucun  ouvrage  d'art,  elle  était  dépourvue  de  troupes, 
et  les  dispositions  mêmes  de  la  population  pouvaient  inspirer  quel- 
que inquiétude,  à  raison  des  divisions  qui  existaient  dans  son  sein 
et  de  la  diversité  des  élémens  dont  elle  se  composait.  La  majorité 
était  formée  de  créoles  français  amis  du  luxe  et  des  plaisirs;  on  y 
comptait  également  un  certain  nombre  d'Espagnols,  et  beaucoup 
d'Américains  généralement  énergiques  et  résolus,  mais  parmi  les- 
quels on  eût  pu  signaler  plus  d'un  aventurier  hardi  forcé  pour  des 
motifs  peu  avouables  de  quitter  son  pays  d'origine.  Les  haines  poli- 
tiques s'ajoutaient  aux  antipathies  de  races,  et  le  gouverneur  Clai- 
borne,  dont  l'ardent  patriotisme  ne  négligeait  rien  pour  assurer  la 
défense  de  la  ville,  était  en  lutte  ouverte  avec  la  législature  de  l'état, 
qui  se  montrait  infiniment  moins  disposée  à  la  résistance. 

Jackson  avait  été  mis  au  courant  des  difficultés  de  la  situation  par 
un  des  habitans  les  plus  distingués  de  la  Nouvelle-Orléans  qui  avait 
été  son  collègue  au  congrès  et  qui  devait  être  pour  lui,  dans  la  tâche 
qu'il  allait  entreprendre,  un  précieux  collaborateur.  Edvirard  livings- 
ton,  qui  fut  sous  le  gouvernement  de  juillet  ministre  des  États- 
Unis  à  Paris  et  membre  de  l'Institut  de  France,  et  dont  M.  Mignet  a 
apprécié  dans  une  de  ses  éloquentes  notices  la  vie  et  les  travaux  (1), 
était  originaire  de  New- York.  Il  avait  débuté  au  barreau,  y  avait 
conquis  une  importante  situation  et  avait  été  en  I79h  élu  membre 
de  la  chambre  des  représentans.  Il  avait  pris  place  parmi  les  plus 

(!)  Notic€$  hUtoriqueif  1. 1«. 


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LA  DÉMOCRATIE   AUTORITAIRE   AUX   ÉTATS-UNIS.  817 

ardens  et  les  plus  brillans  disciples  de  Jefferson  et  semblait  destiné 
à  occuper  l'un  des  premiers  rangs  dans  le  parti  républicain  lorsque 
des  revers  imprévus  le  forcèrent  à  l'âge  de  quarante  ans  de  recom- 
mencer sa  carrière.  Il  se  fixa,  en  1803,  dans  la  capitale  de  la  Loui- 
siane, que  la  France  venait  de  céder  aux  États-Unis  :  il  mit  au  service 
du  nouvel  état  ses  talens  et  sa  science  de  jurisconsulte  et  fut  chargé 
de  rédiger  un  projet  de  lois  criminelles,  de  codifier  l'ancienne  légis- 
lature civile  française  maintenue  en  vigueur,  et  d'étudier  un  sys- 
tème de  réforme  pénitentiaire.  Ses  succès  au  barreau  et  des  spécu- 
lations heureuses  sur  les  terres  lui  permirent  en  peu  d'années  de 
reconstituer  sa  fortune,  et  il  ne  tarda  pas  à  acquérir  une  réputation 
et  une  autorité  considérables.  Il  était  à  la  tête  du  comité  de  défense 
de  la  Nouvelle-Orléans  lorsque  Jackson  prit  possession  de  son  com- 
mandement et  le  choisit  pour  aide-de-camp. 

Ce  fut  le  2  décembre  181&  que  le  nouveau  général  fit  à  la  tète  de 
sonéta^major  son  entrée  dans  la  ville  qu'il  était  chargé  de  défendre. 
Un  témoin  oculaire  a  fait  de  cette  entrée  un  pittoresque  tableau  (1)  : 
«  Le  chef  de  cette  petite  troupe  de  cinq  à  six  personnes,  di^il, 
était  un  homme  de  haute  taille,  se  tenant  droit  et  portant  sur  son 
visage  l'empreinte  de  la  décision  et  de  l'énergie  en  même  temps 
que  de  l'inquiétude  et  de  la  préoccupation.  Il  paraissait  fatigué  et 
malade  :  ses  cheveux  étaient  gris  ;  il  était  maigre  comme  un  homme 
qui  sort  d'une  longue  et  douloureuse  maladie.  Mais  le  fier  et  bril- 
lant regard  de  son  œil  de  faucon  révélait  un  esprit  qui  dominait  les 
infirmités  de  son  corps;  ses  vétemens  étaient  simples  et  usés  jus- 
qu'à la  corde  ;  sa  tête  était  couverte  d'un  petit  chapeau  ;  ses  épaules 
revêtues  d'un  petit  manteau  bleu  espagnol  ;  ses  jambes  emprison- 
nées dans  de  grandes  bottes  de  dragons  qui  n'avaient  pas  été  cirées 
depuis  longtemps.  » 

U  fut  reçu  par  le  gouverneur  et  par  le  maire  Nicolas  Girod  et  pro- 
nonça une  courte  allocution  que  Livingston  traduisit  aussitôt  en 
français  et  qui  excita  un  véritable  enthousiasme  ;  le  soir,  son  ami  lui 
offrit  un  grand  dîner  auquel  il  assista  en  brillant  uniforme,  et  pen- 
dant lequel  il  étonna  par  la  dignité  de  son  maintien  et  le  charme 
de  ses  manières  la  société  élégante,  que  l'extrême  simplicité  de  son 
entrée  avait  quelque  peu  déconcertée. 

Pendant  qu'il  faisait  à  la  hâte  les  premiers  préparatifs  de  défense, 
une  flotte  anglaise  de  cinquante  vaisseaux  armés  de  mille  canons 
amenait  à  l'embouchure  du  Mississipi  un  corps  expéditionnaire  de 
vingt  mille  hommes  commandé  par  sir  Edward  Packenham,  beau- 
frère  du  duc  de  Wellington  et  l'un  des  meilleurs  officiers  de  la 

(1)  Alex.  Walker,  Jackion  and  New^Uans. 
XOMI  LTU.  —  1883*  52 


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SIS  BEYUE  DBS  DlVXi  MCffïDBSê, 

gpacre  dfi.l&PémnsuJfe^Gc^troapesidevaieiit  débarfaar  surlestboBdg 
des.  lac&^etsa  porteF  immédiatement  ea  aimnt  dlana  Ifospoin-  dâ 
SttqNT^ndre.  la  vill»  aimat  quf elle>  eût  étét  mise  eiL  état,  d^  défianse. 
EUdsi  anivëcent  en  effet  le  8;  décembre  sut*  les  bancs*  de^  sable 
qui  bûrdent  le  fleuver  s'embarguirent  sur  une  flottille:  de  bateavK 
^atSret  pénéti;èr«iitlelAidana  W  lae  Borgne^  après  aïoir  ea^^é 
las  Ganonnièces  amérkaines  (]ui  demient  leun  en  inleodirei  rteeëai 
Le  premier  soin'  de  Jackson^  de»  qu'il  fut  infosmé  de  Ifapproche  de 
L'ennemi^  fut  de^  Si'assui^E^  lai  Uberté  lat  plus  absoltte  d'action  :  il 
ptoclamAfenceaséquence  laloimartirie'^t  m&pend^Vhabeéwcerptê$^ 
U  lui  eât.été  fort»  difficye^  dof  justifiée  par  une  disposition  dài  la  coa- 
atitulûm  ou  cfiuie  loi  quekonqfoe  ces  mesBresicpxe.  quelques  joum 
aayaravant  lai  législature  airatt  ne&iséi  d'adopter;.  Ee  dmt  de  sus- 
pendre la  liberté  indiTiduelle-daiiS'  les  états  nstéis*  fidèka  àtlfUnimii 
a.été  dénié- par  la  cour  suprême  au  pnésident  Lincoln  au  plu&  fort 
da  llLgn^rre!  de  la  aécasâoUy  et  il  a.faUui  une  acte  di^  cottgrèapoup 
attuibuer  ài>raYieniroespoiivoHiSiex6eptk>nneIs  au  pnemier  nagistcat 
dei  la.  république,  Mms  noas  avonn  vu  déjà^que  Jiacksan  se>  faisait 
^oire  de  n/ètre  gôné*  par*  aucun'  a  scarupule  constitutionnel,  »  efe» 
qufilques.seniaineaplus  tard,  il  n'héâtait  pas,  pour  TBÎncre^  les- vcIh 
lékési  de  résistance  de  lai  législaturev  Lfaive  occuper  nâlitairement 
la.  saUfi  de  sesi  séancea. 

Sous  cette  rude  dictature  militaire,  la  ville  prit  tout  à  coup  Tas- 
pect  d'ua  camp.  Les  bommea  valid«9i  de  toute  condition  et  de  toute 
couleuD  fuDenI  appelési  à  servir  comme  soldats  ou  comme  marins  ; 
les  vieillwde  et  le»  infirmes  formèrent  un  corps  de  vétérans  affectés 
à  un;  service:  d^oidre- et  à  la  gnvde  des  forts.  Les  rues  retentissaient 
àuf  diant  da  lai  MameiUêBise  et  du  Yankee  Boodle.  Les  fémnseS' 
applaudissaient  de  leurs  balcons  au  passage  des  troupes;   on 
remarquait  particulièrement  lea  cavaliers  de*  L'Ouest  qui  venaient 
d'arriver  à>  marcbea  forcéesi  de  Baton4tlouge'  :  le  général  Cofifoe* 
qui  lea  c<Mnnumdaitr  attirait)  les  regard»,  d'après  le<  témoin  que 
nomi  avons  d^à^  cilé,  par  so»  aspect  martûil,  sai  stature  herciv- 
léenne,  et  la  bonne*  grâces  avec  laquelle  il  montait'  an  pur  sang  du 
'ierniesseei^ 

Le  18,  le  général  en  chef  p«ssa<  toutes  les  troupes  en  revue  ctr 
levT  adressa  une  procbnuÉiaw  rédigée  p»*  Uvingston  et^  dans 
laquelle  il  faisait  afqpelaurpatriotismeidejtoas  : 

«  Bnfana  dbs*  Éituta-'UnisI  disaî^-il^  œi  sent  \m  oppressenirs  de 
votce  nouxrelle  eiistente^  politique  que:  vonsi  avesr  i  eombattrcT;.  cer 
saut  lea  hommes  cpie  vos  pères  ont  vaincus^**  Ehfans  de  la  ivancel 
ce  sont  les  Anglais,  les  ennemis  héréditaires  et  étemels  de  votre 
ancienne  patrie,  les  envahissent^  de  votcst  patrie  d'adfoption»  qui 


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LA   DÉMOCRAïaE   AJBtTOMTAIRB  ABX  STATS-UNIS.  "Sl^ 

fiODft  «ujeurd'iiui  vos  enaemis.*.  /Espagnols  I  «raveiiez-^yoïis  de  Jt 
<ioiidute  de  vos  alliés  à  Saint-SiUïtflkieB  et  âermàriement  à  Venssr- 
cola,  et  réjouiflteE-vous  id'airdr  «ne  Moasionide  venger  tles  bratideB 
injw»  <que  vous  ont  infligées  dfis  luKiMEies  çii  idéshenoDent  la  j^ace 
hoBoaioe...  » 

il  s'adressait {fi^ialemwtuttx  honunes  de  coHlenr  que,ipariine 
ipremière  froeiomation  datée  de  Mobile,  Jl  ttvmitiappeiés  tous  ks 
drapeany  : 

^  Je  TOUS  ai  ^ppdés^  disait^ily  (&  partager  tks  périls^  la  gloire 
4es  iblancs  wm  oenciftoyens.  J'attendais  kemcoup  de  -vous  ;  car  je 
ixmBaistais  «les  fualités  «qui  d(ttvmt  vous  rendre  si  redentaUes  à 
l!enneBÛ  «gui  mus  «AvaÛt.  Je  saifaîs  que  irons  «étiez  capables  de 
supporter  Ja  faim,  la  SMf,  et  toutes  Isa  iÊiàgxxBS  'de  la  guene.  le 
savais  qufi  vous  aimiez  i^dtre  rteire  natale  et  (que^xomme  nents- 
mômes,  ^ous  lariez  à  dâfendœ  ce  que  l'heamae  a«de  {dus  cher.  Mms 
TOUS  sui^ssez  mestespéraufios.  i^ai  trouiré  en  tous  ami  à  oes  qua- 
Jîtés  le  Dûbleri^Qilhousiaame  qui  «enfante  les  grandes  actioiBS. 

a  Soldats!  le  président  'des  ÉtatSiDnis  "«era  informé  de  iK)tDe 
conduite  ^ans  l'occasion  présente  et 'la  ¥oixides  oeprésentans  de  tla 
nation  applaudira  à  votre  valeur  comme  votre  général  applaudit 
JdijouDd'luii.à  wtre  ardeur. 

a  L'ennemi  «est  proche.  Ses  seules  Hyom^rent  les  rlacs  :  mais  les 
Jbraves  sont  réunis,;  et  s'ril  lexùste  centre  nous  des  (rivalités,  ce  sesa 
pour  méiiiter  .le  poz  du  couirage^Aila  gloire  «flpii  en  est^la  plusnfiUe 
récompense  !  » 

(Pendant  .ce  itamps,  les  troiq^  /anglaises  avaient  péniblement 
achevé  leur  débarquement  sur  un  sel  <marécageux  et  sous  cme 
pluie  glaciale  (i)«  Le  22  décembre,  Jackson  fut  informé  qu'tnne 
Avaotrgardederseize  oetttshomme&oommandés  par  le  génénal  Keene 
était  ji  deux  iieures  de  marche  Âe  la  iville.  U  «e  'porta  au^deiMit 
d'elle  il  la  tète  de  deux  mille  haonses  résobis,  et  laprës  une  telte 
adbamée  qui  se  «piroloDgea  Jusqu'au  imibeu  de  da  ooit,  il  refoula 
l'ennemi  dans  Jes  bois  qui  ai^eisinaientda  «ûlle.  iSès  le  lendemain 
matin ,  il  piût  frosition  sor  ^une  sorte  d'îlot,  steué  •entne  le  (fleuve  et 
ies  maltais,  et  ifit  établir  (ane  'ligne  rde  reIraBciheniens  fti  s'éêendait 
sur  «ne  longueur  d'im  mille  environ.  ii'«titréme  huaiiditéaiu  sol 
oie  permettait  ^ms  «d'^élever  «des  remparts  4e  4erre  ;  tefcsonât  iqipar- 
1er,  (pa«r  en  Aanir  Ueu^^esÉAllâSidercotMi  à  l'abri fideequeflesdl  idocit 


t(l)rUB  àBB*àD€aÊDÊiÈkB  dw  ^n  inténMaoBA  «OBtulterAfliir  i]e:tlèf6>é«  to  Novf<4l6- 
4>rMM8icttift)9èQititBèi  rincève^t  irtsieonplet  •qv'tavB  kU  ^im  làe»  offioien  île  lln> 

4kê  yêor  1814-15,  by  a  ittlMauni.  <Uiiion,  J.  tivngr,  4S2tr. 


^^âdBÉHMk 


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820  BEYCE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  troupes.  De  fortes  batteries  d'artillerie  protégeaient  cette  ligne 
de  défense,  tandis  que  deux  navires  de  guerre,  qui  parcouraient  le 
fleuve,  tenaient  le  camp  ennemi  sous  un  feu  incessant. 

C'était  dans  de  telles  circonstances  que  Jackson  se  plaisait  à 
déployer  son  énergie  et  sa  merveilleuse  activité.  U  était  partout, 
dirigeant  les  travaux  de  défense,  observant  les  mouvemens  de  l'en- 
nemi, relevant  le  courage  de  seà  soldats.  En  même  temps  qu'il 
pressait  le  secrétaire  de  la  guerre  de  lui  faire  parvenir  sans  retard 
des  armes,  il  demandait  des  fonds  à  la  législature  de  la  Louisiane 
pour  l'entretien  et  l'équipement  des  renforts  que  venaient  de  lui 
envoyer  les  états  de  l'Ouest.  Fidèle  d'ailleurs  à  ses  habitudes  auto- 
ritaires, il  refusait  à  cette  assemblée,  dans  un  langage  ironique  et 
hautain,  toute  explication  sur  ses  plans  de  défense  :  «  Si  je  suppo- 
sais, disait-il  aux  membres  du  comité  chargés  de  conférer  avec  lui, 
que  les  cheveux  de  ma  tête  pussent  savoir  ce  que  je  me  propose  de 
faire,  je  les  couperais.  Portez  cette  réponse  et  dites  à  votre  hono- 
rable assemblée  que,  si  un  désastre  vient  me  surprendre  et  que 
le  destin  des  armes  m'oblige  à  abandonner  mes  lignes  pour  ren- 
trer dans  la  ville,  elle  pourra  compter  sur  une  session  assez 
chaude.  » 

La  situation  de  l'armée  anglaise  était  difficile  :  elle  campait  sans 
abri  et  presque  sans  vivres,  au  milieu  d'un  marécage,  exposée  à 
toutes  les  intempéries  d'une  saison  rigoureuse,  harcelée  à  toute 
heure  par  les  audacieuses  reconnaissances  des  volontaires  de  l'Ouest, 
chasseurs  intrépides  qui  combattaient  à  la  manière  des  Indiens, 
attaquaient  la  nuit  les  avant-postes  et  surprenaient  les  sentinelles 
isolées.  Contraint  de  renoncer  à  l'espoir  de  surprendre  la  vil^^ans 
combat,  sir  Edward  Packenham  ne  tarda  pas  à  reconnaître  qu'îfrorait 
à  entreprendre  un  véritable  siège  pour  forcer  l'armée  américaine 
dans  ses  retranchemens  improvisés.  Il  s'y  prépara  activement,  fit 
amener  de  la  flotte  trente  pièces  de  gros  calibre  et  les  fit  mettre  en 
batterie;  il  employa  à  cet  effet,  à  défaut  de  terre,  de  grosses  bar- 
riques de  sucre  trouvées  dans  les  plantations  voisines  et  représentant 
une  valeur  de  plusieurs  milliers  de  livres  sterling.  L'invention  n'était 
pas  heureuse  ;  ces  bizarres  matériaux  n'offrirent  aucune  résistance 
aux  projectiles  de  l'ennemi  (1)  :  les  batteries  furent  presque  immé- 
diatement démontées  et  les  troupes,  dont  elles  devaient  couvrir  la 
marche,  forcées  de  battre  en  retraite.  Elles  se  replièrent  en  désordre, 

(i)  L'emploi  des  balles  de  coton  dans  les  retranchemens  de  Tannée  américaine  ne 
réassit  pas  beaucoup  mieux  :  le  coton  prit  feu  anx  premières  décharges  et  enreloppa 
les  lignes  de  défense  d'un  épais  nuage  de  fumée  :  mais  les  remparts  détruits  par  l*in- 
cendie  furent  presque  immédiatement  relevés  et  Ton  fit  usage  pour  les  reconstruire 
de  la  terre  noire  et  spongieuse  du  delta  du  Mississipi. 


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LA  DÉMOCRATIE  AUTORITAIRE  AUX  ÉTATS-UNIS.  824 

épuisées  et  découragées,  et  reprirent,  une  fois  la  nuit  tombée,  leucs 
anciennes  positions. 

Repoussé  dans  deux  attaques  successives,  le  général  anglais  réso- 
lut de  tenter  un  effort  décisif.  Son  plan  était  hardi  :  l'une  de  ses 
colonnes  devait  attaquer  une  batterie  d'artillerie  que  Jackson  avait 
fût  dresser  sur  la  rive  gauche  du  fleuve  pour  couvrir  sa  position. 
Une  fois  maîtresse  des  canons,  elle  devait  les  tourner  contre  l'ar- 
mée américaine,  tandis  que  le  corps  d'armée  principal  dont  Packen- 
ham  s'était  réservé  le  commandement  donnerait  l'assaut  sur  toute 
la  ligne  de  défense.  Le  signal  de  l'attaque  fut  donné  dans  la  nuit 
du  8  janvier,  mais  les  ordres  reçus  furent  mal  compris  ou  inconi- 
plètement  exécutés  :  la  colonne  chargée,  sous  le  commandement 
du  colonel  Thomton,  de  surprendre  la  batterie  de  la  rive  gauche, 
ne  put  s'embarquei:  à  l'heure  prescrite  sur  les  bateaux  plats  qui 
devaient  la  transporter,  et  la  colonne  d'assaut  n'était  munie,  au 
moment  de  se  mettre  en  marche,  ni  d'échelles,  ni  de  fascines.  Sir 
Edward  Packenham  n'en  donna  pas  moins  l'ordre  du  départ  et  con- 
duisit les  troupes  placées  sous  ses  ordres  au  point  des  lignes  enne- 
mies qu'il  supposait  le  plus  faible.  Les  assaiUans,  accueillis  par  le 
feu  nourri  de  trois  batteries  américaines,  trouvèrent  en  face  d'eux 
les  riflemen  du  Tennessee  et  du  Kentucky,  renommés  pour  leur 
bravoure  et  pour  la  précision  de  leur  tir.  Le  désordre  se  mit  dans 
leurs  rangs  :  le  général  en  chef,  qui  s'efforçait  de  les  rallier,  lut 
tué  en  les  ramenant  à  l'assaut;  le  général  Gibbs  tomba  à  ses  côtés 
mortellement  blessé,  et  le  général  Keene  fut  mis  hors  de  combat. 
Le  corps  d'élite  des  Sutherland  HighlanderSy  qui  avait  tenté  sans 
échelles  et  sous  la  mitraille  l'escalade  du  rempart,  perdit  cinq  cents 
hommes;  le  reste  se  dispersa. 

En  l'espace  de  vingt-cinq  minutes,  l'armée  anglaise  avait  été 
repoussée  sans  que  le  quart  de  l'armée  américaine  eût  pris  part  à 
l'action.  Les  Anglais  avaient  perdu  sept  cents  hommes  et  comp- 
taient quatorze  cents  blessés  et  cinq  cents  prisonniers  ;  ils  laissaient 
sur  le  champ  de  bataille  trois  généraux,  huit  colonels,  vingt-quatre 
officiei*s,  tandis  que  les  pertes  des  Américains  ne  s'élevaient  qu'à 
huit  morts  et  treize  blessés.  La  colonne  de  quatorze  ceots  hommes, 
commandée  par  le  colonel  Thornton ,  avait  seule  réussi  dans  son 
attaque  tardive  :  elle  s'était  rendue  maîtresse  de  la  batterie  dont  la 
possession  aurait  pu,  un  peu  plus  tôt,  changer  l'issue  de  la  journée  ; 
mais  au  moment  où  il  venait  d'obtenir  ce  succès  partiel,  le  colonel 
reçut  la  nouvelle  de  la  déroute  de  la  colonne  principale  et  de  la 
mort  de  sir  Edward  Packenham,  et  le  général  Lambert,  qui  venait 
de  prendre  le  commandement  en  chef,  donna  le  signal  de  la  retraite. 
Il  ne  restait  après  ce  désastre,  aux  che&  de  l'armée  anglaise,  qu'à 


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822  HEVITE   DES  DEUX  MONDEft. 

issnrer  âans  le  pAns  court  délai  le  départ  -ei  TeiiQbM'queBMoit  de 
ces  troupes  décimées,  démoralisées,  affaiblies  par  les  6alig«efi4ldes 
^vatioDfi.  L^eDtreprise'tiffiMdt  ^des  -difficukés  'de  ^plos  alkm  .gsiire. 
La  ^temce  qm  s^arait  le  camp^le  la  flotte  éiait  OMsidénable  etitas 
chemins''iBipratkÀles.  '  Il  CaHot,  lea  q^Blffaes  jmrs&t  Baas  lattfam 
TattentâoB  de  r^anemi,  icrà^  une  tou^ «hi adlien  dm-wsméCBgBA. 
Le  génèrri  LaiDbert'prilt'«v«c«iie  *actiitké  etiinsang-imid  teivir- 
qnables  tontes  les  dîspositioiis  nécessaires.  Sans  k  «nvée  'du 
18  jan^r,  fl  fit,  comme  d' ordinaire,  ^ttnmer  les  feux  et;placeries 
sentiBéUes  à  I-efiti-ée  du  camp  ;  et,  sm»  que  rien  fia  ohaogé  à  !'•- 
pect  intérïew,  l'éva^uttliion  >s*«rpéîa  pendant  la  mint,  tau  adieu idn 
ptnB  profond  silence. 

La  nouvelle  ne  Art  orange  "des  AméiicaHis  qv»  éms  fat  omodnée 
au  lendemain  :  un  médecin  anglais  Tint  apporter  an  <piartier^né- 
ral  une  lettre  dans  laquelle  le  ^néral  Lambert  neeommandah  ià 
llimnanité  de  Jackson  les  blessés  iqu^on  n'avait  pnteanspartaufle 
dernier  se  rendit  aussitôt  '«U'oanp  aogiais,  ifit  OMMliiive  les  UesBis 
dans  "les  «mbulanoes  et  laissa  «n  «létaohefloent  pœvr  garder  la 
tion  et  prévenir  unTetcmr  offensif.  (Le  «este  de  réarmée  reMra 
^Vbt  à  la  Nouvelle^OrlêaBs,  «oè  IacAlsou  et  desMindar  à  révéqse 
caAdlique,  H.lhibourg'(l),'de*chantQr  «m  Te  JDeum. 

La  cërémoDfie  fut  fixée  'au  %S  janvier.  L^araiée  victorieuse  4fa- 
versa  la  ville  au  milieu  des  acdam^ttions  entbousîasftes  de  Ja^oole 
qui^e  pressait  sur  ^son  pœsage.  Un  arc  de  triomphe  ig^élevaitdevatft 
la  cathédrale  ;  le  •sol  était  jonché  4e  fleurs;  des  jeunes  fUes,  ran- 
gées des  deux  côtés,  Tepréseotaieift  les  étixts  et  les  territoires  de 
rUnion  et  en  portaient  les  couleurs.  Le  génrfral,  -MUonré  et  bqd 
état-major,  passa  sous  Tare  de  triomphe,  T^sçut  une^mironneéslttt- 
rrer  que  portaient  des  -enfaoset,  «après  savoir  été  complinenté  par 
i'ëvéque,  fut  conduit  àun^eSège  qm  lui  avait  ôtéiprèp«ré*a«prèi4e 
l^autel.  II  répondit  aux  fé^italiionB  qui  lui  étaient  adressées  en  7 
^associant  l'armée  et  la  ipoptÉlationde^aNov^He^léaBS.  «  Je'fous 
remercSe,  âit41  au  prélat,  des  prières  ^ue  vous  «Arec  pourmon  bMi- 
heur.  fuisse  avant  tout  4e  ciel  eiltendre  oetles  que  >rous  inspire 
votre  Tpatriotismfe  pour  notre  l>ien-aimé'payB  1  PaiBae441  ^giAeiMat 
accueillir  celles  ^e  je  hn  adresse  pour  ^rolre  'botffaeor  i»dHÎfaeI 
nossi  bien  que  ^ur  la  prospérité  ^ée  la  ^congrégation  40onBée  A  fw 
i9icnnst!'B^l  en  est  ainsi,  4a -prospérité  Jla  richesse,  lié 'bonheur  ile<^oiAb 
vHle  seront  àlalniiiteur  du 'COorage'Cftdes'gFandes'quiffités  denea 
é3fitans«*D 

La  nouvtefRe'de  laflëliile  et  ifu-d^^^  Vamée^ngiane  arma 

^)'De|mli>arcfaBVèqae  de  BescnçDn. 


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LA  DÉMOCRATIE  AtTlOBITAIRE  AUX  ÉTATS-UNIS.  82$ 

le  à  féTrier  à  Washington,  où  Tànxiétô  était  à  son  comble.  Les  dëpè^ 
ehes  rédigées  par  Liringston  contenaient' un  récit  détaiflè  dès  éyé- 
nettiens^et  mettaient  habîlbment  en:  fnmîère  l'immense  service  que 
Jackson  venait  de  rendre  au  pays.  La  foule  se  précipita  &  !a  Maison- 
Blhncbe  pour  y  recevoir  ïa  cinifinnation  d'un  bruit  auquel  on  osait 
à  peine  ajouter  foi.  La  villb  fut  illuminée;  le  nom  dii  vainqueur  fut 
bientôt  dans  toutes  les  bouches;  on  PlGtccIkmait  comme  le  sauveur 
die  Pindépendance  nationjJe.  Le  congrès^  se  fît  Pînterprète  de  la 
reconnaissance' publique  en  votant  des-remercftnens  au  major-géné- 
ral Jackson  et,  par  son  intermédiaire,  aux  officiers  et  soldats  deTar- 
mée  régulière  des  corps  de  volontaires  et  de  la  milice  placés  sous 
se»  ordres  et  en  ordonnant  qu'une  médaille  d'or,  frappée  en  sdn 
honneur  peur  symbofiser  ce  glorieux  fait  d'armes,  lui  serait  offerte 
comme  un  témoignage  de  là  haute  estime  dii  congrès  pour  sa  judi- 
cieuse et  beHe  conduite  dans  cette  mémorable  occasion.  » 

Une  nouvelle  pluy  importante  encore  ne  tarda  pas  à  suivre  celle 
êd*  la  défaite  de  Tannée  anglaise.  Le  gouvernement  fédéral  apprit  le 
48  février  la  conclusion  du  traité  signé  à  Gand  le  24  décembre  pré- 
cédent. La  guerre  qui  avait  un  moment  mis  en  question  Fexistence 
même  des  Etats-Unis  était  terminée,  mais  c'était  grâce  à  la  vic- 
toire de  la  Ifouvelle-OHéans'  que  l'honneur  national  sortait  intact  de 
cette  crise.  Un  courrier  partit  de  Washington,  le  13  février,  pour 
pofter  à  la  capitale  dé  la  Louisiane  la  nouvelle  officielle  de  la 
signature  du  traité.  Le  bruit  s'en  était  d^  répandu  et  avaif 
donné  Heu  à  l'un^des  incidens  les  plus  carapctéristiques  de  lia  vie  de 
tacksom 

Edward  Livingston,  qui  avait  été  chargé  de  se  rendre  h  h  flatte 
anglaise  pour  négocier  un  échange  de  prisonniers,  en  était  revenu 
te  i5  février,  annonçant,  d'après  un  journal  que  venait  dfe  recevoir 
Famiral  Mateohn,  la  conclusion  de  la  pair.  Jackson  en  fit  part  à  ses 
troupes;  n»is  eo  leur  faisant  connaître  Torigine  de  cette  informa- 
tion, il  crut  prudent  de  leur  recommander  la  patience  et  dé  lés  mettre 
en  garde-  contre  te  danger  des  fausses  nouvelles.  Get  ordre  du  j«ur 
provoqua  des  murmures  dans  la  popufatibn,  et  !a  législature  profita 
4e  cette  dispofirftiou  des  esprits  pour  manifester  son  mauvais  vou- 
loir ordinaire  en  s'abstenant  de  mentionner  le  nom  du  général  en 
€lëf  dicns'  les  remerctknens  qu'elle  adi-essaft  aux  principaux  offi^ 
ciers.  Les  troupes  elles-mêmes  avaient  peine  à  se  résfgner  à  l'attente 
d^ne  confirmation  officielIe^  et  aspiraient  à  leur  libération ,  qui 
devait  être  là  conséquence  de  fia  paix.  Qaelqnes  soldats  d'orfgine 
ft^ançaise  imaginèrent,  pourhftter  Ib  moment  die  cette  libération,  dtr 
B^aAresserau  consuFde  Franc»  et  d^ese  faire  délivrer  des  certifi^cats  <te 
BiCimalitë  françafee.  Ge'Std)terfQge'  exaspéra  Jadson,  qui  ordonna^ 


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82&  RETUE  DES  DEUX  MONDEE. 

eoL  vertu  de  la  loi  martiale,  an  consul  et  à  tous  les  Français  non 
citoyens  des  États-Unis  de  quitter  la  ville  dans  un  délai  de  trois 
jours  et  de  s'en  tenir  à  une  distance  de  12  milles  jusqu'à  la  publi- 
cation officielle  de  la  ratification  des  préliminaires  de  paix.  Il  déda- 
rait  considérer  comme  citoyens  des  Etats-Unis  et  comme  soumis  au 
sarice  militaire  tous  ceux,  quelle  que  fût  leur  origine,  qui  avaient 
pris  part  aux  dernières  élections. 

Cet  acte  arbitraire  et  violent  souleva,  comme  on  peut  le  supposer, 
de  très  vives  protestations.  Le  Courrier  de  la  Louisiane  publia  une 
lettre  écrite  en  français  et  signée  :  un  Citoyen  de  la  Louisiane  d^ ori- 
gine française  y  dans  laquelle  l'auteur  s'attachait  à  démontrer  l'illé- 
galité de  la  mesure  et  s'étonnait  que  le  général  se  fût  arrogé  à  l'égard 
d'étrangers  amis  un  droit  que  le  président  des  États-Unis  lui-même 
n'aurait  pu  exercer  qu'à  l'égard  d'étrangers  ennemis.  L'auteur 
ajoutait  qu'il  était  temps  de  rendre  aux  lois  leur  empire  et  de 
mettre  un  terme  à  des  actes  d'autorité  qu'avaient  pu  justifier  les 
nécessités  de  la  défense,  mais  qui,  depuis  la  retraite  de  l'ennemi, 
n'étaient  plus  compatibles  avec  la  dignité  des  citoyens  ni  avec  le 
respect  de  la  constitution. 

Jackson  considéra  cette  discussion  de  ses  actes  comme  une  into- 
lérable rébellion.  11  fit  venir  l'éditeur  du  journal  et  exigea  de  lui  le 
nom  de  l'auteur  de  la  lettre.  C'était  un  membre  de  la  législature, 
nommé  Louaillier,  qui  s'était  particulièrement  distingué  par  son 
patriotisme  et  par  son  zèle  pour  la  défense.  Le  5  mars,  Louaillier 
fut  arrêté  et  conduit  en  prison.  11  fit  aussitôt  présenter  par  son  avocat 
au  juge  de  la  cour  de  district  des  États-Unis,  Dominick  Hall,  une 
requête  tendant  à  obtenir  un  writ  à*habeas  corpus  pour  faire  cesser 
une  détention  illégalement  ordonnée.  Le  juge  fit  droit  à  la  requête 
et  ordonna  que  le  prisonnier  lui  fût  amené  le  lendemain  matin.  A  cette 
nouvelle,  la  fureur  de  Jackson  ne  connut  plus  de  bornes  :  il  adressa 
le  soir  même  à  l'un  de  ses  colonels  un  ordre  daté  du  quartier- 
général  et  ainsi  conçu  : 

«  Ayant  acquis  la  preuve  que  Dominick  Hall  a  aidé,  provoqué  et 
excité  la  révolte  dans  mon  camp,  vous  donnerez  à  un  détachement 
l'ordre  de  l'arrêter  et  de  le  détenir  en  prison  et  vous  me  rendrez 
compte  de  l'arrestation  dès  qu'elle  sera  opérée.  Soyez  vigilant  ;  les 
agens  de  nos  ennemis  sont  plus  nombreux  qu'on  ne  le  supposait; 
gardez  vous  des  embûches.  —  A.  Jackson,  major-général.  » 

L'ordre  fut  exécuté  et  le  juge  fut  conduit  en  prison.  Quelques 
jours  plus  tard,  il  était  expulsé  jusqu'à  la  nouvelle  officielle  de  la 
ratification  de  la  paix.  Quant  à  Louaillier,  il  fut  déféré  à  une  cour 
martiale  sous  la  prévention  d'eispionnage  et  d'excitation  à  la  révolte* 

La  dépêche  officielle  arriva  enfin  le  18  mars.  Jackson  la  publia, 


_ooi-^ 


# 


LA  DÉMOCRATIE  AUTORIIAIRB  AUX  ÉTATS-UNIS.  82& 

congédia  la  milice  et  les  volontaires ,  ordonna  l'élargissement  des 
prisonniers  arrêtés  en  vertu  de  la  loi  martiale  et  déclara  que  ce 
régime  d'exception  cesserait  d'être  en  vigueur.  Louaillier  fût,  en 
conséquence,  mis  en  liberté,  et  le  juge  Hall  put  rentrer  chez  lui. 
Hais  l'atteinte  portée  dans  leur  personne  à  la  liberté  individuelle 
était  trop  grave  pour  rester  impunie,  et  le  général  Jackson  fut  assi- 
gné à  comparaître  le  2&  mars ,  à  dix  heures  du  matin ,  devant  la 
cour  de  district  des  États-Unis  sous  la  prévention  de  contempt  of 
the  court  y  k  raison  du  maintien  de  la  détention  de  Louaillier  au  mé^ 
pris  d'un  writ  d*habeas  corpus  régulièrement  délivré  et  à  raison 
de  l'arrestation  du  juge  qui  avait  délivré  l'ordre  de  mise  en  liberté. 

Jackson  parut  devant  la  cour  en  habit  de  ville,  entouré  d'une 
foule  immense  qui  lui  faisait  cortège.  U  refusa  de  répondre  aux  ques- 
tions qui  lui  furent  adressées ,  déclarant  s'en  référer  au  mémoire 
rédigé  par  son  défenseur  livingston.  La  cour  le  déclara  coupable  et 
le  condamna  sans  débat  à  une  amende  de  1,000  dollars. 

Cette  condamnation  prononcée  contre  un  général  victorieux  dans 
la  ville  même  qu'il  venait  d'arracher  à  l'invasion  consacrait  par  un 
mémorable  exemple  l'autorité  souveraine  de  la  loi,  l'inviolabilité  de 
la  liberté  individuelle  et  l'indépendance  du  pouvoir  judiciaire.  Mais 
la  grandeur  d'un  tel  spectacle  échappe  à  l'instinct  des  masses 
comme  aux  passions  des  partis.  Les  manifestations  bruyantes  de 
l'enthousiasme  populaire  accueillirent  Jackson  à  la  sortie  de  l'au- 
dience. La  multitude  arrêta  une  voiture  qui  passait,  en  fit  descendre 
des  dames  qui  l'occupaient,  détela  les  chevaux  et  traîna  le  con- 
daainé  comme  un  triomphateur  jusqu'à  sa  maison.  Le  parti  démo- 
cratique ressentit  comme  une  injure  la  condamnation  qui  avait 
frappé  son  héros  et  en  poursuivit  la  réparation  avec  une  persévé- 
rance obstinée.  Plus  d'un  quart  de  siècle  après  les  événemens  que 
nous  venons  de  raconter,  le  congrès  fut  saisi  d'une  proposition  ten- 
dant à  faire  restituer  à  Jackson  le  montant  de  l'amende  qu'il  avait 
payée  et  les  intérêts  cumulés  de  cette  somme.  Deux  fois  repoussée 
ou  ajournée,  cette  proposition  fut  enfin  votée  le  8  janvier  184i, 
vingt-neuvième  anniversaire  de  la  victoire  de  la  Nouvelle-Orléans. 


Albert  Gigot. 


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,  1 


PAULINE  ¥E  MONTMORIN 


(COlMTEiSâË    DE    BiEAUMONT 


T. 

SA    fAMlIXB^    8A  .JB0TCESS^    &T    £^S    PJLBJfLÈRES    AMJTlAs. 


dû  jiHir^  au  lendenaki  de  Cûrimèe,daxiB  eelie  Aaaèe  1807,  oh 
U^^tde  £)iâSl  séums^ait  à  Goppet  tout  x»  que  l'Europe  oûmptakd'e»- 
prite  '•upémeucft,  un  ide  «es  kàUs  prélérés,  H.  de  âa23inui«  isoal^a 
une  tibèee  iqni  donaa  iieu  à  une  de  oes  eoïKversations  fines,  lâves  al 
briUaoleB^doAl  l'écho^  g^iiûeià  uualaUi»  de  U.  de  Bamnte,  eet  ïenu 
jvMpi'à  noua.  11  a'^giasait  de  Ba¥oir  si  les  famines  entre  elles  éuieai 
saeecfÉibles  id'uae  amitié  profonde»  ducable,  désiméneasée. 

Cette i6pîiitu€lle. société  s'accordait  A  dire,  avec  Thomas,  qa'une 
anue  poir  riMunflie»<6t«ît  chose  joaie,  mais  que  lorsqu'elle  se  rencon- 
trait, elle  était  plus  délicate  et  plus  tendre;  que  s'il  fallait  désirer 
un  ami  dans  les  grandes  occasions,  il  fallait  l'amitié  d'une  femme 
pour  le  bonheur  de  tous  les  jours.  «  Mais ,  interrompit  Sismondi, 
qui  pensait  à  la  comtesse  d'Albany,  nous  sommes  convaincus. 
Revenons  aux  doutes  de  M.  de  Sabran;  il  ne  croit  pas  les  femmes 
susceptibles  entre  elles  de  la  véritable  amitié.  »  La  conversation, 
dbnt  nous  n'avons  pas  les  détails,  se  continuait  même  pendant  le 
souper,  étincelante  de  saillies ,  de  verve  et  d'originalité ,  lorsque 
H"^  de  Staël,  coupant  court  aux  contradictions,  s'éoria  vivement  : 
«  Je  crois  que  vous  nous  calonmiez,  messieurs.  J'ai  admiré  et  aimé, 


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MADAHK  DE  IBAIÏIfONT.  88% 

dtti' mon  entrée^ dansi le  mondei,  le  ph»  nttble*  eametëre;  je  ik%n.ÊL 
pn  cfimnai  de  pkisi  génémi»,  de  phi»  peoenaaifisantv  de  plustpaa^ 
sîaBDémenti  aeBsiUes  6'étaiiuuii»  femtte;;.je  temîaihelte  pac  tintai 
lesisoittes  ;  jîeiL eosse  littir Kamie  de  toute. ma  ^ie.  ie  veus  pwrt^  (b, 
Psulineide  Beaumonl^  la  fiUtnds  l'inJbiUuaé  lloatmocuiy  la  fidèla 
orildgae  (ibiiiânipërek.» 

B«dHithque>la  fill«de*l!iadœrpArl«it  aivec.eathemiasme  deioettii 
«nitiè'^Mudiôev  dan»  uœ  petite^inHe  d»  BourgogQ0ft.iriYiileiiiei»R8r 
aHr-ïonne,  lui)  honiDie'  d'iDii  eapnt  rare^  dlune.  âme^.  aupérieuveii 
d*to  tafent  digne  de  n'Atœ  appoédé'^qqe  par.  les/  délicatay  bieib 
IDMBB  snourenXi  dei  gtoioe'  que  de  p^ifectioa,  JoulMerti,,  tmUiL 
iooensolé  d*«yeir  peodai  celte)  qui,,  de  170 A.  ài  1808.,  await  été; 
la;  cenideate'  de  ses  penséeàv  ett  à  la  foie  son  puliiiUG.etisa'iBueew 
Cfeox  qni  ont  lu  1er  Gorreapondeneede  JoubecL  savent,  quelle^  place 
tenait  dans  son  esistaice  Hulûia  de  Beaumont..  H  eonsevi^cbaquei 
année*  tomti  le  omûs  d^octolnre^  à  la>  méaiaîre.  de  oeUer dont  l'affeotioïc 
avait  fait  pendant  dix  années  les  délices  de  sat  vâe*.  IL  disaiCy  aprèv 
l'avoir' pesdue,  au  com*^.  Mêlé':  m  le  ne  pensais  rîe&.qui.àiqueîqae 
égard  ne  fût  dirigé;  de  ce  côté,  et  je  ne^  pounrai: plw  rien  passer 
quLne  me  iaese  apercevoir  et  seatii:  ce*  grand  vide*  »  £t,(^neii£ 
aaa  plostard;  après-  ai^roîr  tvalnô,  lui  aos»^  le.Iongperchalx^  desr 
afléciioin  brisées)  il  céléfafdtteoeoi»)  dainaaeacœur,»lK>u|f»ura^plein 
&ma  temdr»  souvenir,  Iftfiiinàbrefaamiiersaipet 

Oa  œrele  <i*élita  s'était  fen&é  autour  de  cette  Jeune  £ema»e  daaa. 
un  coin  de  la  rue  Newve-durLuaeittbourg,,  société  da  bien  coui^i 
diuréev  de- deux  ans  il  peine,  eà.  l'adouration  avait»  reparu^  où.  le; 
goftit,.  notre  conscienee  Uftténaire, .  était  ii^lai  reobenebe  de  tout  taiesyt 
nouveau;  et  cependant,  ov  dehors  de  qu^qoesi  lettvéa„qai  doofi» 
aurait  gai^  }e^  nom  dei  la  comteese  de:  Beaumont,,  si^  dans^  de8< 
pages  immortelles,,  les  plus  beltesi  peut^re-  de  seailfAMain»^;.  Gfaar 
teaubriand  n'aifait  coma»  trans^ioé  son  visage  et  À  jamais  poé- 
tisé* 369  derniers  momena?  C'est  le*  priiolige  atlifthé  aui  génie  de^ 
donner  une  existence  impérissable  à  ces  femmes  qui  ent  un*  ifistant 
cbarmé  ses  heifresv  U  le  devait  bien^  reBdiaBtaiir,.àioell».q^).avae 
Luciia^  Pavait  le  plus  adoré-alors  qu'il;  était  preaqne  inoonou  et;quer 
89  rsuoramôe  n'était  pressentie^e  parle  cénade;attimiliea.diaquali 
il  vivait  au  retour  de  l'émigration. 

Iferte  à'  trente^trois  aas^  aucunefdoalâcirrne'luif  avait  été  épar- 
gnée; ^0'le8<avaittouleir  épuisées.  Ifariée  pair  oonvanance,  àidis** 
sept  ans  à' peine,  au'  aortii»  du  oonvent^  elle  nf  awti  pas  en<  an  Jonn 
d'intimité  aiiec  son  mari^  pllu  Jeona' qu^eUe  d'une^année;  «ttaehèe  ' 
à  son^-père;  eomn»  Germaine  Neoker  l'étutauisisn,  etts'avaiA'JMbté 
à  sas' côtés  ài cette  suite  dlépremnes  qnt  finÎMnt  par  leasarsarrede 
Ib:  de*  Montmorin;  son  firëre  préfiM^  s'était  nojri  àvingTetim  ansç 


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828  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

die  s'était  vu  arracher  sa  mère,  sa  sœnr,  son  second  frère;  eUe 
s'était  vainement  accrochée  aux  bourreaux  pour  accompagner  sa 
fimille  à  la  Conciergerie,  mourir  avec  elle,  avec  leurs  amis,  le  jour 
Où  la  même  hache  trancha  leurs  tètes  et  celle  de  Madame  Elisabeth. 
Dédaignée  par  le  comité  de  salut  public  à  cause  de  sa  pâleur  et  de 
la  fragilité  de  sa  personne,  voyant  ses  biens  confisqués,  M*"*  de 
Beaumont  attendit  chez  de  pauvres  paysans  la  fin  de  la  terreur; 
rentrée  en  possession  de  son  château  de  Theil,  elle  répétait  volcxi- 
tiers  le  mot  de  Marguerite  d'Ecosse  :  «  Fi  de  la  vie  !  qu'on  ne  m'en 
parle  plus.  »  Lorsque  l'amitié  de  loubert  la  mit  en  présence  de  René, 
elle  reçut  alors  le  coup  de  foudre;  dévouée  jusqu'à  l'abnégation, 
elle  se  donna  tout  entière  au  culte  de  cette  violente  affection;  elle 
se  reprenait,  dans  son  milieu  de  Paris^  aux  joies  de  l'esprit;  mais  les 
souffrances  morales  avaient  miné  la  frêle  enveloppe;  et,  consumée  à 
ht  fois  par  ses  sentimens  et  la  maladie,  elle  s'éteignait  à  Rome,  le 
3  novembre  1808,  où  elle  était  allée  pour  revoir  une  dernière  fois 
M.  de  Chateaubriand. 

On  a  deux  portraits  d'elle  fort  ressemblans;  l'un,  de  M™  Yigée- 
Lebrun,  daté  de  1788,  la  représente  à  dix-huit  ans,  avec  la  pose  un 
peu  théâtrale  du  temps;  elle  apporte  une  couronne  à  son  père.  Elle 
n'est  point  belle;  mais  sa  bouche  spirituelle,  ses  yeux  profonds  fen- 
dus en  amande,  d'une  suavité  extraordinaire,  à  demi  éteints  par  la 
langueur,  sa  longue  chevelure,  sa  taille  élégante  et  souple  faisaient 
d'elle  la  plus  séduisante  et  la  plus  distinguée  des  grandes  dames. 
L'autre  portrait,  que  nous  préférons,  est  une  miniature  d'un  prix 
inestimable.  Il  est  du  commencement  du  siècle.  Les  souffrances  ont 
amaigri  et  pâli  le  visage  encadré  par  les  coiffures  à  la  mode  du  direc- 
toire ;  le  châle  est  noué  autour  de  la  taille  ;  le  regard,  noyé  par  les 
larmes,  s'est  encore  adouci  comme  un  rayon  de  lumière  à  travers  le 
cristal  de  Veau.  Je  ne  sais  quelle  mélancolie  attire  et  attache,  quand 
on  contemple  ce  visage  expressif.  «  On  n'aime  pas  impunément,  écri- 
vait un  ami  de  Joubert,  on  n'aime  pas  impunément  ces  êtres  fhigiles 
qui  semblent  n'être  retenus  dans  la  vie  que  par  quelques  liens  prêts 
à  se  rompre.  »  Gomme  on  comprend  bien,  avec  cette  forme  aérienne, 
que  M""*  de  Beaumont  ait  pu  être  comparée  à  ces  figures  antiques 
qui  glissent  sans  bruit  dans  les  airs,  à  peine  enveloppées  d'une 
tunique  1 

Non  pas  que  ce  fût  un  cœur  frivole  et  une  tête  légère,  elle  possé- 
dait une  admirable  intelligence;  elle  comprenait  tout.  Son  âme  était 
virile  et  forte  ;  son  jugement  était  sûr,  et  l'on  pouvait  compter  que 
tout  ce  qui  lui  avait  plu  était  exquis.  Elle  aimait  le  mérite,  a-t-on 
dit  d'elle,  comme  d'autres  aiment  la  beauté.  Plaçant  au-dessus  de 
toutes  les  fantaisies  l'amour  des  lettres,  passionnée  pour  les  beaux 
livres,  sans  être  pédante^  connaissant  les  hommes,  les  roués  de  son 


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MADAMB  DE  BEAUMONT.  S29 

temps,  les  héros  à  la  mode  de  Crébillon  fils,  et  professant  pour  ce 
monde-là  le  plus  profond  dédain,  elle  avait  horreur  de  toutes  les 
vulgarités.  Elle  était  friande  du  délicat  comme  d'autres  femmes  le  sont 
du  succès.  Mais  pour  se  montrer  ce  qu'elle  était,  il  fallait  qu'elle  se  sen- 
tit pénétrée  comme  d'une  douce  température,  celle  de  Tindulgence. 
N'était-ce  pas  aussi  une  raffinée  que  celle  qui,  après  avoir  entendu 
lire  cette  page  de  René  :  «  Levez- vous  vite,  orages  désirés,  etc.,  » 
confiait  à  M""^  de  Yintimille  cet  aveu  :  a  Le  style  de  M.  de  Chateau- 
briand me  fait  éprouver  une  espèce  de  frémissement  d'amour;  il  joue 
du  clavecin  sur  toutes  mes  fibres.  » 

C'est  cette  existence  malheureuse  et  passionnée  que  nous  vou- 
drions raconter.  Mêlée  aux  événemens  les  plus  tragiques  de  la  révo- 
lution, à  ceux  qui  la  précédèrent  comme  à  ceux  qui  l'accomplirent, 
elle  nous  permet  d'étudier  avec  des  documens  ignorés  en  partie 
jusqu'à  ce  jour  le  rôle  véritable  de  M.  de  Montmorin,  comme  mi- 
nistre des  afiaires  étrangères,  la  fin  de  la  vieille  France  aristocra- 
tique et  ces  commencemens  du  consulat  qui  faisaient  dire  aux  sur- 
vivans  de  cette  terrible  époque  :  a  Enfin  la  terre  n'est  plus  attristée!  » 

I. 

Pauline-Marie-Michelle-Frédérique-Clrique  de  Montmorin  appar- 
tenait à  l'une  des  plus  anciennes  familles  de  l'Auvergne,  à  l'une 
des  plus  illustres  maisons  de  la  noblesse  française.  Le  nom  de  Saint- 
Hérem  avait  été  ajouté  à  celui  de  Montmorin  le  28  mai  1A21. 
On  retrouve  leurs  aïeux  dans  les  premières  chartes  du  prieuré  de 
Sauxillanges;  Deux  branches  s'étaient  formées  à  la  fin  du  xvr  siècle. 
Le  chef  commun  était  alors  François  de  Montmorin,  gouverneur  du 
haut  et  bas  pays  d'Auvergne,  celui-là  même  qui,  en  1572,  lors  du 
massacre  de  la  Saint -Barthélémy,  écrivit  cette  lettre  célèbre  à 
Charles  IX  :  «  Sire,  j'ai  reçu  un  ordre  de  Votre  Majesté  de  faire 
mourir  tous  les  protestans  qui  sont  en  ma  province.  Je  respecte 
trop  Votre  Majesté  pour  ne  point  croire  que  ces  lettres  sont  sup- 
posées, et  si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  l'ordre  est  véritablement  émané 
d'elle,  je  la  respecte  trop  pour  lui  obéir.  »  M"**  de  Beaumont  était 
très  fière  de  son  arrière-grand-père. 

La  branche  aînée  était  représentée,  en  1783,  par  Jean-Baptiste  de 
Montmorin,  marquis  de  Saint-Hérem,  seigneur  de  Vollore  et  de  la 
Tourette,  lieutenant-général,  gouverneur  de  Belle-Isle-en-Mer 
et  de  Fontainebleau  et  par  son  petit-fils  (le  fils  était  mort  en  juil- 
let 177d),  qui  succéda  à  ses  charges  et  fut,  comme  son  cousin, 
massacré  en  septembre  dans  des  circonstances  tragiques. 

Le  père  de  M"**  de.  Beaumont,  Armand-Marc,  comte  de  Montmo- 
rin Saint-Hérem  ^  appartenait  à  la  branche  cadette.  Il  était  né  au 


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880  BBfVK  1W&-DB0X 

diâdeM  ée  kt Barge en^Aa^ergse,  le  13^  octobre  1746;  sm  grande 
père  io&epbrGùspmé  iwl  e«  troi»  fifa  et  six  filles.  Étast  dfefwi 
jmtrii  wnt  embrassé  Ifétst^eselénasticpie  cft  amt  obteM  Pépiaèohë 
driâ».  Cestde  lui  que^  pvrie^ritaîpe  dn»  le  Bi€timumrB  phikh- 
$9jMtpiB.  n  préseolairser  enihBB  i  800  eteif;^;  onseii^ 
c  MesBÎeaFSi  (S^  U  difift^mee*  eBâ>e  boi»,  c'est  qoe  fa^ose  les 
■lidiiSi  »Le{irBaiiB0'de  ses  fibatail  été  tieutenmt-généraly  le*  second 
èfè^pM  de*  Lamgres,  le  tFoifflème,  sHmonamé  le  chevalier  de  Ssiiit^ 
Hénein,  oonsCle.  daî^la  seconde' compagme  de  mousqueturesi  alKé 
au  garde  des  sceaux  Yoyer  d'Argemoff,  afaii  recueilli  thres  eC 
imtxjm*  MeflÎB  dut  doiçkîn,  pèro^de  Lo«s  Vtlj  ûmmi  laissé' trois 
eofansv  dout  fille»  foi  entrèrent  Jv  raM)aye  de  Femtevranik,  o4  lev 
tttnte  émit  aU^sse,  et  notre  Annand^liÉrCy  eomte  de  Montmorin,  sei^ 
gvear  de  SeyMsrs^  et  de  6^pel. 

GouBue  leftei>£ns<d6  la  haute  noHoose,  il  ftit  éle^è'par  le  disrgé 
et  SOTtaruC  pav  le  inonde. 

Ge  que  l'on  denMuidail  aws  jeunee  gens  de  Piarisloeratie  française, 
c'était,  avee  les  exercices  dm  oopps,  les  qualités  que*  tes  salons  seuls 
pouvaient  donner,  la  connaissance  de  la  vie,  les  belles  manières, 
plus  de  tact  que  de  science,  plis  de  discernement  que  de  fortes 
études.  La  noblesse  vivait  alors  plus  ou  moins  rapprochée  des 
g«B*de  lettres,  qui  la  mettttfent:  au  coorant  de  ce  qui  s'impri- 
mait. Elle  restait  ainsi  famiKère  avee  les  bons  livres  ;  eUe  en  savait 
assex  pour  y  fure  a41nsi(RF,  et  le  langage  choisi  qu'elle  enten- 
dbât  conduisait  au  goftt.  A  moins  d'être  destiné  &  la  magista- 
ture  on  à*  l'église,  l'instractkny  allait  totrt  au  plus  jusqu'à  b  rhé- 
torique^  Armand  fui  plus  instmit^  comme  son  père  l'avait  été  du 
premier  dauphin,  il  fut  le  menin  de  second.  If  fut  donc  élevé  avec 
le  prince  qui  devait  être  Louis  XTI.  La  Correspondance  entre  Marie 
Thérèse  et  le  comte  de  Mercy-Argenteau,  k  la  date  du  i6  novembre 
1770,  renferme  une  anecdote  asser  curieuse  :  «  Le  27,  la  journée 
étant  phivieuse  et  fort  mauvmse,  H.  le  (fatuphin  passa  près  de  tros 
heures  de  l'après-dîner'  avec  M»*  la  dauphine.  D  lui  confia  beau- 
eoep  de  détails  sur  les  gens  de  son  service  ;  il  lui  dit  qu'il  cruyait 
Vê&ù  oonnattre  ceux  qui  fentouraîent  ;  que  le  duc  de  Saint-Mégrin 
et  le  comte  de  Montmorin  avaient  le  projet  (fe  le  gouverner  et  de 
devenir  les  maîtres.  Le  dauphin  ajoutait  :  que  les  comtes  de  Beau- 
mont  et  de  La  Roche-Aymon  étaient  des  gens  nvb  et  très  bornés,  a 
De  ces  jours  de  service  à  la  cour' datent  certainement  les  projets  de 
cette  fatale  unie»  entre  les  enfans  de  deux  amis. 

Le  eomte  de  Montmorin  s'était  mjErié  enr  1767.  Il  avait  épousé 
sa  cousine,  Fraȍoise-6abrietie  de  Tanes,  fille  du  marquis  de  Tanes, 
et  de  Louise  Alexandrine  de  Montmorin.  La  femilTe  de  Tanes,.  origi- 
naire du  Piémont,  s^était  écd)lie  en  Auvergne,  à  fat  fin  dvxvi^  siècle, 


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MiOMàMB  DE  BBAUMOMT.  831 

parfaite  d'une  alliaBce^afec te  Moi^i>oi88ier,i seigneurs ^daVont-- 
•dii-'CbftteM.  Par  «on  imoriage,  Armand  (de  liostmorin  ajontût  à  sa 
(fortune  forsonnelle  las  fiefeide ïaNende^t  deCbadieu,  des4liartPQS 
*0t  de  Menton.  »I1  devenait  an  iks  'grands  tprofmétaires  de  lia  pro- 
vince. ]MP^  de  Tanes»  plus  riche  que  son  cousin,  était  plus  âglée  de 
tdeux  tœnées.  EHe^tak  loin  d'ètrebéMe^,  si  mbdu  portrait  est  fidèle, 
rile^était  haute  en  «couleur,  d'une  ^tdîlle  robuste,  aryec  desj^eux  som- 
>bre6  et  une*foroe'de'VOlonté>que1raSiit'le«bas'du  visage  osseux  et 
accentué,  aM^Mlieuse  et  -fine,  comme  tts  Taces  de  ^montagne;  son 
esprit  n'étaH  en  rien 'distingué;  elle  fut 'néanmoins  pour  son  mari 
d'un  excellent  conseil,  le  servit  dans  toutes  ies  négociations  dilH- 
dles  et  le  fortifia  dans  son  dévoftment  absolu  àlotris^XV!.  Le  comte 
de  Hontmorin  éUSi  au  «oontraîpe'de'petite  taille,  d'oinlempérament 
nerveux  jusqu'àfexcès,'et'ne  payait  pi»  de'mine.  Il  était  laborieux, 
appliqué  et,  «ous  une  apparence  lâe  bonhomie,  cachait  une  «réelle 
habileté.  Be  oe  mariage  naquireilt  quatre  ^nfans,  deux  filles  et  deux 
fite;  l'akiée,  Viotoire,  Vutvariéeen  1787  tau  vicomte  de  La  Luzerne, 
fils  du  ministre  de  la  '«ariive  ;  la  "cadette  -étah  Padline*;  Auguste, 
officier  de  marine,  périt  en  1798  ^dans  une  tempête  en  revenant  des 
Indes;  le  dernier  enfant,  Antoine^fiugues-'Galixte,  devait  par  une  fin 
héroïque,  à  ^ingt-deux  «ns,  honorer  le  nom  qu'il  portait. 

Admise  à  la  cour,  d'abord  en  qualité  de  dame 'pour  accompagner 
les  tantes  du  futur  roi,  'Victoh^,  Sophie  et  Louise,  *"•  de  Moni- 
morin  disposa  vite  d'une  "sérieuseinfftueRce;  elle  utilisa  sa  parenté 
avec  la  duchesse  d'Havre,  dont  la  fille  venait  d'épouser  M.de  Tanes, 
gentilhonmie  de  la  cbanibre  'du  roi  de  Sardaigne.  Dès  son  avène- 
ment au  trône,  Louis  KYI  ^nomma  son  ancien  menin  ministre  près 
l'électeur  de  Trêves,  «et  M"*  de  Montmorin  dame  d'atours  de 
Madame  Sophie,  en  remplacement  de  la  comtesse  de  Périgord, 
^eu  de  temps  «près ,  janvier  1776 ,  Armand  de  Hontmorin  était 
envoyé  ambassadeur  en  Espagne  ^en  Tomplaoement  de  M.  d'Ossun. 
M.  de  Maurepas  avait  cowoité  ce  posrte  pour  une  de  'ses  créatures; 
afin  de  parvenir  à  ses  fins,  il  avait  débité  et  iait  débiter  que 
M.  d'Ossun  était  aussi  inoapeible  '  qu'infirme.  >be  roi  devint  donc  per- 
suadé qu'il  ne  pouvait  plus  le  laisser  sansinconvément  à  HaÀid, 
et  comme  il  avait  depuis  longtemps  l'envie  de*  donner  une  brillante 
situation  à  Montmorin, 'tl  le  prévint  de  sa  nomination.  Une  querelle 
s'éleva  alors  entre  Louis  XVI  et  Mauropas.  Le  Tieux  mentor,  vive- 
ment affecté  de  la'ténacilé*de  son  souverain,  sur  lequel  il  avait  jus- 
qu'à ce  moment  exercé  un  empire  absolu,  insistait  en  disant  : 
c(  Puisque  telle  est  votre  intention,  sire, 'elle  sera  suivie;  mais  il 
serait  bon  du moinsque M.  de  Montmorin ^allAt à  Bfadrid  sans  carao- 
tère  pendant  quelque  temps  pour  que  M.  d'Ossun  put  le  mettre  au 
courant  des  afiaireB«  —  Mais,  monsieur  de  "Maurepas,  répliqua  le  roi, 


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832  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  d'Ossnn  est  incapable,  à  ce  que  vous  m'avez  dit^  mais  il  est  sourd, 
mais...  »  Le  roi,  sentant  que  l'humeur  s'emparait  de  lui,  n'en  dit 
pas  davantage  et  se  retira  brusquement  dans  son  cabinet.  C'est 
ainsi  que  l'ambassade  la  plus  importante,  avec  celle  de  Vienne,  fut 
donnée. 

La  double  politique  extérieure  qui  devait  être  si  dangereuse 
pour  le  malheureux  Louis  XYI  et  pour  son  ministre,  l'administra- 
tion clandestine  des  affaires  étrangères ,  avait  commencé  à  la  fm 
du  règne  précédent.  Lorsque  M.  de  Saint-Priest,  nommé  par  M.  de 
Choiseul,  était  sur  le  point  de  se  rendre  à  son  poste  d'ambassadeur 
à  Constantinople,  il  reçut  un  billet  du  comte  de  Broglie,  qui  le  priait 
de  passer  chez  lui.  M.  de  Saint-Priest  s'y  rendit  et  le  comte  lui  remit 
une  lettre  de  la  main  du  roi  ;  c'était  l'ordre  de  communiquer  à 
M.  de  Broglie  les  instructions  qu'il  venait  de  recevoir  et  de  lui  trans- 
mettre à  l'avenir  copie  des  dépêches  qui  lui  seraient  adressées 
ainsi  que  de  ses  réponses.  Cette  habitude  d'être  instruit  de  tout  à 
l'insu  du  ministre  ne  fit  que  se  développer  de  1789  à  1792;  à  côté 
de  l'ambassadeur  constitutionnel   se  tenait  un  représentant  de 
Louis  XVI  et  de  la  reine.  Ces  agens  étaient  connus  si  bien  qu'en 
1790,  M.  de  Ségur,  nommé  à  Vienne,  déclara  que  M.  de  Breteuil 
ayant  déjà  dans  ce  poste  la  confiance  personnelle  du  roi,  il  ne  pou- 
vait accepter.  Montmorin  était  si  avant  dans  l'amitié  du  roi  qu'il  eut 
moins  que  personne  à  redouter  cette  méfiance  ;  il  devait  plus  tard, 
cependant,  subir  pour  lui-même  les  périlleuses  conséquences  d'une 
double  politique. 

La  cour  d'Espagne  était  plus  solitaire  que  jamais,  l'Escurial  plus 
assombri  encore  par  les  formalismes  d'une  étiquette  rigide.  Mont- 
morin y  montra  de  la  gravité  sans  pédantisme  et  de  la  dignité  sans 
morgue.  La  froideur  de  ses  formes  de  grand  seigneur  ne  déplaisait 
pas.  Personne  même,  si  l'on  écoute  les  mauvaises  langues  de  Ver- 
sailles, n'aurait  pu  faire  mieux  que  lui  auprès  d'un  monarque  dont 
la  tête  était  absolument  dérangée.  Un  conseil  de  régence  venait  de 
se  former  à  Madrid,  sous  la  présidence  du  prince  des  Asturies,  et 
notre  ambassadeur  avait  soutenu,  avec  autant  de  fermeté  que  de  tact, 
la  politique  difficile  créée  à  la  France  par  l'un  des  événemens  les  plus 
importans  du  xvui*  siècle,  la  guerre  d'Amérique.  C'est  cette  fermeté 
qui  donna  naissance  à  une  calomnie,  colportée  par  les  pamphlets  et 
les  journaux,  sous  la  révolution,  à  savoir  que  Montmorin  avait  été, 
dans  une  altercation,  soufileté  par  le  prince  des  Asturies  et  n'avait 
pas  demandé  raison  de  cette  offense. 

La  cour  de  Versailles  avait  été  saisie  d'une  offre  de  médiation  par 
la  cour  de  Vienne.  Tandis  que  l'Angleterre  l'avait  acceptée  avec 
empressement,  M.  de  Vergennes,  mécontent  de  la  base  principale 
qui  était  l'abandon  de  la  cause  des  insurgens  d'Amérique,  alléguait 


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MADAME  DE  BEAUMONT.  83S 

la  nécessité  de  connaître  le  vœu  de  l'Espagne,  Tintime  alliée  de  la 
France  et  très  intéressée,  du  reste,  à  la  question  par  ses  propres 
colonies.  Pour  se  disculper  auprès  de  l'empereur  Joseph  II,  M,  de 
Yergennes  lui  avait  fait  communiqifer,  comme  éclaircissement  de 
sa  conduite,  un  mémoire  où  l'on  rapprochait,  quoiqu'il  n'y  eût  pas 
une  véritable  analogie,  la  situation  de  la  France  sous  Henri  IV  à 
l'égard  des  Provinces-Unies  et  celle  de  Louis  XYI  à  l'égard  des  Amé- 
ricains. Le  mémoire  tendait  à  prouver  qu'il  fallait  se  borner  à  une 
trêve  entre  l'Angleterre  et  la  France.  Ce  plan  avait  été  le  même 
jour  envoyé  à  Madrid.  La  cour  de  Londres,  présumant  que  la  tenue 
d'un  congrès  à  Vienne  éprouverait  de  grandes  lenteurs,  essaya  de 
traiter  directement  avec  la  cour  de  Versailles.  Le  comte  de  Ver- 
gennes  avait  mis  Montmorin  dans  la  confidence  de  ces  ouvertures; 
il  voulait  rejeter  aux  yeux  de  l'Europe  l'avance  des  premières  pro- 
positions pacifiques  sur  l'Angleterre. 

La  confiance  entre  les  deux  souverains  de  la  maison  de  Bour- 
bon était  entière.  Les  dépèches  échangées  en  témoignent.  Lord 
North  quittait  sur  ces  entrefaites  le  ministère  et  était  remplacé 
par  lord  Shelburn  et  M.  Fox.  Comme  il  s'était  montré  zélé  dans 
les  rangs  de  l'opposition  pour  la  cause  américaine  et  qu'il  était  de 
plus  l'ami  personnel  de  Franklin,  lord  Shelburn  lui  avait  envoyé 
un  membre  du  parlement,  M.  Oswald,  porteur  d'une  lettre  de 
créance  et  de  propositions  satisfaisantes  pour  la  paix.  Franklin 
avait  refusé  toute  ouverture  qui  séparait  la  cause  de  l'Amérique 
de  celle  de  la  France  et  avait  fait  sentir  à  l'envoyé  anglais  que 
la  paix  ne  pouvait  se  traiter  sans  notre  intervention.  M.  Oswald, 
après  s'être  muni  d'instructions  plus  précise;;,  s'était  alors  pré- 
senté chez  le  comte  de  Vergennes  et  avait  ouvert  officiellement 
des  conférences.  11  fallait  obtenir  de  la  cour  d'Espagne  une  com- 
plète adhésion  à  cette  politique.  Montmorin  y  réussit.  Lord  Gran- 
ville,  frère  de  lord  Temple,  arriva  en  France  et,  le  10  janvier 
1783,  les  préliminaires  de  la  paix  étaient  signés  à  Paris  entre  la 
France  et  la  Grande-Bretagne  d'une  part,  l'Espagne  et  la  Grande- 
Bretagne  de  l'autre.  Le  3  septembre  suivant,  l'indépendance  des 
États-Unis  était  solennellement  reconnue. 

Les  services  éminensde  Montmorin  furent  récompensés  par  l'offre 
de  la  grandesse,  qu'il  refusa,  et  par  la  Toison  d'or.  Louis  XVI  le 
nonmiait  maréchal  de  camp  et  chevalier  du  Saint-Esprit.  Lorsque  le 
comte  d'Artois  et  le  duc  de  Bourbon  avaient  traversé  l'année  précé- 
dente l'Espagne,  allant  au  siège  de  Gibraltar,  ils  avaient  été  heureux 
de  se  mettre  sous  la  tutelle  de  Montmorin  et  d'être  dirigés  par  lui. 
Depuis  que  la  maison  de  Bourbon  régnait  en  Espagne,  c'était  la 
première  entrevue  de  ce  genre,  et  Charles  III,  en  recevant  les  deux 

I  lYii.  —  1883.  5S 


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8tâ  R£T1IB  I»S  DEUX  HœïDBS. 

jeunes  princesà  JSiliitfUdetcmsey  avut  témoigné  à  rambasfiAdew  de 
£rtDoe  teoi  lâBiégaidBfqtteJDibrûaîeiitl'IhabHr^de.s^^ 
hauteur  de  sa  4eniie.  Afièsisix  aanéasde  séfiMir  en  Kti^egne,  Mont' 
aïoiMi  é&BmmdtL  ii  realrerien  Sranoe.  Ls  3  onai  i.7S4«  H.  4e  K^^ 
gennes  lui  adressait  Jalrttoeiwwfimto: 

«  Le  fcî  a]«Bt  l)îeu  ^oulu,  imwiMeT,  agréer  iraÉie  Mbnte  detk 
flaee'de  sm  jnubatsadenr  à  k  omt  de  Jladnid,  j'ai  ^s  les  nrihrrtr 
^  Sa  Majesté  sur  xriudemaîléfqui  tous  «i^  due  |MMr  les  ftaisde 
ceto«r  de  fetre  maisoB  et  de  «as -effets  d'JbfBgne^n  Fkanoe.  4e 
TOUS  aoDeraaeamcipfattsir,  atoBsiev,  que  £a  Majestéa  hin  voulu, 
surmafiropositioD,  vous  acceeder,  pottr4eet4)lyet,  une^^nitificatiai 
e^aordioaire  de  cinqaaute  miUa  Unies. 

«J'ai  rhcnaeur  d'itee  tavncAn  frofond  attacÉomeiA»  yatoe  Isès 
èumUect  itpès  obëianmt 'senrîÉenc 

a  IDE  YfflbGCHliEa.   o 

Très  protégé  par  Bfeedames  tuteiui  IlooËnocm  4lak  deatÎDé  4 
readre  4e  iiouveaux  iierfioes.  A  peiue  inelalié  A  ilaris,  ôl  .'fut  iqipelé 
à  connnsnder  eu  chef  eu  Bretagne,  en  remplaoement  de  sfa  oom- 
patriote  le  aiarquîs  d'Afubolerre.  Les  Mes  y  étaieaÊL  abss  £art  mai* 
tées;  mille  ÎDoidensgvafas  ou  futiles  ^étMentTcriBfet  de  oonÉrayenei, 
^puis  les  édiu  de  Tuqgot  et  l'affaiiie  du  Oollier  |usfu'i  MesMer  aft 
Gagliostro.  Les  états  de  nrfÉigne,'aiyac  leurs  privilèges  particulierSj 
représeniaiient  dans  raacieBia  nonaicbie  <riiidépeadantasjMnt  ffa- 
tnd^  Très  jaloux  de  ses  droits,  chacun  des  ordses  luttùt  pour  Jour 
déiease,  et  ils  se  réonissaieDt- ensuite  pour  les  renrendicatians  «oam- 
uiunes  <vis-à-<vi6  de  »la  royauté.  Une  dèolaiatîou  du  l'^  guin  4781 
sur  les  octrois  des  villes  était  auK  yeux  des  iicelons  .une  violatioB 
du  pacte  fondaoïental  de  li32,  qui  an  réuaissaiit  à  ia  oawonne  ds 
France  le  duché  de  Bret8gDe,.lui  avait  garanti  ses  antiques  iibenlàk 
On  exigeait  ie  oonsentemeat  farmel  des  (états  peur  toute  levée  de 
taxes.  Le  droit  de  louage,  espèœ  de  taille  ràclamée  par  chaîne 
f eu  aur  les  èîensaaturiecs,  -excitait  «ncave  pins  d'aainiosités  ialae- 
tines.  On  avait^oonçurle  pn^t  da  toréer  avec  des  .denieDS  du  fonage 
un  capital  et  de  le  convertir  en  vastes.  L'iafastioe  était  de  faire  |X)r- 
ter  t'impdt  «n*  ia  aeaie  propriéié  roturière.  Les  communes  Jie  ces- 
saient de  protester.  La  noblesse  bretonne,  qui  tenait  aïoias  à  son 
argent  qu'à  ses  privilèges,  ne  voulait  fis  entendre  parler  de  rade- 
vanoes  qui  l'aundent  rendae  taillable.  Le  'camte  de  Moatmoria,  sur 
la  question  des  octrois,  trouva  la  B»»yen  de  s'entendre  avec  la 
commission  permanente  >cfaargée  par  les  trois  ordres  de  faire  par- 
venir au  roi  leurs  doléaaoes.  L'affiiine  du  fouage  ne  fut  réglée  ifw 
quelques  mois  avant  1769  «t  ameaa  des  luttes  sanglantes  dans  les 
ruée  de  Rennes.  Le  comte  de  Thiars  commandait  alors  la  province* 


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KAITAME  Bfr  BE&imOffT.  8t5 

Montmorio,  9p  bien'  HMdruM  pu^l»  eovde^SiaFles  lil  é»  respect 
d^fenBes,amkrpI»saxBietoaspar9aré8ervelkiutanM^  et^hicooEF- 
teflBede Ii90lm0<riiv,pv soBsa?«ip4dire^  n'avait p»été'iii«ti)e dam 
aetteœQwe  dé  cmictikticm  evire  tant  derasoeptibilités;  afrasi  ht 
ftfcomaiîflBaMe'piiblique  enUmn^^eMete  marr  et^la  femnei  Une  prot- 
mÊ&Mà&  f«f  appelée'  )e  Ghamp^-lItHitttieriiiiet  la  Gazetêe  de  Phanee 
à»  &  fiSvriav  1I78&  mande  »  que^t»  comtesse  de  Ttëmargatt  épouse 
du  oonte'  de  Trénoorgat,  lânibeMle<fieiet  ppè^ent  de  Tordre  de  là 
BoUesse^  étant  aeG(mebée*d\nr  fils^,  les^  étals  onC  arrêté  de  donner  & 
oel  enfiBBit  le>  nesi  de  ^«etagne  et  d'envoyer  à  la'  oonartessedb  Hont^ 
moRQ  me  députation^  poar  la  {vierde  le  présenter  an  baptême.  » 
Us  arrêtèrent  par  acclaimrtmif^oAir^la  comtesse  de  Monttnoriii 
vm  dianant  de  10»000  écus  ;  die  se  Toulut  pas  ^accepter,  et  elle 
pvialee  députée  de  permettre  <pie  cette  sonormefût  destinée  à  fonder 
«10' place  au  couvent  delaPrésentatîen  pour  les  jeunes:  demoiselles 
MUes,  une  autre^à  Véca^  des  caéetehgmtSshommes  et  une  bourse 
*daM  «n  collège' prar  le  tiers-étet. 

Sa  haute  diarge  n'obligeait  pas  Hentmerin  à  résider  constamment 
à  RenBes  r  uaimtérêt  de  famiDe  rappelait  d'ailleurs  à  I^»is,  au  mois 
de  septembre  18M;  il  s'agissait  du  mariage  de  sa  seconde  fiHe. 

rr. 

ItalUneaTBÎt  été  éle?^  pap'  seetmtee.  Les  preSHères  années  de 
sa  ¥ie,  elle  lee  avait  passées-  à  Gbadieu,  à  mi-eête  des  coteaux  qui 
boidiNQt  l'Allier,  dans  on  encadrement  deyerdore  ayant  potn*  horizon 
les  HentB-di'Or.  A  huit  ans,  elle  était  entrée  au  courent  de  Fèrnte- 
fiEult,  la  muson  ordinaire  des  filles  de  France  ;  de  treize  à  seize 
a»,  seeparens,  pour  achever  son^échieatien,  Favaient  ptacèeà  Paris, 
au  ceiBvent  princier  de  Pantbémesf,  rue  de  Grenelle ,  la  maison 
préférée  de  k  haute  noblesse^  ofr  chaque  jeune  fflle,  ayant  une  gou- 
feroanle  et  une  femme  de  chambre,  apprenaft  les  leçons  de  maîn- 
ticB,  de  danse  et  de  musique,  et  recevait  au  parloir  les  visites  les 
plus  mondaines.  L'éducation  était  ainsi  résumée  par  ce  mot  de 
la  marquise  de  &équy  h  Sénac  de  MeShan  :  v  De  llnstructîcm 
reëgîeuse  et  des  tidens  analogues'  h  iHMat  de  femme  qui  doit  être 
dans  le  monde,  y  tenir  un  état,  fiClf-ce  même  un  ménage,  r  Géné- 
raleraent  le  mariage  de  h  jeune  filfe  se  iUsait  presque  immédia- 
tement au  sertir  du  couinent,  avec  un  mari  choisi  et  agréé  d'avance 
par  la  femilie,  qui  décidait  seuveramement  des  convenances  de  rang 
et  de  fortune. 

Il  n'en  fetpas  autrement  peur  VP*  de  Montmorîn;  elte  ne  con- 
naissait pas  son  futur  époux  lorsqu^on  lui  annonça  qu'elle  allait  se 
marier.  Elle  écrivait  plus  tard  qu'elle  regrettait  ses  journées  de  cou- 


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836  afiTOfi  DES  Dfiox  mondes. 

rent,  dont  tant  de  fêtes  abrégeaient  la  monotonie  et  dont  toutes  les 
sévérités  étaient  adoucies  par  l'affection  de  ses  tantes.  On  l'appe- 
lait en  ce  temps-là  M"^  de  Saint-Hérem  pour  la  distinguer  des 
abbesses^  H"'^  de  Montmorin,  et  elle  aima  ce  nom  de  Saint-Hérem 
jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  Le  mari  qui  lui  était  donné  était  le  fils  d'un 
ami  de  son  père,  Ghristophei  marquis  de  Beaumont,  premier  baron 
de  Pèrigord,  brigadier  des  armées  du  roi,  colonel  du  régiment 
d'infanterie  de  la  Fère.  Nous  savons  qu'avec  H^  de  Hontmorin,  il 
avait  été  l'un  des  menins  de  Louis  XVI.  Deux  enfans  étaient  nés  de 
son  union  avec  Marie-Claude  de  Baynac:  l'une,  Marie-Élisabeth,  qui 
mourut  célibataire  ;  l'autre  Christophe-Amaud-Paul-Alezandrey  mar- 
quis d'Auty,  enseigne  aux  gardes  firançaises. 

Ce  second  enfant,  celui  qui  épousait  Pauline  de  Hontmorin,  était 
né  le  25  décembre  1770  ;  il  avait  été  tenu  sur  les  fonts  de  baptême 
à  Saint-Sulpice  par  Arnaud-Louis- Simon  de  Lostanges,  sénéchal  de 
Quercy,  et  par  Marie-Élisabeth-Charlotte  Galuci  de  L'Hôpital,  dame 
d'honneur  de  M°^  Adélaïde  de  France.  Sans  instruction  et  sans 
goût  d'esprit,  d'un  caractère  faible  et  violent,  il  eût  peut-être  dans 
des  temps  calmes  fait  une  carrière  dans  l'armée,  grâce  à  son  nom 
et  à  ses  alliances;  appelé  à  vivre  dans  les  temps  d'orage  à  côté 
d'une  femme  supérieure  et  vaillante  de  cœur,  il  ne  pouvait  la  com- 
prendre, et  il  ne  l'aima  pas.  C'était  un  enfant,  et  elle  ne  put  l'éle- 
ver. Le  27  septembre  1786,  la  Gazette  de  France  annonce  que 
leurs  majestés  et  la  famille  royale  ont  signé  le  contrat  de  mariage 
du  comte  Christophe-François  de  Beaumont  avec  demoiselle  Marie- 
Michelle-Frédérique-Uhîque  de  Montmorin,  fille  du  comte  de  Hont- 
morin, commandant  pour  le  roi  en  Bretagne.  Hais  la  grande  affaire 
pour  la  femme  était  la  présentation  à  la  cour;  elle  avait  presque 
autant  d'importance  que  le  mariage.  Le  A  octobre,  la  Gazette  nous 
apprend  que  la  comtesse  de  Beaumont  a  eu  l'honneur  d'être  présen- 
tée à  leurs  majestés.  Tout  est  donc  pour  le  mieux  aux  yeux  du 
monde;  mais  le  bonheur  ne  vint  pas.  Au  bout  de  peu  de  mois,  la 
vie  commune  devint  tellement  insupportable  que  le  comte  de  Beau- 
mont retournait  chez  ses  parens.  Il  revint  lorsque  H.  de  Hontmorin 
était  ministre  des  affaire»  étrangères.  Hais  la  jeune  femme  avait 
développé  ses  facultés  au  contact  des  honmies  distingués  dont  elle 
avait  fait  sa  société  ;  les  instincts  grossiers  et  l'inintelligence  de  son 
jeune  mari  la  révoltèrent  ;  et  H.  de  Hontmorin,  si  nous  en  croyons 
un  document  émanant  de  H.  de  Beaumont  lui-même,  fut  dans  la 
nécessité  de  le  menacer  d'une  lettQs  de  cachet. 

Cette  fois  la  rupture  fut  définitive;  le  comte  de  Beaumont  ne 
^intéressa  à  aucune  des  terribles  péripéties,  qui,  s'échelonnant 
comme  autant  de  stations  douloureuses,  lai^èrent,  en  179A,  sa 
femme  seule  au  monde  et  momentanément  sans  ressources.  Nous 


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MADAME  DE  BEAUMONT.  837 

n'osons  pas  dire  qu'il  coopéra  à  ses  malheurs,  mais  il  les  vit  avec 
satisfaction.  Il  n'émigra  pas  ;  il  s'était  fait  nommer  commandant  de 
la  garde  nationale  de  la  commune  de  Puyguilem,  dans  la  Dordogne. 
Bevenu^à  Paris  en  1792,  successivement  élève  ecclésiastique,  puis 
étudiant  pour  le  génie  militaire,  il  habitait  rue  Meslay,  n""  27,  se 
faisant  régulièrement  délivrer  des  certificats  de  républicanisme  et 
de  résidence  par  le  comité  de  la  section  des  Gravilliers.  Il  avait 
vendu  toutes  ses  propriétés  au  citoyen  Dupeyrat,  qui  fut  plus  tard 
membre  du  conseil  des  cinq  cents.  Porté  par  les  membres  du  dis- 
trict^de  Bergerac  sur  la  liste  des  émigrés,  le  comte  de  Beaumont 
avait  obtenu  sa  radiation  en  produisant  les  attestations  de  sa  sec- 
tion. Une  lettre  de  sa  municipalité  indique  qu'il  y  avait  fait  déposer 
ses  anciens  titres  de  redevances  et  droits  féodaux  et  qu'ils  avaient 
été  brûlés  conformément  au  décret  du  17  juillet  1793.  Ses  vieux 
parens,  après  avoir  été  détenus  au  ch&teau  de  Hautefort,  district 
d'Excideuil,  avaient  été  mis  en  liberté;  ils  s'étaient  réfugiés 
d'abord  à  Jeannsur-Colle,  près  de  Sarlat  et  avaient  fini  par  se  reti- 
rer à  Gréteil. 

Leur  fils  n'était  pas  au  bout  de  ses  aventures.  Il  avait  connu  à 
Paris,  dans  l'année  1790,  le  général  Damas.  L'ayant  retrouvé  quatre 
ans  après,  dans  une  visite  rue  Faubourg-Saint-Honoré,  le  comte  de 
Beaumont,  craignant  d'être  inquiété  après  la  journée  du  18  fructi- 
dor, proposa  à  Damas  de  l'emmener  avec  lui  à  l'armée  de  Sambre- 
et-Meuse  en  qualité  de  secrétaire.  Sa  proposition  fut  agréée.  Il  était 
à  peine  installé  depuis  deux  mois  à  la  division  du  général  Lefebvre, 
sous  les  ordres  duquel  se  trouvait  la  brigade  Damas,  que,  par  ordre 
du  général  en  chef,  Augereau,  il  était  arrêté  comme  prévenu  d'émi- 
gration et  enfermé  dans  la  forteresse  de  Wetzlar.  Un  ordre  de  la 
poUce  générale  avait  été  à  cet  effet  expédié  de  Paris.  Le  comte  de 
Beaumont  écrit  alors  à  Précy,  représentant  du  peuple  au  conseil 
des  cinq  cents;  il  était  devenu  nous  ne  savons  comment  son  ami  : 
Précy  prend  chaleureusement  sa  défense,  se  porte  garant  de  son 
civisme  et  demande  qu'il  soit  relâché.  Nous  avons  la  réponse  du 
citoyen  Budler,  commissaire  du  gouvernement  dans  les  pays  con- 
quis entre  Meuse  et  Bhin  et  Bhin  et  Moselle.  Son  rapport,  adressé 
au  ministre  de  la  poUce  le  25  ventôse  an  vi,  est  ainsi  conçu  : 

«  Citoyen  ministre, 

((  Le  ci-devant  comte  de  Beaumont  est  détenu  dans  ce  moment 
à  la  prison  de  Wetzlar,  sur  les  bords  du  Bhin,  près  Mayence.  Il  a 
été  arrêté  en  vertu  d'un  ordre  émané  de  vos  bureaux,  adressé  au 
citoyen  Augereau,  général  en  chef,  le  6  finmaire  dernier.  Votre  ordre 
était  fondé  sur  plusieurs  motifs  :  !•  l'ex-comte  de  Beaumont  était 


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» 

piéveau  d'émigcalôon^.  2P  on  lut  rapnobaity  en  outrov  s»  coMhrile 
ptlitkpufepttidaiit  lairé!Volutioii^.C8Etain:esBi]elBÉMii9  intimas,  les^pn^ 
ateBliMaïquUl  avait  fût.épixuvreràlaiiB  ksrépublibainffde  sir^wxiK 
manet  àioei]i.mAfliie  qaiv  daasKL'aaiÉmLteosps,  l'avaient^  ganiDtvcfe 
ealle8.^diiigéa8' amte'  In^  enia  lev^prapoe  lés*  plus  oonCrenté^inilu- 
ttemuitea  :  qu'os: avntteM  wulwr  empéelier'  la  coDtPMévohidoii, 
(pB'eUese^ ferait  par  tomaasauve  dtt  tousJes^patriotes.  A-oeflpdèâon^ 
datioBS  se  joignait  la  fiiîUe  pféoipilite^  de:  œt  individiii  aippgs  le 
i8i  fructtdor;^  Eu  effet,  dès  le  leademain  de  cet;te  journée,  îf  avait 
qniità  Paris  à  la.  iaveur  d'un  passeport  svanné,  et^  à)  force  de  sol- 
UoîÉatioDs,  tt  était  parvwEiu  ai  se  placée,  en*  qualité  de  secrétaire^ 
aopeèsda  général  Dmaos  à' Tannée  de]  Mayencei 

ai  Aus0Ît6t  son  ame8tatien».le'  sieur  Pvéey,^  représentent  dv  peuple 
avD  cens^  dfes  cinq  cents^  a  réclamé  la  mise  en' liberté  du  citoyen 
Beanmont..  Il  déclare  leiODiiMakpe  depms  plusieurs  iHioéesi  II  atteste 
fu&les  opinions  qu'il  a  manifestées  loi  ont»  toujours  paru*  e^firreur 
dé  la  république.  U  jeint  a«  mémoire' j[ustificatif  de  son*  amv  des 
certificats  de  civisme,  délivrés  au  citoyen  Beaumont  par  lee  officiers 
municôpauflL  de  la  comMune  de- Puyguilem,  département  de  la'Dor- 
do^ie  eten^Uan  n.. 

(rfourpronoBcereatconnaiBaanoendecaugej  vowavevfodt  prendre 
de»mformatiDii8v 

c  Ib  en  résuke  que  Pémigratio»  du  citoyen-  Beaumont  n^est  pae 
censtant»;  son:  nona  ne  se  trowe  pas  sur  la  listis  dee  émigrés.  II 
paraît  bieiv  qnv  sa  œndaite'  pendant  \m  révobitioni  n'est  pas  exempte 
de  reproohas^.  II  a^  exagérée,  le  patriotisme  dans  les  premiers  jours 
dé  la  réfobitvrai  et  il' est  daveira  dans  la  réaction  m  des»  persteu^ 
teum  des  républiaaîns*  Cependant,  oommei  ces  fiiits  ne  peuvent 
donner  lieu  à  «uonno!  actiont  devant  les  tribunaes,  s»  détention'  & 
oel  égard  ne  peatétiie  ^mkuagbfL  On  propose,  en>  conséquence,  a« 
ministre  sa  mise  en<  liberté,  en  Tobligeant  toutefoie  de  prendre  un 
passeport  povr  se  rendre  dans  la  commune  de  sa  résidence.  » 

«  F,  S.  -^  Depuis  le  rapport,  H  a*  été*  remis  sens  les  yeur  du 
ministiie  un-  arrêta  au  comîté^  de^  législation-  de  la  convention,  qui 
prononce  la  radiatîoQ  définitif  e  dudil  Beaumont.  » 

II  ne  faudrait  pas  confondre  le*  comte  de  Précy,  défèiBsefir'  de 
Lyon  contre  Dubois-Grancé,  ColIot-d'Herbois  et  Couthon,  le  chef 
des  comités  royalistes,  avec  le  citoyen*  Piréey.  Celui-ci.  avait  été 
député  de  l'Yonne  à  la  convention  nationale,  et  non-seulement  il 
ne  fat  pas  inactff  dans  Ilurrestatfon  êh  Ik  femflle  Hontmorih  au  châ- 
teau de  Passy,  près  de  Sens,  mais  ir  avait  de  loin  (firigé  les 
poursuites.  Une  haine  eonmiune  avait  réuni  Ib  gendre  de  là  victime 
des  assassins  de  septendh:^'  et  le  conventionnel.  Dans  une  lettre  du 
8  mvôse  an  vi,  ad):«sée  au  dtoyen  Cochon  d^  Lapparent,  ministre 


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•  iCADAMS  u  BEAim(»rr«  8M 

de  k  poUoe,Précy^élii«nMibieidu  cooseil  des^cinq-oents^  espBqM^ 
en  effst.qœ  soa  .mpod  toi  .>  cwiBtannmeiit  manifesté  ses  .opiintnB  répg» 
Idicaines,  •qu'il  .laïuiU  été  penséouté  iseus  ll'imcien  xégîme  q  de  Ja  paît 
du  ûi*de¥aiit  minÎBtfe  MoDtmMrm,  iliHit,  à  seiae  ans,  «on  4e  forçait 
d'épouser  la  fille,  àgôe  dedixHBept&H,  aveeilaqaeiieil  n'avait  jamis 
véou;  iqu'il  :s'é(a0t  sGOBlcaît  'àiû  ipeisécatîm  par  la  fuite  et  que  «a 
n'était  que  depuis ila  réfnduiaan  t[uUI>àtait  veiwniilibrementà  Piapis^a 
Nous  loonaaîsaans  bien  maintenaiit  le  œan  de  Paulhie,  mais  ia 
'suite  de  la  lettre  de  Précy  n'est  pas  moins  instructive  : 

€  :Depuis>sixinois,.ajoiite-ill,  Aeaumont  m'a  témaîgiié  ses  isquié- 
tttdes  sar  rinfliienae  du  parli  ëe*  Clichy  eninectisanit  q«e,  si  v)«8 
avions  k  oentn84'éwhitiQa,  il  aérait  pendu  :  l''  pour  n'avair  ipas 
émigré;  .2"*  pour  ne  fas  awoôr  centrUnté;  .3^  par  Tappmt  aux  opÎQÎiBS 
qaUl  avait  manifeaiièes  H9n  ftimir  ide 'ka«épul^^ 

fi  Beaucoup  de  £sis  di  mla  témo^né  ie  jlésir  4e  sennr  U  répu- 
blique .soit  à  l'armée,  soit  dans  lun  iaureau  queleonque,  iqu^il  airae 
à  s'occuper,  etKpie  idouze  Àiquatorse  baures  de  itravail  par  jour  4» 
le  généraient  ipas,  mais  que  sa  aaissaaoa  ie  rendant  aaspeet,  â 
n'^avait.pas  osé  offrir  ses  servioes.^prëslajaurnée  du  i8 iraclidcNr, 
il  est  venu  me  vcôr  et  >mfa  .témoigoé  sa  }OÎe  sur  le  >succàs;  il  ma 
réitéra  iout  ce  qu'il  mVtyait^pffÉoédemment  dit« 

0  Alors  je  kt  disque  «esondnlBs  rektivemevt  à  sa  MaisBsnce 
me  pamissaient  défkêées,  que  le  citoyen  Barras  éudt  diredsur,  k 
citoyen  Bonaparte  «était  gén^aal  mn  chef  de  l'armée  d'itaKe,  que 
plusîeors  hommes  de  Baksasoe  aobktéteient  boas  républicains;  je 
l'engageai  à  lever  «esaorupufki.  Mon  discours  parut  le  flatter.  Il  me 
dk  qtt!il  dieroherart  Pooeasion  d'être  occupé.  Environ  dix  à  quinze 
jours  après,  il  m'a  'fait  part  qttHl  allait  à  l'armée  aif«c  un  gén&nfl 
dofit  il  serait  le  secréudre;  qu'il  lai  impdrtait  peu  &  quoi 'il  CM  em- 
ployé, qa'il  était  ooatent^  qu^l  »emploiaraît  tousses  moyens  contre 
les  ennemis  de  k  république. 

u  ^Avant  son  départ  pour  l'armée,  il  m'a  oommoniqué  les  papiers 
qaiatàestentecm  civisme  depuis  le  oomraenoement  de  la  révolution; 
il  m'mi  aJaiesé  an  extrait  dont  |e  ^sins  une  copie. 

c(  Cependant  je  rviens  d'apprenAre  qu'il  a  été  mis  en  arrestation 
par  des  ordres  supérieurs.  Si  quelques  oMilveilkas  ont  TOtflu  le 
perdre  ou  si  quelques  vépublicaÉis  ombrageux  ont  oonçu  de  k 
défiance  nà  son  «égaid  ipar  Tapport  ^  «sa  naissance,  je  me  pkîs  à 
croire  que  vous  emploieree  votre  autorité  pour  iui  rendre  sa 
liberté... 

«  Salut  «t  fiwiemité.  —  Signé  :  Pbécy.  ?> 

Nous  savons  que  k  liberté  lui  fut  en^Atimidue;  mais  «m  pro- 
cès avec  Dupeyrat,  acquéreur  de  seslerreade  Puygmlem  etool- 


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8i0  BETDE  DES  DEUX  MONDES.  * 

lègue  de  Précy  au  conseil  des  cinq  cents,  appela  Tannée  suivante, 
dans  la  Dordogne,  le  comte  de  Beaumont.  Son  père,  sa  mère,  sa 
sœur  n'y  habitaient  plus.  Le  zèle  des  autorités  locales  se  réveilia; 
une  visite  domiciliaire  eut  encore  lieu;  nouvelle  intervention  de 
Précy,  nouvelle  lettre  de  lui  au  ministre  de  la  police  (20  germinal 
an  vn),  dans  laquelle,  rappelant  la  précédente,  il  offre  de  communi- 
quer les  pièces  et  se  porte  fort  que  Beaumont  se  présentera  dès  son 
retour  à  Paris.  Nous  ne  voyons  pas  qu'une  suite  ait  été  donnée  à 
ces  dernièies  menaces. 

C'est  alors  que  Pauline  de  Montmorin  apprend  tous  ces  incidens. 
Si  nous  anticipons  ainsi  sur  les  événemens,  c'est  que  M.  de  Beau- 
mont  a  si  peu  tenu  de  place  dans  la  vie  de  sa  lemme,  et  M"^  de 
Beaumont  si  peu  de  place  dans  la  vie  de  son  mari,  que  nous  avons 
hâte  de  clore  l'histoire,  si  courte,  du  reste,  de  leur  mariage.  Le  meil- 
leur dés  amis  de  Pauline  était  en  ce  moment  Joubert.  Nous  dirons 
comment  ils  s'étaient  rencontrés  et  comment  cette  amitié  de  tous 
les  instans  avait  pris  toutes  les  nuances  d*un  attachement  pas- 
sionné, sans  être  pourtant  de  l'amour.  Elle  l'avait  averti  de  sa 
ferme  résolution  de  reprendre  la  liberté  complète  de  sa  personne, 
humiliée,  à  cause  des  procès  nécessités  par  la  réintégration  dans  ses 
propriétés,  de  solliciter  des  procurations  d'un  homme  qu'elle  n'es- 
timait pas.  N'y  avait-il  pas  aussi  dans  cette  âme  droite  un  autre 
scrupule?  Une  allusion  dans  une  lettre  à  Fontanes  nous  le  laisserait 
croire.  Chateaubriand  venait  de  lui  être  présenté;  elle  s'était  jetée 
tout  entière  dans  cette  affection,  sans  regrets  comme  sans  réserves, 
en  fenune  du  xviii^  siècle  qu'elle  était,  mais  restant  au  fond  très 
grande  dame.  Il  lui  répugnait,  en  aimant,  d'avoir  les  apparences 
d'un  lien  qui  ne  lui  permit  pas  de  s'honorer  hautement  d'un  absolu 
dévoûment  à  ce  charmeur  qui  l'avait  transformée,  et  dont  l'étrangeté 
d'allures,  de  ton,  de  style  et  de  pensées  faisait  le  plus  complet  con- 
traste avec  le  milieu  dans  lequel  elle  s'était  élevée. 

Le  divorce  fut  prononcé  par  consentement  mutuel  en  mars  1800. 
«  tites-vous  bien  démariée?  lui  écrivait  Joubert  alors  à  Monti- 
gnac,  chez  sa  mère.  Si  vous  ne  voulez  pas  qu'on  vous  dise  mademoi- 
selle, prenez  le  nom  de  Saint-Hérem.  Au  couvent  que  vous  aimiez 
tant,  on  vous  appelait  Saint-Hérem.  M"'''  de  Saint-Hérem  vous  siéra 
fort  bien.  Une  M""^  de  Saint-Hérem  est  une  Montmorin  voilée.  »  — 
Et  puis  arrive  sous  la  plume  délicate  de  cet  ami  des  belles  choses, 
cet  argument  le  plus  décisif  pour  un  lettré  :  a  M°*'  de  Sévigné,  qui, 
comme  vous  le  savez,  m'est  toutes  choses,  parle  d'ailleurs  des  Saint- 
Hérem.  Enfin  ou  cachez  votre  nom,  ou  ne  cachez  pas  votre  filia- 
tion, à  laquelle  je  tiens  beaucoup.  »  Quoique  divorcée,  Pauline  signait 
toutes  ses  lettres  Beaumont-Montmorm.  Mais  dans  l'intimité,  M***  de 
Krudner  l'appelait  toujours  M°^  de  Saint-Hérem.  M.  de  Beaumont 


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MADAME  DE  BEAUMONT.  8il 

quitta  quelques  années  après  Gréteil,  où  il  avait  acheté  une  pro- 
priété, et  se  retira  à  Francfort-sur-le-Mein.  Il  s'y  remaria  et  il  y  mou- 
rut le  6  juin  1851,  à  Tâge  de  quatre-vingt-un  ans.  Ses  père  et  mère 
s'étaient  éteints  en  1811. 

Revenons  en  arrière.  Le  comte  de  Yergennes  était  mort  le  13  février 
1787.  Le  choix  de  son  successeur  n'était  pas  facile.  Pendant  treize 
ans,  M.  de  Yergennes  avait  dirigé  et  inspiré  la  politique  française  ; 
sans  laisser  la  réputation  d'un  grand  ministre,  il  avait  constamment 
fait  preuve  de  sagesse  et  de  capacité.  Il  avait  mené  à  bien  la  guerre 
d'Amérique;  il  avait,  eu  restant  au  pouvoir,  donné  un  démenti  au 
mot  de  Rulhière,  qui  définissait  son  mérite  une  médiocrité  impo- 
sante, et,  au  total,  il  avait  relevé  la  France  de  l'abaissement  où 
l'avait  laissée  la  guerre  de  sept  ans.  L'héritage  était  lourd  à  porter. 
Ce  fut  de  son  propre  mouvement  que  Louis  XVI  nomma  M.  de 
Montmorin  ministre  et  secrétaire  d'état  aux  affaires  étrangères.  Il 
lui  était  attaché  et  ce  choix  ne  fut  le  résultat  d'aucune  intrigue. 
M.  de  Saint-Priest  était  désigné  par  l'opinion  de  la  cour;  la  reine 
lui  était  favorable,  mais  le  roi  avait  des  préventions  contre  lui.  Il 
sentait  au  contraire  dans  Montmorin  beaucoup  de  ses  propres  ver- 
tus et  aussi  quelques-uns  de  ses  défauts.  Il  devinait  que  celui- ci 
serait  dévoué  avant  tout  et  jusqu'au  bout. 

Le  nouveau  ministre  au  début  fut  comme  efirayé  de  sa  tâche.  Il 
pria  Louis  XVI  de  lui  retirer  les  provinces,  l'administration  de  l'm- 
térieur,  qu'avait  aussi  le  comte  de  Vergennes;  elles  furent  en  effet 
jointes  au  département  du  baron  deBreteuil.  La  Gazette  du  18  février 
annonce  que  le  comte  de  Montmorin  a  prêté  serment  entre  les  mains 
du  roi  et  trois  jours  après  qu'il  a  eu  l'honneur  de  faire  ses  révé- 
rences à  la  reine  et  à  la  famille  royale.  Le  23,  il  assistait  à  l'ouver- 
ture de  l'assemblée  des  notables;  on  ne  voit  pas  qu'il  ait  pris  part 
à  leurs  délibérations. 

Si  Galonné  avait  pensé  qu'il  fallait  s'emparer  des  esprits  en  les 
frappant  par  un  acte  audacieux,  tous  ses  projets  étaient  affaiblis  par 
son  caractère  et  par  ses  vices.  Il  n'avait  pas  remplacé  l'appui  de 
M.  de  Vergennes  par  celui  des  autres  ministres,  qu'il  avait  systé- 
matiquement délaissés.  Il  ne  les  consultait  ni  sur  ses  plans,  ni 
sur  ses  démarches  ;  à  peine  leur  lisait-il  la  veille  ce  qui  devait  être 
dit  le  lendemain  dans  les  comités.  Piqués  d'être  mis  à  l'écart,  ils 
étaient  peu  disposés  à  seconder  une  besogne  à  laquelle  ils  n'avaient 
eu  aucune  part.  Les  clairVoyans  ou  les  désabusés  voyaient  sans 
frayeur  s'avancer  l'orage  à  grands  pas.  Pour  tous  les  hommes  super- 
ficiels dont  se  composait  la  cour,  qu'importaient  les  réformes  pro- 
posées, mais  aucunement  préparées?  La  chute  du  ministère  était 
la  chose  essentielle.  Galonné  succombait  six  semaines  après  l'ou- 
verture de  l'assemblée  des  notables. 


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8AÂ  BETU  ras  DEDX  MONDES. 

Le  roi  avait  envojFé;  cheDcher  le  baron  de  BrcÉeuiL,  qui,  en  sa^^pa- 
lité  de  secrétaire  d'étai  au  défArteoent  de  Parô,  était  chargé^  dei  por^ 
tes  les  or(fa*e»  de  disgrâce..  U  suppléa  Louis  XVI  de  l'en  dispenser, 
parce  qu'il  était  reconnu  pour  l'adversaire  juré  du  contrôleur-génô- 
raL  Le  comte  de  Moalmarin  reçut  cettemission  ei  h  remplrl.  Étourdi 
àa  premief  cou|)i«  Caloniie  se  remît  lorsqu'il  sut  que  son  suece»- 
seudr  immédiat  désigné  n^était  pas  son  ennemi,  l'archevêque  de  Tou^ 
louse.  Ge  fut  en  eflet  le?  conseiller  d'état  de  Fourqueux.  Hontmorin 
avait  parlé  de  Necker,  mais  sans  succès.  Ih  ne  se  connaissaient  pas 
encore;  la  timidité  naturelle  de  Montmorin  l'empêcha  d'être  plus 
pressant,  et  il  ne  put  cette  fins  vaincre  les  répugnances  du  roi.  Ge 
dernier  pensait  toujours  que  n(»mner  Necker  serait  céder  la  cou- 
ronna à  son  ministre. 

Le. lendemain,  13  avril  1787,  le  comte  de  Montmoria  vint  à  Paris 
nen^lîr  une  sead>labie  mission  auprès  du  garde  des  sceaux.  Lesuisse, 
d'après  Baduumont,  répondit  que  M.  de  Miroménit,  plongé  dans 
k douleur  da  décès  de  li°^  de  Bérutte,  sa  fille.  Dévoyait  personne. 
Le  comte  de  Montmorin,  qui  ne  savait  pas  cet  événement  tout  récent, 
hésita  un  instant  ;  rafin  il  prit  son  parti  et  insista  pour  voir  son  ancien 
collègue.  Il  entra  et  lui  offrit  d'aberd  ses  condoléances.  M.  de  Miro- 
ménil,  par  ce  début,  s'inoAgina  qu'il  ne  s'agissait  que  d^une  visite 
d'honnêteté  ;  et,  après  ce  premier  compliment,  lui  ^t  r  a  Eh  bien  1 
monsieur  te  comte,  voilà  du  nouveau,  —  signifiant  par  là  le  renvoi 
de:  M»  de  Galonné,  dont  il  était  instruit.  —  Oai,  monsieur  le  garde 
des  sceaux,  mais  ce  n'est  pas  tout  ;  il  y  a  encore  ce  qui  vous  con- 
cerne, et  je  me  fois  une  vraie*  peine  de  voub  Tannonoer,  surtout 
éu!»  ce  moment  de  dovieur  où  vous  êtes...  »  — Ebfin,  Montmorin 
lui  fit  part  des  ordres  dn  roi,  et  M.  de  Miroménil  n'hésita  poiirt  à 
remettre  les  sceaux. 

Tels  furent  les  débuts  du  comte  de  Montmorin  au'  ministère. 
Quelques  jour»  après,  rarebevéque  de  Toulouse,  M.  de  Brienne, 
qui  visait  depuis  longtemps  au  poste  de  premier  ministre,  y  parve- 
■ait.Uétait  chef  du  ceaseil  des  finances.  Depuis  quinze  ans,  il  travail- 
lait par  le/ crédit  des;  sttbaktrnesi  à  se  faire  estimer  de  k  reine.  Ni 
assen  éclairé  pour  être  philosophe^  ni  aesez  ferme  pour  être  despote, 
admhrant  tomr  à  tour,  smvant  le  mot  d'mie  femme  qui  le  jugeait 
bien,  bi  conduite  dw  cardinal  de  Bichelieu  et  les  principes' des  enoy- 
dopôdistes,  il  n'avait  guère  phis  de  peidset  de  sérîeuM  qveCatomie. 
Quand  k»  nation»  oonmiencent  à  ôtrâ  quelque  chose*  dans  les  aflhires 
piri)lique9,  tous  les  esprits  de  sdon  sont  inférieurs  aux  circonstances. 
Avec  mie  présomption'  aveugle,,  l'archevêcpie  de  Touteuse,  devenu 
cardinal^ardievôque  de  Sens^  ne  faisait  que  presser  le*  covm  des 
érénemens.  Après  aivonr  mis  fin  à  l'assemblée  des  nottMes,  il  entrait 
en  lutte  avec  les  parlemens.  Toute  la  oonstrtutieii  ds  royaume  était 


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JfàI>A]l£  DE  BBÈtSMOm.  '8l3 

changée  ;  renre^ktremeQt ,  avait  été  tranepoité  dauB  les  dKttvilMBdoiis 
d'une  canr.plénière;  «des  tiroikbles  àdkbuent'daiiB  les  ^ajs  d'éftàt, 
en  Bretagne  et  >eii  Dauj[dmié.  hd  cardinal  de  ftrienne  ayant  repni- 
senlôià  llari&4fiÉ0iQalte<giie,  dans/ks  heumsfdeicrise,  on  dœtocon" 
cenlrer  le  .pouivrâr  afin  ideinidraner  fias  ^derforce,  se  fidsait  iiaU- 
lement  nommer  ftrincipal  ^ninistna.  «Ge  .diangenmt  m'avait  -conveim 
ni  à  la  idignké  >des  marédMiix  ide  Quatries  «t  de  .^giar,  «a  tal- 
lègues,  ni  à  lev  façon  de  ipenser,  encore  moins  :à  .ht  coBsidèra- 
dan  qu!ils  s^étment  aaquise.  Us  taraient  eoroyé  leur  idéaûssàHi. 
Jl.  defrieime,  fcère  de  l'^avohevâque,  ptas  fert^n  Âotrignes  qn'm 
lalenSiiniUtaires,anraitilé.apfeléian'défai}lBiiient  deila  guerre.  Urnai 
amis  du  comte  de  MonimoBin  nesiaient  oenlement  avec  im  taa  mo- 
aeily  M.  de  Malesherbee,  xenune  wnistre  d^état^net  Je  oomte  ideJia 
LnzerBB,  son  meveu,  çrasd  mxtHralîale,  >annien  gouveneirrides  Iles 
âon-le^^Veat,  frère  éd  Tévièqaeide  ILaagras,  et  ide  l^mnbassadeiïrwâe 
JFnaoee  aux  lÉtate-Dnis,  ewoyé  en  1788  à  Landres.  Si  'noos  mien- 
tiannoBs  oea  deux  ipersonaag^  tc'est  que  itoes  les  deua  ileivinoeiit 
les  botes  assidus  de  d'hdtd  de  la  Tue  iRhnnet  (C«e9t  en  y  dtnantaà 
•cèlérdn  veptueuK  SfaAeslieriMsqité  lardâhelbuni  lui  avait  dit  :  u  Si 
je  faÎB  quelque  chose  de  i>ien  dus  "toiït  de  temps  iqui  ^rne  issle  à 
vivra,  je  smsaftr  que  votre «ouvenir  y  «amènera  mon  âme.  n 

Le,  comte  <de  La  Lamma,  maErquÎB  ideAeiœeaiHe,  aivaât  un  fila,  capH 
4aiBedansie8  dietvaiHlégers; loe'fiIsrifDiasaiIaiSGanrde M'^'de Beatt^ 
ment,  yioicire^liarie-ffîraMçiiiBe  <de  iMoiilmqoiu .  Us  neaveot  «teu  fiUaSi 
bien  jeunes  lorsque  lanr  tante  eut  ià  is'Dooupor  (d'elles  :  l'une,  la 
marquise  de  ffloinsc,  Kléoédée  A  itark,  le  37  jniHet  1858  ;  l'aiflre, 
la  marquise  de  Vibraye,  snorle  an  château  deîBaaoucbes,  en  Nimr- 
iKiis,  le  9  mars  1875.  —  La  faveur  du  ooiiletde  Mooitmoiia  iOBt  au 
cemble.  La  oamtesaede  BeMmont  ei^inommée^dsme  pour  Accom- 
pagner iladame^  iemme  du  oomte  de  Rrorence;  la  (vicomtesse  de 
iLa  Luaame  «st,  en  la  imème  i;ualilé, .attachée  à  Madame  Vidmiie, , 
i€ft  \9L^Ga2;eH€  du  i  dnrvembre  1767mdique  «que^^ur  ià  preadèie 
Ifoisi  die  Uà  la  quêta  De  jour  (de  k  ffomaaint,  sdans  ia  chapelle  de 
Tensailles^  rà  la  grand'mesae  où  assistut  lafinniUe  is)yBle. 

Ayant  «n  fang  à  la  cour,  faisaBi  de  'phM  les  homieurs  du  sdhii 
de  son  père,  Pauline  de  Hontmorin  eutbienlât  ichoisi  se 
JBHes  fuMit  Agnes  d'elle. 


ijMmSléfraii^aiBe,daBslesttaDéesi7ft7478fi,'ppéaeibtait«^^ 
etmioiMclèretDutrpaaticaMers^iceB'ikaiwtfliiaieagfa^ 
HBurope  endère  était  venue  ddadrer.  La  mort  les  avait  f<Miaés  l'iip 
apniB  TaiÉitt.  Il  y  avait  phis  queia^diffécoMe  rde  deux  légMs  eittae 


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8i&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  conversation  au  temps  de  Louis  XY  et  celle  au  temps  de  Louis  XVI« 
L'&me  de  la  fin  du  xvm*  siècle  n'était  plus  uniquement  le  plaisir  : 
une  vraie  sympathie  pour  la  nature  humaine,  l'idée  de  ses  droits, 
-le  désir  de  son  bonheur,  le  rêve  de  sa  perfectibilité,  avaient  rem- 
placé la  passion  désintéressée  des  choses  de  l'esprit.  Le  salon  de 
M"*  Necker  avait  servi  de  transition.  Cette  dernière  époque,  adoucie 
par  des  illusions  sans  aigreur,  avait  bien  plus  de  sérieux  et  presque 
de  la  raideur.  Il  y  a  loin  de  M"^  du  Deffand  à  M""^  de  Staël.  On  cau- 
sait partout  et  de  tout.  La  bourgeoisie  avait  généralement  résisté 
aux  corruptions;  elfe  avait  conservé  les  vertus  du  mariage  et  de  la 
famille,  tout  en  s'ouvrant  au  souffle  des  novateurs.  Elle  s'était  plue 
particulièrement  sentie  touchée  par  les  effluves  des  pages  entraî- 
nantes de  Rousseau  ;  par  opposition  au  vieux  monde  de  l'aristocratie 
et  de  la  finance,  usé  par  toutes  les  jouissances,  dévoré  par  tous  les 
égolsmes,  elle  arrivait  à  la  révolution  avec  des  trésors  d'enthousiasme. 

La  noblesse  de  cour,  à  l'exception  de  quelques  grands  noms, 
avait  perdu  son  prestige.  Soustraite  par  les  goûts  de  la  jeune  reine 
à  la  gène  de  la  représentation,  elle  portait  dans  le  cœur  un  levain 
qui  fermentait  à  toute  occasion.  Le  baron  de  Bezenval,  qui  connais- 
sait bien  les  habitués  de  Versailles,  prétendait  qu'il  n'y  avait  là  que 
des  gens  de  petit  esprit  et  de  petits  moyens.  L'intrigue  y  faisait  et 
y  défaisait  les  ministères  ;  la  lutte  des  deux  esprits  contraires,  lutte 
^acharnée  sous  le  dernier  règne,  se  poursuivait  sans  doute  sur  cer- 
tains points,  mais  la  victoire  était  assurée  à  l'égalité.  Jusque  dans 
Tantichambre  du  roi  se  tenaient  les  propos  les  plus  séditieux.  Ce 
n'était  pas  seulement  dans  la  grand' chambre  du  parlement  que  la 
fermentation  agitait  les  tètes,  ce  n'était  pas  seulement  dans  la  salle 
des  Pas-Perdus  qu'on  était  imbu  des  maximes  de  l'anéantissement 
de  l'autorité  ;  l'esprit  général  de  révolte,  le  choc  des  intérêts  divers, 
avaient  produit,  au  dire  des  hommes  les  plus  impartiaux,  une  cari- 
cature de  guerre  civile  qui,  sans  chefs,  sans  effusion  de  sang,  en 
avait  pourtant  les  inconvéniens.  Suivant  le  mot  caractéristique  du 
prince  de  Ligne,  il  était  aussi  à  la  mode  de  désobéir  sous  Louis  XYI 
que  d'obéir  sous  Louis  XIV.  La  puissante  race  d'orateurs  et  de 
soldats  qui  devait  étonner  l'Europe  se  formait,  silencieusement  et 
obscurément,  en  province. 

Quelles  que  fussent  les  agitations  dans  le  monde  des  parle- 
mentaires et  des  courtisans,  rien  n'était  enchanteur  encore  comme 
les  salons  de  Paris;  la  violence  de  la  polémique  n'y  avait  pas  rem- 
placé l'aménité.  La  politesse  était  restée  la  partie  essentielle  de 
l'éducation  française;  le  respect  pour  les  vieillards  maintenait  le 
règne  des  convenances  sociales.  La  révolution  devait  fatalement 
rendre  le  commerce  ordinaire  de  la  vie  chaque  jour  plus  diffi- 
4rile,  plus  épineux;  il  allait  devenir  tantôt  aigre  et  emporté,  tantôt 


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MADAME  DE  BEAUMONT.  8A5 

réservé  et  plein  de  précautions.  Néanmoins,  tant  que  les  clubs  ne 
furent  pas  ouverts  et  les  échafauds  dressés,  la  société  parisienne 
donna  une  dernière  fois  le  modèle  de  cette  facile  communica- 
tion des  esprits  distingués  entre  euj,  la  plus  noble  jouissance 
dont  la  nature  humaine  soit  capable.  Gomme  les  affaires  politiques 
étaient  encore  entre  les  mains  des  gens  bien  élevés,  toutes  les 
grâces  de  la  vieille  politesse  relevaient  les  discussions  les  plus 
sérieuses,  et  Topposition  dans  les  sentimens  et  dans  les  intérêts 
ne  faisait  que  donner  plus  de  chaleur  et  d'originalité  à  la  conver- 
sation. On  n'éprouvait  qu'une  crainte,  celle  de  ne  pas  mériter  assez 
la  considération  de  ceux  qui  écoutaient,  et  cette  crainte  était  loin 
d'être  défavorable  au  développement  des  facultés.  La  mode  était 
aux  théories  politiques;  «  Dussé-je  y  périr,  disait  M"'*  de  Tessé, 
j'espère  que  la  Fraâce  aura  une  constitution.  »  Tout  le  monde  faisait 
la  sienne;  jusqu'à  la  duchesse  de  Bourbon,  qui  en  fabriquait  une 
dont  les  premiers  articles  avaient  pour  but  de  rendre  les  hommes 
vertueux,  de  leur  assurer  le  nécessaire  pour  vivre  et  surtout  de 
protéger  le  peuple  contre  des  besoins  factices.  Les  hardiesses  de 
langage  étaient  poussées  si  loin  que,  d'Allonville  dînant  chez  le 
duc  de  Brissac ,  l'ami  de  la  Du  Barry,  une  année  avant  les  états- 
généraux,  le  6  janvier,  en  nombreuse  et  aristocratique  compagnie, 
le  maître  de  la  maison  s'écria  au  moment  où  l'on  servait  le  gâteau 
des  rois  :  «  Pourquoi  le  tirer?  nous  n'en  avons  plus.  »  Il  semblait, 
dans  ces  deux  ou  trois  dernières  années,  que,  pressentant  sa  ruine 
définitive,  l'ancien  régime  eût  voulu  s'éteindre  après  avoir  épuisé 
toutes  les  ivresses  de  l'esprit. 

Si,  dans  la  haute  société  tout  tendait  à  se  niveler,  les  mœurs 
comme  les  fortunes,  les  vanités  comme  les  mœurs,  la  femme  résis- 
tait la  dernière.  Elle  était  devenue  incomparablo  dans  l'art  si  fran- 
çais des  riens  élégans.  Gomme  aucune  forme  autour  d'elle  n'avait 
extérieurement  changé,  elle  était  convaincue  que,  malgré  les  con- 
stitutions nouvelles ,  tout  resterait  à  la  même  place.  La  tyrannie 
du  ridicule  qui  caractérisait  éminemment  ces  dernières  années 
de  la  monarchie  et  qui,  après  avoir  poli  le  goût,  finissait  par  user 
les  forces,  était  la  seule  préoccupation  des  grandes  dames;  mal- 
gré le  relâchement  des  liens  de  hiérarchie,  elles  maintenaient 
cependant  plus  que  leurs  maris'la  différence  des  conditions  sociales. 
Que  de  temps  et  quelle  dépense  d'amabilité  ne  fallait-il  pas  à 
M"^  Necker  elle-même  pour  que  toutes  les  portes  lui  fussent  ouvertes  ! 
Hais  une  fois  qu'on  était  entré,  quel  charme!  Ces  femmes  inoublia- 
bles avaient  une  qualité  presque  aussi  attachante  que  leurs  grâces, 
elles  étaient  non  pas  des  savantes,  mais  des  lettrées;  leur  intelli- 
gence sérieuse  et  cultivée  se  dilatait  dans  les  plus  hautes  régions  de 
l'esprit.  Si  elles  écrivaient  moins  bien  que  leurs  mères,  elles  par- 


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8A0  BEfUB  DES  DEUX  MONDES* 

laîent  coaii»sim6Dt.la  meilleure iangoe  et,  aans  êtDe  a^vètées^-eUeB 
jugeaient  d'nn  ècmî,  avec  mta  iadépeDdanoe  et  une  ftaesse  ^pecsMH 
nelles,  les  livres  Douveaox,  ies  raiomméesià  la  «ode,  s'<écÈhattffiuit 
pour  une  page  des  Oenfèssiêm  et .c^nt.à  jtmr  une  ipage ^  Yél- 
taine.Si  ies^onnci^w faifiaieiit paiifitûs ■wnfirhftiihre dass  leur  hôl^ 
lee  éaivaÎDS  de  talent  ii'y4ittendaîeat  jamais^  ils fe«r  dMuièreiit  sa 
reniaoolie  la  /oenaaisBance  du  oorar  «de  i'bomme^  ub  supénew  bm. 
seM  .associé  à  l'Ardei^  «dôttr  de  plaire  et  use  feaschise  «d'atture  qui 
D'<exGl«ait  jamais  la  distineti(Hft..Si  la  oonlBfise  de  ^imûDille,  que 
BOUS  retrouverons  «plus  tard,  preuttt  le  'deuil  le  jour  ^e  romwvmF- 
saire  de  la  mort -de  M*»*  «de  S^irigné,  l'on  sût  aussi  «quelle  «estAfille 
qui,  ayant  à  choisir  un  pfécepteur  (pour  ses  J&ls,  esîgeaîtd'ahori' 
qu'il  eût  connu  J'aoïour.  Ce  Boot  bien  les  ^deux  ofttés  duisiëele; 
Mémento  tfmia  ymboù  e$^  icomne  ^ak  .Diderot  des  qpdi^els  ^de 
Latour,  loù  reAdvaient  ces  Ara^ileB  et  sup«ômes  élégances  I 

.M°^de  Beaumontiappoptait  fdans  «e  mende  une  âosatiaUe  Oiu*io8«fcé 
intellectuelle.  Ceux  quil'cmtinie  faisant  les  bonoeiirs  des  soirées  ide 
son  père,  .ou  bien  étaat  de  service  à  4a  coir,  -dépei^oent  dans  flos 
années  sa  penionne  coaune  alUant  k  vivaddéii  la  tristesse,  une  spi- 
rituelle pétulance  à.la  mélancolie  et  une  «absence  rde  fadeur  >qui  attes- 
tait la  vigueur  saine  du  dedans.  iQIe  a'avait  pas  enoone  ce  parler 
lent  que  les  soufirances  devaient  lui  apporter.  Dans  le  rayonnement 
de  ses  viogt  ans,  «elle  inspirait  plus  de  sympathies <pie  de  flammes, 
et  dans  ce  Aempseù  ViXà  .disait  itout  pat oe  qu'Ion  Acceptait  ^tout^  ne» 
ae  mncontrons  sur  «elle  .aucune  médisanoe.  Seule,  la  ^Corretp&nr' 
dance  secrète  mentionne  des  liaisons  intimes  deil°'®  de  Beaumont 
avecim  aimable  abbé.  X^lelui «qui  eatiainsitdésigné  avait  été  {vésenté 
à  M.  de  lUontmorin  pair  un  autne  ahbénoa  moins  ^lèbre,  M.  da.ïal- 
Jeyrand-Périgord;  et  il  devait  deux  annfter  pks  tard,  lorsde  la  CÊtede 
la  fédération,  le  lA  juiUat  17d0,  tot  servir  d'assistaatit  Ja  «oéléisvatitti 
de  la  .messe  du  champ  de  Mars.  -C'était  «un  conseiller  clerc  A  la  Ivei- 
'âème  ichambce  des  ^enquêtes  du  jparfeHient  de  Paris,  â^  de  tvenle- 
^q  .ans  ik  peine,  fort  ambitieux  ^  reimiaai,  lancé  de  bonne Jieuive 
par  réûonomiste  nanchaud  dans  l'étude  des  scîeaiCBS. politiques  .et 
financières.  On  TappelaitrabbélAMÛs  en  Attendant  qu*Udevlnt  baroOi 
tU  était  Ares  avant  dansla^sonfiancedeiL  de  Montmorin.-fiommerabhé 
possédait  dt  un  liaut  degré  Avec  une  Xorte  éducation  .ecdésiasliftte 
l'esprit  d'#bservation,oamne  il  ôttttl'^xti.d'Adriea  DiJtport,8on  ool- 
U)gve  an  parlement,  iU'i^ait  affitié.à  uae  société  irès  loonnue,  ih 
société  des  Trente,  quiiadevanoé  parsespv^tslaI)édaration  dns 
droilsde l'honune. Saas £ortune,il tténageait  avec iSoinaes .amitiés, 
m  fysant  des  iMrcÉectottrsdims  Joos  les  partis at  professant  cqp«^ 
dant  la  /plus  rigoureuse  fidélité  diDS  jbos  liaisons,  ik  Mattattt  laieatt- 
twp  de  suite  dans  cotte  mniépo  d'agir,  -écrivait  La  4tarck:  ^n 


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MADAME  DE  BEAU1«)NT.  9StT 

osmte  de*  Mercy-Argentesa,  fl'  est  parvmnr  k  se^  fm^  regarder  par 
1er  partis  opposés  comme  xm  biniine*  d'une  discrétion  et  d'une 
sAreté-  à  toate'  épreorei  Dans  ce  moment,  par  exempie^  ii  est  à  k 
fois  Tami  intime  de  l'abbé  de  MontesquioH  e«  de  Duport,  apà  se- 
baissent  cordialement,  et  itteurhispirs  à  l'nn  et  à  l'antre  vne  égale 
confianoe.  Trompe44{<  Fnn  et  Tantpef  Non,  maisit  a  des  besoins  et 
«r  but,  et  dane*  son- propre  intépM  il  est  fidèle  à  tous<  les  deux.  » 

On  ne  saurait  mieur  dire.  Le  comte  de  ILa  Marck  voyait  atora* 
Tabbé  Louis  fréquemment.  Les  rapports^  se  multiplièrent  quand<  il 
connut  ceu?E  de  Miraiieau  avec  Montnerin'.  Ghargé  d'abord  d'une 
mission  auprès  de  Joseph  H,  Tabbé  Louis  fut  en  même  temps^prié 
p«r  la  reine,  en  avril  i791,  de  porter  à  T^ienne  une  cassetle-CGntesaDt 
ses  diamans.  A  son  retour  d'Autriche,  Montmorin  l'avait  nommé 
mknstre  de  France  en  Danenmrck;  mais  it  ne*  put  même  pas  se 
rendre  à  son  poste*  et  il  émigra  en  Angleterre.  M*»  de-  Beaumont, 
après  le  18<  brumaire,  le  retrouva  à  Paris;  il'  était  parvenu,  grâce 
au' général  Sncbet,  à  obtenir  la  direction  de*  la  comptabilité  au  mi- 
nistère de  la  guerre.  Une  parole  de  M°^  de  Beaumont  nous  édaire 
plus  sur  la  nature  de  leurs  relations  durant  le  ministère  de  M.  de 
Montmorin  quetoutes^les  correspondanœs  anonymes,  (r  Avez>-vous 
W  Louis  ?  demandlôt  un  jom-  en  1S92  M'.  Mdlé  èms  le'salon  de  la 
me  Neuve-du^Luxembourg.  — 11  a  sa  fcutune  à  refinfe^  »  se  con- 
tenta de  répondre  en  souriant  M°^  de  Beaumont.  Personne  n^ignore 
ce  que  la  destinée' réservait  à  Tbabileté  et  à  la  science  fmandére  de 
U.  Louis.  En  attendant  les  événemens,  il  était  un  des  familiers  de 
r&Otel  Montmorin  et  n'était  alers  qu'obséquieux  et  empressé. 

Les  vrais  amis  de-  Pauline  de  Beaumont,  en^  ce  temps-là,  furent 
François  de  Pange  et  les  Trudaine.  Par  eux,  elle  connuf  successive*- 
ment  Suard,  M""*  de  Krudner,  André  Ghénier,  jusqu'à  ce  que 
H.  Neiger  étmt  devenu  le  eoHègue  de  son  père,  elle  s'approcha  de 
la  brillante  ambassadrice  de  Suède,  1^  de  Staél. 

rv. 

I)  n'y  eut  jamais  en  France,  si  ce  n'est  à  la  fin- de  la  restauration, 
une  plus  forte  génération),  d'une  éckication  phis  accomplie,  d'nose 
intelligence  plus  mûre  et  mieunr  préparée* à  de  grands  événemens^ 
qve  cette  génération  déjeunes  gens  appartenant  aux  familles  par- 
lementaires, à  l'armée,  à  b  finance,  à  la  haute  bourgeoisie  et;  attei- 
gnant à^  peine  trente  ans  en  178^.  Au-  premier- rang  de  cette  [pha»* 
lanige,  marcbaient  Fran^îs  de  Pangeetdeux  conseiltos  avparlement 
de  vingt-six  à  vingt-huit  ans*  &- peine,  qu'on  appeiattà  Paris,  a«  dire 
dslfeniier,  les  aimables  et  généreux  Tmdiâne,  Hospitaliers  dans 
leur  somptueux  hôtel  de  la  place  Louis  XV,  possessemnr  presque 


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8i8  REVUE  DES   DE0X   MONDES. 

aux  portes  de  Paris  de  cette  belle  terre  de  Montigny,  connue  par 
tous  les  philosophes  du  xym*  siècle,  ils  ne  faisaient  que  continuer, 
en  protégeant  les  lettres  et  les  arts,  les  traditions  de  leur  père  et 
surtout  de  leur  illustre  ueul. 

Leur  arriëre-grand-përe,  successivement  intendant  de  Lyon,  de 
Dijon,  et  conseiller  d'état,  beau-frère  du  chancelier  Voisin,  d'une 
probité  rigide,  honoré  de  la  confiance  de  Louis  XIY,  s'était  marié, 
en  1700,  avec  M^*  de  La  Sablière,  petite  fille  de  l'amie  de  La  Fon- 
taine. Il  avait  eu  de  son  mariage  cinq  enfans,  dont  un  seul  survé- 
cut. Ce  fils,  qui  porta  très  haut  le  nom  de  la  famille,  était  conseiller 
au  parlement  à  vingt-un  ans.  Sur  les  instances  du  cardinal  Fleury  et 
de  d'Âguesseau,  il  acheta  une  charge  de  maître  des  requêtes  et 
fut  nommé  intendant  d'Auvergne.  Il  y  resta  cinq  années,  et  ce  fut 
dans  ses  nouvelles  fonctions  que  ses  talens  commencèrent  à  se  déve- 
lopper. U  avait  à  peine  trente  ans.  L'Auvergne  lui  doit  les  routes 
entre  la  plaine  et  la  montagne.  Nul  doute  qu'à  cette  époque  n'aient 
commencé  les  relations  affectueuses  avec  les  Montmorin,  seigneurs 
influons  de  la  province. 

En  173A,  le  cardinal  Fleury  lui  proposa  la  charge  d'intendant  des 
finances  avec  le  département  du  domaine;  mais  il  n'eut  une  véritable 
occasion  de  faire  connaître  et  la  fermeté  de  son  caractère  et  l'étendue 
de  ses  lumières  que  lorsque  le  contrôleur-général  Orry  lui  confia 
la  direction  des  ponts  et  chaussées.  Trudaine  conduisit  ce  départe- 
ment pendant  trente  ans.  Par  l'étendue  de  ses  projets,  par  la  suite 
qu'il  mit  dans  les  détails  et  l'économie  avec  laquelle  il  duîgea  les 
travaux,  il  sut,  a  dit  Gondorcet,  mériter  l'estime  de  la  nation.  Enfin 
le  roi  Tobligea  de  se  charger  aussi  de  la  direction  du  commerce 
lorsque  le  titulaire,  M.  Rouillé,  fut  appelé  aux  fonctions  de  secré- 
taire d'état  de  la  marine. 

L'industrie  nationale,  particulièrement  celle  de  l'ameublement 
sous  toutes  ses  formes,  prenait  en  France  un  essor  considérable. 
Les  idées  économiques  s'éveillaient  ;  l'école  des  physiocrates  gran- 
dissait en  influence  et  semait  des  idées.  M.  de  Trudaine  était  porté 
vers  les  doctrines  de  liberté  commerciale;  lié  avec  M.  de  Machault, 
il  s'inspirait  des  vues  originales  et  vigoureuses  de  cet  éminent  esprit* 
Tout  autre  eût  été  écrasé  par  un  travail  surhumain  ;  il  y  suffisait  en 
allant  se  reposer  fréquemment  à  Montigny,  y  donnant  l'hospitalité 
à  toutes  les  célébrités  à  la  mode,  éUnt  l'ami  à  la  fois  de  M""""  Du 
Deffand  et  de  M°»«  Geoffrin  et  correspondant  de  Voluire.  Les  Mé- 
moires de  l'abbé  Morellet  abondent  en  détails  pleins  d'intérêt  sur 
ce  grand-père  des  deux  jeunes  amis  de  M*^  de  Beaumont.  Mais  rien 
ne  vaut  le  témoignage  du  patriarche  de  Femey.  U  écrivait  le  15  jan- 
vier 1761  à  M"»*  Du  Deffand  :  «  M.  de  Trudaine  ne  sait  ce  qu'il  dit 
quand  il  prétend  que  je  me  porte  bien  ;  mais  en  vérité  c'est  la  seule 


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MADAME  DB  BEAUMONT.  U9 

chose  sur  laquelle  il  se  trompe;  je  n'ai  jamais  comiu  d'esprit  plus 
juste  et  plus  aimable  ;  je  suis  enchanté  qu'il  soit  de  votre  cour  et  je 
voudrais  qu'on  ne  vous  l'enlev&t  que  pour  le  faire  mon  intendant, 
car  j'ai  grand  besoin  d'un  intendant  qui  m'aime.  » 

Au  moment  de  mourir,  son  fils,  dans  l'excès  de  i'afiliction,  rece- 
vant ses  derniers  adieux,  crut  devoir  l'informer  de  l'intérêt  universel 
qu'on  lui  avait  marqué  sur  son  état,  de  l'estime  et  de  la  considération 
dont  il  jouissait.  M.  de  Trudaine  l'écoutait  avec  une  douce  satisfac- 
tion peinte  dans  ses  yeux  ;  ensuite  le  regardant  avec  attendrisse- 
ment :  «  KhbienI  mon  ami,  lui  dit-il,  je  te  lègue  tout  cela.  »  U  avait 
été  élu  en  17AS  de  l'Académie  des  sciences.  Il  avait,  en  175i,  donné 
sa  démission  pour  que  son  fils  le  remplaçât;  mais  le  roi,  du  con- 
sentement de  l'Académie  elle-même,  permit  au  père  d'y  conserver 
séance  et  voix  délibérative. 

C'est  ce  Trudaine  à  qui  Louis  XY  avait  accordé  la  survivance  des 
charges  et  titres  paternels,  qui  est  plus  particulièrement  connu  au 
xvni®  siècle  sous  le  nom  de  Montigny.  U  était  né  en  1733  à  Clermont- 
Ferrand,  pendant  que  Daniel  Trudaine  était  intendant  de  la  province. 
Glairault  avait  été  son  maître  de  mathématiques  et  de  physique;  il 
était  donc  préparé  par  une  forte  et  complète  éducation  quand  il  entra 
au  conseil  des  finances  et  à  celui  du  commerce.  Il  pria  le  roi  de  lui 
permettre  de  ne  pas  toucher  les  appointemens  de  sa  place.  «  On  me 
demande  si  rarement  de  pareilles  grâces,  répondit  Louis  XY,  que, 
pour  la  singularité  du  fait,  je  ne  veux  pas  vous  refuser.  »  Il  était  des 
samedis  de  M""""  du  Defiand,  s'était  pris  d'une  belle  passion  pour  Dide- 
rot; enfin  il  allait  à  Chanteloup.  a  Je  soupais  hier  avec  M.  de  Montigny 
(17  juillet  1767),  écrivait  l'amie  d'Horace  Walpole  à  la  duchesse  de 
Ghoiseul.  Il  me  demanda  si  vous  étiez  contente  des  soins  et  de 
l'empressement  qu'il  avait  pour  les  choses  qui  pouvaient  vous  être 
agréables.  Je  fus  prise  un  jour  au  dépourvu.  Je  suis  comme  feu 
Nolé,  je  n'ai  pas  de  monde,  c'est-à-dire  pas  de  présence  d'esprit, 
pas  d'à-propos.  Je  lui  dis  seulement  que  nous  avions  parlé  plu- 
sieurs fois  de  lui,  que  vous  l'estimiez  infiniment.  Il  enfila  votre 
éloge,  me  dit  tout  le  bien  que  vous  faisiez  à  Chanteloup;..  c'est  un 
homme  bon,  vrai  et  simple,  fort  occupé  de  faire  le  bien,  point 
ambitieux  et  qui,  à  ce  qu'on  dit,  a  beaucoup  de  capacité.  Je  vous 
ai  dit  que  je  lui  avais  de  l'obligation.  C'est  le  moyen  de  m' acquit- 
ter envers  lui,  si  vous  voulez  bien  lui  faire  entendre  que  vous  lui 
en  savez  gré  et  que  vous  partagez  ma  reconnaissance.  »  —  «  J'aime 
M.  de  Montigny  à  la  folie,  répondait  la  duchesse  de  Choiseul  ;  je  ne 
vous  en  ai  pas  parlé,  parce  que  je  ne  parle  pas  de  mes  afiaires; 
mais  je  voudrais  qu'il  pût  lui  revenir  de  toutes  parts  combien  je 
suis  sensible  à  toutes  ses  honnêtetés  pour  moi.  »  M°^  du  Deffand, 

TOME  LfU.  —  1883.  54 


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850  REYCE  DBS  DEUX  MONDBS« 

très  jalouse  de  ses  amitiés  à  travers  ses  habituelles  sécheresscfij 
oomptidt  sur  ses  doigts  les  vvais  fidèles  de  Chanteloup,  -et  garantis- 
sait dans  une  autre  lettre  Trudaine  de  Montîgny  coBune  étaot  du 
nombre  des  croyais*  U  en  foumiit  me  preuve  écîalante  enconsen- 
tant  à  donner  devant  ce  monde  choisi  lecture  d'«me  'Ceonédid  en 
trois  actes  intitulée  le  Mouœ  puni.  Il  Tavatt  composée  à  l'Age  de 
vingt^sbc  ans,  et  la  pièce  a^ait  &  son  apparition  fait  du  iiruit.  GoUi^ 
dans  son  journal  (mars  176&),  n'avi^itil  pas  écrit.:  «  Je  regarde 
cette  pièce  faite  à  cet  âge  comme  un  pbédaomène  et  un  miracle. 
Tous  les  caraiotères  en  «ont  dans  la  mature,  finemeDft'et  profondément 
aperçus.  Le  dialogue  est  d'un  caractère  et  d'une  vérité  que  MeUàpe 
lui-même  ne  désavouerait  pas.  L'intrigue  est  bien  liée,  les  scènes 
bien  •enohatnées  et  filées  avec  un  art  admirable.  Si  M.  de  Montigny 
n'avait  pas  une  place  distinguée  et  des  oceupstioas  aéneuses  etqu*à 
eût  été  dans  le  cas  de  se  livrer  tout  entier  à  faire  des  comédieSi 
j'ose  dire  qu'il  aurait  eu  un  rang  bien  proche  de  celui  de  MoUène, 
s'il  w  lui  eût  pas  disputé  le  siôn  quelquefois*  j»  Il  est  vrai  que 
Collé  corrigea  pbts  tard  tcet  éloge,  craignant  avec  juste  raison 
d'avoir  porté  trop  loin  son  enthousiasme,  mais  insistant  encore  Bcr 
le  taient  que  cette  comédie  déoelait. 

Étant  ainsi  doué,  Trudaine  de  Montigny  réumt  facilemet^  autour 
de  lui  un  sakm.  U  y  fut  aidé  par  sa  femnae.  M"""  de  Fourqueuz, 
fille  du  conseiller  d'état,  un  instant  contrôleur-général  des  finances 
avant  le  second  ministère  de  Neoker.  M*^  Trudaine  avait  de  l'esprit, 
du  goftt,  un  grand  fonds  de  sensibilité,  avec  un  peu  d'afiectation; 
elle  se  livrait  aisément  et  souvent  avait  été  dupe  de  son  excellente 
nature.  Elle  avait  tous  les  soins  imaginables  |^ur  i^endre  sa  mai- 
son agréable  et  y  attirer  la  meilleure  compagnie  de  Paris.  Deatx 
grands  dîners  par  semaine  et  un  souper  tous  les  soirs  lui  assuraient 
«ne  société  mléressante.  Gentilsfaottunes,  gens  de  letires,  la  robe 
et  la  finance,  tous  s'y  trouvaient  rapprochés  par  la  politesse  et  le 
taient.  Quoique  gracieuse,  la  maîtresse  du  logis  parlait  peu;  eUa 
swaît  écouter.  D'une  santé  délicate,  couchée  sur  un  can<4)é,  elle 
recevait  une  révérence,  un  compliment  de  la  foule  qui  entrait,  et 
ht  laissait  toute  liberté.  Chacun  s'empressait  de  s'informer  des  nou- 
velles du  jour^  de  la  question  qui  agitait  tout  Paris,  puis  ssrtut 
comme  d'un  cercle.  Il  arrivait  même  que  M"""  de  Montigny  fût  obli- 
gée de  garder  la  chambre.  Sa  maison  n'en  restait  pas  moins  ouverte; 
on  venait  y  sonper  et  l'on  s'en  retournait  sans  l'avoir  vue.  «  U  y  a 
dis  ans,  s'écriait  un  jour  devant  un  de  ses  familiers  la  pauvre 
femne,  emwyée  enfin  d'être  la  victime  de  sa  complaisance  et  do 
•es  aménités,  il  y  a  dix  ans  que  je  prends  bien  de  la  peine  pour 
rendre  ma  maison  agréable  et  me  fak*e  des  amis;  aux  égards  et  à 


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MADAMfi  DB  BEAUHOyr.  8S1 

l'intérêt  qu'on  fait  voir  pour  moi,  voyez  comme  j*aî  bien  réussi.  » 
Voilà  où  conduisaient  la  représentation  à  outrance  et  le  vide  de  la 
mondanité  poussée  à  l'excès! 

Engouée  de  YÊmile^  dont  elle  sentait  les  beautés,  M°^  de  Moti» 
ttgny  était  parvenue,  à  force  de  cajoleries,  à  apprivoiser  la  misat»^ 
Chropie  de  Rousseau  et  à  l'attirer  chez  elle;  il  y  venait  dtner, 
mais  en  petit  comité.  Morellet  était  un  jour  du  nombre  des  con^ 
vives.  Voilà  Rousseau  qui  devient  sérieux  et  froid  et  lui  tourna  te 
dos.  11  s'était  imaginé  que  Morellet  avait  écrit  pour  l'archevêque  de 
Toulouse,  parlant  au  nom  de  l'assemblée  du  clergé,  une  instrue^ 
tion  pastorale  où  il  était  fort  mal  traité.  Vainement  Tabbé,  instruit 
de  la  cause  de  Tirritation,  fournit  dans  l'entrevue  suivante  des  déné- 
gations positives;  Rousseau  s'excusa,  se  rétracta  même,  mais  rim* 
pression  reçue  ne  s'effaça  point,  et  M"®  IVndaine  de  Montigny  ne 
le  revit  plus. 

Le  mattre  de  la  maison,  qu'on  désignait  familièrement  sous  le 
sobriquet  de  garçon  philosophe,  était,  à  cause  de  ses  relations,  tnu 
cassé  par  le  premier  ministre.  Il  n'y  avait  pas  de  déboire  qu'on  ne 
lui  fit  essuyer  pour  le  forcer  à  quitter  le  département  des  finances. 
Les  Mémoires  d'Âugeard  nous  apprennent  par  quel  procédé  Tni«- 
daine  de  Montigny  reconquit  les  faveurs  du  duc  d'Aiguillon»  Après 
avoir  été  son  ennemi,  il  le  porta  à  la  plus  haute  estime  et  engagea 
même  le  roi  et  toute  la  cour  à  assister  à  l'inaugyratioa  du  pont  de 
Neuiily  pour  faire  honneur  à  la  famille  Trudaine.  Deux  événement 
qui  eurent  a\ors  du  retentissement  ne  contribuèrent  pas  moins  à 
le  populariser  dans  le  parti  des  philosophes  et  des  économistes. 

Associé  aux  idées  de  Turgot,  convaincu  que  pour  le  développe» 
ment  de  la  richesse  nationale  le  moment  était  venu  de  briser  les 
douanes  provinciales,  dépassant  son  siècle  par  la  conoeptîoD  de  la 
liberté  commerciale,  Trudaine  de  Montigny  utilisait  la  plome  de 
Morellet,  qu'il  avait  attaché  à  son  cabinet.  L'introduction  et  l'usage 
des  toii^  étrangères  étaient  prohibés  sous  les  peines  les  plus  se- 
Tères.  On  inquiétait  les  citoyens  jusque  dans  la  capitale  par  des 
visites  domiciliaires  ;  on  dépouillait  les  femmes  à  l'entrée  des  villes. 
Toutes  les  tyrannies  fiscales  étaient  employées  pour  «Hipêeher 
ce  genre  d'industrie  importée  de  s'établir.  On  envoyait  nombre 
^fhommes  aux  galères  pour  une  pièce  de  toile.  Les  fabricant;  et  les 
chambres  de  commerce  du  royaume  avaient  presque  tous  voté 
contre  la  liberté.  Trudaine  de  Montigny  fit  publier  par  Fabbd  Vkh 
Tfkïei  une  brochure  intitulée  ;  Avantages  de  ta  fabrication  et  de 
f  usage  des  toiles  peintes  en  France^  et  put  obtenir  un  arrêt  Avo^ 
raMe  du  conseil.  En  1702,  avait  paru  le  mémoire  sur  son  projet 
favinit  le  reculement  des  barritoes  et  Fabolition  des  droits  inté- 


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852  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

rieurs.  L'affaire  ne  put  pas  être  jugée,  il  fallut  la  main  puissante  de 
la  Constituante  pour  la  trancher.  Mais  Tédit  de  1764  sur  la  libre 
exportation  des  blés  fut  Tacte  mémorable  du  ministère  de  M.  de 
Montigny .  Les  meilleures  raisons  ne  purent  cependant  tenir  devant  les 
étincelans  Dialogues  de  l'abbé  Galiani.  On  sait  quel  en  fut  le  succès  : 
les  femmes  du  monde  se  les  disputaient,  conmie  les  petites  lettres^  un 
siècle  auparavant.  La  verve  spirituelle  avait  tout  entraîné  et  tout 
gagné  jusqu'à  YoltairOi  qui  écrivait  à  d'Ârgental  :  «  0  le  plaisant 
homme  I  ô  le  diable  de  corps  I  On  n'a  jamais  eu  plus  gatment  rai- 
son. Cet  homme-1^  ferait  rire  la  grand'diambre  ;  mais  je  ne  sais  s'il 
viendrait  à  bout  de  Finstruire.  »  Vainement  Morellet  obéit-il  à  l'invi- 
tation de  réfuter  les  Dialogues;  il  avait  suffi  aux  rieurs  de  l'entendre 
surnommer  l'abbé  Panurge  pour  lui  donner  tort;  que  pouvait  un  gros 
livre  de  didactique  contre  ces  flèches  légères,  acérées  et  vibrantes? 
M.  de  Montigny  avait  été  plus  heureux  dans  l'aide  qu'il  avait 
prêtée  à  l'ai&anchissement  du  pays  de  Gex  anéanti  sous  le  poids 
d'impôts  écrasans.  Voltaire  avait  demandé  à  Turgot  que  les  mar- 
chandises y  arrivassent  de  Marseille  avec  la  même  exemption  de 
droits  dont  jouissait  Genève.  Trudaine  de  Montigny  voulait  faire 
mieux  encore;  il  pensait  que  les  impôts  établis  sur  la  consomma- 
tion et  le  commerce  étaient  contraires  aux  intérêts  de  la  nation  ;  il 
désirait  trouver  une  province  où  il  put  faire  un  essai  de  ses  prin- 
cipes. Il  avait  vu  le  pays  de  Gex  en  allant  à  Femey  et  il  avait  pro- 
posé à  Voltaire  une  contribution  unique  établie  du  consentement 
des  habitans  et  remplaçant  la  multiplicité  des  taxes.  «  Mes  petits 
enfans,  répondait  le  patriarche,  s'assembleront  lundi  11  décembre; 
je  m'y  trouverai,  moi  qui  n'y  vais  jamais.  J'y  verrai  quelques  curés 
qui  représentent  le  premier  ordre  de  laFranceet  qui  regardent  comme 
un  péché  mortell'assujetissement  de  payer  30,000  francs  à  la  ferme 
générale.  Us  auront  beau  dire  que  les  publicains  sont  maudits  dans 
l'évangile.  Je  leur  dirai  qu'il  faut  vous  bénir  et  que  vous  êtes  le  maître 
auquel  les  publicains  et  eux  doivent  obéissance.  Je  leur  remontrerai 
qu'il  faut  accepter  votre  édit  purement  et  simplement,  comme  on 
acceptait  la  bulle.  »  La  réforme  réussit  en  efiet.  Par  une  conséquence 
des  mêmes  principes,  Trudaine  pensait  que  plus  une  denrée  est 
nécessaire  et  le  besoin  de  cettedenrée  général  et  pressant,  plus  aussi 
le  commerce  en  doit  être  libre.  Il  ne  put  réussir  à  convaincre  les 
intérêts  peu  éclairés  de  son  temps.  S'il  eût  vécu  jusqu'en  89,  il  eût 
augmenté  le  groupe  des  Meunier,  des  Malouet,  des  Montmorin  ;  il 
les  eût  suivis  dans  leur  dévoûment  et  dans  leur  résistance.  La  mort 
frappa  M.  de  Trudaine  encore  jeune.  Lorsqu'on  1787  la  place  d'in- 
tendant des  finances  fut  supprimée,  il  s'était  retiré  dans  sa  cam- 
pagne de  Montigny,  sans  accepter  le  poste  de  contrôleur-général 


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MADAlfB  DE  BEAUMONT.  86S 

qu'on  lui  ofirait.  Il  y  faisait  jouer  la  comédie.  H^  Clairon  y  était 
venue  déclamer  le  songe  d'Athalie  et  le  rôle  de  Viriate  dans  Sert(H 
rius^  qu'on  disait  être  son  triomphe.  Dans  une  lettre  à  M"*  de  Choî- 
seul,  la  marquise  du  Deffand  raconte  comment  H.  de  Trudaine 
fut  enlevé  à  l'affection  des  siens  :  a  Yous  serez  bien  surprise  en 
apprenant  la  mort  de  M.  de  Trudaine,  elle  a  été  aussi  imprévue 
et  aussi  prompte  que  celle  de  la  maréchale  de  Fitz-James.  Lundi, 
il  se  portait  comme  à  son  ordinaire;  depuis  quelque  temps,  il  se 
plaignait  de  sentir  une  barre  dans  l'estomac,  il  prenait  du  lait  de 
chèvre  qui  ne  passait  pas  bien.  Le  mardi,  il  alla  se  promener  en 
voiture.  Il  en  descendit,  voulant  faire  quelques  tours  à  pied.  Se 
trouvant  trop  faible,  il  fit  peu  de  chemin  et  remonta  en  carrosse. 
A  peine  y  fut-i!  entré  qu'il  tomba  sans  connaissance  sur  ceux  qui 
étaient  avec  lui.  On  le  ramena  bien  vite,  on  le  fit  saigner.  Le  sang 
vint  bien  et  soudain  il  mourut.  Je  ne  sais  quelles  gens  étaient  avec 
lui.  »  Ces  gens  étaient  M"^  de  Saint-Maur,  qui  n'avait,  racontent  les 
mauvaises  langues,  que  l'esprit  qu'on  lui  prétait,  M"^  la  présidente 
Belot  des  Mesniëres  et  M.  Saurin.  «  Je  vous  sais  bien  gré,  écrivait 
Voltaire  à  la  vieille  aveugle,  de  regretter  H.  de  Trudaine  ;  c'était  le 
seul  homme  d'état  sur  qui  je  pouvais  compter.  »  Il  n'y  avait  en 
France  aucun  parti  qui  n'en  parlât  avec  vénération.  Deux  fils  lui 
survécurent,  tous  les  deux  d'une  rare  distinction  et  d'un  caractère 
plus  rare  encore.  L'atné  avait,  comme  son  père,  pris  le  nom  de 
Montigny;  le  second,  celui  de  leur  aïeule.  H""*  de  La  Sablière.  Us 
avaient  l'un  pour  l'autre  l'affection  la  plus  touchante  et  ne  voulu- 
rent jamais  se  quitter.  Aussi  le  plus  âgé  seul  se  maria  ;  il  épousa 
M"*  de  Courbeton.  Le  plus  jeune,  mieux  doué,  était  poète  et  musi- 
cien ;  tous  les  deux  n'avaient  pas  dépassé  l'âge  des  illusions  quand 
la  révolution  éclata.  Ils  siégeaient  à  la  chambre  des  enquêtes  du 
parlement  et  remplissaient  avec  honneur  les  devoirs  de  leur  charge. 
Us  étaient  heureux  de  vivre  et  ils  croyaient  à  la  bonté  des  hoDunes  I 


Y. 

Ce  fut  le  chevalier  François  de  Pange  qui  présenta  les  frères  Tru- 
daine à  M"*  de  Beaumont.  Us  devinrent  les  habitués  de  son  cercle 
intime;  ils  initièrent  cette  âme  ardente  et  déjà  attristée  au  culte  des 
lettres.  François  de  Pange  avait  beaucoup  fait  pour  l'ouvrir;  sa 
parenté  lui  avait  donné  des  droits.  Us  étaient,  en  effet,  cousins  par 
aUiance.  A  défaut  d'alliance,  ils  étaient  attirés  par  des  affinités  de 
nature.  Leur  santé  était  extrêmement  délicate  et  donnait  au  son 
de  leur  voix  l'émotion  fréquente  que  leur  cœur  recevait  des  événe- 


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864  RETUE  DES  DEUX  MONlttS» 

mens  considérables  qui  se  passaient  sous  leurs  yeux.  François  de 
Pang&  était  l'un  des  esprits  les  plus  courageux,  les  plus  éclairés^ 
les  plus  polis  parmi  cette  société  d'élite»  U  avait  dans  les  manières 
el  dans  le  langage  cette  finesse  et  cette  gsâce  qui  prouvent  à  la  fois 
rhabituàe  des  affiecticœs  douces  et  celle  des  idées  précises.  U  ne 
disait,  suivant  le  nx)t  de  Bœderer,  que  des  choses  dignes  d'être 
ôerites  et  il  n'écrivaît  que  des  choses  dignes  d'être  faites.  11  avait 
vingt-trois  ans  en  1787,  et  déjà,  à  l'ingénuité  et  à  l'exquise  sensi*^ 
bilité  de  son  âme,  il  joignait  un  savoir  étendu  et  la  maturité  du 
jugement.  U  était  tout  entier  de  son  époque  par  son  optimisme 
généreux.  C'était  déjà  l'homme  qui,  après  avoir  ùiX  partie  de  la 
Société  de  1789  et  du  club  des  FeuiUans,  devait  être  le  collabo- 
rateur  du  Journal  de  Paris  et  livrer,  avec  quelques  écrivains  intré- 
pides, du  mois  de  janvier  au  mois  d*août  1792,  des  batailles  déses- 
pérêes,  dont  leur  vie  était  tous  les  matins  l'enjeu,  poin*  la  défense 
des  lois  et  des  libertés  publiques. 

Avec  de  tels  dons,  une  si  grande  hauteur  de  cœur,  il  ne  faut  pas 
s*étonner  de  son  influence  sur  des  jeunes  gens  enthousiastes  qui 
oroyaient  que  la  révolution  était  grosse  des  destinées  du  monde. 
Par  sa  sagesse,  par  son  tempérament  à  la  Vauvenargues,  de  Pange 
a'en  détachait  et  restait  lui-même.  S'il  n'avait  eu,  comme  tous  les 
hommes  de  cette  fin  du  xviir  siècle,  une  passion  profonde  que 
ses  amis  respectaient,  nul  doute  qu'une  sympathie  plus  intime  ne 
Teût  uni  à  M°'''  de  Beaumont.  11  la  voyait  tous  les  jours,  il  l'accom- 
pagnait daos  le  monde,  ils  aimaient  les  mêmes  choses;  mais  Fran- 
çoîs  de  Pange  avait  pour  une  autre  de  ses  coueines.  M***  Louise 
Mègret  de  Serilly,  une  affection  partagée  que  le  tribunal  révolu- 
tionnaire faillit  à  jamais  briser,  mais  qui  se  renoua  après  thermidor 
et  trouva  enfin  dans  une  union  trop  courte  de  suprêmes  félicités. 
C'était  d'elle  que  parlait  André  Ghénier  lorsque,  enviant  à  son  ami, 
«  nourri  du  lait  secret  des  antiques  doctrines,  un  bien  modique  et 
sûr  qui  fait  la  liberté,  »  il  rappelle  ses  rêves,  ses  goûts  de  solitude 
et  des  bois, 

Le  banquet  des  amis  et  quelquefois,  les  soirs, 

Lb  baiser  jeune  et  frais  d*ane  blanche  aux  yeux  noirs. 

C'est  André  Ghénier  qui  fut  en  effet  le  chantre  de  ce  monde  élégant, 
voluptueux,  instruit,  distingué,  ouvert  à  toutes  les  idées  et  à  toutes 
les  passions  généreuses.  Qu'on  relise  les  élégies  et  les  épttres  à 
côté  de  Camille  et  de  Fanny,  les  noms  de  François  de  Pange  el  de 
fum  frère  Abel,  les  noms  des  deux  Trudaine  sont  toujours  dans  sa 
bouche»  t  Ce  sont  les  confidens  de  ses  jeunes  mystères»  » 


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^sK^^OÊmgmmmÊsmÊ&ÊSSSSgSÊS 


KADAHE  DE  lEAUlfONT.  SSfe 

Ibavaientété  élevés  ensemble  an  collège  de  Navarre;  leursvacanoes 
se  passaient  sous  les  ombrages  de  Montigny;  là,  François  de  Pange 
avait  essayé  de  rimar:  «  Ta  naquis  rossignol,  »  lui  disait  Gbénier; 
mais  il  avait  été  trop  tôt  fugitif  des  (c  neuf  sœurs;  »  «  de  son  corar 
presque  enfant  la  mûre  expérience  »  l'entratnait  vers  Thistoire;  il 
n'était  pas,  comme  ses  aimables  compagnons,  des  soupers  de  La 
Reynière  et  de  Lycoris;  le  désir  du  savoir,  la  passion  de  Funiver- 
saHté,  le  consumaient»  Aucun  ami  cependant  ne  prétait  une  oreille 
plus  attentive  et  plus  cbarmée  aux  vers  d'André;  personne  aussi 
n'avdt  mieux  compris  ce  qu'il  y  avait  de  viril  dans  cette  âme  à  la 
fois  tendre  et  romaine.  <c  L'amicale  douceur  de  leurs  chers  entre- 
tiens »  ne  fut  jamais  remplacée;  aussi  le  poète  a-t-il  attaché  son 
nom  chéri,  dans  le  livre  de  la  postérité,  avec  un  clou  d'or. 

Lorsque  les  dures  nécessités  de  la  vie ,  son  pesant  esclavage, 
forcèrent  André  Ghénier  à  entrer  dans  la  carrière  diplomatique, 
ce  fut  M"^  de  Beaumont  qui  le  recommanda  à  son  père.  M.  de 
Hontmorin  rattacha  à  l'ambassade  d'Angleterre.  On  sait  quels  liens 
étroits  unissaient  la  famille  du  ministre  des  afiaires  étrangères  à 
celle  des  La  Luzerne.  L'ambassadeur  de  France  à  Londres  était  l'oncle 
de  Victoire  de  Montmorin,  qui  avait  épousé  le  fils  du  ministre  de  la 
marine. 

Pendant  les  deux  années  de  séjour  de  Ghénier  en  Angleterre,  les 
rdations  mondaines  de  M"*®  de  Beaumont  s'étendirent  en  dehors 
de  son  premier  cercle.  L'entrée  de  Necker  au  ministère  en  1778 
facilita  cette  transformation.  G'est  de  cette  époque  que  datent  les 
rapports  affectueux  avec  W^  de  Staôl.  Tout  entière  alors  à  ses 
devoirs  d'ambassadrice,  elle  avait  accepté  la  tâche  de  rendre  «n 
compte  exact  et  régulier  de  ce  qui  se  passait  à  la  cour.  —  Elle 
avait  déjà  un  salon  à  elle,  où,  bien  avant  Benjamin  Constant,  M.  de 
Guibert  régnait,  puis  le  comte  Louis  de  Narbonne.  Frappée  de 
l'intelUgence  de  M*^  de  Beaumont,  du  sérieux  et  de  la  sûreté 
de  son  commerce,  elle  aimait  à  consulter  son  goût  délicat  sur 
ses  premières  producdons.  Par  sa  verve  raisonneuse  et  expan- 
sive ,  par  son  éducation  protestante  et  genevoise ,  elle  brisait  le 
cadre  de  l'ancien  monde.  Elle  était  déjà  une  moderne.  La  sociétâ 
française  lui  paraissait  à  de  certains  égards  trop  civilisée  ;  elle 
était  étonnée  de  voir  la  vanité  occuper  seule  toutes  les  places, 
l'homme  ne  vivre  que  pour  fîûre  effist  autour  de  lui,  pour  exciter 
Tenvie  qu'il  ressentait  à  son  tour.  «  Ge  besoin  de  réussir,  comme 
elle  l'a  écrit,  cette  crainte  de  déplaire  altérait,  exagérait  souvent 
les  vrais  principes  du  goût.  Chaque  jour,  on  mettait  plus  de  sub- 
tittté  dans  les  règles  de  la  politesse.  L'aisance  des  manières  exisr 
tait  sans  l'abandon  des  sentimens;  la  politesse  classait  au  lieu  de 


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856  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

réunir.  Il  fallait  et  parler  et  se  taire  comme  les  autres,  connaître  les 
usages  pour  ne  rien  inventer,  ne  rien  hasarder;  et  c'était  en  imitant 
longtemps  les  manières  reçues  qu'on  acquérait  enfin  le  droit  de 
prétendre  à  une  réputation.  »  Elle  faisait  donc  une  révolution  dans 
la  conversation.  En  même  temps  s'opérait  une  révolution  dans  l'art 
de  vivre.  On  commençait  à  pérorer  plus  qu'à  causer,  et  des  divisions 
qui  ne  s'étaient  jamais  produites  allaient  enlever  à  la  France  cet  art 
particulier,  composé  de  sous-entendus,  de  nuances  et  de  quiétude. 

Appelée  à  vivre  aux  confins  de  deux  mondes  séparés  en  quelques 
mois  par  un  abîme,  M"^®  de  Beaumont  écoutait  tout;  elle  n'était 
indifférente  à  rien.  M.  Suard,  qui  l'avait  rencontrée,  l'avait  jugée 
aussi  spirituelle  qu'aimable,  François  de  Pange ,  un  des  habitués 
de  la  maison,  l'avait  présentée,  et  l'on  mit  plus  que  de  l'empres- 
sèment  à  l'y  recevoir.  Elle  s'y  plut  beaucoup,  et  son  esprit  prompt 
et  solide  formait  un  saisissant  contraste  avec  son  enveloppe  mala- 
dive. C'est  alors  que  Rulhière  fit  graver  pour  elle  un  cachet  qui 
représentait  un  chêne  avec  cette  devise  :  «  Un  souffle  m'agite  et 
rien  ne  m'ébranle.  »  Plus  tard,  durant  sa  lente  agonie,  elle  avait 
adopté  un  cachet  égyptien  en  caractères  arabes,  avec  cette  inscrip- 
tion :  «  Sa  puissance  ne  saurait  subir  ni  destruction  ni  diminu- 
tion. »  Voulait-elle  parler  de  Dieu?  voulait-elle,  au  contraire,  par- 
ler d'une  affection  qui  alors  l'absorbait  tout  entière? 

Le  besoin  d'admirer  l'entrainait  vers  les  lettres  et  les  philosophes, 
et,  s'il  est  vrai  que  ce  besoin  soit  chez  certaines  femmes  une  altéra- 
tion du  désir  d'aimer,  combien  cette  âme  était  riche  de  sentimens 
comprimés  I  Une  jeune  étrangère  à  la  mode  et  qui  n'avait  pas  encore 
écrit  Valérie^  M°^**  de  Krudner,  désira  se  lier  avec  elle.  Abandonnée 
de  son  mari,  qui  avait  quitté  la  France  sans  dire  à  sa  femme  où  il 
allait.  M"*  de  Krûdner,  âgée  alors  de  vingt-huit  ans,  avait  eu  pour 
H.  Suard  une  ardente  passion.  Chaque  année,  elle  allait  passer  un 
mois  dans  un  village  où  sa  sœur  était  religieuse.  Pour  ne  pas  s'en 
séparer,  elle  se  faisait  presque  religieuse  elle-même  ;  pendant  ces 
quelques  jours  de  retraite,  elle  écrivait  àH.  Suard  :  «  Je  ne  manque 
jamais  de  suivre  ma  sœur  au  chœur  et  aux  offices  ;  je  me  prosterne 
avec  elle  au  pied  des  autels,  et  je  dis:  Mon  Dieu,  qui  m'avez  donné 
ma  sœur  et  mon  amant,  je  vous  aime  et  je  vous  adore  I  » 

Cette  étrange  et  mystique  personne  fit  naître  chez  M"^*  de  Beau- 
mont  le  désir  de  connaître  la  comtesse  d'Albany.  Elle  s'était  installée 
à  Paris  à  la  fin  de  l'année  1787  et  s'était  mise  en  relation  avec  toute 
l'aristocratie.  La  veuve  de  Charles-Edouard  était  venue  assister  aux 
derniers  beaux  jours  de  la  vieille  France  et  lui  présenter  Victor 
Alfieri.  Autant  par  curiosité  que  par  sympathie,  le  grand  monde 
affluait  dans  leur  hôtel  de  la  rue  de  Bourgogne  ;  et  W^  de  Beau- 


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MADAME  DB  B£AUMONT.  857 

iQOiit  était  présente  le  soir  où  Beanmardiais  yint  lire  son  drame  la 
Mère  coupable.  André  Gbénier,  qui  était  revenu  de  Londres,  plus 
mélancolique  que  jamais,  blessé  par  les  mœurs  anglaises,  mais  ayant 
afiermi  ses  convictions  libérales,  André  Gbénier  accompagnait  ce 
jour-là,  avec  François  de  Pange,  la  fille  de  H.  de  Hontmorin.  Une 
note  trouvée  dans  les  papiers  de  Beaumarchais  nous  apprend  qu'il 
fut  touché  des  critiques  et  des  louanges  de  ces  juges  plus  fins  et 
plus  délicats,  s'ils  n'avaient  pas  autant  d'esprit  que  lui. 

Les  derniers  momens  de  bonheur,  les  amis  les  passèrent  le  plus 
possible  les  uns  près  des  autres.  Les  frères  Trudaine  avaient  quitté 
leur  somptueux  hôtel  de  la  place  Louis  XY,  dès  qu'elle  avait  été  tachée 
par  les  premières  gouttes  de  sang.  Us  s'étaient  retirés  à  Montigny. 
André  Chénier  collaborait  au  journal  de  la  Société  de  89,  au  Jfoni- 
teur  et  au  Journal  de  Paris  ;  avant  que  toutes  ses  illusions  politi- 
ques fussent  déçues,  avant  qu'il  fût  à  jamais  écœuré  par  les  hommes 
et  par  les  choses,  il  se  reprenait  encore  à  aimer.  M"^*  de  Beaumont 
l'avait  introduit  chez  M"^  Pourrat,  l'amie  intime  des  La  Luzerne. 
Remarquable  par  sa  beauté  autant  que  par  sa  bonté,  par  la  pureté 
de  son  goût  autant  que  par  la  générosité  de  ses  sentimens,  mariée 
à  un  opulent  banquier  qui  dirigeait  la  Compagnie  des  eaux,  mère  de 
deux  filles  qui  inspirèrent  de  profondes  afiections  à  des  cœurs  dignes 
d'elles,  M*^  Pourrat  possédait  à  Luciennes,  aux  portes  de  Versailles, 
une  propriété  où  M***  de  Beaumont  venait  passer  les  heures  qu'elle 
pouvait  enlèvera  sa  sollicitude  filiale.  La  seconde  fille  de  H°^*  Pour- 
rat, la  baronne  Lecoulteux  de  Canteleu,  plus  jolie  mais  moins  bril- 
lante et  moins  pétillante  d'esprit  que  sa  sœur  atnée.  M*"*  la  baronne 
Hocquart,  devenait  une  des  muses  d'André  Gbénier,  en  même 
temps  que  M**  Hocquart  inspirait  au  jeune  de  Montmorin  un  atta- 
chement insensé.  Le  pauvre  garçon  avait  vingt-deux  ans  à  peine, 
lorsque  le  tribunal  révolutionnaire  le  condamna.  Nous  raconterons 
cette  lugubre  histoire.  11  marcha  à  l'échafaud,  dressé  en  face  de  l'hétel 
Trudaine,  en  tenant  attaché  sur  ses  lèvres  un  ruban  bleu  qui  avait 
enlacé  la  taille  de  celle  qu'il  avait  silencieusement  aimée,  comme 
Aubiac  allait  à  la  potence,  dit  Chateaubriand,  en  baisant  un  petit 
manchon  de  velours  qui  lui  restait  des  bienfaits  de  Marguerite  de 
Valois. 

Avant  ces  heures  néfastes  qui  sonnèrent  trop  vite,  H***  de  Beau- 
mont, toute  à  ses  amitiés  avec  les  beaux  esprits,  rencontrait  encore 
à  Luciennes  un  homme  d'ime  conversation  riche  et  variée,  très 
supérieur  à  ce  qu'il  a  écrit,  Rioufie.  Rien  de  plaisant,  de  piquant 
et  quelquefois  même  de  profond  comme  ce  qu'il  racontait.  Si  Riouffe 
eût  été  moins  paresseux,  mais  il  l'était  avec  délices,  il  eût  acquis^, 
d'après  le  témoignage  de  ses  contemporains,  une  réputation  aussi 


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86S  BEYUB  DES  DEDX  MONDES. 

brillante  que  durable.  La  correspoodaDce  de  Jottbeit  nous  doimeim 
«lactemeot  l'impression  qae  firent  sur  son  amie  et  sur  lui  les 
Mémoires  d'un  détenu^  dès  qu'ils  parurent. 

C'est  dans  les  soirées  de  mai  et  de  juin  1791,  soirées  de  printenq» 
eà  passa  comme  une  fée  1^  Gouy  d'Arsy»  en  laissant  une  trace 
dans  le  cœur  mobile  d'André  Ghènier,  que  l'amitié  s'établit  jAw 
grande  entre  lui  et  M"^  de  Beaumont.  Confidente  de  ses  capricieuses 
amours,  elle  pouvait  prêter  une  ordlle  plus  attentive  et  plus  déta* 
diée  à  la  lecture  des  troublantes  élégies  dont  la  composition  remonte 
surtout  à  cette  date.  André  lui  prétait  ses  manuscrits,  il  permettait 
même  de  copier  ce  qui  lui  plaisait.  Grâce  à  cc^e  communication, 
elle  put,  en  1801,  réciter  des  pièces  entières  à  Chateaubriand,  dans 
leur  douce  retraite  de  Savigny-sur-Orge  ;  elle  savait  par  cœur  MyrtOy 
la  Jeune  Tarentiney  et  Néère^  et  ce  fragment  d'une  suavité  péné 
trante: 

Accours,  jeone  Ghromis;  je  Cftime  et  Je  snia  belle; 

et  cette  pièce  d'une  désespérance  si  complète,  qui  mrâchait  des 
larmes  à  de  beaux  yeux  : 

O  Déceasité  dore,  6  pesant  esdarage,  etc* 

Mous  aimons  à  nous  représenter  ces  derniers  Athéniens,  dans  les 
jardins  de  Lucienoes,  un  de  ces  jours  printaniers  baignés  de  lumière 
et  comme  pénétrés  d'un  souille  de  Grèce,  heureux  encore,  parce 
que  les  âmes  restaient  malgré  les  événemens  pleines  de  confiance 
en  l'avenir;  nous  aurions  essayé  d'en  retracer  le  souvenir  qui  s'est 
prolongé  presque  jusqu'à  nous,  si  nous  ne  trouvions  dans  un  livre 
oublié  et  de  la  bouche  même  d'un  auditeur  le  récit  d'une  de  ces 
conversations  qui  en  apprennent  plus  que  bien  des  livres. 

C'était  deux  ans  auparavant,  dans  une  réunion,  chez  M.  Suard«  La 
compagnie  était  nombreuse  et  de  tout  état;  ceux  que  nous  connais- 
sons maintenant  étaient  là,  Abel  et  François  de  Paoge,  Uarie-Joseph 
Chénier,  Riouffe,  l'abbé  Morellet,  Trudaine  de  Montigny,  qui  venait 
de  commander  à  David  son  tableau  la  Mort  de  Socrate^  Trudaine 
de  La  Sablière,  qui  sous  ce  titre,  le  Fédéraliste^  traduisait  les  écrits 
parus  en  Amérique  en  faveur  de  la  constitution  proposée  au  con- 
grès, Alfieri,  la  comtesse  d'Albany,  M'^''  Pomrat,  M""*"'  Hocquart 
et  Le  Goutteux  de  Canteleu,  M'°®  de  StaëU  M'"'  àe  Beaumont.  On 
causait  des  états-généraux»  lorsque  le  marquis  de  Condorcet  entra. 
On  venait  d'en  faire  l'éloge  le  plus  complet;  on  avait  vanté  son 
active  obligeance  et  la  douceur  de  son  conmierce.  Les  Trudaine  rap- 


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MADàME  W  BEÀUHOiHT.  860 

p^enl  les  belles  paroles  qu'il  avait  pronoiicées  sur  lear  père  à  T Aca- 
démie dessdences.  Bien  peu  osaieat  se  souvenir  chi  mot  de  W^  de 
Lespiaasse  :  t  C'est  %m  mouton  enragé  et  un  volcam  couvert  de 
neige.  »  Sa  causerie  avait  tant  de  richesses,  sas  connaissances  uneisi 
étonnaate  variéiè,  qu'on  étiùt  curieux  de  l'entendre.  On  était  au  mois 
d'avril  1789.  André  Ghénier  était  vmu  de  Londres  passer  quelques 
semaines  avec  ses  amis  et  se  renseigner  sur  les  évéoemens.  Le  tiers- 
état  marchait  à  la  suprématie,  et  JSieyès  dirigeait  l'attaque.  Coft- 
dorcet  était  si  sûr  de  la  victoire  qu'il  en  analysa  sur-le-champ  tous 
les  magnifiques  résultats ,  comme  s'ils  eusseyot  été  prôsens  à  ecs 
regards  :  «  Son  flegme  philosophique  voilait  tout  ce  que  ses  espé- 
rances et  les  nôtres,  dit  un  témoin,  avaient  d'intrépide  et  de  déme- 
suré. Le  cri  commun  était  alors  :  «  A  bas  les  illusions!  m  et  jamais 
on  n'avait  été  plus  emporté  par  leurs  flots»  On  ne  se  défiait  pas  du 
torrent,  parce  qu'il  présentait  une  surface  limpide.  »  Cependant 
quelques  objections  étaient  faites;  l'abbé  Moreliet  entrait  en  fureur 
dès  qu'on  parlait  de  l'abolition  des  dîmes.  Alors  Condorcet  détourna 
la  conversation  sur  le  sujet  dont  il  s'était  pénétré  :  les  avantages 
pour  la  société  des  progrés  illimités  des  sciences.  Il  ofirit  à  ses 
auditeurs  le  tableau  d'un  véritable  âge  d'or,  montra  la  raison  et 
les  vertus  croissant  d'âge  en  âge.  Il  enrichissait  la  postérité  de  tant 
de  dons  magnifiques,  grâce  à  l'avancement  de  la  médecine,  de 
l'hygiène,  de  la  chimie,  de  la  navigaiion  ^rienne^  grâce  au  déve- 
loppement des  forces  magnétiques  et  électriques,  grâce  k  l'applica- 
tion des  mathématiques,  même  à  la  morale,  qu'il  étendait  démesu- 
rément les  bornes  de  la  longévité  humaine.  L'auditoire,  enthou- 
siasmé par  un  si  magnifique  langage,  s'écria  tout  d'une  voix  :  «  Quel 
dommage  que  nous  ne  soyons  pas  notre  propre  postérité!  b  Bxcité 
de  pins  en  plus,  Condorcet  arriva  de  degrés  en  degrés  jusqu'à  assu- 
rer presque  l'immortalité  sur  la  terre. 

L'esprit  et  le  bon  sens  français,  et  de  la  meilleure  source,  inter- 
vinrent alors.  «  En  vérité,  mon  cher  marquis,  interrompit  Ur^  Vour- 
rat,  vous  nous  feriez  sécher  de  jalousie  pour  le  sort  de  nos  cheis 
descendans.  Ne  pouviez-vous  pas  augmenter  notre  part  aux  dépens 
de  la  leur,  qui  me  parait  excessive?  Et  puis,  tout  bien  compté,  cette 
iHmiertalité4à  me  parait  assez  pauvre.  Fénelon  ne  nous  dit-il  pas 
que  Galypso,  abandonnée  par  son  amant,  se  plaignait  d'être  immor- 
telle? Or,  j'imagine  que  beaucoup  de  fenunes  se  trouveront  fort 
délaissées  lorsqu'elles  arriveront  à  l'immortalité  toutes  ridées,  toulK 
édentées,  et  avec  tous  les  autres  désagrémens  de  la  vieillesse  dont 
je  n'ose  faire  l'énumération.  Puisque  vous  êtes  en  train  de  faire  des 
découvertes  physiques  et  chimiques,  trouvez-nous  donc  une  fon- 
taine de  Jouvence,  sans  quoi  votre  immortalité  me  fait  peun 


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g(30  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  —  A  qaoi  pensez-yous  7  reprit  Gondorcet.  (Test  la  résurrection  qae 
TOUS  prërérez?  Eh  bien  1  sera-t-il  fort  agréable  à  des  dames  arrivées 
à  cet  &ge  malencontreux  dont  vous  racontez  les  misères,  de  ressus- 
citer avec  toutes  leurs  dents  de  moins,  et  de  voir  fleurir  éternelle- 
ment à  leurs  côtés  des  jeunes  filles,  des  jeunes  femmes  enlevées  à 
la  fleur  de  l'âge  et  dans  tout  l'éclat  de  leur  beauté? 

«  —  Je  ne  sais  pas,  répondit  en  souriant  M">«  Laurent  Le  Gk)ulteux, 
de  quel  prix  seront  nos  pauvres  charmes  formés  du  limon  de  la  terre 
aux  yeux  des  anges  et  des  saints  ;  mais  je  crois  que  la  puissance 
divine  saura  mieux  réparer  les  outrages  du  temps,  s'il  en  est  besoin 
dans  un  tel  séjour,  que  votre  physique  et  votre  chimie  ne  pourront 
y  parvenir  sur  cette  terre.  U  me  semble  que  tout  s'embellit  avec  une 
auréole  céleste.  » 

Ainsi  se  jouaient  la  fantaisie,  l'esprit,  la  frivolité  dans  ces  entre- 
tiens si  français  d'allure,  de  ton  et  de  langage.  Tout  était  permis 
pour  faire  sourire.  «  Tandis  que  je  réveille  cette  conversation,  ajoute 
Lacretelle,  je  me  sens  poursuivi  d'une  image  funeste.  Je  vois  ce 
même  Gondorcet  proscrit,  mis  hors  la  loi  par  la  convention  ;  je  le 
vois  s'arrachant  à  la  plus  généreuse  hospitalité,  par  la  crainte  de 
compromettre  une  noble  amie  qui  lui  disait  pour  vaincre  ses  scru- 
pules :  «  Oui,  vous  êtes  hors  la  loi,  mais  vous  n'êtes  pas  hors  de 
Thumanité.  »  Je  le  vois  errant,  passant  les  nuits  dans  les  cavernes 
de  Montrouge,  chez  cet  ami  même  où  il  avait  naguère  exprimé  les 
rêves  de  sa  philanthropie  et  ne  pouvant  y  trouver  un  abri  de  quelques 
heures.  Qu'on  se  rappelle  la  saisissante  prophétie  que  La  Harpe  met 
dans  la  bouche  de  Gazette.  Elle  vient  naturellement  à  la  mémoire. 
Qui  eût  dit  aux  Trudaine,  à  André  Ghénier,  à  ces  apôtres  convaincus 
de  la  liberté,  de  la  philosophie  et  de  la  raison,  que  leur  tour  vien- 
drait, après  le  roi  et  la  reine  de  France,  eût  passé  pour  un  faiseur 
de  plaisanteries  patibulaires,  suivant  le  mot  un  peu  trivial  de  Gham- 
fort.  Gependant  la  tragédie  s'annonçait.  Les  acteurs  étaient  à  leur 
poste,  l'opinion  qui  naissait  avait  une  force  prodigieuse;  n'ayant 
encore  rien  produit,  elle  se  regardait  comme  infaillible.  La  lumière 
venait  par  cent  trous  qu'il  était  impossible  de  boucher.  Gette  bril- 
lante école  du  xvm*  siècle,  si  forte  par  le  nombre,  l'ardeur,  qui 
touchait  à  tous  les  problèmes  et  les  remuait  tous,  entraînait  M.  de 
Hontmorin  lui-même  et  redressait  son  éducation  première.  Elle 
allait  en  faire  un  constitutionnel  et  un  défenseur  convaincu  des 
idées  anglaises. 


A.  BiJiDoux. 


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LES    FALSIFICATEURS 


BT      LE 


LABORATOIRE   MUNICIPAL 


Parmi  les  plus  remarquables  progrès  de  notre  siècle,  si  fécond 
en  découvertes,  il  faut  assurément  compter  les  progrès  accomplis 
dans  l'art  de  falsifier  les  alimens,  de  frelater  les  boissons,  de  frau- 
der les  octrois.  La  falsification  est  devenue  un  des  chapitres  les  plus 
intéressans  de  la  chimie. 

Autrefois  une  laitière  installée  au  coin  d'une  rue  puisait  à  la 
dérobée  un  peu  de  Teau  du  ruisseau  et  la  versait  dans  ses  bottes  de 
fer-blanc.  Un  marchand  de  vin,  enfermé  dans  sa  cave,  fabriquait 
mystérieusement,  à  la  lueur  d'une  chandelle,  des  décoctions  de  bois 
de  campéche.  C'étaient  là  les  plus  habiles  falsificateurs.  Mais  aujour- 
d'hui la  science  a  porté  partout  ses  lumières.  La  laitière  et  le  mar- 
chand de  vin  ont  marché  avec  leur  siècle.  Leur  petit  commerce  est 
devenu  scientifique.  Ils  peuvent  maintenant  consulter  des  diction- 
naires et  des  traités  de  falsification.  Cette  branche  de  nos  connais- 
sances est  arrivée  à  son  complet  développement. 

L'estomac  des  consommateurs  ne  gagne  rien  à  tous  ces  progrès. 
Nous  ne  conseillons  la  lecture  d'un  dictionnaire  des  falsifications  à 
personne,  même  quand  l'ouvrage  est  aussi  savant  et  aussi  intéres- 
sant que  celui  de  M.  Baudrimont.  Cette  lecture  pourrait  fournir  aux 
négocians  des  idées  nouvelles,  et  ils  ont  l'imagination  déjà  bien 


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89S  BEYDE  BIS  BEOX  MONDES. 

assez  ricbe;  à  leurs  cliens  elle  risquerait  de  donner  des  nauséea 
rétrospectives. 

L 

Toute  marchandise  peut  être  falsifiée,  c'est-à-dire  qu'un  mar- 
chand malhonnête  peut  toujours  livrer  autre  chose  que  ce  qu'il 
annonce.  Les  métaux,  les  étoffes,  les  cuirs,  les  vernis,  les  drogues 
de  parfumerie  ou  de  pharmacie,  les  savons,  les  huiles,  etc.,  peuvent 
en  réalité  différer  étrangement  de  ce  que  le  nom  et  l'apparence  de 
l'objet  nous  font  croire.  Mais  le  plus  fâcheux,  c'est  quand  les  falsi- 
ficateurs s'attachent  avec  prédilection  aux  denrées  alimentaires.  Or, 
c'est  de  ce  côté  que  leur  science  a  fait  le  plus  de  progrès.  Et  parmi 
les  denrées  alimentaires  le  plus  fréquemment  et  plus  habilement 
frelatées  sont  le  lait  et  le  vin  :  le  lait,  qui  devrait  nous  aider  à  élever 
des  enfans  vigoureux  ;  et  le  vin,  qui  devrait  soutenir  et  ranimer  les 
forces  de  l'homme  fait.  S'il  y  a  beaucoup  d'enfans  rachitiques  et 
s'il  y  a  beaucoup  d'hommes  abrutis  par  l'alcoolisme,  le  mal  ne  vient 
pas  seulement  des  excès  et  des  mauvaises  mœurs;  les  falsificateurs 
ont  bien  leur  part  de  responsabilité. 

Sans  parler  encore  du  lait  et  du  vin,  nous  avons  eu  l'idée,  en 
parcourant  la  table  du  beau  livre  de  M.  Baudrimont,  de  dresser 
le  menu  d'un  dîner  tel  qu'on  peut  le  faire  à  Paris.  Il  est  vrai  qu'on 
jouerait  de  malheur,  si  l'on  trouvait  réunis  dans  le  même  diner  tous 
les  plats  falsifiés.  Mais  enfin  cela  peut  être;  et, en  tous  cas,  si  l'un 
des  services  manque,  on  a  bien  des  chances  de  rencontrer  l'autre. 
Nous  allons  prendre  le  rôle  du  médecin  de  Sancho  Pança  qui  faisait 
enlever  tous  les  plats,  disant:  «  Celui-ci  est  trop  chaud;  celui-là  est 
trop  froid.  Ici  il  y  a  trop  de  sel,  et  là-bas  trop  de  poivre  ;  »  et  nous 
aurons  à  donner  des  raisons  bien  autrement  graves  de  ne  manger 
de  rien. 

Les  Parisiens  aiment  assez  le  potage  au  tapioca.  N'en  prenez  pas. 
En  théorie,  le  tapioca  est  une  fécule  extraite  de  la  racine  du  Janipha 
nuiniAo// plante  de  la  famille  des  euphorbiacées,  qui  pousse  au  Bré- 
sil. En  pratique,  on  ne  va  pas  toujours  le  chercher  si  loin.  On  preiui 
de  la  fécule  de  pommes  de  terres  imbibée  d'eau  et  on  la  projette  sur 
des  plaques  de  cuivre  chauffées  à  100  degrés.  On  obtient  ainsi 
une  farine  en  gros  grumeaux,  quelques-uns  rougeàtres,  et  cette 
farine  conserve  de  très  notables  quantités  de  cuivre.  Il  ne  faut  pas 
davantage,  comme  hors-d'œuvre,  accepter  des  cornichons.  Us  sont 
d'un  vert  admirable.  C'est  encore  au  cuivre  qu'ils  doivent  cette  belle 
coloration  :  l'épicier  les  a  fait  confire  dans  des  bassines  de  cuivre  rouge 


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LE  LAJUaATOIRB  lOINIClPAL.  868 

«métamé,  et  il  s^est  &it  de  l'acétata  de  ce  métal;  e'eat  ce  qi^OD 

Si  l'on  sert  un  poisson,  il  peut  parattre  daas  wn  heureux  ètaft  de 
eonseiration,  etn'fltrepas,  cependant,  très  recoeHuaDdabfe.D«nB  les 
ampbifthèâtres  les  analomistes  prèrienncnt  la  corruptnQ  des  cadvnroB 
en  leur  injectant  un  mélange  de  chlorure  de  zinc  et  d'acétate  d'alu- 
mine. Or  très  souvent  les  saumons  et  les  turbots  que  nous  admi- 
rons ont  été  traités  comme  des  pièces  d'anatomie.  La  sauce  fera  pas- 
ser le  poisson.  Dieu  sait  pourtant  ce  qui  a  passé  dans  la  sauce  l  II  a 
fallu  du  beurre.  Le  beurre  ne  se  fait  plus  guère  aujourd'hui  avee  de 
la  crème  et  au  moyen  d'une  baratte.  Les  différens  genres  de  »iizr<- 
garine  ont  supplanté  ce  produit  déioodé»  Quand  par  hasard  om  a 
Mbriqué  du  beurre  par  le»  yieox  procédést  oo  oiet  la  chimie  à  con^ 
tribution  pour  lui  donner  du  poids,  du  volame,  dei  la  coulair.  D'abord 
la  chimie  minérale  :  la  craie,  l'argile,  le  gypse,  le  silicate  dépotasse, 
le  sulfate  de  baryte,  servent  à  maintenir  dans  le  corps  grasptus  d'eau 
qu'il  n^en  absorberait  à  lui  seul.  Puis  on  a  recours  à  des  sabstances 
organsques:  ta  fSarine  de  blé,  Vamidon,  la  pulpe  coite  depontmes 
de  terre,  ta  fécule,  le  fromage  bUmc.  11  faut  bien  aussi  ajouter  ao 
beurre  des  corps  gras  :  le  suif  de  veau,  le  saindoux,  la  moelle  de 
boBuf,  la  graisse  d'oie^  Il  parait  qu'une  société  vendait  il  Parâ  le 
beurre  de9  Alpes.  Le  nom  était  engageant.  Le  produit  se  composait 
de  50  parties  de  beurre  de  Bavière,  25  d'axosge  et  1^  de  graisse  de 
bœuf;  on  faisait  fondre  le  tout  et  on  colorait  pendaol  te  fusion.  La 
coloration  est  une  toilette  nécessaire  du  beurre  qu^o»  vend  mx  ParS- 
siens  :  quelquefois  on  les  a  empdsoimés  arvecdu  cbromaie  de  ptooab; 
le  plus  souvent  on  emploie  une  pâte  Idncloriale  hke  de  eurcmna^ 
de  rocou  et  dTiine  laque  verte  à  base  de  graine  d* Avignon.  Et  if^ilà 
du  beurre  I 

Dane  le  réti  apparattront  quelques  truiesir  Je  lis  à  l'artide  qui 
eenceme  ce  tubercule  :  «  On  a  fabriqué  des  truffée aveedee  peiames 
de  lèvre  avariée»,  pelées  et  découpées  à  fempofte-pièce,  qu'en  colo- 
rait en  brun  et  qu'on  roulait  dans  de  la  terre  truffière  venve  du 
Périgord,  On  m  mis  en  vente  des  troflfes  qui  étaient  ceBoposées 
uniqueffleet  de  terre  roulée  et  modelée  e»  forme  de  tubercules,  on 
de  lycoperdoDs  (fesses-de^loup)  recouverts  d'une  couche  de  terre  et 
simutent  des  truBes  bonnes  et  marduMides»  )y  Si  maimenant  la  sakde 
vous  agace  les  gencivee  et  rend  t^énsait  dei  dents  rugueux,  ne  vous 
étonnez  pas,  le  vinaigre  a  été  étendu  d'eau,,  et  0»  lui  a  reudu  son 
addiléavec  un  peu  de  vitrioL  Défieo-vous  aivasi  du  vertdee  épinards 
et  ées  petits  poie.  Là  encore  réparait  te  cuivre  comestible  soas  forme 
d*aeétate  eu  verdet.  Ce  verdet  £ùt  le  bonheur  des  yeux.  M.  Galippe 
prétend  qu'il  ne  nuit  pas  à  la  sauté,  11  serait  bon  toulefe»  que 


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8d&  BITUB  BBS  DEUX  MONDBS* 

MM.  les  commerçans  yaolassent  bien  prévenir  leur  clientèle  et  réser- 
yer  les  petits  pois  au  cuivre  aux  amateurs  de  ce  métal.  Mais  il  est, 
sans  distinction,  livré  à  tous. 

Il  serait  trop  long  de  poursuivre  exactement  tous  les  plats  de  ce 
mmu,  et  je  suis  obligé  de  dire,  comme  Ruy  Gomez  de  Silva: 

J^en  paMe,  «t  des  meiUear8.M 

Arrivons  au  dessert.  On  ne  manquera  pas  de  servir  du  chocolat 
sous  une  forme  quelconque*  Il  y  a  bien  des  chocolats,  tous  meil- 
leurs les  uns  que  les  autres.  Cette  grande  diversité  a  lieu  d'inquiéter; 
on  n'imagine  pas  en  effet  tant  de  manières  différentes  de  mêler  le 
sucre  et  la  farine  de  cacao.  Ouvrez  le  Dictionnaire  de  M.  Baudrimont 
et  parcourez  la  liste  dès  ingrédiens  qui  entrent  dans  une  tablette 
de  chocolat.  Yoici  les  farines  de  blé,  de  riz,  de  lentilles,  de  pois, 
de  haricots.  Ce  n'est  rien.  Voici  l'huile  d'olive  ou  d'amandes  douces, 
des  amandes  ou  des  noisettes  grillées  :  ce  n'est  rien  encore.  Hais 
voici  enfin  la  sdure  de  bois,  le  cinabre,  l'oxyde  rouge  de  mercure, 
le  minium,  le  carbonate  de  chaux,  les  terres  rouges  ocreuses.  Et 
l'auteur  découragé  ajoute  :  et  cœtera. 

L'art  de  faire  des  confitures  est  en  progrès.  Il  y  a  quelques  années, 
on  fabriquait  la  gelée  de  groseilles  avec  de  la  gélatine  colorée  par 
le  suc  de  betteraves  rouges  et  aromatisée  par  quelques  gouttes  de 
sirop.  Aujourd'hui  on  emploie  une  algue  des  mers  du  Japon,  appe- 
lée ^e/idttim  comeum.  Cette  algue  contient  une  sorte  de  moelle,  la 
gélose  y  qui  a  la  propriété  de  se  gonfler  énormément  dans  l'eau.  Avec 
un  peu  de  jus  de  betteraves  ou  même  un  peu  de  carmin,  du  glu- 
cose, pour  sucrer,  et  une  cuillerée  de  sirop,  pour  faire  illusion,  on 
prépare  une  gelée  de  groseilles  plus  appétissante  que  celle  qui  est 
Ssiite  avec  des  groseilles.  Il  y  a  bien  d'autres  progrès.  Certaines 
personnes  font  venir  d'Angleterre  des  marmelades  d'oranges.  Les 
fabricans  anglais  ont  réussi  à  donner  le  goût  et  l'aspect  d'orange  à 
des  marmelades  de  navets. 

«  Sous  le  nom  de  bonbons,  dit  le  savant  auteur  du  Dictionnaire, 
on  connaît  les  sucreries  et  pastillages  que  fabriquent  les  confiseurs, 
et  dont  beaucoup  de  personnes,  principalement  les  femmes  et  les 
enfans,  font  une  grande  consonmiation.  »  Voilà  une  excellente  défi- 
nition, mais  on  ne  sait  pas  assez  tout  ce  qui  se  cache  sous  le  nom 
trompeur  de  bonbons.  Une  ordonnance  de  police  de  18il  nous 
l'apprend,  tout  en  èdictant  des  défenses  probablement  peu  respec- 
tées. Pour  colorer  les  bonbons  on  employait  :  le  jaune  de  chrome, 
le  minium,  le  massicot,  la  litharge,  qui  sont  des  sels  de  plomb  ; 
le  vermillon  (sulfure  rouge  de  mercureji  le  vert  de  Scbeele  (arsénite 


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LE  laboraiqub  mmiGiFa..  865 

de  cuivre),  les  cendres  bleaea  (carbonate  de  cuivre),  le  bleu  de 
c(^>alt;  Torpiment  ou  réalgar  (sulfure  d'arsenic);  le  yert-de-gris  et 
la  gomme-gutte.  G*est,  on  le  voit,  un  assortiment  de  poisons  irré- 
prochable. 11  est  vrai  qu'(m  en  mettait  le  moins  possible.  L'ordon- 
nance de  18il  tolère  le  bleu  de  Prusse,  Toxyde  de  zinc  et  le  bleu 
d'outremer.  C'est  pousser  bien  assez  loin  la  tolérance.  Elle  autorise 
aussi  la  cochenille,  l'indigo,  le  carmin,  le  bleu  et  le  violet  d'aniline. 
En  somme,  une  botte  de  bonbons  est  toujours  une  boite  à  couleurs, 
—  un  peu  sucrée. 

Quel  repas  I  Et  nous  n'avons  pas  tout  dit  :  il  y  a  derrière  les  mar- 
chands de  comestibles  d'autres  fidsificateurs.  Ceux-ci  s'évertuent  à 
tromper  les  premiers,  qui  trompent  le  public.  U  y  a  un  art  de  frau- 
der les  fraudeurs.  Par  exemple,  disions-nous,  on  teint  le  beurre 
avec  le  rocou.  Qu'est-ce  que  le  rocou?  Une  substance  tincto- 
riale, répond  la  science,  tirée  des  fruits  du  bixarellana  (famille 
des  bixacées).  Mais  le  rocou  du  commerce,  celui  qui  fait  le 
beurre?  De  l'ocre  rouge,  du  colcothar,  de  la  brique  pilée.  Et 
cette  fécule  de  pommes  de  terre,  si  souvent  employée  par  les 
fraudeurs?  Heureux  si  nous  ne  devions  absorber,  sous  d'autres 
noms,  que  cet  aliment  inoffensif  I  Mais  à  la  fécule  on  ajoute  de  la 
craie,  du  plâtre,  de  la  sciure  d'albâtre  gypseux  et  même  de  la  terre 
de  pipe  I 

La  digestion  de  tous  ces  produits  du  laboratoire  ou  de  l'industrie 
exige  une  tasse  de  café,  un  verre  de  cognac  et  un  cigare.  Mais  voilà 
trois  nouveaux  problèmes  à  résoudre. 

Tout  le  monde  sait  qu'en  France  le  café  est  inséparable  de  la 
chicorée.  Quelquefois  on  y  met  aussi  de  la  fécule  de  pommes  de 
terre,  du  blé,  du  ma!s,  de  l'orge,  de  l'avoine,  des  carottes,  des 
betteraves.  Mais,  sachons  le  reconnaître,  dans  l'art  de  fabriquer  le 
café,  les  Anglais  nous  dépassent.  Le  journal  de  médecine  the  Lancet 
signale,  parmi  les  produits  employés,  le  caramel,  la  terre  rouge,  le 
tan  en  poudre,  la  sciure  de  bois  d'acajou,  le  foie  de  cheval  cuit  au 
four.  Ces  deux  dernières  inventions  font  grand  honneur  à  l'imagina- 
tion du  fabricant.  Le  docteur  Hassal,  de  Londres,  a  essayé  trente- 
quatre  échantillons  de  café;  dans  trois  seulement  le  café  était  pur. 
Dans  les  trente  et  un  autres,  la  proportion  de  café  variait  de  la 
moitié  à  un  cinquième. 

Mais  restons  en  France.  On  a  dégusté  sa  décoction  de  chicorée 
et  on  ouvre  une  boite  de  cigares.  La  boite  est  magnifique.  On  se  dit 
tout  bas,  entre  amis,  qu'on  l'a  eue  par  occasion,  un  peu  par  con- 
trebande. 11  existe  à  ce  sujet  à  Paris  une  fraude  assez  bizarre.  Les 
cigares  de  la  régie  sont  si  mauvais  que  les  fumeurs  sont  assez  natu- 

Ton  Lnu  —  1889.  55 


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866  BEniB  DBS  DEUX.  lœSBBS. 

rellement  portés  à  en  désirer  d'autres.  Or  il  y  a  de  faux  coutrebao- 
diers;  d'hoonëtes  gens  qui,  ^)rè&  s^étre  consciencieusement  fournis 
à  ta  boutique  officielle»  démarquent  le  produit  de  Télat,  arrachent 
le  visa  de  la  régie  et  vous  repassent»  avec  les  allures  les  plus  my^ 
térieuses,  une  exécrable  collection  de  londrès  achetée  au  bureau  du 
coin.  Leur  fraude  consiste  à  se  donner  pour  fraudeurs,  à  se  {aire 
passer  pour  ce  qu'ils  ne  sont  pas.  C'est  bien  fait,  dira-t-on,  pour 
les  gens  qui  encouragei^  ce  commerce»  et  font  de  coupables  infidé- 
lités à  la  régie  I  11  n'y  a  pas  moins  en  France  quelques  bettes  étran- 
gères. Il  faut  se  défier  de  ceUes  qui  viennent  de  Brème  ou  de  Ham- 
bourg. Dans  ces  deux  villes  fleurit  une  assez  curieuse  industrie. 
Elles  icmt  venir  de  La  Havane,  non  pas  du  tabac,  mais  les  planchettes 
de  cèdre  avec  lesquelles  se  fabriquent  les  boites  de  La  Havane,  le 
papier  qui  les  tapisse»  les  rubans  ronges  ou  jaunes  qui  lient  les  par 
quets,  et  même  les  petits  dous  qui  ferment  les  boites.  Des  ouvriers 
habiles  enveloppent  d'une  belle  feuille  de  La  Havane  un  cigare  fait 
de  mauvais  tabac  d'Âllenu^ne  ou  des  États-Unis.  La  boite  et  son 
contenu  ont  une  superbe  apparence.  On  l'expédie  à  Paris»  où  elle 
est  vendue  avec  ou  sans  estampille  ofiicieUe. 

Enfin  on  verse  cette  liqueur,  —  qui  devrait  être  si  agréable  et  si 
swne,  —  Teau-de-vie  de  Cognac.  L'eau-de-vie,  c'est  l'alcool  tiré  du 
vin  par  distillation  et  laissé  longtemps  en  contact  avec  les  douves  de 
chêne  des  tonneaux.  Ce  n'est  pas,  tant  s'en  faut,  l'alcool  pur  :  une 
bonne  eau-de-vie  doit  marquer  AO  à  &0  degrés,  c'est-à-dire  qu'il  y 
a  plus  d'eau  que  d'alcool.  L'eau-de-vie  contient  aussi  des  éthers,  en 
très  petite  quantité»  qui  lui  donnent  son  goût  agréable.  En  vieillis- 
sant dans  le  tonneau,  elle  s'évapore  en  parue;  on  sait  qu'à  la  longue 
les  t(mneaux  se  vident  presque  à  moitié.  Le  long  séjour  en  présence 
du  bois  lui  donne  une  belle  couleur  :  il  se  fait  très  lentement  une 
dissoliition  de  très  faibles  quantités  de  matière  colorante  dans  l'al- 
cool. La  bonne  eau-de-vie  ne  nuit  pas  à  la  santé;  on  ne  peut  en  dou- 
ter depuis  les  belles  expériences  de  M.  le  docteur  Dujiardin-Beaumetz 
sur  l'alcoolisme.  Ces  expériences  ont  attii'é  raitention  du  conseil 
municipal,  qui  a  accordé  au  savant  physiologiste  une  dispense  de 
droits  d'octroi  pour  ses  alcools. 

M.  Dujardin-Beaumetz  faisait  ses  expériences  m  anima  vilù 
C'étaient  des  porcs  qui  lui  servaient  de  patiens.  Ces  animaux»  peu 
difficiles  sur  leur  nourriture»  absorbèrent  toutes  les  préparations 
pharmaceutiques  qu'on  sert  dans  les  cabarets  de  Parts,  lu  burent 
de  l'absinthe»  du  vermouth,  du  curaçao»  du  kirsch»  de  Taoisette^ 
du  rhum,  et  ib  moururent,  comme  Coupeau»  le  héros  de  l'AMont^ 
moiTy  dans  toutes  les  horreurs  du  delirium  tteniem.  Encore  est-il 
probable  que  M.  Dujardin-Beaumetz  ne  donnait  à  ses  pensionnaires 


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qae  des  liqueurs  pures  de  tout  mélange.  Que  serait-U  advenu  s'il 
leur  eut  traîtreusement  versé  de  l'absinthe  verdie  par  le  sulEate 
de  cuivre,  bien  saturée  de  résine,  afin  de  donner  dans  l'eau  un  beau 
précipité;  du  rhum  fabriqué  avec  de  l'alcool  de  betteraves,  addi* 
tionnéxl'acide  et  d'étber  formiques;  du  vermouth  à  l'acide  chlorhy- 
drique  ou  à  l'acide  sulfurique  :  les  deux  variétés  se  trouvent  sur 
la  place  ;  du  kirsch  tiré  des  feuilles  de  laurier-cerise  et  contenant 
par  litre  jusqu'à  22  centigranmies  d'acide  prussique,  au  lieu  de  la 
proportion  normale  de  A  à  5  centigranmies?  M.  Dujardin-Beamnetz 
eût  peut-être  été  poursuivi  par  la  Société  protectrice  des  animaux, 
qui  protège  môme  les  porcs,  mais  qui  ne  protège  pas  le  pauvre 
Coupeau. 

L'expérienoe  a  prouvé  que  l'alcool  ne  rendait  pas  les  animaux 
malades.  Dans  les  autres  liqueurs,  même  de  bonne  qualité,  on 
trouve  divers  produits  de  synthèse  organique  qui  leur  donnent  leurs 
goûts  caractéristiques.  Ce  sont  en  général  des  aldéhydes  :  la  chimie 
appelle  ainsi  des  corps  composés,  comme  les  alcools,  de  carbone, 
hydrogèoe  et  oxygène ,  avec  une  plus  faible  proportion  d'hydro- 
gène. 

Ces  produits  ne  sa  trouvent  pas  dans  l'eau-de-vie  ou,  du  moins, 
leur  quantité  y  est  tout  à  fait  imperceptible.  On  pourrait  donc  boire 
de  l'eau-de-vie  avec  moins  d'inconvénient  que  d'autres  liqueurs,  si 
elle  n'était  pas  frelatée.  Mais  l'industrie  du  faux  n'aurait  eu  garde 
de  négliger  un  produit  de  consommation  si  répandu.  Dans  les  jour- 
naux spéciaux  que  lisent  les  marchands  de  vins,  —  j'entends  les 
journaux  de  commerce  et  non  de  politique,  —  on  voit  en  grosses 
lettres  des  annonces  ainsi  conçues  :  «  Bouquet  de  Cognac,  directe- 
ment extrait  de  la  vigne.  »  Ce  bouquet,  c'est  une  essence  qui  se 
débite  en  petites  bouteilles,  et  dont  l'odeur  ressemble  étonnam- 
ment au  parfum  d'une  vieille  eau-de-vie.  11  parait  que  les  négodans 
allemands  recherchent  beaucoup  ces  fioles  parfumées.  L'emploi 
qu'ils  en  font  est  simple.  Us  achètent  aux  fabricans  de  Cognac  beau- 
coup plus  d'eaux-de-vie  que  les  vignes  de  Cognac  n'en  produisent 
chaque  année.  On  leur  fournit  du  trois- six  de  toute  provenance 
qui  est  baptisé  cognac,  porte  l'étiquette,  et  emprunte  le  parfum  du 
fameux  bouquet  extrait  de  la  vigne.  Malheureusement  le  bouquet 
est  extrait,  non  de  la  vigpte,  mais  de  la  pharmacie.  C'est  de  J'huile 
de  ricin  traitée  par  l'adde  wlfurique  ;  —  les  éthers  gras  qui  se 
forment  ont  l'odeur  du  cognac.  Oui,  la  drogue  qui  fait  la  ter- 
reur des  enfans  mahules,  et  l'afirwx  vitriol,  qui  venge  les  Arîanes 
abandonnées,  voilà  les  élémens  que  des  industriels  sans  con- 
science ont  osé  associer  pour  tromper  d'iumnétes  gens  après  leur 
dîner. 


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868  EEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  quel  dîner  I  un  bon  cordial  leur  était  si  bien  dû  I  Ils  ont  absorbé 
des  décoctions  de  cuivre,  des  fricassées  de  fécule  sous  toutes  les 
formes,  un  assortiment  de  réactifs  chimiques,  le  chromate  de 
plomb,  l'arsénite  de  cuivre,  de  la  brique  pilée,  de  la  sciure  de 
bois,  de  la  terre  de  pipe  I  De  tels  traitemens  rendraient  malades  et 
paresseux  les  plus  solides  estomacs.  Soumises  à  ce  régime,  des 
autruches  même  auraient  des  gastralgies  et  deviendraient  anémi- 
ques. —  Il  faut  donc  bientôt  avoir  recours  au  médecin,  et  la  phar- 
macie va  achever  l'œuvre  de  la  cuisine. 

Le  médecin  commence  généralement  par  ordonner  des  eaux 
minérales.  Les  eaux  minérales,  d'après  les  prospectus,  sont  tou- 
jours naturelles.  En  pratique,  elles  sont  souvent  fabriquées;  on  fait 
dissoudre  dans  l'eau  de  Seine  les  carbonates,  les  phosphates,  les 
sulfures  qui  sont  naturellement  en  dissolution  dans  l'eau  des  sources 
thermales  de  l'Auvergne  ou  des  Pyrénées.  Cette  opération  ne  con- 
trefait pas  l'œuvre  de  la  nature,  quelque  soin  qu'on  prenne  de  com- 
biner les  mêmes  élémens  dans  les  mêmes  proportions.  Le  même 
composé  chimique  peut  se  trouver  sous  des  formes  très  difiérentes. 
La  craie  et  le  marbre  sont  le  même  carbonate  de  chaux.  Et  quand 
un  chimiste  combine  la  chaux  avec  l'acide  carbonique,  il  n'obtient 
ni  de  la  craie  ni  du  marbre.  Les  états  géologiques  de  la  même  sub- 
stance peuvent  différer  grandement.  Les  chimistes,  qui  ne  se  con- 
tentent plus  maintenant  de  décomposer  les  corps,  mais  entrepren- 
nent de  les  reconstituer  par  synthèse,  ont  pu  croire  d'abord  que  la 
synthèse  la  plus  difficile  serait  celle  des  substances  organiques. 
M.  Berthelot  a  rapproché  les  élémens  de  l'acétylène,  de  l'acide  for- 
mique,  même  de  l'alcool.  Au  fond,  M.  Sainte-Claire  Deville  et  ses 
élèves  ont  eu  tout  autant  de  peine  et  de  mérite  à  opérer  la  synthèse 
d'un  minéral,  et  à  contrefaire  même  les  produits  de  la  matière  inani- 
mée. Il  parait  certain  que  les  corps  dissous  dans  les  eaux  minérales 
naturelles  se  trouvent  dans  un  état  particulier  que  la  contrefaçon 
ne  saurait  reproduire.  On  ne  (ait  pas  de  l'eau  de  Barèges  en  faisant 
fondre  des  sulfures  de  sodium  et  de  calcium  dans  l'eau  de  son  puits. 
En  tous  cas,  on  est  coupable  de  vendre  l'eau  de  son  puits,  ainsi 
médicamentée,  pour  de  l'eau  de  Barèges. 

Il  y  a  deux  ans,  pendant  une  quinzaine  de  jours,  Paris  s'est  cru 
empoisonné  par  les  siphons  d'eau  de  Seltz.  L'eau  de  Seltz  naturelle 
est  à  peu  près  inconnue  à  Paris.  On  achète,  pour  préparer  ce 
liquide,  de  petits  paquets  de  poudre  de  Seltz  ou  selizogène  :  c'est 
un  mélange  d'acide  tartrique  concassé  et  de  bicarbonate  de  soude. 
Le  danger  vient,  non  pas  de  ce  mélange  inoffensif,  mais  des  vases 
habituellement  employés.  Il  faut  se  défier  des  siphons  à  capuchon 
de  métal.  Le  métal  est  très  souvent  attaqué  et  le  liquide  tient  en 


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LE  LABORATOIBE  MUNICIPAL.  809 

réserve  tantôt  du  plomb,  tantôt  du  cuivre  et  de  Tétain.  Ce  faiti 
dénoncé  par  MM.  Lutaud,  Boutmy,  Lebaiguei  a  désagréablement 
surpris  la  population.  Le  siphon  d'eau  de  Seitz  est  très  estimé  dans 
les  promenades  du  dimanche  et  les  déjeuners  sur  Therbe  aux  envi- 
rons de  Paris.  C'est  le  Champagne  d'une  foule  de  gens  qui  n'ont 
connu  la  veuve  Cliquet  que  de  nom. 

Mais  poursuivons  le  cours  lamentable  des  mésaventures  d'un 
Parisien  livré  aux  falsificateurs.  U  a  l'estomac  délabré;  les  eaux 
minérales  ne  lui  rendent  pas  l'appétit;  le  docteur  lui  ordonne  la 
pepsine  et  les  peptones.  La  pepsine  est  un  ferment  dissous  dans  le 
suc  gastrique.  Quand  un  animal  éprouve  de  l'appétit  et  se  dispose 
à  manger,  les  glande?  disposées  à  la  paroi  interne  de  l'estomac 
laissent  couler  le  suc  gastrique  et  la  pepsine.  L'effet  de  ce  ferment 
sera  de  dissoudre  les  alimens  solides  que  l'animal  va  absorber.  La 
médecine  emprunte  de  la  pepsine  à  l'estomac  des  moutons  et  même 
des  chiens  pour  subvenir  aux  besoins  des  personnes  qui  en  sem- 
blent mal  pourvues.  U  parait  que,  dans  la  république  argentine,  on 
a  essayé  la  pepsine  d'autruche,  espérant  sans  doute  qu'elle  aurait 
le  pouvoir  de  digérer  même  les  cailloux.  Quant  aux  peptones,  ce 
sont  des  alimens  albuminoïdes  traités  par  la  pepsine,  alimens  déjà 
digérés,  au  moyen  desquels  les  médecins  essaient  de  nourrir,  sans 
les  fatiguer,  les  personnes  débiles.  Mais  trop  souvent  l'intérêt  com- 
mercial a  raison  des  bonnes  intentions  des  médecins.  La  pepsine  est 
additionnée  de  sucre  de  lait.  Et  dans  les  peptones  on  introduit  de  la 
gélatine,  du  glucose,  de  la  glycérine,  —  et  enfin,  pour  éviter  la 
corruption  de  ce  désagréable  mélange,  de  l'adde  salicylique.  L'acide 
salicylique  évite  l'invasion  des  fermens  de  la  pourriture;  c'est  un 
antiseptique  puissant  ;  mais  c'est  le  pire  ennemi  de  l'estomac,  auquel 
il  cause  des  crises  redoutables.  Et  on  le  fait  absorber  à  des  estomacs 
affaiblis  qui  ne  peuvent  plus  rien  digérer  I 

Nous  arrivons  aux  remèdes  proprement  dits.  Les  remèdes  aussi 
sont  fréquemment  trompeurs,  et  l'industrie  des  falsifications  do 
respecte  pas  même  les  malades.  Vous  a-tron  ordonné  le  bismuth? 
Prenez-y  garde.  U  n'est  pas  facile  de  trouver  ce  médicamei 
tout  alliage.  Dans  la  nature,  il  est  souvent  accompagné  du  s 
l'arsenic,  du  plomb  ou  de  l'antimoine.  Dans  le  commerc 
cherche  pas  toujours  à  le  débarrasser  de  cette  compagnie  i 
Évidemment  il  ne  faut  pas  craindre  de  sophistications  dai 
muth  que  vendent  les  pharmaciens  ;  ils  ont  soin  d'épurer 
reçoivent  des  marchands  de  produits  chimiques  en  gros.  1 
faut  pas  se  flatter  non  plus  d'absorber  toujours  absolume] 
remède  prescrit  par  le  médecin. 

Enfin  la  fièvre  se  déclare,  et  le  médecin  ordonne  le  s\ 


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870  R£TUB  DBS  OBOX  lfOin>S8« 

quinine.  La  fraude  sur  le  sulfate  de  quinine  est  très  fréquente,  et 
elle  a  un  caractère  pardcuUèrement  odieux.  Ce  n^est  pas  assez 
d'avoir  trompé  sur  la  qualité  des  alimens,  d'avoir  vendu  aux  pau- 
vres, aux  ouvriers,  qui  <Hit  besoin  de  toutes  leurs  forces,  qui  vivent 
du  travail  de  leurs  bras  et  ne  peuvent  pas  payer  cher,  du  vin  mêlé 
d'eau  et  rougi  à  la  fuchsine,  des  conserves  empoisonnées  de  cuivre, 
et  d'dfreuses  liqueurs  qui  ruinent  l'estomac  et  stupéfient  le  cer- 
veau. L'homme  est  malade;  il  tremble  la  fièvre  et  claque  des  dents 
sur  un  lit  d'hôpital.  Il  a  l'angoisse  physique  de  son  mal  ;  il  a  l'ftme 
torturée  par  une  angoisse  morale  bien  plus  douloureuse  ;  il  pense 
que,  si  son  mal  se  prolonge,  les  siens  vont  nK)urir  de  faim.  II  y  a 
on  remède  à  ce  mal,  remède  qui  peut  rapidement  remettre  l'homme 
sur  pieds,  apaiser,  chasser  la  fièvre  qui  le  mine,  lui  permettre  de 
reprendre  son  travail,  lui  rendre  un  peu  d'aisance  ou,  au  moins, 
d'espoir.  Et  ce  remède,  on  va  le  lui  donner  frelaté  et  malhon» 
nétel  on  va  offrir  à  ce  malade,  en  le  flattant  par  de  vaines  paroles 
de  confiance,  une  drogue  mensongère  et  sans  vertu.  On  va  voler  ce 
mourant.  Et  que  vart-on  Ini  voler?  Peu^étre  sa  vie. 

Ce  ne  sont  pas  là  de  vaines  jdurases,  et  cela  se  fait  tous  les  jours. 
H&tons-nous  de  dire  que,  d'après  tous  les  auteurs  qui  ont  écrit  sur 
les  falsifications ,  le  sulfate  de  quinine  français  est  généralement 
pur.  On  considère  comme  une  garantie  suffisante  la  marque  des 
deux  ou  trois  grandes  maisons  où  ce  produit  est  fabriqué  en  France. 
Hais  les  traités  de  commerce  n'empêchent  pas  l'entrée  des  sulfates 
de  quinine  étrangers,  et  il  y  a  toujours  des  précautions  à  prendre 
contre  l'empoisonnement  international.  On  trouve  dans  les  paquets 
de  sulfate  de  quinine  falsifié,  de  l'acide  borique,  des  carbonates  de 
chaux  et  de  magnésie,  du  phosphate  de  soude,  des  sulfates  de 
soude,  de  magnésie  et  de  chaux,  du  nitrate  de  potasse.  Puis  des 
matières  organiques  ;  oxalate  d'anunoniaque ,  acides  benzoïque  et 
stéarique,  stéarine,  glucose,  sucre  de  lait,  œannite,  fécule,  salicine, 
adde  salicylique  et  salicylate  de  soude.  Enfin,  on  substitue  au  sul- 
Aie  de  quinine  des  corps  de  compositioa  analogie,  mais  moins 
coûteux,  et  sans  propriétés  médicinales,  les  sulfates  de  cinchonine 
et  de  quinidine. 

On  voit  que  d'efforts  et  de  recherches  la  falsificadon  a  coûtés  et 
que  de  science  il  a  fallu  mettre  au  service  d'une  malhonnête  entre- 
prise. Peut-on  imaginer  un  savant  indigne,  dans  un  de  ces  labora- 
toires qui  devraient  toujours  être  des  sanctuaires  où  l'on  interroge 
la  nature  et  où  l'on  cherche  la  vérité,  s'ingéniant  k  cacher  ses  trom- 
peries» à  masquer  ses  mensonges,  et,  en  somme,  à  mettre  dans  les 
mains  du  médecin  qui  demain  s'évertuera  à  combattre  la  maladie 
et  la  mort,  une  arme  fêlée,  inutile,  brisée  d'avance  l  il  est  vrai  qu'il 


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LE  LABORATOIBK  MUNICIPAL.  871 

y  a  des  gens  qui  vendent  aux  soldats  des  fusils  de  pacotille  et  des 
souliers  de  carton.  C'est  le  même  crime.  Falsifier,  pour  de  l'argent, 
un  objet  de  la  qualité  duquel  la  vie  d'un  homme  peut  dépendre, 
c'est  tuer  cet  homme  pour  le  voler.  Contre  de  pareils  attentats  la 
société  doit  se  défendre  ;  et,  de  nos  jours,  à  mesure  que  la  fraude 
est  devenue  plus  habile,  U  a  Mu  trouver  de  meilleurs  moyens  pour 
la  surprendre  et  la  dénoncer. 


II. 


En  Angleterre,  il  y  a  des  lois  de  répression  fort  anciennes.  Dès  le 
xm*  siècle,  la  vente  des  viandes  insalubres  et  des  vins  frelatés  est 
interdite.  Le  coupage  même  des  vins  est  défendu,  o  On  défend  aux 
marchands  de  vins  et  tonneliers  de  faire  et  de  mettre  en  vente  des 
mélanges  de  vins  espagnols,  français,  rhénans,  ou  d'ajouter  à  ces 
vins  des  substances  étrangères  telles  que  le  miel,  le  sucre,  la  mé- 
lasse, le  soufre,  Teau,  etc.  (1).  »  La  législation  a  été  tout  à  fait  renou- 
velée en  1875  par  deux  actes  du  parlement  :  the  Sale  of  food 
and  drugs  Actj  the  Public  Health  Act.  Aujourd'hui,  tout  médecin 
sanitaire  {médical  officer  ofhealth)  et  tout  inspecteur  de  la  salubrité 
{inspector  of  nuisances)  peut  pénétrer  dans  les  magasins,  examiner 
les  marchandises,  prélever  des  échantillons,  tradufre  le  marchand 
devant  un  juge  de  paix  ;  et  les  droits  de  celui-ci  vont  jusqu'à  pouvoir 
ordonner  la  destruction  des  marchandises.  La  loi  distingue  le  cas 
où  les  fraudes  sont  dangereuses  pour  la  santé,  et  le  cas  où  le  con- 
sommateur est  simplement  volé  sans  être  empoisonné.  Si  k  mar- 
chandise est  malsaine,  celui  qui  l'a  fabriquée  ou  mise  ea  vente  peut 
être  condamné  k  50  livres  d'amende  et  à  six  mois  de  prison,  — 
à  moins  qu'il  ne  puisse  prouver  qu'il  a  agi  d*nne  manière  incon- 
ciente.  Si  le  marchand  veut  augmenter  le  poids  ou  le  volume  de  son 
vin  ou  de  son  thé  en  le  mêlant  avec  une  substance  inoffensive,  il  le 
peut,  mais  à  la  condition  de  prévenir  l'acheteur  par  des  étiquettes 
collées  sur  les  boites  ou  les  bouteilles. 

Enfin,  la  loi  de  1875  régularise  le  service  des  chimistes  publies 
public  analysts)^  service  institué  par  les  lois  de  1870  et  1872,  et 
détermine  la  procédure  à  suivre  en  cas  de  poursuite.  Les  analystes 
sont  choisis  par  les  tribunaux  du  comté  (quarier  sessions)  et  par 
les  conseils  communaux,  dans  toutes  les  villes  qui  ont  une  police 
municipale.  A  la  demande  du  local  govemment  board  (ministère 
chargé  de  l'assistance  publique  et  de  l'administration  commonafe)| 

(i)  Rapport  do  M.  WOrU  aa  coaieU  d'hygiène  <4  août  1879). 


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872  BETUB  DES  DSUX  MOINES* 

les  villes  sont  obUgées  de  créer  des  laboratoires.  Les  chimistes  ainsi 
désignés  sont  à  la  disposition  du  public  moyennant  une  rétribution 
qui  ne  doit  pas  dépasser  10  shillings  6  deniers  par  analyse.  Ils  doi- 
vent analyser  aussi  tous  les  échantillons  qui  leur  sont  remis  par  les 
officiers  de  la  police  sanitaire.  Les  juges  de  paix  se  prononcent 
d'après  leur  avis.  Mais  ni  cet  avis,  ni  ce  jugement  ne  sont  sans 
appel.  Le  condanmé  peut  se  pourvoir  devant  les  juges  des  gênerai 
or  quarter  sessions  ofthepeace.  Et  les  analyses  seront  recommen- 
cées dans  les  laboratoires  de  la  Direction  générale  des  douanes  et 
des  impôts. 

En  iUlemagne,  il  existe  depuis  quelques  années  un  conseil  supé- 
rieur composé  des  savans  les  plus  éminens  du  pays  et  chargé  d'étu- 
dier les  mesures  générales  destinées  à  sauvegarder  l'hygiène  et  la 
santé  publiques.  C'est  l'Office  impérial  de  santé,  créé  le  28  novembre 
1875,  en  vertu  de  l'article  15  de  la  constitution  de  l'empire.  L'am- 
bassadeur de  France  à  Berlin  ayant  adressé  au  ministère  des  affaires 
étrangères  un  mémoire  sur  cette  belle  institution,  M.  Wûrtz,  à  la 
bienveillance  duquel  nous  devons  tous  ces  renseignemens  sur  les 
législations  anglaise  et  allemande,  fut  chargé  par  le  conseil  d'hy- 
giène d'examiner  le  mémoire  de  l'ambassadeur  et  les  premiers  tra- 
vaux accomplis  par  l'Office  impérial.  Voici  la  liste  de  ces  travaux 
relevés  par  l'éminent  rapporteur  :  Statistique  médicale.  —  Exercice 
de  la  pharmacie.  —  Amélioration  des  études  vétérinaires.  —  Exa- 
mens d'état  pour  les  médecins. —  Protection  de  la  santé  des  enfans. 

—  Protection  des  aliénés.  —  Étude  d'une  loi  d'empire  contre  les 
maladies  infectieuses  chez  Thomme  :  vaccin.  —  Étude  d'une  loi 
d'empire  contre  les  épizooties.  —  Étude  d'instructions  propres  à 
déceler  les  fraudes  dans  le  conunerce  des  alimens  et  des  boissons. 

—  L'Office  impérial  ne  donne  que  des  avis,  mais  l'autorité  de  tels 
avis  est  considérable.  Pour  étudier  la  question  des  falsiûcations, 
cette  assemblée  s'était  adjoint  une  coomiission  dont  faisaient  par- 
tie UM.  Hofmann,  Fresenius,  Knapp  et  Yarrentrap,  qui  peuvent 
compter  parmi  les  plus  habiles  chimistes  de  l'Allemagne  ;  le  doc- 
teur Zinn,  médecin-aliémste,  et  M.  Hausburg,  secrétaire-général  du 
conseil  d'agriculture  à  Berlin.  Cette  commission  prépara  la  loi  qui 
fut  adoptée  par  le  Bundesrath,  votée  par  le  Reichstag,  le  12  février 
1879,  et  qui  est  aujourd'hui  une  loi  d'empire. 

Les  dispositions  de  cette  loi  ressemblent  beaucoup  à  celles  de  la 
loi  anglaise  ;  mais  elles  sont  plus  étroites  et  confèrent  plus  de  droits 
à  l'administration  sur  le  coounerçant.  L'empereur  peut  interdire, 
par  une  simple  ordonnance  :  a  certains  modes  de  préparation,  de 
conservation  et  d'emballage  des  substances  alimentaires...  l'emploi 
de  certaines  étoffes  ou  de  certaines  couleurs  pour  la  confection 


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LE  LASORATOntE  HUlilCIPAL.  87S 

d'habits,  de  jouets  d'enfants,  de  papiers  peints  ;  la  mise  en  vente 
de  certaines  qualités  de  pétrole  ;  la  mise  en  vente  des  substances 
propres  à  falsifier  les  objets  de  consommation.  »  La  dernière  défense 
serait  peut-être  difficile  à  appliquer,  car  ces  substances  peuvent 
servir  aussi  à  des  emplois  fort  honnêtes.  Pourrait-on  interdire  la 
mise  en  vente  de  la  fécule  ou  de  diverses  matières  colorantes,  comme 
le  rocou,  la  rosaniline,  la  fuchsine?  Les  sels  de  cuivre  servent  à 
autre  chose  qu'à  teindre  en  vert  les  haricots  et  les  cornichons. 
Probablement  il  existait  un  conmierce  de  toutes  ces  substances, 
préparées,  dosées,  étiquetées  spécialement  pour  la  falsification.  On 
les  vendait  comme  les  fioles  de  bouquet  de  cognac  directement  extrait 
de  la  vigne.  La  répression  est  sévère.  Le  marchand  qui  refuse  l'en- 
trée de  ses  locaux  ou  le  prélèvement  d'échantillons  paie  une  amende 
de  100  à  150  marcs.  La  fabrication  ou  la  mise  en  vente  de  sub- 
stances frelatées  peut  être  punie  de  1,500  marcs  d'amende  et  de 
six  mois  de  prison.  Si  le  marchand  a  vendu  des  produits  détériorés 
sans  mauvaise  intention  et  par  simple  négligence,  il  peut  encore 
être  condamné  à  une  amende  de  150  marcs  ;  si  le  produit  falsifié 
a  porté  une  atteinte  grave  à  la  santé  de  l'acheteur,  le  vendeur  peut 
être  privé  de  ses  droits  civils  et  subir  dnq  ans  de  réclusion.  Pour 
constater  les  délits,  le  système  est  le  même  qu'en  Angleterre.  Les 
officiers  de  la  police  sanitaire  pénètrent  dans  les  magasins,  et  empor- 
tent des  échantillons,  dont  ils  doivent  donner  des  reçus.  Ces  échan- 
tillons sont  soumis  à  un  examen  chimique. 

L'Office  impérial  de  santé  avait  émis  le  vœu  de  voir  créer  dans 
toutes  les  villes  importantes  un  laboratoire  municipal,  et  une  com- 
mission technique,  composée  d'un  médecin,  un  chimiste  et  un  vété- 
rinaire. Ce  vœu  a  déjà  été  réalisé  dans  cinquante-huit  villes  de 
l'empire.  Dans  vingt-quatre  autres  villes,  Texamen  chimique  des 
denrées  alimentaires  est  restreint  au  vin  et  au  lait.  Pour  encourager 
les  villes  à  fonder  des  laboratoires,  la  loi  laisse  au  budget  de  ces 
établissemens  tout  le  produit  des  amendes.  Enfin,  l'Office  impéria 
de  santé  a  fourni  aux  chimistes  attachés  aux  laboratoires  munici- 
paux de  précieuses  indications.  Il  a  publié  un  mémoire  où  l'art  de 
déceler  les  fraudes  usuelles  est  exposé  de  la  manière  la  plus 
savante  et  la  plus  complète.  Ce  mémoire  est  divisé  en  treize  cha- 
pitres, dont  voici  les  titres  :  1® Farines;  2** Pâtisseries  et  Confiseries; 
8^  Sucre;  4^  Viande  et  Charcuterie;  6^  Lait;  6^ Beurre;  7^  Bière; 
8^  Vin  ;  9^  Café  et  Thé  ;  10^  Chocolat  ;  11^  Eaux  minérales  ;  12^  Pétrole  ; 
13»  Objets  usuels,  tels  que  vêtemens,  papiers  peints,  jouets  d'enfanSi 
poteries  et  ustensiles  de  cuisine,  etc. 

En  France,  l'article  A23  du  code  pénal  punit  d'un  emprisonne- 
ment de  trois  mois  à  un  an  et  d'une  amende  «  qui  ne  peut  excé- 


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87&  REVUE  DES  DEUX  MOINES. 

der  le  quart  des  restitutions  et  dommages-intérêts,  ni  être  inférieure 
à  50  francs,  »  quiconque  aura  trompé  l'acheteur  sur  la  nature  de 
toutes  marchandises.  La  loi  du  29  mars  1851  explique  que  ces 
pénalités  seront  infligées  aux  fabricans  et  aux  vendeurs  de  sub- 
stances falsifiées,  à  ceux  qui  usent  de  faux  poids,  et  «  à  ceux  qui 
ont  trompé  ou  tenté  de  tromper...  par  des  manœuvres  tendant  à 
augmenter  le  poids  ou  le  volume  des  marchandises.  »  Avis  aux 
négocians  en  vins  ou  en  lait  qui  se  livrent  si  volontiers  à  cette  opé* 
ration  qu'ils  ont  élégamment  appelée  le  mouillage. 

En  vertu  de  cette  loi  et  de  divers  arrêtés  ministériels,  les  procu- 
reurs de  la  république  sont  chargés  de  poursuivre  les  falsificateurs. 
Mais  comment  les  connaître?  Dans  les  villes  de  quelque  importance 
existent  des  conmiissions  sanitaires,  composées  de  médecins  et  de 
pharmaciens,  qui  visitent  les  marchés  et  les  magasins  de  boissons 
et  d'alimens,  et  ont  le  droit  de  prendre  desr  échantillons.  La  com- 
mission fait  son  rapport  au  procui'eur  de  la  république,  qui  pour- 
suit, s'il  le  juge  à  propos.  Quelquefois,  dans  de  très  grosses  affaires, 
des  experts  sont  appelés.  Le  plus  souvent,  le  jugement  a  lieu, 
sans  contre*expertise,  sur  les  conclusions  de  la  commission.  C'est 
là  une  mauvaise  procédure.  La  commission,  dont  les  membres 
ne  sont  pas  rétribués,  ou  le  sont  très  mal,  fait  peu  de  tournées  ; 
il  est  d'ailleurs  à  peu  près  impossible  de  saisir  après  un  examen 
rapide,  presque  au  premier  coup  d'œil,  des  fraudes  très  habiles,  et 
très  bien  dissimulées.  Beaucoup  doivent  passer  inaperçues  ;  et  au 
fond  la  commission  'ne  doit  exercer  qu'une  action  toute  morale, 
par  la  O'ainte  salutaire  qu'elle  inspire  aux  négocians.  D'un  autre 
côté,  il  est  possible  que  ses  accusations  tombent  quelquefois  à  faux  ; 
et  sur  des  sujets  si  délicats,  une  expertise  ne  devrait  jamais  être 
acceptée  sans  contrôle.  Mais  dans  une  petite  ville,  après  avoir  pris 
deux  ou  trois  médecins  et  deux  ou  trois  pharmaciens  pour  former 
la  commission,  où  pourrait-on  chercher  d'autres  experts?  U  faut  se 
contenter  du  premier  avis,  faute  de  savoir  à  qui  demander  le 
second. 

U  eût  été  singulier  que,  dans  les  grandes  villes,  on  ne  cherchât 
pas  à  améliorer  ce  service.  Les  grandes  villes  ne  manquent  ni  d'ar- 
gent ni  d'hoDunes  compéteos.  La  police  y  est  chargée  nim-seule- 
ment  de  réprimer,  mais  de  prévenir  la  fraude.  Et  la  poursuite  des 
fraudes  sur  les  denrées  alimentaires  dans  les  villes  pourvues  d'un 
octroi  constitue  à  la  fois  un  intérêt  municipal,  et  un  devoir  envers 
les  consommateurs.  Dn  intérêt  municipal,  car  la  caisse  de  la  ville 
est  la  première  volée  par  les  fraudeurs  :  quand  on  double  avec  de 
l'eau  le  volume  d'une  pièce  de  vin,  ou  d'une  botte  de  lait,  on  le 
fait,  bien  entendu,  après  avoir  passé  la  barrière,  et  on  n'a  acquitté 


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LE  LABORATOIRE  HDNICIPAIi.  87& 

qu'une  fois  les  droits  d'entrée.  Un  devoir  envers  les  consommateurs: 
car  c'est  à  eux  qu'incombe,  en  fm  de  compte,  la  charge  d*acquil- 
ter  les  droits  d'octroi.  Condamnés  à  payer  sur  tous  leurs  alimens 
une  redevance  considérable,  ne  pouvant  se  procurer  à  manger 
et  boire  qu'à  la  condition  de  donner  de  l'argent  à  la  ville,  devenue 
en  quelque  scurte  l'associée  des  marchands,  les  consommateurs  ont 
quelque  raison  de  penser  que  la  ville  se  rend,  dans  une  certaine 
mesure,  responsable  de  la  bonne  qualité  des  produits  dont  elle  a 
fait  payer  l'entrée.  A  chaque  porte,  la  municipalité  a  placé  des 
employés  à  elle,  qui  ont  le  droit  d'éventrer  les  sacs,  de  déclouer  les 
caisses»  de  sonder  les  tonneaux,  de  déboucher  les  bouteilles,  et 
elle  prélève  sur  chaque  marchandise  une  part  de  bénéfice.  Au  moins 
faut-il  que  le  consommateur  ne  paie  pas  l'entrée  d'une  farine  fre- 
latée, d'une  viande  malsaine,  d'un  vin  fabriqué.  C'est  une  respoiH 
sabilité  que  hi  ville,  en  étabUssant  l'octroi,  a  prise  vis-à-vis  de  ses 
habitans;  c'est  une  garantie  qu'elle  leur  doit  pour  leur  arg«i4« 
Aussi  faut-il  applaudir  les  municipalités  qui  ont  chargé  des  chi- 
mistes d'examiner  les  produits  suspects  et  de  dénoncar  la  fraude. 
Des  laboratoires  municipaux  semblables  à  ceux  qui  existent  dans 
beaucoup  de  grandes  villes  d'Allemagne  et  d'Angleterre  ont  été 
orées  dans  quelques  villes  de  France.  On  vient  d'en  établir  à  Lyon 
et  à  Amiens.  Celui  de  Paris,  installé  à  la  préfecture  de  police,  a  déjà 
rendu  de  grands  services.  Il  est  vrai  de  dire  aussi  qu'une  furieuse 
tempête  de  rancunes  et  d'accusations  s'est  élevée  contre  lui. 

Les  travaux  d'un  laboratoire  municipal  peuvent  être  divisés  en 
deux  classes  :  ceux  que  la  police  fait  exécuter,  et  ceux  que  demande  le 
public.  A  Paris,  trente-deux  experts  dégustat^irs  font  des  inspections 
dans  les  halles,  les  marchés,  et  chez  les  marchands  de  comestibles. 
Ils  prélèvent  des  échantillons,  et,  quand  la  qualité  leur  parait  mau* 
vaise,  les  expédient  au  laboratoire.  Quand  l'examen  chimique  a  été 
fait,  le  parquet  reste  juge  de  l'opportunité  des  poursuites.  Il  relève 
soit  le  délit  de  falsification,  soit  la  mise  en  vente  de  produits  fal- 
sifiés, ce  qui  est  aussi  un  déUt.  Si  les.  poursuites  ont  lieu,  on  pro- 
cédera à  une  contre-expertise  chimique,  et  le  négociant  coupable 
n'est  pas  condanmé  avant  que  les  conclusions  des  experts  muni* 
cipaux'aient  été  vérifiées  par  d'autres  savaas. 

Outre  ces  travaux  ordonnés  par  le  préfet  de  police,  les  chimistes 
du  laboratoire  se  chargent  de  toutes  les  analyses  que  viennent  leur 
demander  les  particuliers,  commerçans  ou  non.  Ce  service  est  rendu 
gratuitement  pour  les  analyses  qualitatives.  On  fait  payer  de  5  à 
20  francs,  le  travail  beaucoup  plus  long  et  plus  minutieux  des  ana- 
lyses quaniittUives.  Toute  personne  qui  pense  avoir  à  se  plaindre 
de  son  épicier,  de  son  boulanger,  de  son  marchand  de  vin  peut 


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876  BBTUB  DBS  DEUX  MONDES. 

d^nander  une  analyse  au  laboratoire.  On  a  autorisé  le  dépôt  des 
échantillons  dans  tous  les  bureaux  des  commissaires  de  police;  les 
voitures  cellulaires  les  apportent  ensuite  à  la  préfecture.  Au  pre- 
mier cas,  lorsqu'un  expert  de  la  police  a  dénoncé  une  marchan- 
dise prise  diez  le  marchand»  nous  ayons  vu  que  Texamen  fait  au 
laboratoire  a  une  sanction  :  la  poursuite  exercée  par  le  parquet. 
Quand  un  particulier  vient  se  plaindre,  cette  sanction  manquera 
presque  toujours  :  le  parquet  ne  poursuivra  pas.  En  effet,  rien  ne 
prouve  absolument  que  le  vendeur  accusé  ait  fabriqué,  ou  mis  en 
vente,  le  produit  falsifié,  dès  que  ce  produit  est  entré  dans  la  maison 
de  l'acheteur.  Ce  dernier  peut  bien  souvent  être  le  vrai  coupable. 
Par  exemple,  un  débitant  peut  fort  bien  avoir  lui-même  mouillé  son 
vin,  et  en  accuser  son  fournisseur  en  gros.  En  tous  cas,  le  vendeur 
refusera  de  reconnaître  sa  marchandise,  et  l'acheteur  aura  à  faire 
la  preuve  contraire;  mais  si  l'acheteur  n'obtient  pas  toujours  de 
poursuites  contre  un  vendeur  malhonnête,  il  obtient  du  moins  un 
renseignement  précieux  ;  il  saura  que  sa  confiance  a  été  surprise 
et  s'adressera  à  d'autres  fournisseurs.  Au  surplus,  si  les  acheteurs 
tenaient  à  faire  punir  la  fraude,  ils  auraient  un  moyen  sûr,  ce 
serait  de  demander  une  analyse  au  moment  même  de  l'arrivée  en 
gare,  au  moment  de  l'acquittement  des  droits  d'octroi,  toutes  les 
fois  qu'ils  reçoivent  des  expéditions  de  province.  Ce  moyen  est 
toujours  à  leur  disposition  quand  ils  ont  été  une  première  fois 
trompés. 

En  somme,  les  laboratoires  municipaux  ne  servent  qu'à  fournir 
soit  à  l'autorité  publique,  soit  aux  particuliers,  des  renseignemens. 
La  police,  qui,  après  avoir  visité  les  magasins  de  boissons  et  de 
comestibles,  n'apportait  au  parquet  que  des  soupçons  et  des  con- 
jectures, lui  soumet  aujourd'hui  des  faits.  La  science  a  aidé  à  dis- 
simuler les  délits  ;  la  science  sert  aussi  à  les  faire  découvrir,  et  à 
les  constater  avec  exactitude.  Ce  mode  de  constatation  a  certaine- 
ment fait  connaître  beaucoup  de  coupables;  il  est  aussi  de  nature, 
le  cas  échéant,  à  détourner  le  soupçon  des  innocens.  Au  surplus, 
Tavis  donné  n'a  pas  de  sanction  directe;  il  ne  sert  qu'à  éclairer  la 
justice.  On  a  eu  tort  de  prétendre  que  les  chimistes  s'érigeaient  en 
juges  :  ce  ne  sont  que  de3  témoins. 


III. 

Les  accusations  pinrtées  contre  le  laboratoire  municipal  sont  de 
plusieurs  sortes.  D'abord  on  a  prétendu  que  cette  institution  por- 
tait atteinte  à  la  liberté.  H*  Yves  Guyot  disait  au  conseil  muni- 


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LE  LABORATOIRE  MUNICIPAL.  877 

cipal  (1)  qu'elle  lui  rappelait  les  ordonnances  de  Golbert,  où  les  fils 
de  la  trame  des  draps  et  des  toiles  étaient  comptés.  Les  marchands 
de  vin  furent  les  plus  actifs  et  les  plus  bruyans  ennemis  du  labo- 
ratoire. Ils  tinrent  des  réunions  où  ils  se  posèrent  en  victimes,  et 
se  déclarèrent  décidés  à  ne  pas  se  Jaisser  étrangler  sans  protester. 
Ils  eurent  l'honneur  d'avoir  pour  présidons  de  ces  réunions  des 
hommes  politiques  considérables.  Dans  celle  qui  a  eu  lieu  récem- 
ment au  Cirque  d'hiver,  M.  Lockroy  les  a  félicités  d'avoir  étéq>pelés 
les  cantiniers  de  l'émeute;  il  nous  a  appris  que,  pendant  les  périodes 
funestes  qui  ont  commencé  le  H  mai  et  le  16  mai,  l'émeute  sié- 
geait au  sénat  et  dans  le  gouvernement,  tandis  que  la  justice,  la 
liberté  et  une  foule  d'autres  divinités  dépossédées  n'avaient  plus 
d'autre  refuge  que  le  comptoir  des  marchands  de  vin.  Feu  Gam- 
betta,  dans  toute  sa  gloire,  n'avait  pas  dédaigné  d'assister  à  un  ban- 
quet de  ces  industriels.  Et,  s'il  m'en  souvient  bien,  à  ce  banquet, 
comme  à  la  réunion  du  Cirque,  on  avait  voté  un  ordre  du  jour  de 
flétrissure  contre  les  esprits  bornés  et  de  mauvaise  foi  qui  traitent 
Thonnéte  mouillage  de  falsification.  On  accorde  que  l'addition  des 
substances  vénéneuses  est  blâmable  ;  il  est  mal  d'empoisonner  son 
prochain  par  esprit  de  cupidité;  mais  ce  n'est  pas  falsifier  le  vin 
que  d'y  mettre  de  l'eau.  Le  droit  de  mouillage  fait  partie  de  nos 
libertés.  Il  n'est  pas  inscrit  dans  la  Déclaration  des  droits  de 
l'homme;  il  est  venu  après:  c'est  une  conquête  postérieure,  qu'il 
ne  faut  pas  se  laisser  arracher. 

Il  paraît  d'ailleurs  qu'après  avoir  payé  l'entrée  à  Paris,  vendre  du 
vin  à  quatorze  sous  le  litre  n'était  pas  possible.  M.  Rousselle,  qui, 
après  M.  Yves  Guyot,  attaquait  le  laboratoire,  l'a  fait  remarquer  au 
conseil  municipal.  Aucun  acheteur  ne  doit  plus  ignorer,  après  les 
déclarations  de  M.  Rousselle,  qu'à  ce  prix  modique,  il  ne  saurait  exi- 
ger du  vin.  C'est  de  l'eau  rougie  à  quatone  sous.  Mab  l'eau  rougie 
ne  fait  pas  de  mal.  L'ordre  du  jour  qui  termine  les  réunions  de  ces 
industriels,  qui  persistent  à  vouloir  s'appeler  des  marchands  de  vin, 
réclame  toujours  la  revision  de  la  loi  de  1851,  et  la  distinction 
entre  les  fraudes  nuisibles  à  la  santé  et  celles  qui  sont  inoflensives. 
Celles-ci  ne  seraient  plus  des  fraudes.  Nous  avons  dit  qu'une  telle 
distinction  existait  dans  la  loi  anglaise  ;  mais  ce  n'est  pas  de  cette 
iaçon  que  l'entendent  les  falsificateurs.  Les  deux  genres  de  fraude 
sont  punis  en  Angleterre ,  et  c'est  justice.  Le  mouillage  n'est  pas 
dangereux,  mais  c'est  un  vol,  quand  il  n'est  pas  avoué.  Aucun  mar- 
chand n'offre  du  vin  mouillé;  au  contraire,  c'est  presque  toujours 
une  bouteille  de  bon  bordeaux  qui  est  annoncée  par  l'enseigne 

(1)  Séam  du  S7  décembre  188S. 


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878  BEVUE  tHES  DEUX  MONDES. 

pour  quatorze  ou  dix-huit  sous.  Seulement  la  loi  anglaise  applique 
des  pénalités  particulières  et  très  séTëres  au  fraudeur  qui  a  causé  un 
dommage  i  la  santé  de  son  client.  Il  peut  y  avoir  là  plus  qu'un 
bomicide  par  imprudence  ;  car  à  l'imprudence  se  joignait  rintérêft. 
Pour  nous,  la  liberté  de  tromper  le  public  ne  fait  nullement  par- 
tie des  libertés  nécessaires.  Nous  voulons  qu'on  punisse  ceux  qui 
versent  de  l'eau  dans  notre  vin,  et  pour  ceux  qui  j  versent  du  poi- 
son nous  voulons  un  châtiment  pfais  dur.  Mais  aucun  des  deux  n'est 
excusable,  et  nous  ne  voyons  pas  pourquoi  la  loi  ferait  grâce  à  celui 
qui,  sans  tuer  personne,  a  trompé  à  la  fois  les  consommateurs  et 
foctroi.  D'ailleurs  nous  entendons  soutenir  cette  théorie  que  îe 
mouillage  n'est  pas  une  fraude»  toulours  en  faveur  des  marchands 
de  vin  et  jamais  en  faveur  des  mu^chands  de  lait.  Pourquoi?  II  est 
clair  que,  dans  les  deux  cas,  la  fraude  est  la  même. 

Chose  étrange  !  la  cause  des  marchands  de  vins  est  devenue  une 
cause  démocratique.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  se  rappeler 
le  nom  de  leurs  avocats.  Leur  influence  est  si  grande  sur  les  «  masses 
profondes  du  suffrage  universel  ;  »  ils  ont,  d'après  M.  Lockroy,  exercé 
d'une  manière  si  distinguée,  pendant  que  l'assemblée  nationale  et 
le  sénat  se  livraient  aux  émeutes  des  24  et  16  mai,  le  gouverne^ 
ment  légitime,  que  de  leur  part^on  accepte  tout,  même  Teau  claire, 
même  la  fuchsine.  Le  peuple,  paralt-il,  ne  déteste  ni  Tune  ni  l'autre. 
Ce  sont  là  ses  aflaires,  et  les  marchands  de  vin  sont  ses  amis.  La 
femme  de  Sganarelle  disait  :  «  Et  s'il  me  plaft  d'être  battue?  »  Le 
peuple  ne  va-t-il  pas  dire  :  v  Et  s'il  me  plaît  de  boire  de  Peau?  » 
H.  Lockroy  est  assez  spirituel  pour  lui  prouver  que  ce  droit  fait 
partie  de  ses  libertés. 

Après  les  grands  principes  de  H:)erté,  on  a  invoqué  contre  le  labo- 
ratoire des  raisons  de  prud«ûce,  La  grande  publicfté  de  ses  tra- 
vaux va  détruire  notre  commerce  d'exportation.  La  discrétion  est 
une  qualité  commerciale.  Tout  ne  se  dit  pas,  et  si  l'on  porte  par- 
tout la  lumière,  si  au  lieu  des  expressions  adroites  et  modérées,  à 
Tusage  des  négocians,  on  jette  à  tout  propos  ces  paroles  brutales  : 
«  Mauvais!  nuisible!  »  on  va  effaroudrâr  la  cKentèle.  Gomment 
osez-vous  faire  connaître  au  monde  entier  (jae,  sur  3,361  échantil- 
lons de  vins,  nos  chimistes  en  ont  trouvé  202  nuisibles, 4,098  pas- 
sables, et  367  seulement  sans  reproche?  Tous  ferez  croire  quHl  n^  ^ 
{rfos  <fe  boas  vins  en  France,  et  vous  tarirez  la  soutice  #Hn  des 
meilleurs  produits  du  pays.  «  Pensez-vous,  dît  M.  Jarlaud,  prési- 
dent du  syndicat  des  vins  et  spiritueux  en  gros,  que,  s'il  y  avaft 
Abs  laboratoires  mumetpaux  à  Madrid,  à  Vatonce,  à  Alicante,  à 
Barcelone,  à  Gênes,  à  Naples,  à  Rome,  etc.,  et  qu'on  leur  soumit 
des  échantillons  de  vin,  conomie  on  l'a  ftôt  à  Paris,  pensev^voQs, 


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LE  LÂBOBATOIBE  MUNICIPAI..  879 

dis-je,  qu'on  se  trouverait  pas  an  moins  la  proportion  indiquée  par 
le  laboratoire  parisien?  Je  réponds  hardiment  oui,  et  j'ajoute  que, 
fût-elle  cent  fois  plus  importante,  il  est  probable  que  les  municipa- 
lités espagnoles  et  italiennes  garderaient  leurs  chifires  pour  elles 
et  ne  Terraient  pas  l'utilité  de  les  prodamer  nrbi  et  orbi  (1).  b 
Nous  ne  verrons  jamais  d'inconvénient  à  publier  la  vérité  quelle 
qu'elle  soit«  Mais,  disons-le,  nous  sonunes  convaincus,  comme 
M.  Jarlaud,  que  la  proportion  des  fraudes,  relevée  au  laboratoire 
municipal,  n'a  rien  d'effrayant.  Seulement,  ce  que  nous  blâmons, 
ce  n*est  pas  la  publicité  des  travaux  du  laboratoire,  c'est  la  manière 
dont  les  publications  ont  été  faites.  L'opinion  publique  a  été  la  vic- 
time d'un  malentendu,  et  on  ne  saurait  mettre  trop  de  soin  à  réta- 
blir la  vérité  des  faits. 

Actuellement  tout  Parisien  crwt,  et  il  a  dû  croire,  qu'il  n'avait 
qu'une  chance  sur  dix  d'acheter  un  vin  naturel  ;  environ  trois 
chances  sur  dix,  de  se  procurer  de  bon  lait;  une  sur  deux  pour  le 
beurre  et  le  fromage  ;  une  sur  trois  pour  les  sels,  poivre  et  épicéa, 
et  pour  le  chocolat.  Ces  chifires  résultent  des  Docutnens  sur  les  fal- 
sifications  des  matières  alimentaires  et  les  travaux  du  laboratoire 
municipal,  publiés  par  la  préfecture  de  police. 

Hais  c'est  là  une  erreur,  — etleschiffres  sont  mal  interprétés.  Rap- 
pelons^nous  comment  les  produits  à  analyser  arrivent  au  laboratoire. 
Ils  sont  appiN^és,  soit  par  des  acheteurs  qui  ont  à  se  plaindre  de  leurs 
achats,  soit  par  les  trente-deux  experts  dégustateurs  qui  parcourent 
les  magasins  et  examinent  les  marchandises.  Ce  sont  donc  toujours 
des  produits  suspects.  C'est  parmi  ces  produits  suspects ,  contrai- 
rement i  l'atteiaiCe  des  plaignans  ou  des  experts,  que  les  chimistes 
du  laboratoire  rencontrent  des  échantillons  irréprochables  et  écai^ 
tent  la  prévention.  Autrefois  la  prévention  aurait  été  maintenoi 
contre  tous.  Aujourd'hui  elle  est  écartée  pour  le  dixième  des  vins 
suspects,  pour  le  tiers  des  buts,  pour  la  moitié  des  beurres  et  fro- 
mages. Une  faut  pas  s'étonnerdu  grand  nombre  des  poursuites,  mais 
au  contraire  du  grand  nombre  des  acquittemens.  En  disant:  ail  y  a 
dix  bons  tonneaux  de  vin  sur  cent  chez  les  marchands  de  vin  de  Paris, 
puisque  telle  est  la  proportion  établie  par  le  laboratoire,  »  on  a 
fiait  à  peu  près  le  raisonnement  suivant  :  «  11  y  a  dix  acquittemens 
sur  cent  accusations  de  vol,  devant  le  tribunal  de  police  correc- 
tionnelle. Donc  sur  cent  Parisiens,  il  y  a  quatre-vingt  dix  voleurs,  n 
La  proportion  des  mauvaises  boissons  et  des  mauvais  alimens  serait 
énorme  si  les  échantilloois  étaient  pris  au  hasard.  Maïs  ils  ne  le  sont 

(1)  F.  Jarlaud,  Rapport  préieiité  à  la  chambre  de  commerce  de  Paris,  le  21  ftrrier 
1688,  au  nom  de  la  comarissiem  des  dooanea,  entrepôts  et  marchét. 


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880  BETUB  DES  DEUX  MONDES. 

pas;  et  on  a  déjà  de  graves  raisons  de  suspecter  tons  ceux  qu'on 
apporte  au  laboratoire. 

H.  Jarlaud  a  parfaitement  raison  quand  il  dit  à  la  chambre  de 
commerce  :  «  On  livre  à  Paris  annuellement  ik, 500,000  hectolitres 
de  vin,  soit,  en  prenant  une  moyenne  de  7  hectolitres  par  chaque 
livraison  particulière,  640,000  parties  de  vin,  soit  640,000  échan- 
tillons, qui  auraient  pu  être  soumis  au  laboratoire,  car  il  va  de 
soi  qu'on  ne  lui  porte  ou  qu'il  n'analyse  que  les  vins  douteux  et 
suspects.  Or,  sur  ces  640,000  parties,  il  y  en  a  eu  combien?  1,911, 
soit  seulement  3  pour  1000  qui  sont  de  mauvaise  qualité.  Nous 
voilà  loin  du  chi&e  du  laboratoire  de  56  pour  100,  et  encore  plus 
de  celui  du  TimeSy  qui  estime  généreusement  à  6.50  pour  100  le 
quantum  des  vins  français  buvables.  » 

Nous  ne  sommes  si  loin  ni  de  l'un  ni  de  l'autre  chiffre.  Le  tout  est 
de  les  citer  à  leur  place.  Le  Times  eût  été  dans  le  vrai  en  disant 
que,  sur  100  échantillons  préjugés  mauvais,  on  en  a  trouvé  de  6  à 
10  qui  étaient  bons.  «  Et,  continue  M.  Jarlaud,  si,  au  lieu  de 
prendre  les  66  pour  100,  qui  comprennent  les  vins  mauvais,  nuisi- 
bles et  non  nuisibles,  on  calculait  seulement  sur  le  chiffre  des  nuisi- 
bles (seul  chiffre  qui  intéresse  la  santé  publique),  on  trouverait  la 
décimale  insignifiante,  j'ose  dire  homéopathique,  de  31  centièmes 
pour  1000.  »  C'est  ici  que  nous  refusons  de  suivre  M.  Jarlaud.  Le 
chiffre  des  mauvais  non  nuisibles^  peut  ne  pas  intéresser  ma  santé, 
mais  il  intéresse  ma  bourse.  Je  ne  veux  pas  acheter  de  l'eau  de 
Seine,  même  à  quatorze  sous  le  litre,  et  ce  n'est  pas  en  dose  homéo- 
pathique que  HH.  les  marchands  de  vin  emploient  l'eau  de  Seine. 
Le  mouillage,  voilà  l'ennemi!  Osons  le  dire,  puisque  M.  Gambetta, 
M.  Lockroy  et  autres  grands  politiques,  qui  ont  reçu  les  doléances 
de  marchands  de  vin  et  présidé  de  leurs  réunions,  ne  l'ont  point 
osé. 

Gomment  s'établissent  ces  catégories  de  nuisibles  ou  non  nuisi- 
bles, mouillés  ou  non  mouillés?  Nous  arrivons  aux  plus  graves 
objections  portées  contre  les  travaux  du  laboratoire.  La  liberté  du 
conunerce  n'est  atteinte  en  rien  par  une  institution  chargée  de  veil- 
ler à  son  honnêteté.  La  publicité  des  travaux  n'offire  point  d'incon- 
vénient si  les  renseignemens  sont  exacts  et  si  les  résultats  ne  sont 
point  exagérés.  Les  analyses  chimiques  se  font-elles  avec  toute  la 
rigueur  nécessaire?  G'est  une  question  que  les  Documens  publiés 
par  le  directeur  du  laboratoire  nous  permettent  d'examiner. 

L'analyse  de  matières  organiques  telles  que  le  vin  et  le  lait  pré-  , 
sente  de  grandes  difficultés.  En  effet,  ce  sont  des  mélanges  de  sub- 
stances chimiques  fort  variées  et  dont  les  quantités  relatives  ne  sont 
pas  constantes.  La  partie  liquide  du  vin  est  un  mélange  d'eau  et 


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LE  LABORATOIBE  MUNICIPAL.  881 

d'alcool  :  le  volume  de  Talcool  varie  de  6  à  16  ou  môme  18  pour  100 
de  celui  de  l'eau.  Ces  liquides  tiennent  en  solution  des  sels  miné- 
raux, phosphates,  silicates,  chlorures,  bromures  de  potasse,  de  soude, 
de  magnésie,  de  1er,  des  sels  dont  l'acide  est  organique,  tartrates 
et  racémates  de  potasse  et  d'ammoniaque;  des  acides  organiques 
libres,  acides  tartrique,  malique,  lactique,  citrique,  tannique,  etc.; 
des  corps  organiques  neutres,  glucose  ou  sucre  de  raisin,  glycé- 
rine,|mannite,  éthers  acétique,  butyrique,  œnanthique,  qui  donnent 
le  bouquet;  enfin  des  matières  colorantes.  M.  Maumené,qui  a  donné 
la  composition  moyenne  des  vins  et  énuméré  les  substances  qui  en 
font  partie,  n'en  compte  pas  moins  de  àO  à  60.  La  proportion  de 
toutes  ces  substances  varie  suivant  les  terrains  où  le  raisin  a  poussé 
et  suivant  les  conditions  dimatologiques  qui  ont  influé  sur  la  pousse 
ou  sur  la  fermentation. 

Le  vin  est  sujet  à  des  maladies.  Le  nom  de  maladies  est  employé 
à  propos,  car,  depuis  les  grands  travaux  de  M.  Pasteur,  nous  savons 
que  les  parasites  microscopiques  envahissent  de  la  même  manière 
les  milieux  organiques  vivans  ou  morts.  Quelques  articles  de  myco- 
derma  acéti  tombés  dans  une  bouteille  de  vin  mal  bouchée  y  ihic- 
tifient  et  donnent  au  vin  la  maladie  de  l'acescence,  de  même  que 
quelques  bactéridies  introduites  dans  le  sang  d'un  mouton  s'y  mul- 
tiplient et  donnent  à  l'animal  la  maladie  du  charbon.  Dans  l'écono- 
mie de  l'animal  et  dans  le  mélange  des  élémens  du  vin,  la  maladie 
a  son  siège  particulier.  Le  charbon  est  une  maladie  du  sang; 
l'acescence  est  une  maladie  de  l'alcool;  le  mycoderme  oxyde  l'id- 
cool  et  en  fait  de  l'acide  acétique.  Un  autre  mycoderme,  connu 
sous  le  nom  de  fleur  du  viriy  pousse  plus  loin  le  phénomène  d'oxy- 
dation :  il  ne  reste  plus  de  l'alcool  décomposé  que  de  l'eau  et  de 
l'acide  carbonique.  D'autres  parasites  microscopiques,  en  se  déve- 
loppant dans  le  vin,  le  rendent  visqueux^  touméy  monté ^  filant ^ 
amer^  etc. 

Le  plus  habile  chimiste,  en  présence  d'un  problème  aussi  com- 
pliqué, aura  toujours  raison  de  demander  un  avis  au  dégustateur. 
L'analyse  la  plus  délicate  ne  le  renseignera  pas  toujours  sur  la  pro- 
venance, l'âge  du  vin,  ni  les  maladies  à  leur  début.  Mais  l'analyse 
décèle,  mieux  que  le  goût,  la  présence  de  matières  étrangères  que 
la  vigne  n'a  jamais  produites  et  que  le  marchand  ajoute,  au  grand 
détriment  de  l'acheteur.  Voici  quelques-unes  de  celles  qu'on  ren- 
contre le  plus  souvent. 

De  tout  temps,  on  a  plâtré  les  vins  du  Midi.  Quand  la  fermenta- 
tion a  fait  monter  les  grappes  à  la  suriace,  on  les  couvre  d'une 
poussière  de  plâtre  qui  se  dissout  lentement.  Le  vin  épais  et  chargé 

TOMB  vm.  —  1883.  56 


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S99  BSTUB  DB^  WBBX  MOmoSm 

en  couteur*  en  devient  plus  clair.  Gefoe  opération  pFO^oqw*  une 
<l6uble  décomposHio»:  raciitosulfariqae  da  sirifate  de  chaux  s'em* 
ptre  de»  la;  peîasse  des  dirvem  seb  dissous  éxm  le  moàt,  et  S  se 
feme  d!ù  sulfeide^  de  potasse^  qui  est  un  sel  puBgatif.  Âisssi  le  gordb 
ées  sceaux,  par  une  cireulMPe  adiressée  aux  procureurs-^n^aux 
wat  mm  d'aoAt  1880,  déclara  Msifiés  tes  Tins  qui  contiennent  plus 
db  2  gcammes  de  sulEate  de  petaaso  par  Iî«re.  limite  salicyliqm 
est  ai^yourd^hui  fort  employé.  CTest  us  poison  dangereux,  nais  it  a 
Favaintage*  d^arréHer  le  développement  des  parasites  micrescepi- 
ques  qui  carusent  tes  malaKiies  du  thi.  H  parait  aussi'  que  If  emploi 
dé  Taeide  salicflyqoe  permet  de  frauder  Foctroi  d^uBe*  manière 
hti  ingénieuse  :  cet  acide  «rète  Hvomfentanément  k  fermenta- 
tioii'.  ((  D'llai)iies  industriels,  dit  Fauteur  du:  rapport  sur  les  tra^ 
vaux  du  laboratoire  municipal,  sucrent  des  vins  d*^à  vînés  à  la 
Kmite  de  15  degrés;  ils  les  saHcylent,.,  et  entient  ainsi,  à»  la 
bttrbe  des  employés  du  fisc,  de  Talcool  sous  Ibrme  d'eau  sverâe; 
quinae  jours  après,  le  ferment  reprend  ses  droits,  ta  richesse  alcoo- 
lique du  tin  passe  de  1 5  à  20  ou  25  degrés  produisMit  un  vin  con- 
centré:, capable  de  supporter  sans  qu^l  y  paraisse  un:  mourltage  de 
50  pour  100  d'eau  et  pfais.  Les  bénéfices  doivent  être  fort  beaux,  à 
en  juger  par  te  nombre  et  Tardeur  des  défenseurs  du  s^dicyl^ge.  » 
Qd  a  recours  aux  matières  colorantes  quand  on  a  appauvri  YdÊp^ 
porence  du  vin*,  en  y  ajoutant  de*  Teau.  Le  bois  de  campécbe,  b 
mauve,  te  sureau,  la  cocheniIte',rorseille  et  surtout  hi  fuchsine  vien^ 
nent  au  secovrs  des  cabaretiers.  De  toutes  ces  substances,  la  fuch- 
sine est  la  phis  dangereuse,  non  par  eHe-méme,  mais  à  cause  de 
Tarsenic,  dont  elle  est  presque  toujours  accompagnée.  Nous  ne 
pouvons  exposer  ici  to«s  tes  moyens  très  sûrs  et  très  précis  dont  la 
chimie  dispose  pour  découvrh:  les  colorations  étrangères .  Le  pre^ 
mier  est  bten  simple;  on  lasse  tomber  une  goutte  de  vin  sur  un 
bâton  de  craie  albuminée.  La  tache  du  vin  naturel  possède  une  cou- 
teur  particulière  qui  n'a  pas  pu  être  contrefaite.  La  tache  rose  de  la 
fuchsine  la  dénonce  au  premier  coup  d'œil. 

Enfin  nous  devons  dire  quelques  mots  de  h  plus  fréquente  des 
falsifications  et  de  celle  à  laquelle  les  conomerçans  parisiens  parais- 
sent tenir  te  phis  :  le  mouillage. 

Il  serait  fort  simple,  pour  dénoncer  te  mouillage^  de  comparer  h 
quantité  d'eau  à  la  quantité  dialcool.  liais  lescommerçans  ont  prévu 
le  danger;  et  après  l'eau,  ils  rajoutent  de  Talcool.  C'est  ce  qu'ib 
appellent  le  vinage.  Alors  intervient  un  troisième  étement,  Pextrait 
sec.  Le  vin  est  évaporé  à  une  température  de  100  degrés.  H  labse 
vn  dépdt  de  matières  minérales  et  organiques.  Ce  dépAt  est  très 
faible,  on  le  conçoit,  lorsque  le  vin  a  été  mouillé  et  vini.  Les  pro- 


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LE   I.ABCNUT(»ia  MDlilCff  AL*  88ft 

portions  de  ces  trois  ëlémeBs  :  eau,  4J000I»  extrait  «ec,  varient  sui- 
yant  les  crus.  Mais  les  chimistes  ont  établi  des  moyennes  au-dessous 
desquelles  ils  croiest  pouviâr  aiOnuer  qu'un  vin  n'est  pas  bon  et  mar^ 
chaïuL  Gesik  propos  de  ces  moyennes  que  lel2Jt)oratoire  municipal  a 
été  84atout  aaaq«^  La  moyenne  exigée  est  10  pour  100  d'alcool  et 
2ft  grammes  par  litre  d'extrait  sec«  C'est  beaucoup;  il  a  été  lacile 
de  dter  une  multitude  de  crus  et  Biéme  des  meilleurs,  où  le  vin  ne 
contient  jamais  «utam  d'akooL  Vous  pousses,  disailron,  à  la  fraude» 
Tms  engagez  les  marchands,  qui  ne  peuvent  réaliser  des  conditions 
^  difficiles,  à  fabriquer  et  à  mélanger  leurs  pixKluits,  à  ajouter  soit 
de  l'alcool,  soit  même  de  la  ^ycérine  ou  des  sels  minéraux  poxu: 
enrichir  l'extrait  sec. 

On  aurait  ndson  si  les  moyennes  étaient  invoquées  dans  tous  les 
cas^  llaiSf  loin  de  là,  les  vins  ont  été  séparés  en  deux  catégories  : 
vins  dont  l'origine  est  connue  et  déclarée,  —  et  vins  de  coupage» 
Jamais  la  moyenne  ki'est  invoquée  qsand  il  s'agit  d'analyser  les 
premiers  :  on  les  compare  à  des  échantillons  de  même  provenance. 
Pour  les  seconds,  ils  sont  l'objet  d'une  industrie  toute  particulière 
et  ce  sont  toujours  ceuxrlà  qui  sont  mouillés^  Les  vins  coopés  intro- 
duits à  l'octroi  ont  toujours  leur  maximum  de  15  pow  100  d'alcool 
et  jusqu'à  tO  pour  100  d'extrait  sec  On  les  retrouve  dans  le  com- 
merce de  détail,  réduits  à  6  ou  7  pour  100  d'alcool  et  15  ou 
10  pour  100  d'extrait.  C'est  alors  le  tas  d'invoquer  les  moyennes. 
Les  Bftoyenaes  adoptées  au  laboratoire  avaient,  paratt-il,  été  fixées 
par  Jl.  Boussingault.  De  phis,  M.  Magnier  de  La  Source,  qui  a 
écrit  8«ir  les  vins  d'importans  <mvrages,  aurait  trouvé,  après  deux 
cent  cinquante  analyses  de  vins  de  coupage,  une  ntoyeane  de  13 
pour  100  d'alcool  et  2à  pour  100  d'extrait. Sont-elles  trop  élevées? 
Nous  n'osons  pas  nous  prononcer,  et  renvoyons  le  débat  à  de  plus 
cùmpétens*  Nous  devons  dire  seulement,  en  fidèle  historien,  que 
IL  Magnier  de  La  Source  s'est  plaint  il  y  a  quelques  mois  d'avoir 
vu  ses  travaux  mal  interprétés.  Au  laboratoire  municipal,  on  évapore 
les  vins  à  100  degrés.  iL  Magnier  doLaSource  a  de  bonnes  raisons 
de  préiërer  une  autre  méthode  :  il  évapore  415  desgrés,  dans  le  vide  ; 
il  trouve  ainsi  un  dépôt  de  matières  sèches  beaucoup  plusconsidé* 
nble.  Et  la  moyenne  qu'il  donne  est  en  réalité  inférieure  à  celle 
qui  est  adoplée  a»  kboraleire. 

La  même  discuasiott  s'est  élevée  à  pciopos  de  l'examen  des  laits» 
Ici  eneore  feau  joue  un  grand  rôle.  Le  mmUlage  du  lait  est  àécàk 
par  le  poids  devenu  ioauiiiBantde  l'extrait  sec  L'extrait  sec  du  lait 
comprend  le  sucre  de  kk  ou  lactose,  les  matières  grasses  du  beurra, 
l'albumine  et  le  caséum  et  des  sels  minéraux.  M.  le  directeur  du 
laboratoire  a  publié  les  tables  d'un  très  grand  nombre  d'analyses, 


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88&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

exécutées  sous  sa  direction.  Nous  permettra-t-il  de  lui  chercher  une 
petite  querelle? 

Nous  voudrions  d'abord  avoir  quelques  détails  sur  la  manière 
dont  se  fait  Tévaporation.  Ce  n'est  pas  assez  de  dire  qu'elle  se  fait 
à  100  degrés  :  la  disposition  des  appareils,  le  temps  de  l'opération, 
ont  leur  influence  quand  il  s'agit  de  séparer  des  matières  qui  s'al* 
tèrent  aussi  facilement  que  le  beurre  et  la  caséine.  Ensuite  nous 
avouons  ne  pas  très  bien  comprendre  les  tables  des  analyses.  Un 
premier  nombre  donne  le  total  de  l'extrait  sec,  un  second  indique 
la  proportion  du  beurre,  un  troisième  celle  du  sucre,  un  quatrième 
celle  de  la  caséine.  Les  sels  minéraux  sont- ils  comptés  avec  la 
caséine?  En  ce  cas,  la  somme  des  trois  derniers  nombres  devrait 
être  égale  au  premier.  C'est  ce  qui  arrive  pour  plusieurs  analyses, 
notamment  celles  des  laits  de  Yernon,  de  Yillemomble,  de  Genne- 
villiers  (1).  Mais,  dans  les  mêmes  colonnes,  nous  voyons  des  nom- 
bres qui  ne  concordent  pas  (laits  de  Nangis,  de  Gentilly,  Seine-et- 
Marne,  Loiret,  etc.)*  Enfin  nous  voudrions  des  explications  sur  des 
cas  exceptionnels,  comme  le  suivant.  Un  litre  de  lait  de  Paris  (ana* 
lyse  n®  5i6)  contenait  2i0  grammes  d'extrait,  presque  le  double 
de  la  proportion  ordinaire.  Le  beurre,  le  sucre,  la  caséine  ne  pèsent 
enseQ]J)le  que  195  grammes.  Que  représentent  les  kb  grammes  res- 
tant? 

Le  moyenne  adoptée  au  laboratoire  est  13&  grammes  d'extrait 
par  litre  de  lait;  mais  ce  n'est  qu'au-dessous  de  130  grammes  que 
le  lait  est  déclaré  mauvais.  C'est  une  moyenne  élevée.  Sans  parler 
dû  lait  très  pauvre  en  extrait  des  vaches  hollandaises,  nous  croyons 
pouvoir  affirmer  que  le  lait  du  Cantal  donne  une  proportion  d'ex- 
trait qui  est  plus  souvent  entre  120  et  130  grammes  par  litre  qu'entre 
130  et  l&O. 

Mais  il  ne  faut  pas  s'attacher  à  critiquer  le  laboratoire  établi  à  la 
préfecture  de  police.  Le  travail  accompli  dans  ce  laboratoire  pen- 
dant la  première  année  a  été  énorme,  peut-être  excessif.  Peut-être 
quelques  analyses  se  ressentent  de  la  hâte  qu'on  a  mise  à  les  faire, 
et  surtout  il  est  facile  de  voir  que  le  volume  de  Doaanens  a  été 
précipitamment  rédigé  et  imprimé. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'une  pareille  institution  est  pour  la 
population  une  garantie  précieuse  et  qu'elle  a  déjà  donné  au  com- 
merce d'utiles  avertissemens.  Quand  elle  sera  bien  assise  et  que  le 
travail  y  sera  devenu  régulier,  elle  sera  au-dessus  de  tout  reproche. 
M.  Charles  Girard,  le  directeur  du  laboratoire,  a  déjà  fait  ses 
preuves.  Il  est  élève  de  M.  Wurtz,  l'un  des  plus  grands  chimistes 


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lE  lâbobâtoire  muniopai.  885 

français  et  peut-être  le  plus  éminent  des  professeurs.  Il  s'est  déjà 
fait  connaître  par  de  nombreux  travaux  originaux,  et  son  habileté 
comme  analyste  ne  peut  être  mise  en  doute.  Au  surplus,  toutes 
les  fois  que  le  parquet  a  jugé  à  propos  d'intenter  des  poursuites, 
les  renseignemens  fournis  par  M.  Girard  et  ses  collaborateurs  ont 
été  contrêlés  par  une  contre-eipertise,  et  deux  fois  seulement  la 
contre-expertise  leur  a  donné  tort. 

Les  résultats  publiés  ont  été  mal  interprétés.  Quant  aux  moyennes, 
on  a  beaucoup  répété  que  M.  Girard,  en  les  fixant,  s'arrogeait  un 
droit  exorbitant.  Â  notre  avis,  il  est  absolument  impossible  de  con- 
cevoir qu'un  chimiste  chargé  du  travail  de  M.  Girard  puisse  pro- 
céder autrement.  Gomment  veut-on  qu'en  présence  de  mille  échan- 
tillons de  vins  coupés,  sans  origine  connue,  un  chimiste  n'adopte 
pas  certains  principes  déterminés,  d'après  lesquels  il  pourra  établir 
un  classement?  Si  on  lui  confie  une  bouteille  déclarée  de  tel  cru  de 
Bordeaux,  et  de  telle  année,  il  aura  toujours  la  ressource  de  la 
comparer  à  une  autre  bouteille  du  même  cru  de  Bordeaux,  et  de  la 
même  année.  Mais  si  on  lui  présente  un  vin  qui  est  simplement 
déclaré  bon  et  marchand^  il  faut  bien  que  ce  chimiste  ait  adopté 
une  règle  de  conduite,  et  se  soit  fixé  certaines  conditions  en  dehors 
desquelles  le  titre  de  bon  et  marchand  ne  sera  pas  toléré. 

Le  droit  d'établir  une  moyenne  est  nécessaire  :  les  chimistes  pour- 
raient, à  la  vérité,  ne  pas  la  publier;  mais  alors  ils  ne  donneraient 
plus  les  motifs  de  leurs  avis,  qui  paraîtraient  arbitraires.  Certains 
commerçans  et  certains  hommes  politiques  croient  tempérer  ce 
droit  en  rattachant  le  laboratoire  à  la  préfecture  de  la  Seine.  Qu'inn 
porte?  Le  préfet  de  la  Seine  et  le  préfet  de  police  sont  de  puissans 
personnages;  mais  les  réactions  chimiques  échappent  à  leur  juri- 
diction ;  Teau,  Talcool,  les  sucres,  les  matières  grasses  ne  change- 
ront pas  de  nature  même  sous  le  régime  de  l'autonomie  communale, 
et  l'acide  sulfurique  se  combinera  toujours  à  la  potasse,  sous  la 
direction  de  M.  Camescasse  ou  sous  les  auspices  de  M.  Oustry. 

Si  nous  osions  émettre  une  opinion,  elle  serait  bien  différente. 
Peu  nous  importerait  l'administration  à  laquelle  le  laboratoire  serait 
rattaché.  Mais  nous  aimerions  à  voir  dédoubler  les  services  et  le 
budget  du  laboratoire  municipal.  En  Angleterre,  l'avis  des  public 
analysts  est  toujours  susceptible  d'appel  ;  les  expériences  peuvent 
toujours  être  recommencées  au  laboratoire  supérieur  des  douanes 
et  des  octrois.  N'est-ce  pas  raisonnable?  En  matière  de  falsifications, 
il  y  a  deux  sortes  de  juges,  des  juges  de  fait  et  des  juges  de  droit, 
et  il  nous  semble  que  lorsque  les  premiers  ont  prononcé,  les  seconds 
n'ont  plus  grand'chose  à  faire.  Cependant  on  peut  appeler  du  jug^ 
ment  de  droit,  on  ne  le  peut  pas  du  jugement  de  fait.  N'aurait-on 


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RKtDB  DES  DEUX  IIOMMS. 

pas  raison  de  créer  une  coimnission  scientiTiqne  dont  \m  wnscils 
pourraievrt  être  demandés  par  les  fasebitans  <te  ptasietrrs  Tilles  ft 
d*mie  région  étendue;  nn  foboratoire  ^ù  se  réuniraienie,  comme  an 
coDsdl  d* hygiène  de  Paris,  quelques  saransd^xm  mérite  exoeption^ 
nelT  où  chaque  année,  &  propos  d'affaires  graves  et  dovfteuses,  el 
dans  des  cas  déterminés,  un  très  petit  iiombre  d'analyses  seraietit 
exécutées  avec  tout  le  soin  et  toute  ta  rigueur  possibles;  où  les 
moyennes  seraient  discutées  tous  les  ans  ^  fixées  d'ttprès  ta  qualité 
des  rêcsoltes?  Cela  n'empêcherait  pas  les  cSiimisrtes  d&s  talyoMtoireB 
nfunicipanx,  —  comme  les  public  analysts  anglais,  —  de  trancher 
une  multitude  de  questions  courantes  à  propos  desquelles  leur  avis 
ne  peut  soulever  aucun  doirte.  Et,  d'autre  part,  c'est  dans  ce  labo- 
ratoire supérieur  que  des  rechwches  seraient  entreprises  et  que 
des  progrès  seraient  atteints.  On  a  dit  souvent,  même  au  consdl 
municipal  :  «  Nous  ne  demandons  pas  à  M.  Girard  des  théories  noRflh 
velles  et  des  découvertes.  »  Et,  en  elïet,  H.  Girard  est  assez  occupé 
des  six  noille  analyses  quTÎ  doit  faire  ou  contrôler  chaque  «imée. 
Hais  qu'on  y  prenne  garde  :  si  la  science  ne  fait  pas  de  progrès,  la 
fraude  en  fera.  Les  procédés  usités  au  laboratoire  municipal  seront 
connus  et  seront  déjoués.  Nous  espérons  donc  voir  un  jour,  au-des- 
sus des  public  analffstSf  un  conseil  de  savans  qui  leur  donnera  tme 
direction  et  soumettra,  au  besoin,  leurs  travaux  à  un  contrôle.  Tel 
est  en  Allemagne  l'Office  impérial  de  santé. 

En  attendant,  nous  applaudissons  à  Tinstitution  du  laboratoire 
municipal.  Tel  qu'il  est,  il  constitue,  dans  Tintérêt  de  la  santé  et  de 
rhonnêteté  publiques,  un  important  progrès.  Et  au  nom  de  tôt» 
ceux  qui  n'aiment  m  le  vin  mouilléy  m  les  haricots  au  sel  de  cuivre, 
ni  Tacide  saKcyKque,  nous  remercions  M.  Girard  et  ses  collabora- 
teurs. 


Dbnvb  Gochik. 


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LES 


FRESQUES 


P&BMiàRB     PARTIE. 


La  comtesse  de  Charterys,  Milion  Ernest^  Berksy  Angleterre^  â 
Henry  Ilollys,  ambassade  d'Angleterre  à  Home. 

16  juin  1881.  —  Envoyez-moi  quelqu'un  pour  peindre  la  salle 
de  bal. 

if.  Hollys  à  lady  Charterys. 

Expliquez-vous  plus  cliàrement  :  Fresques,  huile,  gouache,  bois, 
satin,  pûtre? 

Lady  Charterys  au  même. 
Fresques.  Très  pressé.  Les  princes  annoncent  visite. 

M.  Hollys  à  la  même. 

Inutile,  ma  chère  Esmée,  de  continuer  à  télégraphier  ;  l'affaire 
ne  peut  se  traiter  ainsi  ;  vous  êtes  vou8*mâme  trop  au  ccmrant  des 


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888  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

choses  de  l'art  pour  ne  pas  savoir  qu'il  faut  plus  de  temps  pour 
peindre  à  fresque  une  salle  de  bal  que  pour  la  tendre  avec  des  rou- 
leaux de  papier  français.  Votre  salle  est  aussi  vaste  que  celle 
du  palais  Golonna.  Si  vous  vous  adressez  àun  véritable  artiste,  —  et 
vous  ne  pouvez  songer  à  un  peintre  de  copies,  —  le  travail  sera 
long  et  très  coûteux.  Je  vous  fais  Thonneur  de  croire  que  vous  ne 
voulez  qu'une  œuvre  originale.  Quand  attendez-vous  les  princes 
J'aurais  bien  votre  homme  ici,  mais  je  doute  qu'il  consente  à  entre- 
prendre cette  tâche  et,  en  outre,  il  demanderait  un  temps  considé- 
rable. 

Lady  Charterys  au  même. 

Envoyez  l'homme.  Son  Altesse  Royale  n'a  pas  fixé  le  jour  de  sa 
visite. 

M.  Hollys  à  la  même. 

Permettez-moi,  ma  chère  Esmée,  de  vous  faire  observer  qu'un 
homme  n'est  pas  un  paquet  de  cigares  qu'on  expédie  comme  échan- 
tillon par  la  poste.  Je  vous  disais  que  je  n'étais  pas  sûr  que  l'artiste 
à  qui  je  songeais  consentit  à  se  charger  dé  la  décoration  de  votre 
salle  de  bal  ;  je  l'ai  sondé  depuis  ;  il  ne  me  semble  avoir  aucune 
objection  à  l'exécution  de  ce  projet.  C'est  un  homme  de  talent,  de 
génie  même,  quoique  d'ailleurs  complètement  inconnu  jusqu'ici.  En 
Italie,  tout  homme  qui  sort  de  la  routine  peut  languir,  sa  vie  entière, 
ignoré.  A  notre  misérable  et  vulgaire  époque,  les  choses  banales 
sont  les  plus  appréciées.  Vous  devez  comprendre  que,  s'il  accepte 
la  proposition,  il  faudra  vous  résigner  à  un  gros  sacrifice  d'ar- 
gent. Vous  en  rendez-vous  compte  ?  J'en  doute  un  peu.  En  tout  cas, 
vous  ferez  bien  d'y  réfléchir.  Mais  il  me  vient  une  autre  idée... 
N'est-ce  pas  contraire  aux  convenances?  Il  n'est  ni  jeune,.,  ni  âgé  ; 
cependant  son  extérieur  est  des  plus  agréables  :  je  crains  que  ce 
ne  soit  pas  parfaitement  conforme  aux  usages  reçus,  et  vous  n'igno- 
rez pas  que,  lorsqu'il  vous  arrive  de  faire  une  iniraction  &  la  règle* 
c'est  à  moi  que  l'on  s'en  prend. 

Toujours  à  vous. 
Lady  Charterys  au  même. 

Envoyez-le.  Payez  tout  ce  qu'il  demandera.  Quant  à  la  question 
de  convenances,  Tabby  est  toujours  id. 


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w^mmm 


BSOKS^J^FrZ. 


LES  FRESQUES.  889 


M.  Hollys  à  la  même. 

Ha  chère  Esmée,  comme,  dans  notre  état  encore  incomplet  de 
civilisation,  les  télégrammes  ne  sont  pas  arrivés  à  reproduire  la 
ponctuation,  ni  les  points  d'interrogation,  il  leur  arrive  souvent 
d'être  un  peu  incohérens  ;  de  plus,  ils  coûtent  fort  cher  ;  si  cette 
question  n'a  pas  d'importance  pour  vous,  il  n'en  est  pas  de  même 
en  ce  qui  me  concerne.  Vous  êtes  très  riche  et  moi  je  suis  très 
pauvre.  Je  trouve  scandaleux  de  vous  voir  appeler  votre  très  illustre  et 
très  respectable  grand'mère  Tabby  ;  c'est  sans  doute  chez  vous  une 
mauvaise  habitude  incurable.  Quelle  affreuse  responsabilité  sociale 
que  d'être  votre  subrogé-tuteur  I  je  me  demande  encore  à  quoi  je 
dôis^e  grand,  mais  périlleux  honneur.  Dieu  merci,  vous  êtes  majeure  I 
—  Revenons  à  notre  salle  de  bal.  Ce  qui  a  fixé  mon  choix  sur  ledit 
artiste  (appelé  Benzo),  ce  sont  les  fresques  d'une  petite  église  d'un 
village  des  Àbruzzes,  et  qu'il  a  peintes  pour  le  seul  amour  de  l'art. 
Ce  village  est  son  pays  natal.  Cette  décoration  est  un  véritable  chef- 
d'œ  uvre  ;  si  vous  étiez  plus  artiste,  je  pourrais  vous  écrire  vingt 
pages  sur  ce  sujet,  mais  je  me  bornerai  à  vous  dire  qu'elles  représen- 
tent la  \ie  de  saint  Julien  l'Hospitalier,  qu'elles  rappellent  Botticelli 
par  le  coloris  et  Blicbel-Ange  par  la  vigueur  et  l'anatomie.  Bien'que 
cela  d'éloges,  allez-vous  dire!  Oui,  c'est  vrai,  je  ne  saurais  en  être 
avare  quand  je  suis  sous  le  charme...  Seulement,  vous  convien- 
drez que  c'est  chose  assez  rare...  Ensuite,  j'ai  visité  l'atelier  de 
Benzo,  via  Magutta;  ses  compositions,  d'une  grande  imagination 
et  d'une  véritable  délicatesse  de  dessin,  sans  parler  de  sa  préfé- 
rence décidée  pour  la  fresque,  m'ont  inspiré  la  conviction  que^  la 
décoration  de  votre  salle  de  bal  ne  pouvait  être  confiée  à  de  meil- 
leure s  mains;  il  saura  la  rendre  digne  du  reste  de  Milton  Ernest. 
Quant  à  vous,  n'êtes-vous  pas  tellement  l'esclave  des  tapissiers 
parisiens,  que  vous  ne  songiez  actuellement  à  transformer^votre 
grand  vieux  caste  1  en  une  copie  du  plus  nouveau  des  hôtels  de 
l'ave  nue  de  Villiers,  avec  son  pittoresque  désordre  de  turqueries 
et  de  pochades  à  l'intérieur?  Ne  vous  y  trompez  pas  toutefois. •• 
j'adore  le  Japon  et  la  Turquie  en  leur  lieu  et  place,  et  je  puis  même  au 
besoin  supporter  quelques  impressionnistes^  seulement  ni  les  uns 
ni  les  autres  n'y  sont  dans  une  maison  de  style Tudor,toute'meublée 
en  vieux  chêne.  Le  contenu  d'un  bazar  de  Téhéran  ne  cadrerait  pas 
davant  âge  avec  une  pièce  entourée  de  panneaux  sculptés  par  Grin* 
ling  Gibbons.  Mais  revenons  à  Benzo.  Il  va  de  soi  qu'il  eût  été  diffi- 
cile, pour  ne  pas  dire  plus,  de  demander  à  mon  artiste  de  décorer 
une  salle  de  bal,  même  la  vôtre,  s'il  était  à  la  mode  ;  mais  il  est 


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j)90  RE7UE  VB&  DBUl  IK^DES. 

tout  à  fait  inconnu  et  pauvre,  au  sens  le  moins  romantique  de  ce 
vilain  mot.  Tout  d'abord  il  ne  voulait  entendre  parler  de  rien  et  parais- 
sait presque  offensé  de  ma  proposition  ;  peu  à  peu  il  est  venu  à 
résipiscence;  et  je  suis  parvenu  à  hri  persuader  que  la  décoradSon 
d'une  salle  de  bal,  longue  de  80  mètres,  avec  des  sujets  lires  des 
contes  de  Boccace  ou  de  l'jbioste,  n'était  pas  une  œuvre  à  dédoi*- 
gner.  Je  lui  ai  également  garanti  qu'il  aurait  son  appartement  par* 
ticulier  et  que  personne  ne  viendrait  Fy  déranger.  Il  s'emtaurqneni 
demain  sur  le  paquebot  de  Givita-¥ecchia  et  arrivera  à  Miltoa 
Ernest  dans  le  cuurant  de  la  sensaine  prochaîne.  Je  n'ai  pas  besom 
de  vous  recommander  de  lelndter  avec  toute  la  polkesse  vouluet, 
car  c'est  un  gentleman.  Il  entend  vous  laisser  libre  de  fixer  le  dûflife 
de  ses  honoraires,  quand  son  travail  sera  achevé,  ainsi  qtf  il  é<Mit 
d'usage  dans  les  palais  et  monastères  au  siècle  du  Sodoma  et  ch 
Dominiqtrin.  C'est  peut-être  là  un  trait  d'astuce  italienne,  car  tout  le 
monde  sait  qu'en  disant  :  «Ce  qu'il  vous  plaira,»  on  espèn»  recevoir 
trois  fois  ce  qu'on  n'oserait  denrander;  c'est  peut-être  aussi  dveslui 
orgueil.  Je  suis  très  frappé  de  cette  preuve  de  race  chez  messiN: 
Renzo,  bien  qu'on  prétende  au  pays  quîl  est  le  fils  non  reooMWi 
d'une  pauvre  fille,  qui  Fa  confié  ^n  mourant  à  la  garde  du  curd  de 
son  viltege.  Mais  ceci  ne  sauraSt  avoir  d'intérêt  pour  vous.  Avec  vos 
idées  particuKères  sur  fart,  vous  ne  ferez  guère  plus  de  cas  de  est 
individu  que  de  votre  groom,  et  vous  ne  le  traiterez  mémrepas  avec 
autant  de  considération  que  votre  taiîleur,  — carvousprenez  le  thé,  je 
crois,  avec  votre  tailleur  ?  —  Un  mot  encore  ;  gardez-vous,  autant  qw 
la  chose  vous  sera  possible,  de  vouloirimposer  votregtèt  etvotre  juge- 
ment au  peintre  que  je  vous  adresse.  Il  sait  ce  qu'il  veut.  Souvenez-vous 
que  pour  ce  qui  est  des  fresques,  on  n'en  peut  rien  dire  avant  d'ei 
avoir  vu  l'eflBet  général.  Sir  Joshua  Reynolds,  si  je  ne  me  trompe, 
(Esait  qu'il  nefallait  jamais  montrer  d'œuvres  ébauchées  ni  aux  enftfis 
ni  aux  badauds.  Sans  être  ni  fun  ni  l'autre,  vous  êtes,  en  revanche, 
capricieuse  et  entêtée.  Puisse  ce  trait  diabolique  produire  sur  tous 
tout  feffet  que  je  souhaite  I  Procurez-vous  du  pl&tre  peur  fresques. 

Lady  Charierys^an  même. 

Parfait  I  Quelle  éloquence  !  Street  a  trouvé  du  plâtre  ^(2  Aoc.  Mille 
remercimenSt 

Léon  Benzo  à  don  Ecceltho  Ferraru.  FXorinella. 

MUtOBEniwU 

Trèscberpërei  ilpkut  à  verse  aujourd'hui;  force  m'est  de  renon- 
cer à  peîiidre.  C'estdonc  à  vous  que  je  coasacora'meskisivs  du  malài, 


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us  rassQiw.  8dft 

L'Angjkteura  ma  icappapar  son  asfract  yeri  et  kumide,  par  le  gcand 
Dombre  de  ses  maisoûs  ;  à  ckaqud  mètre,  il  eu  surgit  wkev  o»  qui 
produit  dans  le  paysage  Tel&t  d'au  appactemaat  trop  meublé.  Ou 
j  voit  aussi  uuû  qaaotité  de  chemioées  très  élevées^  comme  des 
cheminées  d'usioâ.  Los  maisons  sont  basses*  Londres  a  l'air  bîea 
provincial»  bien  prosaïque,  comparé  4  Borne.  C'est  4  croire  littértf-^ 
lestent  que  Ton  peut  se  casser  la  tête  contre  les  toits.  L'atma-^ 
sfUbse  de  la  grande  ville  est  épaisse  ooaune  une  polenta,  on  pouis 
rait  ia  co«iper  à  la  cuiller.  Je  n'ai  pas  voulu  m'arrâter  à  Londres; 
^  suis  venu  comme  une  ilëchev  pour  ainsi  dirie,  dans  le  Serkabirei^ 
a'ayant  fait  qu'une  balte  d'une  heure  dans  la  National  Gallery.  J^at 
trouvé  là  quelques  belles  toileSt.  qui  n'auraient  jamais  dû.  quitter 
L'Italie.  Le  Berkshire  est,  paralt41,  le  nom  d'un  comté.  Le  pays^  joU, 
boisé»  me  rappelle  certaines  parties  de  l'Ombriei  avec  cette  diffé- 
rence, toutefois,  que  les  montagnes,  qui  prêtent  tant  de  migesté  au 
calme  de  la  nature,  manquent  ici. 

Le  ciel,  sombre  et  bas,,  aussi  lourd  qu'une  draf^rie  de  laine,  m 
peut  se  comparer  à  notre  éblouissante  et  radieusevoùtecéJesleuALta 
station  d'un  petit  village,  m'attendait  une  voiture  aux  roues  très  éle-* 
vées  et  attelée  d'un  cheval  admirable.  Cette  gare  semble  avoir  été 
placée  là,  tout  exprès  pour  le  service  du  château  de  Milum.  Je  suis 
arrivé  à  la  porte  d'entrée  par  une  avenue  longue  de  deux  kilomètres» 
Cétait  le  soir;  on  m'a  tout  aussitôt  conduit  dans  l'appartement  qui 
m'était  destiné,  et  où  j'ai  trouvé  un  bain  tout  prépara.  Je  n'ai  ^i 
nfiaire  qu'^à  un  seul  domesti^pe,  qui,  heureusement,  parle  un  peu 
le  français,  et  qui  sera,  je  crois,  spécialement  chargé  de  mon  ser- 
vice» Le  lendemain  matin,  un  grave  et  imposant  majordome  m'a 
mené  dans  la  salle  de  bal,  et  m'a  dit  que  lady  Charterys  me  rece- 
vrait quelques  heures  plus  tard  dans  la  bibliothèque;  ce  qu'elle  fit 
en  effet.  Je  m'étais  figuré  uue  femme  entre  deux  âges,  mais  elle  eet 
jeune  à  n'en  pas  douter;  après  m'aveir  fait  de  la  tète  un  petit  signe 
hautain  et  froid,  elle  m'a  demandé  si  rien  ne  me  manquait.  Sans 
me  donner  le  temps  de  lui  répondre,  elle  s'est  iaformée  des  nou- 
velles de  iL  Hollys,  qui  est  à  la  fois  son  cousin  et  son  subrogé- 
tuteur;  puis,  toujours  sans  attendre  ma  réponse,  elle  m'a  engagé  à 
me  mettre  immédiatement  à  l'œuvre,  ajoutant  qu'elle  espérait  me 
voir  terminer  mon  travail  dans  le  pUis  court  délai  possible.  fiUe 
comptait,  a-t-elle  ajouté,  que  je  ferais  de  jolies  choses,  genre  Corot, 
mais  avec  les  personnages  vêtus,  tant  il  y  a  de  g3ns  atupides  I  Là- 
dessus  elle  me  fit  derechef  un  petit  signe  de  tête,  et  ainsi  finit  notre 
entreti^.  Pardonne&-moi  cet  incohérent  bavardage;  je  m'entends 
mieux  à  manier  la  brosse  que  la  plume;  puis,  n'ôtes-vous  pas  d'une 
indulgence  à  toute  épreuve  pour  les  bévues  de  votre  filleul? 


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892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tout  ce  qui  m'entoure  est  d'une  grandeur,  d'une  magnificence 
incontestables  ;  sans  doute,  j'en  admire  les  beautés,  mais  j'en  suis 
comme  écrasé.  Les  terrasses  sont  d'un  aspect  triste  avec  leurs 
cèdres  imposans  et  les  branches  feuillues  des  ormeaux.  La  grande 
galerie  est  trop  sombre  avec  ses  armures  de  fer  et  ses  panneaux  de 
chêne  ;  cependant  je  ne  voudrab  y  rien  changer.  Tout  est  en  har- 
monie et  à  l'unisson  avec  le  ton  général  du  paysage  et  les  teintes 
grises  de  l'atmosphère;  je  n'en  puis  dire  autant  de  la  châtelaine, 
qui  est  une  très  jolie  jeune  femme,  très  capricieuse,  très  frivole, 
très  dédaigneuse ,  qui  n'est  jamais  en  retard  pour  une  coupe  de 
robe,  fût-ce  même  d'une  robe  de  chambre.  Lady  Gharterys  n'est 
pas  mariée,  comme  je  l'avais  supposé  d'après  son  titre,  mais  elle 
le  tient  de  sa  mère,  qui  le  prit  par  droit  d'héritage  à  la  mort  de  son 
frère,  le  dernier  comte  de  Gharterys,  lequel  n'a  pas  laissé  de  pos- 
térité. Elle  se  trouve  par  suite  à  la  tête  d'une  fortune  colossale  et 
d'une  grande  influence  dans  le  comté,  avantages  auxquels  elle 
parait  d'ailleurs  aussi  indiilérente  qu'une  enfant  le  serait  pour  un 
reliquaire  orné  de  pierres  précieuses.  N'allez  pas  croire  d'après  ce 
qui  précède  que  je  l'aie  vue  longtemps,  mais  elle  est  de  celles 
qu'on  juge  au  premier  coup  d'œil. 

Il  y  a  ici  une  troupe  d'hêtes  très  gais  et  très  animés;  ce  qu'on 
appelle  la  saison  de  Londres  touche,  paratt-il,  à  sa  fin.  Tout  ce 
monde  si  frivole  m'a  considérablement  porté  sur  les  nerfs.  Pendant 
les  premiers  jours  de  ma  présence  ici,  il  ne  m'était  pas  possible  de 
travailler,  tant  leurs  observations  m'irritaient.  J'ai  pris  le  parti  de 
dire  à  lady  Gharterys  que,  si  l'on  ne  m'autorisait  pas  à  m'enfermer 
à  clé  dans  la  salle  de  bal,  je  serrerais  ma  botte  à  couleurs  et  repar- 
tirais pour  l'Italie  sans  avoir  même  esquissé  les  cartons.  Elle  a 
cédé,  en  sorte  que  je  jouis  maintenant  d'une  tranquillité  parfaite. 
Je  n'ai  d'ailleurs  à  me  plaindre  de  rien;  j'ai  mon  appartement  par- 
ticulier, j  y  prends  mes  repas,  l'on  me  sert  les  mets  les  plus  soignés 
et  les  meilleurs  vins  français;  en  un  mot,  je  suis  traité  comme  un 
prisonnier  d'état.  Je  vois  bien  cependant  que  toute  la  valetaille  n'a 
aucune  considération  pour  moi;  à  ses  yeux,  je  suis  sur  le  même 
niveau  que  le  vitrier  qui  vient  poser  des  carreaux  à  la  salle  de  bal. 
Mais  cela  ne  m'importe  guère. 

Cette  salle  de  bal,  soit  dit  en  passant,  est  une  pièce  de  fort  belle 
ordonnance  et  surmontée  d'un  dôme. 

Mon  désappointement  a  été  grand  de  ne  pas  trouver  en  arrivant 
ici  le  plâtre  encore  humide,  comme  on  devait  s'y  attendre  dans 
une  construction  de  date  récente;  le  plâtre  des  muVs  est  déjà 
sec  et  légèrement  granulé;  j'en  ai  exprimé  tout  mon  mécontente- 
ment k  lady  Gharterys,  lui  disant  qu'elle  ne  pouvait  espérer  d^tfres- 


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LES  FRESQUES. 

qaes  à  grand  effet  de  coloris  sur  des  murs  revêtus  d'un  pareil 
6nduit9  et  qu'il  serait  même  peut-être  plus  sage  d'opter  pour  de 
grands  panneaux  peints  à  l'huile.  Cette  idée  ne  semble  pas  lui  sou- 
rire; elle  s'est  probablement  mis  en  tête  d'ayoir  des  fresques,  parce 
que  c'est  chic. 

Au  point  de  vue  de  Tarchitecture,  cette  grande  salle  est  une 
erreur  capitale;  lady  Gharterys  l'a  fait  construire  l'an  passé  dans 
un  style  qui  n'a  pas  plus  de  rapport  avec  celui  des  Tudor  qu'un 
grand  vase  de  cristal  de  notre  temps  n'en  aurait  avec  une  monture 
de  Benvenuto^Gellini.  Tout  hétérogène  qu'elle  soit,  cette  salle  de 
bal  n'en  a  pas  moins  de  belles  proportions  ;  puis,  comme  eHe  est 
masquée  par  de  grands  ombrages,  elle  ne  gâte  pas  la  vue  générale 
du  château*  Elle  sera  incontestablement  d'une  grande  utilité  à  la 
jeune  maltresse  de  céans,  lorsqu'il  y  aura  foule  id,  comme  c'est  le 
cas  en  ce  moment,  vu  qu'il  n'existe  maintenant  pour  toute  salle  de 
bal  qu'une  étroite  et  longue  galerie  très  insuffisante.  Milton  Ernest  est 
d'un  beau  style,  mais  je  trouve  qu'il  manque  de  grandeur,  comparé 
à  nos  palais.  Le  nombre  des  domestiques  est  prodigieux. 

La  galerie  de  tableaux  n'est  pas  riche  en  toiles  anciennes;  on 
parait  très  fier  de  quelques  œuvres  de  maîtres  vénitiens,  lesquelles 
ne  sont  évidemment  que  des  copies;  dernièrement,  j'ai  failli  me  faire 
une  affaire  avec  une  imposante  douairière  en  lui  disant  ce  que  j'en 
pense  ;  c'est  la  grand'mère  de  mon  hôtesse,  la  mère  de  son  père,  qui, 
lui,  n'est  plus  de  ce  monde.  Elle  s'appelle  lady  Gaimwrath  of  Oswes- 
try.  Je  copie  ce  nom  diabolique  sur  l'une  de  ses  cartes;  si  je  suis 
pour  la  valetaille  au  même  niveau  que  les  vitriers,  je  ne  dépasse 
pas  celui  du  tapissier  aux  yeux  de  cette  redoutable  grande  dame, 
dont  le  regard  seul  a  le  don  de  vous  pétrifier. 

La  lumière  grise  du  ciel  m'incommode,  me  gêne  pour  mon  tra- 
vail; il  parait  qu'il  en  est  toujours  de  même  ici.  Ah!  que  j'étais 
bien  plus  heureux  lorsque  je  décorais  votre  sainte  petite  église,  mon 
bon  père  I  Je  ne  serais  probablement  jamais  venu  en  Angleterre  si 
j'eusse  gagné  quelque  argent  cet  hiver;  mais  j'étais  littéralement 
a  secco  et  menacé  de  mourir  de  faim.  Un  brave  capitaine  de  mes 
amis  m'a  offert  de  me  transporter  gratis  de  Givita-Vecchia  à  Lon- 
dres; avec  l'argent  d'un  petit  bronze  que  j'ai  vendu,  j'ai  pu  venir 
de  Londres  ici  et  acheter  les  couleurs  dont  j'avais  b^in.*  Je  n'-ai 
heureusement  aucune  dépense  à  faire  maintenant,  car  je  suis  sans 
le  sou.  Je  soupçonne  les  domestiques  d'avoir  deviné  ce  qui  en  est; 
ils  ont  pour  cela  le  même  flair  que  les  rats  pour  découvrir  l'endroit 
où  est  serré  le  grain. 

Adieu,  mon  cher  père,  je  vous  quitte  et  je  vais  me  promener 
dans  le  parc;  tout  est  sombre  et  mouillé,  mais  l'air  exhale  cepen- 
dant de  douces  senteurs,  et  les  chevreuils  n'en  sont  pas  moins  de 


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MA  RETUE  IN»  DBDX  MONDES. 

cbarmiiMi  aiiimanx.  Je  ne  me  lasse  pas  d'étudier  leurs  }oIies  alliira& 
et  Teosemble  gracieux  de  leurs  groupes.  Dire  que  celle  qui  les  pos- 
sède ne  daigne  jamais  les  regarder  I 

Lady  Charterys  à  M.  Hollys. 

Votre  Benzo  est  ici.  Rien  ne  pourra  me  dissuader  qu'il  n'a  en- 
core fait  antre  chose  que  quelques  grands  traits  à  la  craie  sur  du 
papier  gris;  il  se  claquemure  dans  la  salle  de  bal,  insistant  poor 
que  personne  ne  vienne  l'y  troubler.  Il  a  même  exigé  que  la  porte 
en  soit  fermée  à  clé.  Je  suis  conyaincue  qu'il  passe  son  temps  à 
fumer  ou  à  dormir.  Il  serait  intolà^ble  s'il  n'était  si  beau,  —  ear 
il  est  merveilleusement  beau.  Je  nae  souviens  d'un  portrait  de  César 
Borgia  auquel  il  ressemble  énormément. 

M,  Hollys  à^la  mime. 

Il  existe  à  ma  connaissance  trois  portraits  de  ce  fameux  César, 
qui  n'ont  aucun  rapport  entre  eux.  Duquel  de  ces  portraits  enten- 
dez-vous parler?  Je  ne  vois  pas  pour  mon  compte  la  plus  légère 
ressemblance.  Je  vous  avais  tout  particulièrement  recommandé  de 
respecter  la  solitude  de  votre  h6te  ;  il  est  physiquement  impossible 
de  se  livrer  à  un  travail  de  tète  avec  des  allans  et  veoans  autour 
de  soi;  il  faut  lui  laisser  le  temps  de  combiner  ses  compositions.  Ne 
savezrvous  donc  pas  que  la  fresque  ne  connaît  pas  de  repentirs?  Si 
l'on  vient  à  se  tromper,  l'erreur  reste  là  pour  toujours.  Jlais  vous 
autres,  belles  dames,  vous  ne  savez  rien  de  la  fresque  ni  de  ce  qu'elle 
exige  de  tranquillité. 

Lady  Charterys  au  même. 

Ce  n'est  pas  de  César  Borgia  que  je  voulais  parler,  mais  de 
Cbristophe  Colomb  ;  nous  avons  un  portrait  de  lui  dans  la  galerie. 
Votre  ami  est  un  causeur  intéressant  et  qui  parle  très  bien  le  français. 
Il  a,  paralt-il,  étudié  à  Paris  pendant  des  années;  sa  méthode  de 
travailler  peut  être  excellente,  mais,  à  coup  sûr,  elle  n'est  pas  expô- 
ditive.  Si  les  princes  réalisent  leur  projet  de  visite,  je  me  verrai  dans 
la  nécessité  de  faire  tendre  en  satin  la  salle  de  bal  pro  tempore. 

Hier,  il  nous  a  raconté  l'histoire  de  sa  vie,  nous  disant  que, 
dans  sa  petite  enfance,  il  courait  pieds  nus  dans  la  montagne 
et  ne  vivait  que  de  châtaignes;  il  a  été  élevé  chez  un  prêtre.  Ce 
que  je  ne  pourrai  jamais  comprendre,  par  exemple,  c'est  qu'un 
pauvre  vieux  curé  (même  d'origine  noble)  ait  pu  lui  donner  de  si 
grandes  façons  et  si  grand  air«  Je  l'ai  invité  à  dîner»  il  m'a  répondu 


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qu'il  n'avait  pas  de  tenue  du  soir;  je  lui  ai  alors  suggéré  de  télé- 
graphier à  Rome,  sur  quoi  il  m'a  fait  une  véritable  scëae,  mais  à 
froid,  sans  le  moindre  emportement,  un  peu  à  la  façon  de  Chaste- 
lard;  vous  savez  l)ien...  Est-ce  que  les  ItaUeiis«ont  .toujours  de  ces 
manières-là?  Cela  tient-il  à  ce  qu'ils  ont  été  des  Romains?  Yojos 
entendez  bien  ce  que  je  veux  dire  :  le  dvis  ramanus^  ii'est-^ce  .pas? 
Ce  que  lord  Palmerston  et  ce  cher  lord  Beaconsûeld  ont  fait  de 
l'Anglais  dans  le  monde. 

M*  HoTlt/s  à  la  mêmeé 

Peu  d'Jtalifflss'flont  (Romains  «pur  sang-.;  dans  le  nomère  se  trou- 
vent une  rfonle  de  Latins,  de  Grecs,  de  iiiifs,de  Lydiens  ou  d'Orien- 
taux.  H'iaut  que  Ren^  vous  inspire  un  ibien  ^vif  intérêt  |)om*  que 
vous  tdaigniez  «insi  jeter  un  coup  d'oaO  rétrospectif  sur  Thigtoipe, 
Gbastelard  aussi  me  semble  étire  oïDe  allusion  àfdes  dk*ames6Kmi- 
•entendus*,..  Je  serais  désolé  si,  de  giihé  de^cœur,  j'avais  exposé  ce 
malheureux  au  péril,  car  il  y  a  en  lui  Tàme  d'an  véritable  artiste* 
J'aurais  «dû  me  souvenir  qu'à  défaut  de  lions,  la  flèche  de  Disane 
s'égarait  sm*  son  chien. 

iMdy  Charterys  au  même. 

Diane  étaît-elle  -vraiment  assez  sotte  pour  tuer  son  chien?  Tau- 
rais  cru  que  semblable  balourdise  ^arrivait  qu'aux  badauds  ou  aux 
volontaires.  Quanffà  supposer  qu'il  n'y  a  personne  ici  en  ce  moment, 
d'est  une  erreur  ;  jugez  plutôt  par  la  liste  suivante  :  Bertie  Pren- 
dergasft,1ord  Colchester,  le  colonel Royallieu,  le  comte  de  Suresnes, 
Dickie  Haward  ;  et  Tic  arrivera  ici  dans  une  huitaine  de  jours. 

iL  Hallys  la.même^ 

Tous  savez  triés  bien  que  ce  que  je  souhaite,  c'est  de  vous  voir 
épouser  Yic,  et  que  ce  soit  une  affaire  bientôt  faite.  II  vous  con- 
vient en  perfection  et  il  ne  vous  permettra  pas  de  victimer  de  pau- 
ses peintres.  Youdrïez-vous  donc  flirter  avec  mon  Romain?..  Non^. 
de  grâce  I 

:Lady  Charterys  au  méme^ 

Flirte-t-on  avec  un  mendiant  du  Iranstevere  parce  qu'il  prodwt 
un  effet  pittoresque  sur  les  degrés  d'un  temple?  .Ayez  donc  plus 
de  bon  Jiens  et  de  respect  des  convenances. 


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896  HETUE  DES  DEUX  MONDES. 


M.  Hollys  à  la  même. 

Votre  réponse  est  d'assez  mauvais  goût  et,  de  plus,  n'en  est  pas 
une.  Pourquoi  n'iriez-vous  pas  faire  une  tournée  de  visites  chez 
yos  amis  et  ne  laisseriez-vous  pas  en  paix  peintre  et  fresques? 

Léon  Rénzo  à  don  Eccelino  Ferraris. 

Je  suis  charmé  d'apprendre  que  mes  griffonnages  égaient  votre 
solitude,  mon  cher  et  excellent  ami,  vous,  à  qui  je  serai  éternelle- 
ment redevable  de  cet  inappréciable  don  du  savoir,  qui,  s'il  ne 
donne  pas  toujours  la  puissance ,  reste  cependant  toujours  une 
compensation  et  une  consolation.  Vous  trouverez  ci-inclus  deux 
croquis  :  l'un ,  celui  du  château  ;  l'autre ,  celui  de  ma  patronne. 
Patronne  n'est  pas  un  joli  mot,  mais  puisque  c'est  l'expression  vraie 
dans  le  cas  présent,.,  lasciammolo.  Cette  ébauche  ne  donne  d'elle, 
je  le  reconnais,  qu'une  très  imparfaite  idée  ;  quelques  traits  de 
crayon  rouge  ne  sauraient  rendre  sa  beauté  ;  elle  a  la  merveilleuse 
carnation  des  Anglaises;  je  croyais  même  que,  chez  elle,  l'art 
aidait  un  peu  à  la  nature.  Son  visage  serait  irréprochable  si  sa 
bouche  n'était  si  dédaigneuse;  son  regard  exprime  l'ennui  et  l'im- 
patience; c'est  celui  d'une  insensible  plutôt  que  d'une  jeune  Vénus... 
Elle  n'aura  jamais  manqué  de  rien,  ce  qui  n'est  pas  moins  funeste 
que  de  manquer  de  tout...  En  Italie,  lui  disais-je,  avec  quelques 
pièces  de  menue  monnaie,  pour  acheter  du  pain,  des  fruits  et  des 
couleurs,  j'étais  parfaitement  satisfait  de  mon  déjeuner  de  soleil.  Elle 
m'a  conté,  tout  en  bâillant  légèrement,  qu'elle  avait  passé  un  hiver 
en  Italie  et  que  ce  pays  ne  lui  allait  pas.  Une  seule  chose  lui  avait 
plu,  c'était  les  promenades  à  cheval  dans  la  campagne  de  Rome. 
«  Je  me  figure,  m'a-t-elle  dit,  que  ce  doit  être  joliment  amusant 
de  peindre,  car  les  peintres  que  j'ai  connus,  Leighton  et'  Millais, 
n'avaient  jamais  l'air  de  s'ennuyer.  Mais,  quant  à  moi,  je  ne  com- 
prends pas  le  plaisir  qu'on  peut  y  trouver.  Je  vois  cependant  au- 
jourd'hui que  grand  nombre  de  femmes  consacrent  leurs  loisirs 
à  cet  art.  C'est  un  genre,  une  mode  que  je  ne  serai  jamais  tentée 
de  suivre.  Puis,  ces  femmes-là  sont  toujours  faites  comme  de 
vrais  paquets  ;  il  est  bien  plus  sage  de  s'en  rapporter  à  sa  coutu- 
rière, qui  s'y  connaît  mieux  que  vous  ;  malgré  les  nombreuses 
célébrités  qui  ont  surgi  à  l'horizon  depuis  Worlh,  c'est  toujours 
lui  qui  a  le  pompon.  Quand  on  a  une  robe  signée  de  lui  et  un  cha- 
peau de  M^  Brown,  on  n'a  rien  à  craindre.  »  Mon  interlocùtriee 
ouvrit  ici  de  grands  yeux  dédaigneux  ;  elle  paraissait  confondue  de 
mon  silence.  Hélas  I  c'était  la  première  fois  que  j'entendais  parler 


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LES  FRESQUES.  897 

de  H"  Brown.  J'ai  dû  faire  à  lady  Gharterys  l'effet  d'un  sauvage.  A 
vrai  dire,  je  le  lui  rends  bien,  car  elle  n'est  occupée  que  de  perles 
et  de  plumes,  comme  une  vraie  sauvagesse  :  art,  science,  philoso- 
phie, tout  est  lettre  morte  pour  elle  ;  son  horizon  est  borné  par 
une  impitoyable  barrière  d'égoîsme  et  de  sottise. 

Les  Anglaises  me  paraissent  manquer  de  distinction  et  de  grâce  : 
elles  vous  dévisagent  d'une  manière  désagréable  et  de  mauvais 
ton  ;  il  leur  faut  à  tout  prix  attirer  l'attention  du  sexe  fort.  Cest 
ce  qui  m'a  souvent  frappé  quand  elles  viennent  faire  un  tour  dans 
la  salle  de  bal,  car  elles  ne  se  gênent  pas  devant  moi  ;  sans  doute, 
elles  sont  très  élégantes  ;  j'ai  asse2  vécu  à  Paris  pour  m'y  connaître, 
mais  tout  ce  qu'elles  portent,  tout  ce  qu'elles  disent,  tout  ce  qu'elles 
font,  est  toujours  frappé  au  coin  d'une  certaine  excentricité.  Elles 
n'ont  ni  le  charme  séduisant  de  la  Parisienne,  ni  la  grâce  de  nos 
compatriotes,  pas  même  celle  de  nos  jetines  paysannes  allant  cher- 
cher de  l'eau  à  la  fontaine  d'Aricie,  ou  portant  du  varech  à  Amalfi. 
A  propos  de  jeunes  paysannes,  je  vous  dirai  que  j'ai  pris  pour  sujet 
de  mes  fresques  les  idylles  de  Théocrite.  Il  y  a  là  matière  à  de  ma- 
gnifiques compositions.  Dès  le  lendemain  de  mon  arrivée,  lady  Char- 
terys  m'a  demandé  combien  il  me  faudrait  de  temps  pour  exécuter  mon 
travail  :  a  Un  an  au  moins,  ai-je  répondu,  peut-être  deux.  »  Elle  m'a 
répliqué  d'un  air  étonné  :  a  J'avais  toujours  cru  que  tout  serait  achevé 
vers  le  milieu  de  l'automne.  —  En  ce  cas,  ai-je  répondu  vivement, 
il  n'y  a  qu'une  chose  à  faire  :  vous  adresser  à  un  décorateur  plutôt 
qu'à  un  artiste;  vous  n'aurez  que  l'embarras  du  choix  soit  à  Paris, 
soit  à  Londres.  »  A  ces  mots,  son  étonnement  parut  redoubler  et 
elle  se  retira. 

Je  lui  écrivis,  à  la  suite  de  cette  entrevue,  un  petit  billet  pour  lui 
demander  l'autorisation  de  partir  ;  elle  me  répondit  par  un  autre 
petit  billet,  me  priant  de  continuer  mes  travaux  et  d'y  consacrer 
deux  ans  s'il  était  nécessaire.  Le  prince  et  la  princesse  retardent 
l'époque  de  leur  visite  ;  je  ne  sais  de  quels  princes  il  s'agit,  mais  j'ai 
consenti  à  rester  ;  je  ne  vous  dissimulerai  pas  la  satisfaction  que 
j'en  ressens.  Le  travail,  en  lui-même,  m'intéresse  et  me  plaît;  puis» 
après  tant  d'années  de  privations,  de  solitude  et  de  lutte  avec  la 
misère,  le  fait  seul  d'être  assuré  de  son  lendemain  vous  est  un 
repos  inappréciable.  Ici,  je  suis  tout  entier  à  mon  art  ;  je  n'ai  plus 
à  me  préoccuper  de  la  question  du  loyer,  ou  de  savoir  si  j'aurai 
assez  de  monnaie  pour  payer  ma  tasse  de  café.  La  seule  chose  que 
j'aie  jamais  enviée  aux  en  fans  gâtés  de  la  fortune,  c'est  leur  indé- 
pendance. On  certain  soir,  lady  Gharterys  me  fit  inviter  verbalement 
à  dîner  avec  elle,  ses  hôtes  et  la  formidable  grand'maman;  cette 
façon  d'agir  ne  m'ayant  pas  semblé  polie,  j'ai  fait  répondre  égale- 
TOMk  Lvn.  —  1883.  57 


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999  REVUE  D£»  DdSDK  MONDES. 

ment  Yerbalemefit  que  j'étais  oocupé.  Le  kndemaûii  elld  m'écrivil 
un  mot^  me  disant  qu'elle  désÎNiit  causer  avec  moi;  je  ne  pmYêîs 
me  dispenser  de  me  rendre  à  son  i^pel.  tHe  était  dans  aoa  saion, 
i!raie  nicbe  de  porcelaine  de  Saixe  et  de  bois  laqué  blaoïc  Louis  XTl; 
pour  la  première  fois,  elle  me  te&dit  la  maîn.  Elle  parut  surprise 
que  je  Be  lui  touchasse  que  le  bout  des  doigts,  en  m'inclinant  iies- 
pec^Meusement.  «  Pourqim  a'ètes-vous  pas  veim  dîner  avec  noun^? 
xae  demandi^lrelle  de  oe  tooi  brusque  plutôt  qu'aimable  qui  est  ici 
eoBumui  à  tout  lemeude. —  Je  tnuraîUais,  répondis-je  ;  puia,  j'ignorais 
(]pi'il  fût  conforme  à  l'étiquettei  en  Angleterrei  de  faire  inviter  quel- 
qn'nn  de  vive  voix  par  un  domestique.  »  À  ces  mots,  une  légère  rou- 
geur colora  ses  joues  :  «  ilil  je  tous  demande  pardon  I  répliquar- 
l-elfe,  toujours  d'une  voix  brève;  il  n'est  jamais  entré  dans  bms 
intentions  de  vous  faire  une  impolitiesse»  Je  croyais  que  vous  dévies 
et»  si  ùutigué  de  la  monotonie  de  votre  solitude  1  Nous  autres, 
UDtts  mourons  tous  d'ennui,  bien  que,  pour  chaxiger,  j'invite  mes 
faMes  par  série  de  huit  joiffs  seulement,  llainteMiil,  dlneiez-'vous 
wec  Dons  si  je  vous  le  demaDde?  n  —  Que  pouvais-jedire  7  La  vérité  ; 
et  h  vérité  est  que  je  u'm  pas  d'habit  1  pas  un  bout  de  ioileUei  Cette 
CQAfessîon  eût  pu  paraître  humilimte  à  certaines  gens;  pour  moi, 
elle  ne  l'était  pas  :  «  Pour(|uoi  alors,  pqpjrit^elle  d'un  air  surpr^  M 
tèlégra^iez-TOUs  pas  pour  demaader  votre  habit?  Votre  vdki  de 
chambre  pcfurrait  vous  l'eipédier  de  Rome.  )>  Je  ne  pus  m'empé- 
cker  de  rine  et  je  lui  dis  :  <i  La  vérité,  madame,  c'est  que  je  n'ai 
pae  de  valet  de  chambre  à  Botme  et  que  je  ne  possède  d'habit  ni  à 
Rome,  ni  ailleurs.  Je  cnvyaisque  AL  Hollys  avait  dû  vous  prévenir  de 
la  pénurie  de  mes  finances,  et  vous  dire  que  j'étais  menacé  de  mou- 
rir de  iaim  sans  la  commande  que  vous  m'arvez  iaite«  d  En  entendant 
oette  phrase,  lady  Gfaarterysidevint  pâJe  comcae  un  .liage.  Je  vis  bien 
alocs  qu'elle  ne  se  Cardait  pas  et  que  son  teint  de  rose  est  absolument 
naturel  :  «Je  «us  désolée  1  ouiJ  désolée!  jiiurmiraît-eUe,eûmsnefii 
-elle  yeàt  été  pour  quelque  chose.  Mais  se  pourrais-je  p$s?.m  pourquoi 
ne  pas  acheter7.«,|e  vous  fournirais  tout  l'argent  dont  vous  pourriez 
awir  bénin*..—  Pardon]  nuidame,  reprisr-je  d'am  mr  froissé,  je  n'ai 
besoin  de  Tien  ici.  J'ai  dû  tous  metÉre  iraocbemeat  an  courant  de k 
situatiofi,  parce  qa'aui(d:enent  j'aurais  pu  paraline  insensible  à  votne 
paiitesse;  mais  je  ne  satorais  vous  reconnaître  le  droit  de  m'afiheier 
des  habits  comme  des  liivrées  aux  iaqoais  poudrés  qui  font  la  haie 
dans  vos  antichambres.  Quand  mon  travail  aéra  aciieT»  vous  seras 
Mbre  de  n'offrir  la  rémuaémtioa  que  Wiàa  et  vos  amis  jugerai  à 
pMpaa.  Si,  au  eoutnaâre,  foos  n'âtes  pas  satisfaiée,  je  ne  rèobme 
aucune  rétribution;  j'aflvai  toujours  été  veftre  débiteur  en  retonr  de 
cette  mttée  4e  travail  agréable  passée  à  l'abâ  4ea  sonds  quti- 


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us  BBSStylBB.  890 

dieos  <iu'eDgeudre  b  pauvreté»  »  Pour  toute  réponse,  lady  Char- 
terys  se  horoa  à  me  saluer ,  puis  se  retira  de  Tair  le  plus  gra- 
cieux. J'avais  GODscienoe,  j'en  conviens,  que  le  beau  rôle  m'était 
leeté  dans  cette  entrevue;  ce  qui  n'était  pas  un  petit  triomphe  pour 
un  homme  qai  n'a  pas  d'hatût.  Jamais,  jusque-là,  lady  Gharterys 
n'avait  ima^né  qu'il  y  eût  dans  le  monde  un  homme  sans  valet 
de  chambre  et  sans  habit  I  II  est  sûr  maintenant  qu'elle  ne  pourra 
plus  me  confondre  avec  un  fournisseur  de  Londres,  de  Paris  ou  de 
Yienne.  Ceux-là  ne  sont  jamais  pris  au  dépourvu  sur  ce  point.  Quant 
à  moi,  ma  jaquette  de  serge  en  été,  ou  de  velours  brun  en  hiver, 
me  suflisent.  Que  n'ontrellee  l'extrâme  condescendance  de  vouloir 
bien  dura'  toujours! 

Lady  Bermione  Latrohe  à  sa  sœur  lady  Dorothée  LatrobCy 
aux  Cloîtres  y  près  de  Chesterfield. 

MacbèreDolly,  ilyaiciunétre  d'uiM  rarissime  beauté  :  un  Romain; 
Bsmée  Ta  iait  venir  pour  pdndre  la  salle  de  baL  Vous  ne  connais- 
sez rion  de  comparable  à  lui;  on  dirait  i^n  portrait  descej^lu  de  son 
cadre.  £st-il  possible  que  nous  ayons  passé  tout  l'hiver  à  Rome  sans 
l'avoir  vu?  Il  est  extrêmement  farouche,  et,  par  cela  même,  d'autant 
plus  séduisant.  Il  s'enferme  sous  clé  dans  la  salle  de  bal,  qu'il  peint 
à  fresques*  Quand  il  nous  arrive  de  l'apercevoir  dans  le  bois,  ou  ail- 
leurs, il  salue  et  s'esquive  aussitôt.  Il  a  l'air  de  nous  prendre  pour 
des  bétes  sauvages.  Sur  mes  instances,  Esmée  s'était  décidée  l'autre 
soir  à  l'envoyer  chercher,  mais  il  n'a  pas  voulu  venir.  C'est  trop 
Ion  I  Tabby  nous  reproche  d'être  trop  disposées  à  le  traiter  comme 
un  gentleman,  ce  qu'il  a  tout  l'air  d'être  en  eSeU  Au  surplus,  acteurs 
et  artistes  ne  sont-ils  pas  reçus  partout  maintenant?  On  en  a  vu  deux 
la  semaine  dernière  chez  le  duc.  On  s'ennuie  ici  mortellement  en 
ce  QMMnent;  cela  Uent  en  grande  partie  à  la  présence  de  Tabby, 
qui  est  une  vieille  chatte  des  moins  commodes.  Esmée,  en  revanche, 
est  toujours  l'amabilité  en  personne.  Ah!  combien  je  voudrais  que 
vous  vinssiez  1  On  attend  très  prochainement  Henry  Hollys  ;  il  est 
rempli  d'esprit,  nmis  un  peu  grondeur.  Le  Romain  ayant  refusé, 
hier  soir,  de  nous  faire  Thonneur  de  sa  compagnie,  Esmée  a  fait 
servir  le  thé  à  quatre  heures  dans  la  salle  de  bal;  de  cette  façon,  il 
n'a  pu  nous  échapper.  Il  a  été  charmant ,  nous  racontant  de  déli- 
cieuses histoires  et  nous  chantant  de  ranssantes  chansons  italiennes, 
qui  m'ont  rappelé  celles  que  nous  avions  entendues  à  Naples  avec 
aocompagnement  de  mandoline.  Vous  en  souvient-il?  De  plus,  il  a 
esquissé  nos  croquis  et  nous  les  a  offerts.  J'aurais  préréré  qu'il  gardât 
le  mien,  mais  j'espère  qu'il  ne  tiendra  qu'à  lui  dele  faire  de  souvenir. 


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900  RETUE  DES  DEUX  MONDES» 

Moi  qui,  jusqu'ici,  avais  cru  les  Italiens  si  galans  I  Toujours  est-il 
qu'il  ne  Test  pas,  lui,  le  moins  du  monde.  Il  s'est  permis  de  nous 
dire  certaines  vérités  qu'Ësmée  était  furieuse  d'entendre.  U  doit 
rester  ici  un  an.  Pendant  l'hiver,  il  y  sera  dans  une  solitude  abso- 
lue. Mais  l'hiver  est  encore  bien  loin.  Esmée  ira  à  Cannes,  elle 
parle  de  s'y  rendre  dans  son  Jyacht  le  Glaucus;  si  elle  m'invite  à 
être  du  voyage,  j 'accepterai. ••  ^   -  '^ 

Léon  Renzo  àjion  Eccelino  Ferraris. 

f  Les  jours  se  suivent  et  se  ressemblent,  mon  cher  et  excellent  ami  ; 
mon  travail  avance  autant  que  le  permet  l'incertitude  du  temps.  J'ai 
fait  six  cartons,  les  douze  autres  sont  encore  dans  le  vague.  Quand  je 
ferme  les  yeux,  je  vois  notre  petit  village  avec  ses  bois  de  chênes  et 
de  châtaigniers,  ses  rocs  de  marbre  gris  et  de  porphyre  rouge,  ses 
plates-bandes  de  maïs,  ses  étroites  couches  de  pastèques  et  ses  fèves 
qui  ne  poussent  sur  le  roc  qu'à  force  de  soins.  Je  vois  nos  belles 
jeunes  filles  brunes  et  bien  campées,  la  poitrine  haletante  sous  leur 
guimpe  de  linon,  et  portant  sur  la  tète  des  amphores  de  grès.  Mon 
cœur,  d'accord  avec  ma  pensée,  vole  vers  vous  tous.  Ahl  que  je  vou- 
drais être  assis  à  vos  côtés,  sous  votre  petit  porche,  près  des  grands 
ifs  à  la  nuit  tombante,  nuit  si  violette,  si  argentée,  si  claire,  si  lumi- 
neuse, alors  que  les  lucioles  brillent  comme  de  petites  étoiles  sur 
les  feuilles  des  choux  et  des  citrouilles  I  Si  j'avais  assez  d'argent 
pour  vivre  sans  être  à  votre  charge,  je  n'aurais  jamais  fait  l'insigne 
folie  de  quitter  nos  douces  et  silencieuses  montagnes.  Le  luxe  qui 
m'entoure  finit  par  m'écœurer;  ces  tapis  qui  étouffent  toute  espèce 
de  son,  ces  domestiques  innombrables  qui  vont  au-devant  de  tous 
vos  besoins  et  de  tous  vos  désirs,  ces  repas  interminables  qui  récla- 
ment un  appétit  gargantuesque,  ce  panorama  perpétuel  de  gens 
désœuvrés  qui  se  succèdent  sans  cesse  et  se  ressemblent  toujours, 
car  la  mode  impose  son  uniformité  à  ses  fidèles  :  tout  cela  me 
porte  sur  les  nerfs.  On  a  beau  tirer  son  verrou,  on  n*en  subit  pas 
moins  l'influence  du  milieu  où  l'on  est;  une  maison  a  une  atmo- 
sphère morale  comme  une  ville.  Puis  l'air  est  très  lourd  ici;  il  me 
semble  que  je  ne  suis  qu'à  moitié  éveillé.  Sans  soleil  je  ne  suis  plus 
moi  !  Ces  nuages  éternels  n'ont  pas  le  brio  de  nos  nuées  d'orage 
déchirées  par  des  traits  de  feu,  chassées  par  le  vent,  entassées  les 
unes  sur  les  autres  comme  des  cimes  alpestres  et  présentant,  le  soir, 
quand  la  tourmente  est  passée,  un  coloris  d'une  puissance  et  d'une 
intensité  sans  pareilles.  Ici  les  nuages  ressemblent  plutôt  à  de  l'ôdre- 
don,  ils  ne  représentent  qu'une  masse  de  vapeur  grise  uniforme^ 
Wû&  aucun  intérêt  ;  quant  aux  couchers  de  soleil ,  je  n'en  ai  pas 


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LES  TBESQUBS.  901 

revu  un  seul  depuis  le  jour  où  j'ai  vu  Giyita-Vecchia  disparaître 
dans  les  feux  du  soir.  Vous  allez  dire  que  j'ai  la  nostalgie.  Eh 
bien  I  oui,  c'est  vrai,  je  l'ai.  Elle  ne  m'empêche  pas,  toutefois,  d'ap- 
précier le  calme  pastoral  et  opulent  de  ce  pays;  la  force,  le  courage 
et  la  bonne  humeur  de  ses  habitans  ;  la  propreté  de  leurs  maisons 
et  la  supériorité  de  leur  agriculture  :  si  l'on  pouvait  acclimater 
^elques-unes  de  ces  qualités,  en  Italie,  la  propreté  surtout,  ce 
serait  un  vrai  paradis.  Malgré  tout,  je  ne  saurais  me  plaindre  de 
mon  exil  sans  manquer  à  la  reconnaissance,  car  la  plus  précieuse 
des  grâces  m'est  accordée  :  celle  d'un  travail  aussi  sympathique 
qu'intéressant. 

Après  quelques  tentatives  d'ingérence  et  de  conseils,  que  J'ai  reje- 
tés plus  catégoriquement  qu'il  n'était  peut-être  poli  ou  politique  de 
le  faire,  ma  patronne  s'est  décidée  à  me  laisser  une  entière  liberté 
d'action;  je  soupçonne  son  cousin  de  lui  avoir  écrit  que  j'étais  un 
être  intraitable.  Voilà  trois  mois  que  je  suis  ici  ;  depuis  lors,  les  invi- 
tés se  succèdent  à  tour  de  rôle  ;  mais  je  n'ai  pas  plus  de  rapports  avec 
eux  que  s'ils  étaient  dans  la  lune;  ils  ont,  ou  plutôt  elle  a  l'habi- 
tude de  venir  prendre  le  thé  à  six  heures,  dans  la  salle  de  bal,  lors- 
qu'on n'est  pas  en  chasse,  en  promenade,  ou  qu'il  a  plu  pendant 
l'après-midi.  Je  ne  puis  y  mettre  mon  veto;  elle  est  absolument  dans 
son  droit.  Ayant  entendu  dire  que  je  suis  tant  soit  peu  musicien, 
elle  a  fait  placer  un  Érard  à  mon  intention  dans  la  salle  de  bah  Je  ne 
saurais  naturellement  refuser  de  jouer,  quand  Udy  Gharterys  me 
fait  l'honneur  de  sa  présence;  j'avoue  même  que  ces  thés  sont  une 
agréable  diversion  à  la  monotonie  de  mes  journées,  et  que  j'éprouve 
un  désappointement  réel,  soit  qu'on  se  promène  à  cheval  ou  en 
voiture,  soit  qu'on  joue  au  lawri-tennis,  jeu  aussi  bruyant  qu'in- 
compréhensible, à  ce  qu'il  m'a  semblé  en  traversant  la  cour  pour 
me  rendre  dans  le  parc.  Elle  a  cessé  de  se  plaindre  de  la  lenteur 
de  mon  travail;  je  la  soupçonne  de  prendre  maintenant  quelque 
intérêt  à  voir  le  plâtre  nu  se  colorer  comme  une  rose.  Je  me  suis 
|M*ocuré  quelques  beaux  enfans  de  paysans,  pour  me  servir  de  mo- 
dèles. Ils  sont  beaux,  c'est  vrai,  mais  voilà  tout.  11  n'y  a  pas  d'âme 
dans  leurs  yeux  bleus  et  ronds  ;  je  ne  pourrai  copier  que  leurs  petits 
corps  faits  au  tour  et  leurs  membres  potelés.  Leur  visage  ne  dit 
rien;  les  enfans  italiens  ont  le  paradis  et  l'enfer  dans  leurs  yeux 
extraordinaires.  Pourquoi?  Car  il  n'y  a  pas  d'âme  chez  ces  enfans-là, 
et  s'il  y  en  avait  une,  ils  la  vendraient  à  vil  prix  pour  acheter  du 
poisson  salé  ou  des  tomates.  Leur  regard  n'en  a  pas  moins  quelque 
«hose  d'indescriptible  que  n'ont  nullement  les  bambins  d'ici.  Gela 
tient-il  à  ce  qu'il  y  a  tant  de  drames  dans  notre  sang,  dans  notre 
sol?  ou  à  ce  que  les  mères  italiennes  endorment  leurs  enfans  en 


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9Ct2  BETOEAMS  OBBIL  MONDES. 

chftiiteit  des  strophes  du  Tasse  et  de  JAétastasei  Le3  Aaglmaes  «e 
récitent  pas,  assurèmeot,  des  vers  dôâlïakspeare,  penchées  swfes 
berceaux  de  ces  petk&étres  blaiieseC  roses  1 

J'ai  tradoit  au  pied  levé  laTasee  en  français  &  lady  Charterys^à 
ses  amis  ;  le  changemeotde  forme  est  Ida  d'être  fav^ocahle  au  grand 
poète  ;  certains  j^sages  semblent  cependant  les  avoir  vivement  im- 
prsasîomiéa.  Je  faisais 'Cette  lecture,  appuyé  A  l'uBe  des  fenêtres  de 
oe  ^'ibappellenft  ma  prisoB,  fenêtre  d'oà  Ton  aperçoit  des  pelouses 
vertes  et  de  grands  cèdres»  £ntouré  d*un  cercle  de  jolies  femmes, 
je  defvaîs,  <e  me  semble,  ressembler  au  conteur  du  Déiaméroru  La 
grand'mëre  ne  voit  pas,  je  le  crois  aisément,  ces  séanoes  d'un  très 
bon  œil;  mak  son  plaisir  ou  s<hi  déplaisir  est  sans  effet  sur  sa  petite- 
fille,  car  lady  Charterys,  ayant  atteint  sa  majorité,  est  sa  propjre 
maîtresse  et  ne  doit  obéissance  à  personne.  Elle  a  dû  être  toute  sa 
vie  ime  enfant  horriblement  gâtée,  rêvant  de  choses  impossiUes, 
irréalisables,  et  qui  plus  est,  pouvant  être  au  besoin  insolente  et 
eapricieuse.  Malgré  cela,  je  croîs  qu'elle  a  une  bonne  nature^  mais 
elle  a  été  si  façoodaée  par  les  usages  du  monde,  que  son  cœur  bat 
rarement  comme  il  d^ait  le  faire. 

Il  y  a  ici  un  certain  duc  de  Kingslynn,  l'un  de  ses  nombreux 
oonsins,  que  l'on  désire  généralement  lui  voir  épouser.  C'est  un 
aimable  garçon.  Elle  l'appelle  Vie  et  le  taquine  sans  trêve  ni  pitié, 
il  ne  manque  pas  d'une  certaine  dignité  quai^d  elle  décoche  sur 
hn  ses  traits  piquans^  mais  il  n'est  pas  son  égal  au  point  de  vue 
de  l'intelligence,  et  si  eUe  l'épouse,  ce  ne  sera  évidemment  que 
pour  devenir  duchesse.  U  est  plus  que  probable  qu'ils  ne  tarderaient 
pas  à  s'en  repentir  Ton  et  l'autre,  s'il  n'arrivait  rien  de  pire.  Je  vou- 
drais tant  pouvoir  vous  la  bien  dépeindre.  Je  vous  envoie  un  cro- 
quis de  sa  personne;  je  l'ai  pris  hier  soir,  au  moment  où  elle  des- 
cendait de  cheval  au  bas  de  la  terrasse  des  ifs,  en  contre-bas  de  la 
salle  de  bal  :  elle  enleva  son  petit  chapeau  melon ,  s'appuya  à  la  balus- 
trade et  m'adressa  quelques  paroles;  les  lueurs  empourprées  du 
soleil  couchant,  qui  brillaient  à  travers  les  branches  touOues  des  ifs, 
répandaient  sur  les  cheveux  de  ia  belle  amazone  leurs  chauds  reflets 
et  donnaient  à  ses  yeux  une  donceur  péoétrante.  Je  me  servirai 
[rfus  tard  de  cette  esquisse  pour  faire  d'elle  un  portrait  en  pied, 
quand  j'aurai  achevé  les  fresques  et  que  je  serai  de  retour  k  flonr 
nella,  me  demandant  si  le  souvenir  de  ce  séjour  en  Angleterre  n'est 
pas  un  rêve  !  Elle  sera  sans  doute  la  [emaotQ  de  Vie,  dont  elle  aura 
déjà  commencé  à  torturer  le  coemr  et  à  irriter  le  caraaère.  Hier, 
dans  raprës-midi,  lady  Gharterys  et  son  monde,  pour  me  servir  de 
Fexpression  consacrée,  ont  envahi  la  salle  de  bal.  11  ne  m'appartient 
pas  de  les  en  bannir  à  perpétuité,  force  me  fut  donc  d'ouvrir  la 


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les  FRBSQns,  OM 

porte,  bies  qu'à  hkm  corps  défendant,  je  f«^oue.  Ils  ètarient  très 
nombreux,  taat  liommes  qoe  femmes,  pariant  toas  angtais  ensemMe, 
€D  aorte  que  je  ne  poif?«is  suivre  leur  conversation»  Ah  I  quel  plai* 
air  j'aurais  e«  à  les  payw  en  nème  monnaie,  si  la  présence  d'tm 
kifien  m'en  ett  fourni  l'eccasîon  I  Les  patriciens  a/nglm  sembAenlt 
tenir  à  prouver  qu^il  «est  de  bon  geét  d'*voir  mauvais  genre.  Bien 
que  je  me  fusse  empressé  de  jeter  mon  cigare  dès  qu'entra  lady 
Charterys,  ses  invités  de  l'un  et  l'autre  sexe  ne  continuèrent  pas 
moins  à  fumer.  On  servit  le  thé  ;  les  hommes  s'ingurgitèrent  une 
abominable  boisson  composée  d'<eau-de-vie  et  d'ean  de  Settz;  les 
fammes  se  gavèrent  à  l'envî  de  gâteaux  chauds,  de  bonbons,  âe 
frait^  oonfKs,  de  chocokt,  de  friandises  de  toute  «spèce.  Je  songeais 
avec  efiroi  que  le  pneimer  coup  de  cloche  du  dtner  sonnerait  à 
huit  heures.  U  me  surprend  qu'ils  ne  meurent  pas  tous  d'indîges- 

tiOD. 

Lorsqu'ils  daignèrent  se  rappeler  tfue  j'étais  là,  ils  m'adressèrent 
la  psrole  en  français.  Je  sentis,  en  ce  moment,  )e  démon  de  la 
vanité  me  mordre  an  cœur;  convamcn  qnMls  ne  faisaient  pas  plus 
de  cas  Ae  nvod  que  des  personnages  de  mes  fresques,  je  me  dis  : 
Léon  Reneo,  au  café  <ireco  et  à  Paris,  on  a  toujours  cru  que  tu 
pouvais  parler;  arme-toi  donc  de  courage  et  tâche  de  confondre  ces 
butors  de  buveurs  d'eim-âe^vie  et  d'eau  de  Seits.  Je  me  lant^i  ;  le 
français  senfeiak  être  à  tons  aussi  familier  que  Fanglais,  sauf  &  un 
persomiifge  assez  lourd  d' extérieur,  appelé  lord  Colchester,  ayant 
un  monocle  vissé  dans  tmï^  Je  ne  mts  en  frais  et  je  réussis.  J'eus 
bîenMt  la  satisfaction  de  m'apercevoir  que  les  grrgnoteuses  de  bon- 
bons ne  faisaient  pins  la  moindre  attention  aux  consommateurs  de 
soda.  Je  racontai  des  histoires.  Je  chantai  des  chansons  en  pfnçant  de 
la  mandoline.  Je  jouai  un  concerto  de  Schubert  et  des  fragmens  de 
Moïse  en  Egypte.  Je  me  hasardât  ensuile  à  iaire  la  critique  des  mœurs 
anglaises  ;  une  seule  chose  nuisait  à  mon  bonheur,  c'est  qu'ils  étaient 
trop  obtus  pour  sentir  facikfment  la  pointe  de  raignillon;  seule,  lady 
Charterys,  ma  patronne,  prit  la  mouche,  et  défendit  sa  manière  de 
vivre  et  les  hsî>itudeB  anglaises  tpn  me  paraissaient  névoHantes 
tf  égoïSDM.  BasiMi  une  chance  s'étaM  présentée  à  moi,  je  l'avais  sai- 
sie an  vol,  et,  à  vrai  dire,  on  ne  me  qtritta  qu'au  premier  coup  de 
doebe.  Quelques  minutes  avant  leur  départ,  j'avais  lié  conversation 
en  hitin  av^c  n«i  des  hMes  de  tady  Charterys,  appelé  Bértie,  philolo- 
gue distingué  et  artiste  tout  à  la  fois*;  il  parut  fort  étonné  et  ne  m'^en 
répondit  pis  moins  dans  h  même  kmgue.  «  H  ne  faut  pas  parler  ainsi 
latin,  s'écria  lady  Charterys,  vous  savez  bien  que  nous  ne  le  compre- 
noBspas. — Mais,  répliquai^'e  vivement,  yom  le  comprenez  aussi  bien 
que  je  comprends  votre  an^MS.  »  Cette  réponse  la  blessa  et  rbundiia 


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90i  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

visiblement.  «Voilà  une  leçon  bien  donnée,  »  riposta  mon  interlocu- 
teur. J'espère  qu'ils  ne  prendront  pas  l'habitude  de  se  faire  s  3ryir 
le  thé  dans  la  salle  de  bal.  La  colère  n'est  bonne  à  personne  ;  d'ail- 
leurs ils  me  firent  perdre  les  dernières  lueurs  du  jour  ;  il  y  en  a  si 
peu  dans  ce  pays,  même  aux  heures  les  plus  favorables  I  Adieui 
cher  et  respectable  ami  ;  je  vous  salue  de  tout  cœur. 

M.  Hollys  à  lady  Charterys. 

Je  serais  trop  heureux  de  pouvoir  me  rendre  à  votre  aimable 
appel,  mais  je  n'ai  pas  la  moindre  chance  d'obtenir  un  congé  d'ici 
le  mois  de  septembre,  et  encore  ne  sera-t-il  que  de  dix  jours  tout 
au  plus.  Gomme  vous  le  savez,  je  remplis  un  intérim  et  mon  grand 
chef  ne  compte  pas  être  de  retour  de  la  chasse  avant  novembre. 

Nous  jouissons  ici  d'une  chaleur  et  d'un  ennui  accablans.  Je  fais 
de  temps  à  autre  une  escapade  chez  des  amis,  soit  à  Frascati,  ou  à 
Tivoli,  ou  à  Palo,  au  palais  Odescalchi  ;  mais  il  est  impossible  de 
se  soustrah*e  au  poids  écrasant  d'une  chaleur  de  plomb,  à  moins 
que  l'on  aille  respirer  l'air  de  la  montagne,  et  je  suis  trop  bien 
rivé  à  la  chancellerie  pour  me  hasarder  aussi  loin.  Il  est  question 
de  complications  et  les  chambres  peuvent  être  convoquées  à  chaque 
instant.  Il  y  a  des  siècles,  soit  dit  en  passant,  que  vous  ne  m'avez 
parlé  de  vos  fresques;  ce  silence  me  semble  plus  éloquent  que  les 
éloges  les  plus  bruyans.  L'auriez-vous  déjà  rendu  complètement 
fou  ?  s*est-il  administré  de  désespoir  du  chloral  à  si  haute  dose  qu'i 
dorme  pour  toujours  sous  les  ifs  de  Milton  Ernest?  Si  vous  ne  me 
répondez  pas  catégoriquement ,  j'écrirai  à  votre  grand'mère  pour 
lui  demander  ce  qui  en  est. 

Lady  Charterys  au  même. 

C'est  moi,  mon  cher  Henry,  qui  me  charge  de  vous  dire  la  vérité, 
bien  que  votre  sottise  ne  mérite  pas  tant  d'honneur.  Votre  colis  est 
en  parfait  état;  les  murs  commencent  à  se  couvrir  d'esquisses,  de 
contours,  comme  il  dit,  et  promettent  déjà  beaucoup.  Il  se  propose 
de  peindre  la  galerie  de  musique  en  graffiti.  Je  ne  saurais  vous 
dire  ce  qu'on  entend  par  là;  je  suis  à  la  lettre  vos  instructions, 
me  gardant  bien  de  me  mêler  en  rien  de  ses  travaux.  Je  lui  laisse 
toute  liberté  d'action.  Du  moment  qu'il  a  déclaré  trouver  le  jeu  de 
lawn-tennis  absurde  et  disgracieux,  je  ne  saurais  lui  demander  d'être 
de  nos  parties;  de  temps  en  temps,  une  fois  par  semûne  peutp 
être,  il  nous  chante  quelque  mélodie,  ou  nous  lit  avec  un  channe 
extrême  quelque  poème  italien.  Il  chante  réellement  très  bien  ;  je 


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LES  FRESQUES.  905 

suis  surprise  qu'il  ne  soit  pas  entré  au  théâtre,  comme  GapouK  Yic 
Ta  pris  en  amitié,  ce  qui  est  assez  singulier,  car  ils  ne  peuvent 
échanger  ensemble  qu'une  demi-douzaine  de  mots.  Vous  souvenez- 
vous  du  français  de  Vie,  de  son  français  d'Eton,  qu'il  croyait  être 
si  merveilleux,  quoiqu'il  ne  lui  permit  tout  juste  que  de  comprendre 
d'affreuses  opérettes  et  de  pouvoir  conomander  un  souper  chez 
Bignon? 

Aucun  de  nous  ne  le  supposait  capable  de  monter  à  cheval, 
lorsque  l'autre  jour,  au  moment  où  l'on  avait  fait  sortir  tous  les  che- 
vaux pour  les  présenter,  Souchong  (vous  vous  la  rappelez  bien?) 
s'est  emballée  dans  la  direction  du  bois  pendant  qu'il  s'y  promenait. 
L'arrêter,  se  mettre  en  selle  fut  pour  lui  l'affaire  d'un  instant.  Après 
avoir  couru  environ  trois  milles,  franchi  bien  des  haies,  sauté 
bien  des  fossés^  il  parvint  à  la  calmer  et  la  ramena  aussi  douce 
qu'un  agneau,  quand  nous  croyions  tous  qu'il  avait  dû  se  casser 
les  reins. 

M.  Hollys  à  la  même. 

Charmante  monture  de  femme,  cette  Souchong  !  Mais  qui  donc 
est  le  héros?  Tous  saviez  à  n'en  pas  douter  que  Yic  est  un  cava- 
Uer?^ 

Lady  Charterys  au  même. 

Qui  pourrait  soupçoflner  un  Italien  de  savoir  monter  à  cheval?  Je 
croyais  que,  sous  ce  rapport,  ils  n'étaient  pas  plus  habiles  que  les 
^Français. 

M.  Hollys  à  la  même. 

Pardon  de  ma  bévue I  J'ai  compris;  mais  renoncez,  de  grâce,  à 
vos  étroits  préjugés  insulaires.  Si  les  Italiens  ne  sont  pas  des  pale- 
freniers, ils  savent  néanmoins  monter  à  cheval.  Quant  aux  Français, 
avez-vous  jamais  suivi  une  chasse  au  cerf  à  Chantilly,  ou  au  san- 
glier dans  les  Ardennes?  .Vie  est  bien  bon  d'avoir  de  la  sympathie 
pour  le  dompteur  de  Souchong! 

Lady  Charterys  au  même. 

U  me  semble  que  le  soleil  vous  a  fait  battre  la  campagne.  Sou- 
chong n'est  aucunement  domptée;  elle  cherche,  comme  toujours» 
à  mordre  son  groom  et  à  faire  voler  son  box  en  éclats  I 


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M6  RETUE   IXBB  B8DX  MONDES. 


M,  Hollys  à  la  même,. 

Un  mot  de  plus  seuloment^Irez-vous  àGowes,  comme  d'habitudes^ 
oui  ou  non? 

Lady  Charterys  au  même. 

A  quoi  bon  souligner  une  si  simple  question  ?  Non,  je  ne  compte 
pas  y  aller,  parce  que  le  Glaucus  est  en  réparation,  et  que  j*en  aurai 
besoin  cet  hiver. 

if.  Hollys  à  la  même. 

llCTcil  j'aurais  dû  deviner  votre  réponse.  Ne  songei-vous  pas 
à  faire  peindre  la  cabine  du  Glaucus  en  graffiti  f  Si  oui,  j'ai  sous  la 
main  Thomme  que  j'aurais  dû  vous  envoyer  pour  la  salle  de  bal; 
il  est  âgé  de  soixante-huit  ans,  décoré,  diplômé,  professeur,  membre 
de  mille  sociétés  artistiques  et,  au  demeurant,  un  âne!  C'eût  été 
fâcheux  au  point  de  vue  des  fresques  sans  doute,  mais  leur  auteur, 
du  moins,  n*eût  pas  eu  à  en  souiTrir;  il  est  sûr  que  celui-là  n'eût 
pas  traduit  le  Tasse,  ou  fait  le  Mazeppa  sur  Souchong.  Mais  on  n'est 
jamais  sage  que  trop  tard. 

Lady  Charterys  au  même. 

Je  viens  d'envoyer  aux  feuilles  du  high  tife  une  note  destinée  à 
faire  savoir  au  public  de  l'univers  entier  que  M.  Hollys,  si  connu 
et  si  généralement  apprécié ,  est  atteint  d'aliénation  mentale  à  la 
suite  d'un  coup  de  soleil  dont  il  a  été  frappé  dans  l'exercice  de  ses 
fonctions  diplomatiques  à  R(Hne. 

M.  Hollys  au  duc  de  Kingslynn^  à  Milton  Ernest. 

Qier  Tic,  vous  «aîvei  tous  les  tdbot  que  je  forme  pour  vous,  mais 
que  p«is-je  faire?  Je  n'ai  jamais  eu  beaucoup  d'influence  sur  ma 
pupille  et,  à  distance,  je  n'ea  ai  aucune.  Si  je  lui  écris  en  votct 
faveur,  ce  sera  probablement  une  raison  pour  Tindisposer  à  tout 
jamais  contre  vous.  Je  suis  convaincu  que  vous  lui  inspirez  une 
grande  estime  et  qu'elle  ne  saurait  faire  un  meilleur  choix.  Même 
mettant  complètement  de  côté  les  mérites  exceptionnels  pour  les- 
quels ftelgravia  n'a  eesié  de  mettre  en  voos  tout  son  oqHHr,  depuis 
que  iroQs  êtes  sorti  dTton  le  knitième,  k  loyamè  de  votre  naturâ,b 
droiture  de  vos  intentions,  la  douoeur  et  l'égalité  de  votre  casao 


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uts  msQiJBS.  007 

1ère,  YavmtMg^  4e  si  bien  oonnattre  le  sien,  sont  à  mes  yeux  des 
garanties  de  bemhevr  bien  arotrement  sérieases  ;  mais  si  tous  sentez 
qetéle  n'a  pas  d'iocRimtÎDn  pour  yovs^  ne  lut  iAket  pas  rocoasîoa 
de  yous  rendre  »a(heureux. 

fisiiaée  est  une  femme  qi»,  si  jamais  son  oœur  parle,  sera  capable 
de  tout.  Mais  si  elle  n'éprouve  pourvoirs  ^e  sympathie  ou  simple 
amitié,  alors,.,  alors,  mon  cher  Vie,  frappez-vous  au  cœur  avec  un 
poignard  plutôt  que  de  coispretnellre  votre  «venir  en  vous  expo- 
sant à  un  désappointement  étemel,  à  une  jalousie  dévorante,  à  un 
déwlAnent  inutile.  Yoilà  en  toute  franchise  ma  manière  ée  voir; 
libre  à  voes  de  faire  ce  que  bon  vous  semble.  Je  déshre  seulemeoft 
que  vous  répondiez  à  la  question  suivante  :  Ai-je  eu  tort  ou  non 
d'envoyer  Renzo  à  Milton  Ernest?  ]\)ut  en  me  doutant  bien  qu'elle 
s'amuserait  à  le  taquiner  à  propos  de  sa  peinture,  il  ne  m'était 
jamais  enftré  dans  l'esprit  qi/el)e  ^occuperait  de  lui  plus  que  du 
docteur  ou  du  recteur  de  sa  paroisse.  ïe  tt^mMe  de  n'avoir  pas  tenn 
compte  suffisamment  du  damne  d'un  profM  irréprochable  et  de  ta 
puissance  de  deux  yeux  d'onyx. 

Le  duc  4e  King^lgnn  à  M^  Sallys.  Mâms. 

Milton  Ernest. 

Non,  je  n'imagine  pas  qu'il  y  ait  rien  de  ce  que  vous  supposez 
avec  ritalîen.  Il  parait  être  tout  entier  à  sa  peinture  ^  je  l'ai  pris 
en  grande  amitié.  Malgré  sa  beauté,  il  n'est  ni  poseur  ni  galant; 
c'est  un  pauvre  diable  d'un  orgueil  prodigieux  et  qui  de  propos 
délibéré  se  tient  à  distance.  Je  ne  lui  crois  pas  la  moindre  chance; 
vous  devez,  sans  nul  doute,  le  connattre  à  fond.  En  dépit  de  tout 
ce  que  vous  me  dites,  et  bien  qu'en  vous  croyant  dans  le  vrai, 
je  n'en  persiste  pas  moins,. •  j'essaierai.  Elle  a  très  peu  de  goût 
pour  moi  évidemment;  mais  enfin,  si  elle  n*en  a  pas  davantage 
pour  les  autres,  pourquoi  me  décourager?  Je  ne  puis  m'exprimer 
devant  elle  comme  je  le  voudrus^  ni  la  r€;garder  comme  Fltallen 
quand  il  lit  le  Tasse;  néanmoins  il  n'est  rien  que  je  ne  fisse  pour  elle 
et  je  ne  crois  pas  qull  y  ait  au  monde  une  femme  qui  la  vaille.  Si 
elle  a  des  défauts,  je  ne  les  connais  pas  ;  libre  à  elle,  si  bon  lui 
semble,  de  me  traiter  comme  la  boue  de  ses  souliers^  je  ne  Ten 
aimerai  pas  moins  toute  ma  vie. 

M.  HaUy$  au  duc  de  King^lynn^ 

Tous  êtes  dans  le  vrai,  mon  cher  Tic;  mais  les  femrmes  s'dn 
moquent  comme  de  la  boue  de  leurs  souliers;  j'ajotrterài  même 


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908  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  peut-être  préfërent-elles  être  traitées  elles^nêmes  ainsi.  Goût 
étrange,  mais  telles  elles  sont.  J'ai  souvent  entendu  parler  de  la 
clairvoyance  de  l'amour;  mais  l'amour  m'a  toujours  semblé  aussi 
aveugle  que  dix  mille  chauves-souris>  et  vous  ne  faites  pas  excep- 
tion à  cette  loi  de  cécité.  Que  Dieu  vous  protège,  mon  cher  ami  I 
Allez  de  l'avant  et  tâchez  de  gagner  la  partie. 

Le  duc  de  Kingslynn  à  M.  Hollys. 

Partie  perdue  I  C'est  à  peine  si  elle  a  daigné  m'entendre.  Je  pars 
pour  la  chasse  aux  éléphans.  Je  suis  parti,  écrivez-moi  à  Londres. 

Mn  HoUys  au  même. 

Je  suis  navré;  mais  si  vous  m'en  croyez,  vous  renoncerez  au 
voyage  d'Afrique  et  aux  couteaux-poignards.  Allez  plutôt  à  Bender- 
rick  ou  à  Glenlochrie  et  je  ferai  l'impossible  pour  m'y  rendre  et 
passer  là  une  semaine  avec  vous. 

Le  duc  de  Kingslynn  à  M.  HoUys.  Rome. 

Goards  Club,  Londres. 

Parfait  !  les  jeunes  grouses  sont  très  belles  pour  la  saison;  il  ne 
s'agit  pas  plus  du  Romain  que  du  groom.  Vous  êtes  un  brave  homme 
de  m'avoir  épargné  la  lameuse  phrase  :  Je  vous  T avais  bien  dit. 
Venez  à  Glenlochrie. 

Lion  Renzo  à  don  Eccelino  Ferraris. 

J'ai  reçu  votre  lettre  avec  autant  de  plaisir  que  de  reconnaissance, 
mon  cher  père.  J'ai  été  bien  fâché  d'apprendre  que  le  fils  de  la 
pauvre  Tessa  avait  tiré  un  mauvais  numéro.  La  conscription  est  dure 
pour  les  hommes  et  plus  cruelle  encore  pour  les  mères.  Aucune 
nouvelle  du  pays  ne  me  laisse  indifférent  ;  quand  je  vous  lis,  il  me 
semble  entendre  les  cigales  chanter,  les  tiges  de  mais  frémir,  la 
chouette  huer  :  vos  lettres  m'apportent  les  senteurs  du  chèvrefeuille 
sauvage,  des  fleurs  de  citronnier  et  de  la  rosée  embaumée  du  matin  ; 
ici,  quand  je  me  promène  dans  les  serres,  je  me  crois  dans  nos  champs 
d'Italie  au  lever  du  soleil  de  juin.  Lady  Gharterys  est  presque seide 
maintenant  à  Milton-Emest.  Tous  ses  hôtes  sont  partis,  à  l'excep- 
tion d'une  charmante  jeune  personne,  lady  Hermione,  et  de  l'impo- 
sante grand'mère.  Le  fameux  duc  a  été  éconduit,  si  j'en  dois  croire 


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LES  FRESQUES.  009 

le  jardinier  en  chef,  celui  qui  parle  bien  le  français.  Je  suis  tout  à 
fait  en  faveur  près  de  lui,  depuis  que  je  lui  ai  indiqué  comment 
TOUS  êtes  parvenu  à  guérir  vos  vignes  de  la  maladie  appelée  par 
nous  cripiommia  et  dont  les  siennes  sont  atteintes  ici  dans  les 
serres.  Le  départ  du  jeune  duc  est  maiiitenant  un  fait  accompli  ;  il 
s'est  conduit  avec  moi  en  vrai  gentleman,  mais  il  ne  convenait  à 
lady  Gharterys  sous  aucun  rapport.  Elle  le  taquinait,  se  moquait  de 
lui,  et  le  prenait  évidemment  pour  un  sot,  ce  qu'il  ne  me  parait  pas 
être,  bien  qu'il  ait  cet  air  gauche  et  qu'il  parle  le  langage  peu 
choisi  en  vogue  chez  les  jeunes  gens  du  grand  monde  d'aujourd'hui, 
autant  du  moins  que  j'en  ai  pu  juger  par  ceux  que  j'ai  vus  ici.  Lady 
Gharterys  et  lady  Hermione  continuent  à  venir  prendre  le  thé  dans 
la  salle  de  bal;  elles  commencent  vraiment  à  comprendre  assez 
bien  le  Tasse.  Lady  Gharterys  possède  une  magnifique  voix  de 
mezzo-soprano,  sa  méthode  laisse  malheureusement  beaucoup  à 
désirer  sous  bien  des  rapports.  Elle  accepte  mes  observations  de 
la  meilleure  grâce  du  monde  ;  je  lui  enseigne  aussi  à  pincer  de  la 
mandoline  ;  ces  leçons  néanmoins  vont  bientôt  cesser,  car  elle  est 
à  la  veille  d'aller  faire  une  tournée  de  visites  danâ  les  châteaux.  A 
l'entendre,  rien  n'est  plus  fastidieux.  La  saison  des  chasses  en  Ecosse 
est  déjà  ouverte,  paralt-il,  et  c'est  par  là  qu'elle  commencera.  A 
son  dire,  les  hommes,  après  avoir  chassé  toute  la  journée,  sont 
réduits  le  soir  par  la  fatigue  à  l'état  de  moutons  ou  de  pierres.  Les 
gens  du  grand  monde  me  semblent  se  rendre  eux-mêmes  esclaves 
de  devoirs  mortellement  ennuyeux.  Tout  en  trouvant  leur  genre  de 
vie  insupportable,  ils  n'en  continuent  pas  moins  à  suivre  la  même 
ornière.  Si  j'étais  des  leurs,  je  les  surprendrais  par  l'indépendance 
de  ma  conduite. 

Je  vous  serais  bien  obligé  de  m'envoyer  un  grand  album,  rempli 
de  dessins  faits  par  moi  quand  j'étais  tout  jeune  pour  illustrer  le 
Morgante  Maggiore.  Lady  Gharterys  désire  les  voir;  le  poème  que 
je  lui  ai  raconté,  très  expurgé,  l'a  beaucoup  amusée.  Je  lui  ai  dit 
que  nos  paysans  tirent  encore  de  ces  vieux  poèmes  des  drames 
qu'ils  jouent  sur  nos  montagnes,  sans  autres  décors  que  ceux  de  la 
nature.  On  excite  facilement  l'intérêt  chez  lady  Gharterys,  surtout 
lorsqu'on  touche  la  fibre  de  sa  fantaisie.  Elle  a  de  l'esprit,  seule- 
ment elle  le  gaspille  en  pure  perte.  Je  suis  très  sensible,  je  l'avoue, 
au  changement  qui  s'est  opéré  en  elle,  depuis  le  jour  où  elle  m'a- 
vait si  légitimement  froissé  au  sujet  d'un  habit  ;  maintenant  elle  est 
aussi  polie  qu'aimable  avec  moi.  Sans  doute,  elle  ne  saurait  se 
débarrasser  complètement  d'une  certaine  brusquerie  qui  lui  est  habi- 
tuelle, mais  du  moins  elle  se  contient.  Elle  écoute  sans  s'insurger 
certaines  vérités  que  je  me  permets  de  lui  dire,  et  parait  confondue 


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OtO  REVUE  Des  BEDX  1R3MDES. 

dé  son  ignorance  enmatièrecf  art  etde  lettres  ;  ignorance  dont  elto  se 
tapgoait  naguère  1  Son  éducation  a  certaiDement  dft  être  très  négli- 
gée. EHe  m'a  cependant  raconté  qu'elle  était  restée,  de  quatre  ans  à 
(Ëx^sepC  ans,  entre  les  mains  d'une  gouvernante  internationale  qui 
Tavait  littéralement  bourrée  de  tonte  sorte  de  connussanees  hété^ 
roclites.  A  dix-sept  ans,  ses  études  achevées,  elle  fil  son  entrée  dans 
le  monde.  Il  y  a  de  cela  cinq  ans.  C'est  avec  une  attention  soutenae 
qu'elle  écoute  tout  oe  qne  je  lui  raconte  de  votre  savoir  si  étendn, 
de  votre  bonté  sans  limites,  et  du  toit  que  vous  m'avez  rendu  À 
clier,  de  cette  charmante  petite  maison  rustique,  où  la  vieiUe  Marthe 
me  grondait  quand  je  kôssais  les  poules  courir  dans  les  plates-bandes 
et  les  grives  v<rfer  les  olives.  Quand  reverrai-je  votre  cher  petit 
presbytère  avec  ses  murs  blanchis  à  la  chaux?  Je  peins  en  ce  mo* 
ttent  Hylas  traîné  dans  l'eau  par  les  nymphes.  }e  n'ai  pas  trouvé 
de  modèle  pour  ttylas;  c'est  donc  à  mes  souvenirs  que  j'ai  reooiurSt 
me  rappelant  nos  jeunes  garçons  au  teint  brun,  aux  membres  déli- 
cats, plongeant  et  péchant  dans  les  ruisseaux  de  nos  montagnes* 
C'est  encore  à  l'Italie  que  je  pense  pour  peindre  un  effet  de  nuît^ 
de  ces  belles  nuits  comme  les  matelots  les  aiment.  Ici,  quand  la 
hme  se  lève,  elle  a  toujours  l'air  d'être  sur  le  point  de  se  cacher; 
les  étoiles,  lorsqu'elles  sont  visibles,  ce  qui  n'arrive  pas  deux  nuita 
sur  cinq,  sont  petites  et  pâles.  Ahl  quand  verrai-je  encore  Vénus 
briller,  avec  sa  lumière  transparente,  sur  le  ih)ot  sombre  do  Soracte 
on  sur  les  neiges  de  Leonessa? 

Don  Eccelino  Ferraris  à  Léon  Renzo. 

Je  vous  envoie  le  livre  que  vous  m'avez  demandé,  mon  très  cher 
fik;  j'espère  qifil  vous  arrivera  promptement.  Je  suis  bien^  heureux 
de  voir  la  place  qu'occupent  dans  votre  coeur  notre  humble  maison 
et  notiie  petit  village.  Nulle  part  ailleurs,  m<m  cher  fils,  on  ne  vous 
iera  un  accueil  comparable  à  celui  qui  vous  attend  ici.  Quand  vos 
pieds  fouleront  de  nouveau  les  étroits  sentiers  de  nos  montagnes, 
vausétes  sûr  d'y  apporter  joie  et  bonheur.  Marthe  se  fait  vieille,  pas 
asses cependant,  m'a4-elle  chargé  de  vous  dire,  pour  ne  pas  vous 
aimer  toujours.  Permettez-moi  maintenant  de  vous  adresser  quel* 
qnes  observations.  Votre  hMesse  vous  inspire  un  intérêt  tout  natu* 
rel,  prenez  garde  senlement  qu'il  ne  devienne  trop  vif.  Je  ne  vois 
pas  sins  inquiétude,  je  vous  l'avoue,  ces  leçons  de  musique  et  ces 
lectares  de  nos  poètes.  H  n'y  a  pas  à  douter  que,  de  son  cOté,  cette 
grande  dame  n'y  trouve  tant  autant  ée  charme  que  vous  ;  mm 
puisque  c'est  nne  grande  dame,  et  que  vous  êtes  aussi  fier  q» 
pauvre,  cette  intimité  n'est  pas  sans  péril.  Pardonnez nnoi  si  je  me 


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LES  ncsQinss.  Sli 

permets  cette  insinuation  et  n'altribiiez  mes  eraÎBtes  qu'à  kt  pra- 
deuoe  d'ime  grande  «ffectioB«  Qve  Dieu  vDvsbémsse  I 

Léon  Renzô  à  don  EceeKno  Ferraris. 

Cher  H  exeeUent  père,  soyer  sans  inqviétiide;  je  saurai  me  défendre 
centre  le  danger.  L'orgueil,  si  peu  just%è  qu'U  soit  cher  un  homme 
de  mon  origine,  n'en  est  pas  moins  une  force  morale.  Elle  est  dnr- 
mmte  et  m'inspire,  j'en  conriens,  un  yif  intérêt,  mais  c'est  par 
Tefiet  du  coitrasle  entre  les  défauts  visibles  de  son  caractère  et  les 
grandes  quaKtds  de  son  ccefir,  entre  son  égoîsme  intense,  quoique 
inconscient,  et  la  noblesse  de  sa  nature  vibrante  et  sen8H))e.  Toutes 
ces  contradictions  concourent  à  en  faire  un  sujet  psychologique  tout 
à  fait  à  part.  Ceci  parait  abstrait  et  didactique,  mais  c'est  en  réalité 
cette  nature  complexe  qui  m'intéresse,  et  rien  de  plus.  Or,  ce  sujet 
d'étude  va  bientôt  me  manquer,  car  ainsi  que  je  vous  Tai  déjà  dît,  elle 
ne  va  pas  tarder  à  s'éloigner;  il  est  même  douteux  qu'elle  revienne 
avant  d'aller  à  Cannes,  c'est-à-dire  avant  l'hiver.  11  est  d'usage  en 
Angleterre  de  courir  de  château  en  château  pendant  tout  l'automne. 
On  y  est  perpétuellement  en  scène  comme  sur  un  vrai  théâtre.  Ce 
ne  sont  que  toilettes,  dîners,  distractions  et  bavardages  de  tout 
genre.  U  est  facile  de  conclure,  d'après  la  peinture  que  fait  lady 
Qiarterys  de  ce  genre  d'existence,  que  rien  n'est  plus  creux;  et 
pourtant,  eHe  m'assure  qu'on  y  trouve  de  réels  slimulans,  et  qu'une 
fois  dohê  le  train ^  on  ne  peut  se  résoudre  à  une  autie  exfetence: 
lieureusement  que  je  suis  à  jamais  garanti  d'être  dans  ce  train-tàl 
Soyez  donc  très  rassuré  sur  les  dangers  que  je  pourrais  courir; 
ainsi  que  je  vous  l'ai  déjà  dit,  feu  cuis  préservé  par  une  triple 
armure:  ma  pauvreté,  mon  art  et  mon  orgueil.  Pendant  mon  séjour 
à  Paris,  j'ai  aimé  une  femme;  je  vous  en  ai  fait  la  confidence  un  soir 
d*été,  assis  sous  votre  porche,  pendant  qu'une  lune  splendide,  un  large 
disque  d'or,  montait,  montait  toujours,  à  travers  les  nuages  incandes- 
ccns,  sur  les  naontagnes  du  couchant.  Elle  est  morte  cette  femme,  et 
ce  qu'il  y  a  de  plus  triste,  c'est  qu'elle  n'était  pas  digne  delà  passion 
qu'elle  m'avait  inspirée.  Je  suis  guéri  pour  longtemps  de  l'amour  et 
de  sa  folie.  Je  resterai  seul  comme  un  ermite  pendant  l'automne 
venteux  et  l'hiver  sombre  de  ce  pays.  Pourvu  qu'il  y  ait  seulem^t 
assez  de  jour  pour  peindre,  je  ne  me  plaindrai  pas.  Tesquisse  en 
œ  moment  Tenterrement  de  Dapbné.  Je  ne  trouve  pas  de  modèle 
parmi  ces  gros  cultivateurs,  ces  travailleurs  goutteux.  Mais  j'ai  des 
souvenirs  de  formes  si  sveltes,  si  agiles,  si  souples,  de  beaux  types 
bruns,  de  chariots  tratnés  par  des  bœufs  au  retour  de  la  moisson, 
de  dwses  rythmées  sous  des  berceaux  de  branches  d'divier,  de 


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912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jeunes  gens  nus,  gracieux  comme  des  roseaux,  tirant  de  Teau  à  h 
perche  ainsi  qu'au  temps  de  Daphné.  Que  de  points  sur  lesquels 
nous  n'avons  pour  ainsi  dire  pas  changé  depuis  le  temps  de  Théo- 
crite  I  Oui,  cher  et  excellent  ami,  soyez  persuadé  que  mon  cœur  est 
trop  plein  de  l'Italie  pour  faire  des  folies  ailleurs;  puis,  croyez 
aussi  que,  si  je  suis  un  peu  plus  haut  placé  dans  l'estime  de  lady 
Charterys  que  son  maître  d'hôtel,  je  ne  dépasse  pas  le  niveau  d'un 
secrétaire  ou  d'un  professeur,  tout  au  plus  celui  d'un  Rizzio  à  qui 
cette  reine  hautaine  daignerait  à  grand'peine  jeter  son  gant  ou  don- 
ner un  regard  de  pitié.  Or  je  ne  sollicite  ni  gant  ni  pitié.  Je  me 
tiendrais  pour  satisfait  si,  lorsque  la  salle  de  bal  est  terminée,  elle 
sourit,  et  me  dit  :  il  rivederci^  mon  bon  et  cher  amil 

M.  Hollys  à  lady  Charterys. 

Pourquoi  ne  venez-vous  pas  à  Drumdries?  Ils  sont  tous  furieux. 
Je  ne  vous  verrai  pas  du  tout,  puisque  je  suis  seulement  ici  pour 
une  quinzaine. 

Lady  Charterys  à  M.  Hollys, 

Glenlochrie. 

Je  regrette  très  sincèrement,  mon  cher  Henry,  de  ne  pas  vous 
voir  ;  mais  je  ne  peux  me  résoudre  à  aller  à  Drumdries.  Quand  j'ai 
promis  d'y  venir,  je  ne  me  doutais  pas  que  le  pauvre  Kingslynn 
aurait  relevé  sa  tente  dans  le  voisinage.  Je  supposais,  au  contraire, 
qu'il  serait  parti  pour  la  chasse  aux  éléphans  soit  en  Afrique,  soit 
aux  Indes.  Je  n'oserais  jamais  sortir  du  parc  de  peur  de  le  rencon- 
trer; il  m'est  si  insupportable!  Je  sais  tout  aussi  bien  que  vous  que 
c'est  un  bon  et  charmant  petit  garçon,  d'une  conduite  irrépro- 
chable en  dehors  de  Paris,  où  l'usage  autorise  toute  vertu  anglaise 
à  jeter  son  bonnet  par-dessus  les  moulins.  Toutefois  je  ne  consentirai 
jamais  à  l'épouser,  même  pour  devenir  une  des  douze  duchesses  du 
royaume-uni  de  la  Grande-Bretagne  et  d'Irlande,  ce  que  mes  amis 
déidarent  néanmoins  tous  à  l'unanimité  être  l'unique  chose  qui 
Taille  la  peine  de  vivre.  Je  me  contente  de  mon  sort.  Oui,  je  forme 
le  projet  d'aller  faire  prochainement  une  tournée  de  visites,  mais 
pas  immédiatement.  Hermione  est  ici;  elle  a  tout  l'air  d'être  fort 
enthousiasmée  de  l'un  de  nos  voisins,  John  Herbert  de  Wardc^l, 
qui  est  de  retour,  depuis  peu,  de  longs,  très  longs  voyages  à  l'étran- 
ger. S'ils  se  plaisent  mutuellement,  personne  ne  pourra  critiquer 
leur  union,  car,  bien  qu'il  soit  seulement  baronnet,  la  famille  des 
Wardel  n'en  remonte  pas  moins  à  plusieurs  siècles. 


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LES  FRESQUES.  '  OIS 

M.  HoUys  à  lady  Charterys. 

Qu'est-ce  à  dire?  Hermione  et  John  Herbert?  Yous  et  l'autre? 
Une  jolie  partie  carrée  I  Ainsi  que  vous  le  faites  observer  très 
judicieusement,  on  ne  peut  rien  trouver  à  redire  au  sujet  d'Herbert. 

M.  Hollys  à  la  douairière  de  Caimwrath. 

Chère  tante,  permettez- moi  de  vous  demander  si  vous  ne  pour- 
riez décider  Esmée,  bien  qu'elle  ne  veuille  pas  entendre  parler  de 
DrumdrieSy  à  remplir  ses  engagemens  avec  d'autres  amis?  Sa  ma- 
nière d'agir  commence  à  paraître  des  plus  singulières.  Si  elle  ne 
veut  à  aucun  prix  quitter  Milton,  alors  lancez  des  invitations.  Pour 
l'amour  de  Dieu,  tâchez  de  faire  diversion  à  l'état  de  choses  actuel, 
n'importe  de  quelle  façon.  Je  viendrais  en  personne  si  je  n'étais 
tenu  d'être  à  Rome  dans  soixante  heures. 

La  douairière  de  Caimwrath  à  M.  Hollys. 

Personne  n'est  aussi  péniblement  affecté  que  moi  des  impru- 
dences lamentables  (je  pourrais  me  servir  d'une  expression  plus 
énergique)  de  ma  petite-fille  lady  Charterys,  mais  je  n'y  puis  abso- 
lument rien.  Elle  est  entièrement  indépendante,  et  vous  savez  de 
longue  date  guelle  est  son  opiniâtreté.  Elle  n'ira  ni  à  Cowes  ni  chez 
aucun  de  ses  amis.  J'ai  tout  lieu  de  croire  que  si  elle  reste  à  Mil- 
ton,  c'est  parce  que  la  société  de  l'artiste  italien  que  vous  avez  jugé 
à  propos  d'envoyer  ici  a  pour  elle  un  attrait  déplorable.  Je  n'ai,  bien 
entendu,  aucune  imprudence  grave  à  lui  reprocher.  Esmée  elle- 
même  respecte  assez  ma  présence  pour  ne  jamais  me  rendre  témoin 
de  pareilles  choses;  il  y  a  toutefois  des  irrégularités  regrettables, et 
*je  considère  leur  degré  d'intimité  comme  très  répréhensible.  Elle 
demande  maintenant  à  cet  individu  de  dtner  avec  nousl  II  a  assez 
de  bon  sens  et  de  tact  pour  refuser,  mais  vous  jugez  par  là  où  nous 
en  sommes  I  II  lui  enseigne  l'italien  et  lui  donne  des  leçons  de 
chant  ;  vous  n'ignorez  pas  de  quoi  ces  choses^là  sont  invariablement 
les  avant-coureurs.  Il  vous  était  impossible,  j'en  conviens,  de  pré- 
voir qu'Esroée  pourrait  s'oublier  jusqu'à  témoigner  de  la  sympathie 
à  un  jeune  homme  envoyé  par  vous  pour  peindre  sa  salle  de  bal; 
mais  il  n'en  est  pas  moins  déplorable  que  vous  n'ayez  pas  choisi  de 
préférence  un  homme  d'un  âge  mûr  et  d'un  extérieur  moins  sédui- 
sant que  cet  individu.  Cet  état  de  choses  me  contrarie  et  me  scanda- 
lise au-delà  de  toute  expression.  Je  ne  sais  littéralement  que  faire! 
Dès  le  début,  j'ai  eu  le  pressentiment  que  cette  étrange  idée  de 

Ton  Lvn.  ~  1SS3.  58 


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91A  BEYUE  SiB  DEUX  MONDES. 

faire  peindre  la  salle  de  bal  par  un  Italien  amènerait  quelque  désa- 
gréable complication.  1%  l'on  s'était  borné  à  charger  de  ce  travail  de 
bons  décorateurs,  ils  l'auraient  exécuté  sans  qu'Esmée  fût  entrée 
dans  la  salle  de  bal  avant  que  tout  fût  terminé.  Soyez  certain  que 
f  ai  usé  de  tous  les  argumens  imaginables  pour  lui  démontrer  le 
tort  îrrépantf)le  qu'elle  pourrait  se  faire  par  ses  familiarités  avec  tm 
étranger  dont  vous  ne  connaissez  pour  tout  antécédent  que  celui 
d'avoir  peint  Tautel  d'une  pauvre  petite  église  de  village.  Force 
m'est  d'avouer  qu'aucun  de  mes  raisonnemens  n'a  eu  de  prise  sur 
elle.  Tout  d'abord,  elle  en  a  ri,  disant  qu'elle  ne  voyait  pas  le  moindre 
mal  à  apprendre  l'italien.  Puis,  fatiguée  de  m'entendre  répéter  la 
même  chose,  elle  a  fini  par  me  dire  carrément  que  Milton-Emest 
était  à  elle  et  le  château  de  Staines  à  moi,  voulant  sans  doute  m'in- 
sinuer  par  là  que  je  ferais  bien  d'y  retourner.  Ne  pourriez-vous, 
ainsi  que  lord  Llandudno,  vous  interposer  en  qualité  de  subrogés- 
tuteurs? 

P*  S.  —  Impossible  de  songer  à  inviter  des  gens  à  qui  Esmée  no 
voudrait  pas  adresser  la  parole,  car  soyez  sûr  qu'elle  ne  leur  par- 
lerait pas  s'ils  étaient  invités  sans  son  consentement. 


M.  HoUys  à  la  douairière  de  Cairnwrath. 

Gbëre  tante,  je  suis  réellement  confondu  et  je  ne  me  pardonne 
pas  ma  sottise.  Esmée  n'ayant  jamais,  jusqu'à  présent,  passé 
trois  mois  sur  douze  à  Miiton,  comment  pouvais-je  prévoir  qoe 
les  choses  tourneraient  ainsi?  Je  crains  que  Llandudno  et  moi 
n'ajons  d'autre  autorité  que  sur  l'administration  de  ses  biens.  Nous 
ne  saurions  lui  interdire  d'inviter  un  peintre  à  dîner,  quand  noua 
ne  nous  fusons  pas  faute  d'en  convier  tous  les  deux  à  notre  table. 
Yoos  prenez  les  peintres  pour  des  balayeurs;  ces  idées-là  sont  bien-* 
surannées  par  le  temps  qui  court.  Quant  à  moi,  je  n'ai  aucune 
objection  à  ce  qu'elle  l'invite  à  dîner;  mais  ce  que  je  trouve  une 
énormité,  c'est  de  flirteo:  avec  lui.  Tout  cela  est  surtout  déplorable 
pour  le  pauvre  diable,  qui  ne  peut  qu'en  souilrir;  quand  elle  sera 
fatiguée  de  lire  le  Tasse  ou  de  jouer  de  la  mandoline,  il  ne  lui 
faudra  pas  vingt-quatre  heures  pour  oublier  l'existence  de  son  pro- 
fesseur et  pour  se  dire  qu'il  sera  trop  heureux  d'accepter  500  livre» 
en  paiement  de  ses  fresques*  Je  crcMS  d'ailleurs  que  vous  auriez  tort 
de  prendre  tout  cela  trop  au  tragique.  Je  regrette  sincèrement,  je^ 
vous  assure,  d'avoir  jamais  mis  le  pied  dans  l'atelier  de  Benao,  ate- 
lier qui,  du  reste,  n'était  pas  si  facile  à  trouver,  vu  qu'il  0e  faut  pas 
gravir  moins  que  cent  quatre-vingt-quinie  marches  d'ua  escalier 
raide  comme  une  échelle  et  obscur  comme  un  four. 


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tBS  FlfiSQUES.  91& 


La  douairière  à  M.  Hollys. 

Je  ne  sais  que  trop  bien,  mon  cher  Henry,  que  votre  monde  fri* 
rele  considère  toutes  les  distinctions  sociales  comme  superflnes  et 
traite  les  con^ératkms  sérieuses  de  pédanterie.  Pourtant,  si  lord 
Uandodoo  invite  des  peintres  à  dîner,  il  serait  le  dernier  à  per- 
«lettre  à  tes  filles  de  les  épouser.  Or  je  crois  nécessaire  à^f  vous 
avertir  qu'il  ne  me  paratt  pas  impossible  que  ma  petite^fille  Esmée, 
dans  sa  folle  obstination,  se  jette  tout  bonnement  à  tatèle  de  cet 
bomme.  Il  serait  temps,  je  crois,  de  omvoquer  un  conseS  de  famille. 

M^  Hollys  à  la  douairière  de  Caimwratfu 

Nous  n'avons  pas  de  conseils  de  fttmille  en  Angleterre.  Que  fafie, 
mon  Dieu? 


La  douairière  à  JU.  BoUys. 

Ne  pourriez-vous  pas  obtenir  de  son  gouvernement  qu'il  le  récla- 
mât? A  quoi  servent  les  taraités  d'extradition? 

M^  Hollys  à  la  douairière. 

S'il  n'a  pas  commis  d'autre  crime,  sous  quel  prétexte  demander 
son  extradition  ?  Je  suis  au  bout  de  mon  latm.  Técris  à  Llandudno. 
Je  suis  sûr  qull  va  courir  à  MQton. 

La  douairière  à  M.  Hollys. 

'  Je  serai  heureuse  de  voir  lord  Llandudno,  et  je  pense  que  lady 
Gbarterys  n'osera  pas  tourner  le  dos  à  son  tuteur.  Hais  veuillez 
vous  rappeler,  je  vous  prie,  que  ce  n'est  pas  lui  qui  nous  a  expédié 
•ce  monsieur. 

Lord  Lkmdadno  à  M.  HoUys. 

Miltoa  Emait. 

Hcul  cher  Benry,  je  sds  ici,  selo»  votre  désir,  sous  un  prétexte 
çlnusible.  Sur  ma  vie,  je  ne  vois  pas  ce  que  je  pourrais  firire.  Mon 
«opinion,  c'est  que  b  peur  a  fait  per(b*e  k  tête  à  Tabby.  Si  Bnnée 
€st  éprise  de  votre  ami^  die  cache  bien  son  jeu.  Ce  garçon  me  ^t 
beaucoup;  c'est  un  gentleman,  et  il  est  vraiment  plein  de  Ulent. 


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916  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

n  parait  qu'il  lui  donne  des  leçons  de  chant,  et  qu'il  lui  apprend  à 
jouer  de  la  mandoline»  toujours  à  l*beure  du  thé,  dans  la  salle  de  bal  ; 
elle  le  laisse  en  paix  jusqu'à  cinq  heures*  Lad  y  Cairnwrath  est 
furieuse;  je  lui  ai  dit  qu'à  mon  avis»  ce  que  nous  aurions  de  mieux 
à  faire,  ce  serait  de  laisser  Esmée  seule  :  elle  n'est  plus  une 
enfant,  et»  au  demeurant,  je  n'aime  pas  qu'on  se  permette  de  dire 
à  une  femme  certaines  choses  qu'on  ne  pourrait  pas  dire  à  un 
homme  sans  s'exposer  à  des  coups  de  canne.  Elle  n'est  pas  femme 
à  se  compromettre;  il  serait  plutôt  dans  son  caractère  de  s'amuser 
de  ce  garçon  tant  qu'il  aura  pour  elle  le  charme  de  la  nouveauté» 
puis  de  lui  envoyer  un  chèque,  et  de  n'y  plus  penser.  Elle  est 
orgueilleuse  comme  personne;  je  la  crois  incapable  de  déchoir.  On 
eût  mieux  fait  de  ne  pas  l'installer  au  château  ;  il  aurait  pu  être 
logé  au  village;  peu  importe,  après  tout.  Si  elle  ne  part  pas 
avant»  elle  ira  à  Cannes.  Je  voudrais»  comme  vous,  lui  voir  accepter 
le  pauvre  Vie  ;  mais  il  n'a  aucune  chance.  Tahby  prétend  que  votre 
ami  est  un  aventurier»  un  intrigant,  qui  médite  de  se  faire  épouser  ; 
ce  sont  des  lubies.  11  me  fait  l'effet  d'un  très  honnête  garçoo.  Il  se 
dérobe  chaque  foisqu'Esmée  essaie  de  le  faire  sortir  de  son  atelier. 
Us  parlent  français  ensemble,  et  je  ne  suis  pas  très  fort  en  fran- 
çais, mais  il  me  semble  bien  qu'ils  se  querellent  souvent.  Ilermione 
comprend  ce  qu'ils  disent,  seulement  la  petite  sournoise  fait  la 
discrète.  En  tout  cas,  je  crois  qu'il  faut  se  garder  d'intervenir  : 
Esmée  ne  supporte  pas  les  coups  de  caveçon»  elle  ressemble  à  mes 
filles. 

P.-5.  —  Tabby  est  pour  le  caveçon.  Les  heureux  jours  qu'elle  a 
dûi  faire  passer  à  feu  Cairnwrath  t  Et,  comme  du  haut  du  ciel,  il  doit 
se  féliciter  de  ne  plus  être  de  ce  monde  I  Mais  gare  le  jour  où  elle 
ira  le  rejoindre  m 

M.  Hollys  à  lord  Llandudno. 

Cher  Llandudno,  mille  remerctmens.  Vous  m'avez  enlevé  de  l'es- 
prit un  lourd  fardeau.  La  vénérable  douairière  prédit  toujours  une 
conflagration  de  l'univers  lorsqu'on  frotte  une  allumette,  même 
si  on  la  frotte  du  mauvais  bout.  Benzo  est  un  gentleman,  j'en  suis 
convaincu;  il  y  a  tant  de  vieux  sang  noble  chez  la  plupart  des  Ita- 
liens, alors  même  qu'ils  ne  sont  pas  sûrs  de  leur  origine  première! 
Je  suis  tout  à  fait  d'accord  avec  vous  pour  ce  qui  est  de  rendre  la 
main  à  Esmée.  —  Pardonnez-moi  cette  rature;  j'ai  à  faire  un  rapport 
sur  la  quantité  de  chanvre  et  autres  plantes  du  même  genre  que 
produit  le  pays.  C'est  un  travail  de  consulat  plutôt  qu'autre  chose. 
Personne  n'a  besoin  de  le  savoir  au  Foret gn  Office ^  personne  ne  le 
lira;  il  restera  enfoui  dans  un  carton  pendant  cinquante  ans,  puis 


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LES  FR£8QUE8.  017 

sera  mis  au  pilon  sans  avoir  été  jamais  lu.  Mais  le  devoir  est  le 
devoir,  même  quand  le  thermomètre  est  à  A5  degrés  à  Tombre. 
C'est  le  vingt-cinquième  jour  d'août  qui  trouve  ?atre  malheureux 
ami  à  Rome.  La  ville  étemelle  n'existe  plus.  Tout  emparait.  Elle 
tombe  en  poussière  sous  les  roues  des  tramways  et  devant  les  entre- 
preneurs  et  les  stuccateurs  du  temps  présent.  Rien  n'est  plus  sacré 
dans  notre  siëde. 

Léon  Renzo  à  don  Eccelino  Ferraris. 

Cher  et  bien-aimé  père,  vos  craintes  amicales  pour  mon  repos 
sont  désormais  superflues.  Liady  Gharterys  est  partie.  On  dit  qu'elle 
ne  reviendra  pas  avant  le  printemps  prochain.  Il  y  a  une  quinzaine 
environ,  est  arrivé  ici  un  lord  dont  je  ne  me  rappelle  pas  le  nom  et 
môme,  si  je  m'en  souvenais,  je  renoncerais,  et  pour  cause,  à  l'écrire. 
C'est  un  de  ses  subrogés-tuteurs;  seulement,  maintenant  qu'elle 
est  majeure,  l'autorité  de  ce  tuteur  ne  peut  s'exercer  que  sur  les 
biens  de  sa  pupille.  En  Angleterre,  la  propriété  occupe  toujours  ia 
première  place.  Elle  est  si  bien  défendue,  si  bien  gardée,  si  bieft 
conservée  en  un  mot  pour  ceux  qui  sont  encore  à  naître,  que  per- 
sonne ne  semble  en  jouir  complètement.  Je  ne  prétends  pas  pour- 
tant que  cette  restriction  des  droits  du  propriétaire  ne  contribue 
pas  pour  beaucoup  à  la  grandeur  nationale.  Je  suis  convaincu  que 
lady  Cbai'terys  est  aux  regrets  d'avoir  quitté  Milton.  Elle  paraissait 
prendre  grand  intérêt  aux  études  que  je  lui  avais  fait  commencer  elle 
comprend  maintenant  ce  que  c'est  qu'une  bonne  méthode  de  chant. 
Les  professeurs  qu'elle  a  eus  désiraient  trop  vivement,  je  suppose, 
se  rendre  agréables  à  une  jeune  lady  riche  de  cinq  millions  de  rente, 
pour  risquer  d'insistersur  la  nécessité  de  la  justesse  et  de  l'équilibre 
dans  l'emploi  de  ses  dont  naturels.  Elle  a  évidemment  regretté  de 
partir.  Elle  me  l'a  dit  très  franchement;  elle  ne  pouvait  se  dis- 
penser plus  longtemps  de  remplir  ses  engagemens.  Ces  malheureux 
personnages  sont  les  victimes  de  leur  parole;  le  lord  au  nom  ai 
extraordinaire  n'a  pas  vu  d'un  bon  œil,  je  suppose,  rintimité  de 
lady  Gharterys  avec  moi.  C'est  un  homme  d'un  commerce  agréaUe 
et  facile  ;  il  a  le  regard  pénétrant  et  beaucoup  de  finesse  sous  use 
apparence  de  brusquerie  et  d'indifférence,  ce  qui  est  l'une  des  carac- 
téristiques de  l'Anglais.  C'est  pour  eux  comme  une  draperie  so» 
laquelle  ils  dissimulent  tout  ce  que  bon  leur  semble. 

Je  ne  sais  si  c'est  à  force  de  persuasion  ou  de  moquerie  qu'A  a 
décidé  sa  pupille  à  avancer  d'un  mois  les  visites  qu'elle  avait  prenia 
de  faire.  Toujours  est-il  que,  directement  ou  indirectement,  il  a  fini 
par  obtenir  ce  qu'il  voulait.  Elle  est  partie  depuis  huit  jours  avec  sa 
grand'mère.  Que  cette  grande  demeure  est  silencieuse  et  vide  1  Rien  ne 


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9â&  REVUE  lyEB  DEQJL  MONDES. 

pdut  dépasser  U  prévoyaote  booié  de  mon  hôtesse  dans  tous  les  ordres 
qn'elle  a  laissés  refaLtiremeiit  à  moa  bîeo^re.  Je  puis  moBter  ou  cosk 
duiretousieBcbevauxàmouehoix.  EUe  aoidoniKéàsesgeusâe  m'obéir 
entoutediosetcequi,  j'imagme«  leur  déplaît  beaucoup.  Us  me  pren- 
nratt  j'en  ai  bien  peur,  pour  uue  sorte  d'esjttom  Mon  anal  le  jardinier 
£ût  seul  exception  à  la  règle*  Il  me  tient  en  grande  considération ,  parce 
que  j'aime  les  fleurs  et  que  je  m'y  entends  un  peu,  comme  tous  les* 
artistes  en  général.  Je  suis  donc  seul  ici,  sauf  cette  légion  de  serviteurs 
qui  ne  fait,  il  me  semble,  autre  chose  que  manger,  bâiller,  s'habiller. 
Je  commence  néanmoins  à  m'accoutumer  à  ce  genre  d'existence  et  si 
les  jours  pluvieux  étaient  moms  nombreux,  je  n'aurais  à  me  plaindre 
de  rien.  Les  piqs,  les  cadres,  les  diénes  et  les  loagues  avenues  de 
tiUeuls  prêtent  à  oes  lieux  quelque  chose  d'imposant  et  de  soleond. 
Quand  il  ne  fait  plus  assez  dair  poor  me  permettre  de  peindre,  je 
vais  dans  le  parc;  quelques  chevreuils  semblent  me  reconnaître. 
Dœ  chevrette  même,  loin  de  fuir  à  mon  approche,  s'aviaBce  wrs. 
moi.  (kl  la  dit  très  vieille,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'être  un  char- 
UBuunt  animal.  Elle  pcHie  encore  un  eoUier  d'argent,  sur  lequd  le 
oomte,  dont  elle  était  b  favorite,  a^iît  fak  graver  lenomde  Necina^ 
lequel  était,  si  vous  vous  souvenez,  le  Mm  de  ma  mère.  U  m'a  seosH 
blé  par  là  que  je  retrouvais  un  ami  sur  la  terre  étrangère.  D'après 
ce  que  j'ai  oui  dire,  ce  comte  s'appelait  Alured  ;  il  av«t  souvent 
voyagé  en  Italie,  attiré  là  saas  doute  par  ses  goûts  cosmopolites, 
coBune  on  dit  Ce  n'était  lies  moins  qu'un  brave  homme,  si  j'en 
croîs  la  chronique  et  certaines  histoires  que  m'a  racontées  mon 
ami  le  jardinier  en  chef.  Ce  demi^  possède  une  très  jolie  maison 
dans  le  village,  et  un  cheval.  Avec  le  revenu  dont  il  jouit,  un  noble 
vénitien  ou  florentin  se  trouverait  riche.  Ce  bavardage  n'aura  pour 
vous  d'autre  intérêt  que  celui  de  vous  faire  vivre  de  ma  vie.  Oui,  je 
vous  l'avoue,  la  présence  de  hdy  Gharterys  me  manque;  comment 
pourrait-il  en  être  autrement?  Malgré  mon  isolement,  je  ne  saurais 
cependant  dire  que  je  m'ennuie;  je  ne  m'ennuie  jamais  quand  je 
mm  libre  de  suivre  ma  fantaisie  et  d'aller  prendre  l'air  toutes  lea 
£016  que  le  cœur  m'en  dit.  Il  est  vrai  qu'ici  l'air  n'y  invite  pas  sou- 
ventl  Je  oraios,  je  le  confiasse  en  toute  humilité,  de  me  foire  une 
douce  habitude  de  cette  vie  de  luxe;  jusqu'à  présent ,  je  n'avais 
jamais  eu  qu'un  plancher  sans  tapis;  des  murs  nus,  si  je  ne  les 
barbouillais  nK>i-même  de  dessins;  un  Bk)biller  des  plus  pauvres; 
une  nourriture  plus  que  frugale  :  soupe,  pain,  fruits  c^  un  petit 
flacon  de  vin  du  cru;  tandis  que  mamtenant,  tant  les  mauvaises 
habitudes  sont  faciles  à  prendre,  il  me  semble  tout  natnrd  d'avmr 
toujours  un  bain  préparé,  naes  vêtemens  brossés  et  plies,  tons  mes 
bescHua prévus,  un  couvert  mis  trois  fois  par  jour  pour  moi  seul; 
une  table  cfaai^  de  porcehiine  de  Chine,  d'argenterie  du  teo^s 


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lES  FRESQUES.  910 

de  la  reine  Anne,  de  toute  sorte  de  choses  recherchées,  de  vins 
français,.,  sans  parler  4e  laquais  poudrés,  de  stature  gigantesque, 
qui  tournent  autour  de  moi,  sans  faire  plus  de  bruit  que  des  sou- 
ris. Ce  train  de  vie  me  semble  maintenant  tout  à  fait  naturel  ^  Je 
suis  honteux  de  me  dire  que  j'en  sentirai  la  privation  quand  il  me 
luidra  reprendre  le  collier  de  misère.  Je  me  flattais,  il  y  a  peu  de 
tempe  encore,  d'être  un  philosophe,  un  poète  qui  se  contentait  de 
la  nourriture  de  l'esprit  et  méprisait  la  bonne  chère.  Hélas  !  je 
vois  bien  que,  comme  la  plupart  des  prétendus  sages,  mon  dédain 
ne  venait  que  de  mon  inexpérience.  Il  est  incontestable  qu'avec 
notre  climat,  il  est  plus  aisé  de  vivre  d'une  poignée  de  prunes  et 
d'une  croûte  de  pain.  Un  plancher  sans  tapis  parait  moins  triste, 
quand  les  rayons  du  soleil  le  parent  et  qu'une  traîne  de  vigne 
vierge  jonche  le  sol.  Il  n'est  pas  bon  toutefois  de  s'attacher  aux 
délices  de  Gapoue,  quand  on  sait  que  le  lendemain  ne  vous  oflBne 
en  perspective  que  le  travail,  l'incertitude  et  la  faim.  Non,  croyea- 
moî,  ce  ne  sont  pas,  comme  vous  le  supposez,  des  regrets  donnés  à 
une  femme  qui  m'inspirent  la  crainte  de  quitter  ces  lieux;  c'est 
une  considération  beaucoup  moins  noble,  beaucoup  plus  basse  qui 
pèse  de  Umt  son  poids  sur  moi.  Je  ne  suis  ni  aussi  stoîque,  ni  aussi 
spiritualiste  que  je  pensais,  mais  je  suis,  comme  toujours,  votre 
reconnaissant  et  dévoué,  etc. 

Lady  Ckarterys  à  Léon  Renzo.  Milton  Ernest. 

Acornby. 

Gomment  va  la  peinture  ?  Écrivez-moi  et  donnez-moi  de  vos  nou- 
velles. 

Léon  Renzo  à  don  Eccélino  Ferraris, 

Il  faut  que  je  vous  confie,  mon  chère  père,*  une  chose  que  j'ai 
smr  le  cœur,  et  qui  me  pèse  plus  que  je  ne  puis  vous  dire.  Lorsque 
vous  saurez  de  quoi  il  s'agit,  vous  trouverez  peut-être  qu'il  n'y  a 
rien  là  pour  justifier  mon  état  moral.  Sachez  d'abord  qu'en  partant, 
lady  Charterys  m'a  confié  les  clefs  de  la  bibliothèque,  en  m'auto- 
risant  à  me  servir  de  tous  les  ouvrages  sur  l'art,  de  toutes  les 
anciennes  gravures  qui  s'y  trouvent.  A  en  croire  les  on-dit,  la  famille 
en  général  ne  se  piquait  guère  de  culture  intellectuelle,  sauf  le 
dernier  comte  Alured,  celui  douta  hérité  la  mère  de  lady  Charterys. 
C'était  un  amateur,  un  dilettante,  un  virtuose  (expressions  qui  ne 
sont  pas  tout  à  fait  synonymes),  et  c'est  à  lui  que  Ton  doit  toutes 


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t20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ks  collectioDS  d'ouvrages  et  d'œuvres  d'art  que  renferme  Miltoa- 
Eroest.  J'ai  longtemps  hésité  à  accepter  l'ofire  que  me  faisait  lady 
Gbarterys,  mais  elle  y  a  mis  une  telle  insistance  et  paraissait  tant 
tenir  à  me  donner  cette  preuve  de  confiance,  que  je  ne  pouvais  sans 
nanvaise  grâce  persister  dans  mon  refus,  quoique  j'eusse  beaucoup 
préféré  éviter  une  si  grande  responsabilité.  Je  soupçonne  l'imposant 
majordome  M.  Landon  de  m'en  vouloir  mort  et  passion  du  rôle 
qui  m'incombe  ici.  Ayant  donc  fini  par  capituler,  j'ai  trouvé  là 
matière  à  un  travail  très  intéressant  et  très  long,  qui  m'occupe 
pendant  les  jours  de  pluie,  si  nombreux  dans  ce  pays.  Les  dessins, 
signés  de  grands  mattres,  pour  la  plupart,  sont  enfouis  sans  ordre 
de  date  ou  d'école.  Miniatures  et  médailles  gisent  également  pôle- 
mèle  dans  les  tiroirs.  Toute  une  collection  de  gravures  avant  la 
lettre,  italiennes  en  grande  partie,  n'a  pas  été  mieux  traitée  que 
de  simples  gravures  découpées  dans  des  journaux  illustrés.  J'em- 
porte toujours  avec  moi  la  clé  de  la  bibliothèque.  Ce  procédé  exas- 
père littéralement  contre  moi  l'important  Landon.  Il  me  regarde 
eomme  son  ennemi  personnel.  Au  sein  de  ce  chaos,  dont  presque 
tous  les  élémens  ont  une  réelle  valeur  artistique,  il  y  a  des  esquisses 
terès  remarquables,  faites  par  le  dernier  comte  Alured,  mort  il  y  a 
une  trentaine  d'années. 

S'il  n'avait  été  un  homme  de  haute  naissance ,  il  fût  sans  nul 
doute  devenu  un  peintre  célèbre.  Parmi  ces  esquisses,  qui  sont  en 
général  des  études  d'après  nature,  il  en  est  une  représentant  une 
jeune  Romaine  dont  les  traits  ont  une  analogie  frappante  avec  ceux 
de  ma  mère;  pas  un  seul  mot  n'est  écrit  au  bas  de  ce  dessin  ;  puis, 
dans  un  autre  portefeuille,  j'ai  trouvé  encore  trois  études  d'après 
le  même  modèle;  l'une  d'elles,  en  pied,  représente  une  jeune  fille 
portant  une  cruche  sur  la  tôte;  vous  direz  que  c'est  peut-être  une 
simple  coïncidence,  un  hasard  de  ressemblance ,  le  type  national 
et  rien  de  plus,  et  vous  aurez  sans  doute  raison.  Voudriez-vous, 
vous  le  meilleur  et  le  plus  cher  de  mes  amis,  m'écrire  tout  ce  que 
vous  savez,  tout  ce  que  vous  vous  rappelez  de  ma  mère?  La  natio- 
Balité  de  mon  père  a-t-elle  jamais  été  connue?  Soyez  assez  bon 
pour  me  répondre  promptement  et  longuement. 


Odida. 

Traduit  par  Hbphell. 


{La  damîért  partie  au  prochain  »*.) 


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■^■^  '  J_       I 


LA 


RÉVOLTE    DE    L'HOMME 


Il  n'y  a  pas  d'exagération  à  dire  que  la  question  des  droits  des 
femmes  est  aussi  vieille  que  le  monde,  puisqu'elle  existait  avant  notre 
mère  Eve.  D'après  une  ancienne  légende  rabbinique,  Adam  eut  une 
première  femme  nommée  Liliib,  que  Dieu  avait  faite  indocile.  Adam 
Paborda  en  déclarant  qu'il  entendait  être  le  mattre.  Lilith  répliqua 
qu'elle  avait  autant  de  droits  que  lui  à  commander.  11  insista,  elle  tint 
bon,  et  la  première  conversation  que  la  terre  eotendit  fut  une  querelle. 
Le  débat  se  termina  par  la  fuite  de  Liliih.  Dieu  envoya  des  anges  pour 
la  ramener;  elle  refusa  obstinément.  On  prit  le  parti  de  la  marier  à 
un  démon  et  de  créer  Eve  pour  Adam.  Après  cette  première  explosion, 
la  question  sommeilla  jusqu'à  nos  jours.  Les  protestations  isolées  qui 
n'ont  manqué  à  aucune  époque  ne  parvenaient  pas  à  la  réveiller.  La 
suprématie  de  Thomme,  proclamée  ou,  si  l'on  aime  mieux,  —  je  ne 
voudrais  choquer  personne, — inventée  par  Adam,  avait  été  bel  et  bien 
acceptée  par  la  femme. 

Il  était  réservé  aux  Lilith  du  xix*  siècle  de  reprendre  la  discussion 
entaaiée  dés  le  paradis  terrestre.  Elles  possédaient  sur  leur  aînée 
l'avantage  d'avoir  des  cas  d^injustice  à  faire  valoir.  L'homme,  de  son 
côté,  n'osait  plus  user  de  la  brusquerie  discourtoise  d'Adam.  Au  lien 
d'ordonner,  il  argumentait.  Il  s'efforçait  de  démontrer  par  des  preuves 
tirées  de  la  physiologie,  de  l'histoire  et  de  la  littérature  que  le  senti- 
ment populaire  a  raison,  et  qu'un  homme  et  une  femme,  ce  n'est  pas  la 


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922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  chose.  On  lui  répliquait  que  la  force  brutale  était  toute  la  diffé- 
rence et  qu'on  se  chargeait,  à  armes  égales,  de  lui  prouver  qu'on  le 
valait  bien.  Les  Américains  se  laissèrent  persuader  de  tenter  Texpé- 
rience.  Ils  firent  place  aux  femmes  sur  les  bancs  du  collège,  dans  les 
chaires  d'enseignement,  aux  écoles  de  médecine,  dans  les  bureaux  des 
administrations  publiques.  Mèmedes  états  de  l'Ouest  les  admirent  à  faire 
partie  du  jury.  Ce  dernier  essai  ne  réussit  point.  Les  femmes  jugeaient 
avec  le  sentiment  et  la  passion,  sans  se  soucier  des  preuves  ;  il  fallut 
leur  retirer  le  jury.  Le  Connecticut,  le  Wisconsin  et  peut-être  d'autres 
encore,  les  ont  autorisées  à  être  du  barreau.  Le  Nebraska,  où  elles 
réclamaient  le  droit  de  vote,  a  rejeté  leur  demande  par  un  scrutin  qui 
laisse  de  l'espoir  pour  l'avenir.  Les  Américaines  ont  cause  gagnée  si 
elles  y  mettent  de  la  patience  et  de  l'entêtement. 

En  Europe,  les  affaires  des  femmes  sont  dans  des  situations  très 
diverses,  selon  les  contrées.  Les  états  du  Sud  n'y  pensent  guère.  L'Al- 
lemagne ne  s'abaisse  pas  à  s'occuper  des  griefs  féminins.  Elle  n'a  pas 
oublié  qu'un  philosophe  en  qui  elle  a  beaucoup  de  confiance,  Scho- 
penhauer,  a  comparé  agréablement  les  femmes  aux  singes  sacrés  de 
Bénarès,  qui  se  croient  tout  permis,  et  prêché  le  rétablissement  de  la 
polygamie  pour  rabattre  le  caquet  à  ces  femelles  arrogantes  et  imbé- 
ciles. La  France,  malgré  toute  son  indulgente  tendresse  pour  le  sexe 
charmant  auquel  les  philosophes  allemands  n'entendent  rien,  la  France 
n'a  jamais  pu  prendre  au  sérieux  Tidée  des  droits  des  femmes.  Les 
efforts  éloquens  des  oratrices  de  réunions  publiques  la  laissent  inébran- 
lable dans  sa  foi  au  vieux  dogme  : 

Du  côté  de  la  barbe  est  la  toate-puissance. 

11  est  vrai  que,  dans  les  dernières  années,  un  souffle  d*hérésie  a  passé 
çà  et  là  sur  nos  têtes.  On  a  compté  un  certain  nombre  de  conversions  à 
la  doctrine  de  la  similitude  intellectuelle  des  deux  sexes,  et  quelques 
esprits  chagrins  se  sont  demandé  s'il  était  tout  à  fait  sûr  que  nos  petites 
filles  ne  seraient  ni  députées,  ni  avocates,  ni  notairesses.  Cest  être, 
grâce  à  Dieu,  trop  prompt  à  prendre  l'alarme;  nous  ne  courons  pour 
llnstant  aucun  danger.  Le  seul  pays  d'Europe  sérieusement  menacé 
est  l'Angleterre,  qui  a  dû,  comme  les  États-Unis,  ouvrir  ses  universités 
aux  filles,  et  où  la  chambre  des  communes  a  déjà  été  appelée  plusieurs 
fois  à  discuter  un  hill  sur  les  droits  électoraux  des  femmes.  Un  parti 
actif  et  bien  organisé  entretient  chez  elle  ce  que  nos  voisins  appellent 
une  «  agitation,  »  en  faveur  du  sexe  injustement  sacrifié  par  la  loi  et 
les  mœurs. 

L'àpreté  des  Anglaises  à  forcer  l'entrée  des  carrières  masculines 
tient  à  une  situation  particulière.  L'excédent  de  la  population  féminine 


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LA  R^OLTE  DE  I^HOMHE.  033 

mi  la  popufatiOQ  wMe,  pour  PÂogleterre  et  TÉcosse  réunies,  est  d'en>- 
tiron  un  million.  Cest  dire  que  la  terre  britannïqiie  est  encombrée  de 
vieilles  fifles.  Une  légende  nationale  les  occape  dans  le  ciel  à  déœa- 
per  des  étoiles.  E^  attendant,  elles  voudraient  gagner  leur  pain  et  con- 
^érir  leur  indépendance.  C'est  une  véritable  lutte  pour  Texistence. 
Les  Anglais  résfetent  ^goureusement,  en  grande  partie,  il  faut  le  dKre, 
par  la  crainte  égoïste  que  la  concurrence  féminine  n'augmente  Ten- 
combrement  des  carrières,  mais  ils  se  sentent  si  peu  en  sûreté  qu'ils 
commencent  à  écrire  des  livres  sur  le  temps  où  l'homme  aura  été 
détrôné.  Un  de  leurs  écrivains  les  plus  distingués  et  les  plus  spirituels, 
M.  Walter  Basant  (1),  s'est  diverti  à  peindre  la  société  britannique  au 
xn*  siècle  dans  un  pamphlet  intitulé  :  la  Révolte  de  Vhomme  (2),  dont 
les  extravagances  recouvrent  un  grand  fonds  de  sagesse  pratique.  CTest 
le  royaume  de  la  fantaisie  et  le  règne  du  bon  sens.  Malgré  l'énormité 
de  la  bouffonnerie,  les  applications  sautent  aux  yeux  et  nous  croyons 
que,  môme  pour  des  oreilles  françaises,  la  leçon  s'entendra  à  demi- 
mot. 

Dans  la  société  de  l'avenir,  entrevue  par  M.  Walter  Besant  un  jour 
de  cauchemar,  la  femme  prend  sa  revanche  du  passé  :  Me  opprime 
l'homme.  M.  Waher  Besant  s'en  indigne.  A  mon  sens,  il  a  tort.  L'tiomme 
ne  s'est  pas  fait  faute  d'abuser  dn  pouvoir  pendant  qu'il  l'avait;  pour« 
quoi  la  femme  n'en  abuserait-elle  pas  à  son  tour  quand  elle  le  pourra? 
It  était  dans  l'ordre  des  choses  et  dans  la  nature  humaine  q«e  les 
Anglaises  se  vengeassent  des  Anglais  dès  que  ceux-ci  leur  en  auraient 
fourni  les  moyens  en  votant  la  grande  réforme  de  Fégalité  des  deux 
sexes  devant  la  loi. 

Les  représailles  commencèrent  avec  l'entrée  des  femmes  au  parie* 
ment.  Dès  les  premiers  débats  où  elles  intervinrent,  les  hommes  furent 
écrasés  parle  sentiment  de  leur  propre  infériorité.  Ce  n'est  pas  que  les 
argumens  portés  à  la  tribune  par  les  oratrices  fussent  meilleurs  que 
ceux  des  orateurs,-  les  mauvaises  langues  prétendaient  même  qu'ils 
étaient  moins  solides  et  que  la  passion  y  prenait  la  place  de  la  logique; 
mais  c'étaient  là  propos  de  réactionnaires  méritant  peu  de  créance.  La 
vérité  est  que  les  femmes  maniaient  les  armes  redoutables  qu\>n  nomme 
en  style  parlementaire  les  «  personnalités  »  avec  une  audace  et  une 
dextérité  qui  laissaient  leurs  adversaires  abasourdis.  Les  hommes 
n'étaient  pas  de  force  à  lutter.  Le  découragement  et  l'impatience  se 
mirent  dans  leurs  rangs.  Un  jour  que  la  séance  était  devenue  parti- 
culièrement pénible,  les  députés  mâles  des  deux  chambres  quittèrent 
la  salle  en  masse.  Ce  fut  une  grande  faute.  Demeurée  maîtresse  du 

(1)  M.  Walter  Besant  Tient  de  publier  one  exceUente  biographie  du  profeitear  Pal- 
mer,  attastiné  par  les  Bédouins  pendant  la  campagne  d*Ëgypte. 
(S)  77^  Revoit  of  man,  Londres,  Blackwood. 


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•2ft  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diamp  de  bataille»  l'opposition  s'occupa  immédiatement  de  reviser  les 
lois,  et  elle  s*y  prit  de  la  manière  la  plus  simple;  la  législation  d'avant 
la  grande  réforme  fut  purement  et  simplement  rétablie,  mais  en  inter- 
irertissant  Tordre  des  sexes  ;  où  le  législateur  avait  écrit  «  bomme,  » 
OB  mit  «  femme,  »  et  réciproquement.  En  somme,  c'était  assez  juste. 
Depuis  tant  de  milliers  d'années  que  les  hommes  légiféraient  sur  les 
iémoies,  ils  avaient  constamment  négligé  le  précepte  :  «  Ne  fais  pas  à 
autrui  ce  que  tu  ne  veux  pas  qu'on  te  fasse  ;  »  on  leur  appliquait  la 
peine  du  talion. 

Cette  grande  révolution  avait  porté  ses  fruits  au  moment  où  s'ouvre 
]e  volume  de  la  Révolte  de  Phomme.  Les  femmes  avaient  accaparé  les 
ionciions  publiques  et  les  professions  libérales,  elles  étaient  ministres, 
gens  de  loi,  facteurs,  sergens  de  ville.  M.  Walter  Besant  s'efforce  natu- 
rellement de  montrer  que  sous  leur  gouvernement  tout  allait  mal.  Je 
ne  saurais  être  de  son  avis.  Il  y  avait,  comme  dans  toutes  choses 
humaines,  un  mélange  de  bon  et  de  mauvais  ;  seulement  les  choses 
allant  bien  et  les  choses  allant  mal  n*étaient  pas  les  mêmes  que  sous 
Vancien  gouvernement  masculin. 

L'induîitrie  souffrait.  A  force  de  faire  des  lois,  par  bonté  d'àme,  pour 
protéger  l'ouvrier  contre  les  métiers  dangereux  ou  insalubres,  le  nou- 
veau régime  avait  été  obligé  de  fermer  beaucoup  d'usines  et  avait  rendu 
un  air  champêtre  à  Birmingham  et  à  Manchester. 

L'ignorance  des  jeunes  générations  mâles,  réduites  aux  anciens  cours 
àe  demoiselles,  avait  porté  un  coup  funeste  aux  lettres  et  aux  sciences. 
Les  femmes  avaient  amèrement  trompé  à  cet  égard  les  espérances  de 
leur  parti.  Elles  s'étaient  emparées  des  éiablissemens  d'instruction 
supérieure,  elles  avaient  passé  autant  d'examens  qu'un  jeune  Français 
de  l'an  1883.  elles  avaient  conquis  d'innombrables  diplômes,  écrit  des 
monceaux  de  livres  :  la  faculté  créatrice  n'était  pas  venue.  Cent  cin- 
quante ans  après  l'émancipation,  la  célèbre  lettre  de  Joseph  de  Maistre 
i  sa  fille,  sur  les  chefs-d'œuvre  que  les  hommes  ont  faits  et  que  les 
femmes  n'ont  pas  faits,  était  aussi  vraie  que  le  jour  où  le  grand  réac- 
tionnaire Tavait  écrite. 

Il  y  avait  encore  une  ou  deux  ombres  au  tableau,  mais  le  chapitre 
des  compensations  n'était  pas  à  dédaigner.  La  paix,  sinon  la  satisfac- 
tion, régnait  dans  tous  les  ménag^-s  anglais.  Quelques  mesures  coerci- 
tives  sagement  entendues  en  avaient  banni  les  habitudes  de  violence 
auxquelles  la  populace  de  la  Grande-Bretagne  avait  dû  jadis  un  renom 
de  brutalité.  Dès  qu'il  avait  étéacqtiis  que  les  maris  qui  battaient  leur 
lemme  étaient  mis  en  prison,  les  mœurs  des  maris  anglais  s'étaient 
soudainement  adoucies.  Le  changement  de  vie  avait  achevé  la  méta- 
morphose. Depuis  que  les  mères  étaient  occupées  au  dehors,  les  pères 
avaient  dû  les  suppléer  à  la  maison.  Ils  tenaient  le  ménage,  gardaient 


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LA.  RÉVOLTE  DE  l'hOMME.  025 

les  enfans,  faisaient  la  cuisine,  et  leur  caractère  avait  gagné  sensible- 
ment à  ces  habitudes  paisibles. 

Au  premier  abord,  ces  derniers  détails  paraîtront  invraisemblables  au 
lecteur.  Une  minute  de  réflexion  le  convaincra  que  le  nouveau  régime 
n*avait  pas  de  conséquence  plus  inévitable.  Quand  les  femmes  n'auront 
plus  le  temps  ou  le  goût  d'être  mères  de  famille,  il  faudra  bien  que  les 
hommes  tâchent  à  les  rt^mplacer,  et  c'est  pourquoi,  — 3oii  dit  en  pas- 
sant, —  un  grand  nombre  d'entre  eux  considèrent  de  mauvais  œil,  en 
France  môme,  les  nouveaux  systèmes  d'éducation  féminine,  lis  ne 
reprochent  pas  aux  lycées  de  filles  ce  qu'on  y  apprend,  ils  leur  repro- 
chent ce  qu*on  n'y  apprend  pas  et  ce  qu'on  y  désapprend.  Us  ne  voient 
pas  péril  en  la  demeure  à  ce  qu'une  jeune  personne  sache  quelques 
bribes  d'algèbre  et  de  chimie,  ils  ont  même  Timpertinence  de  trouver 
la  chose  en  soi  assez  indifférente  ;  ils  en  veulent  à  l'algèbre  et  à  la 
diimie  des  heures  qu'elles  dérobent  aux  travaux  d'intérieur.  Ils  remar- 
quent que  la  sollicitude  ministérielle  n*a  pas  réservé  un  seul  moment 
de  la  journée  pour  enseigner  à  la  jeune  fille  à  rester  chez  soi  et  à  s'y 
plaire,  ce  qui  est  pourtant  un  talent  plus  essentiel  à  son  bonheur  et 
au  bonheur  des  siens  que  de  savoir  résoudreune  équation,  —  fût-ce  du 
second  degré.  lis  ont  un  obscur  pressentiment  qu'il  lui  paraîtra  rebu- 
tant, après  avoir  conquis  des  parchemins  universitaires,  de  manier  le 
balai  on  de  s'asseoir  derrière  un  comptoir,  et  les  bienTaits  de  l'état  lui  font 
peur  pour  elle.  Ils  calculent  que  les  classes  peu  aisées  sont  destinées 
par  nus  mœurs  à  fournir  la  principale  clientèle  des  lycées  de  filles,  que 
tout  le  monde  ne  peut  pas  être  institutrice,  et  ils  se  demandent  si  on 
ne  nous  prépare  pas  ce  que  les  gymnases  de  filles  ont  donné  à  la  Rus- 
sie et  commencent  à  donner  à  Berlin  :  des  générations  de  déclassées. 
Ainsi  pense  tout  ce  qui  craint  qu'on  ne  nous  gàie  ce  que  la  France 
produit  de  meilleur,  la  petite  bourgeoise  française,  laborieuse  et  éco- 
nome, reine  des  ménagères,  et  si  gentille  par-dessus  le  marché  I  Les 
réponses  des  promoteurs  des  lycées,  quand  on  leur  soumet  ces  objec- 
tions, ne  sont  pas  toujours  rassurâmes.  Quelqu'un  demandait  à  l'un 
d'eux  quel  avenir  ses  projets  préparaient  aux  élèves  de  l'état  :  —  Vn 
abîme!  s'écria  avec  feu  cet  homtne  de  sens;  un  abîme I  —  Son  interlo- 
cuteur se  tut;  il  n'y  avaii  rien  à  dire  à  cela. 

Les  Anglaises  du  xxi*  siècle  exagéraient  la  prudence,  et  pour  cause, 
dans  les  matières  d'éducation.  Leur  propre  expérience  les  avait 
instruites,  et  elles  se  gardaient  d'éveiller  chez  leurs  époux  des  aspi- 
rations propres  à  les  dégoûter  de  leur  humble  destinée;  elles  avaient 
trop  peur  d'une  conire-révoluiion.  Le  temps  épargné  sur  les  classes 
était  consacré  à  développer  chez  les  garçons  la  grâce  et  la  vigueur  du 
corps.  Sous  le  gouvernement  des  femmes,  les  Anglais  étaient  devenus 
en  quelques  générations  la  plus  belle  race  d'hommes  du  monde,  ce 


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VSft  RETUI  DES  PEUX  |iOra>ES« 

qui  est  quelque  chose,  et  il  n'y  avait  pas  de  raison  pour  que  le  nou- 
Teâu  régime  ne  durât  point,  sans  un  vice  incurable  qu'une  distractioo 
dea  fondatrices  les  avait  empochées  d'apercevoir. 

Dans  les  contes  de  fées,  il  arrive  souvent  que  tous  les  malheurs  du 
prince  Charmant  ou  de  la  princesse  Belle-Étittle  viennent  de  ce  que 
le  roi  leur  père  et  la  reinte  leur  mère  ont  oublié  d'inviter  au  baptême 
Tune  des  fées*  L'immortelle  accourt  irritée  et  punit  sur  Tenfant 
Pétourderie  des  parens.  Les  gracieuses  usurpatrices  de  M.  Walter 
Basant  avaient  fait  comme  le  roi  et  la  reine  des  contes,  et  la  fée 
qu'elles  avaient  oublié  d'inviter  au  baptême  de  leur  émancipation 
était  la  plus  puissante  de  toutes.  On  la  nomme  la  Mature,  et  l'unn 
vers  entier  obéit  à  ses  décrets;  mais  les  dianpions  des  droits  de» 
femmes  négligent  à  dessein  de  la  consulter.  Us  craignent  que  sa  réponse 
ne  les  gène  pour  soutenir  que  les  deux  sexes  ont  été  créés  en  vue 
des  mêmes  fins,  qu'ils  ont  reçu  en  naissant  les  mêmes  attributions, 
que  c'est  par  une  injustice  de  la  société  que  les  pères  sont  les  pères 
et  que  les  mères  sont  les  mères,  et  qu'il  suffirait  d'une  bonne  loi  pour 
changer  tout  cela. 

Les  Anglaises  de  l'avenir  n'avaient  pas  demandé  à  la  Nature  si  elte 
verrait  des  inconvéniens  à  ce  que  les  deux  sexes  échangeassent  leurs 
rôles.  Cette  inadvertance  amena  un  désastre.  Depuis  que  les  profes-- 
sions  étaient  exclusivement  entre  les  mains  des  femmes,  une  jeune 
fille  ne  pouvait  songer  à  s'établir  qu'après  s'être  fait  une  position  lui 
permettant  d'efitreteoir  une  famille.  La  plupart  d'entre  elles,  grâce  à 
Tencombrement  toujours  croissant  des  carrières,  arrivaient  à  trente 
ans  et  au-delà  avant  d'être  en  situation  de  se  marier.  L'antique  usage 
leur  acccH'dait  alors,  pour  prix  de  tant  d'efforts,  un  époux  assorti, 
grisonnant,  d'âge  morose  et  de  passions  amorties.  Elles  trouvèrent 
Tusage  barbare  et  sot  Les  hommes»  du  temps  qu'ils  étaient  les  maî- 
tres, ne  s'y  étaient  jamais  soumis  pour  leur  compte;  on  avait  vu 
continuellement,  sous  leur  règne,  des  barbons  épouser  de  jennes 
tendrons;  le  contraire  était  de  bonne  goerre.  Sur  cet  admirable  rai- 
sonnement, tes  Anglaises  se  mirent  à  époeser  de  petits  jeunes  gens 
que  la  cupidité  ou  Tambition  des  famillêsi  lenr  sacrifiaient,  et  TAngle-* 
terre  fut  peuplée  d'Agnès  et  de  Rosines  barbus  cherchant  à  échapper  i 
des  Arnolphes  et  des  Bartholes  en  jupons.  Le  plus  grave,  c'est  qu'ils 
n'échappaient  pas. 

Désir  de  nonaè  ett  ne  feo  %và  déipore, 
Désir  d*Anglaiiô  est  cent  fois  f  iro  encore. 

D'ailleurs  les  jeunes  gens  n'avaient  pas  le  cho^  Les  demc^selles 
iulent  toutes  dans  le  même  cas,  obligées  de  travailler  quinae  ou  vingt 


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LA  KÉfOLTB  DB  l'hOMHB.  #S7 

ans  atâot  de  penser  à  prendre  mari,  et  la  chambre  des  pairesses  ayate 
fait  une  toi  centraignast  les  garçons  d^éponser,  sous  peine  de  décen- 
tioQ  perpètueHe.  Ils  s'eMécuUient  en  rechignant,  se  montraient  épemx 
froids  et  ennuyés.  La  difficuhé  de  gagner  leur  oœnr  était  devenue' un 
des  lienx-communs  de  la  littérature  dimagination.  Ce  n^est  pas  tout. 
Le  mécontentement  de  la  population  mâle  commençait  à  gagner  la 
Jeunesse  de  ranitre  sexe.  Les  fillettes  occupées  à  passer  des  examens 
et  à  conrir  après  une  position  sociale  trouvaient  inique  que,  pendant 
ce  teinps,  leurs  tantes  et  grand'tantes  leur  enlevassent  leurs  amon- 
reux.  On  avait  beau  faire  sonner  à  leurs  oreilles  les  grands  mots  de 
dignité,  de  relèvement,  d'mdépendance,  les  pauvrettes  ne  pouvaient 
8*empécher  de  soupirer  en  pensant  an  temps  où  ^occupation  sérieuse 
de  la  vie  était  de  flirter.  En  vain  leur  faisait-on  valoir  Fimmense  con- 
sidération que  le  sexe  fort,  depuis  la  grande  révolution  de  rémand-* 
pation,  éprouvait  pour  1* autre  sexe  pris  en  masse;  elles  auraient  pré-' 
féré  d'être  mOius  considérées  en  masse  et  d'avoir  phis  de  tendresse 
en  particulier.  Rendre  les  maris  amoureux  était  devemi  une  question 
vitale  pour  le  royaume.  En  attendant  qu'elle  fbt  résolue,  la  population 
décroissait  avec  une  rapidité  inquiétante. 

Sur  ces  entrefaites,  il  y  eut  une  crise  ministérielle  à  Londres.  Le 
cabinet  whig  tomba,  précisément  sur  la  question  des  hommes.  Soi 
chef,  M^  Constance  de  Carlyon,  était  une  charmante  personne  que 
des  facuhés  exceptionnelles  avaient  portée  aux  plus  hautes  fbnctiens 
de  Pétat  à  un  âge  où  ses  contemporaines  étaient  encore  sur  les  bancs. 
Elle  avait  fait  preuve  au  pouvoir  d'idées  singulièrement  larges  et  libé* 
raies.  Elle  s'était,  entre  autres,  déclarée  partisan  d'une  amélioratiott 
de  la  condition  de  Thomme,  sur  quoi  les  matrones  de  la  chambre  des 
pairesses,  qui  avaient  tout  à  perdre  et  rien  à  gagner  à  un  changement, 
se  mirent  dans  Topposition  et  renversèrent  le  ministère.  La  chambre 
des  communes  n'existait  plus.  Dès  que  les  femmes  y  avaient  été  entre 
elles,  il  s'y  était  introduit  de  tels  abus  de  langage  qu'on  se  serait  cru 
dans  certains  conseils  muuicipaux  du  continent  Le  gouvernement  bri-* 
tannique  avait  été  obligé  de  la  supprimer, 

L'opidion  de  Goostance  sur  la  nécessité  de  relever  le  sexe  mile  ne 
fut  nullement  ébranlée  par  son  échec  parlementaire.  C'était  un  esprit 
ferme  en  ses  desseins,  surtout  lorsque  son  intérêt  personnel  était  en 
cause,  —  elle  ressemblait  en  cela  à  la  plupart  des  ministres  mascu- 
lins ;  —  et  elle  avait  un  intérêt  personnel  pressant  dans  l'affaire  des 
droits  des  hommes.  Elle  ne  raisonnait  pas  sur  la  question  d'après  des 
considérations  philosophiques  abstraites  et  sèches,  elle  raisonnait 
avec  son  cœur,  selon  l'habitude  qui  rend  son  sexe  si  aimable  et  si  illo- 
gique, et  son  bon  petit  cœur  lui  soufflait  qull  y  aurait  de  HnhnaBasité 
à  ce  que  son  cousin  Edward,  avec  ses  vingt-deux  ans  et  sa  jolie  figure, 


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le 


928  RETUE  DES  DEOX  MONDES. 

fût  obligé  de  par  la  loi  à  épouser  la  dacbesse  de  Dastanborgh»  qui 
avait  soixante-doq  ans,  la  goutte,  un  nei  crochu,  et  qui  avait  déjà  con- 
sommé trois  maris,  morts,  disait  la  voix  publique,  de  langueur  et 
d'ennui.  Le  comte  Edward  de  Ghester  était  là-dessus  du  méaie  senti- 
ment que  W^  de  Carlyon.  C'était  un  garçon  dont  l'éducation  avait  été 
extrêmement  superficielle.  Il  n'avait  guère  appris  dans  son  pensionnat 
qu'à  cbanter  la  romance  et  à  jouer  au  cricket,  mais  il  y  avait  deux 
cboses  qu'il  avait  découvertes  tout  seul,  sans  maîtres  et  sans  livres  :  il 
avait  très  envie  d'épouser  sa  cousioe  Constance,  qui  était  jeune  et 
belle,  et  il  mourrait  en  prison  plutôt  que  d'épouser  la  duchesse,  qui 
était  vieille  et  laide.  C'étaient  là  toutes  ses  opinions  politiques.  Elles 
lui  suffirent  pour  conquérir  un  royaume. 

La  noble  dame  à  laquelle  Edward  préférait  le  martyre  était  le  plus 
grand  personnage  de  TAngleterre  par  la  naissance,  la  fortune  et  l'in- 
fluence. 11  va  de  soi  qu'elle  était  l'adversaire  politique  de  M'**  de  Car- 
lyon. Chargez  deux  femmes  éprises  du  même  homme  -de  rédiger  le 
règlement  de  la  pèche  à  la  ligne,  elles  ne  tomberont  jamais  d'accord; 
c'est  impossible.  La  duchesse  s'inquiétait  peu  de  la  résistance  du  beau 
garçon  sur  qui  elle  avait  jeté  son  dévolu.  Le  comte  était  orphelin;  sa 
tutrice  était  la  créature  de  la  duchesse;  lui-même,  lorsqu'il  se  verrait 
placé  tout  de  bon  entre  la  réclusion  perpétuelle  et  le  mariage,  il  ferait 
comme  les  ingénues  du  vieux  temps,  que  leurs  parens  menaçaient  du 
couvent, il  aurait  des  vapeurs  et  des  crises  de  nerfs  et  Gnalement  obéi- 
rait. Une  fois  mariés,  la  duchesse  se  chargeait  de  le  mater;  ses  trois 
maris  lui  avaient  donné  l'expérience  de  ces  sortes  de  choses,  et  les 
procédés  n'avaient  pas  changé  depuis  l'École  des  femmes;  ils  n'étaient 
que  retournés.  La  duchesse  s'y  prendrait  d'abord  par  la  tendresse  et 
la  douceur  et  serait  réponse  la  plus  indulgente  des  Iles-Britanniques. 

Je  te  boucbonnerai,  baisertl,  mangerai; 

Toat  comme  Ih  voadrai  ta  poarra/i  te  conduire. 

Elle  aurait  soin  de  ne  négliger  aucune  des  séductions  de  la  richesse; 
elle  lui  donnerait,  comme  aux  trois  autres,  tout  ce  qu'il  voudrait  : 
chiens,  chevaux,  bonne  chère  et  grand  train. 

Ta  forte  passion  ett  d*ètre  brave  et  leste; 
Ta  le  seras  toujours,  Ta,  Je  te  le  proteste. 

Que  si  ses  soins  demeuraient  inutiles  et  que  l'ingrat  s'obstinàt  à  la 
bouder,  il  lui  restait  la  rigueur,  et,  ventre-saiot-grisl  ils  connaissaient 
bien  mal  la  duchesse  de  Dustanburgh  ceux  qui  s'imaginaient  qu'elle 
hésiterait,  à  en  user,  dût-elle  coifTer  une  quatrième  fois  le  bonnet  de 
veuve.^ Attendez,  monsieur  le  comte,  marmottait-elle  entre  ses  dents, 


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LA.  bAyolte  de  l'hoboie.  929 

que  nous  soyons  dans  mon  château  du  Northumberland.  Un  fond  de 
cachot  me  vengera  de  tout.  Cependant  Edward  semblait  perdu.  Per- 
sonne,  dans  le  public,  ne  croyait  qu'il  osât  braver  jusqu'au  bout  sa 
puissante  adoratrice.  On  comptait  sans  l'amour»  qui  donne  de  l'esprit 
aux  filles,  sous  tous  les  régimes.  Le  dieu  malin  inspira  à  Constance, 
pour  sauver  son  cousin,  une  ruse  diabolique.  Elle  demanda  officielle- 
ment la  main  du  comte  de  Chester  à  sa  tutrice,  en  alléguant  que  la  loi 
par  laquelle  les  garçons  étaient  contraints  au  mariage  leur  laissait  le 
choix  entre  les  diverses  prétendantes.  Elle  ajoutait  que  son  intention 
était  de  soumettre  la  cause  au  parlement,  afin  de  fixer  une  fois  pour 
toutes  la  jurisprudence.  Les  gens  d'ordre  gémirent  en  apprenant  cette 
nouvelle  et  blâmèrent  M*^  de  Carlyon;  ils  devinaient  qu'on  allait  agiter 
le  pays.  L'église  orthodoxe  ne  se  méprit  pas  sur  la  portée  de  l'inter- 
pellation et  poussa  des  cris  décolère;  elle  avait  eu  la  complaisance 
de  retourner  l'ancien  dogme  et  de  déclarer  la  suprématie  de  la  femme 
d'institution  divine,  elle  n'entendait  pas  qu'on  vint  lui  demander  de 
changer  une  seconde  fois  sa  doctrine;  la  foi  s'accommode  mal  de  ces 
variations.  Le  pays  éprouvait  un  malaise  profond.  Sur  toute  la  surface 
du  royaume  s'élevait  un  grand  murmure  où  l'on  ne  distinguait  que  ces 
quatre  mots  :  «  Les  jeunes  aux  jeunes!  »  Le  moins  expérimenté  sen- 
tait qu'il  y  avait  de  la  révolution  dans  Tair.  En  effet,  la  Nature  était 
résolue  à  ne  pas  tolérer  plus  longtemps  un  arrangement  social  où  ses 
lois  étaient  violées.  Elle  était  le  grand  meneur  qui  poussait  l'homme  à 
la  révolte. 

A  cet  endroit  du  récit,  un  changement  complet,  demeuré  inexpliqué, 
s'opère  dans  l'esprit  de  l'auteur,  M.  Walter  Besant.  La  sympathie  qu'in- 
spirent SCS  idées  ne  doit  pas  empêcher  de  reconnaître  que,  dans  la  pre- 
mière moitié  de  son  volume,  il  est  d'une  partialité  criante  pour  son 
sexe  et  d'une  sévérité  outrée  pour  l'autre.  Est-ce  remords,  est-ce  crainte 
de  subir  le  sort  d'Orphée  chez  les  Thraces,  est-ce  indifférence  d'un 
esprit  sceptique?  Nous  l'ignorons.  Toujours  est-il  que  M.  Walter  Besant, 
arrivé  au  moment  critique  de  l'action,  adore  ce  qu'il  avait  brûlé.  Ce 
farouche  contempteur  du  beau  sexe  fait  amende  honorable  de  ses 
impertinences.  Il  attribue  aux  femmes  tout  le  boa  sens,  tout  le  sang- 
froid,  toute  la  malice,  pour  ne  laisser  aux  hommes  que  la  force  brutale. 
Cest  une  femme.  M»*  Dorothée,  professeur  à  l'Université  de  Cambridge, 
qui  a  noué  les  premiers  fils  du  complot  destiné  â  renverser  le  gou- 
vernement. Ce  sont  des  femmes  qui  ont  préparé  les  voies  en  inondant 
le  pays  de  brochures  anarchistes  où  les  délices  du  vieux  temps  sont 
dépeintes  avec  un  art  perfide;  on  y  voit  les  filles  florissant  parmi  les 
plaisirs  et  les  travaux  faciles,  les  garçons  travaillant  et  obtenant  pour 
récompense  des  fiancées  jeunes  et  fraîches.  Ces  lectures  enflam- 
maient l'imagination  de  la  jeunesse  anglaise.  Plus  d'une  écolière,  en 
Tom  LTii.  —  1883.  59 


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no  RBrUB   DES   DEUX  ]HONDES. 

fermaDt  la  brochure,  tlia  contempler  dans  son  miroir  ses  joues  fanées 
par  l'éliide,  ses  yeuic  cernés  par  les  veilles  savantes,  et  jeta  de  dépit 
ses  diciioiiDaires  par  la  fenêtre,  son  tableau  noir  dans  la  cheminée. 
Plus  d\in  adolescent  médita  longuement  les  pages  incendiaires  où  Pau- 
teur  loi  demandait  ce  qu^il  faisait  de  ses  poings  et  à  qpioi  lui  servaient 
ses  bras,  et  fit  serment  en  lui-même  de  prouver  à  Punivers  quMl  savait 
marcher  sansKsières.  La  police  poursuivait  les  brochures,  mais  la  police 
féminine  était  comme  l'autre  ;  elle  arrivait  toujours  trop  tard,  quand 
le  mai  était  fait. 

Ce  fut  une  femme,  arrîêre-petîte-fiîle  de  Pillustre  Martine  de  Molière, 
qui  décida  les  campagnes  à  se  soulever  en  excitant  Tom,  le  forgeron,  à 
ne  pas  se  laisser  vilipender  plus  longtemps  par  sa  forgeronne.  Une 
autre  femme  poussa  le  comte  de  Chester  à  se  mettre  à  la  tête  des  insur- 
gés, dont  le  nombre  croissait  rapidement.  Maris  mêcontens  et  amans 
malheureux  accouraient  au  camp,  où  de  fringantes  jeunes  personnes 
s'empressaient  à  les  parer  de  cocardes  et  attisaient  dans  leur  cœur, 
par  des  paroles  brûlantes,  le  feu  de  la  révolte.  Nombre  de  garçons  arri- 
vèrent suivis  de  leurs  amoureuses,  qui  demandèrent  à  être  armées  et 
à  partager  les  dangers  de  la  campagne,  car,  disaient-elles,  la  cause  des 
hommes  était  aussi  leurcaitse:  si  Pinsurrection  triomphait,  elles  épou- 
seraient leurs  amoureux;  si  elle  était  vaincue,  leurs  galans  leur  seraient 
enlevés,  comme  toujours,  par  les  vieilles.  On  dut  former  pour  les 
contenter  un  batailloo  de  filles,  qu'on  se  promit  de  ne  pas  exposer. 
Ce  furent  des  femmes  qui  bafouèrent  et  houspillèrent  sans  pitié  les 
vénérables  duègnes  dépêchées  par  le  gouvernement  pour  exhorter  les 
rebelles  au  repentir  et  à  la  soumission.  Ce  furent  les  jeunes  personnes 
aux  cocardes  qui  se  glissèrent,  la  nuit  d'avant  la  bataille,  dans  le 
camp  des  soldats  de  Tordre  et  leur  firent  de  tels  contes  borgnes  sur 
la  situation,  que  ces  braves  gens  désertèrent  en  masse,  découvrant  la 
route  de  Londres.  Les  mêmes  héroïnes  enrubannèrent  si  joliment 
Parmée  insurgée  que  la  population  féminine,  empressée  à  la  voir 
passer,  ne  put  s'empêcher  d'avoir  Pâme  subjuguée. 
.  !1  est  à  remarquer  que  les  rubans  ont  toujours  joué  un  rôle  impor- 
tant dans  les  discussions  sur  les  droits  des  femmes.  Il  existait  à 
Paris,  aux  environs  de  1830  et  1840,  un  groupe  de  femmes,  dont 
plusieurs  avaient  de  Pesprit  et  du  monde,  qui  travaillaient  à  susciter 
un  mouvement  en  faveur  des  théories  reprises  depuis  avec  éclat  par 
M"*  Hubertine  Auclert  et  quelques  autres  grandes  citoyennes.  L'un  des 
coryphées  de  ce  groupe  était  M°»«  de  Méritons,  auteur  de  quelques 
romans  ennuyeux  et  d'un  livre  inimitable  de  naïve  sincérité  :  les 
Enchantemens  de  M"^  Prudence.  M-*  de  Méritons  était  liée  d'amitié 
avec  Béranger,  qu'elïe  s'amusait  à  piquer  au  jeu  et  qui  se  défendait 
de  son  mieux  dans  des  lettres  où,  par  précaution,  pour  èter  à  son  amie 


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LA.  RÉVOLTE   Dft  L'BOMUE*  03t 

toute  efiiTîe  d*indiscrétion,  il  multipliait  les  propos  salés,  a  Vous  ne 
publierez  pas  celle-là  t  »  écrWait^il  triomphalement  an  bas  d'une  de 
ses  fins  de  noa-recevoir.  PrécautiOD  inutile  !  M"*  de  Méritens  publiait 
tout  de  même,  et  nous  deroDS  à  sa  Trillance  de  pouvoir  citer  le  frag- 
ment suivant,  qui  montre  les  Françaises  da  six*  siècle  d'accord  avec 
tes  Anglaises  du  xxi*  sur  les  moyens  propres  à  frappa  et  à  séduire 
les  imaginations  féminines*  La  lettre  de  Béranger  est  du  9  décembre 
1837.  «  ^.  Mais  l'histoire  ancienne  vous  feit-elle  oublier  ce  que  vous  devez 
à  la  grande  affaire  de  notre  époque?  Je  veux  parler  de  Témancipation 
de  la  femme...  J'ai  eu  des  nouvelles  de  vos  assemblées  «t  j'aurais  fait 
volontiers  soixante  lieues  pour  y  assister.  Quoi  I  vous  étiez  présidente? 
Quoi!  vous  et  vos  acolytes  portiez  de  larges  rubans  rouges  1  Mais,  vrai- 
ment, cela  devait  être  d^une  magnificence  et  d\ine  grandeur  à  déses^ 
pérer  Dupin  avec  son  crachat  et  M.  Pasquier  avec  sa  fameuse  robe 
puce.  Et  que  de  beaux  et  d'éloquens  discours  on  prononçait  là  !  m'a 
assuré  la  dame  qui  les  a  entendus  et  qui  m'a  prédit  qu'il  en  résulterait 
infaillibiement  Tasservissement  de  notre  sexe  :  heureux  encore  qu'on 
nous  laisse  la  vie,  par  simple  intérêt  de  propagation!..  »  La  fin  est  trop 
gauloise  pour  être  donnée.  Retournons  à  Farmée  du  comte  de  Ghester, 
que  nous  avons  laissée  mardmot  sur  la  capitale  sans  défense. 

Le  gouvernement  britannique  d'alors  (il  faut  lui  rendre  cette  justice), 
perdit  beaucoup  moins  la  tête  que  ne  Pont  fait  quantité  de  gouveme- 
mens  mâles  placés  dans  des  circonstances  analogues.  Ses  troupes  avaient 
disparu  sans  combat,  il  lui  restait  les  horse-guards,  soMats  d*élite  s'il 
en  fut,  choisis  parmi  les  phis  beaux  hommes  du  pays  et  admirablement 
disciplinés.  Il  n'y  avait  pas  à  craindre  que  les  horse-guards  lâchassent 
pied  devant  Tennemi:  on  leur  donna  Pondre  de  se  porter  au-devant  des 
insurgés. 

La  beauté  et  la  docilité  de  ces  magnifiques  réginens  furent  ce  qui 
perdit  l'étal.  Quand  les  femmes  des  hane^guards  apprirent  qu'on  allait 
faire  tuer  et  balafrer  ces  Apollons  pour  que  la  duchesse  de  Duslan- 
bufgh,  5gée  de  soixante-cinq  ans,  pût  épouser  un  mari  de  vingt-deux 
ans,  elles  se  mutinèrent  sous  prétexie  que  la  querelle  ne  les  regar- 
dait pas  et  mirent  leurs  maris  sous  dé.  CeuK-d  avaient  été  élevés 
depuis  leur  enfance  dans  la  pensée  que  TobéissaBce  conjugale  est  le 
premier  et  le  plus  sacré  des  devoirs.  Ib  se  laissèrent  enfermer  et  il  ne 
resta  en  ligne  que  deux  petits  tambours  orphelins  et  un  sergent  veuL 
Le  gouvernement  reconnut  que  c'était  trop  peu  et  renonça  à  la  rést»* 
tance.  Les  pairesses  se  déclarèrent  en  séaoœ  permanente;  les  vieilles 
se  préparaient  à  mourir  sur  leurs  chaises  curules,  les  jeunes  voulaient 
voir  les  uniformes,  car  le  bruit  courait  que  le  comte  de  Chester,  en 
entrant  à  Londres,  marcherait  directement  sur  la  chambre.  Une  pai- 
resse  entre  deux  âges,  connue  par  l'ennui  profond  que  lui  causait  la 


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9S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

politique,  proposa  insolemment  de  voter  une  adresse  de  remerctmens  à 
la  duchesse  de  Dustanburgh  pour  avoir  causé  la  chute  du  gouvernement. 
La  duchesse  ayant  protesté  avec  indignation,  le  même  membre  conseilla 
à  ses  collègues  de  s'en  aller  chacune  chez  soi  et  donna  Texemple  de  la 
retraite.  Une  centaine  de  pairesses  l'imitèrent.  Les  autres  s'opinift- 
trèrent,  qui  par  courage,  qui  par  curiosité.  Tout  à  coup  les  trompettes 
sonnèrent,  les  portes  s'ouvrirent...  Mais  à  quoi  bon  vous  conter  ces 
choses?  Il  suffit  de  dire  qu'il  n'y  eut  pas  d'effusion  de  sang,  que  le 
comte  de  Chester  fut  proclamé  roi,  qu*il  épousa  Constance  et  que  les 
états  britanniques  reprirent  promptement,  en  apparence  au  moins, 
leur  ancienne  physionomie. 

On  se  doute  bien  que  les  affaires  privées  furent  plus  difficiles  à  régler 
que  les  affaires  publiques.  La  transmission  de  l'autorité  à  Tintérieur 
des  ménages  ne  se  fit  pas  sans  tiraillemens.  Les  Anglais  avaient  été 
humiliés  et  persécutés,  ils  se  dédommagèrent.  Leurs  exigences  firent 
repentir  amèrement  les  Anglaises  d'avoir  abandonné  la  politique  sécu- 
laire de  leur  sexe  et  d'avoir  voulu  joindre  les  apparences  du  pouvoir  à 
ses  réalités.  Peu  à  peu,  cependant,  les  choses  rentrèrent  dans  Tordre; 
les  femmes  obéirent  à  leurs  maris  et  les  maris  ne  firent  rien  sans 
consulter  leurs  femmes.  Il  en  est  ainsi  depuis  que  l'homme  est  homme 
et  que  la  femme  est  femme,  et  il  en  sera  de  même  aussi  longtemps 
qu'il  y  aura  sur  la  terre  des  ménages  bien  ordonnés,  c'est-à-dire,  dans 
ma  conviction  profonde,  jusqu'à  la  fin  du  monde. 

Les  personnes  qui  croient  nécessaire  de  faire  des  lois  pour  atteindre 
ce  résultat  devraient  méditer  Thistoire  de  Saturne  et  de  Rhéa.  Saturne 
mangeait  ses  enfans.  Rhéa  n'eut  garde  d'en  appeler  avec  cette  brute 
à  la  justice  et  à  la  raison.  Elle  emmaillota  des  pierres  et  les  donna  à 
son  époux  en  lui  assurant  que  c*étaient  des  enfans.  Saturne  la  crut, 
mangea  les  pierres  et  fut  content.  Où  est  le  mari  à  qui  sa  femme  n'a 
pas  fait  avaler  des  cailloux  7 — On  pourrait  aussi  proposer  aux  réflexions 
des  mêmes  personnes  le  mot  connu  d'une  illustre  princesse  :  —  Sous 
les  reines,  disait-elle,  ce  sont  les  hommes  qui  gouvernent,  tandis  que 
sous  les  rois,  ce  sont  les  femmes.  —  Assurément,  Abraham  eut  tort 
de  chasser  Agar  et  les  Turcs  sont  à  blâmer,  mais  les  femmes  seraient 
bien  imprudentes  de  compromettre  pour  des  chimères  leur  situation 
actuelle  dans  l'univers  civilisé.  Ce  serait  lâcher  la  proie  pour  l'ombre. 
Les  avantages  de  la  position  de  sexe  faible  et  opprimé  sont  irrempla- 
çables, surtout  quand  on  est  réellement  le  sexe  faible.  Cest  ce  que 
tous  les  vrais  amis  des  femmes  doivent  leur  remontrer,  et  c'est  pour- 
quoi la  Rivolte  de  thomme  est  un  petit  livre  très  moral. 


Arvède  Barwe. 


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REVUE  DRAMATIQUE 


YaadQTillê  :  la  Vie  faciU,  comédie  en  3  actei,  de  MM.  Albéric  Second  et  Paul  Ferrier. 
~^  Comédie-Française  :  Toujours,  comédie  en  1  acte,  de  M.  Ch.  de  Courcy  ;  CorfmUe 
et  Richelieu  f  à-propos  en  yert,  de  M.  Emile  Morean. 


Il  convient  peut-être,  en  cette  saison,  d*avertir  les  provinciaux  et 
les  étrangers  qu*on  ne  joue  pas  toute  l'iinnée  Fédora  au  Vaudeville. 
Fidora!.,  Nous  avons  vieilli  depuis  que  ce  drame  a  paru  pour  la  pre- 
mière fois  sur  TafiSche  :  il  a  duré  cependant  jusqu'à  ce  mois  dernier, 
ou  peu  8*en  faut;  une  reprise  de  Tite  de  linotte  Ta  éconduit  sans 
tapage,  et  voilà  comment  il  se  fait  qu'à  peine  deux  fois  dans  cet  exer- 
cice nous  aurons  marqué  une  pièce  nouvelle  à  l'actif  du  Vaudeville. 
On  se  plaint  souvent  que  les  feuilletons  des  lundistes  soient  vides  ; 
c'est  accuser  de  la  pluie  les  rédacteurs  d'almanacbs  :  «  Ah  I  s'écrie, 
dans  un  album  de  Cham,  une  petite  vieille  qui  plie  le  dos  sous  l'averse, 
ah  !  ce  Mathieu  de  la  Drôme  I  il  n'y  a  donc  pas  de  prison  pour  des 
gens  pareils!..  »  Lorsqu'une  pièce  a  la  vogue,  maintenant  que  se  renou- 
vellent tant  de  couches  de  public,  elle  obstrue  un  théâtre  pour  quatre 
QU  cinq  mois.  Supposez  que  l'Odéon,  le  Vaudeville,  le  Gymnase,  le 
Palais- Royal,  les  Variétés,  TAmbigu  et  la  Galié,  —  sept  théâtres  en 
tout,  —  obtiennent,  dans  les  sept  jours  d'une  semaine  de  décembre, 
un  de  ces  fâcheux  succès  :  le  lundi  suivant  sera  terriblement  chargé; 
les  colonnes  du  feuilleton  monteront,  pour  inonder  le  premier-Paris  et 
les  entreûlets  politiques;  elles  atteindront  le  maximum  à  l'étiage  du 
metteur  en  pages;  mais,  pendant  l'hiver  qui  suivra,  pendant  le  prin- 
temps et  l'été,  plus  une  goutte  d'eau  n'arrivera  peut-être  au  moulin 
du  critique.  Déjà  les  présages  de  ce  fléau  se  multiplient  :  on  n'a  plus 
ses  entrées  aux  Variétés,  mais  à  Niniche  ou  bien  à  Mamzelle  Nitouche, 


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93ft  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

ni  au  Vaudeville,  mais  à  Fédora,  —  comme  pendant  deux  années, 
au  lieu  d*être  abonné  à  la  Comédie-Française,  on  ne  put  qu'être 
abonné  au  Monde  où  ton  s'ennuie. 

Du  moins,  venant  si  tard,  la  comédie  de  MM.  Àlbéric  Second  et  Paul 
Ferrier  a  ce  mérite  d'offrir  un  titre  de  saison  :  la  Vie  facile.  Pour  qui- 
conque a  Foreflie  judîciettte,  ce  titre  liquide,  dit  de  labiales  et  de 
voyelles,  convient  à  une  comédie  d'été,  comme  celui  de  Casque  de  fer^ 
où  se  fracassent  de  dures  et  solides  gutturales,  à  un  mélodrame  d'hi- 
ver. La  Vie  facile,  cela  coule  doucement  comme  de  la  crème;  cela  sied 
à  une  comédie  tempérée  qu'on  puisse  entendre,  par  ces  premières 
soirées  de  juin,  sans  trop  de  fatigue,  au  lieu  d'aller  respirer  Tair  frais, 
mollement  étendu  dans  une  voiture  découverte,  sous  les  ombrages  du 
bois.  C'est  donc  un  bon  titre  :  il  paraît  meilleur  encore  à  qui  en 
recherche  le  sens,  à  qui  devine  ou  sait  déjà  quels  sont  les  vivaas 
que  l'auteur  met  en  scène.  A  lui  seul,  en  effet,  c'est  un  jugement 
sur  une  catégorie  morale  de  nos  contemporains;  et  n'est-ce  pas  le 
jugement  d'un  moraliste  aimable  qui  n'est  dupe  de  rien,  ni  des  mœurs 
qu^il  étudie  m  de  son  zèle  moralisant?  d'un  philosophe  qui  ne  s'in- 
digne pas  avec  la  naïveté  d'un  sermonnaire  et  se  garde  bien  Rappli- 
quer de  gros  mots  à  des  gens  trop  faibles  pour  les  porter? 

«  La  vie  facile,  »  pour  M.  Albéric  Second,  vieux  chroniqueur  parisien, 
c'est  la  vie  que  beaucoup  d'autres,  plus  pédans  ou  plus  candides, 
traiteront  d'imbécile  ou  de  criminelle.  Pourquoi  s'émouvoir  ainsi? 
Pourquoi  se  fâcher,  ou  plutôt  contre  qui?  En  Pbonneur  de  quelles  mou- 
ches remuer  de  si  lourdes  massues?  Imbécile  et  criminelle,  parce  qu'il 
s'y  commet  chaque  jour  des  sottises  et  souvent  des  crimes?  Mais  fau- 
teur de  cette  sottise  n'a  pas  la  coosntaoce  d'un  imbécile;  l'auteur  de 
ce  crime  n'a  pas  l'énergie  d'un  criminel.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'est  véri- 
tablement l'auteur  de  ses  actes  :  de  tels  faiu  se  troorent  accomplis, 
parce  qu'ils  étaient  faciles  à  aocooipUr.  Suivez  parmi  leurs  compa- 
gnons les  hommes  (fue  vous  seriez  tentés  d'en  accuser  :  à  chaque 
pas,  vous  trouverez  ime  sottise  sans  qu'un  imbécile  en  réponde; 
à  chaque  tournant  du  chemin,  des  crimes  sans  criminels.  Le  stgo^ 
particulier  de  œ  tenps,  c'est  que  les  volontés  sont  débiles  :  qui- 
conque a  le  moyen  de  se  passer  de  la  sienne  lui  donne  charilable*^ 
ment  congé.  La  vie  fadle,  évidemment,  pour  des  caractères  si  faibles^ 
c'est  la  vie  sans  devoffs;  pour  se  dispenser  de  tous  les  autres,  il  suf- 
fit,, à  la  rigueur,  qu'on  eoit  dispensé  par  la  fortune  d'an  des  devoirs  de 
l'homme  envers  lui-méiue,  du  travail.  Aussi,  pour  ônre  admis  dans  le 
monde  où  se  mène  la  vie  facile,  suffit^l,  à  la  rigueur,  qu'on  n'exerce 
aucun  métier;  montrez  vos  lettres  de  loisir,  votre  patente  d'oimvecé; 
c'est  bien,  vous  êtes  admis.  D'ailleurs,  je  vous  le  dis  à  roreille,  si  vos 
lussoirces  viennent  k  s'épuiser,  la  spéculation  est  tolérée;  te  jen  de 
bourse  est  un  jeu  comme  un  autre,  et  qui  n'a  pas  l'aspect  ignoble  du 


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BEVUE  dbahauque.  985 

tBaTaJl.  Affraodd  de  celm--ci,  de  cette  premiôre  gêne»  tous  êtes  afiGrui- 
cbi  de  toutie  reste.  Qcd  donc  se  plmignait  d'être 

Vean  trop  tird  dam  m  nède  trop  irienxl 

Ud  phîiosephe,  mieux  avisé  qoe  le  poète,  di8»t  fécemment  après 
dtner  :  n  C'est  égal,  il  est  bon  de  vivre  dam  un  eiàcle  de  décadeoce.  i 
Loin  d'élre  né  trop  tard,  \Qm»  êtes  né  à  (e«ps  ;  an  peu  plue  tôc  était 
trop  tôt.  U  y  a  quinze  ans,  M.  de  Camors,  seoouant  le  )0«ç  de  la  vertu, 
e'inposait  la  règle  de  rbonneur  ;  maie  l'honneur,  en  bien  des  cas,  n'est 
pas  plus  accommodant  que  la  vertu,  et  la  vie  n'est  pas  plus  facile  sous 
le  régime  de  Tun  que  de  Tautre;  on  s'en  est  aperçu.  Dix  ans  après 
Camors,  te  duc  de  Mora  disait  à  son  camarade  Mootpavon  :  a  L'hon- 
neur I  c'est  un  bien  grand  mot,  disons  la  tenue,  cela  suffit,  a  £t  void 
que  «  la  tenue  »  même  se  fait  de  plus  en  plus  relâchée;  pour  manquer  i 
«  la  tenue,  »  que  ne  faulril  pas  faire  7  Au  demeurant,  on  n'est  guère  plus 
gêné,  à  présent,  par  la  passion  que  par  le  devoir;  on  n'a  pas  de  famille, 
mais  si  Ton  aime,  —  cela  s'appelle  encore  aimer,  —  on  aime  hors  du 
monde  par  paresse  ou  dans  le  EMmde  par  économie,  et  là  comme  ici» 
par  désœuvrement  et  vanité.  Le  désœuvrement  amusé,  la  vanité  satis- 
faite» on  porte  auprès  d'une  autre  son  économie  ou  sa  paresse, qu'on  n'a 
pas  la  peine  de  porter  loin  :  ce  train  de  vie  est  in  train  de  plaisir,  à 
slations  rapprochées,  qui  va  doucement  sur  une  voie  poite;  si  parfois 
il  écrase  quelqu'un,  les  voyageurs  sentent  une  légère  secousse  et  con- 
tinuent :  sont-ils  des  ^3sas8ins? 

Cependant  la  vie  facâle  a  de  ces  cahots  qui  déconcertent  le  voyageur» 
qui  Je  rejettent  sur  les  côtés  du  chemin,  panni  lescailloux  et  les  ronces» 
ou»  pour  parler  sans  métaphore,  parmi  les  devoirs  entre  lesquels  il 
compiast  toujours  glisser  ;  —  à  moins  que  le  choc  ne  le  fasse  rebondir 
sur  la  voie  et  ne  le  précipite  seulement,  comme  emporté  par  un  train 
«  fou,  »  vers  une  catastrophe  finale.  Le  chroaicpieiir  et  le  romancier 
peuvent  s'amuser  à  suivre  Pallare  ordinaire  de  cette  vie  ;  mais,  seuls» 
les  acddens  doot  }e  parle  déterminant  les  crises  d'âme  où  le  drama- 
tuiige  trouve  la  matière  de  ses  drames.  Parmi  ces  aocidess,  lequel  sera 
le  plus  simple  et  le  mieux  choisi  pour  interrompre  les  facilités  de 
l'existence,  lequel  sera  le  plus  critique  et  donnera  la  meilleure  occasioii 
de  YOir  à  plein  le  caractère  d'un  homme  et  de  pronouoer  sur  son  ave« 
nir»  sinon  le  brusque  rappel  de  cet  homme  au  plus  élémentaire  des 
devoirs  naturels  et  sociaux,  à  celui  dont  sa  ntéthode  d'existence  devait 
d'abord  l'écarter»  au  devoir  paternel  7  Pour  un  homme  qui  mène  ou  que 
mène  ce  train  de  vie»  quoi  de  plus  gênant  qu'un  enfant»  et  surtout 
qu'une  fille  7  Quel  événement  plus  favorable  aux  intentions  de  l'obser- 
vateur que  l'apparition  de  cette  fille  7  quelle  expérience  plus  propice 
que  cette  surprise  aux  besoins  du  dramaturge  7 


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9S8  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Albéric  Second,  lorsqu'il  écrivit  son  roman,  avait  prévu  sans  doute 
que  M.  Paul  Ferrîer  serait  heureux  d'en  tirer  une  pièce  :  il  a  donc 
ménagé  cette  crise  au  héros  de  la  Vie  facile.  Aussi  bien»  il  fut  peut-étrQ 
aidé  à  imaginer  cette  fable  par  quelque  réminiscence  du  Feu  au  cou- 
vent. On  connaît,  cette  petite  comédie  sentimentale  de  Barrière],  qui 
eut  tant  de  succès  dans  sa  nouveauté;  quand  le  Thèfttre-Français  la 
reprit,  il  y  a  deux  ans  à  peu  près,  il  n'y  eut  personne  qui,  pour  en 
rendre  compte,  ne  mit  une  larme  dans  son  encre.  Au  risque  de  passer 
pour  n'avoir  point  Tàme  belle,  j'avoue  que  je  préfère  le  Barrière  des 
Faux  Bonshommes  et  des  Jocrisses  de  Pamour  à  celui-là.  Cependant  la 
donnée  de  Touvrage  est  agréable.  Un  viveur,  le  comte  d'Avenay,  pour 
qui  le  mariage  n'a  été  qu'une  formalité  du  veuvage,  a  mis  depuis  quinze 
ans  sa  Glle  Adrienne  au  couvent.  Un  matin  qu'il  dort  sur  un  canapé, 
entre  une  nuit  passée  au  bal  et  un  duel, —  au  milieu  d'un  rêve  où  flottent 
les  images  d'une  coquette,  M~  d'Alizy,  et  d'une  danseuse,  W**«  Antonia,— 
il  est  soudain  réveillé  par  un  gros  baiser,  un  baiser  de  pensionnaire. 
Cest  Adrienne  qui  arrive  à  l'improviste  :  le  feu  a  pris  cette  nuit  au 
couvent,  et  Ton  a  renvoyé  toutes  les  ûllettes  dans  leurs  familles.  Tandis 
que  le  comte  se  frotte  les  yeux,  Adrienne  commence  à  jaser;  elle  con- 
tinue, pendant  qu'il  range  aux  quatre  coins  de  son  salon  tout  ce  qui 
pourrait  offusquer  des  regards  innocens  :  romans,  tableaux,  statuettes... 
Il  écoute  docilement  l'éloge  d'une  sous-maltre^se  qui  possède  les 
qualités  du  cœur  que  M"^  d'Alizy  ne  possède  pas.  Cet  innocent  babil  lui 
fait  oublier  son  duel  qu'un  ami  vient  lui  rappeler.  Ciel  I  dans  une  heure, 
Adrienne  sera- t-elle  orpheline  ?  Le  comte  la  confie  à  son  ami  pour  qu'ils 
occupent  ensemble  la  scène  pendant  le  duel.  Ils  l'occupent  si  heureu- 
sement que  lorsque  le  comte  revient  sain  et  sauf,  sur-le-champ  il  les 
fiance;  pour  lui,  Tauteur  nous  permet  d'espérer  qu'il  épousera  la  sous- 
maltresse,  laquelle  possède  les  qualités  du  cœur  que  M>'*  Antonia  ne 
possède  pas. 

Le  comte  de  Trévisan,  comme  le  comte  d'Avenay,  —  la  noblesse 
abonde  sur  les  planches,  —  est  un  homme  de  plaisir;  à  la  tombée  de 
la  jeunesse,  il  ne  sent  sur  ses  épaules  le  poids  d'aucun  devoir.  Il  a 
cependant  une  fille,  mais  sans  être  veuf.  Georgette  est  née  de  ses 
amours  avec  une  danseuse.  Ce  n'était  pas  une  créature  vulgaire  que  la 
mère  de  Georgette  :  cétait  une  de  ces  dausenses  que  le  ciel  prête  à  la 
terre  et  qu'il  lui  reprend  aussitôt  séduites  ;  aussitôt,  je  me  trompe  :  il 
faut  qu'elles  aient  eu  le  temps  de  donner  une  fille  à  leur  séducteur,  le 
héros  de  la  comédie.  D'ailleurs,  pour  un  mauvais  sujet,  le  père  de  Geor- 
gette est  meilleur  que  la  plupart  :  d'ordinaire,  au  moins  dans  le  monde 
des  coulisses,  on  se  prend  à  douter  de  la  fidélité  de  sa  maltresse  le 
jour  qu'elle  est  enceinte;  le  comte  de  Trévisan  n'a  pas  soupçonné  la 
sienne.  Aidé  des  conseils  de  Montgiraud,  il  a  recueilli  l'enfant;  il  est 
vrai  que,  malgré  ces  conseils,  il  ne  Ta  pas  reconnue  ;  il  n'a  même  jamais 


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aBTUE  DRAMATIQUE.  #37 

permis  qu'elle  apprit  le  secret  de  sa  naissance.  Qu'est-ce  qne  Mont- 
giraud?  Un  brave  garçon  qui  dissipe  son  argent  et  gardera  toujours  un 
cœur  d'or;  un  viveur  qui  ne  commet  des  péchés  que  pour  se  ménager 
de  quoi  se  repentir  ;  le  saint  Augustin  du  foyer  de  la  danse  et  le 
meilleur  ami  de  Trévisan.  Montgiraud  a  reçu  le  dernier  soupir  de  la 
danseuse  pendant  que  Trévisan  taillait  une  banque  au  baccarat;  Mont- 
girauH,  depuis  quinze  ans,  a  été  la  nourrice,  le  tuteur,  le  correspon- 
dant de  Georgette.  11  Ta  placée  dans  une  pension;  il  est  allé  la  voir  le 
jeudi  et  le  dimanche,  il  lui  a  porté  des  gâteaux,  il  a  commandé  ses 
robes.  Trévisan  est  si  occupé,  si  distrait,  si  léger  1  II  n'a  guère  eu  de 
nouvelles  de  Georgette  que  par  Montgiraud  ;  il  est  vrai  que,  chaque 
fois,  il  les  avait  toutes  fraîches,  car,  depuis  quinze  ans,  Montgiraud 
s'est  ruiné  :  il  habite  un  pavillon  dans  le  jardin  de  Trévisan  et  n'em- 
ploie qu'à  ses  menus  plaisirs  les  douze  mille  livres  de  rente  qui  lui 
restent.  En  retour  de  cette  hospitalité,  il  gouverne  la  maison  de  Tré- 
visan, que  ses  gens  mal  surveillés  mettaient  au  pillage  :  —  a  Je  suis 
ton  intendant,  lui  dit-il  avec  un  sourire.  —  Non,  puisque  tu  ne  me 
voles  pasl  » 

^  Ce  n'est  pas  un  incendie  qui  ramène  Georgette  chez  son  père;  c'est 
plutôt  un  pompier,  c'est  Montgiraud.  Georgette  a  fini  ses  études: 
«  bon  ami  »  a  fait  meubler  pour  elle  le  pavillon  qu'il  habite  ;  il  se 
réfogiera  dans  une  petite  chambre,  sous  le  toit;  il  donne  un  coup 
d'œil  à  ses  préparatifs  de  réception  et  va  partir  pour  la  gare,  quand 
survient  Trévisan  :  «  On  se  croirait  chez  une  jeune  fille.  —  En  effet, 
nous  sommes  chez  Georgette.  —  Chez  Georgette!..  »  —  Trévisan 
n'est  pas  un  méchant  homme ,  mais  la  voix  du  sang  chez  lui  n'est 
qu'un  petit  souffle;  cette  paternité  à  domicile  le  surprend  et  l'inquiète; 
il  pense  que  Georgette  va  gôner  terriblement  leur  vie  de  garçons. 
Montgiraud  le  chapitre  doucement,  lui  dit  qu'il  se  calomnie  et  finit 
par  dégeler  son  cœur  :  «  —  Va  la  chercher,  s*écrie  le  comte  1  Elle  sera 
la  bienvenue.  » — Montgiraud  va  la  chercher;  il  la  présente  à  son  père, 
comme  à  l'ami  dont  il  lui  a  tant  parlé,  dont  il  ne  faisait  que  lui  trans- 
mettre les  bienfaits.  Puis  il  veut  se  retirer,  et  Trévisan  veut  le  rete- 
nir :  un  téte-à-téte  avec  sa  fille  intimide  ce  père;  il  ne  sait  com- 
ment la  traiter,  il  ne  sait  même  pas  comment  il  l'aime,  il  ne  la  connaît 
pas,  il  ne  se  connaît  pas.  La  scène  est  finement  touchée.  Georgette, 
aussitôt  seule  avec  le  comte,  l'interroge  sur  ses  parens  :  à  toutes  ses 
questions  il  reste  fermé,  presque  froid;  il  ne  veut  pas  se  compromettre 
en  de  trop  bons  sentimens.  Cependant,  lorsque  revient  Montgiraud» 
il  trouve  que  le  père  et  la  fille  sont  camarades  :  pour  fêter  le  retour 
de  l'enfant,  Trévisan,  malgré  certaine  inviution  galante,  dînera  au 
logis  ;  il  va  faire  frapper  le  Champagne  :  «  Quelle  marque  préférez- 
vous,  Georgette  7  »  demande-t-il  étourdiment.  Et  Georgette  de  répondre  : 
«  Du  Champagne!  mais  je  n'en  ai  jamais  bu  1 1 


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9S8  REVUE  DES  I>IUX  HOKDES. 

Pour  être  un  peu  gros,  ce  trait  n'est  pas  moins  juste  :  il  s'a^t,  en 
effet,  de  ino&trer  quelle  sorte  de  pète  est  Tréns^n^  de  quelte  pédale 
qualité  ses  seotimeiis  éûyent  être  el  de  quelle  manière  spéciale  'û& 
s'expriment.  Ida  de  Barancy,  la  mère  du  Jade  de  M*  Daudet,  n'est  paa 
one  sainte  qui  fasse  dire  r 

Tombe-  au  pieds  éê  ce  ieie  k  qui  Jack  éoH  s»  mère; 

ce  n'est  pas  non  plus  une  méchante  mère  :  c*est  Pespèœ  de  môre  qise 
peut  être  une  femme  de  son  caractère  et  de  ses  mœurs.  De  même, 
Trévisan  ne  sera  pas  un  père  de  famille  :  — il  n*a  pas  de  famâlle;— ce 
ne  sera  pas  non  plus  un  pèce  déiuituré^  mais  quelqu'un  entre  les  deux: 
un  père  naturel  qui  mène  la  vie  facile.  D'ailleurs,  puisque  Tauteur 
n'a  pas  seulement  Fintention  d'^poser  une  anecdote  comme  Bar- 
rière, mais  d'écrire  une  comédie  de  mœurs,  —  le  titre  en  fait  foi,  — 
et  de  montrer  sur  le  tbéàtre  une  classe  de  nos  contoopondo»,  il  deyra 
faire  grouiller  autour  de  ce  père  et  de  cette  fille  divers  types  de  cette 
classe  :  ce  sera  une  comédie  à  la  Dancourt,  ayant  pour  centre  un  per- 
sonnage où  l'auteur  emploiera,  noue  l'espérons,  sa  plus  ûoe  psycho- 
logie. 

Dans  ce  premier  acte,  à  vrai  dire,  les  caractères  de  la  «  vie  facile  ■ 
ne  sont  indiqués  que  par  des  touchée  on  peu  banales  et  moites;  Tat- 
mosphère  du  drame  n'est  pas  composée  comme  par  un  chimiste 
rigoureux  :  on  parle  beaucoup  de  clubs,  de  courses,  de  baccarat  et  de 
diampagne,  sans  qu'il  soit  bit  un  emploi  particulier  de  ces  acces- 
soires ordioaires  de  la  vie  parisienne  au  théâtre.  D'autre  part,  le 
personnage  central  n'est  qu'assez  bien  esquisse.  Pourtant  les  inten- 
tions de  fauteur  sont  droites;  il  est  permis  d'attendre  la  suite  sans 
trop  d'inquiétude. 

La  suite,  ou  plutèt  la  En,  apnte  des  péripéties  dont  le  déuîl  fera 
l'intérêt  \le  Fouvrage,  sera-ce  la  conversion  du  père,  comme  dans  1$ 
Fe»  au  couvent?  La  grâce  de  Georgette  sera-t-elle  la  plus  forte?  Sera* 
t^Ue  efficace  au  point  ëe  ramener  le  comte,  dans  l'espace  de  deux 
actes,  à  une  existence  plus  sérieuse,  à  la  contrainte  acceptée  du  de- 
voir, à  l'amour  de  ces  difficultés  qui  font  la  valeur  morale  de  la  viet 
Beaucoup  de  gens  y  comptaient.  L'impénitence  finale  du  héros,  —  au 
moins  sur  la  scène  française,  —  est  scandaleuse  dans  une  comé£e; 
dans  une  tragédie  on  l'admet,  parce  qu'on  l'y  peut  voir  punie  de 
mort;  dans  la  comédie,  la  conversion  est  de  rigueur.  Un  de  mes  amis 
se  trouvait  l'an  dernier  dans  un  de  ces  lieux  de  pèlerinage  où  se  font 
des  miracles  que  l'église  tolère  quand  elle  n'a  pu  d'abord  en  réprimer 
Pimprudence,  Tout  à  coup  il  entend  des  cris  ;  une  dame  qui  priait 
auprès  de  lui  se  penche  à  son  oreille  et  lui  dit  :  «  Cest  une  muette 
de  naissance  qui  vient  d'être  guérie.  *—  Vous  la  connaiseei?  —  Non, 


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BBYOE  I>KAMATiQII&.  §89 

mais  c'est  évident.  »  En  effet,  cUlqs  un  tel  lieo»  pour  des  esprits  dû* 
posés  au  miracle»  toute  personne  saine  est  one  personne  guérie.  Un 
tM>mmecrie?  c'était  un  muet;  il  gesticule?  un  paralytique;  il  saute 
un  fossé?  c'était  un  cul-de-jatte*  De  même,  pour  peu  que  tous  ayez 
Phabitude  de  nos  comédies  et  de  nos  drames,  si  vous  entrez  dans  un 
théâtre  vers  minuit  moins  un  quart  et  si  vous  voyez  sur  la  scène 
un  père  de  famille  eicellent,  un  époux  modèle»  un  homme  tout  confit 
en  Tamour  du  foyer,  vous  êtes  assuré  que  vers  neuf  heures  du  soir, 
c'était  un  libertin  fieffé.  De  tels  changemens,  sur  nos  planches, 
sont  les  miracles  du  libre  arbitre.  Ce  souverain  dogme  est  inscrit  sur 
les  cahiers  du  public  français,  ou  plutôt  c'est  un  article  de  la  charte 
qu'il  octroie  tacitement  aux  auteurs  :  «  La  héros  de  théâtre  est  libre  ; 
il  ne  se  peut  qu'il  use  de  sa  liberté  autrement  que  pour  bien  finir.  » 
C'est  un  dramaturge  allemand  qui  a  écrit  : 

Les  actes  et  les  pensées  de  rbomme 

Ne  sont  pas  comme  les  yagues  aveuglément  agitées  de  la  mer;.. 

Ils  sont  nécessaires  comme  les  fraits  de  Tarbre, 

Le  hasard  ne  peat  les  changer  à  sa  fantaisie; 

81  j'ai  d'abord  sondé  lo  eœor  de  l'homnie, 

ie  connala  d'aTance  sa  toIouU  et  ses  Md&u 

Ces  vers  pourraient  être  de  Shakspeare  aussi  bien  que  de  Schiller  :  son 
Othello  ne  vient  pas  à  résipiscence  comme  FOthello  corrigé  de  Duds. 
Mais  nous.  Français,  nous  verrions  encore  triompher  le  libre  arbitre  sur 
la  scène,  même  s'il  était  rayé  de  nos  catéchismes  et  de  nos  cours  offi-* 
ciels  de  philosophie  1  Après  l'église  et  la  Sorbonne  le  théâtre  serait  son 
refuge.  Ce  n'est  pas  M.  AJbéric  Second  qui  peut  graver  sur  Ja  porte  du 
Vaudeville,  pour  y  demeurer  toujours,  cette  inscription  :  «  Défense  au 
libre  arbitre  de  faire  miracle  en  ce  lieu  !  » 

Pour  sa  part,  cependant,  l'auteur  de  la  VU  facile  a  répudié  le  mi- 
racle, et  ce  n*est  pas  moi  qui  l'en  blâmerai.  Il  n'a  pas  converti  son 
héros.  Ainsi,  plus  respectueux  de  la  vérité,  il  n'en  sert  que  mieux  la  mo- 
rale. Si  le  comte  de  Trévisan  revenait  au  devoir  et  finissait  en  odeur  de 
vertu,  qu'en  devraient  conclure  les  jeunes  gens?  Qu'on  peut  s'affran- 
chir de  toute  gène  et  s'amuser  à  son  aâse,  pourvu  qu'on  sa  soit  muni 
â  temps  d'une  fille  naturelle  qui,  un  beau  jour,  remettra  son  père  dans 
le  droit  chemin.  La  comédie  de  M.  Albéric  Second  ne  se  prête  pas  à 
ces  interprétations  dangereuses;  elle  est  pire  de  cet  optimisme  qui 
est  le  pire  des  oooseiUers.  Elle  veut  montrer  qu'on  ne  mène  pas  impu* 
nément  la  vie  facile  jusqu'aux  environs  de  la  quarantaine^  et  qu^après 
Savoir  menée,  sans  être  un  méchant,  on  ne  peut  être  qu'un  mauvais 
père.  Que  faire  pour  mettre  ces  vérités  sur  là  scène?  Un  père  d'une 
certaine  sorte  et  qui  suit  la  pente  de  ses  mœurs  doit  sacrifier  sa  fille  à 
ses  plaisirs  ;  assurément,  c'est  une  vilaine  action  :  il  faut  nous  en  déoou- 


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9i0  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

vrir  les  ressorts  et  nous  faire  voir  que  ces  ressorts  jouent  aisément.  Il 
faut  que  nou§  apercevions  les  secrètes  machines  de  vice  ou  de  passion 
qui  poussent  insensiblement  cet  homme  jusqu'à  sa  faute  ;  il  faut  que 
cet  homme  parvienne  jusque-là  sans  un  éclat  qui  lui  révélerait  à  lui- 
même  sa  corruption.  N'est-ce  pas  ainsi,  d'ailleurs,  que  nous  serons 
avertis  des  dangers  de  cett/e  vie?  S'il  était  nécessaire,  pour  commettre 
certains  crimes,  de  s'enrôler  délibérément  parmi  les  criminels,  on  ver- 
rait moins  de  victimes  dans  le  monde.  Le  comte  de  Trévisan  n'est  pas 
un  forçat  ni  môme  un  forcené;  pour  parler  la  langue  avantageuse  des 
salons  et  des  clubs,  c'est  un  galant  homme;  c'est  un  gentilhomme  qui 
se  conduit  au  moins  en  gentleman;  —  on  sait  ce  qu*est  le  gentleman, 
ce  personnage  de  mode  récente  :  c'est  le  gentilhomme  en  faux,  sou- 
vent plus  joli  qu'en  vrai,  plus  léger  aussi  ;  —  un  parricide,  assuré- 
ment, ne  serait  pas  le  fait  d'un  gentleman;  il  faut  nous  faire  voir  par 
quels  mobiles  et  de  quelle  manière  le  comte  de  Trévisan  sacrifie  sa 
fille  :  par  facilité,  avec  facilité. 

Hélas!  daos  Tiotervalle  du  premier  acte  au  second,  le  critique  pro- 
pose ;  la  toile  se  relève  et  l'auteur  dispose  :  il  a  disposé,  cette  fois,  con- 
trairement à  nos  vœux.  Nous  demandions  à  connaître  des  ressorts, 
ensuite  à  éprouver  l'aisance  de  leur  jeu  ;  sur  l'un  et  l'autre  point  nous 
sommes  mal  satisfaits  :  voici  que  l'auteur  met  en  branle  sa  machine 
sans  nous  en  montrer  les  secrets,  et  que  la  machine  grince  terrible- 
ment; c'est  tout  l'opposé  de  notre  attente.  Nous  ne  voyons  guère  com- 
ment M.  de  Trévisan  devient  mauvais  père,  et  c'est  d'abord  ce  que 
nous  voulions  voir;  nous  voyons  comment  il  l'est,  et  c'est  tout  autre- 
ment que  nous  ne  pensions.  Nous  ne  découvrons  pas  par  quelles  atta- 
ches  son  vice  le  mène,  et  peu  s'en  faut  qu'il  ne  s'écrie  :  «  Je  suis 
vicieux,  je  veux  Tôtre!  »  Au  lieu  d'actes  silencieux  qui  tiennent  à  leurs 
mobiles  comme  la  fleur  à  ses  racines,  uous  voyons  éclore  des  actes 
bruyans  dont  nous  n'apercevons  pas  le  germe.  En  un  mot,  nous  tom- 
bons de  la  comédie  dans  le  mélodrame. 

N'est-ce  pas,  en  effet,  au  répertoire  des  théâtres  populaires,  n'est-ce 
pas  au  personnel  des  traîtresses  et  grandes  dames  de  M.  Ballande 
qu'est  empruntée  cette  aventurière^  la  marquise  de  Valféras?  C'est 
uniquement  pour  lui  plaire  que  le  comte  sacrifie  sa  fille  :  il  vau- 
drait la  peine  de  nous  montrer  par  quels  fils  subtils  et  solides  elle 
tient  ses  sens,  son  cœur,  sa  raison  et  sa  volonté.  Comment  séduit-elle 
sa  dupeîcomment  peut-elle  à  ce  point  l'éblouir  et  Tétourdir?  Est  ce  donc 
parce  qu'affublée  d'un  nom  espagnol,  elle  n'est  reçue  nulle  part  dans 
la  colonie  espagnole  de  Paris?  Est-ce  parce  qu'elle  traîne  à  sa  suite  son 
frère,  Hector  Claverot,  un  Annibal  des  BatignoUes  comme  elle  est  une 
dofia  Clorinde  de  Montmartre,  un  drôle  dont  la  seule  vue  ferait  frémir 
la  police  des  jeux,  sinon  la  police  des  mœurs?  Est-ce  parce  qu'elle 
donne  des  fêtes  de  charité  où  ce  personnage,  que  M.  Alphonse  n'ad- 


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REVUE  DRAMATIQUE.  9ikl 

mettrait  pas  pour  partenaire  dans  un  casino,  pousse  les  gens  par  les 
épaules  à  sa  partie  de  baccarat?  Est-ce  parce  qu'à  brûle-pourpoint» 
dans  une  de  ces  fêtes,  elle  demande  au  comte  la  main  de  Georgette 
pour  son  frère?  Toujours  est-il  qu'ainsi  expliqués  les  événemens  se 
précipitent;  avec  quelle  brutalité,  on  ne  pouvait  le  prévoir  :  était-ce 
donc  là  ce  que  promettait  Tàimable  philosophie  de  ce  titre,  la  Vie 
facile?  Ce  n'est  plus  la  Vie  facile^  c'est  la  Vie  enragiez  car  une  manie 
furieuse  produit  seule  de  si  absurdes  transports.  M.  de  Trévisan, 
trompant  la  surveillance  de  Montgiraud,  a  conduit  Georgette,  pour  ses 
débuts  dans  le  monde,  chez  M"*  de  Yalféras.  Montgiraud,  en  redingote, 
se  précipite  au  milieu  du  bal  pour  eminener  Georgette  ;  la  marquise 
veut  la  retenir;  elle  coupe  la  retraite  à  Montgiraud,  et,  pour  discrédi- 
ter son  intervention,  lui  reproche  la  vie  de  parasite  qu'il  mène  depuis 
quinze  ans  chez  le  comte  :  en  quels  termes?  Avec  les  paroles  dures, 
avec  les  siillemens  et  les  grincemens  d'une  Ardinoé  de  TAmbigu.  Mont- 
giraud se  tourne  vers  Hector  :  «  Votre  sœur  paie  vos  dettes  de  jeu; 
payez-vous  ses  dettes  d'insolence?  »  Mais,  depuis  le  commencement 
de  cette  scène,  tandis  que  le  Qaverot  se  tenait  à  la  droite  du  théâtre, 
un  jeune  avocat,  amoureux  de  Georgette  et  approuvé  de  Montgiraud, 
se  tenait  à  la  gauche  ;  ce  n'éuit  pas  pour  rien  :  il  s'avance,  l'avocat,  et 
déclare  qu'il  prend  la  place  de  Montgiraud  dans  ce  duel.  Patience!  le 
carambolage  n'est  pas  achevé;  Trévisan,  à  son  tour,  descend  du  fond 
de  la  scène,  non  pour  couvrir  son  vieil  ami  contre  l'injure  de  sa  don- 
zelle,  non  pas  môme  pour  pacifier  le  débat  ou  le  déplorer  et  s'écrier 
au  moins  comme  le  Gondremarck  de  la  Vie  parisienne  :  «  Collision 
regrettable!  »  Non,  Trévisan  n'est  pas  si  peu  fou;  il  prend  à  son 
compte  la  querelle  de  Claverot,  l'honneur  du  frère  et  de  la  sœur,  il  se 
battra  contre  l'avocat  qui  s'est  fait  le  substitut  de  Montgiraud  I 

«  Ils  étaient  quatre,  qui  voulaient  se  battre,  »  dit  la  chanson  popu- 
laire; ils  sont  quatre,  en  effet,  mais  aucun  ne  se  bat.  Remettons- nous 
de  cette  alarme  ;  au  troisième  acte,  une  scène  assez  bien  filée  réunit 
Trévisan  et  Montgiraud,  qui  se  donnent  la  main.  Cependant  le  comte 
refuse  à  l'avocat  cette  fille  qu*il  ne  veut  pas  reconnaître  et  qui  ne  sait 
môme  pas  qu'elle  est  sa  fille.  Montgiraud,  pour  en  finir,  s'avise 
d'un  expédient  qui  dénoue  la  pièce  :  il  court  à  la  mairie  prochaine  avec 
deux  témoins,  il  reconnaît  GjPorgette.  Montgiraud,  l'avocat  et  Georgette 
mèneront  une  heureuse  vie  de  famille  ;  Trévisan,  débarrassé  de  sa 
fille,  débarrassé  de  son  ami,  roule  dans  les  filets  de  l'aventurière.  La 
crise  aboutit  à  l'aggravation  de  la  maladie,  qui  va  s'achever  hors  de 
scène.  Après  ce  tournant,  après  cette  secousse,  le  train  de  la  vie  facile 
s'accélère  et  s'emporte  :  Bon  voyage,  Trévisan!  Adieu,  au  diable  I 

C'est  dommage,  assurément,  que  la  comédie  de  MM.  Albéric  Second 
et  Paul  Ferrier  n'ait  pas  tenu  les  promesses  de  son  titre,  ou  du  moins 
celles  de  son  premier  acte.  Les  amis  de  la  littérature  dramatique  s'en 


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9A2  RETUE  DES  OECX  MONDES. 

consoleront  peut-éùre  en  pensant  que  la  style  des  auteurs  eût  toujeitfB 
été  faible  Greorgefcte  dit  à  son  père  :  «  LaisseflEHOftoi  le  temps  que  moa 
respect  pour  vous  D'enchaîné  plus  l'effusion  de  ma  tendresse  I  »  Même 
ai  la  suite  du  draoïe  eût  été  ploa  raisonnable,  les  caractères  mieux 
ménagés,  les  moeurs  mieux  observées,  la  langue  n'eût  pas  été  plus  pure; 
notre  chagrin  eût  été  plus  vif  encore  de  voir  gâcher  tout  un  ouvrage 
et  non  {rius  seulemefit  nn  titre,  comme  le  deuil  est  plus  profond  pour 
la  mort  d*u&  enfant  que  pour  un  enfant  mort-né.  Ces  défauts  et  ces 
fautes  de  langue  n'empêchent  pas  que  le  dialogue  de  la  Yie^  facik  ne 
soit  par  endroits  agréable  et  que  la  pièce  ne  s'écoute  avec  un  plaisir 
modéré»  £Ue  est  soutenue,  d'aiUeurs,  par  le  talent  de  MM.  Adolphe 
Doputs  et  Dieudonné,  qui  représentent  Montgiraud  et  Trévisan;  on  voit 
auprès  d'eux  M>^  Legault,  moutonnière  ei  minaudière  dans  son  rèle 
d'ingénié,  et  M^  Paiva,  une  débutaote,  qui  paraîtrait  comédienne  dans 
un  théâtre  de  drame  et  ne  paraît  que  moyennement  dramatique  au 
Vaudeville. 

La  Vie  facile  n'est  qu'un  médiocre  appoint  àf  édora,  et  le  Vaudeville, 
dans  cette  année  dramatique,  n'aura  produit  rien  de  plus.  Les  directeura, 
à  présent,  ne  veulent  guère  jouer  que  de  grosses  parties  :  s'ils  gagnent, 
ils  n'ont  pas  à  renouveler  souvent  leur  enien.  Une  des  oonaéquenceade 
ce  sysiLèsie  est  la  rareté  des  pièces  en  un  acte,  où  s'éprouvaient  naguère 
les  jeunes  auteurs  et  se  délassaient  les  autres.  Reportez-vous  de  qua- 
rante ans  en  arriére  et  comptez  combien  de  jolies  petites  comédies 
voient  éclore  dans  une  saison  les  différentes  scènes  parisiennes,  depuis 
k  maison  de^  Molière  juequ^u  dernier  théâtre  de  genre  1  Dans  cet  hiver» 
dans  ce  printemps^-ci ,  je  n'en  aperçois  qu'une,  fort  spirituellement 
tournée,  mais  une  seule,  (a  Nwâ  de  noees  de  P^-L-M.,  de  M.  Fabrice 
Labrousse,  aux  Variétés.  Le  Palais- Royal,  après  Divorçons,  est  entré  dans 
la  période  des  vaches  maigres  :  un  nîardi»  deux  pièces  nouveUes  en  un 
acte  ont  paru  sur  l'affiche;  le  samedi, elles  n'étaient  déjà  plus. Le  genre 
se  perd;  l'art  de  souffler  ces  l^^s  bttUes  n'est  point  assez  protégé. 
Le  Gymnase  les  accueille  encore,  mais  à  des  heures  peu  favorables  ; 
les  Femmes  qui  fwment^  un  gentil  début  de  M.  Peloux,  et  le  Hfouoean 
Régime,  un  opuscule  de  MM.  Meilhac  et  Prével,  tout  semé  d'amosans 
détails,  n'ont  guère  été  joués  que  trois  semaines  avant  la  dèture, 
La  Parité  de  darnes^  de  M.  Feuillet,  ce  dialogue  si  délicat  et  ai  tou* 
chant,  mis  à  la  scène  pour  la  première  fois  par  M.  Saint-Germain  et 
M*"*  Pasca,  sera  bientôt  applaudi  à  Londres  :  à  peine  si  nous  avons  pu 
l'entendre  à  Paris.  Que  fait  enfin  la  Comédie-Fraoçaise?  Depuis  Service 
eit  campagne,  c'est-à-dire  depuis  treize  mois,  elle  n'a  représenté  aucun 
de  ces  menus  ouvrages.  Aux  approches  de  l'été,  voici  qu'elle  en  promet 
plusieurs.  Elle  no  se  contente  pas  d'une  reprise  des  Demoisslkt  de 
&iin^-CVr,—  sur  laquelle  il  conviendrait  d'insister,  aussi  bien  que  sur 
une  reprise  d'Henri  UI  et  sa  Cour,  au  théâtre  de  la  Gatté,  oà  un  }eune 


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EEnJE  DRAMATIQUE.  9AS 

premier  rôle»  M.  Raphaël  Duflos,  s'est  révélé;  —  la  Comédie-Française 
Yeut  faire  grandemeot  tes  choses  pour  rencouragement  des  petites 
pièces  ;  elle  en  annonce  trois  ou  quatre,  commue  les  magasins  de  nou- 
veautés affichent  une  vente  de  coupons  en  a  fin  de  saison  :  »  quelle 
est  celle-ci,  qui  parait  la  première?  Te%^<mrs,  comédie  en  prose,  de 
M.  Charles  de  Gourcyl 

Hélas  !  ce  n'est  qu'un  monologue  à  deux  personnages, — à  cinq  ou  six, 
nous  ne  discuterons  pas  linlessus»  si  l'on  veut  compter  des  domesti- 
ques qui  ne  font  qu'entrer  et  sortir;  mais  le  second  personnage, nécee* 
saire,  celui-là  au  moins,  pour  que  le  dialogue  s'établisse,  n'est  guère 
plus  important  que  ces  comparses.  Le  héros  de  l'ouvrage,  c'est  M.  de 
Martonge  ou  plutôt  M.  Coquelin  cadet;  car  ce  n'est  pas  un  personnage, 
même  de  fantaisie,  c'est  proprement  l'inventeur,  le  }H^agateur  du 
monologue  fantasque  qui  fait  irruption  sur  la  scène  pour  nous  raconter 
son  aventure.  Quelle  aventure  7  Peu  importe  ;  ce  qui  doit  provoquer  le 
rire^  ce  n'est  pas  cette  histoire  banale  d'un  amoureux  qui  s'est  éloigné 
d'une  honnête  femme  en  échangeant  avec  elle  un  serment  d'amour 
éternel  ;  qui  s'est  marié,  six  mois  après,  avec  une  autre;  qui,  le  lende- 
main de  la  noce,  a  reçu  la  nouvelle  que  l'objet  de  sa  première  flamme 
était  devenu  libre  ;  qui  se  retrouve  par  hasard  en  face  de  cette  veuve^  et 
tout  à  l'heure  écumera,  nous  le  devinons,  en  découvrant  qu'elle  est  rema- 
riée ;  —  non  ce  n'est  pas  la  surprise  de  cette  double  inconstance  qui  doit 
faire  éclater  le  rire  du  parterre  au  paradis  :  c'est  la  vue  de  ce  comédie 
bizarre,  mélancolique  et  bouffon,  c'est  sa  mimique  froidement  extra- 
vagante et  la  cacophonie  méditée  de  sa  diction;  ses  airs  confidentiels 
et  malicieux  alternés  avec  ses  fureurs  bourrues,  ses  allures  de  jovialité 
rageuse  et  de  despotisme  comique  ;  c'est  tout  cela  qui  doit  chatouiller  la 
bonne  humeur  du  public,  et  tout  cela,  on  le  voit  assez,  n'est  que  la  per- 
sonne de  M.  Coquelin  cadet.  C'est  contre  une  réplique  de  M^  Uoyd  que 
doit  rebondir  de  temps  en  temps  son  monologue,  comme  le  saut  périlleux 
d'un  clown  paraîtrait  se  redoubler  en  touchant  un  édredon.  W^  Lloyd, 
en  effet,  n'a  rien  à  dire  que  d'insignifiant,  et  le  dit  de  la  façon  la  plus 
molle  :  sans  cette  double  inconstance,  quels  époux  mal  assortis!  Le  mono- 
logue de  la  nouvelle  espèce,  pour  paraître  sur  cette  illustre  scène  avec 
le  nom  de  comédie,  ne  pouvrit,  en  vérité,  moins  se  déguiser.  Nous  ne 
sommes  pas  pédans;  nous  trouvons  que  d'habitude,  en  ce  temps-ci, 
messieurs  les  sociétaires  ne  donnent  que  trop  dans  le  sérieux  ;  s'ils 
se  rappelaient  plus  souvent  que  le  Théâtre-Français  est  voisin  du 
Palais -Royal,  et  que  ht  Comédie  n'est  pas  FAcadémie,  nous  irions 
volontiers  rirediez  eux;  mais  puisqu^ls  daignent  si  rairement  admettre 
sur  leurs  planches,  sinon  dans  leurs  cartons,  une  pièce  en  un  acte,  nous 
ne  pouvons  nous  tenir  de  leur  déclarer  qu'un  monologue  de  ce  genre 
est  un  régal  médiocre  à  nous  offrir;  qu'ils  ont  tort  de  perdre  leur  temps 
et  le  nôtre  à  de  telles  fadaises,  quand  ils  ont  laissé  le  Trésor  de  M.  Coppée 


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9&i  RETUB  DES  BEUX  MONDES. 

86  réfugier,  après  des  années  d'attente,  à  TOdéon,  quand  ils  tiennent 
encore  dans  les  limbes  la  Xanthippe  de  M.  de  Banville...  Hais  c'est  trop 
s'emporter  là-dessus  :  serviteur  à  la  turlupinade  I 

Du  moins,  pour  fêter  Fanniversaire  de  Corneille»  M.  Perrin  nous  a 
donné  une  assez  belle  représentation.  La  soirée  a  commencé  par 
Horacôy  joué  prudemment  vers  sept  heures,  pendant  le  dtner  des  cri- 
tiques; elle  s'est  terminée  par  le  Menteur^  où  MM.  Delaunay  et  Got 
sont  excellens.  Un  à-propos  en  vers  de  M.  Emile  Moreau,  Corneille  et 
Richelieu,  s'est  glissé  dans  Tintervalle.  La  donnée  de  ce  dialogue  est 
ingénieuse,  et  ce  mérite  n'est  pas  mince  dans  un  genre  si  restreint  et 
qui  parait  épuisé.  C'est  vraiment  une  petite  comédie  qui  n'est  pas  mal 
conduite  du  premier  point  jusqu'au  dernier;  malgré  certaine  platitude 
des  vers  et  certaine  impropriété  de  la  langue,  elle  a  fait  grand  plaisir. 
MM.  Laroche  et  Silvaîn,  qui  représentaient  avec  talent  Richelieu  et 
Corneille,  ont  recueilli  des  bravos  où  l'auteur  avait  le  droit  de  prendre 
sa  part.  M.  Moreau  a  feint  que  le  poète,  quelques  années  après  le  Cid, 
mandé  chez  le  cardinal  pour  l'aider  à  terminer  un  plan  de  tragédie 
politique,  obtient  de  lui  la  grâce  du  chevalier  de  Jars,  condamné  à 
mort  comme  conspirateur.  Il  l'obtient  par  un  artifice  que  lui  seul  pou- 
vait trouver  :  il  improvise,  pour  remplacer  un  dénoûment  cruel  que  le 
cardinal  voulait  donner  à  sa  tragédie,  un  autre  dénoûment,  que  nous 
reconnaissons  pour  celui  de  Cinna.  Richelieu  admire  la  clémence  du 
héros  et  se  compromet  par  cette  admiration;  il  voit  trop  tard  le  piège 
et  reproche  à  Corneille  sa  malice  : 

Je  vous  suivais  poète  et  vous  resties  Normand  I 

Il  est  pourtant,  cette  fois,  bon  prince  de  Téglise  :  le  poète,  en  sortant, 
peut  remettre  les  lettres  de  grâce  à  la  fiancée  du  chevalier,  qui  se 
morfondait  dans  l'antichambre.  Au  cours  de  ce  petit  ouvrage,  M.  Mo- 
reau a  placé  entre  ses  vers  quelques-uns  des  plus  fameux  de  Cinna: 

>  >  Prends  un  siège... 

...  Tu  t'en  souviens,  et  veux  m'assasslner... 

Soyons  amis,.,  c'est  moi  qai  t'en  convie... 

Je  suis  maître  de  moi  comme  de  l'univers,  etc.. 

Dans  une  comédie  de  M.  Gondinet,  les  Cascades,  W^  Legault  chan- 
tait comme  une  nouveauté  la  ronde  llpleut^  bergère,  intercalée  dans 
le  Piccolino,de  M.  Guiraud  ;  «  Âhl  s'écriait  M.  Saint-Germain,  voilà  un 
air  qui  deviendra  populaire  !  »  De  même,  j'ose  prédire  à  M.  Moreau 
que  ces  vers  au  moins  resteront. 

Louis  Gandebaz. 


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CHROiNlQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  Juin. 

La  France  a  toujours  en  elle-même,  sans  doute,  une  vieille  sève 
nationale  qui  tfest  point  épuisée.  Quelles  que  soient  les  crises  qu'elle 
ait  traversées,  elle  n'est  atteinte  ni  dans  sa  vitalité  intime,  ni  dans  sa 
force,  ni  dans  ses  espérances.  Elle  a  les  moyens,  quand  elle  le  vou- 
dra, de  se  refaire  une  vie  nouvelle,  de  reprendre  sa  position  naturelle 
et  légiiime  dans  le  monde.  La  France,  en  un  mot,  est  toujours  la 
France,  c'est  bien  notre  foi;  mais  il  faut  avouer  qu'elle  est  soumise 
depuis  quelque  temps  à  de  singulières  épreuves,  qu'elle  a  la  chance 
d'ôire  représentée  et  gouvernée  d'une  étrange  façon.  Elle  n'a  vrai- 
ment pas  de  bonheur,  elle  est  pour  le  moment  dans. une  phase  ingrate 
où,  pour  parler  avec  franchise,  tout  est  assez  médiocre,  et  les  hommes 
et  leurs  œuvres. 

C'est  un  «entiment  universel  qu'il  y  a  eu  peu  d'époques  où  notrô 
généreux  pays  ait  eu  plus  à  souffrir  dans  sa  fierté,  où  il  se  soit  vu  plus 
malheureusement  conduit,  et  ce  qu*il  y  a  de  plus  caractéristique,  de 
plus  dangereux  peut-être,  c'est  que  ceux  qui  s'emploient  à  faire  à  la 
France  une  politique  si  peu  digne  d'elle  semblent  ne  point  se  douter 
eux-mêmes  des  difficultés  qu'ils  accumulent.  Nos  ministres  comme  nos 
députés  sont  «pleins  de  satisfaction  et  de  confiance.  Ils  ont  parfois,  il 
est  vrai,  des  mécomptes  dans  leurs  affaires,  ils  ont  quelque  peine  à  se 
reconnaître  dans  les  confusions  où  ils  se  débattent;  mais  ils  se  conso- 
lent par  les  discours  qu*il3  font  en  voyage,  qui  commencent  à  former 
toute  une  littérature  de  l'optimisme  officiel.  M.  le  ministre  des  travaux 
publics,  à  en  croire  des  récits  qui  ont  été.  publiés,  aurait  tenu  à  ne 
pas  se  laisser  dépasser  par  ses  collègues;  il  aurait  fait  l'autre  jour  à 
Blois,  dans  une  fête  du  concours  régional,  cette  merveilleuse  décou- 
verte que,  depuis  quatre  mois  et  demi,  —  ni  plus  ni  moins,  —  l'idée 
de  gouvernement  a  été  restaurée  et  que  nous  avons  repris  figure  devant 

'      lÛM  LYU.  —  1883.  M 


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9&6  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

le  monde  «  en  nous  rappelant  que  si  la  politique  de  la  France  est  une 
politique  résolument  paciûque,  il  ne  lui  est  pas  permis  d'oublier  lep 
grandeurs  de  son  histoire.  »  Comment  tout  cela  est-il  arrivé  ?  C'est  que 
nos  députés  et  nos  ministres  ont  su  utiliser  ces  quatre  mois  et  demi  de  ' 
session.  On  a  résolu  le  problème  de  la  magistrature  1  On  a  fait  la  con-  ^ 
version  I  On  a  décidé  aussi  l'expédition  du  TonkinI  Moyennant  quoi  il 
est  prouvé  que  le  gouvernement  a  été  restauré  à  l'intérieur,  qu'il  y  a 
((  maintenant  une  France  à  Textérieur,  »  —  et  M.  le  ministre  des  travaux 
publics  peut  déclarer  sans  fausse  modestie  que,  depuis  l'avènement 
du  cabinet  dont  il  fait  partie,  «  la  France  offre  le  spectacle  réconfor- 
tant d'un  grand  peuple  confiant  dans  son  gouvernement.  »  Voilà  qui  est 
parler,  et  c'est  ainsi  que  l'imagination  ministérielle  se  flatte  de  conqué- 
rir ou  de  tranquilliser  le  pays,  qui  n'est  peut-être  pas  bien  sûr  d'être 
si  heureux,  —  qui  en  est  plutôt  à  sentir  déjà  tout  ce  qu'il  y  a  de  déce- 
vant ou  de  périlleux  dans  la  politique  qu'on  lui  fait. 

Le  malheur  est  que  les  discours  ne  changent  rien  et  que  ce  qui 
manque  le  plus  précisément  aujourd'hui,  c'est  cette  idée  de  gouverne- 
ment dont  M.  le  ministre  des  travaux  publics  et  ses  collègues  parlent 
en  hommes  qui  se  contentent  de  peu;  c'est  une  volonté  un  peu  pré- 
cise appliquée  aux  affaires  de  la  France,  maintenant  un  certain  ordre, 
une  certaine  direction  dans  sa  politique  intérieure,  s'efforçant  aussi 
de  mettre  un  peu  d'esprit  de  suite  et  de  prévoyance  dans  sa  politique 
extérieure.  On  ne  demanderait  sûrement  pas  à  ce  ministère,  qui  date 
de  quatre  mois  et  demi,  comme  on  le  dit,  de  faire  de  grandes  choses, 
qui  ne  sont  jamais  faciles,  qui  ne  le  sont  pas.  surtout  à  l'heure  qu'il 
est;  on  lui  demanderait  de  parler  avec  un  peu  moins  de  jactance  et  de 
savoir  agir,  de  servir  modestement  le  pays,  d'avoir  une  opinion  et  de  la 
soutenir  avec  quelque  fermeté;  on  pourrait  lui  demander  encore  de  se 
faire  le  guide  d'une  chambre  des  députés  incohérente  au  lieu  d'être  le 
complaisant  de  toutes  les  fantaisies,  de  diriger,  de  régler  les  travaux 
parlementaires  au  lieu  de  paraître  résumer  assez  invariablement  son 
système  dans  ce  mot  de  M.  le  ministre  de  la  guerre  :  «  A  vos  ordres  I  » 
M.  le  ministre  de  la  guerre  s'est  fait  effectivement  une  politique  com- 
mode pour  éviter  les  conflits  qui  pourraient  l'embarrasser.  A  tou8 
ceux  qui,  sous  prétexte  de  réformer  les  institutions  militaires,  s'occu^ 
peut  de  désorganiser  Tarmèe,  il  répond  qu'il  est  à  leurs  ordres.  M.  le 
président  du  conseil  et  quelques  autres  de  ses  collègues,  avec  un  peu 
plus  de  raideur  extérieure,  ne  sont  pas  en  réalité  moins  soumis  que 
M.  l^miuisire  de  la  guerre,  et  s'ils  ont  par  instans  quelque  velléité  de 
résistance,  ils  s'arrêtent  le  plus  souvent  assez  vite  ;  ils  sont  liés  par 
toutes  leurs  connivences  avec  les  passions  du  jour,  surtout  dans  ces 
affaires  d'enseignement,  de  religion,  qui  reviennent  sans  cesse;  ils 
sont  enchaînés  par  leur  propre  politique,  qui  les  domine  et  les  pousse 
plus  qu'ils  ne  le  vouâraieiit  peut-être.  Tout  ce  qui  se  passe  aujourd'hui 


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RBTUE.   — «  GHRONIQUEt  ÔS7 

est  certes  le  spécimen  le  plus  frappant  de  la  manière  dont  M.  le  prési* 
dent  du  conseil,  M.  le  garde  des  sceaux,  se  font  les  restaurateurs  de 
ridée  de  gouvernement  dans  les  affaires  religieuses  aussi  bien  que 
dans  les  affaires  de  la  magistrature.  C'est  l'histoire  de  tous  les  jours. 

Il  y  a  une  commission  du  budget  qui,  pour  le  plus  grand  bien  de  la 
paix  religieuse,  a  entrepris  de  réformer  les  dotations  ecclésiastiques, 
d'effacer  d'un  trait  de  plume  les  bourses  des  séminaires,  de  suppri- 
mer ou  de  diminuer  les  traitemens  ou  indemnités  des  évêques,  des 
chanoines,  des  curés,  et  desservans  de  paroisse.  Il  y  a  une  autre  com- 
mission qui,  sous  l'inspiration  de  M.  Paul  Bert,  a  entrepris  sans  plus 
de  façon,  de  sa  propre  autorité,  la  revision  du  concordat.  Une  fois  dans 
cette  voie,  nos  réformateurs,  on  le  pense  bien,  vont  loin  et  vite  sans 
s'inquiéter  des  dangereuses  suites  de  leurs  violences.  Il  y  a  quelques 
jours,  M.  le  président  du  conseil  et  M.  le  garde  des  sceaux  ont  comparu 
devant  les  deux  commissions.  M.  Jules  Ferry,  M.  Martin-Feuillée,  ont 
essayé  de  défendre  les  traitemens  ecclésiastiques;  ils  ont  défendu 
aussi  l'intégrité  du  concordat.  Ils  ont  montré  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
puéril  ou  de  périlleux  dans  ce  système  de  vexations  faisant  la  guerre 
&  des  chanoines  ou  à  de  pauvres  desservans,  chassant  les  évéques  de 
leurs  maisons  sous  prétexte  de  «  désaffectation  n  des  édifices  de  l'état, 
atteignant  sous  toutes  les  formes  le  clergé  dans  ses  ressources,  dans 
sa  sécurité,  dans  ses  moyens  de  recrutement;  M.  le  président  du  con- 
seil et  M.  le  garde  des  sceaux  se  sont  efforcés  de  démontrer  les  avan-^ 
tages  du  concordat  pour  Pautorité  civile  et  par  suite  la  nécessité  d'en 
accepter  les  conditions  essentielles. 

Fort  bien  !  un  moment  le  langage  ministériel  a  paru  avoir  fait  une 
Impression  assez  vive  pour  que  le  rapporteur  de  la  revision  du  con- 
cordat, M.  Paul  Bert,  ait  été  sur  le  point  de  donner  sa  démission.  On 
a  hésité.  Les  deux  commissions  n'ont  pas  tardé  à  reprendre  courage. 
Elles  sont  revenues  à  leurs  plans,  à  leurs  suppressions  de  traitemens, 
à  la  revision  du  concordat.  Et  maintenant,  que  fera  le  ministère? 
Admettons,  si  l'on  veut,  que  pour  faire  honneur  à  ses  déclarations, 
il  maintienne  ce  qu'il  a  dit  t  quelle  autorité  a-t-il  pour  ramener  une 
majorité  dont  il  partage  au  fond  les  passions  et  les  préjugés?  Com- 
ment peut-il  remplir  ce  rôle  de  gouvernement  modérateur  qui  flatte 
son  orgueil?  Il  n'a  pas  en  réalité  une  autre  politique  que  celle  de  ses 
adversaires  d'un  instant.  Ce  qu'on  veut  faire  avec  brutalité  par  un 
vote  sommaire  du  parlement,  il  le  fait  lui-même  par  subterfuge,  par 
des  décrets,  par  des  actes  administratifs  et  discrétionnaires.  Chaque 
jour  on  enregistre  des  listes  nouvelles  de  curés  et  de  desservans  frap- 
pés d'une  suppression  ou  d'une  suspension  de  traitement.  La  ministère 
est  lui-même  engagé  par  ses  actes,  par  ses  opinions  dans  cette  guerre 
qu'on  lui  demande  de  pousser  jusqu'au  bout.  Quand  M.  Bèrenger  a 
récemment  interpellé  devant  le  sénat  le  gouvernement  m  sujet  de  la 


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0A8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suppression  des  aumôniers  dans  les  hôpitaux,  M.  le  ministre  de  Tinté* 
rieur  n'a  pns  trouvé  un  mot  à  dire  contre  cette  suppression;  il  s'est 
retranrhé  dans  des  déclarations  insignifiantes;  et  peu  s'en  est  fallu 
qu'il  n'ait  représenté  M.  l'archevêque  de  Paris  comme  le  seul  coupable 
pour  n'être  point  entré  en  néjjocationsavecM.  l'administrateur  de  l'as- 
sistance publique.  Lorsqu'il  y  a  quelques  jours,  M.  le  duc  de  Broglie, 
dans  un  discours  aussi  ferme  que  mesuré,  a  demandé  compte  au  gou- 
vernement de  Texécution  de  ses  promesses  au  sujet  de  la  neutralité 
religieuse  dans  les  écoles,  M.  le  président  du  conseil  n*a  pu  répondre 
que  par  des  récriminations  qui  ne  prouvaient  rien,  par  des  ampliûca* 
tiens  qui  déguisaient  mal  la  violation  de  cette  neutralité  qu'il  avait 
promise.  Il  n'a  pas  osé  désavouer  ces  manuels  dont  M.  le  duc  de  Bro- 
glie  signalait  Tesprit,  le  caractère  agressif,  il  ne  le  pouvait  pas.  Cest 
qu'en  effet  il  n'est  lui-même  qu'un  instrument  de  cette  politique  qui 
s'e-t  résumée  dans  le  mot  de  «  guerre  au  cléricalisme.  »  Et  comment 
veut-on  que  des  ministres  ainsi  liés  à  une  politique  de  guerre  sous 
toutes  les  formes,  supprimant  eux-mêmes  les  traitemens  ecclésiasti- 
ques, chassant  la  croix  des  cimetières  et  les  aumôniers  des  hôpitaux, 
livrant  les  écoles  à  M.  Bert,  aient  autorité  pour  défendre  le  concor* 
dat?  Il  y  a  mieux  :  le  ministère  réussit-il  par  des  raisons  de  tactique  ou 
de  circonstance  à  obtenir  un  vote  favorable  au  concordat,  il  n'obtiendrait 
ce  vote  qu'en  donnant  de  nouveaux  gages,  en  multipliant  d'un  autre 
côié  les  vexations  qui  le  mettraient  un  peu  plus  dans  la  dépendance 
des  passions  dont  il  est  le  serviteur.  Et  c'est  là  ce  que  M.  le  président 
du  conseil  appelle  travailler  à  la  pacification  religieuse  sous  les  aus- 
pices du  concordat  I  Cest  là  aussi  ce  que  M.  le  ministre  des  travaux 
publics  appelle  a  Tidée  de  gouvernement  restaurée  »  depuis  quatre 
mois  et  demi  1 

La  vérité  est  que  le  ministère  est  obligé,  pour  vivre,  de  se  soumettra 
aux  mobilités,  aux  passions,  aux  exigences  des  partis  qui  forment  une 
majorité  incohérente.  Il  l'a  prouvé  plus  d'une  fois  dans  les  affaires  reli- 
gieuses; il  l'a  prouvé  d*une  manière  peut-être  plus  significative  encore 
dans  cette  affaire  de  la  magistrature,  où  il  a  eu  la  faiblesse  de  se  prê- 
ter sans  conviction  au  vote  d'une  loi  d'expédient  et  de  ressentiment. 
S'il  y  a  une  chose  évidente  en  effet,  c'est  qu'à  tout  prendre,  M.  le  garde 
des  sceaux  aurait  préféré  soumettre  aux  chambres  une  réforme  embras- 
sant les  diverses  parties  de  l'organisation  judiciaire.  Pourquoi  a-t-il  laisj^é 
cetie  quesiion  du  personnel  prendre  le  premier  rang,  devenir  l'objet 
unique  de  la  loi  qui  vient  d'être  votée?  C'est  en  vérité  bien  simple; 
c'était  un  moyen  de  s'assurer  pour  le  moment  une  majorité  en  s'adres- 
sant  aux  passions,  aux  intérêts,  aux  calculs,  aux  cupidités  de  tous  ceux 
qui  attendent  impatiemment  depuis  des  années  l'heure  de  Texclusion 
des  magistrats  importuns  et  de  la  curée  des  fonctions  judiciaires  aa 
profit  des  clientèles  faméliques.  Qu'une  telle  œuvre  accomplie  avec 


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REVUE.  —  CHRONIQUE.  0&9 

cette  Spreté  de  convoitise  soit  de  nature  à  déconsidérer  l'idée  de  la 
justice,  à  abaisser  la  magistrature,  à  affaiblir  toutes  les  garanties  dues 
au  pays,  peu  importe  :  l'intérêt  de  parti  est  satisfait  1  la  majorité  répu- 
blicaine a  eu  ce  qu'elle  voulait:  le  personnel  judiciaire  à  sa  discrétion. 
Le  ministère  n'a  rien  objecté,  et  pour  rester  d'accord  avec  cette  majorité 
impatiente  d'exclusion  et  de  destruction,  il  s'est  prêté  à  tout,  même  à 
laisser,  pendant  des  séances  entières,  mettre  en  doute  Tintégrité  de  la 
justice,  outrager  la  vieille  magistrature  française. 

Ainsi,  avec  la  complicité  du  gouvernement,  la  chambre  a  tout  voté, 
et  la  suspension  de  l'inamovibilité,  et  le  droit  attribué  au  garde  des 
sceaux  de  disposer  trois  mois  durant  de  la  magistrature  tout  entière, 
et  ce  nouveau  conseil  supérieur,  qui,  sous  une  apparence  de  juridic- 
tion disciplinaire,  établit  la  politique  de  parti  en  permanence  dans 
l'administration  de  la  justice.  Ce  n'est  là  encore  heureusement,  il  est 
vrai,  qu'une  première  étape.  Il  reste  à  savoir  ce  que  le  sénat  va  faire 
de  cette  loi  qui  a  été  «  fustigée  »  par  tout  le  monde,  selon  le  mot 
de  M.  Ribot,  qui  a  révolté  même  des  membres  de  l'extrême  gauche,  et 
qui  n'a  pas  moins  été  adoptée  précisément  parce  qu^elle  n'est  qu'un 
expédient  mis  au  service  d'une  passion  de  parti.  Le  sénat  semble  jus- 
qu'ici assez  peu  disposé  à  se  hâter  de  sanctionner  une  œuvre  qui  ne 
peut  être  appelée  que  par  dérision  une  lèforme;  mais  on  organise  déjà 
contre  lui  une  de  ces  campagnes  d'intimidation  qui  recommencent  inva- 
riablement toutes  les  fois  qu'on  veut  lui  imposer  une  compliciié  dans 
quelque  mauvaise  besogne.  On  le  menace,  lui  aussi,  d'une  suppression 
prochaine  par  la  revi^ion  constitutionnelle  s'il  ne  vote  pas.  Et  le  minis* 
tère,  que  fait-il?  Il  va  au  plus  vite  au  Luxembourg  avec  sa  loi,  escorté, 
soutenu,  ou  patronné  par  tous  ceux  qui  menacent  le  sénat.  Il  paraît  que 
c'est  ainsi  qu'on  restaure  le  gouvernement  1  —  Eh  bîeni  franchement, 
il  y  aurait  eu  pour  le  ministère  une  autre  manière  de  prouver  qu'il  y 
avait  un  gouvernement  en  France  :  c'eût  été  de  savoir  se  défendre  des 
pressions  de  partis,  des  idées  dësorganisatrices  dans  la  question  de  la 
magistraturs  comme  dans  les  questions  militaires,  de  mettre  son  zèle 
à  adoucir  les  conflits  religieux,  de  proposer  avec  maturité  des  réformes 
sérieuses;  c'eût  été  aussi  de  traiter  avec  prudence,  avec  prévoyance  ces 
intérêts  extéri3urs,qui  sont  toujours  délicats  et  difficiles  à  manier,  qui 
le  sont  plus  que  jamais  à  l'heure  où  nous  sommes,  dans  une  situation 
peut-être  assez  compliquée. 

On  oublie  trop  quelquefois,  en  effet,  que  tout  se  tient  dans  les  affaires 
d'un  pa}S,  etque  les  difficultés  extérieures,  les  embarras  de  diplomatie 
sont  le  plus  souvent  la  rançon  d'une  fausse  direction  intérieure,  d'une 
imprévoyance  ou  d'une  faiblesse  de  gouvernement.  Est-ce  qu'on  n'en 
a  pas  fait  la  cruelle  épreuve  Fan  dernier  dans  cette  crise  égyptienne 
où  la  France  n'a  été  réduite  à  un  assez  triste  rôle  que  par  la  faute  d'un 
ministère  sans  idées  et  sans  volonté,  surtout  sans  autorité  sur  un  par- 


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950  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

liment  livré  à  de  vulgaires  agitations  de  partis  ?  Est-ce  qu'on  ne  l'a 
pas  vu,  il  y  deux  ans,  à  Toccasion  de  cette  question  de  Tunis  qui  avait 
été  si  médiocrement  engagée,  qui  aurait  pu  devenir  périlleuse  par  une 
série  d'actes  décousus,  de  dissimulations  malhabiles,  de  combinaisons 
militaires  et  ûnanciôres  incohérentes,  peu  dignes  d'un  grand  pays? 
Maintenant  c'est  l'affaire  du  Tonkin  qui  commence,  et  avec  Texpérience 
d'un  passé  si  récent  encore,  ce  serait  assurément  une  étrange  légèreté 
de  s'exposer  à  retomber  dans  les  mêmes  fautes,  de  ne  pas  se  rendra 
compte  avant  tout  des  élémens  si  divers  d'une  question  où  les  intérêts 
de  la  France  sont  en  jeu.  Cette  question,  ce  n'est  point  sans  doute  le 
ministère  qui  Ta  créée  ;  il  n'e^t  pas  responsable  de  ses  origines,  il  l'a 
reçue  en  héritage.  Quand  il  s'est  forméje  malheureux  Rivière  était  déjà 
à  ce  poste  avancé  d'Hanoï,  où  il  vient  de  périr  héroïquement  avant  d'avoir 
régules  secours  qu'il  demandait.  Le  ministère  précédent  avait  eu  à  déli- 
bérer sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire,  il  n'avait  pu  rien  décider.  Aujourd'hui 
les  événemens  se  sont  précipités,  l'action  de  la  France  est  engagée 
par  la  mort  de  nos  soldats  ;  il  y  a  pour  notre  pays  une  sorte  de  néces- 
sité impérieuse  d'intervenir,  d'aller  régler  par  les  armes  ou  par  la  diplo- 
matie nos  rapports  dans  ces  régions  lointaines,  sur  ces  frontières  indé- 
cises de  l'Annam,  du  Tonkin  et  de  la  Chine.  L'intérêt  national  passe 
avant  tout,  cela  va  sans  dire;  mais  ce  n'est  point  une  raison  pour  se 
jeter  dans  l'aventure,  pour  fermer  les  yeux  sur  la  situation  générale 
dans  laquelle  s'engage  cette  entreprise  nouvelle,  —  et  cette  situation 
ne  laisse  pas  certainement  d'avoir  de  la  gravité  pour  la  France. 

A  vrai  dire,  si  l'on  veut  bien  y  réfléchir,  il  y  a  deux  parts  dans  cette 
affaire  du  Tonkin.  Il  y  a  la  part  de  l'action  directe,  de  l'expédition  à  orga- 
niser, des  forces  à  envoyer,  des  combinaisons  pratiques  à  réaliser 
dans  ces  contrées  orientales  où  nous  allons  porter  notre  drapeau,  et 
dans  cette  partie  d'exécution  le  ministère  ne  saurait  certes  montrer 
trop  de  vigilance  et  de  précision.  L'essentiel  pour  lui  est  de  ne  point 
se  laisser  aller,  par  de  dangereuses  illusions  ou  par  de  faux  calculs 
parlementaires,  à  déguiser  la  vérité,  à  n'envoyer  que  des  forces  insuf- 
fisantes ou  à  ne  réclamer  que  des  crédits  déjà  dévorés  au  moment  où 
ils  sont  votés.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  important  que  tout  le  reste  pour  lui, 
c'est  de  savoir  ce  qu'il  veut,  de  ne  pas  se  livrer  aux  incidens,  à  l'im- 
prévu, d'être  particulièrement  fixé  sur  le  point  le  plus  obscur,  sur  notre 
position  réelle  vis-à-vis  de  la  Chine,  avec  laquelle  nos  rapports  ne  sem- 
blent pas  très  clairs,  et  de  qui  pourraient  venir  certainement  des  diffi- 
cultés de  nature  à  compliquer  ou  à  embarrasser  notre  entreprise. 

Ce  n'est  point  sans  doute  que  la  Chine,  malgré  le  poids  de  ses  mil- 
lions d'hommes,  malgré  l'organisation  nouvelle  donnée  dans  ces  der- 
niers temps,  dit-on,  à  son  armée,  soit  militairement  redoutable;  son 
intervention  ne  serait  pas  moins  un  embarras  et  il  n'est  pas  bien  clair, 
ep  définitive,  que  la  France  eût  quelque  intérêt  à  se  laisser  entraîner 


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BFHTB.    —   CHRONIQUE.  ©51 

dans  une  guerre  avec  la  Chine  ponr  des  délimitations  insaisissables» 
pour  des  définitions  de  suzeraineté  ou  de  protectorat  qu'il  vaut  peut- 
être  mieux  laisser  dans  l'ombre.  C'est  pour  prévenir  toute  complication 
de  ce  genre  que  notre  représentant  à  Pékin*  M.  Bourée,  avait  eu  l'idée 
d'ouvrir»  l'an  dernier,  une  négociation  avec  un  des  premiers  digni- 
taires chinois.  Ce  qu'il  avait  fait  n'était  point  un  traité  ;  c'était  un  prty 
jet  proposé  sous  la  forme  d'un  mémorandum,  impliquant,  de  la  part 
de  la  Chine,  la  reconnaissance  de  notre  protectorat  au  Tonkin,  établis^ 
sant,  d'un  autre  côté,  aux  frontières  une  zone  de  neutralité  entre  la 
France  protectrice  des  provinces  tonkinoises  et  le  vaste  empire  orien- 
tal. Ce  projet  n'a  point  été  adopté  à  Paris;  M.  Bourée  a  même  été  brus- 
quement  rappelé,  remplacé  par  un  agent  nouveau;  et  c'est  là  juste- 
ment ce  qui  laisse  tout  incertain.  H.  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères, ayant  l'autre  jour  à  s'expliquer  devant  le  sénat  sur  l'objet  de 
notre  expédition ,  sur  la  nature  de  nos  rapports  avec  la  Chine  comme 
sur  les  motifs  du  rappel  de  M.  Bourée,  s'est  étendu  en  longs  et  brillans 
développemens.  Il  n'a  pas  trop  réussi,  en  réalité,  à  éclaircir  tous  les  mys- 
tères, il  n'a  pas  fixé  les  limites  d'une  expédition  qui,  selon  les  circon-» 
stances,  peut  rester  un  protectorat  ou  devenir  une  annexion,  une 
occupation  indéfinie.  Il  n'a  pas  dit  non  plus  quelles  instructions  avait 
notre  agent  nouveau  pour  renouer  la  négociation  interrompue  par  le 
rappel  de  M.  Bourée,  pour  établir  avec  l'empire  du  Milieu  ces  «  rela- 
tions cordiales  »  dont  il  a  parlé.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  jusqu'ici, 
c'est  que  nous  allions  dans  ces  régions  de  l'Annam  et  du  Tonkin,  aux 
bords  du  Fleuve-Rouge,  avec  l'espérance  de  pouvoir  établir  presque  paci- 
fiquement la  prépondérance  française,  —  comme  aussi  avec  la  chance 
de  rencontrer  sur  notre  chemin  des  résistances,  des  embarras  de  plus 
d'une  sorte  qu'il  faudra  vaincre.  Il  reste  en  tout  cela  un  inconnu  avec 
lequel  notre  diplomatie  et  les  organisateurs  de  l'expédition  militaire 
du  Tonkin  auraient  certes  tort  de  ne  pas  compter;  mais  ce  n'est  là 
encore,  à  vrai  dire,  qu'une  partie  de  la  question,  et  toutes  les  difiicul- 
tés  de  notre  entreprise  ne  sont  pas  en  Orient,  dans  ces  contrées  loin^ 
taines  où  nous  allons  porter  notre  drapeau;  elles  sont  peut-être  bien 
aussi  en  Occident,  dans  les  dispositions  des  puissances  avec  lesquelles 
nous  sommes  en  incessans  rapports,  dans  un  certain  ensemble  de  situa- 
tion européenne. 

Cette  situation,  on  ne  peut  malheureusement  s'y  tromper,  n'est  rien 
moins  que  simple,  rien  moins  que  favorable  à  des  entreprises  loin- 
taines, et  c'est  dans  des  conditions  assez  compliquées  que  la  France 
part  pour  les  bords  du  fleuve  Rouge.  La  France  n'a  sans  doute  à  con^ 
sulter  que  ses  intérêts,  la  dignité  de  son  drapeau,  et  elle  a  le  droit, 
après  tout,  de  dire  qu'elle  accomplit  une  œuvre  civilisatrice  en  ouvrant 
à  tous  les  peuples  des  routes  nouvelles.  11  n'est  pas  moins  certain 
qu'en  allant  aux  extrémités  du  monde  avec  la  pensée  d'une  poli- 


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952  R£yU£  DES   DEUX  MONDES. 

tique  coloniale  plus  active,  elle  laisse  en  Europe  bien  des  obscurités, 
—  une  Angleterre  qui  ne  cache  pas  sa  mauvaise  humeur  et  cette 
triple  alliance  formée  depuis  quelques  mois  au  centre  du  continent.' 
Voilà  la  vëriië!  L'Angleterre,  malgré  tour,  n'a  point  évidemment  des 
intentions  hostiles  contre  notre  pays;  elle  ne  songe  pas,  selon  toute 
apparence,  à  nous  susciter  des  embarras,  à  mettre  des  armes  dans  les 
mains  des  Chinois,  et  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  n*a  peut- 
être  pas  été  bien  habile  en  laissant  trop  voir  ses  soupçons,  en  disant 
dans  un  mouvement  d'impatience  :  o  Nous  savons  qu'on  travaille  à 
exciter  la  Chine  et  nous  savons  qui  l'excite.  Nous  voyons  des  passions 
qu'on  croyait  assoupies  pour  toujours  se  réveiller  avec  violence.  »  Cest 
beaucoup  dire.  Ce  qui  reste  vrai,  c'est  que  l'Angleterre,  accoutumée  à 
la  domination  dans  l'extrême  Orient,  ne  voit  sûrement  pas  sans  om- 
brage arriver  une  nouvelle  puissance  coloniale.  Les  rapports  devien- 
nent difficiles,  c'est  bien  certain,  et  avant  de  s'irriter,  il  faudrait  se 
demander  si  la  politique  suivie  par  les  divers  cabinets  français  depuis 
qu('lques  années  n'a  pas  contribué,  par  ses  hésitations,  par  ses  per- 
pétuelles contradictions,  par  ses  défaillances,  à  créer  ces  difficultés 
dans  les  rapports  des  deux  pays.  —  La  triple  alliance,  de  son  côté,  n'est 
point  sans  doute  une  menace  immédiate.  Elle  n'existe  pas  moins,  elle 
n'a  point  été  inspirée,  à  coup  sûr,  par  une  pensée  de  sympathie  pour  la 
France,  —  et  ici  encore,  ici  surtout,  on  pourrait  se  demander  si  notre 
triste  politique  intérieure  n'est  pas  ce  qui  a  le  plus  facilité  cette  alliance 
imprévue  de  Tltalie  avec  l'Autriche  et  avec  l'Allemagne.  Que  l'Italie  ait 
cédé  à  de  puériles  jalousies,  à  de  médiocres  ressentimens,  nous  le  vou- 
lons bien;  mais  elle  a  obéi  aussi  à  une  pensée  toute  conservatrice  en 
se  mettant  en  garde  contre  des  propagandes  révolutionnaires.  Ses  ora- 
teurs ne  le  cachent  pas,  ils  le  répétaient  tout  récemment  encore,  et, 
ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  qu'en  poussant  l'Italie  vers  l'Autriche 
et  vers  l'Allemagne,  nos  cabinets  trouvent  encore  le  moyen  de  s'alié- 
ner chaque  jour  une  puissance  morale  dont  l'appui  pourrait  nous  être 
précieux,  —  la  papauté.  De  telle  sorte  que  nos  gouvernemens  ont 
contribué  eux-mêmes  à  créer  pour  la  France  cet  isolement  qui  n'est 
pas  sans  péril.  Le  résultat  est  évident,  et  c'est  là  justement  ce  qui  fait 
que  si  on  veut  poursuivre  avec  fruit  des  desseins  extérieurs,  il  faut  se 
décider  à  en  revenir  à  une  politique  intérieure  offrant  des  garanties  à 
tous  les  pays  autant  qu'à  la  France  elle-même. 

Les  questions  religieuses  ont  eu  certes  depuis  quelques  années  et 
ont  encore  un  grand  rôle  dans  le  monde,  dans  la  plupart  des  éuts  de 
TEuiope  aussi  bien  qu'en  France.  Elles  se  mêlent  à  tout,  à  la  politique 
intérieure  de  tous  les  pays,  aux  combinaisons  de  la  diplomatie,  aux 
alliances  qui  se  forment.  Elles  sont  le  plus  souvent  l'embarras  de  ceux 
qui  se  ûgurent  pouvoir  les  résoudre  par  la  violence.  S'il  y  a  une  chose 
évidente  pour  les  politiques  avisés,  c'est  qu'on  ne  manie  pas  les  intérêts 


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REVUE.   —   CHRONIQUE.  95S 

religieux  comme  on  veat,  c^est  qu'on  ne  se  met  pas  impunément  en 
conflit  avec  des  cultes  traditionnels,  avec  une  église  qui  représ^ente 
les  croyances  de  millions  d'hommes,  et  qu'en  déQnitive,  après  avoir  bien 
bataillé,  on  est  inévitablement  ramené,  un  jour  ou  iautre,  à  la  néces« 
site  de  la  paix. 

S'il  est  des  Français  sans  esprit  politique,  sans  prévoyance,  qui  se 
plaisent  à  ces  tristes  guerres  fomentées  par  des  passions  de  secte  contre 
les  croyances,  presque  partout  dest  un  sentiment  de  paix  et  de  conci* 
Ijation  qui  semble  prévaloir  dans  les  conseils  des  gouvernemens  les 
plus  indépendans  de  Téglise  romaine.  En  Russie  même,  où  il  y  a  eu  si 
souvent  des  querelles  avec  le  Vatican  au  sujet  de  la  condition  des  catho- 
liques de  Pologne,  on  a  senti  le  besoin  d'arriver  à  un  accord.  Il  y  a  eu 
dans  les  derniers  temps  des  négociations  suivies  à  Rome,  et,  en  ce 
moment  encore,  on  vient  de  voir  un  envoyé  extraordinaire  du  pape, 
H.  Vanutelli,  figurer  au  sacre  du  tsar  à  Moscou.  Le  représentant  du 
saint-siège  a  été  reçu  partout  en  Russie  avec  des  distinctions  particu^ 
lières.  Le  ministre  des  affaires  étrangères,  M.  de  Giers,  lui  a  ménagé 
un  accueil  plein  de  cordialité  auprès  du  souverain;  mais  le  témoignage 
le  plus  éclatant,  le  plus  décisif  de  cette  sorte  de  retour  à  des  senti- 
mens  plus  pacifiques  dans  les  pays  agités  par  des  conflits  religieux, 
c'est  certainement  ce  qui  se  passe  en  Allemagne,  à  Berlin,  où  le  chan- 
celier, après  avoir  inutilement  négocié  avec  Rome,  vient  de  prendre 
Tiaiiiative  d'un. projet  qui  est  à  peu  près  l'abandon  du  CuUurkampf^ 
des  lois  persécutrices  de  mai  1873.  M.  de  Bismarck  a  pu  dire  fièrement 
autrefois  qu'il  ne  ferait  jamais  a  le  voyage  de  Canossa.  p  11  ne  va  pas  à 
Canossa,  si  Ton  veut,  <^est-à-dire  qu'il  ne  se  soumet  pas;  il  agit  même 
en  toute  indépendance  en  prèsenunt  de  son  propre  mouvement  un 
projet  qui  n'a  pas  été  concerté  avec  le  Vatican  ;  il  ne  va  pas  moins  à 
son  but,  qui  est  la  pacification  religieuse,  et  s'il  y  va  résolument,  sans 
craindre  de  paraître  se  désavouer,  sans  attendre  l'issue  de  négociations 
nouvelles,  c'est  qu'il  en  a  assez  de  ces  conflits  sans  fin  qui  le  gênent 
dans  toute  sa  politique. 

Lorsqu'il  y  a  dix  ans,  au  lendemain  de  ses  succès,  M.  de  Bismarck 
engageait  cette  guerre  qui  s'est  appelée  le  Cutlurkatnpf,  pour  laquelle 
il  trouvait  de  si  chauds,  de  si  complaisans  alliés  dans  les  nationaux- 
libéraux,  il  n'avait  sûrement  pas  l'intention  de  mettre  sa  puissance 
au  service  d'une  idée  de  secte.  Il  craignait  tout  simplement  de  ren- 
contrer parmi  les  catholiques  des  dissidences,  des  résistances  dange* 
reuses  pour  l'empire,  pour  Tunitè  allemande,  qu'il  venait  de  fonder 
par  la  diplomatie  autant  que  par  l'épèe,  et  il  faisait  voter  par  le  par- 
lement cette  législation  de  1873,  qui  mettait  un  grand  culte  dans 
sa  dépendance,  il  s'armait  de  ce  code  de  guerre  et  de  persécution  qui 
se  résumait  en  quelques  traits  :  obligation  pour  les  évèques  de  sou- 
mettre toutes  les  nominations  des  curés  et  des  desservans  à  l'autorité 


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95A  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

civile  investie  d*un  droit  de  veto  absolu,  —  obligation  pour  tous  les  fono- 
tionnaires  ecclésiastiques  de  subir  les  examens  des  universités  de 
l'état, —  institution  d*une  cour  spéciale  composée  de  laïques  pour  juger 
les  évoques  et  les  prêtres  récalcitrans  ;  tout  ceci  couronné  enfin  d'une 
disposition  dernière  interdisant,  sous  peine  de  bannissement,  aux 
ecclésiastiques  non  autorisés  de  dire  la  messe  ou  d'administrer  les 
sacremens.  Le  chancelier,  en  s'armant  d'une  telle  dictature,  agissait 
visiblement  par  un  calcul  politique.  Il  n'a  pas  tardé  à  s'apercevoir 
que  cette  campagne,  en  se  prolongeant,  trompait  toutes  ses  prévisions 
et  lui  faisait  une  situation  presque  impossible,  tout  au  moins  trôa 
difficile.  D'un  côté,  il  exaspérait  les  catholiques,  offensés  dans  leur 
culte;  il  suscitait  cette  opposition  redoutable  qui  est  devenue  le 
«  centre  catholique  »  dans  le  parlement;  et  tournait  contre  lui,  contre 
sa  politique,  un  des  plus  sérieux  élémens  conservateurs  de  l'empire. 
D'un  autre  côté,  par  les  idées  qu'il  paraissait  patronner,  par  les 
alliances  qu'il  était  obligé  d'accepter,  il  donnait  une  force  nouvelle 
aux  partis  libéraux,  démocratiques  ou  progressistes.  Peut-être  aussi, 
à  un  certain  moment,  cette  guerre  l'a^t-elle  gêné  dans  ses  arrange* 
mens  diplomatiques  avec  rAutricbe  autant  qu'elle  l'embarrassait  dans 
ses  combinaisons  parlementaires  pour  la  réalisation  de  ses  nouveaux 
plans  économiques  et  financiers.  Toujours  est*il  qu'après  avoir  voulu 
la  guerre  par  un  calcul  politique,  M.  de  Bismarck  s'est  décidé  pour  la 
paix  par  des  raisons  également  politiques. 

Que  H.  de  Bismarck  soit  décidé  à  cette  paix  religieuse  depuis  déjà 
quelques  années,  cela  n'est  point  douteux;  c'est  visible  dans  tous  ses 
actes,  dans  les  changemens  ministériels  accomplis  sous  ses  auspices, 
dans  ses  relations  avec  les  partis,  dans  ses  tentatives  pour  rallier  le 
centre  catholique,  comme  dans  ses  rudesses  pour  les  libéraux,  pour  les 
progressistes.  Qu'il  ait  voulu  néanmoins  éviter  de  trop  se  livrer,  gar« 
der  une  certaine  liberté  dans  son  évolution,  c'est  encore  évident;  c'est 
le  secret  de  toutes  ses  manœuvres.  Il  a  prooédé  par  tous  les  moyens, 
tantôt  présentant  des  projets  qui  étaient  une  abrogation  partielle  ou 
une  suspension  des  lois  de  mai,  tantôt  envoyant  à  Rome  un  plénipo* 
tentiaire  de  confiance,  M.  de  Schlœzer,  pour  négocier  avec  le  souverain 
pontife,  pour  mettre  fin  à  ces  vieux  différends.  Il  n'y  a  que  quelques 
mois,  entre  l'empereur  Guillaume  et  le  pape  Léon  XIII,  il  y  avait  une 
correspondance  significative,  ^^  pleine  de  cordialité,  malgré  quelques 
réserves,  -^  qui  attestait  visiblement  le  désir  commun  d'arriver  à  une 
entente  reconnue  nécessaire. 

Au  fond,  dans  ces  négociations  récentes,  il  s'agissait  d'écarter  des 
palliatifs  désormais  inutiles,  d'aller  droit  à  la  difficulté,  à  tous  ces 
veto,  à  ces  vexations,  à  ces  obligations  ou  interdictions  qui  hérissent 
les  lois  de  mai,  qui  ont  soumis  depuis  dix  ans  les  catholiques  alle- 
mands et  leur  église  aux  plus  dures  épreuves.  II.  de  Bismarck,  une 


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RETUB.   ^-  CHROHIQUI.  065 

fois  engagé  dans  la  voie  où  11  est  entré,  ne  refusait  point  absolument 
sans  doute  de  compléter  ce  qu'il  avait  commencé,  de  faire  des  conces» 
fiions  nouvelles;  il  n'a  peut-être  pas  voulu  se  prêter  à  tout  ce  qu'on  lui 
demandait  à  Bome,  faire  trop  ostensiblement  jusqu'au  bout  son  «  voyage 
de  Canossa.  »  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'au  dernierm  ornent,  prenant 
son  parti  comme  il  le  fait  toujours,  laissant  de  côté  lesn  égociations  avec 
la  curie  romaine,  et  agissant  de  sa  propre  initiative,  il  a  présenté  son 
projet  qui  va  être  discuté  dans  le  Landtag  prussien.  Tel  qu'il  est,  ce 
projet  nouveau,  sans  être  l'abrogation  expresse  de  la  législation  de  mai, 
est  visiblement  calculé  de  façon  à  désintéresser  les  catholiques  alle- 
mands en  leur  rendant  la  liberté  de  leur  culte,  en  dégageant  leur 
église  des  dures  contraintes  qui  leur  étaient  Imposées.  Le  chancelier, 
en  procédant  ainsi,  se  donne  l'avantage  de  paraître  accorder  sponta* 
nément  à  peu  prés  tout  ce  qu'on  lui  demandait,  de  n'avoir  aucun 
engagement  avec  Rome,  d'enlever  au  «  centre  »  parlementaire  le  dra- 
peau de  ses  incessantes  revendications,  —  d'offrir,  en  un  mot,  la  paix, 
une  paix  sérieuse,  en  restant  libre.  La  tactique  est  sans  doute  habile. 
Il  reste  à  savoir  si  elle  réussira  jusqu'au  bout,  s'il  n'y  aura  pas  des  di& 
fioultés  nouvelles  soit  avec  le  parlement,  soit  avec  la  cour  de  Rome, 
Dans  tous  les  cas,  le  chancelier  a  fait  certainement  un  pas  décisif  dans 
la  voie  de  transaction  où  il  est  entré  depuis  quelques  années,  et,  par 
son  projet,  il  rompt  déûnitivement  avec  cette  politique  de  guerre  reli«^ 
gieuse  qui  n'a  été  au  début  qu'un  faux  calcul  de  son  irascible  génie, 
qui,  en  réalité,  n'a  servi  ni  ses  desseins,  ni  son  ascendant.  C'est  la  fin 
du  CuUurkampf  par  la  volonté  de  celui  qui  l'a  inauguré,  et  l'exemple 
de  M.  de  Bismarck  devrait  suffire  à  éclairer,  à  décourager  les  fauteurs 
d'une  politique  de  persécution  qui  a  toujours  ses  résipiscences,  même 
quand  elle  est  pratiquée  par  le  plus  hautain  des  hommes. 

La  position  de  M.  de  Bismarck  entre  tous  les  partis  allemands  se 
trouve  désormais  singulièrement  modifiée.  Elle  est  changée  vis-à-vis 
des  catholiques  du  centre,  qui  reçoivent  une  satisraction;  elle  est  chan- 
gée aussi  vis-à-vis  des  nationaux-libéraux,  dont  le  chancelier  se  sépare 
avec  éclat,  et  un  des  signes  les  plus  caractéristiques,  les  plus  curieux 
de  ce  changement  est  la  retraite  d'un  des  chefs  du  parti  national-libé- 
ral, de  M.  de  Bennigsen,  qui  vient  de  donner  sa  démission  de  député 
de  la  chambre  prussienne  et  du  parlement  allemand.  M.  de  Bennigsen 
a  eu  souvent  des  entretiens  avec  M.  de  Bismarck  ;  il  avait  eu  récem- 
ment une  dernière  conversation  avec  le  chancelier,  qui  lui  avait  demandé 
de  voter  pour  la  loi  ecclésiastique.  Il  avait  consenti;  mais  sa  résolution 
n'a  pas  été  approuvée  par  son  parti,  et,  pour  en  finir  avec  une  situation 
délicate  qui  pouvait  devenir  pénible,  il  a  cru  devoir  se  démettre  à  la 
fois  et  comme  député  au  Reichstag  et  comme  député  au  Landtag. 
M.  de  Bennigsen  aura  sans  doute  des  occasions  de  rentrer  dans  la  vie 
publique;  pour  le  moment,  il  laisse  son  parti  dans  (id  assez  grand 


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056  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

désarroi  qui  est  le  résultat  d'ancieooes  divisions  autant  que  des  réso- 
lullms  récentes  du  chancelier.  A  Pheare  qu'il  est,  les  nation  mx-libé- 
raux,  après  avoir  beaucoup  espéré  de  M.  de  Bismarck,  ont  leur  fortune 
à  refaire  dans  le  pays,  dans  le  parlement  :  de  telle  façon  que,  sous  tous 
les  rapports,  cet  acte  de  paciQcation  semble  ouvrir  en  Allemagne  un« 
ère  nouvelle  où  Timprèvu  peut  avoir  son  rôle. 

CH.   DE  UAZADB. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Le  ministre  des  travaux  publics  a  déposé  lundi  dernier,  Il  du  mois 
courant,  sur  le  bureau  de  la  chambre  des  députés  quatre  projets  de 
loi  portant  approbation  de  conventions  conclues  entre  Téut  et  les 
compagnies  de  chemin  de  fer  de  Paris-Lyon-Médiierranée,  du  Nord,  du 
Midi  et  de  l'Est.  D*aprés  ces  conventions,  les  compagnies  se  chargent 
de  construire  un  certain  nombre  de  lignes  nouvelles  du  plan  Frey- 
cinet,  celles  dont  1  exécution  aura  été  reconnue  urgente.  Le  Lyon 
construira  2,000 kilomètres;  le  Nord,  /|00;  le  Midi,  1.200;  VE^U  1,500; 
en  tout,  pour  les  quatre  compagnies,  5,100  kilomètres.  Le  capital  néces- 
saire sera  fourni  par  les  compagnies.  11  s'agissait  de  dégager  l'état  de 
toute  nécessité  d'ouvrir  le  grand-livre  de  la  dette  pour  les  travaux  de 
chemins  de  fer.  C'est  donc  aux  compagnies  qu*incombera  la  charge  de 
créer,  par  des  émissions  d'obligations,  les  ressources  à  affecter  à  la 
totalité  des  dépenses  d'établissement  des  nouvelles  lignes. 

Cependant  les  compagnies  ne  feront  pas  ces  emprunts  entièrement 
pour  leur  compte.  Le  Nord  seul,  qui  aura  environ  100  millions  à 
dépenser,  supportera  la  charge  complète.  Le  Lyon,  TEst,  et  le  Midi  as<^u- 
meront  pour  elles-mêmes  une  dépense  de  50,000  francs  par  kilo- 
mètre. Pour  le  surplus,  soit  200,000  francs  par  kilomètre  construit, 
ces  compagnies  recevront  de  Tétat  une  annuité  représentant  rintérét 
et  l'amonissement  de  la  somme  dépensée. 

Encore  faut-il  remarquer  qu*une  clause  spéciale  pour  l'Est  et  le  Midi 
augmente  la  contribution  de  ces  deux  compagnies  à  la  dépense  totale 
des  sommes  dont  elles  sont  débitrices  envers  le  Trésor,  par  suite  des 
avances  faites  par  Tétat  à  raison  de  la  garantie  d'intérêt.  L'Est  doit 
150  millions,  le  Midi  kO  millions.  Les  annuités  à  payer  par  l'état  à  ces 
deux  sociétés  pour  dépenses  effectuées  sur  les  lignes  nouvelles  ne 
commenceront  donc  que  lorsque  toutes  deux  auront  dépensé  pour 


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REYUE.    —   CHRONIQUE.  957 

leur  propre  compte  :  1«  50,000  francs  par  kilomètre  snr  tout  l'en- 
semble  des  travaux;  2"*  l'une  150  millions  et  l'autre  bO  millions»  dont, 
par  le  fait«  elles  se  trouveront  libérées  à  Tégard  de  l'état. 

Toutes  les  lignes  devront  être  exécutées  dans  un  délai  de  cinq  ans 
après  l'approt)ation  des  projets.  Or  les  projets  auront  tous  été  approu- 
vés entre  la  deuxième  et  la  cinquième  année  qui  suivra  le  vote  des 
conventions  par  les  chambres.  C'est  donc  en  189/i  que  le  nouveau 
réseau  sera  achevé.  On  évalue  à  1  milliard  1/2  le  montant  du  capital 
que  les  compagnies  auront  à  émettre  dans  cet  espace  de  dix  ans»  ce 
qui  représente  150  millions  par  an,  soit  la  création  annuelle  de 
b50,000  à  500,000  obligations. 

Les  conventions  actuelles  feront  disparaître  la  division  entre  l'ancien 
et  le  nouveau  réseau  des  compagnies.  Le  coût  d'établissement  de  toutes 
les  lignes  existantes  étant  arrêté  au  31  décembre  1882,  il  n'y  aura  plus 
qu'un  seul  réseau  dans  lequel  viendront  se  fondre  les  lignes  nouvelles 
à  mesure  qu'elles  seront  construites.  Ce  système  impliquait  la  fixation 
d'un  dividende  minimum  réservé  pour  chaque  compagnie.  Les  chiffres 
n'ont  pas  été  publiés,  mais  on  peut  présumer  que  ce  dividende  mini- 
mum sera  de  55  è  60  francs  sur  le  Lyon,  de  65  è  70  francs  sur  le  Nord, 
de  33  francs  sur  lEst,  et  de  50  francs  sur  le  Midi. 

Il  n'y  aurait  désormais  recours  à  l'ancienne  garantie  d'intérêt  que  si 
les  produits  ne  suffisaient  pas  pour  la  répartition  dee  dividendes  ainsi 
fixés.  En  dehors  de  ce  cas,  la  garantie  d'ij^iérêt  ne  fonctionne  plus, 
les  compagnies  étant  notoirement  en  mesure,  et  bien  au-delà,  de  faire 
face  aux  charges  de  leur  dette  en  obligations.  Mais  il  fallait  prévoir 
l'éventualité  d'un  accroissement  progressif  de  recettes  nettes  permet- 
tant aux  compagnies  d'élever  le  montant  de  leurs  dividendes.  Comme 
on  a  fixé  un  minimum  réservé,  de  même  il  a  été  établi  pour  chaque 
compagnie  un  chiffre  maximum  de  dividende  à  partir  duquel  commence 
le  partage  des  bénéfices  entre  l'état  et  la  compagnie. 

Ce  dividende  maximum  est  de  75  francs  pour  le  Lyon,  de  87  fr.  50 
pour  le  Nord,  de  60  francs  pour  le  Midi»  de  36  fr.  50  pour  TEst 
Lorsque  les  recettes  nettes,  après  avoir  couvert  toutes,  les  charges 
anciennes  ou  nouvelles,  auront  permis  de  répartir  aux  actions  ce  divi- 
dende maximum  et  qu'il  restera  un  surplus,  cet  excèdent  sera  partagé, 
l'état  recevant  66  pour  100  et  la  compagnie  conservant  la  disposition 
du  ^olde,  soit  33  pour  100.  On  sait  que  jusqu'ici  le  partage,  au-delà 
d'une  certaine  limite  de  dividende,  se  faisait  par  moitié. 

L*état  conserve  le  droit  de  rachat  des  lignes;  mais  il  est  bien  clair 
que  si  les  conventions  sont  votées,  il  renonce  pour  longtemps  à  exercer 
ce  droit.  Les  tarifs  de  marchandises  seront  simplifiés;  l'état  pourra 
modifier  les  tarifs  d'importation;  au  tarif  actuel  de  gare  à  gare  sera 
substitué  le  tarif  kilométrique  à  base  décroissante. 

Si  rétat  diminue  de  10  pour  100  l'impôt  sur  les  voyageurs,  les  corn- 


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058  BBnm  DB  DEUX  MONDES. 

pagnies  diminueront  leurs  tarifs  de  10  pour  100  pour  la  seconde  dasse, 
et  de  20  pour  100  pour  la  troisième. 

Si  le  ministre  n'a  déposé  que  les  quatre  conventions  conclues  avec 
le  Lyon,  le  Nord,  TEst  et  le  Midi,  ce  n'est  pas  qu'il  ne  veuille  traiter 
également  avec  les  autres  compagnies,  TOrléans  et  l'Ouest.  Mais  ces 
deux  dernières  conventions  ont  été  retardées  par  suite  des  difficultés 
de  détail  qui  résultent  de  Fenchevêtrement  du  réseau  de  l'état  dans 
ceux  de  l'Ouest  et  surtout  de  FOrléans.  Le  ministre  veut  donner  à  ce 
réseau  d'état  une  contexture  plus  forte,  plus  compacte,  qui  lui  permette 
de  vivre  indépendant.  11  faut  pour  cela  procéder  à  un  échange  de  lignes 
qui  toutes  n'ont  pas  une  même  valeur  pour  une  même  étendue.  On 
compte  cependant  que  les  deux  conventions  seront  bientôt  prêtes,  et 
qu'elles  comporteront  la  construction  de  2,500  kilomètres  de  nouvelles 
lignes  pour  l'Orléans  et  de  2,000  pour  l'Ouest* 

Il  est  probable  que  le  budget  extraordinaire,  dont  toute  l'économie 
dépendait  de  la  signature  des  conventions,  sera  présenté  à  la  chambre 
avant  la  fin  du  mois  et  s'élèvera  à  environ  200  millions  pour  travaux 
de  ports,  de  canaux,  d'écoles,  etc. 

Le  public  financi^  a  fait  un  accueil  assez  favorable  aux  conventions 
pendant  les  deux  ou  trois  derniers  jours.  Il  était  temps  d'ailleurs  qu'on 
incident  favorable  vint  donner  quelque  encouragement  à  notre  place 
et  la  décider  à  U  résistance  contre  les  influences  de  baisse  qui  se  sont 
donné  libre  carrière  depuis  la  dernière  liquidation  mensuelle. 

La  baisse  du  Crédit  foncier  et  des  Chemins  français  avait  accompa^ 
gnè  la  baisse  des  fonds  publics.  Les  deux  catégories  de  valeurs,  actions 
et  rentes,  se  sont  relevées  en  même  temps.  La  spéculation  opère  au 
hasard  sur  le  Lyon,  le  Nord  et  le  Midi  :  il  est  encore  impossible  de 
calculer  l'effet  que  pourra  produire  sur  le  revenu  de  ces  titres  l'appli- 
cation des  conventions  nouvelles. 

Le  Gaz  s'est  rapproché  du  cours  de  1,400  bancs,  gr&ce  au  gain  d'un 
procès  entre  la  Compagnie  et  un  de  ses  abonnés.  Le  Suez,  dont  les 
recettes  sont  en  constante  progression,  s'est  de  nouveau  établi  à  2,500. 

Les  transactions,  pendant  toute  la  quinzaine,  ont  été  fort  limitées 
mr  les  fonds  étrangers,  valeurs  internationales  et  titres  des  établisse- 
mens  de  crédit.  La  publication  du  bilan  du  Mobilier  espagnol  a  déter- 
miné plus  de  100  francs  de  baisse  sur  ce  titre,  que  la  spéculation  aban- 
donne de  plus  en  plus.  La  nouvelle  que  le  gouvernement  espagnol 
impose  aux  compagnies  de  chemins  de  fer  de  la  péninsule  une  réduc- 
tion de  tarifs  a  provoqué  des  offres  sur  le  Nord  de  l'Espagne  et  le  Sara- 
gosse.  Le  Turc  et  TÉgyptien  k  pour  100  ont  fléchi.  L'italien  s*est  main- 
tenu à  93  francs  sur  les  marchés  allemands,  et  ici,  les  Chemins  autri- 
chiens el  les  Lombards  ont  donné  iieu  à  d'assez  fortes  réalisations* 


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TABLE   DES   MATIÈRES 


DV 


CINQUANTE-  SEPTIÈME  VOLBME 


TROISIÈME    PÉRIODE.    —    LIIP    ANNÉE. 


ItAi  ^  JUIN  1883 


Livraison  du  1**  Mai. 

La  Prbmièiib  Campagne  db  Cond^.  —  m.  —  TmoRYiLLBi  par  M*  le  Doq 

D*âUMALE,  de  rAcadémie  française. •••  5 

Li  Joip  DB  SoFiBVKA,  première  partie,  par  U.  V.  HOUSLANB*  ••*••••  31 

Un  Essai  db  synthèse  paléobthniqub,  par  M.  le  marquis  G.  de  SAPORTA.  •  81 
I.E8  NoovIaui  Romanciers  américains.  -*  U.  —  Henry  James,  par  M.  Th. 

BENTZON 120 

Chine  et  Tonkin,  par  M.  Edmond  PIAUCHUT •  «  • 165 

Poésie,  par  M.  Jacques  NORMAND 182 

Rbvob  urrÉRAiRB.  —  Les  Commencembns  d'un  grand  poiiB,  D*At>Ris  cN  uvre 

RÉCENT,  par  M.  F.  BRDNETIÈRË 18Ô 

La  Triple  Alliance,  par  H.  G.  VALBERT • •  •  •  200 

Revue  dramatique.  —  Théâtre  du  Gymnase,  1$  Père  de  Martial  db  K.  Albert 

Delpit,  par  M.  Louis  GANDERAX  •  •  • 212 

Chronique  de  la  quinuinb,  histoirb  poutiqub  et  uttérairi 225 

Lb  MOOVBMBNT  FINANCIBR  db  la  QUniZAINB 237 

LiTraison  du  15  Mai 

La  Première  Campagni  I>b  Cond^.  —  IV.  ^  Le  Secours  d^Allemagns,  par 

,    M.  le  Duc  D*AUMALB,  de  rAcadémie  française 241 

La  Charité  privée  a  Paris.  *-  Û.  —  Lu  Damu  do  Caltahb,  par  M.  Maximb 
DU  GAMPi  de  l'AcMlABBi»  Ihttçaisa. * 270 


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960  RSTUE  DBS   DEUX  MONDES* 

Le  Juif  de  Sofovka,  dernière  partie,  par  M.  V.  ROUSLàNB.  •••••••  301 

Lb  Budget  de  1884  et  la  Sitoatiou  fi!iai«cièeb  de  Là  Fearce,  par  M.  Paul  ' 

LEROY-BEAULIEO,  de  HnsUtat  de  France 352 

Étodbs  80E  LE  xvni*  sitcLE.  —  Les  RoHANaBES.  -*  L  —  Alair  Reii<  Le  Sage, 

par  M.  Ferduiand  BRDNETIÈuB • 385 

Aux  PoRTBArrs  do  siècle,  par  M.  EockiiE-MBLCBiOE  DE  VOGDÉ •  419 

Les  PROGiks  de  la  Miceographie  atmospbAuqije,  par  M.  R.  RADAU.  .  •  •  .  •  44^ 

Rbtob  deamatique.  —  La  Mise  en  kèhe^  par  M.  Looa  GANDERAX 455 

ChEORIQUE  de  la  QUraiAIRBi  BBTDIBB  POLITIQin  n  LIXTÉEAIIB.    •    •    • 467 

Li  MouYmniT  rouncm  m  ia  qodbaiiii 477 

Lfyraison  du  l**  Juin. 

La  CoLomsATUNi  oppiciellb  en  Algéeib.  —  L  —  Essais  xBirrtfs  depuis  la  cor- 

QOÉTE,  par  M.  le  comte  D^HAOSSONVILLE,  de  PAcadèmie  fraoçaite.  •  •      481 
Essais  de  psychologie  sociale.  —  n.  —  Les  GoNSÉQOBiica  de  L*H<a<DiT<|  par 

E.  CARO»  de  l*Acad6mie  française 524 

T*TB  FOLLE,  première  partie,  par  Tb.  BENTZON 561 

Le  Salon  de  1883,  par  M.  Hbnet  HOUSSAYB 596 

La  Vigne  AniaiCAiRB.  —  Le  Congrès  de  Montpbllibe,  par  M**  1*  dachease 
DE  FITZJAMBS 628 

L*ÉC0LE  PEARÇAISB    DE    ROME.    —    SeS    PECIIIEES  TRAVAUX.    — .    L  —  L*ANTIQUITi 

CLASSIQUE,  par  M.  A.  Gl^FFROY,  de  l*Institat  de  France 645 

L'ElPtomON  DU  LIEUTENANT  SCHWATKA  DANS  LIS    RÉGIONS  ARCnQUES,  par   M.  G. 

VALBERT ; 679 

Rbvue  LrrrtfRAniB.  •—  Ritaeol,  d*après  un  litre  RfoB:<iT,  par  M.  Ferdinand 

BRUNETIÈRB 691 

CBBONIQUB  de  la  QUINBAOlBy  HISTOIRE  POUnQUB    n   LITTÉRAIRE *        705 

Li  Momnonoix  iouikibi  m  ia  quiniaini.  • •••••• 717 

livraison  du  15  Juin. 


TÉTB  POLÙ,  deuxième  partie,  par  M.  Ta.  BENTZON •  •  •  721 

PaOMBNADBS     ARCOiOLOGIQUES.    —     La     BIaISON     DB     CAMPAGNE     D*HORACE,    par 

M.  Gaston  BOISSIBR,  de  rAcadémie  française 758 

La  DiMOCRATiB  AUToarrAiRB  aux  États-Unis.  -*  La  Jeunesse  it  la  Va  mu- 

TAiRE  D* André  Jackson,  par  M.  Albrrt  GIGOT 792 

PAULINB  de  MoNTMORIN  •  COMTESSE  DE  BbAUMONT.  —   L  —  SA  FAMILLl ,  SES  PRE- 
MIÈRES AMmés,  par  M   A.  BARDODX 826 

Les  Falsipicateors  et  le  Laboratoire  municipal,  pRr  M.  Dbnts  COCHIN.  •  -  •  861 

Lu  Frbiqubs,  première  partie,  par  OOIDA,  traduction  de  HEPHELL  •  •  •  •  887 

La  Révolte  db  l'hommb,  par  M.  Arvèdb  BARINE.  • 921 

Revue  dramatiqub.  —  Vaudeville,  la  Viefacifê:  Comédie-Française,  Toi^jimrs,' 

Comeitfê  •<  Richelieu,  par  M.  Louis  GANDERAX 933 

GBRONIQUE  Di  LA  QUINXAINE,  MISTOIRB  POLITIQUE  IT  LRTÉRAIRB.    •••«••..  9134 

Li  MoofnuMf  rnuncoi  de  la  quinuinb • •  •  •  056^ 

7,  XM 


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